DEUXIÈME PARTIE DE CHARYBDE EN SCYLLA

Chapitre VII Chassé-croisé

Le Roi avait demandé un carrosse fermé dans lequel il prit place avec le seul Thomas, ému de se voir ainsi promu au rôle de confident. Afin d’éviter les curiosités, la voiture avait été amenée à la petite porte du palais. C’était Courcy lui-même qui avait été la commander. Il en avait profité pour prendre, à l’arçon de sa selle, le manteau dans lequel il avait roulé le fouet.

Le parcours se fit en silence. Henri se méfiait de sa voix sonore et le cocher pouvait avoir de grandes oreilles. Quant à son jeune compagnon, il restait fidèle à sa promesse de laisser à Mme de Verneuil la primeur du récit, se contentant de signaler la présence du prince de Joinville au moment où lui-même s’en allait... Le Roi avait alors froncé le sourcil mais sans autre commentaire.

— Allez voir s’il est encore là !

Le jeune officier alla faire un tour à l’écurie mais le solide bai du prince lorrain n’y était plus. Rassuré – en vérité il ne craignait qu’un bavardage inconsidéré de ce fidèle ! –, Henri s’élança hors du véhicule, grimpa quatre à quatre les marches fonçant droit, en habitué, vers la chambre d’Henriette dans laquelle il entra sans frapper. Mais il laissa la porte ouverte, ce qui permit à Thomas, resté discrètement dans la galerie, de ne rien perdre de ce qui allait se passer.

Cette arrivée en boulet de canon ne prit pas la marquise au dépourvu. Elle s’y était préparée au grand désappointement de Joinville qui n’avait obtenu d’elle que quelques minutes. Le reste du temps, elle l’avait employé à choisir ce qu’elle allait mettre et s’était décidée pour une robe d’intérieur en velours bleu pâle où semblait s’attarder un reflet de ses yeux, sans vertugadin ni collerette contraignante. Des bouillonnés de fine dentelle débordaient aux manches et autour d’un décolleté vertigineux... Les cheveux coiffés en hauteur étaient réunis en une épaisse natte d’un brun mordoré glissant le long de son cou et aux creux des seins dont la profonde révérence révélait la ferme rondeur avec un rien d’hypocrisie. En fait, constata Thomas, l’astucieuse Henriette s’était tout bonnement déshabillée autant que le permettait la bienséance mais arborait une mine sérieuse à la limite de la gravité. Aussi, en se relevant, retint-elle un sourire satisfait : Sa Majesté, le souffle un peu court était rouge vif. Alors, elle lança :

— Entrez, Monsieur de Courcy. Vous devez apporter votre part dans ce que le Roi doit savoir...

— Madame, j’ai peu de temps ! fit la voix enrouée de celui-ci.

— Justement, il faut l’employer au mieux ! Veuillez prendre place, Sire, ajouta-t-elle en désignant un vaste fauteuil.

— M’y voici ! Qu’avez-vous à me dire ?

— Qu’hier au soir, ou plutôt cette nuit, en revenant de la fête donnée par la reine Marguerite, j’ai été arrêtée près du Pont-Neuf par le baron de Courcy... dégoulinant d’eau parce qu’il sortait tout juste de la Seine. Il portait dans ses bras le corps presque nu d’une jeune fille. Du seuil d’un cabaret il l’avait vue courir vers le fleuve dans lequel elle s’était jetée sans la moindre hésitation...

— Et cette jeune fille...

— Était sans nul doute possible celle que l’on venait de marier à M. de Sarrance. En assez triste état, je dois dire. Aussi ai-je pensé qu’il était de mon devoir, puisqu’elle vivait encore, de lui porter secours et on l’a ramenée avec moi...

Oubliant le mécontentement distrait par les pensées badines qui l’occupaient, l’attention d’Henri était maintenant fixée.

— Madame de Sarrance ? Et vous dites qu’elle est ici ?

— Oui, Sire... et en proie à une forte fièvre qui lui ôte sa connaissance. Je souhaiterais d’ailleurs que le Roi veuille bien prendre la peine de monter la voir. Ma mère est auprès d’elle !

— Non seulement j’y consens mais je vous le demande !

A l’étage au-dessus, ils entrèrent dans une chambre où les rideaux à demi fermés entretenaient une douce pénombre. Mme d’Entragues se tenait assise près du lit, un mouchoir à la main, épongeant délicatement la sueur qui coulait du front de Lorenza. Toujours inconsciente, celle-ci roulait la tête sur l’oreiller en balbutiant des paroles sans suite. L’ancienne favorite de Charles IX se leva à l’entrée du Roi qu’elle salua en silence.

Cependant, sa fille allait tirer les rideaux puis, d’un mouvement aussi vif, revenait vers le lit dont elle empoigna les couvertures qu’elle rejeta au pied.

— Voilà, Sire ! Qu’en pensez-vous ?

A dessein, on avait préalablement ôté la chemise et les emplâtres de Lorenza afin de bien montrer les blessures. Elles ne saignaient plus mais certaines, plus profondes, étaient rouges et boursouflées :

— Ventre-saint-gris ! Souffla le Roi, horrifié. Qui a fait ça ?

— Mais son délicieux mari, Sire ! Et avec cet objet, ajouta-t-elle en prenant le fouet que Thomas lui tendait machinalement, incapable qu’il était de détacher son regard du corps charmant dont les cruelles meurtrissures ne parvenaient pas à dissimuler la grâce juvénile. Le Roi accorda un vague coup d’œil à l’objet qu’on lui montrait mais ses yeux revinrent vite sur Lorenza que l’ex-Marie Touchet se hâtait de recouvrir. Mieux valait ne pas laisser Henri contempler trop longtemps un tableau qui, pour être affreux, n’en gardait pas moins un charme certain. Il poussa d’ailleurs un soupir qu’il ne fallait pas s’aventurer à traduire. A défaut, son attention revint sur la lanière qu’il considéra avec dégoût :

— Où avez-vous trouvé ça ?

— Dans la chambre nuptiale, où le mari a dû le laisser tomber quand le bronze l’a atteint à la tête et sans doute étourdi, ce qui a permis à sa victime de s’enfuir à peine vêtue de ce qui restait de sa chemise et d’une robe de chambre appartenant sans doute à son bourreau. Elle devait être affolée de souffrance et de terreur, alors, ne sachant où aller, elle a choisi la Seine.

— Pauvre enfant ! Et si j’ai bien compris, le cadavre du mari était dans l’escalier ?

— Ce qui signifie que le choc avec la statuette n’a pas été mortel, qu’il a pu vouloir rattraper la fugitive...

— Qu’il l’a rejointe dans l’escalier...

— Non, Sire, affirma Thomas. Bien que plus grande, elle n’était pas de taille contre lui. Et puis où aurait-elle pris le poignard sans compter la force nécessaire pour trancher une gorge ? En outre, elle eût été couverte de sang...

— Mauvaise explication ! L’eau du fleuve l’aurait nettoyée.

— Elle n’y est pas restée suffisamment longtemps. J’ai l’honneur de rappeler au Roi que j’ai plongé derrière elle... A la réflexion, je me demande si le marquis, étourdi par le choc, n’a pas été traîné ensuite jusqu’à l’escalier où il a été égorgé. Par le véritable assassin. Il y a, dans la galerie, des traces auxquelles je n’ai peut-être pas porté assez d’attention sur le moment...

Très assombri, le visage d’Henri s’éclaira d’une expression amusée :

— Tudieu, mon garçon, je me demande ce que vous faites dans mes chevau-légers ? Je devrais vous confier à M. d’Aumont en lui conseillant de créer pour vous un poste de chef de la police ! Vous avez du talent !

— Je ne suis pas sûr que cela me plairait, Sire ! Je préfère de beaucoup veiller aux seules personnes du Roi et de sa famille.

— Je ne peux pas vous donner tort. Pour en revenir à notre affaire, vous pensez donc qu’il y a quelque part un tueur ?

— Sans aucun doute, Sire, intervint Mme de Verneuil, mais tant qu’on ne l’aura pas capturé, cela pose la question de savoir ce que nous allons faire de Mme de Sarrance... que je ne demande pas mieux que garder chez moi d’ailleurs. Le scandale semble prendre déjà de telles proportions !... Songez que M. de Joinville m’est venu l’apprendre à l’aurore ou peu s’en faut !

— Vous avez raison, ma mie ! approuva le Roi avec un soudain enjouement. Allons en discuter chez vous et laissons reposer votre malade ! A ce propos, je sais, Madame, ajouta-t-il à l’attention de la mère de la marquise, que vous vous y entendez admirablement à soigner les maux du corps mais la pauvre enfant paraît bien mal en point. Peut-être souhaiteriez-vous l’assistance d’un médecin ?

— Certes, Sire, à condition qu’il soit efficace et discret... Ce qui n’est pas si fréquent.

— Messer Giovanetti en a un excellent. Qu’il ne prête pas volontiers mais dont j’ai eu l’occasion d’apprécier les qualités et je suis prêt à le faire appeler pour vous... en lui précisant clairement qu’il devra se taire jusqu’à nouvel ordre. Cela ne devrait pas poser de problème : l’ambassadeur aime beaucoup donna Lorenza. Il doit être mort d’inquiétude !

Marie ne retint pas un soupir de soulagement :

— J’en serais vraiment contente, Sire ! Je ne vous cache pas qu’elle me cause du souci. Cette fièvre qui ne cède pas... cette toux qui la déchire par moments...

— Soyez tranquille ! Vous le verrez avant ce soir !

Sur un dernier salut à l’adresse de Marie, il glissa son bras sous celui d’Henriette vers laquelle revenait son œil singulièrement brillant, et l’on rejoignit l’escalier pour descendre chez elle.

— Allez m’attendre dans la voiture, Courcy ! Votre patience ne sera pas mise à trop longue épreuve, dit-il en ouvrant lui-même la porte de l’appartement pour laisser passer sa compagne, après quoi il la referma du bras, sa main libre s’étant glissée autour de la taille de la marquise.

Que faire sinon obéir ? En dépit des belles résolutions qu’Henri prétendait avoir prises, il n’y avait pas d’illusions à garder. Le drame de cette nuit venait de ramener le Roi dans les griffes de celle qu’il était tellement certain de ne plus aimer et, en ce moment, il devait être en train de parler d’autre chose que de Lorenza. En admettant qu’ils parlent ! Ce dont Thomas doutait au point qu’il osa entrouvrir la porte de l’antichambre et, la trouvant déserte, marcha à pas de loup jusqu’à celle de la chambre -mal fermée d’ailleurs ! – pour entendre la voix roucoulante d’Henriette murmurer après un petit rire :

— Ne soyez pas si pressé, voyons ! Vous allez déchirer une de mes robes préférées...

— Et moi je préfère encore plus ce qu’elle cache ! Tu es plus belle que jamais et j’étais fou de me priver de toi, mon menon !

Suivirent des bruits divers. Thomas se retira sur la pointe des pieds pour aller s’installer dans la voiture avec quelque morosité parce qu’il avait faim. Il y avait bien, un peu plus loin dans la rue, une rôtisserie à laquelle il eût volontiers rendu visite mais ne s’y risqua pas de crainte qu’Henri ne revienne avant lui...

Or, ce ne fut qu’au bout de deux mortelles heures que Sa Majesté reparut, l’œil étincelant, le sourire aux lèvres et fleurant bon une senteur de jasmin de Damas dominant son habituelle senteur d’ail. Le triomphe de Mme de Verneuil était total : l’amant rétif venait de retomber sous son joug. Restait à savoir de quel prix il allait devoir payer l’éloignement où il l’avait tenue depuis plusieurs mois.

A peine assis, Henri se carra dans les coussins et, avec un soupir d’aise, ferma les yeux, revivant sans doute en pensée de savoureux moments. Ce que voyant, Thomas s’abstint de poser la question qui lui brûlait les lèvres : qu’avait-on décidé pour Lorenza ?

Pourtant si l’amant se délectait, le Roi ne dormait pas. Soudain, Thomas entendit :

— Je vous ramène au Louvre afin de vous donner les passeports dont vous aurez besoin : vous partez pour Londres ce soir même !

— Le Roi m’envoie en Angleterre ?

— Naturellement. Quel autre que vous pourrait annoncer avec doigté ce qui vient de se passer à Antoine de Sarrance, ? Vous le ramènerez avec vous ! Jusque dans mon cabinet ! Je n’ai pas envie qu’il entende n’importe quoi !

— Merci, Sire ! Pour lui et pour moi ! Puis-je en outre demander... ce qui a été décidé pour donna Lorenza ?

— Elle n’est guère transportable à cette heure ! De toute façon, nous pensons, Mme de Verneuil et moi, qu’elle sera mieux là où elle est que n’importe où ailleurs. Mme de Verneuil a même émis l’idée de l’emmener à Malesherbes ou à Verneuil quand elle sera un peu rétablie.

— A... avec sa tante ?

— Cette horrible femme ? Certes pas ! Dès qu’elle a su la nouvelle elle s’est mise à crier haro sur sa nièce en l’accusant de tous les péchés. Celle-là, je donnerais cher pour m’en débarrasser !

— Peut-être pourriez-vous charger l’ambassadeur Giovanetti de la reconduire à Florence ? C’est son rôle, il me semble ?

Toute félicité envolée, Henri eut un petit rire amer :

— Ce serait trop simple ! C’est une vieille rusée qui a su se faire une amie de la Conchine. Ces deux-là n’ont pas perdu une minute pour réclamer la protection de la Reine. Vous l’avez entendue dégoiser tout à l’heure ?

— A défaut de comprendre c’était difficile de ne pas entendre.

— Elle voulait que cette malheureuse fille dont les plus grands torts sont d’être sa filleule et d’être belle, soit envoyée toutes affaires cessantes à la Bastille ou au Châtelet en attendant d’être prestement jugée et au moins pendue !

— Au moins ?

— Elle ne serait pas contre quelque chose de plus divertissant, comme le bûcher par exemple ? Et, bien sûr, sa fortune devrait faire retour à sa pauvre tante, sa seule héritière !

— Comment cela, sa seule héritière ? Elle ne saurait l’être en tout cas du marquis Hector. J’ai quelques notions de la loi : Antoine de Sarrance est le seul héritier de son père avec bien sûr, la veuve !

— Voilà pourquoi celle-ci doit disparaître et au plus vite. Il ne resterait plus qu’Antoine mais, tel que je le connais, il refusera cet argent ensanglanté si peu fortuné qu’il soit !

— Tout cela est répugnant ! s’écria Thomas hors de lui. Il faudrait que quelqu’un d’assez puissant puisse se mettre en travers de ce plan...

— Que diriez-vous de moi ?

Emporté par son indignation, Courcy avait oublié l’endroit où il se trouvait :

— Vous ?

Henri se mit à rire :

— Oui, moi. Je suis le Roi, vous savez ?

Puis, allongeant une bourrade à un Thomas rouge de confusion :

— On va essayer d’arranger tout cela au mieux. Je vais envoyer chez Giovanetti tandis que vous galoperez vers Boulogne.

Un peu plus tard, en effet, muni d’une lettre royale, des papiers et de l’argent nécessaires pour lui assurer la priorité dans les relais de postes et le détroit du pas de Calais, Thomas de Courcy franchissait la vieille porte Saint-Denis presque sans ralentir le galop de son cheval, criant au passage « Service du Roi ! ». En dépit du mauvais temps qui menaçait et lui promettait une traversée houleuse de la Manche, il éprouvait un curieux sentiment de libération. Le poids qui pesait sur lui depuis qu’il avait sorti Lorenza de l’eau s’était singulièrement allégé. La jeune fille qu’Antoine aimait était en sécurité et allait recevoir les meilleurs soins tandis que lui-même préviendrait son ami de ce qui l’attendait à Paris.

La pluie se mit à tomber mais il n’en avait cure parce qu’il adorait chevaucher au galop à travers la campagne, emporté par les jambes rapides de son cheval, enivré par la merveilleuse impression de ne faire qu’un avec lui. En outre, il n’était jamais allé en Angleterre. Or, curieux comme une sœur tourière, Thomas n’aimait rien tant que faire des découvertes. Une belle journée en résumé et la suite promettait mieux encore...

Cependant, Lorenza, entre la vie et la mort, se débattait avec un interminable cauchemar. Dévorée par la fièvre, inconsciente, elle alternait les crises de souffrance où son corps ressentait les brûlures du fouet et l’angoisse du trou noir où une main invisible la précipitait. Absente de son enveloppe charnelle, son âme menait un épuisant combat contre les fantômes de la peur et du désespoir. Par instants, elle revivait l’abominable soir de ses noces et l’affreux mari, nu comme un démon, l’imprécation à la bouche et la frappant, encore et encore, de sa cruelle lanière qui la déchirait. Et puis sa fuite à travers des rues sans fin, poursuivie par une horde malfaisante et enfin la chute dans un abîme glacé dont elle ne ressortait que pour tomber dans une fournaise. Le tout coupé d’épuisantes quintes de toux.

Durant des jours, elle ne vit ni l’aube ni le crépuscule. Parfois, il lui semblait entendre des voix au fond d’un étroit passage obscur au bout duquel brillait une lueur. Alors, essayant d’atteindre cette clarté, elle se traînait au long du tunnel noir qui n’avait pas de fin parce que la lumière s’éloignait à mesure qu’elle s’en approchait...

Un soir, pourtant, son horizon s’éclaircit. La malade émergea enfin des ténèbres de l’inconscience. Les objets et les vagues silhouettes se fixèrent et ses yeux s’ouvrirent sur un décor qu’elle ne connaissait pas. Elle comprit qu’elle était couchée dans un lit aux courtines jaunes faisant face à une cheminée dans laquelle un feu flambait. A son chevet, une dame inconnue était assise. Elle avait des cheveux argentés, un doux visage rose, un regard bleu levé sur quelqu’un qui était debout de l’autre côté du lit et qui tenait le poignet de la rescapée :

— Alors ? demanda-t-elle.

— La fièvre a baissé incontestablement et, à mon avis, notre malade ne devrait plus tarder... Mais elle vient d’ouvrir les yeux !

L’autre personne dont Lorenza ne distinguait que la longue robe noire pencha alors sur elle un visage coiffé d’un bonnet carré et orné d’une courte barbe qu’elle reconnut aussitôt :

— Docteur... Campo ?

Dio mio ! Vous souvenez-vous de moi ?

— Bien sûr...

— Comment vous sentez-vous ?

Elle bougea avec précaution pour savoir si la souffrance allait revenir mais seul son dos se manifesta :

— Vivante ! murmura-t-elle. Je... Je me croyais morte...

Un sourire fit briller des dents blanches parmi les poils de la barbe :

— Grâce à Dieu... et à celles qui ont pris soin de vous, il n’en est rien ! Mais nous avons eu très peur !

— Où suis-je ?

La dame qui s’était éloignée un instant, revint avec un petit flambeau :

— Chez moi ! répondit-elle en souriant. Je suis la comtesse d’Entragues et c’est ma fille, la marquise de Verneuil, qui vous a recueillie après que M. de Courcy vous eut sauvée de la noyade.

— La noyade... Oh, mon Dieu ! C’était donc vrai ?...

Le tremblement la reprit. Ce que voyant, son hôtesse posa sur son épaule une main apaisante :

— Allons ! Tout est fini et il faut vous calmer ! Vous rendre des forces. Je vais vous faire porter un bouillon et quelques petites choses. Votre médecin saura mieux que moi vous raconter ce qui vous est arrivé.

Posant son bougeoir près du chevet, elle caressa la joue de Lorenza et se retira sur un dernier sourire, mais Lorenza tremblait toujours. Elle regarda Valeriano Campo avec un reste d’épouvante :

— Je suis... malade depuis combien de temps ?

— Quinze jours et quand on m’a fait venir ici, j’ai douté de pouvoir vous sauver. Vous aviez une fièvre cérébrale qui a bien failli vous emporter. C’était... je dirai normal après ce que vous avez subi mais c’est à votre jeunesse et à votre belle santé que vous devez tout.

— Que m’est-il arrivé au juste ?

Campo s’assit sur le bord du lit et prit la main de la jeune fille dans les siennes :

— Vous ne vous souvenez de rien ? On venait de vous unir au marquis de Sarrance et...

— Oh si, je me le rappelle !... C’était... c’était épouvantable !...

Une folle terreur envahit ses yeux noirs dilatés à l’extrême tandis que revenaient les images de cette nuit cauchemardesque...

— Peut-être serait-il préférable de remettre à plus tard ! Vous êtes encore si faible...

Il se leva mais elle le retint :

— Non... Il vaut mieux que je parle ! Il me semble que je serai soulagée... si je peux me vider de tout cela...

— Alors, attendez un instant ! Une goutte de vin de Chypre vous réchauffera.

Elle but lentement le liquide doré qui, en effet, répandit en elle une onde de chaleur, la fièvre, en l’abandonnant, lui ayant laissé une sensation de froid... Une légère couleur irisa ses joues pâles. Elle rendit le verre en se laissant aller sur ses oreillers avec un soupir. Elle ferma les yeux mais les rouvrit presque aussitôt. Les images qui se reformaient sur l’écran noir de ses paupières étaient insoutenables... Il fallait s’en délivrer à tout prix.

— Vous ne pouvez pas savoir ce qu’a été ce mariage. Après l’église où une main inconnue m’a obligée brutalement à courber la tête au moment des consentements alors que je voulais refuser, on est allés en cortège dans cette maison pour festoyer mais il y avait surtout des hommes. Quelques dames seulement mais pas celles que j’avais vues autour de la Reine qui n’est pas venue non plus. Seul, le Roi est entré. A ce moment-là, je me suis sentie mal et j’ai perdu connaissance. Je suis revenue à moi dans la chambre où l’on avait dû me porter. Ensuite les femmes m’ont déshabillée. Elles riaient et faisaient des commentaires sur ma personne et ce que cet homme...

Sa voix s’enroua avec une grimace de dégoût. Le médecin prit l’une de ses mains qu’il garda bien serrée dans les siennes pour lui insuffler un peu de sa force mais sans rien dire. Elle toussa une ou deux fois et reprit :

— On m’a mise au lit et puis il... il est venu avec le Roi et un groupe d’hommes ivres qui se sont vite retirés. Lui aussi avait bu. Ses yeux flambaient mais ce n’était pas d’ivresse, c’était de haine. Il m’a arrachée du lit, jetée à terre, insultée en m’accusant d’avoir voulu l’assassiner et il brandissait la dague... celle qui a tué Vittorio et que le grand-duc m’avait donnée. Sa pointe s’était brisée contre la cotte de mailles qu’il portait... Il a alors essayé de s’emparer de moi... il était... monstrueux mais j’ai pu lui échapper et j’ai ramassé la dague en le menaçant de me tuer. C’est alors qu’il a pris le fouet et qu’il a frappé... Encore et encore jusqu’à ce qu’en tombant ma main rencontre un objet que j’ai lancé dans sa direction et qui, par chance, l’a renversé. Ce répit m’a permis de me ressaisir. Je n’ai plus pensé qu’à fuir pour me réfugier chez messer Giovanetti mais je n’avais rien pour me couvrir. Ces femmes avaient emporté mes vêtements. Il n’y avait que sa robe de chambre à lui. Je l’ai mise et je suis partie dans les rues où je me suis perdue... et puis je souffrais tant !... La présence de l’eau du fleuve était une réponse... du destin... J’ai entendu des gens... derrière moi... j’ai cru qu’ils me poursuivaient et je me suis jetée à l’eau... je ne sais rien de plus.

— C’est déjà bien suffisant ! murmura Campo.

Il n’oubliait pas, de son côté, les reproches de l’ambassadeur quand il était allé lui avouer que son coup était manqué. Entré dans une violente colère, Giovanetti l’avait accusé de s’en être remis à un incapable et il avait bien fallu lui dire qu’ayant essuyé un fiasco dans sa recherche d’un homme digne de confiance, il s’était décidé à frapper lui-même mais que la dague s’étant émoussée il avait dû s’enfuir pour éviter d’être pris, en oubliant, hélas, de ramasser l’arme échappée de ses doigts... Jamais il n’avait vu l’ambassadeur dans une telle colère :

— Si on ne la retrouve pas, je t’étranglerai de mes mains, avait-il fulminé et Campo, devant cette réaction, avait compris que Filippo était amoureux de Lorenza. Il ne lui en avait pas gardé rancune d’ailleurs mais s’était fait tout petit jusqu’à cet instant béni où sa présence avait été requise, sous le sceau du secret, chez Mme d’Entragues.

De cela, bien sûr, il ne souffla mot à Lorenza. Encore moins son angoisse, sa consternation, quand il avait découvert l’état de la jeune fille. Il ne l’avait quittée ni le jour ni la nuit, acharné à la ramener au nombre des vivants avec pour seule consolation la pensée qu’un autre avait accompli ce qu’au jour du mariage il s’était juré de faire ! Sans imaginer une minute ce que serait la nuit de noces qu’il prévoyait peu réjouissante avec ce soudard dont il n’aurait jamais pourtant supposé la violence... En découvrant l’étendue du désastre, il ne pouvait que remercier mentalement celui qui avait administré à Sarrance la justice qu’il méritait. Aussi se promit-il de l’aider si l’on mettait la main sur lui...

A cet instant, Mme d’Entragues revenait, escortée d’une servante chargée d’un plateau d’où s’échappait un fumet odorant :

— On dirait que nous allons déjà mieux ? constata-t-elle avec satisfaction. A présent, il faut reprendre des forces. Et vous, messer Campo, vous reposer ! Savez-vous, ma chère enfant, qu’il ne vous a pas quittée depuis son arrivée ici ?

— C’était tout naturel. Je suis avant tout médecin, Madame, et notre patiente, outre le fait que nous sommes compatriotes, est de celles qui attachent. J’espère de tout mon cœur que, lorsqu’elle sera rétablie, j’aurai l’immense joie de la ramener à Florence, auprès des siens ! C’est, je l’espère, ce que notre ambassadeur a l’intention de demander au Roi puisque M. de Sarrance n’est plus !

— Elle n’en demeure pas moins sa femme... ou plutôt sa veuve. Le mariage a été consacré.

— Mais on pourrait aisément l’annuler. Au moment des consentements, elle voulait répondre non quand quelqu’un derrière elle l’a obligée à courber la tête. C’est un cas de nullité !

— Nous ne sommes pas à même d’en débattre et Rome est loin ! Qu’elle le veuille ou non, elle est marquise de Sarrance avec tous les droits et prérogatives qui sont attachés à cette position et comme telle sujette du roi de France.

— S’il lui veut du bien comme je l’ai entendu dans cette maison, il ne lui refusera pas. Le défunt a un héritier. Ce mariage le fait riche. Il n’y a donc aucune raison pour ne pas laisser donna Lorenza rentrer chez elle.

— J’en serai si heureuse ! murmura la jeune fille à qui son hôtesse faisait boire, cuillère par cuillère, du bouillon. Je garderai toujours le souvenir de ceux qui m’ont sauvée et recueillie dans cette demeure mais c’est en Toscane seulement que je réussirai... peut-être à oublier ce... ce que j’ai vécu.

— Pour l’heure, il faut songer à guérir. Vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même, ma petite, et incapable d’endurer les secousses d’un carrosse sur une aussi longue distance ! Je ne suis même pas certaine que vous puissiez aller jusqu’à Saint-Germain. Alors Florence !... Remettez-vous ! Après, nous aviserons !

— Vous êtes... infiniment bonne, Madame...

Le rire de Marie fusa de nouveau :

— Vous croyez ? Ne vous y fiez pas trop ! C’est un compliment que l’on me fait bien rarement ! Mais il se trouve que vous me plaisez !

— J’en suis heureuse... en ce cas, puis-je me permettre de vous poser une question ?... Sauriez-vous où est Bibiena... Qui a été ma nourrice ? Le jour de ce mariage, on ne lui a pas permis de rester à l’hôtel de Sarrance et elle ne devait revenir qu’au matin du lendemain.

— Ma foi, je l’ignore. C’est la première fois que j’en entends parler... Mais vous, docteur, vous devez la connaître ?

— Bien sûr. Cependant, voilà des jours que j’ai quitté la rue Mauconseil et... Pourrais-je dire quelques mots à Madame la comtesse ?

Elle approuva d’un signe de tête, vint le prendre par le bras et l’entraîna dans la pièce voisine qui était la lingerie :

— Que voulez-vous savoir ?

— Ce qui se passe actuellement à la Cour. Depuis que je suis ici uniquement attaché à lutter contre la mort je n’ai plus connaissance de rien.

Le sourire de la vieille dame s’éteignit :

— Les choses ne vont pas bien pour Lorenza. Elle semble devenue l’ennemie personnelle de la « grosse banquière ». Cette femme stupide ne cesse – à ce qu’il paraît ! – de vitupérer sa filleule qu’elle tient pour la meurtrière du vieux Sarrance sans discussion possible. Et, malheureusement, elle trouve de plus en plus d’oreilles complaisantes ! Trop belle, trop riche, la jeune Lorenza se fait chaque jour un peu plus d’ennemis et bientôt on réclamera sa tête sur les places publiques. La Médicis détient une arme redoutable dans la personne de la vieille tante qu’elle garde auprès d’elle et qui bave du venin à longueur de journée...

— La Reine, la Reine... j’entends bien, mais enfin il y a le Roi ? Et lui connaît la vérité. Pourquoi ne fait-il pas taire tous ces gens ? Je sais qu’il vient souvent ici et comme vous ne sortez guère, je suppose que vous tenez ces nouvelles de lui ?

— En effet, mais ses visites doivent rester secrètes. Si l’on avait vent de son renouveau de passion pour ma fille, on lui ferait une vie infernale et nous pourrions même être en danger si l’on divulguait la présence de Lorenza chez nous ! Or notre sire a de grands soucis politiques et, jusqu’à maintenant, nul- pas même vous ! – ne pouvait deviner si cette petite guérirait ou pas ! Alors il attend !

— De savoir si elle va mourir ou non ? Je crois sincèrement qu’elle va vivre...

— Naturellement, on l’en préviendra...

— Que fera-t-il alors qui ne révèle ses nouvelles amours ? Le mieux, selon moi, ne serait-il pas de nous rendre discrètement la pseudo-coupable pour que nous la rapatrions... avec encore plus de discrétion ? Sinon pourquoi ne pas dresser sur notre chemin une embuscade où, cette fois, elle disparaîtrait définitivement ?

— Quelle horreur ! Si vous croyez Henri capable de ce stratagème c’est que vous ne le connaissez pas ! Il attend, certes, le résultat de vos soins mais aussi le retour du baron de Courcy qu’il a envoyé à Londres chercher Antoine de Sarrance afin que celui-ci apprenne la vérité sur la mort de son père avant de revenir ici. C’est le jeune Courcy qui a sauvé Lorenza de la noyade : il est donc le témoin majeur. Dès que Lorenza sera lavée de l’accusation, on pourra lui trouver un autre refuge d’où elle pourrait reparaître sans danger pour quiconque et... sans braquer la lumière sur les amours de ma fille !

— Quand M. de Courcy est-il parti ?

— Le jour où vous êtes arrivé ici.

— Il me semble qu’il devrait être de retour... le temps n’est pas des meilleurs mais tout de même...

Au moment précis où Valeriano Campo prononçait ces paroles, un cavalier tellement couvert de boue qu’elle se distinguait à peine du gris de ses bottes et de ses vêtements, tombait de cheval plus qu’il n’en descendait au pied du grand degré dans la cour du Louvre... Il venait d’accomplir une longue course sous une pluie incessante comme en témoignaient les bords dégouttant d’eau de son chapeau et de son manteau. Il devait être recru de fatigue. Quand ses pieds reprirent contact avec le sol, il vacilla et, privé de l’appui de sa monture qu’un palefrenier accouru se hâtait d’emmener, il bouscula un personnage en train de descendre ledit escalier à vive allure et qui, bien sûr, protesta :

— Mordieu, Monsieur, vous êtes ivre ou quoi ?

Mais aussitôt il le reconnut :

— Sarrance ? Mais d’où sortez-vous pareillement accoutré ?

En dépit de sa lassitude, Antoine identifia le comte de Sainte-Foy, son colonel, et, le sachant intraitable sur la tenue de ses hommes, s’efforça de retrouver une allure plus martiale :

— De Boulogne, Monsieur, et je vous présente mes excuses... mais j’ai si grande hâte de voir le Roi...

— ... que vous avez décidé de ne rien voir d’autre ? Eh bien, mon garçon, vous avez largement le temps d’aller vous sécher et même d’aller vous coucher : le Roi n’est pas là !

— Mais il faut que je le voie !

Il avait presque crié. Sainte-Foy fronça les sourcils :

— Un ton plus bas, s’il vous plaît ! Que Sa Majesté ait cru bon de vous détacher auprès de son ambassadeur ne signifie pas que vous ayez cessé d’être de mes officiers. Cela dit, je vous engage à vous calmer : le Roi n’est pas à Paris... ni à Saint-Germain ni à Fontainebleau, ajouta-t-il en suivant les yeux du jeune homme qui se tournaient vers les écuries.

— Où est-il alors ?

— Même si je le savais, je ne vous le dirais pas ! Vous n’êtes pas dans votre état normal, Sarrance, et vous avez quelques excuses. C’est pourquoi, au lieu de vous donner un ordre, je me contenterai de vous conseiller de vous reposer... Demain il fera jour...

Il y avait dans la voix du colonel une nuance tout à fait inhabituelle. Froide, autoritaire voire cassante le plus souvent, elle laissait percer une compassion à laquelle Antoine fut sensible. Elle se reflétait d’ailleurs dans le regard gris bleuté du chef et dans sa main qui, un instant, se posa sur l’épaule du jeune homme.

— Merci, Monsieur, murmura-t-il tandis que la haute et mince silhouette s’écartait de lui avant de s’arrêter au bout de trois pas et de se retourner :

— Au fait, comment se fait-il que Courcy ne soit pas avec vous ?

— Courcy ?

— Oui, Courcy ! Vous arrivez bien d’Angleterre ?

— En effet... mais je ne l’ai pas vu.

— Sa Majesté l’a pourtant envoyé vous chercher dès le lendemain du drame...

— Je vous assure, Monsieur, que je ne l’ai pas rencontré.

— Sinon vous seriez sans doute revenus ensemble ! Encore un mystère qu’il va falloir élucider ! Et moi, je vais devoir demander au Roi qu’il embauche ses messagers ailleurs que chez mes chevau-légers ! Il a, pour ces besognes, des courriers et des ambassadeurs qui n’ont rien d’autre à faire !

Très mécontent, cette fois, le colonel rejoignit le cheval qu’on lui amenait, s’enleva en selle et quitta la cour du Louvre salué par les soldats qui s’y trouvaient.

Laissé à lui-même, Antoine se décidait à regagner son logis quand un écho de violons se fit entendre.

Levant les yeux, il vit les fenêtres de la Reine illuminées. Tout le monde savait qu’elle adorait la musique et, ce soir, il devait y avoir concert. D’ailleurs, elle détestait se coucher tôt. A défaut de son époux, elle pourrait le renseigner. Mieux que lui peut-être : cette Lorenza Davanzati n’était-elle pas sa filleule ? L’idée lui traversa l’esprit d’aller se changer avant de se présenter chez elle mais il était vraiment éreinté et la rue des Barres lui parut au bout du monde. Quittant le grand degré, il se dirigea vers l’escalier de la Reine qu’en dépit de sa fatigue il escalada presque en courant... Après tout, la lettre qui lui avait fait quitter Londres venait de sa maison !

Dans l’antichambre, il trouva le chevalier d’honneur, M. de Châteauvieux, aux prises avec deux filles d’honneur, Mlles de Sagonne et de Saint-Nom qu’il avait surprises alors qu’elles s’efforçaient de quitter en catimini l’appartement royal, arguant d’une foule d’excuses plus ou moins bancales qu’il se refusait à entendre. L’arrivée d’Antoine apporta une agréable diversion à cela près que ces demoiselles n’eurent plus aucune envie d’aller courir l’aventure. On l’accueillit avec toutes sortes d’exclamations apitoyées, de condoléances et d’assurances d’amitié suscitées par le fait qu’en dépit de son air exténué et de sa triste mine, il demeurait l’un des garçons les plus séduisants de la cour. M. de Châteauvieux réussit cependant à faire taire ces bécasses pour dire :

— Plus que ces jeunes folles, je partage votre douleur, mon ami. Vous souhaiteriez être reçu par Sa Majesté ?

— C’est cela même, Monsieur, et je vous remercie de l’avoir compris. Seulement je crains de tomber mal ! Il y a concert ce soir ?

— Comme vous pouvez l’entendre ! Néanmoins voilà plusieurs jours que Sa Majesté a donné ordre de vous conduire à elle dès votre retour...

— Et nous allons vous y mener sur l’heure..., commença Mlle de Sagonne.

— Parce qu’elle est dans une grande impatience de vous entretenir... Venez avec nous ! Acheva sa compagne.

Elles prirent Antoine chacune par une main pour l’entraîner mais le chevalier d’honneur s’interposa :

— Mesdemoiselles, Mesdemoiselles ! Un peu de calme s’il vous plaît. C’est à moi qu’il incombe d’aller prévenir la Reine... mais je ne vous empêche pas de tenir compagnie à M. de Sarrance !

Elles ne se le firent pas répéter deux fois et sans lâcher les mains du voyageur, elles l’attirèrent vers une banquette où elles le firent asseoir entre elles deux :

— Quelle horrible histoire !

— Et comme nous vous plaignons ! Votre pauvre père si vilainement occis !

— Qui aurait pu s’attendre à pareille sauvagerie chez cette fille !

— De bonne souche cependant ! Elle semblait si convenable !...

— Convenable, convenable ! Il faut le dire vite. Souvenez-vous de Fontainebleau ! N’avait-elle pas osé refuser haut et clair de l’épouser...

La tête bourdonnante, Antoine n’écoutait pas. Heureusement, la rapide réapparition de Châteauvieux le délivra :

— Venez, Monsieur ! Sa Majesté se rend dans sa chambre où elle va vous recevoir... Sans vous ! ajouta-t-il à l’intention des deux donzelles qui, tenant toujours fermement Antoine, s’apprêtaient à leur emboîter le pas. Elles eurent le même soupir en délivrant leur proie. Puis se regardèrent :

— Que faisons-nous ? interrogea Louise de Sagonne. On rejoint les autres ?

— Peut-on faire autrement puisqu’elle va recevoir dans sa chambre ? Si on l’avait su plus tôt, on aurait pu se cacher dans le cabinet d’écriture. Tout ce qu’on peut faire c’est retourner au salon et rester le plus près possible de la porte...

— Avec la musique, nous n’entendrons rien !

— Qui sait ? Quand elle se met à crier, on l’entendrait même si on tirait le canon à côté d’elle...

Pendant ce temps, M. de Châteauvieux faisait le tour de l’appartement. Pour éviter le salon à la suite duquel était la chambre, il fallait traverser le logis du Roi dont la chambre communiquait avec celle de la Reine par le cabinet en question.

Quelques minutes après, Antoine était introduit dans ce qui était peut-être la plus belle pièce du palais. Somptueuse avec ses boiseries dorées à l’or fin et sculptées, ses lambris et ses plafonds peints de couleurs vives, son imposant lit à courtines bleu et or posé sur une estrade, ses tentures parfilées d’or et sa balustrade en argent isolant le lit, elle avait deux fenêtres donnant sur la cour intérieure et deux sur la Seine, celles-ci pourvues d’un balcon. Aux murs, des portraits des Médicis. Un peu partout, des coffres et des cassettes ouverts laissaient voir les bijoux dont Marie raffolait. Enfin, près d’une sorte de petit bureau en laque de Chine incrusté d’argent et rehaussé de nacre et de perles, offert quelques mois auparavant par les Jésuites, trônait Marie de Médicis en personne, assise sur une chaise d’argent garnie de coussins du même bleu lumineux que sa robe en soie épaisse entièrement recouverte de la même fine dentelle d’or dont se composait sa haute collerette. Diamants et saphirs étincelaient à ses mains, ses bras, sur sa gorge opulente, ses oreilles et sur le léger diadème posé sur ses cheveux. Tout cet apparat joint à une majesté naturelle lui donnait fort grand air...

Elle sourit quand Antoine la salua mais le retint au moment où il mettait genou en terre pour baiser le bas de sa robe :

— Relevez-vous, Monsieur de Sarrance, et prenez ce tabouret ! Vous êtes si visiblement las que nous oublierons un instant le protocole. Monsieur de Châteauvieux, veillez à ce que l’on ne nous dérange pas !

— Je remercie Votre Majesté, murmura Antoine en s’asseyant tandis que le gentilhomme rejoignait la porte du salon. Sa bonté me confond alors que j’ai l’outrecuidance de l’importuner...

— Ne vous excusez pas ! Voilà trois ou quatre jours que j’attendais votre retour. J’espérais, en effet, que vous viendriez en hâte dès que vous auriez reçu ma lettre...

— Elle émanait de Votre Majesté ? Mais...

— Sans signature, je vous l’accorde. J’ai jugé plus prudent de l’écrire ainsi. Le Roi n’aurait pas apprécié, je pense, que je prenne sur moi de vous rappeler... Il a dû le faire lui-même d’ailleurs. Vous n’avez rencontré aucun courrier ?

— Aucun, Madame, et j’ai encore peine à croire ce que j’ai lu !

— C’est bien compréhensible ! Une si horrible histoire. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? ajouta-t-elle avec un frisson tellement bien joué qu’il fit cliqueter ses joyaux.

— Ainsi ce que l’on m’a écrit est vrai ? La nuit de ses noces, mon père a été tué par sa jeune épouse ?

— Vous êtes visiblement fatigué, Sarrance ! Je viens de vous dire que j’ai dicté cette lettre ! Oseriez-vous douter de ma parole ? En vérité, vous allez me faire regretter...

De compatissante la voix devint sèche, la bouche se pinça. Sa florentine Majesté détestait par-dessus tout que l’on n’attachât pas à ce qu’elle avançait le poids d’une parole d’évangile.

— A Dieu ne plaise, Madame, s’empressa de dire Antoine. Et si Votre Majesté avait la bonté de m’apprendre comment cela s’est passé ?

— Oh, c’est fort simple : au matin on a retrouvé le corps de votre père dans l’escalier de son hôtel et couvert de sang : cette fille lui avait tranché la gorge avant de prendre la fuite.

— La fuite ? Mais où est-elle allée ?

— C’est ce que nous apprendrons peut-être si on arrive à la retrouver. Que vouliez-vous qu’elle fît d’autre que se sauver ? Elle n’allait pas rester tranquillement dans la maison en attendant qu’on vienne l’appréhender.

L’image que l’on évoquait devant lui était d’une telle brutalité qu’Antoine peinait à l’accepter. Cette merveilleuse jeune fille à laquelle il ne cessait de penser égorgeant sauvagement l’homme à qui l’on venait de la marier ? Cela le révoltait...

— Ce n’est peut-être pas elle ? Hasarda-t-il. L’assassin a pu l’enlever pour se l’approprier... Une telle beauté !

C’était la dernière chose qu’il fallait dire. Marie enfourcha ses grands chevaux :

— Ma parole, vous la défendez ? Et alors qu’il s’agit de votre père ? Quelle honte ! Et si j’affirme, moi la Reine, qu’elle l’a tué, oserez-vous me démentir ? Faut-il vous rappeler que son précédent fiancé a été assassiné la veille de ses noces ?

— Pas par elle tout de même ?

— Et pourquoi pas par un ruffian à sa solde ? Ce n’est pas difficile à trouver à Florence... A Paris non plus d’ailleurs. Mais puisqu’il faut vous mettre les points sur les i, sa culpabilité est avérée. Il y a eu un témoin et ce témoin est ici !

Elle agita une sonnette et ordonna au valet qui se présentait d’aller chercher donna Honoria Davanzati qui devait se tenir chez Mme Concini.

— Sa tante ? Réagit Antoine. Elle était là-bas ?

— Naturellement, puisque son père avait accepté bien volontiers de la recevoir chez lui afin de veiller à la conduite de la maison, ce dont cette jeune sotte était bien incapable... Elle a tout vu, vous dis-je !... D’ailleurs, la voici !

Soutenue par Leonora Galigaï, le visage découvert pour une fois, Honoria effectuait en effet une entrée légèrement chancelante. En grand deuil, bien sûr, et le visage plus jaune que jamais, elle battait des paupières tout en froissant de sa main libre un mouchoir qu’elle portait à ses lèvres tremblantes...

— Que l’on avance une chaise pour donna Honoria ! ordonna Marie. Venez çà, ma bonne ! ajouta-t-elle, soudain attendrie. Croyez-moi désolée de devoir vous imposer cette épreuve supplémentaire mais voici le marquis Antoine de Sarrance, fils de la victime. Il souhaiterait entendre de votre bouche ce que vous avez déjà confié à donna Leonora puis à moi-même...

— Oh ! C’était tellement affreux !... Je savais cette fille hautaine, dure et impitoyable mais de là à faire ce qu’elle a fait ! J’ai cru en mourir...

— Pourtant, vous ne connaissiez pas mon père ? dit Antoine qui ne pouvait s’empêcher de juger ce désespoir un rien spectaculaire ! Sa fin, même affreuse, ne devrait pas vous bouleverser à ce point !

Le « témoin » tourna vers lui un regard de noyée :

— Sans doute... mais songez que... sa meurtrière est la fille de feu mon bien-aimé frère et que ce m’est... une insoutenable douleur de l’avoir vue assassiner de façon... barbare celui à qui l’on venait de l’unir devant Dieu ! C’est une honte pour les siens... et pour la mémoire de nos ancêtres...

— Je suppose que vos ancêtres en ont vu d’autres, remarqua Antoine. Mais, pour avoir tout vu, il fallait que vous fussiez dans la chambre des époux ?

Coupée dans son lamento, elle lui jeta un regard noir :

— N’ayant rien à y faire, je m’étais retirée chez moi pour fuir l’orgie qui se tenait en bas où l’on menait grand bruit mais ce vacarme-là ne m’a pas empêchée d’entendre les cris qui me parvenaient de chez les époux. Alors je suis allée voir... et ce que j’ai vu m’a tellement épouvantée que j’en ai perdu le sens. Ils se battaient mais, quand j’ai recouvré mes esprits, le silence était revenu, le malheureux homme gisait à terre, la gorge tranchée et la diablesse avait disparu. Quelle abomination !...

— Et ce voyant, qu’avez-vous fait ? Vous avez appelé de l’aide ?

— Moi ?... Mais j’en étais incapable ! Tout ce sang m’avait tellement terrifiée que je me suis évanouie de nouveau... Je ne sais ce qu’a duré cette pâmoison mais, quand je suis revenue à moi, tout était silence. Les ivrognes de la salle du festin avaient dû s’en aller ou s’endormir. Aucun domestique n’a répondu à mon appel et j’étais seule... seule... seule avec ce cadavre horrible. Alors, je me suis enfuie aussi vite que j’ai pu.

— Pour essayer de retrouver la jeune femme ?

— Cette tueuse ? L’enfer l’a peut-être reprise mais je n’ai pas voulu le savoir et je suis revenue au Louvre en hâte me mettre sous la protection de notre si bonne reine. Je me soutenais à peine... Jetais presque morte quand donna Leonora m’a trouvée... autant dire à sa porte. C’est elle qui a ensuite prévenu la Reine... et celle-ci s’est montrée d’une telle bonté ! Elle a si bien compris ma détresse... ma honte !

— Allons, allons ! Remettez-vous ! Ronronna Marie en lui tapotant la main. La honte ne peut être pour vous et je vous défends même de nourrir cette idée car – ne l’oubliez pas ! – si vous êtes sa tante, elle est ma filleule et aussi ma nièce...

— Votre Majesté ne peut pas être parente d’une fille de bâtarde, ce qui entache gravement sa naissance et si vous voulez m’en croire...

— Oserais-je demander si l’on s’est mis à sa recherche, intervint Antoine, agacé par ce qu’il considérait comme un papotage futile au milieu d’une telle tragédie.

— Naturellement ! rétorqua la Reine avec aigreur. Pensant qu’elle s’était réfugiée chez lui, j’ai convoqué l’ambassadeur Giovanetti mais il a juré ses grands dieux qu’il n’en était rien. Il a même fait preuve de bonne volonté en acceptant que les hommes du prévôt fouillent sa résidence. Comme il s’agit d’une maison neuve, cela a été facile...

— Le meurtrier pourrait l’avoir enlevée ?...

— On se tue à vous dire que c’est elle la meurtrière ! s’écria la Reine de plus en plus courroucée. Elle a dû préparer son coup, s’assurer un refuge quelconque.

— Elle est bien jeune pour cela et, en outre, elle ne connaît pas Paris...

— Mais elle pourrait avoir une adresse sûre ! Beaucoup de nos compatriotes sont venus dans mes bagages. Des gens de bien pour la plupart. D’autres aussi sans doute. Comment savoir ? Je dis, moi, qu’elle a tout prévu jusqu’à l’arme dont elle s’est servie ! Un étrange objet dans la cassette d’une vierge innocente, ne croyez-vous pas ?

— Et je peux certifier, moi, qu’elle avait emporté de chez nous une fort belle arme, une dague dont la garde s’ornait d’un lys rouge dessiné en petits rubis, renchérit Honoria. Ma fidèle Bona l’a vue dans ses coffres de voyage. Le grand-duc Ferdinand la lui a donnée après l’assassinat de son fiancé. Il y avait aussi un billet menaçant de mort celui qui oserait l’épouser. Cela explique tout il me semble...

Le jeune homme, cependant, ne parvenait pas à se laisser convaincre :

— Vous avez peut-être raison, Madonna, mais je ne peux me défendre d’un doute... Comme le Roi lui-même, mon père était un véritable guerrier, rompu à tous les combats et possédant une force peu commune. Son épouse était plus grande que lui certes mais mince, fine et, à l’évidence, d’une constitution infiniment plus fragile. Qu’elle ait pu le vaincre à la lutte me paraît insensé !

Un silence suivit que la Reine ne laissa pas s’installer :

— Vous êtes sourd, imbécile ou seulement entêté ? Donna Honoria vient de vous dire qu’elle les avait vus se battre ! Cela me suffit à moi et je ne vois pas pourquoi vous oseriez penser autrement !... De toute façon, cet entretien est clos ! Vous pouvez vous retirer !

Sous l’insulte, Antoine s’empourpra et recula vers la porte sans remarquer que celle du salon venait de s’ouvrir pour laisser passage à Concini, qui, apparemment, possédait le privilège d’entrer chez la Reine comme chez lui. Antoine avait toujours détesté ce bellâtre dont la faveur et la fortune semblaient grandir de jour en jour. Aussi fut-il médiocrement satisfait de l’entendre prendre son parti.

— Notre bien-aimée souveraine est cruelle pour M. le marquis de Sarrance ? Certes, donna Honoria certifie avoir vu les époux se battre mais elle affirme aussi qu’elle avait perdu connaissance et qu’en revenant à elle tout était fini, l’époux égorgé et l’épouse envolée. Pourquoi donc, pendant ce laps de temps, la belle Lorenza n’aurait-elle pas reçu l’aide de quelque amant rendu furieux par un mariage qui le privait à la fois d’une maîtresse et d’une fortune... Un amant qui se serait déjà manifesté à Florence en assassinant Vittorio Strozzi ? Cela me paraît beaucoup plus logique... Le vieux exécuté, l’assassin n’avait plus qu’à emmener sa belle vers une cachette très certainement préparée à l’avance.

Durant ce petit discours qu’Antoine avait écouté avec un mélange de dégoût, de colère et de vague soulagement – cette version semblait en effet plus crédible –, le visage de Marie de Médicis avait retrouvé une couleur plus normale. Elle offrit même un doux sourire au nouveau venu :

— J’ai toujours pensé que vous étiez l’homme le plus intelligent de Florence, mon cher Concino ! Et je crois volontiers que vous êtes dans le vrai ! Nous allons d’ailleurs en discuter... dès que M. de Sarrance se sera retiré...

Face à ce nouveau congé, pas plus nuancé que le premier, Antoine salua et s’apprêta à sortir mais, au moment où il allait franchir la porte, on le rappela :

— Un moment encore ! Nous allions oublier de vous dire combien la mort horrible de votre père nous a touchée...

— Oh, c’est sans grande importance... Votre Majesté !

En regagnant la cour du Louvre, Antoine se sentait glacé jusqu’aux os. Se retrouver l’obligé de ce gentillâtre qu’il avait dès le début méprisé d’instinct l’humiliait même s’il était obligé d’admettre que sa version pouvait fort bien être la bonne. Il regrettait d’être monté chez la Reine au lieu de rentrer directement chez lui et de s’y reposer en attendant d’obtenir du Roi l’audience qui lui remettrait certainement les idées en place.

Aussi prit-il sans plus tarder le chemin de la rue des Barres.

Chapitre VIII Une lueur d’espérance

L’impression de malaise ressentie par Antoine quand M. de Sainte-Foy lui avait appris l’absence prolongée – pour ne pas parler de disparition ! – de son ami Thomas s’accentua en arrivant chez lui. Sans être illuminée, la maison offrait chaque soir plusieurs fenêtres où se reflétaient des chandelles. L’appartement du propriétaire était toujours bien éclairé et, dans les pièces occupées par les deux garçons, la fenêtre de la petite salle commune – le mot salon était peut-être excessif ! – révélait habituellement au moins la flambée de la cheminée. Cette fois, rien !

Au bruit que fit le jeune homme, un palefrenier muni d’une torche qu’il planta dans son réceptacle accourut, affichant une évidente satisfaction :

— Monsieur de Sarrance ! Ah, ça fait tout de même plaisir ! (Puis enflant la voix :) Gratien ! Viens un peu par ici !

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a personne ?

— Hormis M. le baron, tout le monde est là. Seulement M. le procureur est au lit avec une grosse fièvre et comme sa chambre donne sur le jardin, on économise les bougies ! Est-ce qu’au moins nous allons avoir des nouvelles de M. de Courcy ? Je vois avec tristesse qu’il n’est pas avec Monsieur le... ?

— En effet ! Il serait parti me rejoindre à Londres ? Quand était-ce ?

— Le 15 de novembre, Monsieur Antoine, répondit Gratien qui surgissait de la cuisine. Le lendemain de ce crime affreux dont M. de Sarrance a été victime. Le Roi le dépêchait en Angleterre pour que la nouvelle ne vous arrive pas par un courrier...

— Sais-tu quelle route il a empruntée ?

— Ben... la plus courte je suppose... Celle qui passe par...

— Écoute, on parlera après ! Y a-t-il du feu là-haut ? Je suis gelé !

— Non, mais je vais en allumer un tout de suite. Il est toujours prêt. Quand ces messieurs sont absents et qu’il ne fait pas chaud, je vis les trois quarts du temps à la cuisine... A ce propos, est-ce que Monsieur Antoine a soupé ?

— Je n’en ai pas eu le temps ! Essaie de me trouver quelque chose à me mettre sous la dent... Je n’ai pas le courage d’aller jusqu’à l’auberge !

— Cela ferait de la peine à Mme Pelou et à M. le procureur qui déplore que ses chers locataires ne recourent pas plus souvent à sa cuisinière...

Vingt minutes plus tard, Antoine, installé devant la cheminée, faisait un sort à la soupe aux choux, à la tourte au pigeon et au maroilles que Gratien lui avait montés avec une bouteille de vin de Sancerre.

Quand sa faim fut un peu apaisée, il rappela le valet qui était allé préparer sa chambre :

— Trouve-toi un gobelet, assieds-toi là et causons ! fit-il en lui désignant un tabouret.

— Oh, Monsieur Antoine ! ! !

— Ne fais pas l’imbécile et raconte ! Je suppose que ton maître a assisté à ce foutu mariage ?

— Eh bien justement non ! Enfin si... Je veux dire qu’il n’a pas été plus loin que l’église. Après, je ne sais pas ce qu’il a fait mais il n’était pas loin de 4 heures quand il est rentré dégoulinant d’eau...

— Il pleuvait cette nuit-là ?

— Absolument pas. Il faisait juste un peu frisquet mais il n’a rien voulu me confier. Il s’est changé, il a tourné en rond pendant un moment, après quoi il est reparti.

— Sans dire où il allait ?

— Rien du tout... et à pied. Alors je l’ai suivi.

Un bref sourire éclaira le visage fatigué d’Antoine :

— Je me disais aussi que tu avais bigrement changé ! Continue !

— Il est allé comme ça jusqu’à l’hôtel de Sarrance où j’ai vu qu’en dépit de l’heure il y avait le guet et un attroupement mais lui est entré...

N’ayant aucun moyen d’en faire autant, Gratien s’était mêlé aux curieux parmi lesquels circulaient les opinions les plus fantaisistes mais on s’accordait tout de même sur un point : le marié de la veille avait été trucidé et sa jeune épouse s’était envolée. On savait aussi que le prévôt de Paris était intervenu en toute hâte.

Le valet était resté en attente au milieu de ces gens, écoutant de toutes ses oreilles mais il ne se passait rien. On vit seulement sortir l’un des invités qui avait bien du mal à tenir sur ses jambes. Il amusa un instant la galerie, parce qu’il offrait une image parfaite du poivrot aimable : serrant tendrement dans ses bras une bouteille vide, il clignait des yeux en regardant ses spectateurs avec un large sourire : « Fait soif ! leur confia-t-il. Fait même très soif et... là-dedans y a pu rien... Hic ! Alors... J’m’en vais ! » Refusant avec une hauteur comique l’aide d’un archer, il avait opéré un demi-tour sur lui-même et était parti vers la Bastille dont la lourde silhouette se profilait dans la brume du petit matin.

— Ne me demandez pas pourquoi mais j’ai eu tout à coup l’idée de le suivre. Peut-être parce que, d’habitude, les beaux messieurs ont l’ivresse plus agressive... On a continué de la sorte jusqu’à la rue des Fossés-Saint-Germain où il y avait déjà pas mal de monde quand, subitement, il a cessé de chercher de temps en temps l’appui d’un mur et, reprenant un pas normal, a tourné à l’angle de la rue des Poulies. Et moi, je me suis mis à courir pour le rattraper. Je suis arrivé au coin juste à point pour le voir entrer dans une demeure d’assez belle apparence d’où il est ressorti peu après, à cheval et couvert d’une houppelande noire. Comme il se dirigeait vers le pont au Change et que, moi, je voulais retourner à la maison, je l’ai suivi de mon mieux mais comme il y avait peu de monde, il a pris le galop et j’ai dû abandonner. Je suis rentré juste avant M. Thomas. Evidemment, j’étais un brin essoufflé et il n’a pas eu l’air de s’en apercevoir parce qu’il était très soucieux. Il ne m’a rien raconté mais il est reparti presque aussitôt, à cheval cette fois, en me disant qu’il allait voir le Roi... Ensuite, il est revenu mais pour que je fasse son sac. Il partait pour l’Angleterre afin de vous rejoindre... et je n’en sais pas davantage ! conclut Gratien visiblement désolé.

— Inutile de demander si tu es inquiet. Moi aussi je le suis. Où peut-il bien être ?...

— Avant que Monsieur Antoine n’arrive, je pensais m’en aller à sa recherche.

— Tu veux suivre sa route jusqu’à Boulogne ?

— Pourquoi pas ? Il n’est pas homme à passer inaperçu et il a bien été obligé de relayer puisqu’il devait gagner Londres dans les plus brefs délais. Relever sa trace doit être possible...

— Sans aucun doute et même nous pourrions chercher ensemble. A deux, on a plus de chances ! Ecoute ! Il faut que je voie le Roi puisque c’est lui qui a expédié Courcy. Je vais lui demander de m’autoriser à repartir. Je suis soldat et il est le seul qui en ait le pouvoir en dehors de mon colonel. Mais, en attendant, pourquoi n’irais-tu pas te promener du côté de la rue des Poulies ? Ton ivrogne, dessaoulé comme par magie, m’intéresse. Essaie de savoir qui il est, s’il habite là où s’il ne fait qu’y passer quelquefois !

— J’y suis déjà retourné. La maison appartient à une fille galante un peu sur le retour, la Maupin. Comme elle jouit d’une certaine renommée pour ses... talents, elle reçoit pas mal d’amateurs. Quant à savoir qui, c’est une autre histoire parce qu’il paraît qu’elle est plutôt secrète et qu’elle ne fraye pas avec n’importe qui...

— D’où sors-tu ça ?

— D’un cabaret qui n’est pas loin de sa maison. Bien tenu d’ailleurs et fréquenté par la domesticité des hôtels avoisinants... C’est dire qu’on n’y clabaude pas beaucoup sur les voisins.

— Qui t’a renseigné ?

— Une des servantes à qui j’ai eu l’honneur de plaire d’autant plus que je lui ai glissé un peu d’argent mais, pour en apprendre davantage, je crois bien que c’est à la Maupin qu’il faudrait plaire... Et ça, ce n’est pas dans mes cordes ! Monsieur Antoine pense que mon faux soûlard est intéressant ?

— Je pense, oui... mais pour l’heure, c’est ton maître qu’il faut retrouver !... Et moi j’ai besoin d’une bonne nuit. Demain, j’irai voir le Roi.

Mais il était écrit qu’il n’y arriverait pas encore ce jour-là. Quand il se présenta au Louvre, ce fut pour apprendre qu’Henri ayant reçu un courrier était parti pour Saint-Germain en toute hâte : le dauphin Louis venait de tomber malade, ainsi d’ailleurs que le beau César, l’aîné des fils de la défunte Gabrielle d’Estrées. Avant de monter en selle, Henri était allé demander à son épouse si elle souhaitait l’accompagner, sans d’ailleurs s’illusionner beaucoup sur la réponse. Encore au fond de son lit, Sa Majesté avait poussé les hauts cris : non seulement elle n’irait pas risquer d’attraper un mal dont on ne savait rien mais, en outre, elle exigeait qu’on lui fit porter des nouvelles par un messager lavé de pied en cap avant de pénétrer en son particulier. Il était indispensable de préserver sa santé et celle du petit dernier, Gaston, duc d’Anjou, âgé de dix mois, qu’elle avait refusé jusqu’à présent de laisser partir pour le château-nurserie pour la raison, contestable mais réelle, qu’elle en raffolait, ce qui n’était pas le cas des quatre autres. Ceux-là, on ne leur rendait visite que le dimanche et souvent parce qu’Henri le voulait. La seule excuse que l’on pût trouver à cette sécheresse de cœur était la colère latente entretenue chez Marie par le fait que l’on élevait ensemble non seulement Louis, ses deux sœurs et son petit frère Nicolas[15] mais aussi les trois enfants de la belle Gabrielle et le jeune Verneuil, fils exécré de celle que Marie appelait « la marquise poutane » ! Sans oublier le jeune comte de Moret, fils de la belle et sotte Jacqueline du Bueil !

Déçu une fois de plus, Antoine gagna l’hôtel des chevau-légers pour demander un nouveau congé à son colonel. Après avoir reçu les condoléances bourrues mais chaleureuses de quelques camarades comme Bois-Tracy, Sagonne et Beaucé, il trouva leur chef dans son cabinet, occupé à écrire une lettre mais il jeta sa plume pour répondre au salut de son officier :

— Vous n’avez pas tellement meilleure mine qu’hier, Sarrance ! Vous venez prendre votre service ?

— Avec votre permission, non, Monsieur. Je voudrais que vous m’accordiez un congé...

— Encore ? Si vous ne traversiez une passe difficile, je vous aurais demandé si vous ne le souhaitez pas définitif ! Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Thomas de Courcy a disparu...

— Vous croyez que je l’ignore ? Depuis que je vous ai vu rentrer sans lui, je songeais à envoyer quelqu’un à sa recherche. Courcy est l’un de mes meilleurs hommes.

— Je sais, Monsieur, que vous l’appréciez. Pour moi, il est l’égal d’un frère et cette disparition m’inquiète. Je voudrais que vous m’autorisiez à le chercher moi-même. Les liens qui nous unissent sont si étroits que je pense avoir plus de chance que n’importe lequel de nos camarades !

— Je le pense aussi... C’est pourquoi je vous accorde ce congé mais avant de vous libérer puis-je savoir si vous avez pris des dispositions pour les funérailles de votre père ?

Soudain rouge de confusion, Antoine baissa la tête. Pas un instant depuis son retour, il n’y avait songé. En partant pour l’Angleterre, il était si furieux contre l’auteur de ses jours que la nouvelle de sa mort brutale, sous un couteau assassin, l’avait violemment choqué mais sans lui inspirer une véritable douleur. Il avait toujours admiré la vaillance d’Hector mais n’y ajoutait pas l’affection. Probablement y avait-il été disposé comme tous les petits enfants mais la disparition de sa mère, tuée à vingt-cinq ans, la tête fracassée contre un rocher, désarçonnée par son cheval emballé, avait coupé court à tout élan de tendresse. A cause de l’espèce d’indifférence dont le marquis avait fait montre dans ces circonstances qui auraient dû sinon le briser, au moins l’atterrer ? Elle était si belle, si tendre aussi, la jeune marquise ! Mais l’époux n’avait même pas versé une larme quand on l’avait portée en terre sous les dalles de la chapelle, à Sarrance. Le petit Antoine de sept ans avait cru mourir de chagrin...

Le regard perspicace de son chef ne quitta pas un instant ce visage qui essayait de masquer sa confusion. Depuis que le marquis Hector accumulait les actions d’éclat, attirant sur lui l’attention de ses contemporains, certains bruits couraient – discrètement parce que l’on ne souhaitait pas se créer une affaire avec sa redoutable épée ! – qui laissaient supposer que la mort d’Elisabeth de Sarrance n’était pas aussi naturelle qu’on l’avait pensé... Et dans le silence gêné d’Antoine, M. de Sainte-Foy lisait une multitude de choses.

— Rien ne presse dans l’immédiat, dit-il. Le Roi a fait déposer le corps dans une bière et il a été descendu à la crypte de Saint-Germain-l’Auxerrois. Cela peut donc attendre votre retour de la mission dont je vous charge : chercher où a bien pu passer Thomas de Courcy ! Voilà votre ordre, ajouta-t-il après avoir écrit quelques mots, signé et apposé son sceau... Allez maintenant ! J’avertirai Sa Majesté !

Le « merci Monsieur ! » d’Antoine fut singulièrement enroué mais le salut réglementaire lui permit de cacher les larmes de reconnaissance qui lui venaient aux yeux en découvrant la profonde bonté d’un homme qu’il avait cru jusque-là peu sensible aux autres.

Pour revenir chez lui préparer son bagage, il dut passer devant Saint-Germain-l’Auxerrois et décida d’y entrer. Le plus élémentaire respect exigeait que, avant de quitter Paris, il allât s’incliner sur la dépouille de son père.

Quand il pénétra sous la belle voûte bleue à fleurs de lys d’or toute neuve et due à la piété de Marie de Médicis, une messe était en cours et le desservant donnait la communion à la poignée de fidèles agenouillés devant l’autel. Ne s’étant pas confessé depuis longtemps, Antoine ne s’approcha pas, restant au contraire derrière un pilier jusqu’à la bénédiction finale. Puis il attendit que les personnes présentes se retirent avant de gagner le sous-sol muni d’un cierge qu’il s’était procuré à l’entrée.

Il vit tout de suite ce qu’il cherchait : le cercueil, soutenu par deux tréteaux et recouvert d’un drap noir à franges d’argent sur lequel on avait déposé les armes des Sarrance. De chaque côté, un gros cierge se consumait éclairant un petit seau d’eau bénite et son goupillon. Il y avait en outre deux prie-Dieu à la disposition des visiteurs ainsi qu’un porte-cierges, où d’ailleurs aucune flamme ne brillait.

Antoine alluma le sien, le mit en place et s’agenouilla mais ne réussit à se rappeler que les paroles rituelles des oraisons quotidiennes. Après quoi, il s’assit près de cette bière où reposait l’homme qui lui avait donné la vie. Il espérait qu’en faisant silence en lui-même une émotion s’éveillerait mais rien ne vint parce qu’il ne lui restait aucun souvenir tendre pour s’y accrocher. Rien d’autre qu’une vague rancune et le regret de ne pouvoir poser les questions qui le hantaient. Une surtout : que s’était-il passé durant la nuit de ces noces insensées ? Comment cette belle jeune fille en était-elle arrivée au geste terrible qui l’avait délivrée ? Elle ne voulait pas du marquis ; elle l’avait proclamé à la face de tous et on l’avait contrainte à ce mariage, mais cela suffisait-il ?... En vérité, s’il n’avait entendu le témoignage de la vieille Honoria, Antoine aurait opté plus volontiers pour l’intervention d’un amoureux quasi désespéré. Lui-même en aurait été capable s’il ne s’était agi de son père... et encore ! Dès qu’il avait vu Lorenza, il avait ressenti un désir fou de la conquérir. Au point qu’il lui avait fallu fuir pour, au moins, ne pas être présent au moment où on la livrerait à une convoitise qu’Hector n’avait même pas eu la pudeur de dissimuler...

Conscient d’avoir rempli son devoir de respect, il se releva pour partir, se signa, fléchit un genou et se retourna. Une femme était derrière lui, voilée mais la mousseline parut se relever d’elle-même et il reconnut Elodie de La Motte-Feuilly, des fleurs à la main...

Ils se regardèrent un instant puis elle déposa son bouquet sur le drap mortuaire, fit une courte prière et vint à Antoine :

— Je viens tous les jours, murmura-t-elle.

— Pourquoi ?

— Pour ce moment ! Je me doutais bien que vous rendriez votre devoir de deuil à votre père sitôt rentré. Bonjour, Antoine !

— Bonjour, Elodie. Pourquoi votre présence ici ? Il ne vous était rien...

— Il était celui qui avait demandé ma main pour la mettre dans la vôtre. Je lui dois mon plus grand bonheur... même s’il n’a duré qu’un instant.

Elle levait sur lui un regard bleu tout plein d’une douloureuse candeur et Antoine sentit revenir en lui un peu de l’émotion d’autrefois. Il fallait admettre qu’elle était charmante dans ce manteau de velours assorti à ses prunelles dont l’ample capuchon souriait de fourrure blanche.

— Je croyais que vous aviez connu ce bonheur-là lorsque je vous ai dit que je vous aimais ? fit-il avec la belle inconscience masculine.

— C’était vrai jusqu’à ce que votre père intervienne. Souvenez-vous de tous ces obstacles dressés devant nous ! Le monde entier semblait ligué contre notre amour et puis, soudain, tout s’est aplani lorsque ce cher M. de Sarrance s’est incliné devant ma mère pour qu’elle accepte enfin de nous unir !... Mais aussitôt après, tout s’est écroulé par la faute de cette abominable créature que l’on vous destinait à l’origine. Alors lui, ce héros, a pressenti le danger et a voulu vous préserver en l’attirant sur lui ! Il a affronté les maléfices de la sorcière et voilà où il en est ! Il faut être fier de lui, cher Antoine, et je ne l’oublierai jamais... Nous ne l’oublierons jamais, n’est-ce pas ?

— Il n’y a aucun danger pour que je l’oublie un jour, observa Antoine qui avait suivi, non sans surprise, le panégyrique inattendu de la part de son ex-fiancée. Mais, si je suis touché par vos pieuses pensées, et les soins dont vous entourez sa dépouille...

— Des soins tout naturels, coupa-t-elle. Ne devrais-je pas être sa fille ?... et j’en viens à penser qu’il n’est peut-être pas trop tard !

Elle posa légèrement sa main gantée sur le bras d’Antoine en se rapprochant de lui.

— Comment l’entendez-vous ? S’inquiéta-t-il.

— Mais le plus simplement qui soit ! Vous avez été victime d’un envoûtement dont l’amour de votre père vous a délivré. Tout peut donc reprendre entre nous comme auparavant. Je n’en veux pour preuve que notre rencontre de ce matin. Soyez sûr que c’est lui, qui de là-haut l’a voulue...

Antoine sentit un vague malaise l’envahir. On nageait en plein mysticisme ! S’il laissait Elodie continuer sur ce ton il allait se retrouver marié avant même d’avoir pu respirer. Une fois de plus, il fallait couper court :

— Je crois que vous lui prêtez trop de pouvoirs. Quant à moi, je ne suis venu que pour m’assurer que le nécessaire avait été fait pour lui avant les funérailles. Elles ne pourront malheureusement avoir lieu avant mon retour.

— Votre retour ? Vous partez encore ?

— On peut le dire ainsi.

— Mais où allez-vous ?

— Là où l’on m’envoie ! Je suis soldat, Elodie, et j’ai des chefs auxquels – Dieu sait pourquoi ! – j’ai pris la mauvaise habitude d’obéir. Aussi vais-je vous prier de m’excuser.

Il salua précipitamment en se dirigeant vers l’escalier mais elle le rappela :

— Antoine !

— Oserai-je ajouter que je suis un brin pressé ?

— Tant pis ! Nous avons encore beaucoup à nous dire !

— Il faudra que cela attende. Ce qui ne devrait pas vous être trop pénible : ne m’avez-vous pas informé, à notre dernier revoir, que vous me haïssiez et que cette haine durerait toute votre vie ?...

— Ce ne sont que folies que vous arrachent la colère, la déception ! Vous savez pertinemment que je n’en pensais pas un mot ! Allez, à présent, je vais prier pour vous... pour nous, afin que, par l’intercession de votre admirable père, Dieu et ses anges vous délivrent du sortilège dont je vois bien que vous êtes encore captif !

Se détournant enfin, elle s’agenouilla sur l’un des prie-Dieu et enfouit son visage dans ses mains jointes... Renonçant à une nouvelle passe d’armes perdue d’avance face à une telle obstination, Antoine haussa les épaules, acheva de gravir les marches de la crypte, plia le genou en se signant devant l’autel où brillait la veilleuse de la Présence puis sortit en hâte afin d’éviter une nouvelle rencontre et regagna son logis.

Une heure plus tard, il franchissait, à son tour, la porte Saint-Denis sans seulement ralentir le galop de son cheval, effarouchant commères, volailles, badauds et même soldats du corps de garde. Au dernier moment, il avait renoncé à emmener Gratien. Au grand regret du brave garçon qui se consola tout de même un peu quand il lui confia le soin de veiller sur les gens de la rue des Poulies où il serait beaucoup plus utile.

Trois semaines après, il franchissait derechef la porte Saint-Denis dans le sens inverse, très sombre et plus qu’inquiet. Il n’avait cessé de battre la campagne entre Paris et Boulogne où il avait interrogé tous les patrons de bateaux susceptibles d’avoir fait passer de l’autre côté de la Manche un gentilhomme roux dont le physique passait difficilement inaperçu. Les auberges de la route et même les églises et moutiers ne le renseignèrent pas davantage. Personne ne put donner une information utile. C’était comme si Thomas avait été emporté au ciel sur un nuage aussitôt après s’être éloigné des remparts de la capitale... La mort dans l’âme, il alla rendre compte à M. de Sainte-Foy qui accusa le coup :

— Disparu ? Un homme de cette taille et de ce caractère ? Le Roi aura peine à le croire ! Le moindre éclat de sa voix évoquait une trompette de cavalerie ! Sans compter son rire !

— Il n’aura peut-être pas eu l’occasion de le faire entendre ! Je suis... profondément désolé, Monsieur !

— Je le vois bien. Vous reprendrez votre service demain. Je vais prévenir Sa Majesté !... Mais pas vos camarades ! Je ne peux pas croire, moi non plus, à une issue fatale ! Pour tout un chacun vous rentrez d’une mission dont vous n’avez rien à dire ! Compris ?

— Oui, Monsieur ! Puis-je ajouter que je préfère cela ? C’est trop pénible de fermer la porte à l’espoir !

Pendant ce temps, Lorenza revenait à la vie. Lentement. La mauvaise toux, traitée par des décoctions de plantes et un affreux sirop douceâtre, avait fini par lâcher prise, ce qui lui accordait des nuits plus paisibles. Les lacérations de son corps ne la faisaient plus guère souffrir grâce aux emplâtres que lui appliquait Campo et à un baume qu’il composait lui-même et dont Mme d’Entragues, intéressée au plus haut point, avait réussi à lui arracher la composition à force d’attentions aimables et de petits gâteaux au miel, à la pâte de noisettes, aux pommes et à une eau-de-vie tirée des même pommes dont il raffolait. Ne lui avait-il pas certifié que la jolie peau de la jeune fille n’en garderait avec le temps que des traces infimes sinon invisibles ? A une époque où épées, poignards et autres lames entraient en danse pour un oui ou pour un non, un tel dictame était vraiment un bienfait de Dieu !

— Je ne sais pas chez vous, lui confia-t-elle, mais les hommes de ce pays mettent flamberge au vent pour un œil de travers ou un éternuement...

— Chez nous, c’est plutôt pire ! On se tranche la gorge pour des motifs presque aussi futiles.

— Sans doute mais en ce qui concerne ceux qui restent en vie, ils se mettent au lit avec des peaux tellement couturées et striées de cicatrices boursouflées que l’on a l’impression de coucher avec une terre labourée !

Ces badinages distrayaient un peu la convalescente mais sans lui apporter ce dont elle avait le plus besoin : la paix du cœur et de l’esprit. La fièvre cérébrale dont elle avait failli mourir se traduisait parfois par des cauchemars et souvent par des crises d’angoisse qui l’amenaient au bord du désespoir. Qu’allait-elle devenir lorsqu’elle quitterait cette maison qui, grâce à Mme d’Entragues, lui avait été si accueillante ? Sans doute souhaitait-elle par-dessus tout revoir le ciel bleu et les collines de Florence mais aurait-elle jamais la possibilité d’y retourner ?

Par Mme de Verneuil dont la délicatesse n’était pas la qualité majeure elle avait appris que, dans toute la ville, on l’accusait du meurtre de son époux, que sa tante avait creusé son trou aux entours de la Reine et qu’elle l’accusait ouvertement, allant même jusqu’à assurer en avoir été le témoin alors qu’elle avait à peine mis les pieds à l’hôtel de Sarrance. La marquise ne lui avait rien caché, même pas que la Reine en personne menait le branle contre son « indigne filleule, la honte de la famille ! ».

— Mais enfin et en dehors de vous, Madame, qui m’avez secourue, deux personnes connaissent la vérité : M. de Courcy et aussi – m’avez-vous dit – le Roi à qui vous n’avez rien dissimulé ?

— Le jeune Courcy s’est volatilisé de façon tout à fait inexplicable. Le Roi l’avait envoyé en Angleterre chercher votre beau-fils afin qu’il soit tout de suite informé mais Antoine de Sarrance est revenu sans l’avoir rencontré. Il est même reparti à sa recherche. Or Courcy est votre témoin majeur... Même s’il n’était pas présent rue de Bethisy au moment du drame.

— Mais il n’est pas le seul. Vous-même, Madame...

— J’y étais encore moins que lui ! En outre, la grosse banquière me hait plus que je ne la méprise parce qu’elle redoute que je la chasse de son trône !

— Et... le Roi ?

— Alors que personne n’y croyait plus, il a repris le chemin de cette maison et renoué les fils un instant distendus de sa passion pour moi. Si sa bourrique savait que vous êtes chez moi et qu’il m’est revenu, plus ardent qu’avant peut-être, braillerait-elle si fort que tout Paris, toute la France, et la terre entière le sauraient et elle serait bien capable de le faire assassiner par son Concini ou quelque autre sbire de la bande d’italiens qui foisonnent autour d’elle...

— Et si Courcy ne revient pas ?

— Mieux vaut n’y pas penser... Mais quand le temps sera plus clément, je pense vous envoyer à mon château de Verneuil ou alors à Malesherbes chez mes parents...

— Ne serait-il pas plus simple de m’aider à rentrer chez moi ?

— Pour subsister comment ? Vous êtes dépouillée de tout, ma chère. Ce qui vous appartenait est au seul Sarrance vivant à l’exception de vos vêtements – s’il en est que vous puissiez les récupérer puisqu’ils sont demeurés au Louvre ! – ainsi que vos bijoux dont je sais qu’ils plaisent beaucoup à votre si charmante marraine.

— Vous oubliez mon palais familial et ma ville de Fiesole. Je vois mal un Français aller s’y installer ! Pour quoi faire, mon Dieu ?

— Et pourquoi pas pour les vendre ?

— Ce serait indigne ! Selon nos lois, une veuve conserve au moins une partie de ses biens si elle a des enfants et la totalité si elle n’en pas !

— Ici aussi... sauf si elle meurt sur l’échafaud, ce qui pourrait être votre cas si l’on vous remet la main dessus. Votre tante n’aurait alors plus rien à réclamer, tout ce que vous possédez revenant alors à la Couronne...

— Jamais le grand-duc n’acceptera une telle vilenie !

— Vous ne m’avez pas laissée achever, reprocha Henriette avec un petit sourire C’est à la couronne de France que je faisais allusion puisque votre mariage a fait de vous une Française, ma chère enfant. Et qui dit la Couronne dit la grosse Médicis d’autant plus qu’elle vous est un peu parente. Soyez sûre qu’elle ne l’ignore pas. La Galigaï non plus qui ne cesse de lui soutirer argent et terres. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison pour laquelle tout ce joli monde prend si grand soin de cette femme. Qui s’appelle comment, à propos ?

— Honoria Davanzati ! Mon père était son frère et si vous l’aviez connu, Madame, vous auriez peine à le croire : il était aussi beau qu’elle est laide, aussi bon et généreux qu’elle est méchante et avide...

— Cette anomalie peut se produire dans n’importe quelle famille. J’en sais des exemples, mais revenons à vous !...

— Pardonnez-moi, il me vient une idée ! A présent que je vais mieux, messer Campo va retourner auprès de messer Giovanetti. Il pourra, sinon le convaincre de venir ici ce qui pourrait lui être difficile...

— Sans aucun doute. Soyez sûre que cette grosse mégère le fait surveiller...

— ... mais lui demander d’essayer de prévenir le grand-duc Ferdinand et la grande-duchesse Christine de la situation dans laquelle je me trouve. Je peux compter sur leur affection et ils trouveront un moyen de me secourir, de me faire revenir. Même si je ne possède plus un ducat, il me sera alors possible de retourner au couvent où j’ai été élevée...

— On peut toujours essayer ! Mais nos relations diplomatiques avec la Toscane étant excellentes, il serait dommage que vous deveniez un brandon de discorde...

— Je ne vois pas pourquoi ? Le but de ma venue en France est atteint puisque le Roi et son épouse se sont réconciliés et que le jeune M. de Sarrance recevra ma dot. Quant au reste de notre fortune, il est géré par la banque Médicis...

— Inutile de discuter ! Trancha Henriette avec plus d’impatience que de politesse : nous continuerons à vous cacher ici et, dès que le temps le permettra, vous irez chez mon père à Malesherbes. C’est au sud de Paris alors que Verneuil est au nord et, si une opportunité se présentait de vous donner la clef des champs, ce serait toujours autant de gagné.

— Clef... des champs ?

— Vous permettre de fuir. Seigneur ! Il faut donc tout vous expliquer !

Cette fois, Lorenza garda le silence. Elle comprenait parfaitement qu’elle devenait gênante. Cette femme qu’elle avait crue bonne et charitable ne l’avait gardée que pour avoir l’occasion de faire revenir auprès d’elle un amant qui se lassait. C’était chose faite mais encore fallait-il savoir si le raccommodage serait solide. En outre, une guérison toujours incomplète rendait sa « protégée » encombrante, voire dangereuse puisqu’il n’était plus possible d’en appeler à Thomas de Courcy de son acte de charité... Cela se sentait dans sa façon de lui parler et même de la regarder. Elle ne voyait plus en elle qu’un meuble inutile dont elle se fût peut-être débarrassée si sa mère ne s’y était opposée... Marie « Je charme tout » était vraiment bonne et s’était prise pour elle d’une certaine affection allant jusqu’à lui fournir de quoi s’habiller car si elle était plus ronde que Lorenza, elle était à peu près aussi grande. Elle lui avait fourni tout le linge nécessaire et fait reprendre, pour les mettre à sa taille, deux robes d’hiver. Elle lui avait aussi donné des pantoufles et une paire de souliers. Un vrai coup de chance qu’elles eussent le même pied !

Quant au Roi, Lorenza ne l’avait jamais vu. Elle savait qu’il venait souvent, parfois en pleine nuit, mais lui et sa maîtresse avaient autre chose à faire que s’occuper d’elle. D’ailleurs, à mesure que l’état de la malade s’améliorait, Henriette veillait à ce qu’ils ne se rencontrent pas...

Apprendre que, à la Cour comme à la ville, elle n’était plus qu’une criminelle lui causa un nouveau choc, plus cruel encore que se savoir recueillie par charité et à peu près réduite à la misère. Qu’avait-elle donc fait à tous ces gens pour qu’ils la chargent d’un meurtre affreux commis sur le meilleur ami du Roi, un véritable héros ? Peu à peu l’inextricable de sa situation se révéla et elle éprouva de la douleur en pensant au fils de sa prétendue victime, à ce beau garçon qu’elle était toute prête à aimer, qu’elle aimait même depuis que leurs regards s’étaient croisés à Fontainebleau juste avant que le cauchemar ne commence. Joindrait-il sa voix au chœur des autres pour réclamer sa tête si elle reparaissait au grand jour ? Et le Roi, que tous proclamaient si bon, la laisserait-il comparaître devant le tribunal et monter à l’échafaud sans rien dire et simplement parce qu’il redoutait les scènes de ménage ?

Cela valait peut-être d’en faire l’expérience ?

Oui... mais comment ?

Comment d’abord sortir de cette maison dont elle ne connaissait que sa chambre. Remise sur pied, on ne lui avait jamais permis d’en franchir les portes même pour faire trois pas dans le jardinet, bien clos cependant, par crainte qu’elle ne soit reconnue par l’un des nombreux visiteurs des dames d’Entragues. Même si l’on croyait la marquise de Verneuil en semi-disgrâce, nombreux étaient les équipages que, de sa fenêtre, la recluse pouvait voir entrer et sortir de l’hôtel. Presque toujours des hommes et de haute mine la plupart du temps. Par l’entremise de Marie qui venait régulièrement lui tenir compagnie, elle apprit à reconnaître le prince de Joinville, son frère aîné, le duc de Guise, prétendant à la main d’Henriette au grand mécontentement du Roi. Un mécontentement dont la belle ne faisait que rire :

— Ne faut-il pas songer à me faire un grand établissement quand viendra le temps où vous m’abandonnerez ? Plaisantait-elle.

— Pas chez mes ennemis tout de même ! A l’exception de ce benêt de Joinville, tous les autres Guise me haïssent... et vous savez combien je tiens à vous !...

— Alors, rendez-moi à la face du monde la place qui est mienne si vous ne voulez pas que je cède à la tentation de devenir duchesse de Guise !

Quelques femmes aussi franchissaient le portail mais beaucoup plus rarement et la recluse ne les connaissait pas. L’une d’elles cependant attira son attention. En voyant descendre de voiture Mlle du Tillet, elle retint une exclamation. Que venait faire cette femme chez l’ennemie jurée de la Reine ? Ce n’était un secret pour personne que les deux dames se haïssaient. Quand chacune d’elles évoquait l’autre, elle n’usait jamais du nom mais d’un terme péjoratif sinon d’une injure. Or la du Tillet jouissait de la confiance de Marie de Médicis presque autant que la Galigaï. Et elle arrivait en affichant un sourire épanoui. Qu’est-ce que cela signifiait ?

Elle ne pouvait même pas en parler à Campo rentré l’avant-veille rue Mauconseil. Malheureusement, Mme de Verneuil avait surpris son invitée forcée à son poste d’observation et piqué une colère verte. Sa protégée n’avait-elle pas encore compris qu’elle ne devait courir aucun risque d’être aperçue et peut-être reconnue ? Ne comprenait-elle pas que, si on la savait là, toute la maisonnée serait impliquée et que le danger grandissait à mesure que le temps passait ?

— Personne – vous entendez ? – personne ne doit savoir que nous vous abritons. Y compris les domestiques ! Pourquoi donc croyez-vous que nous ayons mis à votre service la vieille Madeleine qui est sourde et à peu près muette ? Elle ne sait d’ailleurs même pas qui vous êtes !

— Et pour les autres, qui suis-je ?

— Une pauvre fille qui a eu des malheurs, tenté de se suicider et que ma mère a recueillie par charité...

— ... et pour laquelle on a fait venir le propre médecin de l’ambassadeur florentin ? C’est trop de bonté !

Les paupières d’Henriette se rétrécirent jusqu’à ne plus laisser filtrer qu’un mince trait bleu et brillant :

— Il était présent lors de votre venue. Il était normal qu’il s’occupe de vous. Mais vous avez raison de me le faire remarquer. Quand doit-il revenir ?

— Demain ? Je ne sais pas !

— Il ne reviendra pas. Je vais lui faire savoir que vous êtes complètement rétablie et qu’on vous envoie à la campagne respirer le bon air !

Lorenza se retint de faire observer que la pluie mêlée de légers flocons sévissant alors sur Paris ne lui paraissait pas le temps idéal pour une convalescence à la campagne mais elle se reprochait déjà sa remarque intempestive à propos de Valeriano Campo. Comme elle se reprochait d’ailleurs son manque de gratitude envers cette femme qui, tout de même, l’avait abritée, sauvée au moment du plus grand péril mais c’était plus fort qu’elle : tout au contraire de sa mère, la belle marquise ne lui inspirait aucune sympathie ! Ce en quoi elle aurait juré qu’elle était payée de retour. Mais que faire pour sortir de cette situation fausse ?

Deux jours plus tard, Mme de Verneuil rentrant à l’hôtel d’Entragues après avoir passé une partie de la journée dehors, monta directement chez Lorenza qu’elle trouva assise auprès du feu où elle chauffait ses mains.

— Je ne pensais pas en venir là aussi vite, lâcha-t-elle, un peu essoufflée d’avoir gravi deux étages à trop vive allure, mais vous ne pouvez plus demeurer ici. Demain, dès l’ouverture des portes, vous partirez pour Malesherbes. Sous un faux nom, évidemment. Vous passerez pour... pour... oh, il faut que j’y réfléchisse ! Ici, vous devenez trop dangereuse !

— Que se passe-t-il donc ?

— Votre grand-duc Ferdinand vient de mourir et la grosse truie exige le départ immédiat de Filippo Giovanetti qui, de ce fait, perd son titre d’ambassadeur en attendant qu’un autre vienne prendre sa place.

— Pourquoi tant de hâte ? Il l’a toujours bien servie, il me semble, et j’en suis la preuve !

— Une preuve que l’on apprécie pas du tout. Quant à lui, sa politique n’est plus au goût du jour. Marié à une Habsbourg, le nouveau prince va rapprocher Florence de l’Empire comme de l’Espagne, par conséquent tourner le dos à l’alliance avec la France...

Lorenza ne trouva rien à répondre sur le moment. La nouvelle la touchait au cœur. Elle aimait bien Ferdinand qui lui avait montré tant d’amitié... et Christine naturellement...

— Que devient la grande-duchesse dans ces beaux projets ? Le nouveau prince est bien jeune pour avoir des opinions aussi tranchées !

— Il faut croire que son épouse pense pour lui... ou tout au moins l’inspire.

C’était possible, après tout. Pas belle, hautaine mais douée d’une véritable force de caractère, Marie-Madeleine d’Autriche, sœur de l’héritier de l’Empire, avait dû savoir prendre beaucoup d’influence sur un garçon de dix-neuf ans, ami des arts et d’une grande piété mais qui ne possédait pas l’entregent de son père ni cet esprit libéral qui lui avait fait soutenir, contre vents et marée, non seulement un roi protestant converti du bout des lèvres mais aussi sa politique tendant au rapprochement avec les princes du Rhin et à la libération des Flandres du joug espagnol.

— Et c’est la reine de France qui veut chasser un ambassadeur qui ne lui a jamais failli ?

— Elle se moque éperdument de la France et ne rêve que du rapprochement avec l’Espagne, le pape et... mais qu’avez-vous besoin de savoir tout cela ?

A Malesherbes, nul n’ira vous chercher et je verrai ce que je peux faire de vous...

— Mais... le roi Henri n’a-t-il pas son mot à dire dans cette affaire ? Ce n’est pas son épouse qui règne, que je sache ?

— Non et je ne sais pas encore ce qu’il pense mais une chose est certaine : il souhaite la ménager.

— Pourquoi, grands dieux ?

— Elle est enceinte. Cela explique tout ! fit-elle avec rage. Et vous, songez à vous préparer : vous partez pour Malesherbes dès l’aube.

— Je pars, oui... mais pas pour Malesherbes !

— Oh, ne recommencez pas ! s’écria la marquise excédée. Que ce soit là ou ailleurs qu’est-ce que cela fait du moment que vous sauvez votre peau !

Le mot traduisait un tel mépris que Lorenza prit feu :

— Et où avez-vous été chercher que je souhaitais la sauver ?

— Comment ?

— Vous avez très bien compris ! Soupira la jeune fille en allant s’asseoir au pied de son lit. Je crois bien que je n’ai plus envie de vivre !

— A votre âge et tournée comme vous êtes ? Émit la marquise sans songer à dissimuler sa stupéfaction. Vous êtes folle, ma parole !

— Non. Simplement j’en ai assez de cette réclusion. Je vous serai toujours – du moins le temps que je vivrai ! – reconnaissante de m’avoir accueillie, soignée, remise debout mais pour rien au monde je ne le révélerai parce que je ne veux pas que l’on vous sache mêlée à mon histoire. Ce serait vous rendre le mal pour le bien ! D’autant que je deviens encombrante pour vous...

— N’exagérons rien !...

— Pouvez-vous me dire ce que vous ferez de moi à Malesherbes... où sans doute votre père ne sera pas ravi de ma venue ?

— Vous n’en savez rien !... Moi non plus d’ailleurs ! Vous vivrez comme on vit dans un château à la campagne. On ne va pas vous réduire à la domesticité...

— Mais sans avenir, sans quoi que ce soit qui m’appartienne ! Entretenue par charité ? Non merci ! Je ne veux pas vivre ainsi...

— Que fait-on d’autre dans ce couvent que vous réclamiez il n’y a pas si longtemps ?

— Ce n’est pas du tout pareil. Au moins on y connaît la paix avec Dieu et avec soi-même. Je ne sais pas combien de jours il me reste à vivre mais je veux pouvoir les vivre la tête haute... et au grand jour !

— Si c’est à la Bastille, la lumière n’y est pas fameuse !

— Tant pis ! J’en cours le risque. Et même celui de l’échafaud ! Je vais aller au Louvre réclamer que l’on me fasse justice. Je n’ai pas tué M. de Sarrance ! Il était devenu fou et m’aurait battue à mort si je ne lui avais lancé je ne sais quel objet à la tête. Puis je me suis enfuie avant de me jeter à l’eau...

— Malheureusement celui qui vous en a sortie a disparu et...

— Je ne crois pas que l’on en soit toujours là !

La porte venait de s’ouvrir sous la main nerveuse de Mme d’Entragues que Valeriano Campo, visiblement soucieux, suivait de près. Il prit à peine le temps de saluer :

— Messer Giovanetti m’envoie vous chercher, donna Lorenza. Il ne veut pas partir sans vous...

Lorenza poussa un cri de joie :

— C’est vrai ? Il ne m’abandonne pas ?

— Cela vous étonne ? Mais nous devons faire vite. Hâtez-vous d’enfiler ces habits de garçon que vous portiez quand nous sommes arrivés et couvrez-vous chaudement : le temps est glacial et vous restez fragile !

La transformation ne prit que quelques minutes bien que les mains de Lorenza tremblassent d’excitation. C’était tellement bon cette certitude d’avoir au moins un véritable ami et de reprendre avec lui la route de la terre natale ! Peu importait l’hiver, le froid, le gel, les mauvais chemins et moins encore sa fortune perdue jusqu’à ses vêtements et de ne plus posséder un sol ! Elle allait revoir Florence ! Et si les nouveaux souverains n’étaient pas de ses amis, elle avait la certitude que la grande-duchesse Christine serait là pour lui ouvrir les bras !

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’après avoir embrassé les deux femmes qui l’avaient maintenue en vie après son sauvetage par Thomas de Courcy, elle trottait au côté du médecin par les rues dont la neige fine commençait à dessiner lentement les contours.

— J’aurais pu venir vous chercher avec une voiture, s’excusa Campo, mais c’eût été trop voyant !

Vous n’êtes pas fatiguée ? Il y a quand même un petit bout de chemin...

— Même si j’étais à moitié morte je vous aurais suivi ! C’est la première fois que je mets le nez dehors depuis... depuis tant de jours et vous n’imaginez pas ce que cela peut être délicieux ! Nous partons bientôt ?

— A l’aube. Messer Giovanetti veut être le premier à franchir la porte Saint-Jacques lorsqu’elle ouvrira... Tout est prêt à l’ambassade : le carrosse et le chariot à bagages. Evidemment, celui-ci sera moins chargé qu’à l’aller. Le carrosse aussi puisque nous ne jouirons pas de la compagnie de votre chère tante.

— Elle est toujours au Louvre ?

— On pourrait dire plus que jamais. Elle et la Galigaï ne se quittent pratiquement pas...

— Mais enfin pourquoi ? Qu’a-t-elle à en attendre ?

— Votre héritage, tout bonnement. Antoine de Sarrance a refusé formellement la fortune que vous apportiez en dot ! Alors elle patiente en espérant que la Reine, à titre de parente, ne la réclamera pas à son propre profit !

— Je ne vois pas comment elle pourrait l’en empêcher !

— Galigaï, bien sûr ! Cette femme fait ce qu’elle veut de la grosse Marie qui s’est déjà fait remettre vos bijoux... Ces trois bonnes femmes forment un assez joli nid de vipères...

— Vous ne m’étonnez guère, murmura Lorenza qui pensait à autre chose et d’ailleurs l’exprima :

Ainsi M. de Sarrance a refusé ma dot ? Comme c’est bien à lui !

Elle avait dit cela d’un ton si doux que le médecin dressa l’oreille. Il regretta d’avoir parlé trop vite. Dieu sait ce qu’elle pouvait imaginer et ce n’était pas le moment de lui laisser emporter le moindre regret :

— Si on veut, bougonna-t-il. Selon moi, il est normal qu’il ne veuille rien devoir à celle qui a tué son père !

Il avait frappé fort. Trop fort peut-être et s’en voulut quand il entendit une petite voix douloureuse :

— Il le croit, lui aussi ?

— Pourquoi ne le croirait-il pas puisque Thomas de Courcy, dont on ne sait ce qu’il est devenu, n’est pas là pour le détromper ?...

— Évidemment...

A partir de cet instant ils ne parlèrent plus. On fut d’ailleurs bientôt rue Mauconseil où, en effet, tout était déjà prêt pour le départ. Mais Lorenza n’eut même pas le temps de saluer Giovanetti : Bibiena lui arrivait dessus de toute la vitesse acquise par son poids lancé depuis le perron.

Mia bambina !... Mia bambina ! répétait-elle en pleurant comme une fontaine.

Et de rire et de pleurer de plus belle ! Secouée, trempée et à demi étouffée, noyée sous le déluge de mots tendres, Lorenza passait elle aussi du rire aux larmes. Craignant que cela ne s’éternise, l’ambassadeur entreprit d’y mettre bon ordre :

— Allons ! Vous avez devant vous des centaines de lieues et largement le temps de parler ! Bienvenue, Madonna ! Vous ne pouvez savoir à quel point je suis heureux de vous voir !

— Moi aussi, ser Filippo ! s’écria-t-elle en lui tendant une main qu’il garda un instant entre les siennes. C’est une joie que je n’espérais plus ! Nous partons ?

— Tout de suite ! A moins que vous ne désiriez boire ou manger quelque chose ?

— Sûrement pas ! Je n’ai qu’une hâte, c’est quitter ce pays...

Il la conduisit jusqu’au carrosse dans lequel il l’aida à s’installer sur les coussins prenant soin d’envelopper ses genoux d’une couverture en fourrure puis ce fut le tour de Bibiena qui prit place auprès d’elle avec une satisfaction qui sécha ses larmes d’un seul coup. Enfin il monta et donna l’ordre du départ dès que Valeriano Campo les eut rejoints. Le cocher fit tourner ses chevaux. La voiture franchit le portail et s’engagea dans la rue Mauconseil, recouverte d’une couche immaculée que le trafic de la journée transformerait en boue. Giovannetti sourit à Lorenza :

— Cette neige ne tiendra pas ! Il ne fait pas assez froid. Donc elle ne devrait pas nous gêner...

— C’est sans importance... Pardonnez-moi de vous ramener à nos affaires communes mais avez-vous vu le Roi ?

Aussitôt il se rembrunit :

— Non et je le regrette. Il séjourne actuellement à Boulogne dans le gouvernement – un des gouvernements, devrais-je dire ! – du duc d’Epernon afin de mettre un frein à... certains agissements. C’est la Reine qui, dès qu’elle a su la mort de son oncle, a décidé de me renvoyer sur-le-champ porter ses condoléances... mais sans esprit de retour.

— Et sans l’assentiment du Roi ? Que lui avez-vous fait ?

— Rien sinon l’avoir trop bien servie peut-être en vous amenant ici. Le grand-duc Cosme II va suivre une politique plus conforme à la sienne en travaillant au rapprochement avec l’Espagne... et le pape dont elle se veut la fille dévouée hautement déclarée pour qu’on lui pardonne d’avoir épousé un parpaillot !

— Repenti tout de même et roi de France, ce qui n’est pas rien !

— Sans doute. D’ailleurs elle l’a voulu ce mariage que la nonne Pasithée, la visionnaire de Sienne, lui avait prédit. C’est la raison pour laquelle elle ne s’est mariée qu’à vingt-sept ans : elle a refusé tous les autres partis avec l’arrière-pensée d’arriver à gouverner la France comme elle l’entend !

— Il faudrait pour ce faire qu’il meure et qu’elle soit régente ! Or, il a l’air plutôt solide !

— On ne cesse pourtant et, de toutes parts, d’annoncer une mort plus proche qu’il ne le croit. Aussi, le nouveau cheval de bataille de la Médicis est d’être couronnée reine avec tout l’apparat rituel. Là, elle sera certaine d’avoir la régence ! Ce qu’aucun ami de la France ne saurait souhaiter : ce serait une catastrophe !

— J’imagine sans peine... Mais pour en revenir à votre départ, elle ne redoute pas la colère de son époux ?

— Elle prétendra que l’on m’a enjoint de rentrer sans délai et fera semblant de pleurer. Ou alors elle criera plus fort que lui... Elle sait bien que sa nouvelle grossesse et la mort de Ferdinand la mettent définitivement à l’abri de la répudiation !... Ah, nous voici en vue des remparts !

Les vieilles tours en poivrière se découpaient en effet sur le ciel que la grisaille du temps avait bien du mal à éclaircir. Les hommes du corps de garde s’activaient à relever la lourde herse qui protestait à sa manière en grinçant furieusement. Il y a avait déjà affluence, surtout de l’autre côté du pont-levis où s’époumonait une bande d’étudiants qui avaient dû passer la nuit à boire dans une guinguette campagnarde pour se donner le courage d’affronter les représailles du censeur de leur collège.

Giovanetti donna à son cocher l’ordre d’avancer mais, à cet instant, la portière du carrosse s’ouvrit sous la main d’un officier du guet royal :

— Vous êtes bien Monsieur de Giovanetti, ancien ambassadeur du grand-duché de Toscane ?

— Pourquoi ancien ? Je le suis toujours, lieutenant, et cela jusqu’à ce que mon maître me relève de mes fonctions ! Que me voulez-vous ?

— A vous, rien sinon savoir qui voyage avec vous.

— Mon secrétaire et ma cuisinière !

— Votre cuisinière ? Cela vous paraît normal ? Ne devrait-elle pas voyager avec les autres domestiques ?

— Pas chez moi ! grogna Filippo. C’est une femme de valeur et j’en prends grand soin !

— Après tout, cela vous regarde ! Voyons le secrétaire ! ajouta-t-il en faisant approcher un de ses hommes muni d’une lanterne afin d’éclairer l’intérieur de la voiture. Il s’en saisit braquant la flamme de la chandelle intérieure sur Lorenza dont le visage était caché en partie par le capuchon de sa pelisse noire : un sourire satisfait retroussa sa moustache :

— Je crains que vous ne soyez obligé de vous priver de ses services !

— De quel droit ? S’insurgea Filippo. Voici un passeport dûment valide au nom de...

— Ne cherchez pas ! Moi, c’est au nom du Roi que je vous prie de me suivre, demoiselle... Davanzati ! Épela-t-il avec quelques difficultés.

Avec un soupir, Lorenza s’apprêtait à descendre mais Giovanetti l’en empêcha :

— Sous quel chef d’accusation ?

— Meurtre sur la personne du marquis de Sarrance qu’elle venait d’épouser ! Je dois la conduire au Châtelet ! Venez sans faire d’histoires !

Mais Giovanetti continuait à lui barrer le passage :

— Il n’en est pas question ! Cette voiture est à moi et ceux qui voyagent dedans et en ma compagnie sont protégés par mon immunité diplomatique ! Elle est en territoire florentin !

— Dites tout ce que vous voulez, répondit l’officier d’un air excédé. Moi je ne connais que mes ordres et ceux-ci interdisent à cette dame de quitter le territoire ! Ne m’obligez pas à employer la force !

— Ne vous donnez pas cette peine, lieutenant, intervint la jeune fille. Me voici prête à vous suivre. Adieu, ser Filippo ! Je n’oublierai pas votre amitié. Partez tranquille...

— Partir ? Certainement pas !... Je rentre à l’ambassade !

— Oh non ! Trancha l’officier. Vous quittez Paris séance tenante : mes ordres sont de vous faire escorter au besoin. Vous n’êtes plus chez vous rue Mauconseil. Allez-vous-en !

A cet instant, Bibiena, frappée de stupeur devant la catastrophe, se réveilla :

— Moi je vais avec donna Lorenza ! s’écria-t-elle en voulant suivre sa bambina et, ce faisant, emportée par son poids, faillit tomber de la voiture. Le lieutenant la retint d’une main vigoureuse et la repoussa sur son siège !

— En voilà assez ! Vous partez vous aussi ! J’enlève déjà son « secrétaire » à Monsieur l’ambassadeur, je me refuse à le priver en outre de sa cuisinière ! Fouette cocher !... Et bon voyage !

Tout était perdu. Il fallait bien s’exécuter. Tandis que l’on emmenait Lorenza, les mains liées, jusqu’à une mule sur laquelle on la hissa, le carrosse franchissait la porte Saint-Jacques. Les larmes aux yeux, celle qui n’était plus qu’une prisonnière, le regarda se fondre dans la brume du petit matin...

Chapitre IX Devant les juges...

Déjà en pleine journée, le Grand Châtelet n’avait rien de séduisant mais dans les ombres de l’aube, il était franchement sinistre. Gros pavé quadrangulaire traversé d’un passage voûté joignant le pont au Change à la rue Saint-Denis par l’étroite rue Saint-Leufroy, il était accolé à deux tours rondes et renfermait, dans ses trois étages de prison, une sorte de donjon. Il était là depuis des siècles puisqu’il servait jadis à la défense de la ville avant que Philippe Auguste ne redessine les limites de sa capitale par une ceinture de remparts. Pourtant les habitants du quartier, toutes générations confondues, ne s’étaient jamais habitués à cette présence menaçante. Sans doute parce qu’ils savaient que ce que l’on en voyait était le plus souriant comparé à ce que l’on ne voyait pas : quatre ou cinq étages de cachots enfoncés dans le sol jusqu’à d’abominables oubliettes sans air et sans lumière mais pas sans eau car le fleuve, surtout en temps de crue, y pénétrait comme chez lui. Le pire étant sans doute la Fosse. En forme d’entonnoir renversé, le malheureux que l’on y descendait par des cordes et une poulie ne pouvait que se tenir debout sans possibilité de s’asseoir ni de se coucher à cause de la pente des murs. Il n’y restait pas longtemps, finissant par tomber dans le puits sans margelle qui en formait le centre et au fond duquel coulait la Seine.

Une fois franchie la double grille ouvrant sous le passage voûté, on introduisit Lorenza dans une petite salle où était le greffe. Des chandelles y brûlaient sans cesse, l’éclairage étant insuffisant de jour comme de nuit. Se tenaient là deux hommes dont l’un écrivait sur un gros registre. L’autre s’empara d’une des bougies pour examiner la prisonnière sur toutes les coutures en insistant particulièrement sur le visage. Ce personnage-là était une sorte de physionomiste chargé de graver dans sa mémoire l’aspect de ceux qu’on lui amenait afin de pouvoir les reconnaître en cas d’évasion. Cela s’appelait « morguer » mais cette fois l’homme au registre grogna :

— Laisse-la tranquille ! C’est une trop belle fille pour qu’on puisse l’oublier quand on l’a vue une fois ! On va la conduire chez elle !

— Où ça ? Elle peut payer ? demanda le concierge qui servait d’hôtelier à cette lugubre auberge.

Selon ce que l’on pouvait donner on était... à peu près bien ou mal logé.

— Au deuxième étage ! C’est le palais qui paie !

— Pourquoi ?

— Elle est d’la haute ! C’t’une dame... Elle doit faire partie de la clique de la Reine !... J’vois pas pourquoi elle est ici, d’ailleurs ! Devrait être à la Bastille !

— Oh alors !

Trop lasse, trop désespérée aussi par ce coup terrible qui, de fugitive, faisait d’elle une captive à l’instant même où allaient s’ouvrir devant elle les portes de la liberté, Lorenza avait fermé les yeux et se laissa emmener passivement par un porte-clefs qui, la croyant en train de s’endormir, la secoua mais sans brutalité excessive :

— Vaudrait mieux r’garder où vous mettez les pieds !

Elle obéit. Il avait pris le bout de la corde qui lui liait les mains et lui fit monter les hautes marches de pierre dont le temps et le passage de milliers de prisonniers incurvaient le centre. Enfin on la fit entrer dans une « chambre » étroite et longue où le jour devait pénétrer par une ouverture carrée suffisamment élevée dans la muraille pour qu’il soit impossible d’y voir autre chose que le ciel. Il y avait là un banc de pierre rustique couvert d’une paillasse faite de grosse toile. Deux couvertures pliées étaient posées dessus. Un escabeau, un seau et une cruche d’eau complétaient l’ameublement. Il y avait aussi, scellée au mur, une double chaîne terminée par des bracelets de fer que Lorenza regarda avec effroi mais le geôlier n’en fit pas usage. Il se borna à lui délier les mains et, quand elle leva sur lui des yeux surpris, il hocha la tête avec ce qui pouvait passer pour un sourire :

— Vous n’avez pas l’air bien solide ! dit-il. Et vous tremblez...

— J’ai froid...

— Couchez-vous ! Enveloppez-vous dans les couvertures ! L’eau d’la cruche est propre et j’vais vous apporter un peu de pain...

— Merci mais c’est inutile... Je n’ai pas faim !

— Va falloir manger si vous voulez t’nir ! On a besoin de forces en prison.

— Vous croyez que cela en vaut la peine ? rétorqua-t-elle en roulant l’une des couvertures pour s’en faire un oreiller puis s’enveloppant dans l’autre pardessus son manteau.

Après quoi elle se coucha et referma les yeux.

— Tâchez d’dormir !

Il sortit en emportant la lanterne. Lorenza entendit le bruit de la clef et le claquement des verrous tandis que les ténèbres envahissaient sa prison. Mais en dépit de sa fatigue elle ne réussit pas à trouver le sommeil. Les idées s’étaient mises à tourner dans sa tête à une vitesse effrayante parce qu’elle ne parvenait pas à comprendre ce qui lui arrivait...

Pourtant, ne devrait-elle pas être satisfaite ? Hier encore, elle était décidée à se livrer en demandant justice mais ce qu’elle avait imaginé ne ressemblait guère à ce qui venait de se passer. Ce qu’elle voulait, c’était se rendre au Louvre pour exiger d’être mise en présence du Roi afin de s’en remettre à lui et faire cesser les mauvais bruits l’accusant du meurtre de Sarrance – même mort, elle lui refusait l’appellation de mari ! N’était-il pas le seul, d’après ce qu’on lui avait dit, à connaître la vérité puisque Thomas de Courcy avait disparu ? Certes, Mme de Verneuil en savait tout autant mais pour rien au monde Lorenza ne l’aurait appelée à témoigner. La Reine la haïssait – non sans quelques raisons ! – mais c’eût été bien mal récompenser l’hospitalité reçue ! Ce qu’elle voulait c’était reparaître au grand jour. Pas être enlevée de nuit, fourrée dans un cachot où l’oublier tout simplement serait tellement facile à son infernale marraine. Et puis, entre-temps, il y avait eu ce miracle, cette bouffée d’air pur et d’espérance : partir dans les bagages de son cher ambassadeur, moins brillamment qu’elle n’était venue, certes, mais seul le résultat comptait !

A ces pensées déprimantes s’en joignait une autre, affreuse celle-là : pourquoi l’avait-on attendue aux portes de Paris ? Car le doute n’était pas possible : quelqu’un savait que Giovanetti l’emmènerait... A moins que le départ en question n’eût été hâté que pour mieux l’observer et en faire un piège ! Auquel cas, personne ne l’avait trahie, sauf si un espion s’était infiltré ? Mais comme on avait profité d’une absence du Roi, elle pouvait se considérer comme perdue !

Ne pouvant trouver le sommeil, elle essaya de prier mais ne réussit pas davantage parce qu’elle se sentait trop misérable ! Dieu était si grand et elle si petite : plus minuscule qu’un grain de poussière en face de son immensité ! Comment croire qu’il pût s’intéresser à elle, à démêler son humble prière au milieu des innombrables oraisons qui ne cessaient de monter vers sa gloire ?

La venue du jour ramena le geôlier : il lui apportait une soupe chaude et du pain qu’elle reçut avec reconnaissance. En dépit de ce qui la couvrait, elle était transie jusqu’à l’âme et ce geste simple de tenir le récipient grossier mais quasi brûlant entre ses doigts lui fit du bien.

— Mangez pendant que c’est chaud ! Conseilla l’homme. Ça vous requinquera ! J’vous ai mis aussi un gobelet d’vin...

— Merci... Vous faites cela pour tous vos prisonniers ?

— Non. Même pour ceux qui peuvent payer mais vous êtes si jeunette... et vous avez encore plus p’tite mine que c’te nuit !

— J’ai été malade et ne suis pas complètement remise.

— Tout à l’heure, on va vous conduire d’vant M. le prévôt d’Paris. Vous croyez que ça va aller ?

— Il faudra bien... mais c’est gentil de vous intéresser à moi. Pourquoi ?

— Vous m’rappelez quelqu’un... mais j’saurais pas vous dire comment elle s’appelait : elle, c’était point une dame mais une pauv’fille qui pouvait avoir votre âge et qu’était bien mignonne. On l’a envoyée au bourreau pour un crime qu’elle avait pas commis. Seulement, on s’en est aperçu trop tard... C’est des choses qui arrivent ! ajouta-t-il en hochant tristement la tête.

En dépit de sa pénible situation, Lorenza faillit sourire. C’était décidément un brave homme même s’il avait du réconfort une conception bien personnelle :

— Comment est-elle morte ?

— Pendue ! J’vous ai dit qu’c’tait une pauvre fille. Vous, vous aurez droit sûrement au billot !

Enfin... s’ra temps d’y penser quand vous s’rez condamnée...

Pour lui la sentence ne faisait aucun doute ! Il s’en fut sur cette dernière parole. La prisonnière s’aperçut alors qu’elle ne lui avait même pas demandé son nom...

Au début de l’après-midi, un piquet de soldats armés de pertuisanes vint la chercher pour la conduire, de l’autre côté de la Voûte, dans les salles où se trouvait le double siège de la Prévôté et de la Justice. Il y avait aussi là autrefois les Finances mais le ministre Sully les avait transportées à la Bastille dans une tour que l’on appelait depuis le Trésor.

On introduisit Lorenza dans une vaste salle du rez-de-chaussée, plus longue que large, chichement éclairée par une étroite ogive de pierre enfoncée dans l’épaisse muraille. Deux torches accrochées dans des griffes de fer aidaient à y voir plus clair, comme les deux chandeliers posés sur une table derrière laquelle se tenaient trois hommes dont celui du centre siégeait sur une cathèdre élevée d’une marche et au-dessus de laquelle les armes de France rejoignaient la nef héraldique de Paris. Celui-là était le Prévôt et les deux autres, vêtus de noir et assis devant quelques papiers, ses assesseurs.

Sur l’un des côtés de la salle, un quatrième personnage écrivait debout derrière un lutrin, à l’endroit le mieux éclairé et, en face de lui, un rouleau de papier à la main, un cinquième porteur d’une robe noire. De ces deux-là, l’un était le greffier et l’autre le procureur Génin. Enfin deux sergents vêtus de rouge et de bleu, aux couleurs de la ville, veillaient près d’une porte basse. Il n’y avait personne dans le fond de la salle, l’audience devant se dérouler à huis clos.

Les gardes de la prisonnière la firent asseoir sur un tabouret en bois, la sellette, placée en face du prévôt au milieu d’un grand espace libre et on libéra ses poignets qu’elle frotta machinalement comme pour enlever une souillure. Comprenant qu’elle était devant ses juges, elle prit une profonde aspiration pour chasser la peur qu’elle sentait venir. En outre, elle avait froid et devait faire appel à tout son courage pour ne pas trembler... Cependant, la lecture de l’acte d’accusation commençait :

— Par-devant nous, Jean d’Aumont, prévôt pour le Roi siégeant en la chambre du Grand Châtelet, comparaît ce jour la nommée Lorenza Davanzati, née dans la cité de Florence en Toscane le 27 octobre 1581, fille noble accusée d’avoir assassiné dans la nuit du 3 décembre le noble seigneur Hector Louis Gaston, marquis de Sarrance en Béarn à qui elle venait d’être unie par les liens d’un mariage chrétien. Reconnaissez-vous les faits ? ajouta-t-il en faisant peser un regard sévère sur la jeune fille.

Cette fois la bataille était engagée. Cela lui rendit aussitôt toute sa combativité :

— Je n’ai pas tué M. de Sarrance ! répondit-elle.

— Comment se fait-il, en ce cas, qu’on ait retrouvé au matin, M. de Sarrance étendu sur l’escalier de son hôtel, sis rue de Bethisy, la gorge tranchée sans que l’on puisse d’ailleurs retrouver l’arme qui lui a ôté la vie ?

— Je n’en sais rien. Je m’étais déjà enfuie...

— Vous l’admettez. Et cela vous paraît normal qu’une jeune épousée abandonne la demeure de son époux en plein milieu de sa nuit de noces ?

— Certes pas... mais rien n’est normal dans cette histoire !

— Eh bien, racontez ! Nous sommes là justement pour vous entendre.

— Sur les ordres de Son Altesse Ferdinand Ier, grand-duc de Toscane et de son épouse, Christine de Lorraine, j’ai été amenée en ce pays-ci afin d’y épouser le comte Antoine de Sarrance, fils du marquis. Or ce denier m’a réclamée pour lui-même et, en dépit de mes refus successifs, m’a contrainte à me laisser marier. Même au pied de l’autel je voulais dire non. Alors quelqu’un m’a forcée à courber la tête en guise d’assentiment.

— Qui donc ?

— Je l’ignore. J’étais trop bouleversée pour me retourner et chercher. Ensuite, tout le monde s’est rendu rue de Bethisy pour le festin de noces à la fin duquel les dames m’ont conduite dans la chambre et dévêtue... Après quoi, M. de Sarrance est venu. Il était à moitié ivre et furieux. Il m’a jetée à bas du lit en m’accusant d’avoir voulu le faire poignarder puis il a saisi un fouet et m’a cinglée de coups. Il avait perdu l’esprit et m’aurait tuée si, en tentant d’échapper à mes souffrances, je n’avais trouvé sous ma main un objet en bronze que je lui ai lancé à la tête. Il est tombé sans connaissance et j’en ai profité pour fuir. Je saignais de partout. J’avais affreusement mal et jetais désespérée... J’ai couru à travers les rues de Paris jusqu’à ce que je trouve la Seine... où je me suis jetée !

— Mais vous n’y êtes pas restée puisque vous voilà... et bien vivante, il me semble ?

— Quelqu’un m’a vue tomber et m’a sauvée...

— Qui donc ?

— M. de Courcy, un ami du jeune M. de Sarrance !

— Comme par hasard ! C’est merveilleux en vérité et nous attendons la suite avec impatience. Qu’a-t-il fait de vous ? Il vous a conduite chez lui ?

— Qu’aurait-il fait de moi ? Il m’a confiée à une dame de ses amies... dont je ne sais pas le nom et qui m’a soignée.

— Et pendant tout ce temps vous n’avez pas réussi à en savoir plus ? C’est pour le moins étrange !

— Je ne trouve pas. Elle ne le voulait pas. J’étais dans une chambre à l’écart et seule une servante sourde et muette s’occupait de moi... Il ne fallait pas que l’on me sache chez elle !

— Pour quelle raison ? Elle avait honte d’avoir recueilli une criminelle ?

— Peut-être ! Elle savait que j’étais recherchée. Mais que ne demandez-vous à M. de Courcy ?

— Il a disparu. Bizarre non ? Mais continuez ! C’est de plus en plus divertissant !

— Pas pour moi ! Voici peu elle m’a appris la mort du grand-duc et aussi que notre ambassadeur Filippo Giovanetti rentrait à Florence. Je l’ai suppliée de me procurer un habit de garçon de manière à passer inaperçue et de me faire conduire chez l’ambassadeur qui m’a toujours montré beaucoup d’amitié. Il allait partir, je lui ai demandé de m’emmener... Il y a consenti mais sans doute était-il surveillé. Vous savez la suite...

— Ce n’est pas le plus intéressant ! Mais revenons à la nuit de noces qui, elle, est passionnante. Vous prétendez que votre époux, persuadé que vous souhaitiez sa mort, vous a fouettée jusqu’au sang ?

— Si je n’avais pu l’arrêter il m’aurait tuée...

— Un pareil traitement a dû laisser des traces ?

— En effet. Certaines ne s’effaceront jamais !

— Alors montrez-les-nous ! Déshabillez-vous !

Lorenza devint pourpre :

— Ici ? Devant tous ces... Ne pourriez-vous faire venir... des femmes ?

— Nous n’en avons pas dans la justice mais... nous verrons cela plus tard. Donc vous avez réussi à faire perdre connaissance au marquis. Où vous trouviez-vous alors ?

— Dans la chambre.

— Dans ce cas, comment expliquez-vous que ce soit dans l’escalier qu’on l’ait retrouvé couvert de sang ? Il est assez éloigné de la chambre.

— Comment voulez-vous que je l’explique : j’avais fui...

— En emportant l’arme qui vous avait si utilement servie car on ne l’a pas retrouvée.

— C’est le meurtrier qui l’a ! Pas moi !

— Naturellement ! Comment n’y avons-nous pas pensé !... Il faudra y revenir mais en attendant vous maintenez que cet assassin, ce n’est pas vous ?

— Formellement. J’ai blessé le marquis au front mais nulle part ailleurs.

— Vous maintenez aussi qu’il était seulement inconscient quand vous vous êtes enfuie ?

— Inconscient mais vivant... et sur le sol de la chambre. Par le Dieu Tout-Puissant qui m’entend, j’en fais serment !

— Prenez garde à ne pas vous parjurer car c’est chose grave ! Il serait si simple d’avouer ! Puisque vous reconnaissez l’avoir frappé pourquoi ne pas continuer jusqu’au bout ? Sachez que nous possédons les moyens de vous faire parler...

Elle sentit un frisson de terreur courir le long de son dos :

— Je sais... Pourtant je ne peux dire que la vérité !

— C’est ce que nous allons voir ! Gardes !

Les deux sergents qui veillaient près de la porte basse vinrent s’emparer de la prisonnière pour la lui faire franchir et descendre l’escalier sur lequel elle ouvrait... Devinant ce qui l’attendait, elle tenta instinctivement de résister mais ses forces étaient dérisoires auprès de celles de ces hommes impassibles. Au bas des marches, il y avait une sorte de caveau éclairé par une étroite fente dans le mur, des torches et un four rougeoyant pratiqué dans la muraille et fermé par une grille à travers laquelle des instruments variés étaient disposés : longues tiges de fer, tenailles et pinces qui donnèrent le frisson à la malheureuse. Elle se sentit perdue. Comment ne pas avouer n’importe quoi quand ces outils terrifiants vous mordaient ?

Outre le four, il y avait aussi une grande roue armée de pointes, une planche de bois grossier entre deux treuils équipés de cordes pour étirer les membres de l’accusé, et aussi un banc de pierre pourvu d’un mince matelas de cuir portant des taches suspectes, à côté duquel on pouvait voir des objets divers comme des seaux d’eau et un entonnoir de bonne taille. Deux hommes aux bras puissants, vêtus et masqués de rouge, attendaient là.

Ce fut à l’un d’eux que l’on confia la jeune fille qu’ils dépouillèrent entièrement de ses vêtements avant de la coucher sur le matelas et d’attacher ses pieds et ses mains remontées au-dessus de sa tête.

— Nous allons vous faire subir la question de l’eau qui est la moins douloureuse et ne laisse pas de traces, lui annonça le procureur.

Mais les juges venaient de descendre dans le caveau et Jean d’Aumont s’approcha du corps dénudé sur lequel il se pencha en ordonnant :

— Que l’on m’éclaire !

L’un des bourreaux tendit une torche cependant que le Prévôt, sourcils froncés, remarquait :

— Cette femme disait vrai en prétendant avoir été cruellement fouettée. Les marques sont encore bien visibles... Regardez !... Là... Là et encore là...

Sans y touchez, ses doigts désignaient le ventre, les cuisses, les bras que les autres vinrent examiner à leur tour :

— Pourtant, remarqua l’un, le témoin visuel que nous avons entendu n’y fait pas allusion...

— Rien ne dit que ce soit l’œuvre du mari, renchérit un autre...

— Peut-être mais les blessures dont plusieurs sont encore mal cicatrisées doivent dater de ce moment, insista le Prévôt. Cela suffit pour surseoir à la question. Nous y reviendrons après la confrontation si besoin est. Détachez-la et ramenez-la dans sa prison !

Ravagée par la honte d’avoir été dénudée par ces mains brutales et exposée au regard de tous ces hommes, Lorenza se hâta de passer sa chemise mais ses mains tremblaient si fort qu’elle ne parvenait pas à enfiler ses chausses. Compatissant peut-être, l’un des bourreaux l’aida avec quelque douceur. Mais comme le Prévôt, après avoir conféré avec ses assistants, s’apprêtait à remonter, elle l’appela :

— S’il vous plaît, Monsieur le Prévôt !

— Que voulez-vous ? fit-il en se tournant vers elle.

— Ne pourrait-on me rendre mes vêtements féminins ?

— Où sont-ils ? A l’hôtel de Sarrance, je suppose ?

— Non. Aucun ne s’y trouve à l’exception de ma robe de mariée. Le marquis, pour ce premier soir, n’avait accepté ni mes serviteurs ni mes coffres. Tout cela ne devait être apporté que le lendemain. Donc ils sont restés au Louvre dans le petit appartement que l’on m’y avait donné, voisin de celui de la signora Concini. Mes bijoux y étaient aussi !

D’Aumont fit la grimace mais poursuivit :

— Ne vous en a-t-on pas donné de rechange dans ce mystérieux endroit où vous vous êtes réfugiée ?

— Si, bien modestes, mais qu’on ne m’a pas laissé le temps de prendre quand j’ai été arrêtée. Ils sont partis avec messer Giovanetti... Je suis venue avec une fortune, constata-t-elle amèrement, et voilà tout ce qui m’en reste !

Si elle l’avait regardé, elle eût saisi une lueur de compassion dans les yeux du magistrat mais elle était trop meurtrie dans sa pudeur pour oser croiser un regard masculin.

— Soyez en paix ! Je vais faire en sorte que l’on vous porte ce dont avez besoin...

— Soyez-en remercié, Monsieur !... Du fond du cœur !

La voix était faible, morne, sans couleur. Jean d’Aumont hocha la tête sans essayer de cacher la pitié qu’il éprouvait :

— Pour aujourd’hui, vous ne comparaîtrez plus ! Reposez-vous autant que vous le pourrez... et que Dieu vous aide !

Il lui avait parlé doucement. C’était peu mais la prisonnière en tira un léger réconfort et, quand elle eut regagné sa prison, elle s’étendit sur sa paillasse en s’enveloppant étroitement dans ses couvertures et s’endormit... comme une masse.

Elle ne s’éveilla que dans la nuit. Même le passage du geôlier ne l’avait pas tirée de son sommeil. Pourtant il était venu lui porter sa nourriture et avait poussé la complaisance jusqu’à lui laisser une lanterne allumée. En outre, un paquet de vêtements était posé sur le tabouret. Elle se hâta de manger la soupe qui était encore tiède, le pain et le fromage qui l’accompagnaient et but un peu de vin. Ensuite elle examina les habits, craignant qu’on ne lui eût expédié que ceux de quelque servante et de propreté douteuse mais elle fut vite rassurée : le linge, les jupons, la robe d’épais drap vert foncé avec une petite fraise et des manchettes blanches, étaient bien à elle comme les bas et les souliers de bon cuir et même les gants. Ce n’était pas ce qu’elle possédait de plus élégant mais cela lui appartenait et elle en aurait pleuré de bonheur. Et, comble de félicité, une main compatissante y avait joint un morceau de savon, une serviette et un peigne... Lorenza ne voyait pas à qui cette main pouvait appartenir mais c’était au moins celle d’une personne qui ne lui voulait pas de mal.

Pensant qu’on la lui renouvellerait au matin, elle se servit de l’eau de la cruche pour faire un brin de toilette puis elle peigna sa chevelure en désordre que, faute d’épingles, elle tressa en une épaisse natte qu’elle laissa retomber sur son épaule. Après quoi, elle se sentit mieux. Incroyable ce que de menus soins et des vêtements familiers pouvaient apporter de réconfort ! Mais cela, il fallait avoir touché le fond de la misère pour l’apprécier.

Quand le geôlier revint avec la soupe – assez claire mais où nageaient de petits morceaux de viande ! – et le pain de la journée, il en resta pantois :

— Qu’est-ce que vous êtes belle ! Admira-t-il, sincère. V’s’avez vraiment pas l’air d’une tueuse !

— C’est que je n’en suis pas une !

— Ça, c’est c’que disent tous ceux qui passent ici après avoir trucidé quelqu’un. Tous innocents ! Même les pires ! Mais vous... c’est drôle... j’aurais plutôt envie d’vous croire ! J’espère qu’y z’en penseront autant ceux d’en bas.

— Je vais retourner devant les juges ?

— Ça, vous pouvez en être sûre !

En effet, peu après 3 heures, le piquet de gardes vint la chercher pour la ramener dans la salle du tribunal où elle était venue la veille. Ceux qui y siégeaient étaient les mêmes à cette différence près qu’au lieu de trois ils étaient cinq. La prisonnière n’y vit pas un heureux présage : cela en faisait deux de plus à convaincre...

Néanmoins, elle se sentait moins anxieuse... Avoir éveillé la pitié du Prévôt était un soutien même si, en d’autres temps et autres lieux, elle en eût été offensée mais, perdue au milieu de ce peuple étranger décidé à voir en elle une coupable, elle était sensible à la plus infime marque de sympathie. Et Dieu savait si elle allait en avoir besoin car, cette fois, il y avait du public massé dans le fond mal éclairé de la salle, contenu par des gardes armés de hallebardes qu’ils tenaient à l’horizontale afin de maintenir tout élan intempestif, mais bien présent si elle en croyait le sourd grondement qui s’était élevé à son entrée. Cependant, l’accusateur reprenait la parole :

— Femme, commença-t-il dédaigneusement et sans se préoccuper d’autres formules de politesse. Hier, il a été sursis à la torture que vous alliez subir sur l’ordre de Monsieur d’Aumont, grand prévôt de Paris, qui préside ces audiences parce qu’il semble que, sur un point au moins, vous nous ayez dit la vérité. Mais cette vérité, il convient de la confirmer car le meurtre du très excellent seigneur Hector, marquis de Sarrance, a eu un témoin des plus fiables que nous allons entendre maintenant. Un témoin dont nous ne saurions douter puisqu’il s’agit de votre seule parente, dame Honoria Davanzati.

Lorenza sentit une main de glace se refermer sur sa gorge ! Dieu seul savait ce que cette affreuse harpie allait proférer mais ce ne serait en aucun cas à son bénéfice. Si ces gens-là croyaient, elle était perdue. Cela la poussa à un coup d’audace :

— Elle n’est pas ma seule parente ! J’en ai une autre, infiniment supérieure parce qu’elle est la reine de France qui est aussi ma marraine !

— Par voie bâtarde ! Ce qui fait une différence !

— Dans ce bas monde tout au moins car je ne crois pas qu’il en soit de même devant le Seigneur Dieu ! Lui sait toute vérité...

— Nous espérons bien l’apprendre aussi ! Que l’on fasse entrer cette dame ! Et que l’on se hâte !

L’instant d’après, Honoria faisait une entrée théâtrale à souhait au milieu d’un soudain silence. Tout de noir vêtue, la démarche hésitante soutenue d’un côté par une canne et de l’autre par l’une des femmes de chambre de Marie de Médicis, elle s’avança à petits pas jusqu’à un fauteuil que l’on venait d’apporter en le plaçant non loin de l’accusée et face au tribunal. Elle tenait à la main un vaste mouchoir blanc bordé de noir qu’elle portait de temps en temps à son visage plus jaune encore que d’habitude et semblait sur le point de rendre l’âme à chaque respiration. Finalement, après avoir répondu vaguement au salut du Prévôt, elle se laissa tomber lourdement dans le siège offert et renifla si vigoureusement le flacon de sels que lui présentait sa compagne qu’elle éternua à plusieurs reprises. Ce qui la fit pleurer.

— Madame, dit le procureur après lui avoir adressé un bref salut. Voulez-vous bien regarder celle que nous jugeons aujourd’hui et nous dire s’il s’agit de votre nièce ?

— Pour mon malheur, Monsieur, et celui de toute une famille dont elle est devenue la honte ! Mais je savais depuis longtemps qu’il en serait ainsi et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu l’accompagner en France... afin d’essayer, par mes faibles moyens, de l’empêcher de nuire et cela en dépit des maux qui m’accablent et dont j’ai d’ailleurs manqué périr durant cette abominable traversée. Vous n’imaginez pas...

— Nous imaginons très bien, au contraire, Madame, mais de grâce je vous demande d’en venir dès à présent à ce qui nous occupe. Vous avez confié à Sa Majesté la Reine, qui a bien voulu nous le faire savoir, que vous aviez pu assister au meurtre du marquis de Sarrance dont la bénédiction nuptiale venait de faire votre neveu...

A cette évocation qui ne la rajeunissait pas, puisque Hector était plus vieux qu’elle, Honoria fit une si affreuse grimace que Lorenza eut une soudaine envie de rire en dépit de sa tragique situation.

— Effectivement. Toutes les dames s’étaient retirées après le coucher de la mariée mais moi je suis restée.

— C’est faux ! protesta Lorenza. Le marquis avait exigé de rester seul avec moi durant cette nuit. Même les domestiques devaient se retirer et surtout les gens de mon entourage. Il n’y avait plus personne sauf ceux qui, du fait de leur ivresse, ne pouvaient se tenir debout. Je précise que donna Honoria avait dû rentrer au Louvre après la cérémonie !

— Non. Je suis entrée avec les autres dames et, quand elles se sont retirées, je me suis cachée dans une chambre.

— Pourquoi ? S’étonna d’Aumont. Vous vouliez être certaine que le mariage serait bien consommé ?

— Non. Je redoutais le pire pour ce pauvre homme. Savez-vous qu’avant de venir en France, cette fille avait été sur le point de se marier et que, la veille des noces, le fiancé a été poignardé après avoir enterré sa vie de garçon en sortant d’un cabaret ? Tel devait être d’ailleurs le sort de quiconque oserait épouser cette vipère.

Il y eut un murmure dans le public auquel d’Aumont imposa silence sous peine de faire évacuer la salle.

— Poursuivez ! dit-il à Honoria. Donc vous vous êtes cachée dans une chambre... et alors ?

— Après le départ des dames, les hommes ont continué à boire puis ils ont accompagné l’époux jusqu’à sa chambre et sont partis. C’est à ce moment que j’ai quitté ma cachette afin de pouvoir entendre...

— Quoi ? fit le procureur. Les baisers et caresses que se dispensent de nouveaux époux ne font pas tant de bruit !

— Il n’en a guère été question ! J’ai entendu le marquis accuser cette fille d’avoir voulu le faire tuer. Tout recommençait comme à Florence, vous comprenez ?

— Oui. Et ensuite ?

— Il y a eu des bruits de lutte puis des cris : furieux, le marquis avait saisi un fouet et administrait une correction à cette meurtrière. Elle hurlait... après quoi il n’y a plus eu de bruit et j’ai entrouvert la porte de la chambre : le pauvre homme gisait à terre. Il avait dû être assommé par un objet lourd. Elle était à genoux près de lui, un poignard à la main... Elle avait l’air d’une folle et... riait... riait...

— Et vous n’êtes pas intervenue ?

— Moi ? Voyez ma faiblesse, messeigneurs ! J’avais bien trop peur. Je me suis sauvée sur la pointe des pieds en priant Dieu qu’elle ne m’entende pas mais elle était bien trop occupée par son affreuse besogne. J’ai pu quitter l’hôtel sans rencontrer personne et je suis rentrée au Louvre aussi vite que j’ai pu ! Oh ! J’ai cru mourir cent fois pendant ce retour...

— Quelqu’un vous a vue ?

— Les gardes, je suppose. Ceux qui n’étaient pas ivres tout au moins mais surtout Madame Concini qui est dame d’atour et la plus proche amie de Sa Majesté. C’est elle qui m’a réconfortée, rassurée et empêchée d’aller, dès l’aube, avertir les autorités. Elle m’a dit que ce serait stupide puisque nous avions notre bonne reine qui remplace le Roi quand il est absent... Voilà tout ce que je sais, Messieurs, et si vous voulez bien me permettre de me retirer. Je me sens lasse, vous savez, mais il fallait que j’accomplisse mon devoir... si cruel soit-il.

La voix de Lorenza s’éleva alors, lourde de mépris :

— Cruel ? A qui ferez-vous croire cela ? Vous vivez l’heure la plus exaltante de votre vie : pouvoir m’insulter, m’accuser impunément d’un crime que je n’ai pas commis et cela à la face de tous ! Oseriez-vous jurer sur le sang du Christ que vous avez dit la vérité ?

— Je dis toujours la vérité !

— Ce n’est pas cela que je vous demande : jurez-vous sur le...

— Cela suffit ! Intervint le procureur Génin. Nous sommes céans pour entendre la déposition d’un témoin que je considère comme des plus fiables, non pour assister à une querelle de famille ! Madame Davanzati, nous avez-vous dit tout ce que vous savez ?

— Je l’espère... Si j’ai oublié quelque chose, que l’on veuille le pardonner à mon esprit troublé...

— Il le sera plus encore, ton esprit, méchante femme, quand tu auras ma mort sur la conscience, lança Lorenza. Ma vie va sans doute s’achever bientôt et je ne la regretterai pas mais toi, je te prédis une éternité de tourments quand tu devras rendre compte à la justice de Dieu et...

— Cela suffit ! Coupa le procureur. Madame, vous pouvez vous retirer !

— Un instant !

La voix du Prévôt tonna si fort que le silence devint absolu :

— Il me semble, ajouta Jean d’Aumont avec sévérité, que vous faites peu de cas du tribunal, procureur ! Vous n’êtes pas seul ici, que je sache ?

— Veuillez me pardonner mon excès de zèle, Monsieur le prévôt, mais je ne vois pas ce que le témoin pourrait nous apprendre de plus ?

— Vous pourriez lui demander à qui ira ma fortune après ma mort ? proposa Lorenza.

— A l’héritier naturel du marquis de Sarrance ! A son fils.

— Il l’a refusée, m’a-t-on dit ?

— Qui « on » ?

— L’ambassadeur de Florence avec qui je voulais quitter Paris... en abandonnant tout ce que je possédais. Alors je répète : si M. de Sarrance refuse les biens, considérables, que j’apportais, à qui iront-ils... sinon à ma chère tante ? C’est bien là-dessus qu’elle compte !

Les cris d’indignation d’Honoria furent couverts par les coups de bâton que d’Aumont abattait sur la table :

— Assez ! Inutile de vous récrier ainsi, Madame ! Les biens d’une condamnée – si condamnation il y a ! – reviennent à la Couronne !

— On me l’a dit aussi, mais je jurerais quelle s’arrangera pour s’en faire octroyer une partie. En tenant à venir en France, ce n’est pas moi qu’elle accompagnait mais la fortune des Davanzati, la seconde de Florence après celle des Médicis...

— Mais faites-la donc taire, glapit Honoria, hors d’elle. Ou plutôt faites-lui avouer son crime et qu’on en finisse ! Confiez-la aux tourmenteurs. Ils sauront bien lui arracher la vérité !

Une subite nausée fit pâlir Lorenza. Cette femme de son sang, la propre sœur de son père, la haïssait au point de réclamer qu’on lui applique la torture ? Sans doute espérait-elle se repaître des cris que lui arracherait la souffrance. Mais déjà le Prévôt reprenait :

— Encore une fois, c’est à moi qu’appartient la direction de ce procès ! Je vous prie de sortir, Madame !

— Vous allez la condamner, n’est-ce pas ?

— Ne m’obligez pas à répéter que nous sommes les juges. Pas vous ! Soyez sûre que votre témoignage sera pris en considération !

Il n’ajouta pas « hélas » mais c’était écrit dans le regard sombre voilé de tristesse dont il l’accompagna jusqu’à sa sortie... Le peuple, lui, murmurait et il fallut de nouveau lui imposer silence...

Debout au fond de la salle où il s’était faufilé juste avant que l’on ne ferme les portes, Antoine, lui, ne disait rien. Il se contentait d’écouter et de regarder. De regarder surtout la fine silhouette verte qui se tenait si droite au milieu de ces gens de justice. Comme la veille – mais cela il l’ignorait, étant absent ! – elle avait repoussé avec dédain la sellette, sorte de pilori miniature où avaient pris place tant de misérables issus de la lie du peuple.

Il avait espéré, en venant, rompre le charme dont elle le tenait captif depuis Fontainebleau mais il n’en avait rien été. Plus pâle, plus menue – elle avait été malade disait-on ! –, elle lui parut plus belle que jamais dans cette simple robe sans autre ornement que la somptueuse tresse d’or glissant sur son épaule plus bas que la taille ! Et plus désirable si cela était possible. S’il ne pouvait lui pardonner la mort sauvage de son père, il pouvait comprendre qu’elle ait eu peur de lui. En la découvrant dans son lit sans autre voile que cette chevelure dénouée, le vieux avait dû prendre feu. Si elle lui avait opposé la moindre résistance, il l’avait sans doute brutalisée allant peut-être jusqu’au viol ! Si l’on en croyait la déposition de la tante, il l’avait frappée à coups de fouet ?...

Soudain une évidence s’imposa à lui : lorsque Honoria lui avait raconté sa version en présence de la Reine, la nuit fatale, il n’avait pas été question des coups de fouet. Il lui semblait maintenant que le récit était différent. N’avait-elle pas dit s’être évanouie ? C’était avant ou après le crime ? Tout se brouillait dans sa tête et, quand Honoria fut invitée à se retirer, il voulut la suivre mais il n’en fut pas capable parce qu’il s’était fait coincer dans un angle par une foule qui, rompant le service d’ordre, n’avait fait que grossir. En outre, il voulait connaître la suite, savoir si d’autres témoins allaient se présenter, si Lorenza allait être livrée aux bourreaux pour qu’on lui arrache des aveux.

C’était le souhait de la majorité du public bien qu’il n’eût pas le droit d’assister à la question mais, comme le fit remarquer une grosse femme à la bouche gourmande, on pourrait au moins entendre les cris et deviner, selon leur ampleur, l’intensité des tourments !

— Si c’est de l’eau, on n’entendra rien du tout ! grogna son voisin. Le patient étouffe et ne peut émettre que des glouglous...

L’affaire fut rondement tranchée. En se levant, le Prévôt annonça que la cour se retirait pour délibérer et que l’accusée devait être ramenée dans sa prison... Quelqu’un osa crier :

— Pas de torture alors ?

D’Aumont se levait avec un pli de dégoût aux lèvres et ce fut le procureur qui se chargea de la réponse :

— Nous n’en avons pas besoin !

— Elle va être exécutée ?

— Vous le verrez bien !

— Oui, mais le Roi peut faire grâce ? On dit qu’elle lui plaît !

— Le Roi est absent. Et puis en voilà assez ! Sortez tous ou je vous fais expulser par les gardes !

La salle se vida en maugréant. Le spectacle avait été trop court à son goût mais toute résistance était vaine. On se consola en pensant qu’il y aurait une suite et que la Sorcière de Florence – c’était le nom qu’on lui avait donné – n’échapperait pas à son destin. Même s’il eût volontiers couché avec elle, le Béarnais ne gracierait pas la meurtrière de son plus vieil ami, qui était de surcroît l’un de ses plus vaillants capitaines.

Antoine, que son colonel avait exempté de service jusqu’à ce que l’affaire soit terminée afin de le soustraire à la curiosité plus ou moins bienveillante de ses camarades, alla manger une soupe et une tourte à l’auberge La truie qui file puis rentra chez lui... Depuis le début du mois, un froid glacial s’était abattu sur le pays. Pourtant la neige était absente et c’était aussi bien. Cela évitait les plaques de verglas, génératrices de jambes cassées et les Parisiens, prudents, évitaient de jeter leurs eaux usées par les fenêtres. La Seine, elle, charriait des glaçons ce qui ne simplifiait pas la tâche des porteurs d’eau. Quoi qu’il en soit, on n’était, mieux nulle part ailleurs que chez soi, au coin du feu...

C’est tout juste là qu’il retrouva Gratien. Accroupi près de la cheminée, il grillait des marrons dans une poêle à frire. Un menu cadeau de Mme Pelou, la cuisinière de la maison quand elle l’avait vu revenir tout à l’heure le nez bleu de froid. Elle y avait joint un pot de vin à la cannelle tout prêt à être réchauffé. Elle s’était d’ailleurs montrée généreuse en ajoutant :

— Tu partageras avec Monsieur Antoine quand il rentrera. Ça lui fera plaisir. Je lui trouve petite mine depuis qu’il est revenu !

C’était peu de le dire. Pris entre la mort brutale de son père, le sort d’une femme dont il ne savait plus très bien s’il l’aimait ou la détestait et l’absence plus qu’inquiétante de Thomas, le nouveau marquis de Sarrance cherchait vainement à quel saint se vouer. C’était surtout le troisième point dont il souffrait le plus. Solidement équilibré sur ses grands pieds, Thomas avait réponse à tout, trouvait une solution pour tout... Et quelle vitalité alors que la sienne commençait vraiment à lui faire défaut !

Tout en lui avançant un fauteuil et en le nantissant d’une écuelle de marrons brûlants, Gratien l’observait du coin de l’œil :

— Je crois que j’ai trouvé une piste ! annonça-t-il, l’air engageant.

Occupé à se brûler les doigts, Antoine demanda :

— Où cela ?

— Ben... rue des Poulies, voyons ! J’ai réussi à prendre langue avec la fille de chambre de la Maupin. L’homme – un natif de Florence qui s’appelle Bruno Bertini – est l’amant de cœur de la Maupin qui le loge gratis. Paraîtrait qu’elle en est folle. Il y passe le plus clair de la journée sauf à se rendre parfois chez un compatriote, le signor Concini, qui habite une maison proche du Louvre. C’est surtout la nuit qu’il sort pour se rendre dans un tripot de la Cité... Mais ce tantôt il est allé droit chez un armurier dans la rue du Roi-de-Sicile. Comme il y avait deux ou trois personnes déjà, j’y suis entré moi aussi et j’ai vu que le Bertini se retirait avec le patron dans l’arrière-boutique. Je me suis alors rapproché autant que j’ai pu en ayant l’air de m’intéresser à des couteaux sur un présentoir. Bertini venait chercher une dague qu’il avait donnée à réparer. Ça a discuté un bout de temps parce qu’on avait changé la lame dont l’extrémité avait été brisée au lieu de la travailler à la meule pour lui redonner du piquant. Le Bertini rouspétait que ça lui coûtait trop gros. Agacé, le patron a défait le paquet pour lui démontrer qu’il aurait été dommage de se contenter de rafistoler une arme de cette valeur. C’est vrai qu’elle était belle ! La poignée était sertie d’une fleur de lys dessinée avec des pierres rouges...

— Des rubis ou des escarboucles ?

— J’en sais trop rien ! Un beau rouge quoi ! Comme du sang frais... D’ailleurs le marchand a prononcé le mot mais il a tout de suite baissé la voix et je n’ai entendu que la fin de son discours : il disait que c’était nécessaire de changer la lame parce qu’après le coup qu’elle avait reçu elle risquait de se briser à nouveau.

— Ça s’est terminé comment ?

— Le Bertini a fini par payer ce qu’on lui demandait et il est rentré chez lui. De toute façon, je ne vois pas pourquoi il a fait tant d’histoires. S’il est de la bande des Conchine, il a les moyens...

Antoine ne répondit pas. Après avoir attendu un instant un commentaire quelconque, Gratien se remit à griller ses marrons, un peu vexé tout de même. Il pensait que ses longues heures de faction et le résultat qu’il en avait obtenu méritaient au moins quelques félicitations. Monsieur Thomas, lui, ne les lui auraient pas ménagées et, à la pensée qu’il ne reverrait peut-être plus ce bon garçon, il faillit pleurer. Un si bon maître ! Aussi n’avait-il aucune envie de finir ses jours au service de Monsieur Antoine... Il l’aimait bien mais sans plus et n’aurait pas de raison de rester avec lui. Si Monsieur Thomas devait ne plus revenir, Gratien retournerait tout naturellement à Courcy. C’était sa terre natale et même si le vieux Courcy, père du jeune baron, n’était pas facile à vivre – surtout pendant ses crises de goutte ! –, il était malgré tout plus réjouissant que les Sarrance père et fils. Leur comportement lui échappait complètement... Le dernier spécimen de la famille, en tout cas, s’assombrissait à vue d’œil...

C’est qu’en reparaissant dans de telles conditions, chez un Italien plus ou moins lié à la clique suspecte des Concini, la dague au lys rouge signait irrévocablement, à ses yeux, la culpabilité de Lorenza. S’il en croyait la dame Honoria – et il n’y avait aucune raison de ne pas la croire ! – c’était elle qui l’avait apportée de Florence après l’assassinat de son fiancé. Curieux souvenir pour une jeune fille de cette classe ! En outre – toujours selon Honoria ! – Hector avait reproché à sa toute fraîche épousée d’avoir tenté de le faire occire, comme le jeune Strozzi à la veille de ses noces. Enfin, ce Bertini, le coup fait, avait eu le sang-froid de retourner s’affaler parmi les ivrognes de la nuit de noces pour en sortir sous les yeux du prévôt et titubant assez pour ne pas éveiller les soupçons. Conclusion : il était bel et bien l’homme de main de sa belle payse... et pourquoi donc pas son amant ? C’était lui sans conteste possible qui l’avait aidée à fuir après la raclée – méritée finalement ! – que lui avait infligé un époux trop justement courroucé ! Et même si la déposition d’Honoria devant les juges différait un peu du récit fait devant la Reine, l’essentiel y était, prouvant largement qu’elle était crédible !

— A quoi ressemble-t-il ce Bertini ? demanda-t-il brusquement.

Perdu lui aussi dans ses pensées, Gratien sursauta, faillit lâcher sa poêle et, finalement, la posa sur la pierre de l’âtre :

— Ben... A un homme de là-bas ! J’entends par là qu’il a le poil et les yeux noirs comme les plumes d’un corbeau, la moustache qui rebique et une barbichette au bout du menton.

— Presque tous ceux que la Reine a emmenés avec elle ressemblent à ça. Tu ne peux pas m’en apprendre plus ?

— Quoi, par exemple ?

— Je ne sais pas, s’impatienta Antoine. Il est grand, petit, gros, mince, beau ou laid ? Quel âge à peu près ?

— Ah, pour ça il est pas vilain ! Je dirai même que c’est un beau coquin : assez grand, bien bâti, la jambe nerveuse et l’air avantageux... D’ailleurs, il me semble vous avoir dit qu’il logeait gratis chez la Maupin qui passe pour avare sauf de ses charmes à condition qu’on lui paie un bon prix.

— Cela je le sais, des camarades m’en ont parlé...

— Pourquoi ne pas lui rendre une visite en ce cas ? Je suis persuadé qu’elle ne serait pas contre un moment avec un bel homme comme Monsieur Antoine. Si quelqu’un peut donner des renseignements sur le Florentin, c’est bien elle ! Et sur l’oreiller on peut en apprendre quand on sait y faire !

— Tu as raison ! J’y penserai...

Chapitre X Le ciel était sombre...

Lorenza savait à présent qu’elle allait mourir.

La sentence lui avait été signifiée la veille par le Prévôt en personne qui avait pris la peine d’escalader la raide vis de pierre de la prison afin de lui éviter de reparaître dans la salle d’audience. Quatre archers l’accompagnaient qu’il avait laissés derrière la porte du cachot où il était entré seul. Et visiblement peu satisfait de sa mission :

— Je crains, dit-il d’une voix contenue, d’être porteur de très mauvaises nouvelles et j’en suis, croyez-moi, sincèrement désolé...

Elle s’était levée pour l’accueillir mais éprouva quelque peine à demeurer debout : elle sentait ses jambes faiblir sous elle :

— Je suis... condamnée ? murmura-t-elle.

— Hélas oui ! En dépit de tous mes efforts parce que je ne vous crois pas coupable. J’ai même réussi, hier soir, à voir la Reine pour lui demander de faire grâce. Elle devrait le pouvoir durant l’absence du Roi, mais elle n’a rien voulu entendre arguant que plus haut est le rang, plus grave est le crime. Puisque vous êtes sa filleule elle tient à faire un exemple...

— Quelle belle âme !... Et quand dois-je être exécutée ?

— Demain matin vous serez conduite en place de Grève pour y être décapitée par la main du bourreau...

Tout en parlant, il s’était déplacé afin d’occulter de sa longue personne le guichet de la porte derrière laquelle se trouvaient les soldats.

— En principe, murmura-t-il, vous devriez entendre l’arrêt à genoux mais ici c’est mon territoire et j’y agis à ma guise. Donc, asseyez-vous !

— Merci... Je dois donc mourir sous la hache ?

— Non. Par l’épée. En France, seule une arme noble peut toucher une tête noble et le bourreau est d’une extrême habileté : vous n’aurez pas le temps de souffrir... juste... d’avoir peur.

C’était un peu apaisant mais elle frissonna tout de même :

— J’ai ouï dire qu’avant d’être exécuté on devait subir...

Elle n’alla pas plus loin, mais Jean d’Aumont avait compris :

— La question préalable ? Vous n’y serez pas soumise, pas plus qu’à l’amende honorable devant Notre-Dame et en chemise ! J’ai au moins obtenu cette tolérance en démontrant à la Reine quel effet cela pourrait avoir sur le peuple – vous êtes si jeune et si belle ! – mais surtout sur le Roi quand il rentrera. Même s’il aimait beaucoup M. de Sarrance, il pourrait montrer quelque mécontentement.

— Sait-on quand il doit rentrer ?

— Hélas non. C’est la raison pour laquelle l’on presse les choses. Croyez que je suis sincèrement navré !...

— Je vous remercie... mais tout à l’heure, vous avez dit que vous croyiez pas à ma culpabilité. Pourquoi ?

— Simplement parce que cela me paraît impossible venant de vous. Assommer un homme, oui, mais l’égorger ? Non !

— Le fils de... ma victime partage-t-il votre opinion ?

— Je l’ignore. Il n’est pas venu me voir... ni d’ailleurs Thomas de Courcy qui a autant dire découvert le corps avec moi et dont je connais bien le père. Mais celui-là a complètement disparu. Au point que je me demande s’il est encore vivant ! Lui vous aurait défendue avec acharnement.

— Disons alors que je n’ai pas de chance ! Il ne me reste plus qu’à prier Dieu et la Madone d’avoir pitié de moi...

Sentant venir les larmes, elle cacha son visage dans ses mains. Le Prévôt, comprenant qu’elle préférait rester seule, tendit le bras pour toucher son épaule dans un geste de réconfort, n’osa finalement pas et se retira en silence. Les verrous claquèrent derrière lui et l’écho des bottes ferrées des soldats se perdit dans l’escalier... Lorenza alors s’écroula sur sa paillasse en sanglotant...

Elle pleura longtemps. Moins sur sa brève vie gâchée que d’avoir vu s’écrouler ses rêves l’un après l’autre et d’avoir découvert que, loin d’être un don de Dieu, une trop grande beauté pouvait être une malédiction... Sur son chemin, elle n’avait rencontré que le désir. Pas cet amour sincère que savaient si bien attirer des filles moins généreusement dotées en apparence mais sans doute plus aimables. Vittorio peut-être ? Et encore ! Elle finissait par se demander si, passés les premiers temps de doux accomplissements, il lui aurait gardé amour et fidélité ? En Hector de Sarrance elle n’avait éveillé qu’une effrayante concupiscence. L’eût-il aimée -rien qu’un peu ! –, il ne lui aurait pas imposé ce traitement barbare qui l’eût sans doute tuée si elle n’avait réussi à lui échapper. Antoine ? Le seul regard qu’ils eussent échangé parlait de passion réciproque. Un authentique coup de foudre aussitôt retombé avant d’avoir pu s’épanouir comme une pièce d’artifice mouillée par la pluie... sauf de sa part à elle. Dieu, qu’il lui avait plu ! A sa simple évocation, elle sentait encore son cœur s’affoler ! Et certes, elle l’aimerait jusqu’au bout traînant comme la pire des croix cet amour qu’il rejetait avec horreur. Non seulement il ne bougerait pas un doigt pour la réveiller de son cauchemar mais peut-être sa voix se mêlerait-elle à celle de la foule hostile qui battrait l’accès à l’échafaud appelant sur la criminelle la malédiction du Ciel ? Que dire, en outre, des membres restants de sa famille ? L’une s’était faite son accusatrice sans hésiter un instant devant un énorme mensonge et l’autre avait approuvé sans la moindre hésitation sa condamnation à mort ! Même ceux qui lui avaient montré de l’amitié lui avaient été arrachés ! Disparu le gentil Thomas qui l’avait sauvée de la noyade. Chassé comme un gueux l’ambassadeur Giovanetti dont on lui avait appris qu’il l’aimait. Quant aux dames d’Entragues, tapies au fond de leur hôtel, elles s’étaient bien gardées de se manifester ! Et même le Roi au nom de qui on allait la tuer était parti au loin ! Elle ne laisserait derrière elle que le vide le plus absolu et une poignée de gens acharnés à se partager la fortune dont on l’avait spoliée comme une meute à la curée !

Le dégoût, la colère vinrent à bout de ses larmes. Elle se relevait pour baigner ses yeux dans un peu d’eau quand son geôlier entra porteur de sa nourriture. En l’apercevant, il eut une exclamation d’épouvante :

— Mon Dieu ! Dans quel état vous vous êtes mise ! Vous vous abîmez à pleurer comme ça ! Et c’est dommage !

— Croyez-vous que mon apparence ait une quelconque importance ? Demain, à cette même heure, je serai au fond d’un trou et ma tête séparée de mon corps !

— Je sais que c’est affreux mais si j’avais seulement une once de votre beauté, il me semble que je voudrais la conserver jusqu’à la fin. Vous savez, les petites gens sont sensibles à la façon dont un condamné va au supplice. D’aucuns lui jetteraient des saletés en l’injuriant s’il tremble ou montre sa peur, d’autres tomberaient peut-être à genoux pour prier s’il fait preuve de courage ! Tenez ! Commencez par manger ce que je vous porte, ajouta-t-il en soulevant la serviette inhabituelle couvrant une écuelle fumante. Vous avez de la soupe bien épaisse, du ragoût d’oie, une pomme et un gobelet de vin ! Et demain, quand vous aurez reçu la communion, vous aurez un verre de lait chaud !

Elle le regarda un instant, stupéfaite :

— Pourquoi faites-vous cela ? On vous en a donné l’ordre ?

— Oui. C’est Monsieur le Prévôt... mais, de toute façon, je vous aurais mis un petit quelque chose !

Le Prévôt ! Celui de ses juges qui la croyait innocente ! C’était sans doute l’unique ami – avec ce brave porte-clefs – qui la regretterait mais, au moins, il y en aurait un. Même au fond de sa misère c’était un vrai réconfort... et elle se promit de faire tout son possible pour ne pas le décevoir.

— Vous lui direz merci pour moi !... Et merci à vous aussi !

— C’est rien ! Mangez pendant que c’est chaud !

Pour rien au monde elle n’eût voulu lui faire de la peine et mangea tout ce qu’il avait apporté. Il la regardait faire avec un air de contentement qui lui fit plaisir.

— Là ! dit-il quand elle eut fini. Vous ne vous sentez pas un peu mieux ?

— Si !... Beaucoup mieux !

— Ben maintenant, tâchez de roupiller ! Le prêtre sera là à 8 heures de relevée !

Dormir ? Elle aurait bien voulu car elle redoutait ces interminables heures nocturnes seule en face d’elle-même à écouter s’égrener les battements d’un cœur que l’épée du bourreau ferait bientôt taire à jamais. Afin de repousser les affres de l’agonie, elle s’efforça de penser aux beaux jardins de son cher couvent des Murate, aux massifs de lauriers-roses qui en formaient le fond, les myrtes, les jasmins et les roses qui l’embaumaient et le flot capricieux de l’Arno que l’on pouvait contempler des fenêtres du couvent. Celui de Fiesole était bien joli aussi avec ses murets de pierres blondes apportant jusqu’aux abords de la ville le foisonnement de ses oliviers argentés. Elle revoyait aussi la splendeur sans égale des jardins Boboli où s’encadrait le palais des grands-ducs, semés de fontaines jaillissantes, de bassins d’eau claire où nageaient des poissons dorés, de statues d’un marbre plus blanc que la neige... de...

De l’évocation, elle passa au rêve parce qu’elle venait de s’endormir sans s’en apercevoir...

Une main qui secouait doucement son épaule la réveilla. Un jour grisâtre se montrait à l’étroite fenêtre et un moine en robe brune se tenait auprès d’elle...

— L’heure approche, ma fille, murmura-t-il. Je suis le frère Barnabé. Je suis venu vous assister afin de vous préparer à paraître devant votre Créateur.

C’était un vieux moine aux yeux clairs et emplis de compassion. Lorenza se hâta de se redresser, rejetant en arrière ses cheveux qui s’étaient dénoués durant son sommeil :

— Me voici tout à vous, mon père. J’ai un peu honte d’avoir tant dormi au lieu de préparer ma conscience à se confier.

— Un bon sommeil est un don de Dieu. On dit qu’il est l’apanage des cœurs purs... Est-ce le cas du vôtre ?

Elle s’agenouilla sur les dalles tandis qu’il s’asseyait sur la paillasse en traçant sur lui-même un large signe de croix. Elle joignit les mains et baissa la tête :

— Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai péché... mais devant vous, représentant du Seigneur à qui je vais devoir répondre de ma vie, je jure, sur le salut de mon âme, n’avoir jamais tué personne ! Pas même M. de Sarrance qui tentait de me détruire à coups de fouet. Je l’ai frappé, certes, avec une statuette en bronze que je lui ai lancée à la tête et je l’ai privé de connaissance assez longtemps pour me permettre de fuir, mais ce n’est pas moi qui lui ai tranché la gorge !

— Vous-même non mais il est des hommes que l’on peut acheter pour accomplir une vilaine besogne... Et vous êtes riche !

— Je l’étais mais ne le suis plus. Non, je n’ai acheté personne...

— Veuillez continuer !

Alors elle entreprit de vider son âme de tout ce qu’elle avait pu accumuler de fautes en un peu plus de dix-sept ans d’existence, retrouvant même des fautes dont elle s’était déjà confessée quand elle était encore enfant. Elle essaya de ne rien cacher de ses pensées sans oublier la haine que lui inspirait sa tante Honoria et qui s’étendait maintenant à la Reine qui l’avait menée là où elle en était...

— Il faut vous en repentir, ma fille !

— C’est difficile quand on vous a fait tant de mal !

— Je sais mais ce pardon n’en aura que plus de valeur auprès de Dieu et soulagera votre cœur.

— Vous croyez ?

— Bien sûr je le crois ! Avec l’aide de Dieu, aussi celle de Notre Dame, tout est possible. Nous allons prier ensemble !

Il dit les premiers mots d’une prière dont elle connaissait les réponses mais elle était longue et, quand le geôlier fit son apparition, ce n’était pas terminé. Devant les yeux pleins d’angoisse que la prisonnière levait sur lui, le frère Barnabé lui donna l’absolution in articulo mortis puis l’hostie qu’il portait dans une custode sous son scapulaire et enfin la bénit :

— Allez en paix, ma fille ! Je serai auprès de vous jusqu’au bout...

Soudain fébrile, elle se hâta de se préparer, remit de l’ordre dans ses vêtements, peigna ses magnifiques cheveux et les ressembla en une épaisse natte sans trop trembler, endossa son manteau et alla prendre place entre les archers debout dans l’escalier. On descendit jusqu’à la Voûte où attendait un tombereau. Là, on lui lia les mains et on l’aida à monter. Le frère Barnabé la rejoignit et l’attelage se mit en marche en cahotant sur les gros pavés de la ville.

Le chemin était court qui menait du Châtelet à la place de Grève mais, en dépit du ciel sombre menaçant pluie, la foule s’agglutinait, venant de partout. Même si la condamnée n’avait été jugée que par un tribunal de droit commun réservé aux gens de petit lieu afin d’ajouter l’humiliation à son désespoir, on savait qui elle était et un murmure ressemblant à un soupir de satisfaction s’éleva sur son passage. Elle choisit alors de regarder le ciel même s’il était triste à pleurer, même si aucun oiseau n’en traversait les nuages bas... Elle s’obligeait à penser que bientôt ce serait fini et qu’en somme elle courait vers cette délivrance à laquelle elle aspirait quand Filippo Giovanetti l’avait envoyée chercher. Mais comment imaginer que ce peuple qui saluait son apparition avec des grondements de colère et des cris de mort était celui-là même qui lui souriait le jour de son arrivée ? D’ailleurs, cette joyeuse commère qui lui avait lancé une pomme dans laquelle elle avait mordu à belles dents était peut-être présente ?

Le lugubre équipage avançait lentement à la suite des archers qui ouvraient le passage. Pourtant quelque chose se passait. Quand on entra rue de la Boucherie, on entendit une cloche de l’église Saint-Jacques sonner le glas. Cette unique note de bronze tomba sur la foule comme un rappel à l’ordre. Elle s’apaisa peu à peu. Quelqu’un cria :

— Elle est toute jeune, toute belle et riche ! C’est pour ça qu’on la tue !

— Respect à la mort ! Clama un autre.

Et ce fut le silence, troublé seulement par le grincement des roues et le lent battement, obsédant et lourd comme celui d’un cœur angoissé...

Avant même que l’on eût débouché sur la place de Grève, Lorenza avait vu l’échafaud dressé entre celle-ci et l’Hôtel de Ville. Tendue de noir, l’estrade dominait la houle de chapeaux et de bonnets. Un homme vêtu et cagoulé de rouge s’y tenait debout appuyé de ses deux mains sur une longue épée à large lame. Au-delà, sur une petite tribune dressée devant la maison commune, le Prévôt avait pris place encadré des juges et des échevins. La cloche tintait toujours. Elle ne se tairait qu’au moment où la tête tomberait.

L’attelage vint se ranger contre la plate-forme. Le moine aida la condamnée à descendre mais, en dépit de ses mains liées derrière son dos, elle voulut gravir seule le raide escalier. Il dut se contenter de suivre, un petit crucifix à la main. Il avait les larmes aux yeux et ne cessait de prier.

Parvenue sur l’échafaud, droite et fière, elle s’avança d’un pas ferme vers l’exécuteur qui, à son approche, mit un genou en terre pour obtenir son pardon.

— Je n’ai rien à vous pardonner, dit-elle. Mais ne pourrait-on me délier les mains pour que je puisse les joindre ?

Il acquiesça d’un battement de paupières, prit un couteau à sa ceinture et trancha la corde. Elle demanda encore :

— Devez-vous couper ma tresse ?

— Non. Il suffira que la nuque soit dégagée... C’est pour cela que je vais devoir échancrer le col de votre robe...

A ce moment, la rue de la Boucherie éclata en un énorme vacarme qui couvrit le glas : un cavalier hurlant « Place ! Place » à s’éclater les poumons fonçait à travers la foule qui s’ouvrait d’instinct. Au galop, il piqua droit sur l’échafaud, sauta de son cheval en voltige et grimpa l’échelle quatre à quatre :

— Ne touche pas à cette dame, bourreau ! Je suis Thomas, baron de Courcy et je veux l’épouser ! Et, par Dieu, je jure qu’elle est innocente !

Tandis que Lorenza, à bout d’émotions, cherchait l’appui du père Barnabé pour ne pas s’écrouler, la foule, toujours versatile, éclata en acclamations. L’arrivant faisait état en effet d’une loi antique permettant de libérer à l’ultime seconde un ou une condamnée si un homme ou une femme sans reproche demandait le mariage sachant parfaitement d’ailleurs que, ce faisant, il ou elle abandonnait tous ses biens. Il fallait donc aimer énormément pour en venir là et la loi en question avait fini par tomber en désuétude mais n’ayant jamais été abrogée, pouvait encore être utilisée...

Il y eut évidemment un instant de flottement sur la lugubre plate-forme mais déjà Jean d’Aumont y grimpait avec un piquet de hallebardiers destiné à mettre de l’ordre et tenir à l’écart le peuple qui menaçait cette fois de prendre l’échafaud d’assaut tant il y mettait d’enthousiasme.

— Nous allons, dit-il, rentrer dans l’Hôtel de Ville afin de discuter au calme ! Je vous avoue, baron, que je ne sais pas si votre requête est toujours recevable mais comme vous êtes le témoin indispensable que l’on croyait perdu, la sentence se retrouve invalidée jusqu’à preuve du contraire ! Mais, peut-être, devriez-vous assister donna Lorenza qui, j’ai l’impression, est en train de perdre connaissance.

C’était vrai, à la grande confusion du petit moine qui, peu habitué à soutenir les pâmoisons des dames, ne savait trop que faire de sa pénitente. Thomas se mit à rire, enleva Lorenza dans ses bras et sauta à bas de l’échafaud plus qu’il n’en descendit pour s’engouffrer dans le palais de la capitale tandis que le bourreau remettait sa lame au fourreau. Le ciel, lui, s’assombrissait à vue d’œil, prêt à se répandre, mais la foule ne bougea pas d’un pouce, décidée de toute évidence à attendre la fin d’un épisode aussi passionnant et ne regrettant pas l’exécution. Cela changeait de l’ordinaire et c’était bien plus amusant !

Certains, bien sûr, étaient déçus de ne pas avoir vu couler le sang. Cela donna lieu à de petites bagarres ponctuelles bien propres à calmer les nerfs et réchauffer les muscles en ce froid matin d’hiver.

Perdu au milieu de toute cette agitation, Antoine de Sarrance semblait frappé par la foudre. S’il n’avait été appuyé contre la fontaine qu’Henri IV venait de faire édifier en remplacement du vieux gibet permanent, il fût sans doute tombé comme celle qu’il était venu voir mourir dans l’espoir d’être délivré du sortilège dont elle le tenait captif.

Le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, enroulé dans un manteau noir, il s’était posté à l’issue d’une nuit sans sommeil, près de la Voûte du Châtelet avec, dans l’esprit, un mélange d’angoisse et de hâte...

Depuis qu’elle lui était apparue ce maudit soir de Fontainebleau, elle s’était emparée de son âme et lui qui en rencontrait si peu de cruelles, s’était senti faible comme un enfant quand le beau regard de velours noir s’était posé sur lui... D’instinct, il s’était élancé à sa rencontre afin de recevoir dans ses bras ce merveilleux cadeau du Ciel mais un autre s’était jeté à la traverse et cet autre était son père qui l’avait fait basculer dans le grotesque : cette enfant exquise modelée par l’Amour allait devenir sa belle-mère ! Quoi de plus risible ? Evidemment, le Roi lui avait permis de fuir jusqu’en Angleterre mais la belle image l’avait suivi, hantant ses rêves, surgissant partout même du fond des gobelets de vin quand il demandait à l’ivresse de lui accorder un moment d’oubli... Et il en avait cherché une à sa ressemblance parmi les jolies femmes de la cour anglaise sans en trouver une seule qui lui ressemblât. Au pied de Ses autels, il avait imploré Dieu lui-même de mettre fin à son supplice. Et la lettre était venue réclamant son retour : la trop jeune et trop belle épouse du vieux soldat l’avait assassiné, égorgé comme un porc à l’abattoir. Il n’avait pu que rentrer, traînant derrière lui un autre genre de tourment : intolérable pour un homme d’honneur : l’immonde satisfaction secrète de savoir qu’elle n’aurait pas à subir les assauts de ce vieillard et que lui-même ne verrait jamais la porte d’une chambre à coucher se refermer sur ce couple par trop disparate, le sauvant ainsi de son envie de meurtre.

Revenu à Paris, il avait presque réussi à se persuader de l’innocence de Lorenza mais, en dépit de toutes les objections qu’il formulait, il s’était heurté au témoignage effarant de la tante, aux certitudes de la Reine, sa parente cependant. Un nouvel espoir était venu avec les découvertes de Gratien mais que la dague au lys rouge soit aux mains de ce Bruno Bertini ne signifiait pas que Lorenza n’eût pas sur les mains le sang d’Hector. D’abord elle avait admis l’avoir frappé avec un objet lourd. En outre, le faux ivrogne était sur place et le fait qu’elle n’eût pas achevé elle-même l’ouvrage ne l’innocentait pas. Le Florentin avait agi pour elle. Cet homme qui était peut-être son amant.

Alors, même s’il avait relevé des discordances dans le récit de la tante Honoria, il avait senti un soulagement quand l’arrêt de mort était tombé : tout était fini ! Il n’y avait plus à y revenir : l’ensorceleuse disparaîtrait et lui, délivré de ce charme qui le tenait en si dure captivité, il redeviendrait l’Antoine d’avant et finirait par oublier. Mais les derniers instants de sa vie, il voulait y assister...

Il n’était qu’à quelques pas du tombereau pour mieux contempler cette gracieuse silhouette. C’était lui qui avait réclamé le respect devant la mort. Pendant tout le reste du temps, il ne l’avait pas quittée des yeux, murmurant même les mots d’amour qu’il ne lui dirait jamais afin de l’encourager. L’idée lui venait même, quand tout serait fini, d’aller voir le bourreau pour qu’il lui vende la natte dorée qui glissait si joliment le long de sa joue et en faire son plus cher trésor jusqu’au jour où il l’emporterait dans sa tombe.

Peut-être après tout était-il en train de devenir fou ? Il ne se rappelait plus soudain qu’il était là pour commencer à l’oublier ! Que son ombre au contraire devienne sa compagne, quelle le hante jusqu’à ce dernier jour où il la retrouverait serait tellement plus merveilleux ! Et ce fut dans une sorte d’apaisement qu’il la suivit des yeux quand elle gravit les marches de l’échafaud, quand elle accorda son pardon au bourreau... Et puis, comme au soir de Fontainebleau, tout bascula dans l’irréel. Il y eut l’arrivée de ce cavalier forcené qui fendait la foule en hurlant, rejoignait Lorenza en réclamant le droit de l’épouser avant de l’emporter dans ses bras... Ce cavalier qui n’était autre que Thomas !

Il serait peut-être resté là, hébété, pendant des heures, à regarder la plate-forme vide si quelqu’un – une femme ! – ne l’avait abordé :

— Vous ne vous sentez pas bien, Monsieur ?

Il sursauta, la regarda, vit qu’elle était âgée, avec un doux visage encadré d’une guimpe de religieuse, et machinalement, il ôta son chapeau :

— Veuillez m’excuser ! Vous disiez ?

— Je demandais si vous vous sentiez bien ? Vous êtes si pâle !

— Je... oh, ce n’est rien ! Je viens d’être malade !

— C’est ici un lieu bien singulier pour un convalescent ! Mais peut-être cette pauvre jeune femme est-elle de votre famille ?

Pourquoi posait-elle cette question ? Antoine fronça le sourcil :

— Non !... Non, je passais... Et vous ? répondit-il non sans insolence.

— Moi je suis venue prier ! Et Dieu a fait un miracle ! Béni soit son Nom ! Il vient d’arracher une innocente à un sort aussi cruel qu’injuste !

— Comment le savez-vous ?... Je veux dire quelle est innocente ?

— Oh, j’en suis certaine : il suffit de la regarder ! Il faut espérer qu’à présent, le Seigneur lui accordera un bonheur si largement mérité ! Je prierai pour cela ! Pour vous aussi, d’ailleurs, continua-t-elle en hochant la tête d’un air de commisération. Qu’il vous donne de voir clair en vous ! Vous en avez le plus grand besoin...

Elle le quitta pour se diriger vers la Seine mais elle devait être connue dans le quartier car plusieurs personnes s’approchèrent d’elle avec des sourires et des saluts pleins de respect. Comme elle s’éloignait, Antoine rejoignit une femme qui, les mains jointes, la regardait partir avec un air radieux.

— Pardonnez-moi ! Vous connaissez cette... dame ?

Elle le foudroya du regard :

— Ce n’est pas une dame : c’est une sainte ! Elle vient souvent ici quand il y a des âmes en peine ! On l’appelle sœur Doctrovée !

— C’est une religieuse ?

— Elle l’était quand les parpaillots ont brûlé son couvent sur la Loire. Depuis elle vit au cloître Notre-Dame, dans la maison de son frère qui est chanoine, mais elle est le plus souvent à la cathédrale... ou dans la rue. Elle est toujours aimable, toujours souriante... et parfois elle dit des choses !...

— Quelles sortes de choses ?

— Des conseils souvent mais ce n’est pas la peine de lui poser des questions. Elle n’y répondra que si elle a... un message à délivrer. Elle vous a parlé à vous ?

— Effectivement... mais elle m’en a peu appris... Simplement que celle que l’on devait exécuter était innocente !

— Alors, vous pouvez être sûr qu’elle l’est ! Et vous appelez ça peu en apprendre ? Sachez, Monsieur, que sœur Doctrovée ne se trompe jamais !

— Dans ces conditions, on ne doit pas cesser de la faire venir au Louvre ? On dit que la Reine...

— Il paraît qu’elle n’a jamais voulu s’y rendre.

— Pourquoi ?

— Parce qu’au palais on voit et entend que ce que l’on veut bien voir et entendre. L’effet du pouvoir sans doute ! Et elle a des visions trop vraies ! Je vous souhaite une bonne journée, Monsieur !

Et, comme sœur Doctrovée, elle s’éloigna mais dans la direction opposée. Antoine la suivit des yeux un moment puis se dirigea vers l’Hôtel de Ville...

La sérénité était loin d’y régner. Tandis que Thomas confiait une Lorenza à bout de forces et d’émotions à la femme du portier, les échevins rejoignaient les juges dans la grande salle pour assaillir Jean d’Aumont de questions au sujet de cette loi tellement ancienne que personne ne s’en souvenait plus. Ils l’accusaient d’avoir dépassé la limite de son autorité en décidant, sans avoir pris l’avis de quiconque, non seulement d’arrêter l’exécution mais encore de casser sans préalable la sentence de mort. Tout le monde parlait à la fois et l’entente n’était pas près de s’établir.

— Qui a jamais entendu parler de cette loi ? Brama l’un des échevins. Elle remonterait à Hugues Capet ?... Pourquoi pas à Pharamond ?

— Pour ma part, déclara l’un des juges, je croirais volontiers que ce jeune homme aurait dépoussiéré n’importe quel parchemin pour sauver la vie de la condamnée dont il est certainement amoureux. Il fait même d’une pierre deux coups puisqu’il prétend l’épouser alors que M. de Sarrance n’est pas encore refroidi dans sa tombe !

— Et moi, j’affirme que c’est une honte ! clama un troisième au moment même où entrait le maître des lieux, le prévôt des marchands, Jacques Sanguin[16]. Estimant que l’exécution d’une jeune étrangère n’était pas de son ressort, il n’avait pas jugé bon d’y assister mais le vacarme déclenché sous ses fenêtres l’avait arraché à son austère cabinet de travail pour voir ce qui se passait. C’était un homme d’une cinquantaine d’années d’allure plutôt paisible mais à la voix de stentor qui lui était d’un grand secours avec une municipalité souvent agitée.

— On se tait ! Intima-t-il du seuil et avec tant de vigueur qu’il fut obéi sur-le-champ.

Après quoi il tira à part Jean d’Aumont avec lequel il s’entendait assez afin d’en obtenir quelques éclaircissements. Renseigné, il déclara :

— Que cela vous plaise ou non, je crois que Monsieur le prévôt de Paris a eu tout à fait raison de surseoir à l’exécution. D’abord, il faut examiner ce qu’il en est de cette loi dont s’est réclamé le baron de Courcy...

— On aurait pu le faire après ! grommela le procureur Génin.

— Après la décollation, voulez-vous dire ? Vous avez une bien curieuse conception de la justice, Monsieur le procureur ! En outre, le jeune homme affirme son innocence. Opinion que je partage. Vous aviez emporté la décision à la majorité mais je ne suis toujours pas convaincu..., riposta d’Aumont.

— Un témoin visuel ne vous semble pas suffisant ? Que vous faut-il de plus ?

— J’ai des doutes sur votre témoin. Cette femme a trop d’intérêts à la perte de sa nièce.

— La Reine y croit, elle. Or comme il s’agit de sa filleule, on peut lui accorder crédit, d’autant plus qu’elle a refusé de faire grâce !

— Qu’est-ce encore que cette histoire ? Tonna Sanguin. La grâce appartient au Roi et au Roi seul ! Sauf peut-être quand il est en guerre ! Mais il s’est seulement absenté pour quelques jours et n’a pas délégué de pouvoirs. Donc la Reine n’est pas régente. Elle n’est même pas couronnée ! Alors le droit de grâce !... Mais elle pouvait exiger le sursis jusqu’au retour de son époux.

Cela déclencha une nouvelle bagarre oratoire sur laquelle flottait la basse-taille de Sanguin comme un bourdon de cathédrale au milieu de cloches de moindre importance. Cette fois, ce fut Thomas qui y mit le holà en s’armant du marteau en bois du maître de céans et en frappant à coups redoublés sur l’épaisse planche qui le supportait. C’était d’une grande audace mais il obtint un relatif silence :

— Messieurs, commença-t-il calmement, je suis venu ici non seulement pour vous empêcher de commettre un meurtre, mais aussi pour répondre à vos questions. J’en sais infiniment plus que vous sur la nuit tragique de l’hôtel de Sarrance...

— On se demande bien pourquoi vous ne vous êtes pas manifesté plus tôt ? lança aigrement le Procureur.

— Parce que j’en ai été empêché. Envoyé en mission par le Roi, j’ai eu un accident qui m’a immobilisé un certain temps dans le manoir où j’ai été recueilli.

— Quelle mission ? Grinça l’un des juges.

— J’ai dit qu’elle m’avait été confiée par le Roi. Ce qui signifie que cela ne vous regarde pas. J’ajoute qu’au lieu de vous chamailler, vous seriez mieux avisés d’attendre le retour de Sa Majesté pour disposer de la vie de donna Lorenza parce que si, en revenant, il apprenait qu’elle a été exécutée sans sa permission, ceux qui l’auraient envoyée au bourreau pourraient apprendre à leurs dépens ce que pèse sa colère !

— Contre le désir de son épouse ? Cela m’étonnerait !

— Cela tient à ce que vous ne fréquentez pas la Cour. Sinon vous sauriez que, voici quatre mois, notre bonne Reine était à deux doigts d’être répudiée.

— Nantie de quatre enfants ? Ricana quelqu’un.

— Aucun empêchement à la chose. Sa descendance dûment assurée, le Roi avait parfaitement le droit d’en finir avec les scènes violentes dont il était assourdi jour après jour. Donna Lorenza et sa fortune ont été amenées justement pour assurer à sa femme le ferme soutien du plus vieil ami de son mari...

— Et comme la belle ne voulait pas l’épouser, elle l’a occis ! Triompha Génin.

Thomas le considéra avec une sorte d’accablement :

— Morbleu, vous êtes têtu ! Et si je vous apprenais qu’à l’heure où M. de Sarrance passait de vie à trépas, je sortais de la Seine sa jeune femme à moitié morte ?

— Je dirais, moi, qu’épouvantée par le crime qu’elle venait de commettre, elle avait voulu se suicider !

— Par tous les saints du Paradis ! Explosa Thomas.

Il prenait déjà son élan pour faire prévaloir son

Point de vue en l’appuyant de quelques arguments frappants quand Jean d’Aumont lui barra le passage :

— Messieurs, Messieurs, je vous en prie ! Il est temps d’examiner la question avec calme et pondération...

— Et cesser de confondre l’Hôtel de Ville avec un champ de foire ! Appuya Sanguin. Un peu de bonne volonté, que diable ! Dans l’état actuel de l’affaire, je pense que ce qui importe avant tout est d’attendre le retour du Roi qui ne saurait tarder, en suspendant naturellement l’exécution de la sentence. Jusque-là, cette jeune dame devrait réintégrer sa prison...

— Pour y mourir de froid... ou d’autre chose ? Ricana Thomas, hors de lui. Je vous rappelle que j’ai retenu l’épée du bourreau en demandant à l’épouser !

— Vous êtes officier, fit remarquer d’Aumont. Il vous faut l’autorisation de votre colonel... et aussi du Roi. Sans compter votre père...

— Je réponds de mon père ! Et si je dois démissionner, je démissionne. Je me retirerai sur nos terres avec elle qui pourra enfin vivre en paix !

— En renonçant à servir le Roi ?

— Vous savez bien que non. Si la guerre venait, j’irai réclamer le droit de me faire tuer à ses côtés... Mais je ne veux pas que donna Lorenza retourne au Châtelet.

— Elle y a été... convenablement traitée !

— Ce convenablement ne vous suffirait sans doute pas ! Et je réitère que je veux l’épouser ! Sur-le-champ s’il vous plaît ! Il suffit de faire venir un prêtre et vous êtes assez nombreux pour servir de témoins ! Assena-t-il avec insolence.

— Encore faut-il que l’intéressée accepte ! susurra maître Fulgent, l’un des juges.

Thomas tourna vers lui sa colère

— Entre une vie convenable et une mort honteuse, vous hésiteriez, vous ?

— Moi ? Heu... non... mais le mariage n’est pas toujours un état paradisiaque... tant s’en faut ! Soupira Fulgent qui devait avoir son idée sur le sujet.

— Après ce qu’elle a subi aux mains du vieux Sarrance, vous croyez qu’elle l’ignore. Moi, je la respecterai ! Et si la cour la rejette, elle pourra vivre dignement – vivre ! Vous entendez ? – dans notre château de Courcy auprès de mon père et de ma tante.

— Selon votre fameuse loi, vous devez perdre tous vos biens !

— Je ne possède rien. Tout appartient à mon père qui, après le Roi, est bien le plus noble gentilhomme que je connaisse ! Et moi, si je n’ai plus ma place en France, j’irai mettre mon épée au service de Venise... ou du pape ! Encore une objection ?

Jean d’Aumont vint poser sur l’épaule du jeune furieux une main apaisante :

— Calmez-vous, mon ami ! Je suis aussi celui de M. de Courcy et je sais que dans vos domaines donna Lorenza connaîtrait la tranquillité. Mais il faut tout de même nous accorder du temps ! Car le fait est nouveau et l’affaire d’importance...

— Et moi j’entends que l’arrêt rendu soit respecté. Que l’on rappelle le bourreau et que la meurtrière du marquis de Sarrance soit exécutée sur l’heure !

Blême de fureur et l’épée au poing, Antoine surgit du fond de la salle. Ses yeux flambaient d’une rage proche de la folie. Thomas ne s’y trompa pas : il lui avait déjà vu, dans une bataille, ce délire de violence quasi incontrôlable qui en faisait une sorte de machine à tuer hors de tout raisonnement. Il tenta cependant de le freiner en se précipitant sur lui. Dans cet état d’esprit, le fils d’Hector était capable d’embrocher le conseil municipal et le tribunal du prévôt l’un après l’autre et sans respirer :

— Du calme, Antoine ! Tu déraisonnes et tu ne sais plus ce que tu dis !

— Ah, tu crois ? Ricana Sarrance. Toi, en revanche, tu sais pertinemment ce que tu fais en réclamant cette fille pour épouse ! Elle te plaît, n’est-ce pas, et depuis le premier jour ! La mort de mon père t’arrange à merveille ?... Peut-être, d’ailleurs, y as-tu pris part ?

Le poing de Thomas partit comme un boulet de canon et frappa Antoine au menton mais ils étaient de force à peu près égale et si, sous le coup, le jeune homme vacilla et laissa échapper sa rapière, il ne tomba pas. L’instant suivant, tous deux roulaient à terre et tentaient de s’étrangler mutuellement. Pas longtemps et le combat cessa parce que Sanguin appela « A la Garde ! », que six hommes les agrippèrent au collet, réussirent à les séparer et à les maintenir à distance.

— Je te tuerai ! Écuma Antoine. A moins qu’elle ne s’en charge comme du fiancé de Florence et de mon père !

— Elle n’a pas tué ton père, imbécile ! C’est un autre qui a abattu la besogne après qu’éperdue de douleur et déchirée à coups de fouet par ce vieux bouc, elle est allée tout droit dans la Seine !

— Ah oui ? Et comment sais-tu ça ?

— C’est moi qui l’en ai sortie à moitié morte ! Une dame entourée de ses serviteurs passait à ce moment sur la berge. Elle l’a emmenée chez elle pour la soigner...

— Vraiment ? Quelle dame providentielle ! Et elle s’appelle ?

— Cela ne te regarde pas ! Qu’il te suffise de savoir que le Roi a été informé !

— Et il serait resté coi pendant tout ce temps ? Faut-il que tu aies envie de cette pute pour proférer de tels mensonges !

— Je n’ai jamais menti ! hurla Thomas ! Et tu vas m’en rendre raison tout de suite !

— Je ne demande que ça ! Je vais te massacrer, faux jeton !

— Il suffit ! Tonna Jean d’Aumont. Que l’on emmène ces deux agités au Châtelet ! Ils sont capables de mettre Paris à feu et à sang ! Et dans des cachots séparés ! Je vais, sur l’heure, envoyer un courrier à Sa Majesté le Roi !

— Pourquoi ne pas commencer par prévenir la Reine ? Siffla Génin. Cela la regarde, il me semble !

— Non ! Tonitrua le Prévôt exaspéré. Il se pourrait bien qu’elle aussi ait des comptes à rendre quand le Roi sera là ! Et si, à son retour, il est de mauvaise humeur, nous pourrions passer vous et moi un très sale moment...

— De toute façon, vous en passerez un, lança Antoine que les gardes en question entraînaient déjà à la suite de son nouvel ennemi. On ne me fera pas taire et je peux vous promettre...

— Rien du tout ! Vous n’êtes qu’un blanc-bec et je suis homme d’expérience ! Un petit séjour en prison vous rafraîchira les idées !

— Cela m’étonnerait ! Et elle, la criminelle, qu’allez-vous...

Le reste de la phrase se perdit dans les profondeurs de l’Hôtel de Ville.

— C’est la question dont je vous propose, Messieurs, de débattre entre nous. Si Monsieur le prévôt consent à ce que nous abusions encore de son hospitalité..., s’enquit Jean d’Aumont.

— Tant que vous voudrez ! Accepta Sanguin. Siégeons donc, Messieurs ! ajouta-t-il en désignant la grande table où se réunissait habituellement le conseil municipal...

Une clameur de la foule qui ne se décidait pas à vider les lieux saluait l’apparition des deux prisonniers et de leur cortège. Sanguin s’empressa de refermer celle des fenêtres que l’on avait laissée ouverte pour aérer l’endroit malgré l’air froid et humide qui régnait à l’extérieur.

— Alors, Messieurs, commença Jean d’Aumont en s’asseyant, qu’allons-nous décider au sujet de donna Lorenza ?...

Pendant ce temps, personne n’imaginait ce qui se passait au Louvre.

Rentrant dans Paris, d’une humeur exécrable – ce qui était rare chez lui – et après avoir mis bon ordre aux intrigues du richissime et insatiable duc d’Epernon proche des Espagnols, qui avait été l’un des mignons d’Henri III, Henri IV avait entendu le glas sonner à Saint-Jacques de la Boucherie, demandé le pourquoi et, apprenant que l’on s’apprêtait à exécuter la « meurtrière de ce pauvre marquis de Sarrance », avait aussitôt expédié Bassompierre en hurlant :

— Va m’arrêter ça sur l’heure !

Puis tandis que le jeune homme partait en courant, il entra dans le Louvre au pas de charge et se rua chez sa femme qu’il trouva comme d’habitude assise à sa toilette devant une cassette de bijoux grande ouverte dans laquelle ses doigts boudinés picoraient comme dans une boîte de confiseries. L’entrée tumultueuse de son époux ne l’émut pas autrement mais elle referma vivement le coffret quand résonna à ses oreilles :

— C’est vous qui avez osé envoyer cette malheureuse Lorenza à l’échafaud ?

— Vous pourriez saluer, il me semble ?

— Au diable les salutations ! Répondez !

Marie de Médicis releva la tête et pinça les lèvres :

— Je ne l’ai pas envoyée : elle a été jugée et condamnée. J’ai seulement refusé d’accorder grâce !

— Le droit de grâce n’appartient qu’au Roi. Pas à vous ! Et vous devriez avoir honte ! Votre propre sang ?

— Abâtardi ! Et j’ai fait ce que je devais !

— Vous ne deviez rien faire du tout ! Et je sais pourquoi vous avez commis ce crime... Car c’en était un ! La pauvrette était entièrement innocente de ce dont on l’accuse !

— C’est faux ! Glapit-elle avec cette voix de tête qui horripilait tellement Henri. Il y a eu un témoin du forfait ! Elle a vu cette misérable égorger...

— Qui l’a vue ?

— Sa propre tante : donna Honoria Davanzati !

— Cette mégère ? Cela vous ressemble bien d’ajouter foi aux propos de ce genre de bonne femme ! Elle ne restera pas ici une heure de plus ! Qu’on l’arrête !

— Vous n’avez pas le droit !

— J’ai tous les droits, ne l’oubliez jamais ! Alors écoutez bien ceci : si Bassompierre que j’ai dépêché à la Grève arrive trop tard, si la tête de donna Lorenza est tombée, toute votre satanée clique florentine aura quitté Paris ce soir ! Je n’y reviendrai pas !

Elle retourna à ses joyaux avec un petit sourire qu’elle croyait finaud :

— Bah ! Ce n’est pas la première fois que vous dites cela !

— Peut-être et j’ai eu grand tort de ne pas passer à l’exécution mais, par la croix de ma mère, je vous jure que ce sera la bonne ! Dehors, les Conchine et toute la bande de ruffians !

— Mais... ils sont près de deux mille !

— Tant que ça ? Ce sera donc un acte de salubrité publique : Paris ne s’en portera que mieux... et mes finances aussi ! Priez, vous dis-je ! C’est ce que vous avez de mieux à faire !

Elle ne l’avait encore jamais vu dans une telle colère. Comprenant enfin qu’il était déterminé, elle poussa un gémissement puis éclata en sanglots imprécatoires, poussant de véritables hurlements qui ne firent aucun effet sur un homme habitué à ces scènes depuis longtemps.

— Madame de Guercheville ! Appela-t-il calmement.

— Que veut Votre Majesté ?

— Essayez d’apaiser la Reine... mais ne lui laissez aucun doute sur la fermeté de ma décision. Je vais faire appeler l’ambassadeur Giovanetti !

Il allait sortir. Elle le retint :

— Mais... Sire ! Il n’est plus là !

— Il est parti ? Sans dire au revoir ?

— C’est que... la Reine l’a renvoyé le jour même où l’on a su la mort du grand-duc. Votre Majesté venait de se mettre en route pour Boulogne...

— Qu’est-ce que vous racontez là ? Vociféra l’intéressé. C’est lui qui a voulu s’en aller ! Il était même fort pressé et il est facile de comprendre pourquoi : il voulait emmener cette fille...

— Il ne serait pas parti sans saluer le roi de France ! Gronda Henri. Mais nous réglerons cela aussi en temps voulu !

Et, sur ce, comme n’importe quel mari mécontent dévoré par l’envie de battre sa femme, Henri sortit en claquant la porte...

Après que l’on en eut délibéré – et aussi le passage en coup de vent de Bassompierre annonçant le retour du Roi et ce qui s’ensuivait –, Lorenza fut confiée provisoirement au couvent des Hospitalières Saint-Gervais proche de l’Hôtel de Ville et dont la supérieure était d’ailleurs une parente de Jean d’Aumont. Elle put y recevoir les soins rendus nécessaires par les chocs violents de son arrestation, de son emprisonnement et de sa montée à l’échafaud. L’intervention in extremis de Courcy avait apporté, certes, un soulagement appréciable mais tout cela suivait de trop près l’horreur de sa nuit de noces et ce qui en avait découlé.

La supérieure, mère Madeleine de la Divine Miséricorde, portait bien son nom. A cette échappée du billot qu’on lui amenait, quasi muette mais dont le regard criait la détresse, elle fit donner un bain chaud, une tisane calmante et, dans une cellule particulière, un lit de nonne c’est-à-dire pourvu du strict nécessaire mais dont les draps étaient propres et qui, comparé à sa couche du Châtelet, lui parut le comble du confort. Elle s’y glissa avec un soupir de bonheur et s’endormit aussitôt...

Quand elle s’éveilla le lendemain matin après des heures du meilleur sommeil qu’elle eût connu depuis longtemps, elle vit le visage attentif de Madame d’Entragues penché sur elle :

— Ah ! constata celle-ci avec satisfaction. Vous nous revenez cette fois encore ! Comment vous sentez-vous, ma petite ?

— Bien... je crois, répondit Lorenza en se redressant. Il me semble que je n’ai jamais aussi bien dormi ! Mais... vous vous êtes dérangée pour moi, Madame ? N’est-ce pas... imprudent ?

— Pas le moins du monde ! Beaucoup de choses ont changé depuis... depuis hier, s’empressa-t-elle de dire rattrapant de justesse la fâcheuse allusion au drame miraculeusement évité de la veille. Mais, en même temps, la mémoire revenait à la rescapée qui sentit son angoisse renaître.

— Dois-je retourner au...

Le mot ne passait pas. L’ex-favorite de Charles IX se mit à rire :

— Quelle idée ! Je viens de vous dire que l’on n’en était plus là ! Figurez-vous qu’au moment même où ce merveilleux Thomas de Courcy proclamait son intention de vous épouser, le Roi rentrait au Louvre. Il a entendu le glas, demandé des explications et – paraît-il parce que, hélas, je n’y étais pas à mon grand regret – le Roi a piqué une des plus belles colères de sa vie. Il a ordonné qu’on arrête votre affreuse tante et – d’après ce cher Joinville qui n’aime rien tant que raconter ce dont il a été témoin – un vent de panique a soufflé sur la clique fl... Italienne de sa femme menacée d’expulsion totale au cas où Bassompierre n’arriverait pas à temps pour vous sauver. Ce cher Sire avait même effleuré un retour à la répudiation ! Personne n’en mène large au palais aujourd’hui...

— Est-ce... qu’il a pris une décision pour moi ?

— Pas encore mais nous serons fixés demain. Je suis venue prendre de vos nouvelles et vous informer que je passerai vous chercher après le dîner.

Sa Majesté a décidé de réunir tous ceux qui ont participé à vos malheurs afin d’éclaircir toute l’affaire. Naturellement, ma fille Verneuil y sera et vous n’imaginez pas à quel point nous nous réjouissons, elle et moi ! Ce sera la première fois depuis longtemps qu’elle et la grosse banquière vont se retrouver en un même lieu ! Cela va être... fabuleux ! conclut-elle en battant des mains avec l’enthousiasme d’une jeune fille à la veille de son premier bal.

— Y aura-t-il aussi MM. de Courcy et de Sarrance ?

— Évidemment, voyons ! C’est vrai que vous l’ignorez, mais hier ils se sont empoignés comme des chiffonniers et, pour les faire tenir tranquilles, le prévôt d’Aumont les a envoyés se calmer au Châtelet, dans des prisons séparées pour plus de prudence.

— Quelle tristesse ! commenta Lorenza, navrée. Ils sont amis depuis si longtemps. Et j’ai semé la zizanie entre eux !...

— Cela n’est pas si grave et d’ailleurs c’est une histoire vieille comme le monde ! Deux coqs vivaient en paix, une poule survint et ce fut la guerre ! Allons, ajouta-t-elle en se levant, vous n’allez pas vous faire du souci ! Songez seulement à prier pour celui qui, à deux reprises, vous a sauvé la vie ! Si l’on avait écouté l’autre, vous seriez déjà à six pieds sous terre ! Pensez à vous, que diable !... Ah ! Pendant que j’y pense, je vous ai apporté de quoi vous vêtir comme il convient.

Après tout, vous êtes veuve et le noir doit vous aller à merveille !

Ayant dit, Dame Marie posa un baiser sur le front de Lorenza, lui tapota la tête en manière d’encouragement et la laissa à ses réflexions.

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