XXXII Diplomatie de M. de Saint-Luc.

Bussy retourna chez lui à pied, au milieu d'une nuit épaisse; mais, au lieu de Saint-Luc qu'il s'attendait à y rencontrer, il ne trouva qu'une lettre qui lui annonçait l'arrivée de son ami pour le lendemain.


En effet, vers six heures du matin, Saint-Luc, suivi d'un piqueur, avait quitté Méridor et avait dirigé sa course vers Angers. Il était arrivé au pied des remparts à l'ouverture des portes, et, sans remarquer l'agitation singulière du peuple à son lever, il avait gagné la maison de Bussy. Les deux amis s'embrassèrent cordialement.


– Daignez, mon cher Saint-Luc, dit Bussy, accepter l'hospitalité de ma pauvre chaumière. Je campe à Angers.


– Oui, dit Saint-Luc, à la manière des vainqueurs, c'est-à-dire sur le champ de bataille.


– Que voulez-vous dire, cher ami?


– Que ma femme n'a pas plus de secrets pour moi que je n'en ai pour elle, mon cher Bussy, et qu'elle m'a tout raconté. Il y a communauté entre nous: recevez tous mes compliments, mon maître en toutes choses, et, puisque vous m'avez mandé, permettez-moi de vous donner un conseil.


– Donnez.


– Débarrassez-vous vite de cet abominable Monsoreau: personne ne connaît à la cour votre liaison avec sa femme, c'est le bon moment; seulement, il ne faut pas le laisser échapper; lorsque, plus tard, vous épouserez la veuve, on ne dira pas au moins que vous l'avez faite veuve pour l'épouser.


– Il n'y a qu'un obstacle à ce beau projet, qui m'était venu d'abord à l'esprit comme il s'est présenté au vôtre.


– Vous voyez bien, et lequel?


– C'est que j'ai juré à Diane de respecter la vie de son mari, tant qu'il ne m'attaquera point, bien entendu.


– Vous avez eu tort.


– Moi!


– Vous avez eu le plus grand tort.


– Pourquoi cela?


– Parce qu'on ne fait point de pareils serments. Que diable! si vous ne vous dépêchez pas, si vous ne prenez pas les devants, c'est moi qui vous le dis, le Monsoreau, qui est confit en malices, vous découvrira, et, s'il vous découvre, comme il n'est rien moins que chevaleresque, il vous tuera.


– Il arrivera ce que Dieu aura décidé, dit Bussy en souriant; mais, outre que je manquerais au serment que j'ai fait à Diane en lui tuant son mari…


– Son mari!… vous savez bien qu'il ne l'est pas.


– Oui, mais il n'en porte pas moins le titre. Outre, dis-je, que je manquerais au serment que je lui ai fait, le monde me lapiderait, mon cher, et celui qui aujourd'hui est un monstre à tous les regards paraîtrait dans sa bière un ange que j'aurais mis au cercueil.


– Aussi ne vous conseillerais-je pas de le tuer vous-même.


– Des assassins! ah! Saint-Luc, vous me donnez là un triste conseil.


– Allons donc! qui vous parle d'assassins?


– De quoi parlez-vous donc, alors?


– De rien, cher ami; une idée qui m'est passée par l'esprit et qui n'est pas suffisamment mûre pour que je vous la communique. Je n'aime pas plus ce Monsoreau que vous, quoique je n'aie pas les mêmes raisons de le détester: parlons donc de la femme au lieu de parler du mari.


Bussy sourit.


– Vous êtes un brave compagnon, Saint-Luc, dit Bussy, et vous pouvez compter sur mon amitié. Or, vous le savez, mon amitié se compose de trois choses: de ma bourse, de mon épée et de ma vie.


– Merci, dit Saint-Luc, j'accepte, mais à charge de revanche.


– Maintenant que vouliez-vous me dire de Diane? voyons.


– Je voulais vous demander si vous ne comptiez pas venir un peu à Méridor?


– Mon cher ami, je vous remercie de l'insistance, mais vous savez mes scrupules.


– Je sais tout. À Méridor, vous êtes exposé à rencontrer le Monsoreau, bien qu'il soit à quatre-vingts lieues de nous; exposé à lui serrer la main, et c'est dur de serrer la main à un homme qu'on voudrait étrangler; enfin exposé à lui voir embrasser Diane, et c'est dur de voir embrasser la femme qu'on aime.


– Ah! fit Bussy avec rage, comme vous comprenez bien pourquoi je ne vais pas à Méridor! Maintenant, cher ami…


– Vous me congédiez? dit Saint-Luc se méprenant à l'intention de Bussy.


– Non pas; au contraire, reprit celui-ci, je vous prie de rester, car maintenant c'est à mon tour de vous interroger.


– Faites.


– N'avez-vous donc pas entendu, cette nuit, le bruit des cloches et des mousquetons?


– En effet, et nous nous sommes demandé là-bas ce qu'il y avait de nouveau.


– Ce matin, n'avez-vous point remarqué quelque changement en traversant la ville?


– Quelque chose comme une grande agitation, n'est-ce pas?


– Oui. J'allais vous demander d'où elle provenait.


– Elle provient de ce que M. le duc d'Anjou vient d'arriver hier, cher ami.


Saint-Luc fit un bond sur sa chaise, comme si on lui eût annoncé la présence du diable.


– Le duc à Angers! on le disait en prison au Louvre.


– C'est justement parce qu'il était en prison au Louvre qu'il est maintenant à Angers. Il est parvenu à s'évader par une fenêtre, et il est venu se réfugier ici.


– Eh bien? demanda Saint-Luc.


– Eh bien! cher ami, dit Bussy, voici une excellente occasion de vous venger des petites persécutions de Sa Majesté. Le prince a déjà un parti, il va avoir des troupes, et nous brasserons quelque chose comme une jolie petite guerre civile.


– Oh! oh! fit Saint-Luc.


– Et j'ai compté sur vous pour faire le coup d'épée ensemble.


– Contre le roi? dit Saint-Luc avec une froideur soudaine.


– Je ne dis pas précisément contre le roi, dit Bussy; je dis contre ceux qui tireront l'épée contre nous.


– Mon cher Bussy, dit Saint-Luc, je suis venu en Anjou pour prendre l'air de la campagne, et non pas pour me battre contre Sa Majesté.


– Mais laissez-moi toujours vous présenter à monseigneur.


– Inutile, mon cher Bussy; je n'aime pas Angers, et comptais le quitter bientôt; c'est une ville ennuyeuse et noire; les pierres y sont molles comme du fromage, et le fromage y est dur comme de la pierre.


– Mon cher Saint-Luc, vous me rendriez un grand service de consentir à ce que je sollicite de vous: le duc m'a demandé ce que j'étais venu faire ici, et, ne pouvant pas le lui dire, attendu que lui-même a aimé Diane et a échoué près d'elle, je lui ai fait accroire que j'étais venu pour attirer à sa cause tous les gentilshommes du canton; j'ai même ajouté que j'avais, ce matin, rendez-vous avec l'un d'eux.


– Eh bien! vous direz que vous avez vu ce gentilhomme, et qu'il demande six mois pour réfléchir.


– Je trouve, mon cher Saint-Luc, s'il faut que je vous le dise, que votre logique n'est pas moins hérissée que la mienne.


– Écoutez: je ne tiens en ce monde qu'à ma femme; vous ne tenez, vous, qu'à votre maîtresse, convenons d'une chose: en toute occasion, je défendrai Diane; en toute occasion, vous défendrez madame de Saint-Luc. Un pacte amoureux, soit, mais pas de pacte politique. Voilà seulement comment nous réussirons à nous entendre.


– Je vois qu'il faut que je vous cède, Saint-Luc, dit Bussy, car, en ce moment, vous avez l'avantage. J'ai besoin de vous, tandis que vous pouvez vous passer de moi.


– Pas du tout, et c'est moi, au contraire, qui réclame votre protection.


– Comment cela?


– Supposez que les Angevins, car c'est ainsi que vont s'appeler les rebelles, viennent assiéger et mettre à sac Méridor.


– Ah! diable, vous avez raison, dit Bussy, vous ne voulez pas que les habitants subissent la conséquence d'une prise d'assaut.


Les deux amis se mirent à rire, et, comme on tirait le canon dans la ville, comme le valet de Bussy venait l'avertir que déjà le prince l'avait appelé trois fois, ils se jurèrent de nouveau association extra-politique, et se séparèrent enchantés l'un de l'autre.


Bussy courut au château ducal, où déjà la noblesse affluait de toutes les parties de la province; l'arrivée du duc d'Anjou avait retenti comme un écho porté sur le bruit du canon, et, à trois ou quatre lieues autour d'Angers, villes et villages étaient déjà soulevés par cette grande nouvelle.


Le gentilhomme se dépêcha d'arranger une réception officielle, un repas, des harangues; il pensait que, tandis que le prince recevrait, mangerait, et surtout haranguerait, il aurait le temps de voir Diane, ne fût-ce qu'un instant. Puis, lorsqu'il eut taillé pour quelques heures de l'occupation au duc, il regagna sa maison, monta son second cheval, et prit au galop le chemin de Méridor.


Le duc, livré à lui-même, prononça de fort beaux discours et produisit un effet merveilleux en parlant de la Ligue, touchant avec discrétion les points qui concernaient son alliance avec les Guise, et se donnant comme un prince persécuté par le roi à cause de la confiance que les Parisiens lui avaient témoignée.


Pendant les réponses et les baise-mains, le duc passait la revue des gentilshommes, notant avec soin ceux qui étaient déjà arrivés, et avec plus de soin ceux qui manquaient encore.


Quand Bussy revint, il était quatre heures de l'après-midi; il sauta à bas de son cheval et se présenta devant le duc, couvert de sueur et de poussière.


– Ah! ah! mon brave Bussy, dit le duc, te voilà à l'œuvre, à ce qu'il paraît.


– Vous voyez, monseigneur.


– Tu as chaud?


– J'ai fort couru.


– Prends garde de te rendre malade, tu n'es peut-être pas encore bien remis.


– Il n'y a pas de danger.


– Et d'où viens-tu?


– Des environs. Votre Altesse est-elle contente, et a-t-elle eu cour nombreuse?


– Oui, je suis assez satisfait; mais, à cette cour, Bussy, quelqu'un manque.


– Qui cela?


– Ton protégé.


– Mon protégé?


– Oui, le baron de Méridor.


– Ah! dit Bussy en changeant de couleur.


– Et, cependant, il ne faudrait pas le négliger, quoiqu'il me néglige. Le baron est influent dans la province.


– Vous croyez?


– J'en suis sûr. C'était lui le correspondant de la Ligue à Angers; il avait été choisi par M. de Guise, et, en général, MM. de Guise choisissent bien leurs hommes: il faut qu'il vienne, Bussy.


– Mais, s'il ne vient pas, cependant, monseigneur?


– S'il ne vient pas à moi, je ferai les avances, et c'est moi qui irai à lui.


– À Méridor?


– Pourquoi pas?


Bussy ne put retenir l'éclair jaloux et dévorant qui jaillit de ses yeux.


– Au fait, dit-il, pourquoi pas? vous êtes prince, tout vous est permis.


– Ah çà! tu crois donc qu'il m'en veut toujours?


– Je ne sais. Comment le saurais-je, moi?


– Tu ne l'as pas vu?


– Non.


– Agissant près des grands de la province, tu aurais cependant pu avoir affaire à lui.


– Je n'y eusse pas manqué, s'il n'avait pas eu lui-même affaire à moi.


– Eh bien?


– Eh bien! dit Bussy, je n'ai pas été assez heureux dans les promesses que je lui avais faites, pour avoir grande hâte de me présenter devant lui.


– N'a-t-il pas ce qu'il désirait?


– Comment cela?


– Il voulait que sa fille épousât le comte, et le comte l'a épousée.


– Bien, monseigneur, n'en parlons plus, dit Bussy; et il tourna le dos au prince.


En ce moment, de nouveaux gentilshommes entrèrent; le duc alla à eux, Bussy resta seul.


Les paroles du prince lui avaient fort donné à penser.


Quelles pouvaient être les idées réelles du prince à l'égard du baron de Méridor?


Étaient-elles telles que le prince les avait exprimées? Ne voyait-il dans le vieux seigneur qu'un moyen de renforcer sa cause de l'appui d'un homme estimé et puissant?


Ou bien ses projets politiques n'étaient-ils qu'un moyen de se rapprocher de Diane?


Bussy examina la position du prince telle qu'elle était: il le vit brouillé avec son frère, exilé du Louvre, chef d'une insurrection en province. Il jeta dans la balance les intérêts matériels du prince et ses fantaisies amoureuses. Ce dernier intérêt était bien léger, comparé aux autres. Bussy était disposé à pardonner au duc tous ses autres torts, s'il voulait bien ne pas avoir celui-là.


Il passa toute la nuit à banqueter avec Son Altesse royale et les gentilshommes angevins, et à faire la révérence aux dames angevines; puis, comme on avait fait venir les violons, à leur apprendre les danses les plus nouvelles.


Il va sans dire qu'il fit l'admiration des femmes et le désespoir des maris, et, comme quelques-uns de ces derniers le regardaient autrement qu'il ne plaisait à Bussy d'être regardé, il retroussa huit ou dix fois sa moustache, et demanda à trois ou quatre de ces messieurs s'ils ne lui accorderaient pas la faveur d'une promenade au clair de la lune, dans le boulingrin.


Mais sa réputation l'avait précédé à Angers, et Bussy en fut quitte pour ses avances.


À la porte du palais ducal, Bussy trouva une figure franche, loyale et rieuse, qu'il croyait à quatre-vingts lieues de lui.


– Ah! dit-il avec un vif sentiment de joie, c'est toi, Remy!


– Eh! mon Dieu oui, monseigneur.


– J'allais t'écrire de venir me rejoindre.


– En vérité?


– Parole d'honneur!


– En ce cas, cela tombe à merveille: je craignais que vous ne me grondassiez.


– Et de quoi?


– De ce que j'étais venu sans permission. Mais, ma foi! j'ai entendu dire que monseigneur le duc d'Anjou s'était évadé du Louvre, et qu'il était parti pour sa province. Je me suis rappelé que vous étiez dans les environs d'Angers, j'ai pensé qu'il y aurait guerre civile et force estocades données et rendues, bon nombre de trous faits à la peau de mon prochain; et, attendu que j'aime mon prochain comme moi-même et même plus que moi-même, je suis accouru.


– Tu as bien fait, Remy; d'honneur, tu me manquais.


– Comment va Gertrude, monseigneur?


Le gentilhomme sourit.


– Je te promets de m'en informer à Diane, la première fois que je la verrai, dit-il.


– Et moi, en revanche, soyez tranquille, la première fois que je la verrai, dit-il, de mon côté, je lui demanderai des nouvelles de madame de Monsoreau.


– Tu es un charmant compagnon, et comment m'as-tu trouvé?


– Parbleu, belle difficulté! j'ai demandé où était l'hôtel ducal, et je vous ai attendu à la porte, après avoir été conduire mon cheval dans les écuries du prince, où, Dieu me pardonne, j'ai reconnu le vôtre.


– Oui, le prince avait tué le sien, je lui ai prêté Roland, et, comme il n'en avait pas d'autre, il l'a gardé.


– Je vous reconnais bien là, c'est vous qui êtes prince, et le prince qui est le serviteur.


– Ne te presse pas de me mettre si haut, Remy, tu vas voir comment monseigneur est logé.


Et, en disant cela, il introduisit le Haudoin dans sa petite maison du rempart.


– Ma foi! dit Bussy, tu vois le palais; loge-toi où tu voudras et comme tu pourras.


– Cela ne sera point difficile, et il ne me faut pas grand'place, comme vous savez; d'ailleurs, je dormirai debout, s'il le faut. Je suis assez fatigué pour cela.


Les deux amis, car Bussy traitait le Haudoin plutôt en ami qu'en serviteur, se séparèrent, et Bussy, le cœur doublement content de se retrouver entre Diane et Remy, dormit tout d'une traite.


Il est vrai que, pour dormir à son aise, le duc, de son côté, avait fait prier qu'on ne tirât plus le canon, et que les mousquetades cessassent; quant aux cloches, elles s'étaient endormies toutes seules, grâce aux ampoules des sonneurs.


Bussy se leva de bonne heure, et courut au château en ordonnant qu'on prévint Remy de l'y venir rejoindre: il tenait à guetter les premiers bâillements du réveil de Son Altesse, afin de surprendre, s'il était possible, sa pensée dans la grimace, ordinairement très significative, du dormeur qu'on éveille.


Le duc se réveilla, mais on eût dit que, comme son frère Henri, il mettait un masque pour dormir. Bussy en fut pour ses frais de matinalité.


Il tenait tout prêt un catalogue de choses toutes plus importantes les unes que les autres.


D'abord une promenade extra-muros pour reconnaître les fortifications de la place.


Une revue des habitants et de leurs armes.


Visite à l'arsenal et commande de munitions de toutes espèces.


Examen minutieux des tailles de la province, à l'effet de procurer aux bons et fidèles vassaux du prince un petit supplément d'impôt destiné à l'ornement intérieur des coffres.


Enfin, correspondance.


Mais Bussy savait d'avance qu'il ne devait pas énormément compter sur ce dernier article; le duc d'Anjou écrivait peu; dès cette époque, il pratiquait le proverbe: Les écrits restent.


Ainsi muni contre les mauvaises pensées qui pouvaient venir au duc, le comte vit ses yeux s'ouvrir, mais, comme nous l'avons dit, sans pouvoir rien lire dans ces yeux.


– Ah! ah! fit le duc, déjà toi!


– Ma foi oui, monseigneur; je n'ai pas pu dormir, tant les intérêts de Votre Altesse m'ont, toute la nuit, trotté par la tête. Çà, que faisons-nous ce matin? Tiens! si nous chassions.


Bon! se dit tout bas Bussy, voilà encore une occupation à laquelle je n'avais pas songé.


– Comment! dit le duc, tu prétends que tu as pensé à mes intérêts toute la nuit, et le résultat de la veille et de la méditation est de venir me proposer une chasse. Allons donc!


– C'est vrai, dit Bussy; d'ailleurs nous n'avons pas de meute.


– Ni de grand veneur, fit le prince.


– Ah! ma foi, je n'en trouverais la chasse que plus agréable pour chasser sans lui.


– Ah! je ne suis pas comme toi, il me manque.


Le duc dit cela d'un singulier air. Bussy le remarqua.


– Ce digne homme, dit-il, votre ami; il paraît qu'il ne vous a pas délivré non plus, celui-là.


Le duc sourit.


– Bon, dit Bussy, je connais ce sourire-là; c'est le mauvais: gare au Monsoreau!


– Tu lui en veux donc? demanda le prince.


– Au Monsoreau?


– Oui.


– Et de quoi lui en voudrais-je?


– De ce qu'il est mon ami.


– Je le plains fort, au contraire.


– Qu'est-ce à dire?


– Que plus vous le ferez monter, plus il tombera de haut, quand il tombera.


– Allons, je vois que tu es de bonne humeur.


– Moi?


– Oui, c'est quand tu es de bonne humeur que tu me dis de ces choses-là. N'importe, continua le duc, je maintiens mon dire, et Monsoreau nous eût été bien utile dans ce pays-ci.


– Pourquoi cela?


– Parce qu'il a des biens aux environs.


– Lui?


– Lui ou sa femme.


Bussy se mordit les lèvres: le duc ramenait la conversation au point d'où il avait eu tant de peine à l'écarter la veille.


– Ah! vous croyez? dit-il.


– Sans doute. Méridor est à trois lieues d'Angers; ne le sais-tu pas, toi qui m'as amené le vieux baron?


Bussy comprit qu'il s'agissait de n'être point déferré.


– Dame! dit-il, je vous l'ai amené, moi, parce qu'il s'est pendu à mon manteau, et qu'à moins de lui en laisser la moitié entre les doigts, comme faisait saint Martin, il fallait bien le conduire devers vous… Au reste ma protection ne lui a pas servi à grand'chose.


– Écoute, dit le duc, j'ai une idée.


– Diable! dit Bussy, qui se défiait toujours des idées du prince.


– Oui… Monsoreau a eu sur toi la première partie; mais je veux te donner la seconde.


– Comment l'entendez-vous, mon prince?


– C'est tout simple. Tu me connais, Bussy?


– J'ai ce malheur, mon prince.


– Crois-tu que je sois homme à subir un affront et à le laisser impuni?


– C'est selon.


Le duc sourit d'un sourire plus mauvais encore que le premier, en se mordant les lèvres et en secouant la tête de haut en bas.


– Voyons, expliquez-vous, monseigneur, dit Bussy.


– Eh bien! le grand veneur m'a volé une jeune fille que j'aimais, pour en faire sa femme; moi, à mon tour, je veux lui voler sa femme pour en faire ma maîtresse.


Bussy fit un effort pour sourire; mais, si ardemment qu'il désirât arriver à ce but, il ne parvint qu'à faire une grimace.


– Voler la femme de M. de Monsoreau! balbutia-t-il.


– Mais il n'y a rien de plus facile, ce me semble, dit le duc: la femme est revenue dans ses terres. Tu m'as dit qu'elle détestait son mari; je puis donc compter, sans trop de vanité, qu'elle me préférera au Monsoreau, surtout si je lui promets… ce que je lui promettrai.


– Et que lui promettrez-vous, monseigneur?


– De la débarrasser de son mari.


– Eh! fut sur le point de s'écrier Bussy, pourquoi donc ne l'avez-vous pas fait tout de suite?


Mais il eut le courage de se retenir.


– Vous feriez cette belle action? dit-il.


– Tu verras. En attendant, j'irai toujours faire une visite à Méridor.


– Vous oserez?


– Pourquoi pas?


– Vous vous présenterez devant le vieux baron, que vous avez abandonné, après m'avoir promis…


– J'ai une excellente excuse à lui donner.


– Où diable allez-vous donc les prendre?


– Eh! sans doute. Je lui dirai: Je n'ai pas rompu ce mariage parce que le Monsoreau, qui savait que vous étiez un des principaux agents de la Ligue, et que j'en étais le chef, m'a menacé de nous vendre tous deux au roi.


– Ah! ah! Votre Altesse invente-t-elle celle-là?


– Pas entièrement, je dois le dire, répondit le duc.


– Alors je comprends, dit Bussy.


– Tu comprends? dit le duc qui se trompait à la réponse de son gentilhomme.


– Oui.


– Je lui fais accroire qu'en mariant sa fille j'ai sauvé sa vie, à lui, qui était menacée.


– C'est superbe, dit Bussy.


– N'est-ce pas? Eh! mais, j'y pense, regarde donc par la fenêtre, Bussy.


– Pourquoi faire?


– Regarde toujours.


– M'y voilà.


– Quel temps fait-il?


– Je suis forcé d'avouer à Votre Altesse qu'il fait beau.


– Eh bien! commande les chevaux, et allons un peu voir comment va le bonhomme Méridor.


– Tout de suite, monseigneur?


Et Bussy, qui, depuis un quart d'heure, jouait ce rôle éternellement comique de Mascarille dans l'embarras, feignant de sortir, alla jusqu'à la porte et revint.


– Pardon, monseigneur, dit-il; mais combien de chevaux commandez-vous?


– Mais quatre, cinq, ce que tu voudras.


– Alors, si vous vous en rapportez de ce soin à moi, monseigneur, dit Bussy, j'en commanderai un cent.


– Bon, un cent, dit le prince surpris, pour quoi faire?


– Pour en avoir à peu près vingt-cinq, dont je sois sûr en cas d'attaque.


Le duc tressaillit.


– En cas d'attaque? dit-il.


– Oui. J'ai ouï dire, continua Bussy, qu'il y avait force bois dans ces pays-là; et il n'y aurait rien de rare à ce que nous tombassions dans quelque embuscade.


– Ah! ah! dit le duc, tu penserais?


– Monseigneur sait que le vrai courage n'exclut pas la prudence.


Le duc devint rêveur.


– Je vais en commander cent cinquante, dit Bussy.


Et il s'avança une seconde fois vers la porte.


– Un instant, dit le prince.


– Qu'y a-t-il, monseigneur?


– Crois-tu que je sois en sûreté à Angers, Bussy?


– Dame, la ville n'est pas forte; bien défendue, cependant…


– Oui, bien défendue; mais elle peut être mal défendue; si brave que tu sois, tu ne seras jamais qu'à un seul endroit.


– C'est probable.


– Si je ne suis pas en sûreté dans la ville, et je n'y suis pas, puisque Bussy en doute…


– Je n'ai pas dit que je doutais, Monseigneur.


– Bon, bon; si je ne suis pas en sûreté, il faut que je m'y mette promptement.


– C'est parler d'or, monseigneur.


– Eh bien! je veux visiter le château et m'y retrancher.


– Vous avez raison, monseigneur; de bons retranchements, voyez-vous…


Bussy balbutia; il n'avait pas l'habitude de la peur, et les paroles prudentes lui manquaient.


– Et puis, une autre idée encore.


– La matinée est féconde, monseigneur.


– Je veux faire venir ici les Méridor.


– Monseigneur, vous avez aujourd'hui une justesse et une vigueur de pensées!… Levez-vous et visitons le château.


Le prince appela ses gens; Bussy profita de ce moment pour sortir.


Il trouva le Haudoin dans les appartements. C'était lui qu'il cherchait.


Il l'emmena dans le cabinet du duc, écrivit un petit mot, entra dans une serre, cueillit un bouquet de roses, roula le billet autour des tiges, passa à l'écurie, sella Roland, mit le bouquet dans la main du Haudoin, et invita le Haudoin à se mettre en selle.


Puis, le conduisant hors de la ville, comme Aman conduisait Mardochée, il le plaça dans une espèce de sentier.


– Là, lui dit-il, laisse aller Roland; au bout du sentier, tu trouveras la forêt, dans la forêt un parc, autour de ce parc un mur, à l'endroit du mur où Roland s'arrêtera, tu jetteras ce bouquet.


«Celui qu'on attend ne vient pas, disait le billet, parce que celui qu'on n'attendait pas est venu, et plus menaçant que jamais, car il aime toujours. Prenez avec les lèvres et le cœur tout ce qu'il y a d'invisible aux yeux dans ce papier.»


Bussy lâcha la bride à Roland qui partit au galop dans la direction de Méridor.


Bussy revint au palais ducal et trouva le prince habillé.


Quant à Remy, ce fut pour lui l'affaire d'une demi-heure. Emporté comme un nuage par le vent, Remy, confiant dans les paroles de son maître, traversa prés, champs, bois, ruisseaux, collines, et s'arrêta au pied d'un mur à demi dégradé dont le chaperon tapissé de lierres semblait relié par eux aux branches des chênes.


Arrivé là, Remy se dressa sur ses étriers, attacha de nouveau et plus solidement encore qu'il ne l'était le papier au billet, et, poussant un hem! vigoureux, il lança le bouquet par-dessus le mur.


Un petit cri qui retentit de l'autre côté lui apprit que le message était arrivé à bon port.


Remy n'avait plus rien à faire, car on ne lui avait pas demandé de réponse.


Il tourna donc du côté par lequel il était venu, la tête du cheval, qui se disposait à prendre son repas aux dépens de la glandée, et qui témoigna un vif mécontentement d'être dérangé dans ses habitudes; mais Remy fit une sérieuse application de l'éperon et de la cravache. Roland sentit son tort et repartit de son train habituel.


Quarante minutes après, il se reconnaissait dans sa nouvelle écurie, comme il s'était reconnu dans le hallier, et il venait prendre de lui-même sa place au râtelier bien garni de foin et à la mangeoire regorgeant d'avoine.


Bussy visitait le château avec le prince.


Remy le joignit au moment où il examinait un souterrain conduisant à une poterne.


– Eh bien! demanda-t-il à son messager, qu'as-tu vu? qu'as-tu entendu? qu'as-tu fait?


– Un mur, un cri, sept lieues, répondit Remy avec le laconisme d'un de ces enfants de Sparte qui se faisaient dévorer le ventre par les renards pour la plus grande gloire des lois de Lycurgue.

Загрузка...