En 1980, au cours de l'été, Moscou était méconnaissable. On ne laissait pas entrer dans la capitale les habitants du reste du pays. La majorité des enfants était envoyée dans des camps de pionniers. Longtemps avant l'été on avait procédé à une purge sérieuse en chassant tous les «éléments antisociaux». On ne voyait plus de queues dans les magasins, ni de bousculades dans les autobus, ni la foule morne des provinciaux venant faire leurs achats avec de grands sacs.
On avait badigeonné à la hâte les coupoles des églises vétustés et appris aux miliciens à sourire et à dire quelques mots d'anglais.
Et les Jeux olympiques de Moscou commencèrent. On vit aller et venir les autobus emmenant les sportifs aux compétitions, errer les touristes étrangers qui s'interpellaient paresseusement dans les rues désertes, s'affairer les guides et les interprètes.
Tout le monde attendait de cet été, de ces Jeux, le cet afflux d'étrangers, quelque chose d'extraordinaire, une bouffée de vent frais, quelque bouleversement, presque une révolution. Le Moscou de Brejnev, telle une énorme banquise spongieuse au moment des crues printanières, aborda pendant quelques semaines cette vie occidentale bariolée, effritant contre elle son flanc gris, et pompeusement dériva plus loin. La révolution n'eut pas lieu.
Olia Demidova s'était plongée dans cette agitation olympique, se laissant saisir par un étourdissement frénétique et joyeux. Elle avait terminé sa troisième année à l'Institut et avait atteint en anglais et en français ce niveau où l'on est brusquement pris par une irrésistible envie de parler. Elle parlait déjà avec cette liberté hésitante de l'enfant qui commence à courir en jouissant de l'équilibre conquis.
Les interprètes ne dormaient presque plus. Mais leur jeunesse et leur excitation fébrile les tenaient debout. Le matin, c'était si agréable de sauter sur le marchepied du car, de voir les jeunes visages des sportifs, de répondre à leurs plaisanteries et puis de voler à travers les rues sonores de Moscou. Le soir, l'ambiance était tout autre. Dans le car chauffé par le soleil brûlant de la journée flottait l'odeur acre des déodorants occidentaux et de mâles chairs musclées épuisées par l'effort. Les rues défilaient, et par les fenêtres du car s'engouffrait l'ombre fraîche du soir. Les hommes, affalés dans les fauteuils, échangeaient quelques propos nonchalants.
Olia, assise près du chauffeur dans un fauteuil tournant, leur jetait de temps en temps un regard. Ils lui faisaient penser à ces gladiateurs se reposant après le combat.
L'un d'entre eux, Jean-Claude, un jeune homme au type méditerranéen (elle travaillait avec une équipe française), était assis, la tête renversée et les yeux mi-clos. Elle devinait qu'à travers ses paupières baissées il la regardait. Il la regardait en souriant, et quand le car s'arrêta au village olympique devant leur pavillon, il descendit le dernier. Olia se tenait près de la porte du car et prenait congé de chacun des sportifs en leur souhaitant une bonne nuit. Jean-Claude lui serra la main et glissa négligemment, mais assez haut pour que cela soit entendu par le cerbère qui les accompagnait: «J'ai quelque chose à traduire. Peux-tu m'aider? C'est urgent.»
Olia se retrouva dans sa chambre, entourée de ces beaux objets convoités qui symbolisaient pour elle le monde occidental. Elle comprit tout de suite que la traduction n'était qu'un prétexte et qu'il allait se produire ce qui, il y a très peu de temps, lui semblait encore impensable. Pour faire taire sa peur, elle répétait comme une incantation: «Je m'en fiche. Ça m'est égal. Advienne que pourra…»
Quand Jean-Claude sortit de la douche, elle était déjà au lit. Tout nu, enveloppé dans un nuage épicé d'eau de Cologne, il traversa la chambre dans l'obscurité et jeta sur le rebord du balcon un polo ou une serviette-éponge. Puis il s'arrêta devant une grande glace sombre et, comme plongé dans ses réflexions, passa plusieurs fois les doigts dans ses cheveux humides sur lesquels jouait l'éclat bleu d'un réverbère. Sa peau brillait aussi d'un reflet noir et luisant. Il ferma la porte du balcon et se dirigea vers le lit. Il sembla à Olia que doucement, comme une construction en mousse synthétique, s'effondrait le plafond.
Après la troisième nuit, au petit matin, elle eut à peine le temps de sortir du bâtiment que surgit devant elle le responsable des interprètes. Sans la saluer, il aboya: «Toi, au moins, tu sais joindre l'utile à l'agréable! Alors, je dois te sortir des couvertures pour t'envoyer au boulot? Mais qu'est-ce que c'est ici? Un bordel ou les Jeux olympiques? File au comité d'organisation. Ils vont s'occuper de tes affaires!»
Olia pendant ces trois jours avait été si sauvagement heureuse qu'elle n'avait même pas pensé à trouver une justification ou à mettre au point une version crédible. Le soir de leur dernier rendez-vous, Jean-Claude était ivre de bonheur. Il avait eu la deuxième place et décroché une médaille d'argent. Il buvait, parlait beaucoup et la regardait d'un œil un peu fou. Il était question d'une firme avec laquelle il avait un contrat et d'un centre sportif qu'il pourrait maintenant ouvrir. Sans aucune gêne il parlait d'argent. Il était si excité en racontant cela qu'Olia lui dit en riant: «Écoute, Jean-Claude, on dirait que tu es dopé!» Faisant semblant d'avoir peur, il lui plaqua la main sur la bouche en montrant la radio: «Tout est écouté!» Puis l'enlaçant, il la renversa sur les oreillers. Reprenant son souffle, plongé dans un épuisement silencieux, il lui ronronna à l'oreille: «Oui, je me suis dopé… de toi!»
Au comité d'organisation, tout commença aussi par des cris. Un vieux fonctionnaire du Komsomol [14], racorni, avec une calvitie moite et un costume aux poches boursouflées, fustigea méthodiquement leur bonheur de trois jours. Il hurlait: «Ce n'est pas nous seulement que tu mets dans une sale affaire. Tu fais honte à tout le pays. Qu'est-ce qu'ils vont penser de l'URSS, maintenant, en Occident? Je te le demande. Que toutes les komsomoles sont des prostituées comme toi? C'est ça? Ne proteste pas. Et en plus, la fille d'un Héros de l'Union soviétique! Ton père a versé son sang… Et si cette histoire parvenait au Comité central? Tu as pensé à cela? La fille d'un Héros de l'Union soviétique! Avec des antécédents pareils, se salir comme ça! Nous, on n'a pas l'intention de te couvrir. Tiens-toi-le pour dit. On te chassera de l'Institut et du Komsomol. Comme on dit chez tes copains: "Le plaisir, il faut le payer." Ce n'est pas la peine de pleurer. Il fallait y penser avant.»
Après cette tirade, il enleva avec un crissement sec le bouchon de la carafe, versa dans le verre une rasade d'une eau jaunâtre et tiède et but avec une grimace de dégoût. S'approchant de la fenêtre, il tambourina sur le rebord grisâtre et attendit qu'Olia cesse de pleurer. Dans le bureau régnait une chaleur étouffante. À l'intérieur du double vitrage se débattait un papillon rouge aux ailes effritées et ternies. Écœuré, il regarda les vitres poussiéreuses, les peupliers sombres derriere la fenêtre et se retourna vers Olia qui chiffonnait un petit mouchoir humide. «C'est bon. Tu peux t'en aller. Je n'ai plus rien à te dire. Ce qu'on va faire de toi, c'est du ressort des services compétents. Maintenant, monte au troisième, Bureau 27. Là, on va régler ton affaire.»
Olia sortit en chancelant, monta au troisième et, aveuglée par les larmes, trouva avec peine la porte indiquée. Avant d'entrer, elle jeta un coup d'œil sur son petit miroir de poche, éventa de la main ses yeux gonflés et frappa.
Derrière la table, un bel homme d'une quarantaine d'années parlait au téléphone. Il leva les yeux vers elle, la salua de la tête et, avec un sourire, lui montra le fauteuil. Olia s'assit timidement sur le bord du siège. L'homme, en continuant à donner des réponses laconiques, retira de dessous la table une bouteille d'eau minérale et habilement l'ouvrit d'une seule main. Il remplit un verre et le poussa doucement vers Olia, cligna des yeux en lui souriant de nouveau. «Il ne sait pas encore pourquoi je suis ici, pensa-t-elle en avalant une petite gorgée piquante. Quand il va l'apprendre, il va aboyer et me mettre dehors.»
L'homme reposa l'écouteur, sortit d'un tiroir une feuille qu'il parcourut rapidement. Il regarda sa visiteuse et dit:
«Bon! Olga Ivanovna Demidova, si je ne m'abuse? Eh bien, Olia, faisons connaissance.» Et il se présenta: «Serguei Nikolaïevitch.» Il marqua ensuite une pause, soupira, se frotta les tempes et poursuivit comme à regret:
– Voyez-vous, Olia, ce qui s'est passé est sans aucun doute regrettable et hélas lourd de conséquences pour vous. En tant qu'homme, je peux vous comprendre; la jeunesse, c'est le bel âge, évidemment. On a envie de nouvelles sensations… comme chez Essenine, vous vous souvenez, «la crue des sentiments» – c'est sa formule, non? Mais tout cela, c'est de la poésie. Et nous, on vit avec vous dans le monde des réalités politiques et idéologiques. Aujourd'hui votre Français lance le javelot ou saute en hauteur. Et demain il reçoit une formation dans quelque service de renseignements et revient ici comme espion. Bref, je ne vais pas faire de discours. On vous a déjà assez rebattu les oreilles avec tout ça. Je vais simplement vous dire une chose. Nous, on fera tout pour vous tirer d'affaire. Vous comprenez, on ne veut pas jeter une ombre sur votre père; et vous-même, on ne veut pas briser votre avenir. Mais de votre côté, vous devez nous aider. Moi, j'aurai à parler de toute cette histoire à mes supérieurs. Et alors, pour que je ne raconte pas n'importe quoi, on va mettre tout ça noir sur blanc. Tenez, voilà du papier. Pour les formules, je vais vous aider.
Quand, une heure plus tard, Olia sortit du Bureau 27, il lui sembla que d'un coup de talon elle pourrait s'envoler. Qu'il lui paraissait maintenant ridicule, ce fonctionnaire du Komsomol à la calvitie moite!
Elle venait de frôler le mécanisme du pouvoir réel dans le pays. Émerveillée, elle sut définir pour elle-même, de façon naïve mais assez exacte, tout ce qui s'était passé: «Le K.G.B. peut tout.»
Pourtant le soir une impression tout à fait différente de celle du matin la saisit. Elle se souvint d'une phrase qu'elle avait écrite au Bureau 27. En racontant le premier soir avec Jean-Claude, elle avait écrit: «Me retrouvant dans la chambre du sportif français Berthet Jean-Claude… j'ai entretenu avec lui des relations intimes.» C'était bien cette phrase-là qui la heurtait. «Relations intimes, pensa-t-elle. Quelle drôle de façon de dire! Mais au fond, pourquoi drôle? Ce n'était pas autre chose. Pas de l'amour en tout cas…»
Elle ne revit Jean-Claude qu'une seule fois et, comme le lui avait conseillé l'homme poli du Bureau 27, elle lui avait dit quelques mots gentils et s'était éclipsée.
La veille du départ des sportifs, elle le rencontra accompagné d'un ami. Ils passèrent tout près d'elle sans l'apercevoir. L'ami tapotait l'épaule de Jean-Claude qui souriait d'un air satisfait. Olia entendit Jean-Claude qui, d'une voix un peu paresseuse, disait en étirant les syllabes:
– Tu sais, je crois que je vais me décider pour ce terrain en Vendée. Ils vous livrent la maison clefs en main.
– Fabienne est d'accord? demanda l'autre.
– Tu parles! Elle adore la voile!
Au printemps 1982, personne dans le pays ne savait encore que cette année serait tout à fait extraordinaire. En novembre Brejnev mourra et Andropov accédera au trône. Dans les cuisines, les pires pressentiments commenceront à tourmenter l'intelligentsia libérale. Lui, on le sait, c'était un chef du K.G.B. Oui, il va serrer la vis. Sous Brejnev, on pouvait encore se permettre d'ouvrir la bouche de temps en temps. Maintenant il faut s'attendre à une réaction, c'est sûr. On dit qu'il fait déjà des rafles dans les rues. On quitte le bureau cinq minutes, et les miliciens vous tombent dessus. Pourvu qu'on n'ait pas une autre année 1937…
Mais l'Histoire, probablement, en avait assez du triste sérieux monolithique de ces longues décennies socialistes et décida de s'amuser un peu. L'homme dans lequel le regard apeuré des intellectuels discernait les traits d'un nouveau Père des peuples ou d'un nouveau Félix de fer [15] sera un monarque mortellement fatigué et malade. Il savait que la majorité des membres du Politburo était à mettre contre un mur et à fusiller. Il savait que le ministre de l'Intérieur avec lequel il causait aimablement au téléphone était un criminel d'État. Il connaissait le montant du compte de chacun de ses collègues du Politburo dans les banques occidentales et même le nom de ces banques. Il savait qu'en Asie centrale s'était réinstallée depuis longtemps la féodalité et que la vraie place de tous les responsables, c'était la prison. Il savait qu'en Afghanistan se reproduisait le scénario américain du Viêt-nam. Il savait que dans tout le Nord-Ouest du pays, dans les villages, le pain manquait. Il savait que le pays était gouverné depuis longtemps par une petite maffia familiale qui le détestait, lui, et qui méprisait le peuple. Il savait que, si le rouble avait été convertible, la moitié des dirigeants serait depuis longtemps à Miami ou ailleurs. Il savait que les dissidents en prison ou en exil ne connaissaient pas le centième de ce que lui-même savait et qu'ils n'exprimaient que des choses très anodines. Il savait tant de choses sur cette société mystérieuse qu'un jour au Plénum il laissa échapper: «Nous ne connaissons pas la société dans laquelle nous vivons.»
L'Histoire s'amusait. Et cet homme inspirant à certains de la terreur et aux autres de l'espoir faisait naître ces sentiments comme d'au-delà du tombeau. Il mourait d'une néphrite et, dans ses moments de lucidité, se divertissait d'une anecdote que lui avait racontée le médecin du Kremlin. Celle-ci lui avait beaucoup plu. C'est pendant la réunion du Politburo. On discute de la succession de Brejnev. Tout à coup la porte s'ouvre violemment et fait irruption Andropov accompagné d'Aliev. Andropov brandissant un revolver s'écrie: «Haut les mains!» Tous les vieillards lèvent leurs mains tremblotantes. «Baissez la main gauche!», commande Andropov. Et s'adressant à Aliev: «Enregistre! Pour Andropov, vote à l'unanimité!»
L'Histoire s'amusait à se moquer de ceux qui prétendaient la gouverner impunément. Andropov mourut. Tchernienko le suivit. Avec la rapidité inconvenante d'une bande dessinée mourait l'entourage de Brejnev. Et l'on célébrait si souvent des funérailles sur la place Rouge, au son de familiale qui le détestait, lui, et qui méprisait le peuple. Il savait que, si le rouble avait été convertible, la moitié des dirigeants serait depuis longtemps à Miami ou ailleurs. Il savait que les dissidents en prison ou en exil ne connaissaient pas le centième de ce que lui-même savait et qu'ils n'exprimaient que des choses très anodines. Il savait tant de choses sur cette société mystérieuse qu'un jour au Plénum il laissa échapper: «Nous ne connaissons pas la société dans laquelle nous vivons.»
L'Histoire s'amusait. Et cet homme inspirant à certains de la terreur et aux autres de l'espoir faisait naître ces sentiments comme d'au-delà du tombeau. Il mourait d'une néphrite et, dans ses moments de lucidité, se divertissait d'une anecdote que lui avait racontée le médecin du Kremlin. Celle-ci lui avait beaucoup plu. C'est pendant la réunion du Politburo. On discute de la succession de Brejnev. Tout à coup la porte s'ouvre violemment et fait irruption Andropov accompagné d'Aliev. Andropov brandissant un revolver s'écrie: «Haut les mains!» Tous les vieillards lèvent leurs mains tremblotantes. «Baissez la main gauche!», commande Andropov. Et s'adressant à Aliev: «Enregistre! Pour Andropov, vote à l'unanimité!»
L'Histoire s'amusait à se moquer de ceux qui prétendaient la gouverner impunément. Andropov mourut. Tchernienko le suivit. Avec la rapidité inconvenante d'une bande dessinée mourait l'entourage de Brejnev. Et l'on célébrait si souvent des funérailles sur la place Rouge, au son de la Marche funèbre de Chopin, que les Moscovites se surprenaient à en siffler l'air comme celui d'une mélodie à la mode.
Mais, au printemps 1982, personne ne pouvait même imaginer que l'Histoire prendrait plaisir à s'amuser ainsi.
Au mois de mars, le chef de l'organisation des Transports appela Demidov dans son bureau: «Tu as de la visite, Ivan Dmitrievitch. Ces camarades vont faire un film sur toi.» Il y avait là deux journalistes de Moscou, le scénariste et le responsable du tournage.
Le film en question devait être consacré au quarantième anniversaire de la bataille de Stalingrad. On avait déjà tourné les épisodes du Mémorial où, sous les énormes monuments de béton, erraient comme les ombres du passé les vétérans venus des quatre coins du pays.
On avait retrouvé les documents d'époque dont on avait l'intention d'utiliser des fragments au cours du film. Déjà on avait interviewé les généraux et les maréchaux encore vivants. Il restait à filmer un épisode très important aux yeux du réalisateur. Dans cet épisode le premier rôle revenait à Demidov. Le réalisateur le voyait ainsi: après les datchas des environs de Moscou et les spacieux appartements moscovites où les maréchaux retraités sanglés dans leur uniforme se souviennent des mouvements du front, dirigent de mémoire les armées et jonglent avec les divisions, apparaissent les rues tortueuses de Borissov et un camion maculé de boue qui franchit la porte du garage. Du camion descend sans se retourner vers la caméra un homme à casquette fripée portant une vieille veste de cuir. Il traverse la cour encombrée de ferraille, se dirige vers le petit bâtiment du bureau. Une voix off un peu métallique martèle la citation du Héros de l'Union soviétique: «Par décret du Soviet suprême de l'Union des républiques socialistes soviétiques, pour l'héroïsme et la bravoure manifestés dans la bataille…»
Le chauffeur du camion dépose des papiers au bureau, fait un signe de tête à un collègue, serre la main d'un autre et rentre chez lui.
Au cours de cette scène, la voix de Demidov, une voix simple et familière, parle de la bataille de Stalingrad. Les plans suivants se déroulent dans le cadre familial: le repas de fête, un numéro déplié de la Pravda sur une étagère, au mur des photos jaunies de l'après-guerre.
Mais le sommet du film était ailleurs. L'histoire de ce modeste héros «qui sauva le monde de la peste brune», comme disait le scénario, s'interrompt de temps en temps. Sur l'écran apparaît le correspondant soviétique dans l'une ou l'autre capitale européenne qui arrête les passants pour leur demander: «Dites-moi, qu'évoque pour vous le nom de Stalingrad?» Les passants hésitent, répondent des inepties et en riant rappellent Staline.
Quant au correspondant de Paris, on l'avait filmé dans la neige fondue, complètement transi, essayant de se faire entendre dans le tumulte de la rue: «Je me trouve à dix minutes de la place parisienne qui porte le nom de Stalingrad. Mais les Parisiens savent-ils ce que signifie ce mot si étrange pour une oreille française?» Et il commence à interroger les passants incapables de répondre.
Lorsque pour la première fois on projeta cet épisode au studio, l'un des responsables demanda au réalisateur: «Et il ne pouvait pas aller sur la place elle-même? Qu'est-ce que ça veut dire "à dix minutes"? C'est comme s'il faisait un reportage sur la place Rouge depuis le parc Gorki!»
– Je lui ai déjà posé la question…, tenta de se justifier le réalisateur. Il prétend que sur cette place on ne trouve pas un Français. Rien que des Noirs et des Arabes. Oui, c'est ce qu'il dit. Parole d'honneur! Il disait: «Tout le monde va croire que ça a été tourné en Afrique, et pas à Paris.» C'est pour ça qu'il s'est déplacé vers le centre pour trouver des Blancs.
«Incroyable!» beugla un fonctionnaire dans la salle obscure. Et la projection continua. La caméra happa un clochard courbé, une enfilade de vitrines brillantes. Et de nouveau surgirent les plans jaunis des documents d'époque: la steppe grise, les chars ondulant comme sur des vagues, les soldats saisis, encore vivants, par l'objectif.
Et de nouveau apparaissait Demidov, non plus avec sa veste graisseuse, mais en costume, avec toutes ses décorations. Il était dans une classe, assis derrière une table agrémentée d'un petit vase avec trois œillets rouges. Devant lui des élèves figés buvaient religieusement ses paroles.
Le film s'achevait en apothéose. Le monument gigantesque de la mère patrie brandissant un glaive jaillissait vers le ciel bleu. Le défilé de la Victoire se déployait sur la place Rouge, en 1945. Les soldats jetaient les drapeaux allemands au pied du mausolée de Lénine. Au premier plan on voyait tomber l'étendard personnel de Hitler. Au son exaltant de la musique resplendissait, filmé d'hélicoptère, Stalingrad-Volgograd, relevé de ses ruines.
Et tout se résolvait en un accord final: sur la tribune du XXVIe Congrès apparaissait Brejnev qui parlait de la politique de paix menée par l'Union soviétique.
Vers la mi-avril le film était prêt. Demidov avait patiemment supporté l'agitation du tournage et même réussi, en répondant aux questions, à placer l'histoire de la petite source dans la forêt.
– Eh bien, Ivan Dmitrievitch, lui dit le réalisateur au moment des adieux, pour la fête de la Victoire, le 9 mai, ou peut-être même la veille, mettez-vous en famille devant la télévision.
Le film s'intitulait La Ville-Héros sur la Volga.
Le 8 mai, dans l'après-midi, Ivan Dmitrievitch ne travaillait pas. On l'avait invité à l'école pour la causerie traditionnelle. Il fit son discours habituel et, les trois œillets à la main, rentra à la maison.
Tatiana était encore au travail. Il traîna dans l'appartement. Puis il mit sur le dossier d'une chaise sa veste blindée de médailles, brancha le poste et se cala sur le divan. Le film sur Stalingrad commençait à six heures.
Le chef d'atelier agita la bouteille et commença à verser l'alcool dans les verres: «Eh bien, mes amis, la dernière lampée et on file à la maison…» Tout le monde but, glissa dans les sacs les restes de nourriture et sortit. Dans la rue, les ouvrières se souhaitèrent une bonne fête et rentrèrent chez elles.
Tania – elle était devenue depuis longtemps Tatiana Kouzminitchna [16] – consulta sa montre. «J'ai encore le temps, avant le film, de passer au magasin prendre le colis des Vétérans.» Ce paquet, elle le recevait, comme tous les anciens combattants, dans la section du magasin interdite au commun des mortels. Les gens regardaient cette queue des Vétérans et grognaient sourdement.
Cette fois, c'était vraiment un colis de fête: quatre cents grammes de jambon, deux poulets, une boîte de sprats et un kilo de gruau de sarrasin. Tatiana Kouzminitchna paya, chargea le tout dans son sac et se dirigea vers la sortie. L'un des Vétérans l'interpella.
– Eh bien, Kouzminitchna, il est bien, le colis, aujourd'hui?
– Oui, pas mal; mais il n'y a pas de beurre.
– Le beurre, on en trouve aujourd'hui en face, au Gastronom. Mais il y a un kilomètre de queue!
Tatiana s'approcha du Gastronom, vit une queue bariolée et sinueuse, regarda l'heure. Le film commençait dans quinze minutes. «Et si j'essayais de ne pas faire la queue? Après tout, j'y ai droit», pensa-t-elle. Et retirant de son sac le livret de Vétéran, elle commença à se frayer un passage vers la caisse.
La fin de la queue s'agitait dans la rue, et dans le magasin tout était noir de monde. On se poussait en se taillant la route vers le comptoir. On criait, on s'injuriait. Ceux qui avaient déjà fait leurs achats se faufilaient vers la sortie, les yeux brillants et enfiévrés.
– Combien de paquets par personne? criaient de la rue ceux qui étaient au bout de la queue.
– Deux pour chacun! répliquaient ceux du milieu.
– Donnez-m'en six, pleurnichait une femme près du comptoir. Je prends aussi ceux de mes enfants.
– Et ils sont où, vos enfants? demandait la vendeuse excédée.
– Mais la voilà, cette petite fille! criait la femme qui traînait par la main une écolière apeurée portant un cartable.
– Et où est l'autre? insistait la vendeuse.
– Là, dans sa poussette, dans la rue.
La femme, qui avait fini par l'emporter, plongea vers la sortie, serrant contre sa poitrine les six plaques de beurre.
Un petit bonhomme un peu éméché criait joyeusement:
– Mais c'est pas ses gosses à elle! Je la connais. Des gosses, elle en a pas. Elle les a empruntés à sa sœur! Ha! Ha! Ha!
La queue s'ébranlait spasmodiquement et progressait d'un pas. De la porte de l'entrepôt apparut la responsable qui traversa le magasin et cria vers le bout de la queue qui s'allongeait. «N'insistez pas, là-bas derrière. Le beurre, ça se termine. Plus que trois caisses. Ce n'est pas la peine d'attendre. De toute façon, il n'y en aura pas pour tout le monde. Vous perdez votre temps.»
Mais les gens continuaient à affluer, demandaient qui était le dernier et prenaient la file. Et chacun pensait: «Qui sait? Peut-être qu'il y en aura encore pour moi!»
Tania parvint à la caisse et par-dessus la tête d'une femme tendit le billet de trois roubles froissé et le livret de Vétéran. Elle ne s'attendait pas à une explosion aussi unanime. La foule bouillonna et rugit de mille voix: «Ne la laissez Pas passer avant les autres!»
– Et alors! Vétérans! Qu'ils achètent leur beurre dans leur magasin!
– Déjà on leur donne des colis. Et nous, ça fait trois heures qu'on est là avec les enfants!
– " Moi, j'ai un fils tué en Afghanistan et je ne la ramène pas. J'attends comme tout le monde.
– Ne lui donnez rien! Ils ont déjà assez de privilèges comme ça.
Quelqu'un la poussa de l'épaule, la foule s'ébranla visqueusement et l'écarta lentement de la caisse. Tatiana ne discuta pas, saisit de sa main mutilée l'argent et le livret, et recula vers la sortie pour prendre la file. La foule était si dense que les différentes queues s'entremêlaient. Les gens ayant peur de perdre leur place se collaient les uns aux autres. Tout à coup quelqu'un tira Tatiana par la manche.
– Kouzminitchna, mets-toi devant moi. Peut-être en aurons-nous aussi de ce beurre.
C'était la vieille gardienne de leur fabrique, tante Valia. Tatiana se mit devant elle et, pour endormir la vigilance de ceux qui étaient derrière, elles commencèrent à bavarder tranquillement. Au bout d'un moment, Tatiana se glissa dans la foule sans que personne ne s'en aperçoive. Tante Valia se trouvait à mi-parcours.
– C'est peu de chose. Il n'y en a plus que pour une heure, remarqua-t-elle. On passera avant la fermeture. Pourvu qu'il reste du beurre!
Tatiana regarda sa montre. Il était six heures. «C'est dommage, je vais manquer le film sur Ivan, pensa-t-elle. Mais demain matin, il repasse.»
«C'est drôle, Tatiana n'est toujours pas rêvenue, pensa Ivan. Elle doit courir les magasins. Cela ne fait rien. Elle le verra demain.»
Sur l'écran parlait déjà d'une basse solennelle un maréchal, et un frétillant reporter aux yeux fureteurs lui posait des questions. Défilèrent ensuite les plans saccadés des documents d'époque: les maisons de Stalingrad dans les nuées noires, qui s'affaissaient doucement et comme en état d'apesanteur sous les explosions silencieuses.
Quand ces plans-là passaient, Ivan ne pouvait retenir ses larmes. «Je suis devenu un vieillard», pensa-t-il en mordant sa lèvre. Son menton tremblait légèrement. En lui-même, il disait de temps en temps aux soldats qui couraient sur l'écran: «Regardez-moi cet idiot qui court sans se courber! Baisse-toi, mais baisse-toi donc, imbécile… Pfft! Et on appelle ça une attaque! Ils se jettent sur les mitrailleuses sans préparation d'artillerie! Évidemment, en Russie il y a tellement de monde, les soldats, ça ne se compte pas!»
Enfin Ivan apparut lui-même sur l'écran. Il se figea, écoutant chacune de ses paroles, ne se reconnaissant pas. «Et voilà, après cette bataille, disait-il, je suis entré… là, il y avait une petite forêt… Je regarde et je vois une source. L'eau est tellement pure! Je me penche et je vois mon reflet… et c'était si étrange, vous savez. Je me regarde et je ne me reconnais pas…» Ici son récit s'interrompait et la voix off, chaude et pénétrante, enchaînait: «La terre natale… La terre de la Patrie… C'est elle qui rendait ses forces au soldat fatigué, c'est elle qui, avec une sollicitude toute maternelle, lui insufflait vaillance et bravoure. C'est dans cette source intarissable que le combattant soviétique puisait sa joie vivifiante, la haine sacrée de l'ennemi, la foi inébranlable en la Victoire…»
La vendeuse, essayant de couvrir le bruit de la foule, cria d'une voix stridente: «Le beurre, c'est fini!» et se retournant vers la caissière ajouta d'une voix encore plus sonore: «Liouda, ne fais plus de tickets pour le beurre.»
Tania obtint deux plaquettes du fond de la troisième caisse. Les deux dernières furent pour tante Valia. Elles se sourirent en les fourrant dans leur sac et se mirent à jouer des coudes pour sortir.
La foule déçue se figea un instant comme si elle n'arrivait pas à croire que le temps avait été perdu en vain, puis elle tressaillit et commença à s'écouler lentement par l'étroite porte. De l'extérieur essayaient de s'infiltrer ceux qui ne savaient pas que la vente du beurre était déjà finie. C'est alors que circula une rumeur: on avait livré du saucisson. Toute la foule reflua vers le comptoir, reformant une queue. De la rue les gens s'engouffrèrent de plus belle.
Cette nouvelle parvint jusqu'aux oreilles de la responsable. Elle sortit de nouveau de l'entrepôt et d'une voix moqueuse, comme si elle parlait à des enfants, tonna: «Non, mais vous perdez la tête! Du saucisson! Il n'y a pas le moindre saucisson ici. D'ailleurs on ferme dans une demi-heure.»
À présent chacun ne pensait plus qu'à se dégager. Dans cette masse humaine compacte, il régnait une chaleur étouffante. Tatiana essayait de ne pas perdre tante Valia qui très adroitement il se faufilait vers la porte.
Les gens étaient enragés, prenaient un plaisir mauvais à se bousculer et n'attendaient que l'occasion de s'injurier. Tatiana était déjà tout près de la sortie lorsque soudain, comme dans un tourbillon, elle fut entraînée et plaquée contre le mur. Une épaule – elle aperçut un imperméable bleu de femme – lui entra dans la poitrine. Elle essaya de se libérer, mais elle n'y parvint pas, tellement était dense l'épaisseur de la foule. Son impuissance même lui sembla ridicule. Elle voulut reprendre le sac de l'autre main, mais au même instant elle sentit avec étonnement qu'elle ne pouvait plus respirer. Brusquement il se fit un silence comme au fond de l'eau, et elle discernait maintenant trop distinctement le drap gris du manteau lui barrant le passage. Quand, avec le retard d'une explosion lointaine, survint la douleur, elle ne put même pas pousser un cri.
Elle fut portée sur le perron par une foule serrée… Personne ne s'était rendu compte de rien. C'est seulement sur les marches que la foule, se dispersant, la libéra. Tatiana glissa doucement. De son sac tombèrent le beurre et le livret de Vétéran. Les gens butaient sur le corps. Quelques-uns s'écartèrent en hâte, d'autres se penchèrent. Le petit bonhomme joyeux s'esclaffa: "Eh ben! dis donc! La petite mère, elle a déjà Pris de l'avance, pour ce qui est de la fête…» Tante Valia écarta les badauds, parvint à elle et cria d'une voix stridente: «Au secours! Regardez! Il y a une femme qui se trouve mal! Vite, téléphonez aux urgences!»
Ivan arriva à l'hôpital avec sa veste de parade. Il avait couru par les rues du soir, accompagné du cliquetis de ses décorations. On ne le laissa pas entrer en réanimation. Il regardait le médecin qui le tranquillisait, mais il n'entendait rien. Son Étoile d'or, qui s'était retournée pendant la course, ressemblait à un jouet.
Le lendemain matin, 9 mai, le même docteur, imprégné d'une odeur de tabac, le visage creusé par sa nuit de garde, sortit et s'assit en silence avec Ivan sur des sièges de bois, dans le couloir Ivan avait déjà eu le temps, dans quelque recoin mystérieux de sa tête, non pas de réfléchir à ce que serait sa vie sans Tatiana, mais à en avoir un sentiment aigu et désespéré. Ce sentiment surgit et l'effraya d'un vide sonore. Il était assis sans rien demander au médecin et d'un regard absent suivait les mouvements de la vieille femme de ménage qui essuyait les fenêtres poussiéreuses.
Enfin le médecin soupira et dit à mi-voix: «Elle n'aurait jamais dû se risquer dans nos foules; même essuyer une fenêtre, c'était dangereux pour elle…»
Olia arriva le lendemain. Elle était d'une beauté presque inconvenante. Elle-même se sentait gênée de sa jupe serrée et du bruit de ses talons hauts dans leur appartement devenu muet où chuchotaient, vêtus de noir, des gens qu'elle connaissait à peine. Une des femmes lui donna un fichu noir pour les funérailles. Mais même avec ce fichu sa beauté surprenait. Elle pleura beaucoup. Ce qui la déchirait, c'était moins l'air émacié et assombri du visage de sa mère que la fragilité de tout ce qu'elle avait cru si naturel et si solide. Tout s'écroulait devant ses yeux. D'un fringant héros, le père s'était transformé en un vieux bonhomme affaissé, aux yeux rouges. Maintenant la vie de ses parents lui semblait incroyablement terne. Une misérable enfance affamée, la guerre, encore la famine, et puis jusqu'à la vieillesse – mais non, jusqu'à la mort même! – cette absurde fabrique de meubles et cette cabine de camion puante de gas-oil. Olia regardait avec étonnement autour d'elle. La télévision devant laquelle chaque soir étaient assis ses parents, le canapé où ils dormaient, une photo pur la table de nuit: eux deux, très jeunes encore, avant sa naissance, quelque part dans le Sud, au cours de l'unique voyage de leur vie. Et cette seule photo, ces sandales du père – horribles sandales qui faisaient penser à des muselières -, ce seul geste de la mère cachant sa main droite, tout lui fendait déjà le cœur.
Ivan ne vit presque pas sa fille. C'est seulement la dernière nuit, quand les parents fatigués les quittèrent, qu'il resta en tête à tête avec Olia. Ils Paient assis de part et d'autre du cercueil, complètement épuisés par l'agitation permanente des femmes qui s'affairaient, par les chuchotements incessants et insignifiants de la journée. Ivan regarda sa fille et pensa: «C'est une femme maintenant. Elle est en âge de se marier. On dirait que c'était hier que Tatiana la mettait dans ses langes. Comme le temps passe vite! La crèche, l'école, et maintenant voilà Moscou, l'Institut… Ce serait bien qu'elle trouve un bon gars, pas un buveur… Un militaire… Bien que ceux-ci, aujourd'hui, se soûlent Dieu sait comment! Il faut que je lui parle. On enterre la mère…»
C'est à la gare seulement, quand ils attendaient le train pour Moscou, qu'Ivan lui dit: «Travaille bien, Olia, mais…» Olia rit gentiment.
– Mais, papa, les études, je n'en ai plus que pour quelques semaines. Mes examens de sortie sont tout de suite là.
– Ah bon, vraiment? s'étonna Ivan, confus. Et où vas-tu après?
– Là où m'appellera la Patrie, plaisanta Olia. Elle embrassa Ivan et monta dans le train. Par la fenêtre, elle agita longtemps la main vers son père figé dans son costume noir fatigué, sur le quai inondé de soleil.
Olia savait déjà où l'appellerait la Patrie… Certains étudiants de sa promotion s'apprêtaient à passer en douceur du banc des étudiants au fauteuil confortable préparé par leurs parents haut placés. D'autres, résignés, se préparaient à la corvée des traductions techniques dans un bureau poussiéreux. D'autres encore rêvaient de plonger le plus vite possible dans l'agitation de l'Intourist, pressentant avec joie le défilé des physionomies européennes, trop rapide pour vous lasser, et se réjouissaient à l'avance des petits cadeaux et de l'illusion de la vie occidentale.
Pour Olia, c'était tout différent. Serguei Nikolaïevitch, du Bureau 27, avait été depuis longtemps relayé par son collègue, Vitali Ivanovitch, tout aussi imposant. C'est en le rencontrant au mois d'avril qu'Olia apprit où l'appellerait la Patrie.
Ils étaient dans une chambre d'hôtel où souvent se déroulaient leurs rencontres. Vitali Ivanovitch souriait d'un air mystérieux et se frottait les mains, comme un homme qui a préparé une bonne surprise. Ils parlèrent de leurs affaires courantes, de cet étranger dont s'occupait actuellement Olia. Puis Vitali Ivanovitch, comme s'il se souvenait brusquement de quelque chose, s'exclama:
– Écoute, Olia! Ton Institut, ça va être fini. Et après, ce sont les nominations. Vous avez déjà eu les nominations préalables?… Eh bien, dans quel secteur t'a-t-on affectée?… Ah oui, évidemment! la traduction technique dans une usine, au service des brevets, ce n'est pas ce qu'il y a de plus drôle. Qu'est-ce que tu comptes faire?… Mais non, écoute. Il ne faut pas être si pessimiste. Tu auras toujours le temps de t'en terrer dans cette poussière. J'en ai discuté avec mes supérieurs. On apprécie bien tes services. C'est pour cela qu'on a décidé de te recommander – pas de façon officielle, tu comprends – comme interprète au Centre du commerce international… Doucement, ne t'emballe pas. Tu remercieras plus tard. Je pense que ce n'est pas la peine de t'expliquer que le Centre, ce sont des centaines et des milliers d'étrangers. Aussi notre travail spécifique, le renseignement et le contre-espionnage, comme on dit dans les romans policiers, passe avant tout…
Olia sortit avec un léger vertige. Elle marchait dans les rues grises d'avril où flottaient déjà les drapeaux rouges des fêtes de mai. Sur la façade d'un grand magasin, les ouvriers installaient un énorme calicot aux portraits de Marx, Engels et Lénine. La toile rouge était encore mal tendue et le vent d'avril la gonflait en petites ondulations. Les prophètes du marxisme tantôt scrutaient par-dessus les toits moscovites l'avenir radieux, tantôt jetaient des clins d'œil ambigus aux passants.
Olia traversa dans un étourdissement joyeux tout Kalininski. Et même ses hideux gratte-ciel en béton lui semblaient maintenant gracieux. Elle descendit vers la Moskova et monta sur le pont. Tout, dans cette partie de Moscou, a des proportions gigantesques et inhumaines. À l'horizon on! voit se profiler la pyramide de deux cents mètres du M.G.U. [17]. De l'autre côté du fleuve, dans le même élan du gothique stalinien, s'élance dans le ciel le bâtiment de l'hôtel «Ukraïna». Derrière elle scintille le livre ouvert du gratte-ciel du COMECON [18]. Sur l'autre rive, face à l'«Ukraïna», se dresse un ensemble gris-vert de blocs aux fenêtrès orange. C'est là justement que se situe le Centre du commerce international.
Sur le pont soufflait un vent fort et souple. Il semblait à Olia que ses cheveux courts flottaient comme une longue traîne soyeuse. Elle ne s'était jamais sentie aussi jeune et aussi libre. De nouveau, comme autrefois, elle pensa avec un sourire d'admiration: le K.G.B. peut tout!
Pendant les deux années qui suivirent les Jeux olympiques, Olia apprit ce que signifiait la «spécificité» dont avait parlé Vitali Ivanovitch. Elle savait maintenant ce qui l'intéressait, lui et ses collègues. Et elle savait comment le soutirer habilement à un étranger. Comme lui paraissait à présent ridicule cette astuce de Jean-Claude qui avait eu un brusque besoin de traduction! Maintenant, assez souvent elle s'en servait elle-même pour lier connaissance avec les étrangers «intéressants». Mais elle avait quantité d'autres ruses. Les noms de ses connaissances étrangères défilaient – cela durait une semaine, un mois, un an. Un certain Richard, un Alain… John, Jonathan, Steeven… Oui, il y avait même deux Jonathan, l'un anglais, l'autre américain. Dans sa mémoire se bousculaient leurs voix en un chœur confus. Émergeaient des bribes de leurs confidences. L'un d'eux portait le titre d'«Honorable» et en était très fier. Un autre était passionné d'alpinisme et faisait de l'escalade en Nouvelle-Zelande. Un autre encore affirmait qu'en URSS on tombe partout sur les gens du K.G.B. Tout cela, et beaucoup d'autres choses, était passé dans les rapports qu'Olia avec application transmettait à Vitali Ivanovitch. Et parfois des détails dont personne n'avait besoin refaisaient surface, alors même que sa mémoire confondait déjà ceux à qui ils appartenaient: une épaule pleine de taches de rousseur, le reflet d'un visage qui ressemblait à un masque pâle dans la lourde obscurité de la chambre…
Parfois, en se réveillant au petit matin, a l'heure favorite des suicidaires, elle percevait presque physiquement le vide sonore qui entrait dans ses yeux. Elle se relevait sur un coude et avec un étonnement craintif elle contemplait une tête, une oreille un peu décollée, un bouche entrouverte d'où s'échappait un petit sifflement tranquille. Puis son regard glissait vers le tas de vêtements froissés sur la chaise, rencontrait l'œil langoureux d'un brun saxophoniste engominé qui lui souriait sur le mur. «Gianni Caporale»,lisait-elle sur le poster. Parfois, dans cette obscurite, son regard était accroché par celui d'une belle créature pulpeuse à moitié nue ou par celui de Lénine collé au-dessus du lit par un occidental plaisantin. Elle lisait silencieusement «Gianni Caporale» et s'effrayait de sa propre voix intérieure. «Qu'est-ce que je fais là?» La question résonnait dans sa tête. Et chaque fois ce «je» évoquait pour elle leur appartement à Borissov, l'odeur et la lumière particulières de leurs chambres. Et aussi une journée d'hiver au soleil» étincelant, une pente luisante d'où dévalaient les skieurs et les gamins sur leur luge. Ce jour-là – c'était sans doute un dimanche – ses parents se promenaient avec elle. Quand elle se fut lassée de sa luge, Ivan s'amusa à proposer à la mère de faire une descente. Et celle-ci, enivrée par le soleil, l'air vif et glacé, accepta en riant. Ils s'élancèrent, si grands et si drôles sur la petite luge! En bas, ils s'étaient renversés, avaient gravi la pente la main dans la main et étaient réapparus au sommet, les joues rouges et les yeux brillants.
Olia regardait de nouveau celui qui dormait à côté d'elle. Elle l'appelait silencieusement par son nom, se rappelait ce qu'elle savait de lui en essayant de le faire vivre, de le rapprocher d'elle-même, mais tout restait vide de sens.
«Je ne suis qu'une putain», se disait-elle. Mais elle savait bien que ce n'était pas vrai. «Qu'est-ce que ça me rapporte? Les collants de la Beriozka [19], cette saleté de maquillage qu'on peut acheter chez n'importe quel trafiquant… Ce serait bien d'arrêter cela tout de suite. Vitali Ivanovitch? Eh bien, quoi? Je pourrais aller le voir et lui dire sans détour: "Ça suffit comme ça. C'est terminé. Je me marie." On ne me mettrait pas en prison pour ça…»
Ces réflexions nocturnes la calmaient un peu. «Je me complique la vie, pensait-elle. Je me bourre le crâne avec toutes ces bêtises. "Qu'est-ce qui est bien? Qu'est-ce qui est mal [20]?" En fait, où est le mal dans tout cela? Les filles de l'Institut passent des mois dans les restaurants avant de décrocher quelque Yougoslave pouilleux. Tandis que là, il y en a pour tous les goûts… Tiens, Milka Vorontsova, une belle fille racée, une princesse, elle a trouvé un mari, un Africain, et sans broncher!»
Olia se souvenait que Milka, après les trois jours de fête du mariage, était revenue à l'Institut. Dans les intervalles entre les cours, ses camarades l'avaient entourée et, avec des clins d'œil malicieux, avaient commencé à lui poser des questions sur les premières joies de la vie conjugale. Milka, sans aucune gêne et même contente de cette curiosité, les instruisait:
– Écoutez, les futures «mères-héroïnes [21]», la règle d'or avec un mari africain, c'est de ne jamais rêver de lui la nuit.
– Pourquoi donc? demandèrent des voix étonnées.
– Parce qu'il est si laid que, si on le voit en rêve, on risque de ne pas se réveiller!
Il y eut une explosion de rires. Quand le bruit grêle de la sonnerie retentit, les étudiantes, écrasant hâtivement leur cigarette, se dirigèrent vers la salle de cours. Olia demanda à Milka: «Écoute, Milka, tu es vraiment décidée à te négrifier et à vivre à Tamba-Dabatou?» Milka la regarda avec ses yeux bleus limpides et dit à mi-voix: «Olietchka, n'importe quelle ville du globe peut devenir une ville de transit!»
Derrière la fenêtre le jour commençait à pointer. Sur l'oreiller la tête marmonna quelque chose en français et se retourna sur l'autre joue. Olia s'allongea aussi en dépliant avec soulagement son coude fatigué. L'heure des suicidaires reculait en même temps que l'ombre de la nuit.
Le premier «client» d'Olia au Centre était le représentant d'une firme électronique anglaise. Elle prit contact avec lui par téléphone, se présenta en disant qu'elle serait son interprète. La voix dans l'écouteur était calme, assurée, et même un peu autoritaire. Elle imagina un visage à la James Bond, tempes grisonnantes, costume sombre comme taillé dans un bloc de granit scintillant de mica. «Un vieux loup, lui avait dit de cet Anglais Sergueï Alexeievitch, l'officier du K.G.B. qui travaillait avec elle au Centre. Il connaît bien l'URSS, parle russe, mais le dissimule…»
Mais le ton imposant de la voix dans l'écouteur l'avait trompée. Ce ton était tout simplement façonné par le métier. Quand, dans le hall, se détachant du mur, dans une veste à carreaux, un homme grassouillet et chauve se dirigea vers elle avec un sourire un peu gêné, Olia resta ébahie. Déjà il inclinait la tête et tendait la main en se présentant tandis qu'elle continuait à le regarder. Au même moment, au centre du hall, s'élançait sur sa perche un coq de métal qui annonçait bruyamment midi en battant des ailes. «Drôle de représentant!» pensa Olia dans l'ascenseur.
Ce matin-là, en prenant sa douche, l'Anglais avait perdu une lentille de contact. En tâtonnant dans le bac pour la retrouver, il avait égaré la seconde. Une fois habillé, il avait retiré du fond de sa valise son étui à lunettes, les avait sorties nerveusement et les avait laissé tomber sur un cendrier de marbre. «Comment peut-on se montrer dans un tel état?», s'étonnait Olia. Lui jetait sur elle des regards un peu confus: le verre droit de ses lunettes avait disparu et à travers le cercle vide son œil regardait d'une façon floue et craintive.
«Je comprends presque tout en russe, avait-il dit dans l'ascenseur, mais je manque de pratique et je parle très mal.» Il disait: «Je téléphone à vous» et, ce qui amusait particulièrement Olia, «Vous voulez moi fermer la porte?» Il logeait à l'«Intourist». Le troisième soir, ils dînèrent ensemble au restaurant et elle resta chez lui.
Et de nouveau, elle connut au petit matin ce réveil creux de l'heure des suicidaires. Mais également, cette fois, une sérénité calme et désespérée. Elle comprit que ce qui la tourmentait, ce n'était pas un inutile remords, mais cette espérance absurde immanquablement déçue. Déjà à l'Institut elle l'avait éprouvée et elle la retrouvait maintenant au Centre.
Elle rencontrait un nouvel «objet», et malgré elle, sans en avoir conscience, commençait a attendre quelque changement miraculeux, une vie toute neuve qui ne ressemblerait pas à l'ancienne.
Mais rien ne changeait. Parfois elle accompagnait ses connaissances à l'aéroport. Somnolentes, comme dans un royaume sous-marin, se faisaient entendre les annonces à Cheremetievo. Et déjà, au-delà de la douane, son «objet» lui faisait des signes d'adieu en se perdant dans la foule colorée des voyageurs. Elle s'en allait lentement vers l'arrêt du bus.
Rien ne changeait.
Et maintenant, éveillée au côté de l'Anglais qui dormait le nez dans l'oreiller, elle comprit enfin qu'il n'y avait rien à attendre. Que tout cela était inutile. Inutile, cet espoir de quelque chose. Et parfois de la pitié pour cet «objet», un être vivant malgré tout. Et ce vague sentiment de honte…
Il fallait aller de l'avant, en connaissant sa place dans cette longue chaîne invisible qui se perdait dans le labyrinthe du jeu politique, du vol technologique, et qui aboutissait quelque part dans les capitales d'Europe et d'Outre-Atlantique. Réfléchir à tous ces rouages, ce n'était pas son affaire. Son affaire à elle, c'était, dans un rapide échange de paroles et de regards, d'apprécier son «objet» et, dans un temps donné, jouer tous les actes du spectacle amoureux convenu. Son affaire, c'était, rencontrant un tel représentant en veste à carreaux, de lui faire oublier que ses humides cheveux roussâtres couvraient à peine sa calvitie, que son œil droit regardait vaguement et craintivement, et que, en deboutonnant sa chemise froissée sous sa ceinture, il avait dénudé son ventre blanc, essayé de le rentrer, puis, ayant surpris son regard, s'était trouvé horriblement confus.
Dans son premier rôle au Centre, Olia joua si bien que l'Anglais n'osa pas la payer. Lorsqu'elle alla avec lui à Cheremetievo, il lui tendit maladroitement un parfum très cher dont l'étiquette de la Beriozka avait été grattée.
De ce premier client elle se souvenait bien; sa mémoire gardait quelques traces des deux suivants; quant aux autres, ils commençaient à se confondre dans son souvenir.
Avec sa collègue Svetka Samoïlova, Olia avait loué deux pièces, non loin de Belaïevo. Svetka travaillait au Centre depuis déjà deux ans. Elle était d'une avarice extraordinaire pour les devises et la lingerie occidentale, mais en même temps prodigue et généreuse à l'excès, à la russe.
Elle avait une nature belle et opulente. Et su elle n'avait pas réussi à s'agripper à Moscou, elle se serait transformée depuis longtemps en une matrone d'Arkhangelsk, en une vivante montagne saine au sang chaleureux. En revanche, à Moscou, et spécialement au Centre, elle avait dû contrecarrer toutes les lois de sa nature. Elle suivait sans cesse un régime, s'imposait de boire le thé sans sucre et surtout, à chaque minute libre, elle faisait du hula-hoop. La mode en était passée depuis des années, mais il ne s'agissait pas de mode. Dans son hula-hoop Svetka avait percé un trou, y avait glissé une demi-livre de plomb et l'avait rebouché avec du ruban adhésif. C'était devenu un engin pesant. Elle le faisait tourner à la cuisine en remuant une semoule claire, au téléphone, dans la chambre devant la télévision.
Elles passaient souvent dans la chambre de Svetka leurs soirées libres, en bavardant ou en regardant à la télévision les innombrables épisodes d'un film d'aventures.
Olia y venait quelquefois quand Svetka n'était pas là, tantôt pour emprunter le fer à repasser, tantôt pour laisser sur le lit une lettre portant le grossier cachet d'un village au nord d'Arkhangelsk.
Dans ces moments-là, la chambre de Svetka lui apparaissait sous un jour tout à fait différent, inhabituel. Elle enveloppait du regard l'étroite table de travail, le guéridon où s'empilaient de vieilles revues occidentales, les arabesques d'un épais tapis. Et elle ne reconnaissait plus tout cela.
On voyait une demi-matriochka [22] écaillée hérissée de crayons, une soucoupe en verre scintillant de bracelets et de boucles d'oreilles et, ouvert sur une pile de journaux, un petit livre de papier gris: Cigales d'automne.
Olia se pencha. En marge, un léger coup d'ongle marquait un tercet:
La vie est un champ où, le soir,
Dans les épis, près du sentier,
Veille un tigre toujours aux aguets.
Olia regardait tout ce qui l'entourait avec une curiosité inquiète. On aurait dit que les objets se plaisaient à l'endroit où ils avaient été posés. Parmi ces choses, Olia pressentait l'espoir d'un apaisement, la possibilité d'une réconciliation avec tout ce qu'elle vivait chaque jour. Etonnée, elle faisait comme une étrange excursion dans ce futur qu'elle anticipait et elle ne savait pas s'il était encourageant ou désespérant.
Il lui arrivait d'aller prendre derrière la coiffeuse le lourd hula-hoop et elle essayait, pour s'amuser, de le faire tourner en imitant les déhanchements de Svetka. Elle se rappelait la plaisanterie de son amie:
– Te souviens-tu qui a trouvé cette perle? Breton? Aragon? «Je vis passer une guêpe à la taille de femme!»
– Oui, et surtout avec des hanches comme une trayeuse d'Arkhangelsk, la taquina Olia.
– Ris toujours! Avec l'âge tu comprendras que les vrais hommes apprécient toujours la poétique des contrastes!
Et Svetka faisait tournoyer son engin à une! telle vitesse qu'il sifflait avec la fureur menaçante d'un insecte agressif…
Sur la coiffeuse de Svetka, parmi les flacons et les pots de cosmétique, se trouvait une feuille couverte de chiffres. Chaque semaine elle prenait ses mesures. Parfois Olia ajoutait aux chiffres quelques zéros fantastiques ou transformait les centimètres en centimètres cubes. Elles en riaient beaucoup toutes les deux.
Dans le désordre de tous les objets accumulés sur la table de Svetka se dressaient deux photos dans des cadres identiques. Sur la première on voyait un élégant officier bronzé, un sourcil légèrement relevé. Au bas de la photo se détachait en lettres blanches: «À ma chère Svetka, Volodia. Tachkent 1983». Sur l'autre, un homme et une femme, pas encore vieux, gauchement serrés épaule contre épaule, regardaient droit devant eux, sans sourire. Leurs visages de paysans étaient si simples et si ouverts – et presque démodés dans cette simplicité – qu'Olia se sentait toujours gênée par leur regard silencieux…
«C'est curieux, pensait-elle. Et si tous les clients étrangers de Svetka voyaient un jour ce hula-hoop, cette photo, ce "Tachkent 1983"? Et cela aussi: "… veille un tigre toujours aux aguets…"?»
Pourtant, de temps à autre, le régime de Svetka se trouvait suspendu. Bruyamment, apportant avec eux une odeur de neige, les invités commençaient à affluer, la table se couvrait de victuailles et de vin. Il y avait là la viande rose clair des Beriozka, le caviar et le filet d'esturgeon fumé apportés du buffet privé de quelque ministère. Svetka se jetait sur les gâteaux, s'offrait un morceau de tarte aux ornements baroques, et avec une crânerie désespérée s'écriait: «Bah! On ne vit qu'une fois!»
Les invités rassemblés autour de ces victuailles étaient des collègues du Centre, des gens du commerce et des hommes du K.G.B. qui tenaient l'alcool. Le lendemain de tels festins, elles se levaient tard. Elles allaient à la cuisine, préparaient un thé très fort et le buvaient longuement. Parfois, sans pouvoir se maîtriser, Svetka ouvrait le réfrigérateur et en sortait du vin: «Qu'ils aillent au diable, tous ces représentants à la manque! Ce n'est pas une vie, ça! On ne peut même pas boire pour chasser sa gueule de bois…» Et sous ce prétexte, on sortait le reste du gâteau, un bout de la tarte pittoresque aux décorations retombées…
Durant ces dimanches vides, Ninka la Hongroise, une prostituée du Centre, venait souvent chez elles. On l'appelait ainsi parce que son père avait été membre hongrois du Komintern et qu'on le prétendait proche de Bêla Kun. Il avait fait de la prison sous Staline, et, libéré, il avait eu le temps, un an avant sa mort, de se marier et d'avoir un enfant, cette Ninka.
Elle leur rapportait toutes les rumeurs de son milieu: le gardien devenait vraiment un salaud! Pour laisser entrer au Centre maintenant, il prenait quinze roubles au lieu de dix! Lioudka, la Caravelle, avait réussi à se faire épouser par son Espagnol… On allait peut-être fermer les. Beriozka…
Ces jours d'hiver s'écoulaient lentement. Derrière les vitres, une neige rare et somnolente tombait dans l'air terne. Sous la fenêtre, on entendait les gens de l'immeuble battre les tapis. Des gamins criaient sur le toboggan glacé.
Parfois, par plaisanterie, Ninka et Svetka commençaient à se disputer:
– Chez vous, on se la coule douce, disait la Hongroise. Vous êtes assises au chaud, le salaire tombe régulièrement. On vous apporte le client sur un plateau d'argent: «Voilà, Madame, veuillez l'accueillir et vous en occuper.» Tandis que nous on se gèle comme la dernière des putains de gare. Les flics nous soutirent leurs trois roubles. Les chiennes de copines nous vendent pour qu'il n'y ait pas de concurrence…
– Oh là là! On la connaît, ta chanson… la pauvre orpheline de Kazan…, l'interrompait Svetka. Tu ne voudrais pas aussi du lait comme prime de risque? Vous, vous êtes des millionnaires. Tu parles de salaire… ça paie à peine le papier de toilette! Et vous, vous avez un tarif à cent dollars les dix minutes. C'est toi-même qui l'as dit, tu sais, celle-là – comment s'appellet-elle déjà? – celle qui a une grosse poitrine, elle dort sur un matelas bourré de billets de cent roubles…
– Un matelas? s'étonnait Olia.
– Oui, reprenait Ninka. Elle avait peur de déposer son argent à la Caisse d'épargne. C'est que théoriquement elle travaillait comme femme de ménage au jardin d'enfants; et l'argent, elle en avait peut-être un demi-million… Et où le cacher? Alors elle a commencé à fourrer les billets dans le matelas. Son rêve à elle, c'était de travailler jusqu'à trente ans comme un cheval, puis de se trouver un type, se faire une famille et vivre peinarde. Mais c'est justement son type qui lui a joué un tour de cochon. Elle avait un certain Vladik, à côté de ses étrangers; un Russe bien à elle, pour les sentiments… Une nuit, il n'arrête pas de gigoter, quelque chose le gêne, lui rentre dans les côtes, crisse sous lui… Et le matin, il a une illumination! Il attend que Sognka – Sophie, nous l'appelions – s'en aille et il ouvre la couture. Et là, bon Dieu! sous une couche de mousse, des billets de cent roubles et des devises serrés à ne pas pouvoir les compter! Mais il était futé, ce cochon. Pas question de tout prendre. Les amis de Sognka auraient remué ciel et terre pour le retrouver. Il a commencé à tirer petit à petit. Et c'est comme ça qu'il vivait. Elle apportait, il emportait…
– Ah! Tous les hommes sont des vampires! soupira Svetka.
– Et finalement, ça s'est terminé comment? s'intéressa Olia.
– Mais comme ça devait finir! Avec son argent à elle, il a déniché une fille, il l'a emmenée en Crimée en avion, pour le week-end. Il se faisait passer pour un diplomate. Et pourquoi pas, puisqu'il sortait une liasse de ces dollars matelassés… Comment ne pas y croire? Quand Sognka l'a découvert, elle a d'abord voulu l'étrangler, la nuit, sur ce sacré matelas. Et puis elle s'est attendrie et elle a tout pardonné!
La grise journée d'hiver s'enfonçait doucement dans un soir silencieux et paisible. Et elles étaient toujours dans la cuisine à bavarder. Dehors il commençait à geler et l'on percevait les voix plus fines et plus sonores.
Ninka la Hongroise racontait ses voyages d'été à Sotchi, ses disputes avec les filles du coin et comment, un jour, des Finlandais complètement ivres l'avaient jetée, toute nue, dans le couloir.
– Et leurs bonnes femmes, remarquez, elles ont pris goût à venir chez nous. Elles viennent en touristes à Leningrad pour le week-end, et puis au lieu de visiter le croiseur Aurore, elles ramassent les clients à la pelle. C'est une amie à moi qui me l'a dit: elles leur enlèvent tout le travail. La milice les laisse tranquilles. Et à propos, elle m'a raconté une bonne histoire. Quatre prostituées se rencontrent: une Française, une Anglaise, une Allemande et une Russe. Elles commencent à discuter pour savoir laquelle des quatre accroche le mieux les hommes. Elles se sont alignées au coin de la rue Gorki et de l'avenue Marx, près du «National»…
À ce moment, sous la fenêtre, une voiture lança des coups de klaxon stridents. Ninka sauta et courut vers la fenêtre.
– Oh là là! Voilà mon petit ami qui rapplique. Bon, je file.
La bonne histoire, elle la termina dans l'entrée en enfilant sa pelisse fourrée et en remettant du rouge à ses lèvres.
– Et toi, tu vas marcher tout l'hiver pieds nus? s'étonna Svetka en examinant ses fins bottillons. Fais attention, tu vas te geler les orteils; et après, plus de dollars pour rembourrer ton matelas! Et alors sur quoi tu dormiras avec ton petit ami?
Ninka, en ajustant devant le miroir sa toque en renard, leur répondit négligemment:
– Ah vous, les douillettes! les princesses au petit pois! Vous, vous êtes assises là, dans vos bureaux, contre vos radiateurs. Pour vous, c'est bien facile. On vous conduit dans une voiture de service jusque devant le lit. Mais nous, par tous les temps, on est là, debout, comme les soldats du Mausolée. Des bottillons, tu parles! Achetez-moi un brevet. Quand on vous chassera du Centre, vous en aurez besoin!
– Et qu'est-ce que c'est que ce brevet? s'étonnèrent Olia et Svetka.
– Ce brevet? Tu achètes à la pharmacie un cataplasme au poivre, tu le coupes aux mesures de la plante du pied et hop, tu te le colles. Ça agit comme les sinapismes, mais ça dure plus longtemps et ça ne brûle pas tant. Dehors il fait moins trente et toi, tu peux sortir en souliers fins. Tu as chaud dans le corps comme si tu avais avalé un bon verre de vodka. Voilà, c'est comme ça, mes douillettes. C'est pas comme d'être vautré au «Kontik» et de siroter un cocktail.
Sous la fenêtre, la voiture klaxonnait sans cesse. «Ça va, j'arrive, maugréait Ninka. Ah! il ne supporte pas d'attendre. Les bottillons d'importation, je les ai mis pour lui. Peut-être qu'il, m'épousera, moi, la fille perdue…»
Elles s'embrassaient en gloussant et Ninka dégringola l'escalier en faisant claquer ses talons.
Dehors déjà le soir bleuissait. Olia lavait la vaisselle. Svetka, assise, buvait lentement le reste du Champagne éventé et grattait dans le carton à gâteau les petites noisettes qui étaient tombées.
– C'est la dernière coupe, se justifiait-elle. Demain je commence une vie nouvelle. Oh! Mais demain arrive de Paris l'homme à la parfumerie, et je dois me lever à cinq heures et demie…
Durant ces soirées Olia avait envie de parler de façon sincère et confiante avec Svetka. Lui demander: «Et toi, Svetka, tu l'aimes, cette vie-là? Ça ne t'arrive pas d'avoir peur? D'avoir peur que ta jeunesse passe… Et ce rythme… Depuis le premier contact quand tout est officiel, les souliers noirs, le tailleur strict, la femme d'affaires version soviétique… jusqu'à ce lit avec les draps d'Intourist. Moi, rien que leur odeur me fait vomir. Toi, ça ne te fait pas peur quand il t'arrive un bonhomme, tu sais, juste avant la retraite, le corps anémique, les aisselles fripées qui ont déjà une odeur de tombeau? Le temps de le mettre en condition, tu transpires comme une masseuse ou une infirmière en salle de réanimation. Sa femme, depuis dix ans, il ne la trompait qu'avec des revues pornographiques, et maintenant bien sûr c'est l'exotisme russe, bons baisers de Moscou… Et ça, ça ne te fait pas vomir, Svetka? Et pourtant non, avec les jeunes, c'est pire. Les vieux au moins, ça ne se prend pas au sérieux. Et puis ils paient bien. Les autres, ils s'imaginent nous rendre heureuses avec leurs biceps qui empestent le déodorant. Et avec ça, avares! Ils ne se fendent même pas d'un demi-cent. Tu ne me croiras jamais, un jour j'ai vu un Italien qui bouclait ses valises. Il nous restait du petit déjeuner une demi-boîte de conserve de viande. Eh bien! il l'a emballée dans du plastique et il l'a glissée dans la valise. Je lui dis: "
Mais jette ça! ça va se gâter dans l'avion!" Et lui, ça le laisse froid. Il rit: Ça sera mon dîner à Rome…" On attend, on attend comme une imbécile. Et toi, Svetka, tu attends aussi, mais toi, sans te l'avouer. Et tu fais tourner ton hula-hoop comme un automate…» Mais Olia n'osait pas le lui dire si crûment. Ce soir-là, elle prit les choses de loin, sur un ton plaisant. Pourtant Svetka comprit tout de suite où elle voulait en venir.
– Olietchka, là, c'est ton origine à demi moscovite qui remonte. Ninka avait bien raison: tout comme sur un plateau d'argent! Moscou? Mais je vous en prie. L'Institut? Soyez les bienvenus! Le Centre du commerce international? Prenez donc la peine d'entrer! Tu aurais vécu comme moi dans le village de Tiomny Bor de la région d'Arkhangelsk, tu ne pataugerais pas dans ce marécage existentialiste. Douze kilomètres pour aller à l'école, et il faisait tellement froid que quand tu crachais, ça gelait en l'air et ça sonnait en tombant. Quand tu commençais à enlever le linge qui séchait sur les cordes, il cassait. Tu le rentres à la maison, tu regardes et hop, la chemise n'a plus de manches. Et les gens! Quelle sauvagerie! Tu ne peux pas imaginer. La saoulerie généralisée. On avait un voisin, chaque jour, avec sa femme, complètement saouls. Et tous les ans un enfant. Neuf en tout. Tous un peu fêlés bien sûr. À cause de la vodka, les parents étaient devenus comme des bûches. Un nouvel enfant arrive, ils lui donnent le premier nom qui leur vient à l'esprit, et après, on se retrouve avec deux Serge, deux Lioudka… Et toi, tu parles de peur? C'est ça qui fait peur! Dans les magasins, rien que des conserves de maquereaux à la tomate et du mil charançonné. C'est tout! Et aussi de la vodka, bien sûr. Tout le village est couché ivre mort et, pendant ce temps-là, les loups arrachent les chiens de leurs niches… Tu dis: «La jeunesse passe.» Et où ne passe-t-elle pas? Le corps anémique… écoutez-moi ça… l'odeur du tombeau… Tu racontes Dieu sait quoi, surtout juste avant de dormir. Et si tu t'étais mariée avec un petit cadre moscovite à cent cinquante roubles par mois, tu crois que ce serait plus gai? Lui, il ne manquerait jamais de te rappeler sa propiska [23] moscovite, ses mètres carrés minables. Et où irais-tu travailler? À l'usine? Traduire des brevets pour cent trente roubles? Au bout d'une semaine, tu aurais une telle angoisse existentielle que tu te mettrais balayeuse au Centre. Ne te monte pas la tête, personne ne te retient ici. Le K.G.B.? Ah! ils ont sûrement besoin de toi! Ils n'ont qu'à siffler et de toute l'Union soviétique on viendra s'abattre sur ta belle petite place. On en trouvera de plus excitantes que toi! Crois-moi sur parole. Ton problème, c'est que tu es trop gâtée. Regarde Ninka la Hongroise. Depuis sept ans, ni père ni mère: l'Assistance publique. C'est là, m'a-t-elle raconté, qu'à quatorze ans un éducateur l'a débauchée. Il l'a tirée dans la douche et tu peux deviner la suite. Une autre à sa place serait devenue depuis longtemps une épave et une ivrogne, tandis qu'elle, une poigne de fer… Elle s'offre un appartement coopératif à Iassenevo, s'achète une Volga dernier modèle. Elle se mariera et tout sera dans l'ordre. Elle a dans les trois cent mille roubles dans différentes Caisses d'épargne. Toi, tu pleurniches: l'existence sans but, l'attente inutile; elle, elle se colle des sinapismes aux pieds, et la voilà qui file, bannière au vent! Tu dis, mon Volodia? Mais qu'est-ce que ça peut lui faire à lui? Je ne le trompe pas. Un étranger, c'est le travail, pas de l'amour. En dehors de ça, je n'ai pas d'autre homme, tu le sais bien. Volodia, il a son service. Je ne peux pas lui courir après en Afghanistan. Et là-bas, remarque, on grimpe vite. En un rien de temps il aura ses trois étoiles de colonel. Alors on se mariera; les étrangers, on n'en parlera plus et je demanderai un poste de bureau au Centre. Déjà maintenant, il est comme un coq en pâte. Quand il vient en permission, je le gave de caviar et il boit du vin qu'on ne trouve pas chez un ministre. Et en plus, je suis une femme avec laquelle il a un service de première qualité. Alors il aurait bien tort de se plaindre. Bon, Olia, assez bavardé. Allons regarder Vremia [24] à la télévision. C'est drôle… on n'a pas vu Andropov depuis longtemps. On dit qu'il est très malade. Et toi, tu as déjà fait toute la vaisselle, tu es gentille!
Puis, à demi étendue sur le divan, jetant des regards distraits sur l'écran, elle poursuivit d'une voix rêveuse:
– Tu sais, j'en ai parfois aussi, moi, de ce vague à l'âme… Il m'arrive aussi d'en avoir assez. Tu es couchée avec ce fichu capitaliste, il respire et te souffle dans l'oreille… Quelle tristesse! Tu te dis: «J'étais une écolière en tablier blanc, j'attendais le prince charmant en manteau étoile…» Et à propos, comment va ton prince du K.M.0. [25]? Tu te rends compte quel fiancé je t'ai fait connaître! Et toi, tu te plains toujours… Un don des dieux, un fiancé pareil! Les parents au COMECON, un appartement de quatre pièces sur Koutouzovski! Tiens-le mieux que ça, ne le laisse pas s'envoler! Tu n'en retrouveras pas un autre comme ça. Un futur diplomate!
On commençait à transmettre la météo.
– Oh là là! Jusqu'à moins vingt-cinq, soupira Svetka. Non, demain j'achète des sinapismes.
«Tout est bien, pensait Olia. J'ai bien fait de parler avec Svetka. Elle a raison, je me casse trop la tête. Trop de nourriture me coupe l'appétit…»
Elle avait fait la connaissance de ce prince du K.M.O., Alexei Babov, en automne. Svetka l'avait invité à leurs fêtes bruyantes. Depuis, Olia le rencontrait souvent et il passait parfois la nuit chez elle. Elle le retrouvait aussi quelquefois chez lui. Dans sa chambre, il y avait sur l'armoire un violon dans son étui.
– Tu joues? lui demanda-t-elle un jour.
– Non, c'est une fantaisie de jeunesse, lança-t-il négligemment.
Il cherchait à paraître plus âgé. Ses parents, en hâte, lui faisaient une carrière, et cette ascension rapide ne correspondait pas à son âge. Il s'habillait avec goût en assemblant, comme dans une mosaïque, des vêtements d'importation; il trouvait tout, jusqu'aux boutons de manchette. Il avait les cheveux noirs, les yeux bleus et la peau des joues extrêmement douce. Dans ses relations intimes avec lui, Olia s'étonna d'abord du caractère méthodique et de la complexité des poses qu'il inventait. C'était de l'acrobatie amoureuse. Un jour, en regardant les livres de sa bibliothèque, elle trouva sur un rayon le plus élevé, entre un volume de droit international et les «Organisations de jeunesse en France», un livre en français: Le Savoir-faire amoureux. Les accouplements les plus invraisemblables étaient décomposés en figures successives comme des techniques de lutte. La porte claqua, Alexei revenait. Olia rangea précipitamment le livre et sauta de sa chaise…
Oui, vraiment, tout allait bien. Un travail vivant, un cortège incessant de visages et de noms, le remue-ménage qui annonçait le nouvel an. C'était agréable de plaire, de le voir dans le regard d'hommes soignés et pleins d'assurance. Agréable de porter son corps jeune et ferme, d'imaginer son visage, ses yeux, dans cette agitation humaine de la capitale. Et de se sentir adulte, indépendante et même un peu agressive.
Olia ne savait pas que, vu de profil et à contre-jour, le reflet de son visage semblait presque transparent et d'une finesse juvénile, et rappelait le visage de sa mère au même âge. Mais cela, seul son père le voyait. Et même lui le voyait à travers une telle amertume du passé que, malgré lui, il secouait la tête comme pour chasser cette fragile ressemblance.