Quatre ans. Oui, quatre années pleines, quasiment jour pour jour, s’étaient écoulées. Soit mille quatre cent soixante jours. Adrien les avait comptés, patiemment, un à un, dans l’espoir de voir une lueur apparaître, là-bas, tout au bout du tunnel où s’était engouffrée sa vie. En vain. Aucune éclaircie, bien au contraire. Tout allait de pis en pis, c’était la foirade totale, la panade intégrale. Quatre ans, pile-poil. Et pourtant, il tentait de garder le moral. Facile à dire. Dans les premiers temps, ses indemnités de chômage lui avaient tout juste permis de surnager. Son loyer, les hamburgers avalés midi et soir au Quick, les deux paquets de Gitanes achetés tous les matins, une chemise neuve par-ci, une nouvelle paire de chaussures par-là - avec les slips et les chaussettes, il pouvait tricher, ça ne se voit pas trop -, bref, les billets filaient vite. Puis le couperet dénommé «fin de droits» était tombé. Tchac. Effilée, la lame. Elle ne laissait rien dépasser. Adrien l’avait bien entendue siffler, juste derrière ses oreilles. Restait le RMI.
Et comme si ça ne suffisait pas, la dette contractée envers le Gros Serge, qui grevait sacrément son budget. Mille balles par mois, enfin, 150 euros, pas la peine de louvoyer avec les conversions, ça revenait au même. Plus possible de se payer une chambre d’hôtel, dans ces conditions… Là, Adrien avait vraiment déconné. Quand on est dans la débine, on rase les murs, profil bas, les yeux rivés sur ses chaussures. Par pure sagesse. Mais non, Adrien avait vu grand, comme dans les films. Une petite partie de poker pour se remettre en selle? Banco! Il avait craqué, six mois plus tôt. Tout son RMI sur la table, entre les bouteilles de pastis, les cendriers emplis de mégots, les copains qui écarquillaient les yeux, effarés par la mise, et le Gros Serge, sûr de son coup, qui battait les cartes et n’en finissait plus d’aligner les fulls, les brelans, les carrés d’as. Le Gros Serge était très respecté. Il tenait un stand de surplus américains dans les Puces et prélevait sa dîme sur bien des combines qui se tramaient dans le secteur… Adrien avait supplié la chance, coûte que coûte, sollicitant prêt sur prêt au fil de la partie, dans l’espoir de se refaire. Magnanime, le Gros Serge l’avait jouée grand seigneur. Crédit à volonté. Vers 4 heures du mat’, vaincu, effrayé par le montant de sa dette, Adrien avait jeté l’éponge. Dix mille francs à rembourser. A remettre 1 000 par 1 000, le premier jeudi de chaque mois, au comptoir du Soleil de Djerba, un bistrot de la porte de Montreuil où le Gros Serge avait ses habitudes et dans l’arrière-salle duquel s’était déroulée la fatidique partie de cartes. Insolvable, Adrien avait dû se résigner à ce gentlemen agreement. Evidemment, il aurait pu prendre le large, aller tenter la chance sous d’autres cieux, filer droit vers le sud, puisqu’il est communément admis que la misère est moins pénible au soleil, et le Gros Serge, tout caïd qu’il était, aurait pu se brosser pour retrouver sa trace. Mais non, Adrien était resté. La porte de Montreuil, c’était toute sa mémoire. Son biotope. Il y avait toujours vécu et avait fini par s’y agripper, telle la bernique à son anfractuosité de roche. Le Soleil de Djerba, ce troquet sinistre, il l’avait connu depuis son enfance. Il s’était d’abord appelé Chez Nénesse, puis Chez Fanny, puis le Bar des Amis, au gré des différents propriétaires… Tous les matins, il s’y rendait pour avaler un petit noir arrosé de cognac sur le zinc avant de commencer une journée de galère, à courir derrière la moindre pièce. Le week-end, il donnait un coup de main aux commerçants forains qui montaient leurs stands dans les allées des Puces, les aidait à charger et décharger la camelote des camions; ça permettait de voir venir. Le reste de la semaine, c’était plus sombre. Le métro. Adrien montait dans les wagons, au petit bonheur la chance, sur la ligne Pont-de-Sèvres - Montreuil, ou Châtelet - Lilas, et s’adressait aux voyageurs.
«Madame, Mademoiselle, Monsieur, un petit moment de poésie», hurlait-il en torturant ses cordes vocales, pour couvrir le vacarme ambiant.
Et de déclamer «Mignonne, allons voir si la rose, qui ce matin avait éclose…» ou encore, «Vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, je demeure…», les voyageurs subissaient, les oreilles meurtries, et finissaient de guerre lasse par mettre la main à la poche. Pour le voir déguerpir au plus vite et ne plus l’entendre vociférer à propos du pont Mirabeau.
Il dormait à droite, à gauche, parfois dans une baraque de chantier dont il forçait la porte, dans le hall d’un immeuble dont un copain lui confiait le numéro de Digicode contre quelques euros, voire sur une grille d’aération du métro quand il n’y avait plus d’autre solution. Le coup de Mignonne-allons-voir-si-la-rose, il l’avait tiré d’un manuel scolaire, abandonné un dimanche soir sur un trottoir des Puces; ça lui avait rappelé de vieux souvenirs, de sa vie d’avant, sa fille aînée à qui on avait donné ce texte à apprendre par cœur durant son année de cinquième. De fil en aiguille, il s’était forgé une petite culture poétique, qui séduisait vaille que vaille certains voyageurs avisés, profs ou instits, condamnés à séjourner dans les wagons de la RATP le temps d’un aller et retour jusqu’au lieu où ils exerçaient leur sacerdoce, ce qui permettait de nouer une vague connivence, de trier parmi le public, au lieu de lui servir un baratin anonyme, comme les collègues, qui n’avaient rien d’autre à dire sinon qu’ils voulaient rester propres, et merci-m’sieurs-dames. Adrien se distinguait ainsi de la meute des traîne-misère en adressant un clin d’œil culturel à une clientèle triée sur le volet.
Quatre ans. Pile-poil. Oui, quatre années pleines, quasiment jour pour jour, s’étaient écoulées. Soit mille quatre cent soixante jours d’une lente mais inexorable descente aux enfers. Quatre ans plus tôt, Adrien était encore dans le circuit, boulot, fiche de paie, livret à la Caisse d’épargne, studio, il pouvait même s’offrir une semaine de vacances dans un camping de la baie de Somme, durant la première quinzaine du mois d’août. Ce n’était certes pas Byzance, mais, en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, après coup, ça ressemblait tout de même un petit peu au bonheur, malgré tout. On peut toujours pavoiser, ou au contraire se lamenter, récriminer contre son sort, tout est affaire de dosage, de progression ascendante ou descendante sur une sorte d’échelle de Richter du destin…
Quatre ans. La victoire des Bleus au Stade de France, contre l’équipe du Brésil, en 98. Ah, les buts de Zidane, la liesse dans les gradins - et un et deux, et trois-zéro! - braillés à tue-tête, Adrien en était, avec tous les potes de la porte de Montreuil, et ensuite la fiesta sur les Champs-Elysées, l’allégresse, les canettes de Kronenbourg qui circulaient de mains en mains - et un! et deux! et trois-zéro! Et au retour du week-end du 14-Juillet, patatras, penalty plus que sévère dans la destinée professionnelle d’Adrien, la petite entreprise de métallurgie où il exerçait ses talents de magasinier avait déposé le bilan, à la suite de la décision des actionnaires du groupe dont elle n’était qu’un minuscule appendice sous-traitant. Une poignée de bureaucrates, embusqués dans un hôtel de Seattle ou d’Atlanta et chargés de gérer les fonds de pension des retraités du Minnesota ou de la Caroline du Sud, en avaient décidé ainsi. La boîte insignifiante qui permettait à Adrien de surnager avec un minimum de dignité dans l’océan tourmenté de l’économie mondiale s’était vue rayée d’un seul coup de crayon, ou plutôt d’une seule poussée de l’index sur un clavier d’ordinateur, éjectée d’un organigramme dont Adrien ne s’était jamais donné la peine d’imaginer la complexité, avec ses ramifications labyrinthiques, ses bifurcations hasardeuses d’un continent à l’autre, ses connexions absconses. Le résultat ne faisait aucun doute. Et un, et deux, et trois zéros, et dix et cinquante, il y en eut à foison, des zéros, qui s’alignèrent sur ses relevés de CCP. Zéro pour le loyer de son studio en retard. Zéro pour les traites de la voiture, une modeste Clio achetée d’occasion. Zéro pour la pension alimentaire qu’il devait à sa femme et à ses deux filles, perdues de vue depuis belle lurette, mais qui réclamaient toujours la becquée par voie d’huissier. Adrien n’en pouvait plus d’encaisser les buts, comme un goal qui aurait perdu tous ses moyens et devrait assumer défaite sur défaite, alors que les joueurs adverses ne respectaient plus aucune des règles du jeu.
La dégringolade avait été sévère. Adrien ne se souvenait plus des multiples péripéties qui l’avaient ponctuée, des désillusions qui s’étaient abattues sur sa pauvre carcasse, et, quand il tentait, sans trop insister, de récapituler les épisodes de sa chute, il ne parvenait même pas à établir une chronologie précise, rigoureuse. Il y avait un avant, et un présent, indistinct, très flou. L’avenir n’était plus de rigueur, le futur ne se conjuguait plus que d’heure en heure, au gré des pirouettes qu’il lui fallait effectuer pour glaner sa pitance. Il ressentait parfois une sensation de vertige, comme si sa vie tournoyait, aspirée vers la bonde d’un gigantesque lavabo, et n’en finissait plus d’effectuer des tours, et encore des tours. Il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre les bruits de succion du siphon qui l’invitait à se laisser emporter par le tourbillon. Quelque part en dessous, dans des tuyaux obscurs, des canalisations insondables, une gueule grande ouverte s’apprêtait à l’avaler tout cru. D’un seul coup d’un seul. C’était un cauchemar qui revenait en boucle, toutes les nuits. Et tous les matins, dès qu’il ouvrait l’œil, comme par miracle, la bonde se refermait avec un petit «plop» narquois, laissant Adrien exsangue, las de s’agiter dans les remous, épuisé mais sauf.
De sa vie passée, il ne lui restait plus rien. Un sac avec quelques vêtements et une carte d’identité encore vaguement présentable qui prouvait pourtant qu’il était toujours le même homme, en dépit des apparences. Plus rien? Non, pas vraiment. Il avait soigneusement préservé l’album photos de son club de supporters, témoin de tant de joies, d’émotions partagées avec les copains. Quelques trésors, dont un portrait dédicacé de Fabien Barthez. Et puis le livre de Thierry Rolland, Tout à fait, Thierry!, avec un petit mot affectueux de la main de l’auteur… Les soirs de grande déprime, quand les ballons de rouge avalés à la file au comptoir du Soleil de Djerba ne parvenaient plus à endiguer sa peine, Adrien feuilletait l’album, après avoir pris soin de se laver les mains pour ne pas en tacher les pages.
Et voici que le temps des réjouissances était revenu. L’équipe des Bleus était partie pour la Corée, en grande pompe et chaussures à crampons. Adrien pressurait son maigre budget pour acheter L’Equipe tous les matins, afin de suivre le périple de ses héros. Rien à redire, ils avaient été correctement reçus à Ibusiki, au Japon, histoire de s’accoutumer au climat, de se remettre du décalage horaire, avant le match contre la Corée. Adrien était bien d’accord, il ne faut pas rigoler avec ces histoires-là, il le savait bien. Rien qu’à la porte de Montreuil, d’un jour à l’autre, avec la météo de merde qui sévissait depuis trois semaines sur la région parisienne et a fortiori sur le microclimat de la porte de Montreuil, il essuyait des différentiels de température de 7-8 degrés centigrades, parfois jusqu’à 12, et ça le faisait tousser, alors un saut d’un continent à l’autre, pas la peine de faire un dessin, ça pouvait vite tourner au vinaigre pour l’équipe de France. L’hôtel dans lequel Desailly et toute la troupe avaient été hébergés était plus que correct, ce qui était bien le moins pour des hôtes de cette qualité. La famille Iwasaki, propriétaire du palace, avait bien fait les choses. Tapis rouge, Messieurs les Bleus! D’ailleurs, le grand golfeur Tiger Woods avait séjourné dans le même hôtel quelque temps auparavant, ce qui prouvait bien que, chez les Iwasaki, on ne chipotait pas. C’étaient des gens bien élevés, ces Nippons. Pas des gagne-petit. Ils avaient du savoir-vivre. Du panache. Et puis, la FFF, de son côté, n’avait pas lésiné sur les moyens. Les épouses des joueurs étaient du voyage, elles aussi. Djorkaeff, Desailly, Lebœuf, Ramé, Thuram, Trezeguet, Lizarazu et toute la bande ne se sentiraient pas seuls. Ces dames bénéficieraient d’un programme touristique tout à fait passionnant avec visite du palais royal de Séoul, farniente sur la plage de Busan, et journées shopping dans les plus beaux centres commerciaux de la capitale sud-coréenne. Tout s’annonçait donc pour le mieux. Ce qui le chagrinait, Adrien, c’était l’entraîneur, Lemerre. Un brave gars, sans doute, mais qui n’arrivait pas à la cheville d’Aimé Jacquet. Un peu bonasse, pour tout dire. Pas de la trempe d’un meneur d’hommes, ça se voyait du premier coup d’œil. Du temps de Mémé, pas de doute, c’était une autre paire de manches. Enfin, c’était son humble avis, à lui, Adrien, un truc totalement subjectif, un type, on le sent, ou pas, c’est selon, c’est intuitif, la preuve, Adrien avait fait confiance au Gros Serge, et total, aujourd’hui, il était dans la débine. Et pourtant, elle avait de la gueule, l’équipe des Bleus. Elle repartait à l’aventure, à la conquête du monde, de la Coupe du monde. Quand il avait récolté quelques pièces après avoir déclamé ses poèmes dans les rames du métro, entre Place-des-Fêtes et Rambuteau, Adrien s’accordait quelques instants de repos sur un quai de station, et ouvrait France Football, histoire d’étudier le dispositif d’attaque. Zizou incontournable. Zizou le Conquistador, le patron technique qui arrivait au Mondial en pleine confiance, et surtout, en pleine forme physique après une finale de la Ligue qui l’avait consacré roi d’Europe avec le Real Madrid… Et Dugarry? Un parcours agité, des coups du sort répétés, et puis aussi quelques clins d’œil du destin qui avaient façonné l’image de l’attaquant bordelais! Adrien était incollable à propos de Dugarry. Idem s’agissant de Lizarazu, clair dans ses choix, exemplaire dans son métier, le défenseur du Bayern Munich n’avait pas musardé en chemin. Son objectif, depuis le début, c’était à 100 % le haut niveau, les titres, les Coupes…
Adrien usait donc les nerfs des passagers du métro avec ses déclamations approximatives et tonitruantes des poèmes de Ronsard et d’Apollinaire, quand, soudain, quelques jours avant le match France-Corée, il croisa dans les couloirs de la station République un vieux copain de la débine, habitué de la porte de Montreuil et du zinc du Soleil de Djerba: Rajko, d’origine serbe, quoique, c’était très difficile à déterminer, un de ces lascars dont la nationalité était à géométrie variable, ce qui, dans son cas, était facilement explicable, tant les frontières, de guerre en guerre, s’amusaient à musarder de latitude en longitude. Rajko, c’était le roi de la combine. Le foot, il s’en tapait. Il avait perdu une jambe, sectionnée net au niveau du genou lors d’une embuscade du côté de Vukovar, mais d’après certains habitués du Soleil de Djerba, ça, c’était la version officielle… On racontait à voix basse, après avoir pris soin de vérifier que nulle oreille indiscrète ne traînait dans les parages, que cette histoire de guibolle évaporée, c’était une vengeance de mari jaloux qui lui avait tiré dessus à la chevrotine, mais surtout qu’en sus de la jambe, Rajko avait perdu un autre appendice, bien plus précieux pour continuer d’affirmer sa virilité, mais bon, personne n’osait aller y voir de plus près, tant l’intéressé se montrait hargneux dès qu’on abordait la question. D’après certains, qui tenaient à garder l’anonymat, Rajko n’avait jamais mis les pieds - et encore moins celui qui lui restait - à Vukovar. A les entendre, il était natif des Saintes-Maries-de-la-Mer et appartenait à une tribu de Gitans qui avait quelques liens de parenté, en effet, avec des cousins de l’ex-Yougoslavie, mais bon, pas plus. La question titillait le Gros Serge. Mina, une brave fille qui faisait la plonge au Soleil de Djerba, et à qui il refila quelques billets afin de mener les investigations, déclara forfait. Elle n’avait pourtant pas froid aux yeux, ni même ailleurs, mais, dès les premières manœuvres d’approche, elle renonça, morte de trouille. Séduit par son regard de velours, émoustillé, Rajko se proposait de lui faire l’amour de bien des façons, avec bien des ustensiles, d’un ton très convaincu. Le mystère qui entourait le passé de Rajko fut classé confidentiel-défense dans la petite communauté qui fréquentait le Soleil de Djerba.
Quoi qu’il en soit, Rajko était au courant des dettes d’Adrien envers le Gros Serge, et compatissait. Il avait lui-même assisté à la partie de poker lors de laquelle Adrien s’était fait plumer. Sans pour autant user de son autorité - respectée de tous - pour y mettre le holà tant qu’il en était encore temps.
– J’ai un truc à te proposer, annonça-t-il donc à Adrien, d’un ton de conspirateur aguerri. Si tu me files un coup de main, le Gros Serge, tu le niques facile! Non seulement tu le rembourses, mais tu le défies pour une autre partie, et là, le putain de sa race, il est cuit! Je parie sur tes chances, je suis prêt à miser gros…
Adrien hésitait. Rajko avait repéré un chantier du côté de la porte de Saint-Ouen, des bourges qui retapaient une vieille bicoque. Ils y entreposaient tout un matos impressionnant, et du dernier cri: perceuses, ponceuses, dégauchisseuses pour les poutres de plafond ou les lattes de parquet, agrafeuses et autres trésors qu’on pouvait embarquer en un rien de temps dans une camionnette et négocier en douce non pas aux Puces de Montreuil mais bien à celles de Saint-Ouen, terre de seigneurs! Un quart de tour sur le périph, et on jouait dans la cour des grands! Adrien finit par dire oui. Rajko, handicapé par sa guibolle manquante, et qui boitillait sur une prothèse approximative digne d’un film de pirates, ne pouvait escalader la palissade d’enceinte. Il fallait un complice en pleine forme pour basculer par-dessus l’enclos, cisailler les chaînes, bousiller les cadenas, et le tour était joué. Rajko se chargeait du reste. Et mieux encore, il aligna quelques billets de vingt euros pour s’assurer du concours d’Adrien, une promesse de participation aux bénéfices, en bonne et due forme. Adrien se voyait déjà débarquer au Soleil de Djerba, commander un cognac à la Mina, faire appeler le Gros Serge pour lui remettre le solde de sa dette, et, royal, lui proposer une nouvelle partie de poke, devant les copains ébahis, admiratifs… et même que la Mina, il allait l’emmener au septième ciel vite fait bien fait, sans avoir recours aux ustensiles hasardeux dont Rajko avait évoqué l’usage. Après bien des années d’abstinence forcée, il se sentait d’attaque pour mener l’assaut avec sa quincaillerie personnelle, rien que du naturel, du produit bio, comme c’était la mode, à en croire les pubs qui s’étalaient sur les panneaux Decaux.
En dépit du plan minutieux préparé par Rajko, l’affaire ne se déroula pas exactement comme prévu. Peu après minuit, Adrien commença à escalader la palissade de tôle, mais, alors qu’il l’enjambait, il se déchira la cuisse droite sur son arête plus que tranchante. Les gants de chantier dont l’avait muni Rajko préservèrent la paume de ses mains, mais, au moment de basculer à l’intérieur du domaine interdit, Adrien perdit l’équilibre et se retrouva suspendu à califourchon, les chairs profondément entamées, du genou jusqu’à l’aine. Il serra les dents pour ne pas gueuler, et, d’un élan incertain, trouva la force de s’éjecter vers l’extérieur, in extremis. Il chuta à plat ventre dans la rue, au beau milieu d’une épaisse flaque de boue, le souffle court, tétanisé par la douleur, alors que Rajko prenait courageusement le large à bord d’un 4 × 4 poussif.
La suite…? Ah! La suite… Passons sur la patrouille de flics qui s’ingénia à pointer le bout de son nez dans les parages… Adrien se traîna de caniveau en caniveau pour échapper aux phares, rampant comme un poilu dans son boyau. Dieu sait comment il parvint à regagner, seul, les abords de la porte de Montreuil au petit matin. Quand il le vit débarquer, livide, titubant sous l’effort, à bout de souffle, le Gros Serge, qui venait d’installer son stand pour le week-end sur les Puces, l’accueillit à bras ouverts. Il inspecta sa blessure. Vilaine. Très très vilaine. Une fois le pantalon cisaillé à coups de cutter, il fallait bien en convenir, les lambeaux de chair qui s’étiolaient sur la face interne de la cuisse n’inspiraient guère confiance. Apparemment l’hémorragie s’était tarie, preuve qu’aucune artère n’avait été atteinte.
– Faut rafistoler, décréta le Gros Serge, qui avait vu pire dans les Aurès, du temps de sa folle jeunesse. Et désinfecter.
Alcool à 90, épingles à nourrice, il fit avec les moyens du bord. Recousu tant bien que mal, Adrien se retrouva allongé sur un lit de camp, planqué derrière un filet de camouflage, tout au fond du hangar! Finalement, on avait beau pinailler, médire, gloser sur les défauts des uns, des autres, à tout prendre, le Gros Serge était plutôt un type bien, comme quoi on peut se gourer, là-dessus, Adrien était prêt à en convenir. Faire appel à un médecin, un vrai? Etait-ce franchement raisonnable? Il aurait fallu expliquer le comment du pourquoi, ou l’inverse, et, même en baratinant, l’affaire était loin d’être entendue. Le Gros Serge détenait tout un contingent de remèdes de cheval non disponibles à la pharmacie du coin de la rue, parmi lesquels de vieilles rations de sulfamides d’âge canonique, extirpées de ses stocks. Adrien bénéficia de ses soins attentifs. Sans barguigner, il avait narré sa mésaventure, détaillé l’attitude profondément inique de Rajko, ipso facto interdit de séjour dans le secteur. On pouvait compter sur le Gros Serge pour garantir la fatwa.
Le temps de la convalescence était venu. Enfiévré, cotonneux, Adrien se remettait, vaille que vaille. La Mina, affectueuse, venait lui faire avaler des bouillons de légume. Il se requinquait. Dans de semblables épreuves, la dimension psychologique compte énormément. Des mains attentives lui firent parvenir son précieux album photos qui retraçait la folle aventure des Bleus depuis le Mondial de 98. Et un, et deux, et trois-zéro! Et ce fut un nouveau crève-cœur! Zidane blessé à la cuisse lors du match contre les Coréens! Un claquage musculaire au quadriceps crural! La poisse! Zizou hors jeu! Les Bleus allaient affronter l’équipe du Sénégal sans Zinedine, ZZ pour tous ses admirateurs. Le Gros Serge avait apporté les journaux, Le Parisien et L’Equipe. C’était sans appel.
– Tu comprends, haleta Adrien, d’une voix rauque, c’est comme un rêve qui se brise! Zizou vainqueur d’un deuxième Mondial, ce serait l’aboutissement d’une histoire d’hommes, d’une génération qui a relevé un défi et qui s’y est tenu… une… une.
Il ne parvenait plus à trouver ses mots, les yeux embués de larmes, le souffle court.
– Allez, faut tenir le choc, mon gars, rétorqua le Gros Serge en lui tapotant l’épaule. Reste allongé, t’agite pas, faut que tu t’épargnes…
– Ouais, t’as raison, t’es vraiment sympa, Serge, acquiesça Adrien. Tu sais, mon RMI, c’est la semaine prochaine que je vais le toucher, je te rembourserai, y a pas de lézard…
– Tu parles si j’y pense, à ta dette, lança le Gros Serge, comme si c’était la question… on est entre potes!
Adrien, en confiance, demanda au Gros Serge une ultime faveur: lui procurer un poste de télé pour qu’il puisse assister au match contre les Lions sénégalais. Il se faisait du mouron. Coly, Diouf, Diao et Diatta, c’était un gros morceau à avaler, pour les Bleus. Le lendemain, le Gros Serge rejoignit le blessé toujours allongé sur son lit de camp, au fond du hangar, derrière les piles de battle-dress, de masques à gaz, de rangers et de guêtres, de couvertures, de casques… Il portait un gros colis enveloppé de papier kraft. Un poste de télé. Il le raccorda à une prise électrique qui manifestait quelques signes de défaillance. Le Gros Serge malmena les fils, se prit un peu de jus dans les doigts, mais, au final, l’appareil fonctionna. Des zébrures firent leur apparition sur l’écran et, en moins d’une minute, l’image se stabilisa.
– C’est que noir et blanc, j’ai pas mieux…, s’excusa le Gros Serge.
– Ça ira, ça ira… merci… écoute!
Le JT faisait sa «une» sur cette foutue blessure de Zidane à la cuisse.
– Genou et cuisse, points faibles des footballeurs! annonça le présentateur. La rupture du ligament antérieur du genou et le claquage du quadriceps sont les lésions les plus fréquentes chez les adeptes du ballon rond. Que les fibres musculaires vous manquent, et tout est dépeuplé… La déchirure du muscle droit antérieur, l’un des composants du quadriceps, est un véritable fléau. La pratique du football impose des accélérations brusques qui sollicitent fortement des ensembles musculaires et articulaires complexes et fragiles…
– C’est pas de bol, c’est pas de bol, gémit Adrien, recroquevillé en position fœtale dans son lit de camp.
– Tu sais c’qu’on dit, marmonna le Gros Serge, les Sénégalais, ils ont des sorciers avec eux… Alors des fois qu’ils auraient préparé un mauvais coup!
Adrien était d’un tempérament plutôt rationaliste. Ces salades de maraboutage, il n’y croyait absolument pas. Le Gros Serge n’en pensait pas moins. Tandis que se poursuivait le reportage sur les préparations des différentes équipes et leur vie quotidienne en Corée, il entreprit de changer le pansement de son protégé. Après avoir déroulé la bande Velpeau et ôté les bandes de gaze de ses doigts boudinés, il ne put retenir une grimace. La blessure suppurait et ses pourtours prenaient une teinte violacée.
– Te fais pas de mousse, Adrien, lança-t-il d’un ton jovial, t’as le service trois-pièces intact, c’est le principal! C’est pas comme Rajko!
– Faut que les Bleus se reprennent, articula Adrien, mâchoires serrées, tandis que le Gros Serge aspergeait sa cuisse, du genou jusqu’à l’aine, d’alcool à 90. Tu comprends, l’absence de Zizou, ça va jouer sur leur mental… Déjà qu’ils ont la pression! Le mental, dans une équipe, c’est 90 % du facteur de réussite!
Au fur et à mesure de sa tirade, Adrien s’était mis à hurler, comme pour conjurer la douleur. Le Gros Serge aspergea la plaie de poudre sulfamide, remit en place une nouvelle couche de compresses, et réenroula la bande Velpeau bien serrée. Adrien le remercia, et épongea son front trempé de sueur d’un revers de manche.
– Faut pas dramatiser, non plus, reprit-il, Zizou c’est quand même un athlète de haut niveau, des mecs comme ça, ça récupère vite, sans compter que le staff médical qui accompagne l’équipe, c’est pas des branques, hein?
– Ben ouais, faut garder confiance, acquiesça le Gros Serge, avant de s’éclipser.
Adrien s’occupa l’esprit à compulser son album photos, puis sombra lentement dans le sommeil.
Et le sinistre jour du 31 mai 2002 arriva. Adrien n’allait guère mieux, sa blessure le lançait, occasionnant fièvres, suées, frissons. Parfois la douleur s’apaisait durant quelques heures, mais c’était pour mieux rebondir. Il connut une accalmie miraculeuse à 13 h 30 GMT au moment même où les deux équipes se mirent en place sur le stade de Séoul. Adrien ne tenait plus en place sur son lit de camp. Diouf, Trezeguet, face à face, au centre du terrain, Fadiga, Wiltord, Bouba Diop et Henry qui s’épiaient en diagonale, et c’était parti. Occasion ratée sur occasion ratée. De minute en minute, les Bleus ne parvenaient pas à échapper à l’étau africain. Jusqu’à l’instant fatidique, à la trentième minute de la première période, Djorkaeff perdant le ballon devant Daf, Lebœuf se faisant éliminer par Diouf… les yeux écarquillés de stupeur, Adrien vit Desailly et Petit en plein cafouillage, ne parvenant pas à dégager le ballon que Bouba Diop, pourtant à terre, expédia dans les buts français, malgré le savoir-faire de Barthez. C’en était à pleurer. La suite? Un vague coup franc de Djorkaeff vers Sylva, une frappe de Wiltord que Henry faillit dévier. La douleur relança Adrien durant la mi-temps et s’éclipsa comme pour lui laisser savourer la seconde période. Zizou était absent, et ça crevait les yeux. Trezeguet reprenant de l’épaule un bon centre de Thuram à la 55e minute, Henry manquant sa tête sur un centre de Wiltord, Sylva jaillissant comme un diable pour intercepter une frappe de Djorkaeff…
Et tutti quanti. La défaite était consommée. Lorsqu’elle pénétra dans le hangar du Gros Serge, et se faufila parmi le bric-à-brac qui l’encombrait pour se glisser jusqu’à la couche de fortune où reposait Adrien, la belle Mina, qui lui apportait une gamelle emplie à ras bord de bouillon de légumes, ne put s’empêcher de grimacer. Il flottait dans le réduit une odeur étrange, qu’il ne lui avait jamais été donné de renifler auparavant. Une odeur repoussante, qui prenait la gorge et soulevait le cœur. Elle dut consentir un effort, surmonter son dégoût pour s’agenouiller auprès du malade. Adrien la contempla d’un regard vitreux, absent. Il était pourtant encore lucide.
– Zizou va se remettre, parvint-il à articuler. Y a pas de doute, c’est la seule chance. Un claquage à la cuisse, c’est pas la mer à boire, pour un mec comme lui…
Mina avait saisi le premier chiffon venu et s’en était couvert le bas du visage. Ce qui n’empêchait pas les effluves pestilentiels de parvenir jusqu’à ses fosses nasales. Le teint d’Adrien avait viré au gris. Ses lèvres tremblaient spasmodiquement. Il s’était recroquevillé sous sa couverture, et continuait de parler, ou plutôt de déverser à voix ténue un flot de paroles qui n’avait plus rien de compréhensible. Folle d’inquiétude, Mina courut chercher le Gros Serge, agrippé au comptoir du Soleil de Djerba, et qui ne tarda pas à rappliquer. Dès qu’il eut rejoint son hangar, ses narines se mirent à frémir.
– Putain, c’est la poisse…, murmura-t-il.
Il plongea une main dans une des poches de sa salopette et en extirpa un mouchoir qui avait beaucoup vécu. Il le plaqua contre son nez, se pinça vigoureusement les narines et s’approcha du lit de camp. Sans ménagement, il dégagea la couverture, trancha à coups de cutter dans le pansement, réduisit en charpie la bande Velpeau, éparpilla les compresses.
– La poisse…, répéta-t-il en examinant la cuisse d’Adrien.
D’un doigt prudent, il parcourut les pourtours de la plaie. De petites cloques se mirent à crépiter sous la pulpe de son index. Il se redressa, trempa sa main dans un pot de white-spirit qui traînait sur une étagère, faute de trouver un antiseptique plus approprié. Adrien ne bougeait plus. Ou à peine. Mina, qui était restée en retrait, voyait sa poitrine se soulever avec irrégularité.
– Vous verrez, dit-il dans un dernier sursaut, elle est pas finie, l’aventure des Bleus, pourvu que Zizou revienne… hein, Serge? Son claquage, c’est pas grave?
– Bien sûr que non! approuva celui-ci.
Dans la seconde qui suivit, Adrien rendit l’âme.
Des corvées de ce genre, le Gros Serge en avait connu plus d’une. A la nuit tombée, il chargea le cadavre dans sa camionnette et alla le balancer dans une décharge. En espérant que ce serait la dernière fois. Tous les connaisseurs vous le diront, la gangrène gazeuse, ça pue, ça pue horriblement. Sur le chemin du retour, il brancha les infos sur son autoradio. La partie était loin d’être gagnée. D’après le médecin des Bleus, il ne fallait prendre aucun risque. La carrière de Zizou, la suite de la folle aventure des Bleus, étaient suspendues à la cicatrisation de quelques fibres musculaires trop surmenées par les matches menés durant l’année passée…
C’est un bal masqué organisé dans le service de gériatrie où il travaillait comme ergothérapeute qui lui a donné l’idée de son premier roman noir, Le Bal des d é bris. Depuis, Thierry Jonquet, né à Paris en 1954, n’a cessé d’ausculter les plaies du corps social en insistant sur le thème de la violence et de son inscription dans la chair même des victimes. C’est le cas de Mygale (1984), qui évoque une vengeance particulièrement sadique entraînant une véritable altération physique, ou de Moloch (1998), qui valut à son auteur un procès qu’il gagna.
Il a publié dans la Série noire - en 1985, La Bête et la Belle fut choisi pour être le numéro 2000 de la célèbre collection - trois romans sous le pseudonyme de Ramon Mercader, Du pass é faisons table rase aux éditions Albin Michel, Cours camarade, le vieux monde est devant toi et URSS go home au Fleuve noir, ainsi qu’une dizaine de romans pour la jeunesse où il met en scène un clochard au cœur tendre, Claude Lapoigne.
Ad vitam aeternam, son dernier livre, paru au Seuil, introduit dans l’univers du polar réaliste la dimension fantastique d’une méditation sur le temps et la quête de l’immortalité.