Terrasse d’un rempart dominé par une terrasse et dominant d’autres remparts.
ANDROMAQUE, CASSANDRE, UNE JEUNE SERVANTE
ANDROMAQUE. – La guerre de Troie n’aura pas lieu, Cassandre!
CASSANDRE. – Je te tiens un pari, Andromaque.
ANDROMAQUE. – Cet envoyé des Grecs a raison. On va bien le recevoir. On va bien lui envelopper sa petite Hélène, et on la lui rendra.
CASSANDRE. – On va le recevoir grossièrement. On ne lui rendra pas Hélène. Et la guerre de Troie aura lieu.
ANDROMAQUE. – Oui, si Hector n’était pas là!… Mais il arrive, Cassandre, il arrive! Tu entends assez ses trompettes… En cette minute, il entre dans la ville, victorieux. Je pense qu’il aura son mot à dire. Quand il est parti, voilà trois mois, il m’a juré que cette guerre était la dernière.
CASSANDRE. – C’était la dernière. La suivante l’attend.
ANDROMAQUE. – Cela ne te fatigue pas de ne voir et de ne prévoir que l’effroyable?
CASSANDRE. – Je ne vois rien, Andromaque. Je ne prévois rien. Je tiens seulement compte de deux bêtises, celle des hommes et celle des éléments.
ANDROMAQUE. – Pourquoi la guerre aurait-elle lieu? Pâris ne tient plus à Hélène. Hélène ne tient plus à Pâris.
CASSANDRE. – Il s’agit bien d’eux!
ANDROMAQUE. – Il s’agit de quoi?
CASSANDRE. – Pâris ne tient plus à Hélène! Hélène ne tient plus à Pâris! Tu as vu le destin s’intéresser à des phrases négatives?
ANDROMAQUE. – Je ne sais pas ce qu’est le destin.
CASSANDRE. – Je vais te le dire. C’est simplement la forme accélérée du temps. C’est épouvantable.
ANDROMAQUE. – Je ne comprends pas les abstractions.
CASSANDRE. – À ton aise. Ayons recours aux métaphores. Figure-toi un tigre. Tu la comprends, celle-là? C’est la métaphore pour jeunes filles. Un tigre qui dort.
ANDROMAQUE. – Laisse-le dormir.
CASSANDRE. – Je ne demande pas mieux. Mais ce sont les affirmations qui l’arrachent à son sommeil. Depuis quelque temps, Troie en est pleine.
ANDROMAQUE. – Pleine de quoi?
CASSANDRE. – De ces phrases qui affirment que le monde et la direction du monde appartiennent aux hommes en général, et aux Troyens ou Troyennes en particulier…
ANDROMAQUE. – Je ne te comprends pas.
CASSANDRE. – Hector en cette heure rentre dans Troie?
ANDROMAQUE. – Oui. Hector en cette heure revient à sa femme.
CASSANDRE. – Cette femme d’Hector va avoir un enfant?
ANDROMAQUE. – Oui, je vais avoir un enfant.
CASSANDRE. – Ce ne sont pas des affirmations, tout cela?
ANDROMAQUE. – Ne me fais pas peur, Cassandre.
UNE JEUNE SERVANTE, qui passe avec du linge. – Quel beau jour, maîtresse!
CASSANDRE. – Ah! oui? Tu trouves?
LA JEUNE SERVANTE, qui sort. – Troie touche aujourd’hui son plus beau jour de printemps.
CASSANDRE. – Jusqu’au lavoir qui affirme!
ANDROMAQUE. – Oh! justement, Cassandre! Comment peux-tu parler de guerre en un jour pareil? Le bonheur tombe sur le monde!
CASSANDRE. – Une vraie neige.
ANDROMAQUE. – La beauté aussi. Vois ce soleil. Il s’amasse plus de nacre sur les faubourgs de Troie qu’au fond des mers. De toute maison de pêcheur, de tout arbre sort le murmure des coquillages. Si jamais il y a eu une chance de voir les hommes trouver un moyen pour vivre en paix, c’est aujourd’hui… Et pour qu’ils soient modestes… Et pour qu’ils soient immortels…
CASSANDRE. – Oui les paralytiques qu’on a traînés devant les portes se sentent immortels.
ANDROMAQUE. – Et pour qu’ils soient bons!… Vois ce cavalier de l’avant-garde se baisser sur l’étrier pour caresser un chat dans ce créneau… Nous sommes peut-être aussi au premier jour de l’entente entre l’homme et les bêtes.
CASSANDRE. – Tu parles trop. Le destin s’agite, Andromaque!
ANDROMAQUE. – Il s’agite dans les filles qui n’ont pas de mari. Je ne te crois pas.
CASSANDRE. – Tu as tort. Ah! Hector rentre dans la gloire chez sa femme adorée!… Il ouvre un œil… Ah! Les hémiplégiques se croient immortels sur leurs petits bancs!… Il s’étire… Ah! Il est aujourd’hui une chance pour que la paix s’installe sur le monde!… Il se pourlèche… Et Andromaque va avoir un fils! Et les cuirassiers se baissent maintenant sur l’étrier pour caresser les matous dans les créneaux!… Il se met en marche!
ANDROMAQUE. – Tais-toi!
CASSANDRE. – Et il monte sans bruit les escaliers du palais. Il pousse du mufle les portes… Le voilà… Le voilà…
La voix d’HECTOR. – Andromaque!
ANDROMAQUE. – Tu mens!… C’est Hector!
CASSANDRE. – Qui t’a dit autre chose?
ANDROMAQUE, CASSANDRE, HECTOR
ANDROMAQUE. – Hector!
HECTOR. – Andromaque!… Ils s’étreignent. À toi aussi bonjour, Cassandre! Appelle-moi Pâris, veux-tu. Le plus vite possible. Cassandre s’attarde. Tu as quelque chose à me dire?
ANDROMAQUE. – Ne l’écoute pas!… Quelque catastrophe!
HECTOR. – Parle!
CASSANDRE. – Ta femme porte un enfant.
ANDROMAQUE, HECTOR
Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est assis près d’elle. Court silence.
HECTOR. – Ce sera un fils, une fille?
ANDROMAQUE. – Qu’as-tu voulu créer en l’appelant?
HECTOR. – Mille garçons… Mille filles…
ANDROMAQUE. – Pourquoi? Tu croyais étreindre mille femmes?… Tu vas être déçu. Ce sera un fils, un seul fils.
HECTOR. – Il y a toutes les chances pour qu’il en soit un… Après les guerres, il naît plus de garçons que de filles.
ANDROMAQUE. – Et avant les guerres?
HECTOR. – Laissons les guerres, et laissons la guerre… Elle vient de finir. Elle t’a pris un père, un frère, mais ramené un mari.
ANDROMAQUE. – Elle est trop bonne. Elle se rattrapera.
HECTOR. – Calme-toi. Nous ne lui laisserons plus l’occasion. Tout à l’heure, en te quittant, je vais solennellement, sur la place, fermer les portes de la guerre. Elles ne s’ouvriront plus.
ANDROMAQUE. – Ferme-les. Mais elles s’ouvriront.
HECTOR. – Tu peux même nous dire le jour!
ANDROMAQUE. – Le jour où les blés seront dorés et pesants, la vigne surchargée, les demeures pleines de couples.
HECTOR. – Et la paix à son comble, sans doute?
ANDROMAQUE. – Oui. Et mon fils robuste et éclatant.
Hector l’embrasse.
HECTOR. – Ton fils peut être lâche. C’est une sauvegarde.
ANDROMAQUE. – Il ne sera pas lâche. Mais je lui aurai coupé l’index de la main droite.
HECTOR. – Si toutes les mères coupent l’index droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans index… Et si elles lui coupent la jambe droite, les armées seront unijambistes… Et si elles lui crèvent les yeux, les armées seront aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée elles se chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons…
ANDROMAQUE. – Je le tuerai plutôt.
HECTOR. – Voilà la vraie solution maternelle des guerres.
ANDROMAQUE. – Ne ris pas. Je peux encore le tuer avant sa naissance.
HECTOR. – Tu ne veux pas le voir une minute, juste une minute? Après, tu réfléchiras… Voir ton fils?
ANDROMAQUE. – Le tien seul m’intéresse. C’est parce qu’il est de toi, c’est parce qu’il est toi que j’ai peur. Tu ne peux t’imaginer combien il te ressemble. Dans ce néant où il est encore, il a déjà apporté tout ce que tu as mis dans notre vie courante. Il y a tes tendresses, tes silences. Si tu aimes la guerre, il l’aimera… Aimes-tu la guerre?
HECTOR. – Pourquoi cette question?
ANDROMAQUE. – Avoue que certains jours tu l’aimes.
HECTOR. – Si l’on aime ce qui vous délivre de l’espoir, du bonheur, des êtres les plus chers…
ANDROMAQUE. – Tu ne crois pas si bien dire… On l’aime.
HECTOR. – Si l’on se laisse séduire par cette petite délégation que les dieux vous donnent à l’instant du combat…
ANDROMAQUE. – Ah? Tu te sens un dieu, à l’instant du combat?
HECTOR. – Très souvent moins qu’un homme… Mais parfois, à certains matins, on se relève du sol allégé, étonné, mué. Le corps, les armes ont un autre poids, sont d’un autre alliage. On est invulnérable. Une tendresse vous envahit, vous submerge, la variété de tendresse des batailles: on est tendre parce qu’on est impitoyable; ce doit être en effet la tendresse des dieux. On avance vers l’ennemi lentement, presque distraitement, mais tendrement. Et l’on évite aussi d’écraser le scarabée. Et l’on chasse le moustique sans l’abattre. Jamais l’homme n’a plus respecté la vie sur son passage…
ANDROMAQUE. – Puis l’adversaire arrive?…
HECTOR. – Puis l’adversaire arrive, écumant, terrible. On a pitié de lui, on voit en lui, derrière sa bave et ses yeux blancs, toute l’impuissance et tout le dévouement du pauvre fonctionnaire humain qu’il est, du pauvre mari et gendre, du pauvre cousin germain, du pauvre amateur de raki et d’olives qu’il est. On a de l’amour pour lui. On aime sa verrue sur sa joue, sa taie dans son œil. On l’aime… Mais il insiste… Alors on le tue.
ANDROMAQUE. – Et l’on se penche en dieu sur ce pauvre corps; mais on n’est pas dieu, on ne rend pas la vie.
HECTOR. – On ne se penche pas. D’autres vous attendent. D’autres avec leur écume et leurs regards de haine. D’autres pleins de famille, d’olives, de paix.
ANDROMAQUE. – Alors on les tue?
HECTOR. – On les tue. C’est la guerre.
ANDROMAQUE. – Tous, on les tue?
HECTOR. – Cette fois nous les avons tués tous. À dessein. Parce que leur peuple était vraiment la race de la guerre, parce que c’est par lui que la guerre subsistait et se propageait en Asie. Un seul a échappé.
ANDROMAQUE. – Dans mille ans, tous les hommes seront les fils de celui-là. Sauvetage inutile d’ailleurs… Mon fils aimera la guerre, car tu l’aimes.
HECTOR. – Je crois plutôt que je la hais… Puisque je ne l’aime plus.
ANDROMAQUE. – Comment arrive-t-on à ne plus aimer ce que l’on adorait? Raconte. Cela m’intéresse.
HECTOR. – Tu sais, quand on a découvert qu’un ami est menteur? De lui tout sonne faux, alors, même ses vérités… Cela semble étrange à dire, mais la guerre m’avait promis la bonté, la générosité, le mépris des bassesses. Je croyais lui devoir mon ardeur et mon goût à vivre, et toi-même… Et jusqu’à cette dernière campagne, pas un ennemi que je n’aie aimé…
ANDROMAQUE. – Tu viens de le dire: on ne tue bien que ce qu’on aime.
HECTOR. – Et tu ne peux savoir comme la gamme de la guerre était accordée pour me faire croire à sa noblesse. Le galop nocturne des chevaux, le bruit de vaisselle à la fois et de soie que fait le régiment d’hoplites se frottant contre votre tente, le cri du faucon au-dessus de la compagnie étendue et aux aguets, tout avait sonné jusque-là si juste, si merveilleusement juste…
ANDROMAQUE. – Et la guerre a sonné faux, cette fois?
HECTOR. – Pour quelle raison? Est-ce l’âge? Est-ce simplement cette fatigue du métier dont parfois l’ébéniste sur son pied de table se trouve tout à coup saisi, qui un matin m’a accablé, au moment où penché sur un adversaire de mon âge, j’allais l’achever? Auparavant ceux que j’allais tuer me semblaient le contraire de moi-même. Cette fois j’étais agenouillé sur un miroir. Cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide. Je ne sais ce que fait l’ébéniste dans ce cas, s’il jette sa varlope, son vernis, ou s’il continue… J’ai continué. Mais de cette minute, rien n’est demeuré de la résonance parfaite. La lance qui a glissé contre mon bouclier a soudain sonné faux, et le choc du tué contre la terre, et, quelques heures plus tard, l’écroulement des palais. Et la guerre d’ailleurs a vu que j’avais compris. Et elle ne se gênait plus… Les cris des mourants sonnaient faux… J’en suis là.
ANDROMAQUE. – Tout sonnait juste pour les autres.
HECTOR. – Les autres sont comme moi. L’armée que j’ai ramenée hait la guerre.
ANDROMAQUE. – C’est une armée à mauvaises oreilles.
HECTOR. – Non. Tu ne saurais t’imaginer combien soudain tout a sonné juste pour elle, voilà une heure, à la vue de Troie. Pas un régiment qui ne soit arrêté d’angoisse à ce concert. Au point que nous n’avons osé entrer durement par les portes, nous nous sommes répandus en groupe autour des murs… C’est la seule tâche digne d’une vraie armée: faire le siège paisible de sa patrie ouverte.
ANDROMAQUE. – Et tu n’as pas compris que c’était là la pire fausseté! La guerre est dans Troie, Hector! C’est elle qui vous a reçus aux portes. C’est elle qui me donne à toi ainsi désemparée, et non l’amour.
HECTOR. – Que racontes-tu là?
ANDROMAQUE. – Ne sais-tu donc pas que Pâris a enlevé Hélène?
HECTOR. – On vient de me le dire… Et après?
ANDROMAQUE. – Et que les Grecs la réclament? Et que leur envoyé arrive aujourd’hui? Et que si on ne la rend pas, c’est la guerre?
HECTOR. – Pourquoi ne la rendrait-on pas? Je la rendrai moi-même.
ANDROMAQUE. – Pâris n’y consentira jamais.
HECTOR. – Pâris m’aura cédé dans quelques minutes. Cassandre me l’amène.
ANDROMAQUE. – Il ne peut te céder. Sa gloire, comme vous dites, l’oblige à ne pas céder. Son amour aussi, comme il dit, peut-être.
HECTOR. – C’est ce que nous allons voir. Cours demander à Priam s’il peut m’entendre à l’instant, et rassure-toi. Tous ceux des Troyens qui ont fait et peuvent faire la guerre ne veulent pas la guerre.
ANDROMAQUE. – Il reste tous les autres.
CASSANDRE. – Voilà Pâris.
Andromaque disparaît.
CASSANDRE, HECTOR, PÂRIS
HECTOR. – Félicitations, Pâris. Tu as bien occupé notre absence.
PÂRIS. – Pas mal. Merci.
HECTOR. – Alors? Quelle est cette histoire d’Hélène?
PÂRIS. – Hélène est une très gentille personne. N’est-ce pas Cassandre?
CASSANDRE. – Assez gentille.
PÂRIS. – Pourquoi ces réserves, aujourd’hui? Hier encore tu disais que tu la trouvais très jolie.
CASSANDRE. – Elle est très jolie, mais assez gentille.
PÂRIS. – Elle n’a pas l’air d’une gentille petite gazelle?
CASSANDRE. – Non.
PÂRIS. – C’est toi-même qui m’as dit qu’elle avait l’air d’une gazelle!
CASSANDRE. – Je m’étais trompée. J’ai revu une gazelle depuis.
HECTOR. – Vous m’ennuyez avec vos gazelles! Elle ressemble si peu à une femme que cela?
PÂRIS. – Oh! Ce n’est pas le type de femme d’ici, évidemment.
CASSANDRE. – Quel est le type de femme d’ici?
PÂRIS. – Le tien, chère sœur. Un type effroyablement peu distant.
CASSANDRE. – Ta Grecque est distante en amour?
PÂRIS. – Écoute parler nos vierges!… Tu sais parfaitement ce que je veux dire. J’ai assez des femmes asiatiques. Leurs étreintes sont de la glu, leurs baisers des effractions, leurs paroles de la déglutition. À mesure qu’elles se déshabillent, elles ont l’air de revêtir un vêtement plus chamarré que tous les autres, la nudité, et aussi, avec leurs fards, de vouloir se décalquer sur nous. Et elles se décalquent. Bref, on est terriblement avec elles… Même au milieu de mes bras, Hélène est loin de moi.
HECTOR. – Très intéressant! Mais tu crois que cela vaut une guerre, de permettre à Pâris de faire l’amour à distance?
CASSANDRE. – Avec distance… Il aime les femmes distantes, mais de près.
PÂRIS. – L’absence d’Hélène dans sa présence vaut tout.
HECTOR. – Comment l’as-tu enlevée? Consentement ou contrainte?
PÂRIS. – Voyons, Hector! Tu connais les femmes aussi bien que moi. Elles ne consentent qu’à la contrainte. Mais alors avec enthousiasme.
HECTOR. – À cheval? Et laissant sous ses fenêtres cet amas de crottin qui est la trace des séducteurs?
PÂRIS. – C’est une enquête?
HECTOR. – C’est une enquête. Tâche pour une fois de répondre avec précision. Tu n’as pas insulté la maison conjugale, ni la terre grecque?
PÂRIS. – L’eau grecque, un peu. Elle se baignait…
CASSANDRE. – Elle est née de l’écume, quoi! La froideur est née de l’écume, comme Vénus.
HECTOR. – Tu n’as pas couvert la plinthe du palais d’inscriptions ou de dessins offensants, comme tu en es coutumier? Tu n’as pas lâché le premier sur les échos ce mot qu’ils doivent tous redire en ce moment au mari trompé.
PÂRIS. – Non. Ménélas était nu sur le rivage, occupé à se débarrasser l’orteil d’un crabe. Il a regardé filer mon canot comme si le vent emportait ses vêtements.
HECTOR. – L’air furieux?
PÂRIS. – Le visage d’un roi que pince un crabe n’a jamais exprimé la béatitude.
HECTOR. – Pas d’autres spectateurs?
PÂRIS. – Mes gabiers.
HECTOR. – Parfait!
PÂRIS. – Pourquoi «parfait»? Où veux-tu en venir?
HECTOR. – Je dis «parfait», parce que tu n’as rien commis d’irrémédiable. En somme, puisqu’elle était déshabillée, pas un seul des vêtements d’Hélène, pas un seul de ses objets n’a été insulté. Le corps seul a été souillé. C’est négligeable. Je connais assez les Grecs pour savoir qu’ils tireront une aventure divine et tout à leur honneur, de cette petite reine grecque qui va à la mer, et qui remonte tranquillement après quelques mois de sa plongée, le visage innocent.
CASSANDRE. – Nous garantissons le visage.
PÂRIS. – Tu penses que je vais ramener Hélène à Ménélas?
HECTOR. – Nous ne t’en demandons pas tant, ni lui… L’envoyé grec s’en charge… Il la repiquera lui-même dans la mer, comme le piqueur de plantes d’eau, à l’endroit désigné. Tu la lui remettras dès ce soir.
PÂRIS. – Je ne sais pas si tu te rends très bien compte de la monstruosité que tu commets, en supposant qu’un homme a devant lui une nuit avec Hélène, et accepte d’y renoncer.
CASSANDRE. – Il te reste un après-midi avec Hélène. Cela fait plus grec.
HECTOR. – N’insiste pas. Nous te connaissons. Ce n’est pas la première séparation que tu acceptes.
PÂRIS. – Mon cher Hector, c’est vrai. Jusqu’ici, j’ai toujours accepté d’assez bon cœur les séparations. La séparation d’avec une femme, fût-ce la plus aimée, comporte un agrément que je sais goûter mieux que personne. La première promenade solitaire dans les rues de la ville au sortir de la dernière étreinte, la vue du premier petit visage de couturière, tout indifférent et tout frais, après le départ de l’amante adorée au nez rougi par les pleurs, le son du premier rire de blanchisseuse ou de fruitière, après les adieux enroués par le désespoir, constituent une jouissance à laquelle je sacrifie bien volontiers les autres… Un seul être vous manque, et tout est repeuplé… Toutes les femmes sont créées à nouveau pour vous, toutes sont à vous, et cela dans la liberté, la dignité, la paix de votre conscience… Oui, tu as bien raison, l’amour comporte des moments vraiment exaltants, ce sont les ruptures… Aussi ne me séparerai-je jamais d’Hélène, car avec elle, j’ai l’impression d’avoir rompu avec toutes les autres femmes, et j’ai mille libertés et mille noblesses au lieu d’une.
HECTOR. – Parce qu’elle ne t’aime pas. Tout ce que tu dis le prouve.
PÂRIS. – Si tu veux. Mais je préfère à toutes les passions cette façon dont Hélène ne m’aime pas.
HECTOR. – J’en suis désolé. Mais tu la rendras.
PÂRIS. – Tu n’es pas le maître ici.
HECTOR. – Je suis ton aîné, et le futur maître.
PÂRIS. – Alors commande dans le futur. Pour le présent, j’obéis à notre père.
HECTOR. – Je n’en demande pas davantage! Tu es d’accord pour que nous nous en remettions au jugement de Priam?
PÂRIS. – Parfaitement d’accord.
HECTOR. – Tu le jures? Nous le jurons?
CASSANDRE. – Méfie-toi, Hector! Priam est fou d’Hélène. Il livrerait plutôt ses filles.
HECTOR. – Que racontes-tu là?
PÂRIS. – Pour une fois qu’elle dit le présent au lieu de l’avenir, c’est la vérité.
CASSANDRE. – Et tous nos frères, et tous nos oncles, et tous nos arrière-grands-oncles!… Hélène a une garde d’honneur, qui assemble tous nos vieillards. Regarde. C’est l’heure de sa promenade… Vois aux créneaux toutes ces têtes à barbe blanche… On dirait les cigognes caquetant sur les remparts.
HECTOR. – Beau spectacle. Les barbes sont blanches et les visages rouges.
CASSANDRE. – Oui. C’est la congestion. Ils devraient être à la porte du Scamandre, par où entrent nos troupes et la victoire. Non, ils sont aux portes Scées, par où sort Hélène.
HECTOR. – Les voilà qui se penchent tout d’un coup, comme les cigognes quand passe un rat.
CASSANDRE. – C’est Hélène qui passe…
PÂRIS. – Ah oui?
CASSANDRE. – Elle est sur la seconde terrasse. Elle rajuste sa sandale, debout, prenant bien soin de croiser haut les jambes.
HECTOR. – Incroyable. Tous les vieillards de Troie sont là à la regarder d’en haut.
CASSANDRE. – Non. Les plus malins regardent d’en bas.
CRIS AU-DEHORS. – Vive la Beauté!
HECTOR. – Que crient-ils?
PÂRIS. – Ils crient: «Vive la Beauté!»
CASSANDRE. – Je suis de leur avis. Qu’ils meurent vite.
CRIS AU-DEHORS. – Vive Vénus!
HECTOR. – Et maintenant?
CASSANDRE. – Vive Vénus… Ils ne crient que des phrases sans r, à cause de leur manque de dents… Vive la Beauté… Vive Vénus… Vive Hélène… Ils croient proférer des cris. Ils poussent simplement le mâchonnement à sa plus haute puissance.
HECTOR. – Que vient faire Vénus là-dedans?
CASSANDRE. – Ils ont imaginé que c’était Vénus qui nous donnait Hélène… Pour récompenser Pâris de lui avoir décerné la pomme à première vue.
HECTOR. – Tu as fait aussi un beau coup ce jour-là!
PÂRIS. – Ce que tu es frère aîné!
LES MÊMES, DEUX VIEILLARDS
PREMIER VIEILLARD. – D’en bas, nous la voyions mieux…
SECOND VIEILLARD. – Nous l’avons même bien vue!
PREMIER VIEILLARD. – Mais d’ici elle nous entend mieux. Allez! Une, deux, trois!
TOUS DEUX. – Vive Hélène!
DEUXIÈME VIEILLARD. – C’est un peu fatigant, à notre âge, d’avoir à descendre et à remonter constamment par des escaliers impossibles, selon que nous voulons la voir ou l’acclamer.
PREMIER VIEILLARD. – Veux-tu que nous alternions. Un jour nous l’acclamerons? Un jour nous la regarderons?
DEUXIÈME VIEILLARD. – Tu es fou, un jour sans bien voir Hélène!… Songe à ce que nous avons vu d’elle aujourd’hui! Une, deux, trois!
TOUS DEUX. – Vive Hélène!
PREMIER VIEILLARD. – Et maintenant en bas!…
Ils disparaissent en courant.
CASSANDRE. – Et tu les vois, Hector. Je me demande comment vont résister tous ces poumons besogneux.
HECTOR. – Notre père ne peut être ainsi.
PÂRIS. – Dis-moi, Hector, avant de nous expliquer devant lui tu pourrais peut-être jeter un coup d’œil sur Hélène.
HECTOR. – Je me moque d’Hélène… Oh! Père, salut!
Priam est entré, escorté d’Hécube, d’Andromaque, du poète Demokos et d’un autre vieillard. Hécube tient à la main la petite Polyxène.
HÉCUBE, ANDROMAQUE, CASSANDRE, HECTOR, PÂRIS, DEMOKOS, LA PETITE POLYXÈNE, LE GÉOMÈTRE
PRIAM. – Tu dis?
HECTOR. – Je dis, père, que nous devons nous précipiter pour fermer les portes de la guerre, les verrouiller, les cadenasser. Il ne faut pas qu’un moucheron puisse passer entre les deux battants!
PRIAM. – Ta phrase m’a paru moins longue.
DEMOKOS. – Il disait qu’il se moquait d’Hélène.
PRIAM. – Penche-toi… (Hector obéit.) Tu la vois?
HÉCUBE. – Mais oui, il la voit. Je me demande qui ne la verrait pas et qui ne l’a pas vue. Elle fait le chemin de ronde.
DEMOKOS. – C’est la ronde de la beauté.
PRIAM. – Tu la vois?
HECTOR. – Oui… Et après?
DEMOKOS. – Priam te demande ce que tu vois!
HECTOR. – Je vois une femme qui rajuste sa sandale.
CASSANDRE. – Elle met un certain temps à rajuster sa sandale.
PÂRIS. – Je l’ai emportée nue et sans garde-robe. Ce sont des sandales à toi. Elles sont un peu grandes.
CASSANDRE. – Tout est grand pour les petites femmes.
HECTOR. – Je vois deux fesses charmantes.
HÉCUBE. – Il voit tout ce que vous tous voyez.
PRIAM. – Mon pauvre enfant!
HECTOR. – Quoi?
DEMOKOS. – Priam te dit: pauvre enfant!
PRIAM. – Oui, je ne savais pas que la jeunesse de Troie en était là.
HECTOR. – Où en est-elle?
PRIAM. – À l’ignorance de la beauté.
DEMOKOS. – Et par conséquent de l’amour. Au réalisme, quoi! Nous autres poètes appelons cela le réalisme.
HECTOR. – Et la vieillesse de Troie en est à la beauté et à l’amour?
HÉCUBE. – C’est dans l’ordre. Ce ne sont pas ceux qui font l’amour ou ceux qui sont la beauté qui ont à les comprendre.
HECTOR. – C’est très courant, la beauté, père. Je ne fais pas allusion à Hélène, mais elle court les rues.
PRIAM. – Hector, ne sois pas de mauvaise foi. Il t’est bien arrivé dans la vie, à l’aspect d’une femme, de ressentir qu’elle n’était pas seulement elle-même, mais que tout un flux d’idées et de sentiments avait coulé en sa chair et en prenait l’éclat?
DEMOKOS. – Ainsi le rubis personnifie le sang.
HECTOR. – Pas pour ceux qui ont vu du sang. Je sors d’en prendre.
DEMOKOS. – Un symbole, quoi! Tout guerrier que tu es, tu as bien entendu parler des symboles! Tu as bien rencontré des femmes qui, d’aussi loin que tu les apercevais, te semblaient personnifier l’intelligence, l’harmonie, la douceur?
HECTOR. – J’en ai vu.
DEMOKOS. – Que faisais-tu alors?
HECTOR. – Je m’approchais et c’était fini… Que personnifie celle-là?
DEMOKOS. – On te le répète, la beauté.
HÉCUBE. – Allez, rendez-la vite aux Grecs, si vous voulez qu’elle vous la personnifie pour longtemps. C’est une blonde.
DEMOKOS. – Impossible de parler avec ces femmes!
HÉCUBE. – Alors ne parlez pas des femmes! Vous n’êtes guère galants, en tout cas, ni patriotes. Chaque peuple remise son symbole dans sa femme, qu’elle soit camuse ou lippue. Il n’y a que vous pour aller le loger ailleurs.
HECTOR. – Père, mes camarades et moi rentrons harassés. Nous avons pacifié notre continent pour toujours. Nous entendons désormais vivre heureux, nous entendons que nos femmes puissent nous aimer sans angoisse et avoir leurs enfants.
DEMOKOS. – Sages principes, mais jamais la guerre n’a empêché d’accoucher.
HECTOR. – Dis-moi pourquoi nous trouvons la ville transformée, du seul fait d’Hélène! Dis-moi ce qu’elle nous a apporté, qui vaille une brouille avec les Grecs!
LE GÉOMÈTRE. – Tout le monde te le dira! Moi je peux te le dire!
HÉCUBE. – Voilà le Géomètre!
LE GÉOMÈTRE. – Oui, voilà le Géomètre! Et ne crois pas que les géomètres n’aient pas à s’occuper des femmes! Ils sont les arpenteurs aussi de votre apparence. Je ne te dirai pas ce qu’ils souffrent, les géomètres, d’une épaisseur de peau en trop à vos cuisses ou d’un bourrelet à votre cou… Eh bien, les géomètres jusqu’à ce jour n’étaient pas satisfaits de cette contrée qui entoure Troie. La ligne d’attache de la plaine aux collines leur semblait molle, la ligne des collines aux montagnes du fil de fer. Or, depuis qu’Hélène est ici, le paysage a pris son sens et sa fermeté. Et, chose particulièrement sensible aux vrais géomètres, il n’y a plus à l’espace et au volume qu’une commune mesure qui est Hélène. C’est la mort de tous ces instruments inventés par les hommes pour rapetisser l’univers. Il n’y a plus de mètres, de grammes, de lieues. Il n’y a plus que le pas d’Hélène, la portée du regard ou de la voix d’Hélène, et l’air de son passage est la mesure des vents. Elle est notre baromètre, notre anémomètre! Voilà ce qu’ils te disent, les géomètres.
HÉCUBE. – Il pleure, l’idiot.
PRIAM. – Mon cher fils, regarde seulement cette foule, et tu comprendras ce qu’est Hélène. Elle est une espèce d’absolution. Elle prouve à tous ces vieillards que tu vois là au guet et qui ont mis des cheveux blancs au fronton de la ville, à celui-là qui a volé, à celui-là qui trafiquait des femmes, à celui-là qui manqua sa vie, qu’ils avaient au fond d’eux-mêmes une revendication secrète, qui était la beauté. Si la beauté avait été près d’eux, aussi près qu’Hélène l’est aujourd’hui, ils n’auraient pas dévalisé leurs amis, ni vendu leurs filles, ni bu leur héritage. Hélène est leur pardon, et leur revanche, et leur avenir.
HECTOR. – L’avenir des vieillards me laisse indifférent.
DEMOKOS. – Hector, je suis poète et juge en poète. Suppose que notre vocabulaire ne soit pas quelquefois touché par la beauté! Suppose que le mot délice n’existe pas!
HECTOR. – Nous nous en passerions. Je m’en passe déjà. Je ne prononce le mot délice qu’absolument forcé.
DEMOKOS. – Oui, et tu te passerais du mot volupté, sans doute?
HECTOR. – Si c’était au prix de la guerre qu’il fallût acheter le mot volupté, je m’en passerais.
DEMOKOS. – C’est au prix de la guerre que tu as trouvé le plus beau, le mot courage.
HECTOR. – C’était bien payé.
HÉCUBE. – Le mot lâcheté a dû être trouvé par la même occasion.
PRIAM. – Mon fils, pourquoi te forces-tu à ne pas nous comprendre?
HECTOR. – Je vous comprends fort bien. À l’aide d’un quiproquo, en prétendant nous faire battre pour la beauté, vous voulez nous faire battre pour une femme.
PRIAM. – Et tu ne ferais la guerre pour aucune femme?
HECTOR. – Certainement non!
HÉCUBE. – Et il aurait rudement raison.
CASSANDRE. – S’il n’y en avait qu’une peut-être. Mais ce chiffre est largement dépassé.
DEMOKOS. – Tu ne ferais pas la guerre pour reprendre Andromaque?
HECTOR. – Andromaque et moi avons déjà convenu de moyens secrets pour échapper à toute prison et nous rejoindre.
DEMOKOS. – Pour vous rejoindre, si tout espoir est perdu?
ANDROMAQUE. – Pour cela aussi.
HÉCUBE. – Tu as bien fait de les démasquer, Hector. Ils veulent faire la guerre pour une femme, c’est la façon d’aimer des impuissants.
DEMOKOS. – C’est vous donner beaucoup de prix?
HÉCUBE. – Ah oui! par exemple!
DEMOKOS. – Permets-moi de ne pas être de ton avis. Le sexe à qui je dois ma mère, je le respecterai jusqu’en ses représentantes les moins dignes.
HÉCUBE. – Nous le savons. Tu l’y as déjà respecté…
Les servantes accourues au bruit de la dispute éclatent de rire.
PRIAM. – Hécube! Mes filles! Que signifie cette révolte de gynécée? Le conseil se demande s’il ne mettra pas la ville en jeu pour l’une d’entre vous; et vous en êtes humiliées?
ANDROMAQUE. – Il n’est qu’une humiliation pour la femme, l’injustice.
DEMOKOS. – C’est vraiment pénible de constater que les femmes sont les dernières à savoir ce qu’est la femme.
LA JEUNE SERVANTE qui repasse. – Oh! là! là!
HÉCUBE. – Elles le savent parfaitement. Je vais vous le dire, moi, ce qu’est la femme.
DEMOKOS. – Ne les laisse pas parler, Priam. On ne sait jamais ce qu’elles peuvent dire.
HÉCUBE. – Elles peuvent dire la vérité.
PRIAM. – Je n’ai qu’à penser à l’une de vous, mes chéries, pour savoir ce qu’est la femme.
DEMOKOS. – Primo. Elle est le principe de notre énergie. Tu le sais bien, Hector. Les guerriers qui n’ont pas un portrait de femme dans leur sac ne valent rien.
CASSANDRE. – De votre orgueil, oui.
HÉCUBE. – De vos vices.
ANDROMAQUE. – C’est un pauvre tas d’incertitude, un pauvre amas de crainte, qui déteste ce qui est lourd, qui adore ce qui est vulgaire et facile.
HECTOR. – Chère Andromaque!
HÉCUBE. – C’est très simple. Voilà cinquante ans que je suis femme et je n’ai jamais pu encore savoir au juste ce que j’étais.
DEMOKOS. – Secundo. Qu’elle le veuille ou non, elle est la seule prime du courage… Demandez au moindre soldat. Tuer un homme, c’est mériter une femme.
ANDROMAQUE. – Elle aime les lâches, les libertins. Si Hector était lâche ou libertin, je l’aimerais autant. Je l’aimerais peut-être davantage.
PRIAM. – Ne va pas trop loin, Andromaque. Tu prouverais le contraire de ce que tu veux prouver.
LA PETITE POLYXÈNE. – Elle est gourmande. Elle ment.
DEMOKOS. – Et de ce que représentent dans la vie humaine la fidélité, la pureté, nous n’en parlons pas, hein?
LA SERVANTE. – Oh! là! là!
DEMOKOS. – Que racontes-tu, toi?
LA SERVANTE. – Je dis: Oh! là! là! Je dis ce que je pense.
LA PETITE POLYXÈNE. – Elle casse ses jouets. Elle leur plonge la tête dans l’eau bouillante.
HÉCUBE. – À mesure que nous vieillissons, nous les femmes, nous voyons clairement ce qu’ont été les hommes, des hypocrites, des vantards, des boucs. À mesure que les hommes vieillissent, ils nous parent de toutes les perfections. Il n’est pas un souillon accolé dernière un mur qui ne se transforme dans vos souvenirs en créature d’amour.
PRIAM. – Tu m’as trompé, toi?
HÉCUBE. – Avec toi-même seulement, mais cent fois.
DEMOKOS. – Andromaque a trompé Hector?
HÉCUBE. – Laisse donc Andromaque tranquille. Elle n’a rien à voir dans les histoires de femme.
ANDROMAQUE. – Si Hector n’était pas mon mari, je le tromperais avec lui-même. S’il était un pêcheur pied bot, bancal, j’irais le poursuivre jusque dans sa cabane. Je m’étendrais dans les écailles d’huîtres et les algues. J’aurais de lui un fils adultère.
LA PETITE POLYXÈNE. – Elle s’amuse à ne pas dormir la nuit, tout en fermant les yeux.
HÉCUBE à Polyxène. – Oui, tu peux en parler, toi! C’est épouvantable! Que je t’y reprenne!
LA SERVANTE. – Il n’y a pire que l’homme. Mais celui-là!
DEMOKOS. – Et tant pis si la femme nous trompe! Tant pis si elle-même méprise sa dignité et sa valeur. Puisqu’elle n’est pas capable de maintenir en elle cette forme idéale qui la maintient rigide et écarte les rides de l’âme, c’est à nous de le faire…
LA SERVANTE. – Ah! le bel embauchoir!
PÂRIS. – Il n’y a qu’une chose qu’elles oublient de dire: Qu’elles ne sont pas jalouses.
PRIAM. – Chères filles, votre révolte même prouve que nous avons raison. Est-il une plus grande générosité que celle qui vous pousse à vous battre en ce moment pour la paix, la paix qui donnera des maris veules, inoccupés, fuyants, quand la guerre vous fera d’eux des hommes!…
DEMOKOS. – Des héros.
HÉCUBE. – Nous connaissons le vocabulaire. L’homme en temps de guerre s’appelle le héros. Il peut ne pas en être plus brave, et fuir à toutes jambes. Mais c’est du moins un héros qui détale.
ANDROMAQUE. – Mon père, je vous en supplie. Si vous avez cette amitié pour les femmes, écoutez ce que toutes les femmes du monde vous disent par ma voix. Laissez-nous nos maris comme ils sont. Pour qu’ils gardent leur agilité et leur courage, les dieux ont créé autour d’eux tant d’entraîneurs vivants ou non vivants! Quand ce ne serait que l’orage! Quand ce ne serait que les bêtes! Aussi longtemps qu’il y aura des loups, des éléphants, des onces, l’homme aura mieux que l’homme comme émule et comme adversaire. Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères, sont de plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris que l’autre cible, que le cœur de l’ennemi emprisonné dans sa cuirasse. Chaque fois que j’ai vu tuer un cerf ou un aigle, je l’ai remercié. Je savais qu’il mourait pour Hector. Pourquoi voulez-vous que je doive Hector à la mort d’autres hommes?
PRIAM. – Je ne le veux pas, ma petite chérie. Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes? C’est parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers. S’ils avaient été paresseux aux armes, s’ils n’avaient pas su que cette occupation terne et stupide qu’est la vie se justifie soudain et s’illumine par le mépris que les hommes ont d’elle, c’est vous qui seriez lâches et réclameriez la guerre. Il n’y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c’est d’oublier qu’on est mortel.
ANDROMAQUE. – Oh! justement, Père, vous le savez bien! Ce sont les braves qui meurent à la guerre. Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbé la tête ou s’être agenouillé au moins une fois devant le danger. Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux?
PRIAM. – Ma fille, la première lâcheté est la première ride d’un peuple.
ANDROMAQUE. – Où est la pire lâcheté? Paraître lâche vis-à-vis des autres, et assurer la paix? Ou être lâche vis-à-vis de soi-même et provoquer la guerre?
DEMOKOS. – La lâcheté est de ne pas préférer à toute mort la mort pour son pays.
HÉCUBE. – J’attendais la poésie à ce tournant. Elle n’en manque pas une.
ANDROMAQUE. – On meurt toujours pour son pays! Quand on a vécu en lui digne, actif, sage, c’est pour lui aussi qu’on meurt. Les tués ne sont pas tranquilles sous la terre, Priam. Ils ne se fondent pas en elle pour le repos et l’aménagement éternel. Ils ne deviennent pas sa glèbe, sa chair. Quand on retrouve sans le sol une ossature humaine, il y a toujours une épée près d’elle. C’est un os de la terre, un os stérile. C’est un guerrier.
HÉCUBE. – Ou alors que les vieillards soient les seuls guerriers. Tout pays est le pays de la jeunesse. Il meurt quand la jeunesse meurt.
DEMOKOS. – Vous nous ennuyez avec votre jeunesse. Elle sera la vieillesse dans trente ans.
CASSANDRE. – Erreur.
HÉCUBE. – Erreur! Quand l’homme adulte touche à ses quarante ans, on lui substitue un vieillard. Lui disparaît. Il n’y a que des rapports d’apparence entre les deux. Rien de l’un ne continue en l’autre.
DEMOKOS. – Le souci de ma gloire a continué, Hécube.
HÉCUBE. – C’est vrai. Et les rhumatismes…
Nouveaux éclats de rire des servantes.
HECTOR. – Et tu écoutes cela sans mot dire, Pâris! Et il ne te vient pas à l’esprit de sacrifier une aventure pour nous sauver d’années de discorde et de massacre?
PÂRIS. – Que veux-tu que je te dise! Mon cas est international.
HECTOR. – Aimes-tu vraiment Hélène, Pâris?
CASSANDRE. – Ils sont le symbole de l’amour. Ils n’ont même plus à s’aimer.
PÂRIS. – J’adore Hélène.
CASSANDRE, au rempart. – La voilà, Hélène.
HECTOR – Si je la convaincs de s’embarquer, tu acceptes?
PÂRIS – J’accepte, oui.
HECTOR – Père, si Hélène consent à repartir pour la Grèce, vous la retiendrez de force?
PRIAM – Pourquoi mettre en question l’impossible?
HÉCUBE – Et pourquoi l’impossible? Si les femmes sont le quart de ce que vous prétendez, Hélène partira d’elle-même.
PÂRIS – Père, c’est moi qui vous en prie. Vous les voyez et les entendez. Cette tribu royale, dès qu’il est question d’Hélène, devient aussitôt un assemblage de belle-mère, de belles-sœurs, et de beau-père digne de la meilleure bourgeoisie. Je ne connais pas d’emploi plus humiliant dans une famille nombreuse que le rôle du fils séducteur. J’en ai assez de leurs insinuations. J’accepte le défi d’Hector.
DEMOKOS – Hélène n’est pas à toi seul, Pâris. Elle est à la ville. Elle est au pays.
LE GÉOMÈTRE – Elle est au paysage.
HÉCUBE – Tais-toi, géomètre.
CASSANDRE – Là voilà, Hélène…
HECTOR. – Père, je vous le demande. Laissez-moi ce recours. Écoutez… On nous appelle pour la cérémonie. Laissez-moi et je vous rejoins.
PRIAM. – Vraiment, tu acceptes, Pâris?
PÂRIS. – Je vous en conjure.
PRIAM. – Soit. Venez mes enfants. Allons préparer les portes de la guerre.
CASSANDRE. – Pauvres portes. Il faut plus d’huile pour les fermer que pour les ouvrir.
Priam et sa suite s’éloignent. Demokos est resté.
HECTOR. – Qu’attends-tu là?
DEMOKOS. – Mes transes.
HECTOR. – Tu dis?
DEMOKOS – Chaque fois qu’Hélène apparaît, l’inspiration me saisit. Je délire, j’écume et j’improvise. Ciel, la voilà!
Il déclame.
Belle Hélène, Hélène de Sparte,
À gorge douce, à noble chef.
Les dieux nous gardent que tu partes,
Vers ton Ménélas derechef!
HECTOR. – Tu as fini de terminer tes vers avec ces coups de marteau qui nous enfoncent le crâne.
DEMOKOS. – C’est une invention à moi. J’obtiens des effets bien plus surprenants encore. Écoute:
Viens sans peur au-devant d’Hector,
La gloire et l’effroi du Scamandre!
Tu as raison et lui as tort…
Car il est dur et tu es tendre…
HECTOR. – File!
DEMOKOS. – Qu’as-tu à me regarder ainsi? Tu as l’air de détester autant la poésie que la guerre.
HECTOR. – Va! Ce sont les deux sœurs!
Le poète disparaît.
CASSANDRE annonçant. – Hélène!
HÉLÈNE, PÂRIS, HECTOR.
PÂRIS. – Hélène chérie, voici Hector. Il a des projets sur toi, des projets tout simples. Il veut te rendre aux Grecs et te prouver que tu ne m’aimes pas… Dis-moi que tu m’aimes, avant que je te laisse avec lui… Dis-le-moi comme tu le penses.
HÉLÈNE. – Je t’adore, chéri.
PÂRIS. – Dis-moi qu’elle était belle, la vague qui t’emporta de Grèce!
HÉLÈNE. – Magnifique! Une vague magnifique!… Où as-tu vu une vague? La mer était si calme…
PÂRIS. – Dis-moi que tu hais Ménélas…
HÉLÈNE. – Ménélas? Je le hais.
PÂRIS. – Tu n’as pas fini… Je ne retournerai jamais en Grèce. Répète.
HÉLÈNE. – Tu ne retourneras jamais en Grèce.
PÂRIS. – Non, c’est de toi qu’il s’agit.
HÉLÈNE. – Bien sûr! Que je suis sotte!… Jamais je ne retournerai en Grèce.
PÂRIS. – Je ne le lui fais pas dire… À toi maintenant.
Il s’en va.
HÉLÈNE, HECTOR.
HECTOR. – C’est beau, la Grèce?
HÉLÈNE. – Pâris l’a trouvée belle.
HECTOR. – Je vous demande si c’est beau la Grèce sans Hélène.
HÉLÈNE. – Merci pour Hélène.
HECTOR. – Enfin, comment est-ce, depuis qu’on en parle?
HÉLÈNE. – C’est beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre.
HECTOR. – Si les rois sont dorés et les chèvres angora, cela ne doit pas être mal au soleil levant.
HÉLÈNE. – Je me lève tard.
HECTOR. – Des dieux aussi, en quantité? Pâris dit que le ciel en grouille, que des jambes de déesses en pendent.
HÉLÈNE. – Pâris va toujours le nez levé. Il peut les avoir vues.
HECTOR. – Vous, non?
HÉLÈNE. – Je ne suis pas douée. Je n’ai jamais pu voir un poisson dans la mer. Je regarderai mieux quand j’y retournerai.
HECTOR. – Vous venez de dire à Pâris que vous n’y retourneriez jamais.
HÉLÈNE. – Il m’a priée de le dire. J’adore obéir à Pâris.
HECTOR. – Je vois. C’est comme pour Ménélas. Vous ne le haïssez pas?
HÉLÈNE. – Pourquoi le haïrais-je?
HECTOR. – Pour la seule raison qui fasse vraiment haïr. Vous l’avez trop vu.
HÉLÈNE. – Ménélas? Oh! non! Je n’ai jamais bien vu Ménélas, ce qui s’appelle vu. Au contraire.
HECTOR. – Votre mari?
HÉLÈNE. – Entre les objets et les êtres, certains sont colorés pour moi. Ceux-là je les vois. Je crois en eux. Je n’ai jamais bien pu voir Ménélas.
HECTOR. – Il a dû pourtant s’approcher très près.
HÉLÈNE. – J’ai pu le toucher. Je ne peux pas dire que je l’ai vu.
HECTOR. – On dit qu’il ne vous quittait pas.
HÉLÈNE. – Évidemment. J’ai dû le traverser bien des fois sans m’en douter.
HECTOR. – Tandis que vous avez vu Pâris?
HÉLÈNE. – Sur le ciel, sur le sol, comme une découpure.
HECTOR. – Il s’y découpe encore. Regardez-le, là-bas, adossé au rempart.
HÉLÈNE. – Vous êtes sûr que c’est Pâris, là-bas?
HECTOR. – C’est lui qui vous attend.
HÉLÈNE. – Tiens! il est beaucoup moins net!
HECTOR. – Le mur est cependant passé à la chaux fraîche. Tenez, le voilà de profil!
HÉLÈNE. – C’est curieux comme ceux qui vous attendent se découpent moins bien que ceux que l’on attend!
HECTOR. – Vous êtes sûre qu’il vous aime, Pâris?
HÉLÈNE. – Je n’aime pas beaucoup connaître les sentiments des autres. Rien ne me gêne comme cela. C’est comme au jeu, quand on voit dans le jeu de l’adversaire. On est sûr de perdre.
HECTOR. – Et vous, vous l’aimez?
HÉLÈNE. – Je n’aime pas beaucoup connaître non plus mes propres sentiments.
HECTOR. – Voyons! Quand vous venez d’aimer Pâris, qu’il s’assoupit dans vos bras, quand vous êtes encore ceinturée par Pâris, comblée par Pâris, vous n’avez aucune pensée?
HÉLÈNE. – Mon rôle est fini. Je laisse l’univers penser à ma place. Cela, il le fait mieux que moi.
HECTOR. – Mais le plaisir vous rattache bien à quelqu’un, aux autres ou à vous-même.
HÉLÈNE. – Je connais surtout le plaisir des autres… Il m’éloigne des deux…
HECTOR. – Il y a eu beaucoup de ces autres, avant Pâris?
HÉLÈNE. – Quelques-uns.
HECTOR. – Et il y en aura d’autres après lui, n’est-ce pas, pourvu qu’ils se découpent sur l’horizon, sur le mur ou sur le drap? C’est bien ce que je supposais. Vous n’aimez pas Pâris, Hélène. Vous aimez les hommes!
HÉLÈNE. – Je ne les déteste pas. C’est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. On en est toute pure…
HECTOR. – Cassandre! Cassandre!
HÉLÈNE, CASSANDRE, HECTOR
CASSANDRE. – Qu’y a-t-il?
HECTOR. – Tu me fais rire. Ce sont toujours les devineresses qui questionnent.
CASSANDRE. – Pourquoi m’appelles-tu?
HECTOR. – Cassandre, Hélène repart ce soir avec l’envoyé grec.
HÉLÈNE. – Moi? Que contez-vous là?
HECTOR. – Vous ne venez pas de me dire que vous n’aimez pas très particulièrement Pâris?
HÉLÈNE. – Vous interprétez. Enfin, si vous voulez.
HECTOR. – Je cite mes auteurs. Que vous aimez surtout frotter les hommes contre vous comme de grands savons?
HÉLÈNE. – Oui. Ou de la pierre ponce, si vous aimez mieux. Et alors?
HECTOR. – Et alors, entre ce retour vers la Grèce qui ne vous déplait pas, et une catastrophe aussi redoutable que la guerre, vous hésiteriez à choisir?
HÉLÈNE. – Vous ne me comprenez pas du tout, Hector. Je n’hésite pas à choisir. Ce serait trop facile de dire: je fais ceci, ou je fais cela, pour que ceci ou cela se fît. Vous avez découvert que je suis faible. Vous en êtes tout joyeux. L’homme qui découvre la faiblesse dans une femme, c’est le chasseur à midi qui découvre une source. Il s’en abreuve. Mais n’allez pourtant pas croire, parce que vous avez convaincu la plus faible des femmes, que vous avez convaincu l’avenir. Ce n’est pas en manœuvrant des enfants qu’on détermine le destin…
HECTOR. – Les subtilités et les riens grecs m’échappent.
HÉLÈNE. – Il ne s’agit pas de subtilités et de riens. Il s’agit au moins de monstres et de pyramides.
HECTOR. – Choisissez-vous le départ, oui ou non?
HÉLÈNE. – Ne me brusquez pas… Je choisis les événements comme je choisis les objets et les hommes. Je choisis ceux qui ne sont pas pour moi des ombres. Je choisis ceux que je vois.
HECTOR. – Je sais, vous l’avez dit: ceux que vous voyez colorés. Et vous ne vous voyez pas rentrant dans quelques jours au palais de Ménélas?
HÉLÈNE. – Non. Difficilement.
HECTOR. – On peut habiller votre mari très brillant pour ce retour.
HÉLÈNE. – Toute la pourpre de toutes les coquilles ne me le rendrait pas visible.
HECTOR. – Voici ta concurrente, Cassandre. Celle-là aussi lit l’avenir.
HÉLÈNE. – Je ne lis pas l’avenir. Mais, dans cet avenir, je vois des scènes colorées, d’autres ternes. Jusqu’ici ce sont toujours les scènes colorées qui ont eu lieu.
HECTOR. – Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes sœurs en péplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d’argent, le plumet amarante. Vous voyez cela, je pense?
HÉLÈNE. – Non, du tout. C’est tout sombre.
HECTOR. – Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas?
HÉLÈNE. – Me moquer, pourquoi? Allons! Partons, si vous voulez! Allons nous préparer pour ma remise aux Grecs. Nous verrons bien.
HECTOR. – Vous doutez-vous que vous insultez l’humanité, ou est-ce inconscient?
HÉLÈNE. – J’insulte quoi?
HECTOR. – Vous doutez-vous que votre album de chromos est la dérision du monde? Alors que tous ici nous nous battons, nous nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité!… Qu’avez-vous? À laquelle vous arrêtez-vous avec ces yeux aveugles? À celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant la bataille? Vous la voyez, la bataille?
HÉLÈNE. – Oui.
HECTOR. – Et la ville s’effondre ou brûle, n’est-ce pas?
HÉLÈNE. – Oui. C’est rouge vif.
HECTOR. – Et Pâris? Vous voyez le cadavre de Pâris traîné derrière un char?
HÉLÈNE. – Ah! Vous croyez que c’est Pâris? Je vois en effet un morceau d’aurore qui roule dans la poussière. Un diamant à sa main étincelle… Mais oui!… Je reconnais souvent mal les visages, mais toujours les bijoux. C’est bien sa bague.
HECTOR. – Parfait… Je n’ose vous questionnez sur Andromaque et sur moi… sur le groupe Andromaque-Hector… Vous le voyez! Ne niez pas. Comment le voyez-vous? Heureux, vieilli, luisant?
HÉLÈNE. – Je n’essaye pas de le voir!
HECTOR. – Et le groupe Andromaque pleurant sur le corps d’Hector, il luit?
HÉLÈNE. – Vous savez, je peux très bien voir luisant, extraordinairement luisant, et qu’il n’arrive rien. Personne n’est infaillible.
HECTOR. – N’insistez pas. Je comprends… Il y a un fils entre la mère qui pleure et le père étendu?
HÉLÈNE. – Oui… Il joue avec les cheveux emmêlés du père… Il est charmant.
HECTOR. – Et elles sont au fond de vos yeux ces scènes? On peut les y voir?
HÉLÈNE. – Je ne sais pas. Regardez.
HECTOR. – Plus rien! Plus rien que la cendre de tous ces incendies, l’émeraude et l’or en poudre! Qu’elle est pure, la lentille du monde! Ce ne sont pourtant pas les pleurs qui doivent la laver… Tu pleurerais, si on allait te tuer, Hélène?
HÉLÈNE. – Je ne sais pas. Mais je crierais. Et je sens que je vais crier, si vous continuez ainsi, Hector… Je vais crier.
HECTOR. – Tu repartiras ce soir pour la Grèce, Hélène, ou je te tue.
HÉLÈNE. – Mais je veux bien partir! Je suis prête à partir. Je vous répète simplement que je ne peux arriver à rien distinguer du navire qui m’emportera. Je ne vois scintiller ni la ferrure du mât de misaine, ni l’anneau du nez du capitaine, ni le blanc de l’œil du mousse.
HECTOR. – Tu rentreras sur une mer grise, sous un soleil gris. Mais il nous faut la paix.
HÉLÈNE. – Je ne vois pas la paix.
HECTOR. – Demande à Cassandre de te la montrer. Elle est sorcière. Elle évoque formes et génies.
UN MESSAGER. – Hector, Priam te réclame! Les prêtres s’opposent à ce que l’on ferme les portes de la guerre! Ils disent que les dieux y verraient une insulte.
HECTOR. – C’est curieux comme les dieux s’abstiennent de parler eux-mêmes dans les cas difficiles.
LE MESSAGER. – Ils ont parlé eux-mêmes. La foudre est tombée sur le temple, et les entrailles des victimes sont contre le renvoi d’Hélène.
HECTOR. – Je donnerais beaucoup pour consulter aussi les entrailles des prêtres… Je te suis.
Le guerrier sort.
HECTOR. – Ainsi, vous êtes d’accord, Hélène?
HÉLÈNE. – Oui.
HECTOR. – Vous direz désormais ce que je vous dirai de dire? Vous ferez ce que je vous dirai de faire?
HÉLÈNE. – Oui.
HECTOR. – Devant Ulysse, vous ne me contredirez pas, vous abonderez dans mon sens?
HÉLÈNE. – Oui.
HECTOR. – Écoute-là, Cassandre, Écoute ce bloc de négation qui dit oui! Tous m’ont cédé. Pâris m’a cédé, Priam m’a cédé, Hélène me cède. Et je sens qu’au contraire dans chacune de ces victoires apparentes, j’ai perdu. On croit lutter contre des géants, on va les vaincre, et il se trouve qu’on lutte contre quelque chose d’inflexible qui est un reflet sur la rétine d’une femme. Tu as beau me dire oui, Hélène, tu es comble d’une obstination qui me nargue!
HÉLÈNE. – C’est possible. Mais je n’y peux rien. Ce n’est pas la mienne.
HECTOR. – Par quelle divagation le monde a-t-il été placer son miroir dans cette tête obtuse!
HÉLÈNE. – C’est regrettable, évidemment. Mais vous voyez un moyen de vaincre l’obstination des miroirs?
HECTOR. – Oui. C’est à cela que je songe depuis un moment.
HÉLÈNE. – Si on les brise, ce qu’ils reflétaient n’en demeure peut-être pas moins?
HECTOR. – C’est là toute la question.
AUTRE MESSAGER. – Hector, hâte-toi. La plage est en révolte. Les navires des Grecs sont en vue, et ils ont hissé leur pavillon non au ramat mais à l’écoutière. L’honneur de notre marine est en jeu. Priam craint que l’envoyé ne soit massacré à son débarquement.
HECTOR. – Je te confie Hélène, Cassandre. J’enverrai mes ordres.
HÉLÈNE, CASSANDRE
CASSANDRE. – Moi je ne vois rien, coloré ou terne. Mais chaque être pèse sur moi par son approche même. À l’angoisse de mes veines, je sens son destin.
HÉLÈNE. – Moi, dans mes scènes colorées, je vois quelquefois un détail plus étincelant encore que les autres. Je ne l’ai pas dit à Hector. Mais le cou de son fils est illuminé, la place du cou où bat l’artère…
CASSANDRE. – Moi, je suis comme un aveugle qui va à tâtons. Mais c’est au milieu de la vérité que je suis aveugle. Eux tous voient, et ils voient le mensonge. Je tâte la vérité.
HÉLÈNE. – Notre avantage, c’est que nos visions se confondent avec nos souvenirs, l’avenir avec le passé! On devient moins sensible… C’est vrai que vous êtes sorcière, que vous pouvez évoquer la paix?
CASSANDRE. – La paix? Très facile. Elle écoute en mendiante derrière chaque porte… La voilà.
La paix apparaît.
HÉLÈNE. – Comme elle est jolie!
LA PAIX. – Au secours, Hélène, aide-moi!
HÉLÈNE. – Mais comme elle est pâle.
LA PAIX. – Je suis pâle? Comment, pâle! Tu ne vois pas cet or dans mes cheveux?
HÉLÈNE. – Tiens, de l’or gris? C’est une nouveauté…
LA PAIX. – De l’or gris! Mon or est gris?
La paix disparaît.
HÉLÈNE. – Elle a disparu?
CASSANDRE. – Je pense qu’elle se met un peu de rouge.
La paix reparaît, outrageusement fardée.
LA PAIX. – Et comme cela?
HÉLÈNE. – Je la vois de moins en moins.
LA PAIX. – Et comme cela?
CASSANDRE. – Hélène ne te voit pas davantage.
LA PAIX. – Tu me vois, toi, puisque tu me parles!
CASSANDRE. – C’est ma spécialité de parler à l’invisible.
LA PAIX. – Que se passe-t-il donc? pourquoi les hommes dans la ville et sur la plage poussent-ils ces cris?
CASSANDRE. – Il paraît que leurs dieux entrent dans le jeu et aussi leur honneur.
LA PAIX. – Leurs dieux! Leur honneur!
CASSANDRE. – Oui… Tu es malade!
Le rideau tombe.