II


Le mari de la dame

Quand on arriva en face de la guinguette à deux sous, Maigret n’avait pas encore son « tour de clé », comme il disait volontiers. Il avait suivi M. Basso sans trop de confiance. Au Vieux-Garçon, il avait regardé d’un œil morne les gens qui s’agitaient. Mais il n’avait pas ressenti ce petit pincement, ce décalage, ce tour de clé enfin, qui le plongeait dans l’atmosphère d’une affaire.

Tandis que James le forçait à trinquer avec lui, il avait vu des clients aller et venir, essayer des vêtements saugrenus, s’aider les uns les autres, pouffer, crier. Les Basso étaient arrivés et leur fils, à qui l’on avait fait une tête de petit idiot de campagne, aux cheveux couleur carotte, avait soulevé l’enthousiasme.

— Laisse-les faire ! disait James chaque fois que Maigret se tournait vers la bande. Ils rigolent et ils ne sont même pas soûls…

Deux chars à bancs s’étaient arrêtés. Encore des cris. Encore des rires et des bousculades. Maigret y avait pris place, près de James, tandis que les patrons du Vieux-Garçon et tout le personnel étaient rangés sur la terrasse pour assister au départ.

Au soleil avait succédé un crépuscule bleuté. On voyait, de l’autre côté de la Seine, de quiètes villas dont les fenêtres éclairées scintillaient dans la pénombre.

Les chars à bancs roulaient cahin-caha. Le regard du commissaire cueillait en quelque sorte des images autour de lui : le cocher qu’on taquinait et qui riait avec l’air de vouloir mordre ; une jeune fille qui avait réussi à se maquiller en Bécassine et qui s’efforçait de prendre un accent paysan ; un monsieur à cheveux gris qui portait une robe de grand-mère…

C’était confus, trop mouvant, trop inattendu aussi. C’est à peine si Maigret pouvait deviner à quel monde chacun appartenait. Il y avait toute une mise au point nécessaire.

— Celle-là, là-bas, c’est ma femme… annonça James en désignant la plus grassouillette des femmes, qui portait des manches à gigot.

Et il disait cela d’une voix morne, avec une petite flamme dans les yeux.

On chanta. On traversa Seineport et les gens vinrent sur les seuils pour assister au défilé. Des gamins coururent longtemps derrière les chars en hurlant d’enthousiasme.

Les chevaux se mirent au pas. On traversait un pont. Quelque part, une enseigne était visible dans le clair-obscur :


Eugène Rougier – Débitant.


La maison était toute petite, toute blanche, serrée entre le chemin de halage et la colline. Les caractères de l’enseigne étaient naïfs. À mesure que l’on approchait, on percevait des ritournelles de musique, entrecoupées de grincements.

Qu’est-ce qui provoqua le tour de clé ? Maigret eût été bien en peine de le dire. Peut-être la mollesse du soir, la petite maison blanche avec ses deux fenêtres lumineuses et le contraste avec cette invasion carnavalesque ?

Peut-être le couple qui s’avançait pour regarder la « noce » ? Lui, un jeune ouvrier d’usine. Elle, une belle fille vêtue de soie rose, les mains aux hanches…

La maison n’avait que deux pièces. Dans celle de droite, une vieille femme s’agitait autour de son fourneau. Dans celle de gauche, on devinait un lit, des portraits de famille.

Le bistrot était derrière. C’était un grand hangar tout un côté était ouvert sur le jardin. Des tables et des bancs. Un comptoir. Un piano mécanique et des lampions.

Des mariniers buvaient, au comptoir. Une fillette d’une douzaine d’années surveillait le piano mécanique qu’elle remontait de temps en temps et glissait deux sous dans la fente.

Tout cela s’anima très vite. À peine descendus des chars à bancs, les nouveaux venus dansaient, bousculaient les tables, réclamaient à boire. Maigret, qui avait perdu James de vue, le retrouva au comptoir, rêveur devant un pernod.

Dehors, sous les arbres, un garçon dressait les couverts. Et le conducteur d’un char soupirait :

— Pourvu qu’ils ne nous tiennent pas trop tard ! Un samedi !…

Maigret était seul. Il fit lentement un tour complet sur lui-même. Il vit la petite maison qui fumait, les chars, le hangar, le couple d’amoureux, la foule travestie.

— C’est cela ! grommela-t-il.

La guinguette à deux sous ! Une allusion à la pauvreté du lieu, ou encore aux deux sous qu’il fallait mettre dans le piano pour avoir de la musique.

Et c’était là qu’il y avait un assassin ! Peut-être quelqu’un de la noce ! Peut-être le jeune ouvrier ! Peut-être un marinier !…

Ou James ! Ou M. Basso ?…

Il n’y avait pas l’électricité. Le hangar était éclairé par deux lampes à pétrole et d’autres étaient posées sur les tables, dans le jardin, si bien que le décor était partagé en taches d’ombre et de lumière.

— À table !… On mange !…

Mais on dansait toujours. On buvait. Les yeux s’animaient. Quelques personnes durent prendre plusieurs apéritifs coup sur coup car, en moins d’un quart d’heure, il y eut de l’ivresse dans l’air.

La vieille femme du bistrot servait elle-même à table, s’inquiétait du succès de ses plats – du saucisson, une omelette et un lapin ! – mais personne n’y prenait garde. On mangeait sans même s’en rendre compte. Et toutes les voix réclamaient à boire.

Un charivari confus, couvrant la musique. Les mariniers, du comptoir, contemplaient la scène en continuant leur conversation lente sur les canaux du Nord et le halage électrique.

Les jeunes amoureux dansaient, joue à joue ; mais leurs regards ne quittaient pas les tables où l’on s’amusait.

Maigret ne connaissait personne. Il avait à côté de lui une femme qui s’était fait une tête ridicule, moustachue, piquée de grains de beauté multiples, et qui l’appelait sans cesse l’oncle Arthur.

— Passe-moi le sel, oncle Arthur…

— Alors, et ton viau, oncle Arthur ?…

On se tutoyait. On se donnait de grands coups de coude. Est-ce que ces gens-là se connaissaient très bien entre eux ? Est-ce que ce n’étaient que des compagnons de hasard ?

Et que pouvait bien faire dans la vie, par exemple, le bonhomme à cheveux gris habillé en vieille femme ?

Et cette dame vêtue en petite fille qui adoptait une voix de fausset !

Des bourgeois, comme les Basso ? Marcel Basso était à côté de la mariée. Il ne la chahutait pas. De temps en temps, seulement, il avait un regard entendu qui devait signifier : « Ce qu’on était bien, après midi ! »

Avenue Niel, dans la garçonnière meublée ! Est-ce que le mari était ici aussi ?

Quelqu’un fit partir des pétards. Un feu de Bengale s’alluma dans le jardin et le couple d’ouvriers le regarda tendrement, la main dans la main.

— On dirait un décor de théâtre… dit la belle fille en rose.

Et il y avait un assassin !

— Un discours ! Un discours ! Un discours !

Ce fut M. Basso qui se leva, un sourire ravi aux lèvres, qui toussa, feignit l’embarras, commença un discours saugrenu que hachaient les applaudissements.

À certain moment, son regard s’arrêta sur Maigret. C’était le seul visage grave autour de la table. Et le commissaire sentit une gêne chez l’homme, qui détourna la tête.

Mais deux fois, trois fois le regard revint vers lui, interrogateur, ennuyé.

— … et vous répéterez tous avec moi : Vive la mariée !…

— Vive la mariée !

On se levait. On embrassait la mariée. On dansait. On entrechoquait les verres. Maigret vit M. Basso qui s’approchait de James et lui posait une question. Sans doute :

— Qui est-ce ?

Il entendit la réponse :

— Je ne sais pas… Un copain !… Un chic type !…

Les tables étaient abandonnées. Tout le monde dansait dans le hangar et des gens venus on ne savait d’où restaient dans la nuit, à peine distincts des troncs d’arbres, à contempler ceux qui s’amusaient.

Les bouchons de mousseux sautèrent.

— Viens boire une fine ! dit James. Je suppose que tu ne danses pas…

Drôle de garçon ! Il avait bu déjà de quoi enivrer quatre ou cinq hommes normaux. Et il n’était pas ivre à proprement parler. Il se traînait, saumâtre, d’une démarche flegmatique. Il fit entrer Maigret dans la maison. Il s’installa dans le fauteuil Voltaire du patron.

Une grand-mère toute cassée lavait la vaisselle tandis que la patronne, qui devait être sa fille et qui n’avait pas loin de cinquante ans, s’affairait.

— Eugène !… Encore six bouteilles de mousseux… Tu ferais peut-être bien de demander au cocher d’aller en chercher à Corbeil.

Un petit intérieur de campagne, très pauvre. Une horloge à balancier, dans une caisse de noyer sculpté. Et James allongeait les jambes, saisissait la bouteille de fine qu’il avait commandée, en servait deux pleins verres.

— À ta santé !…

On ne voyait plus rien de la noce. On entendait seulement une rumeur qui couvrait la musique. Par la porte ouverte, on devinait la surface fuyante de la Seine.

— Des trucs pour s’embrasser dans les coins, et tout le reste ! dit James avec mépris.

Il avait trente ans. Mais on sentait bien qu’il n’était pas l’homme à embrasser les femmes dans les coins.

— Je parie qu’il y en a déjà dans le fond du jardin…

Il observait la grand-mère pliée en deux au-dessus de son bassin à vaisselle.

— Donne-moi un torchon, tiens ! lui dit-il.

Et il se mit en devoir d’essuyer les verres et les assiettes, en ne s’interrompant que pour avaler de temps en temps une gorgée de cognac.

Parfois quelqu’un passait devant la porte. Maigret profita d’un moment où James parlait à la vieille pour s’esquiver. Il n’avait pas fait dix pas dehors que quelqu’un lui demandait du feu. L’homme aux cheveux gris, habillé en femme.

— Merci !… Vous ne dansez pas non plus ?

— Jamais !

— Ce n’est pas comme ma femme. Elle n’a pas encore raté une danse.

Maigret eut une intuition.

— La mariée ?

— Oui… Et tout à l’heure, quand elle restera tranquille, elle va prendre froid…

Il soupira. Il était grotesque, avec son visage grave d’homme de cinquante ans et sa robe de vieille. Le commissaire se demanda ce qu’il pouvait bien faire dans la vie, quel était son aspect habituel.

— Il me semble que je vous ai déjà rencontré quelque part… dit-il à tout hasard.

— J’ai la même impression… Nous nous sommes déjà vus… Mais où ?… À moins que vous ne soyez client de ma chemiserie…

— Vous êtes chemisier ?

— Sur les grands boulevards…

Sa femme était maintenant la plus bruyante de tous. Son ivresse était évidente. Elle se marquait par une exubérance inouïe. Elle dansait avec Basso, tellement rivée à lui que Maigret détourna la tête.

— Une drôle de petite fille, soupira le mari.

Une petite fille ! Cette femme de trente ans bien en chair, aux lèvres sensuelles, au regard allumé, qui semblait s’offrir toute à son cavalier !

— Quand elle s’amuse, elle devient comme folle…

Le commissaire regarda son compagnon, ne put deviner si celui-ci était furieux ou attendri.

Au même instant, quelqu’un criait :

— On couche la mariée !… En place pour le coucher de la mariée !… Où est le marié ?…

Il y avait un petit réduit au fond du hangar. On en ouvrit la porte. Quelqu’un alla chercher le marié au fond du jardin.

Maigret, lui, observait le vrai mari, qui souriait.

— D’abord la jarretelle souvenir !

Ce fut M. Basso qui enleva la jarretelle, la découpa en petits morceaux qu’il distribua. On poussa marié et mariée dans le réduit, dont on ferma la porte à clé.

— Elle s’amuse… murmura le compagnon de Maigret. Vous êtes marié aussi ?

— Heu !… Oui…

— Votre femme n’est pas ici ?

— Non… Elle est en vacances…

— Elle aime la jeunesse aussi ?…

Et Maigret se demandait si l’autre se payait sa tête ou parlait sérieusement. Il profita d’un moment d’inattention, pénétra dans le jardin, passa près du couple d’ouvriers collés à un arbre.

Dans la cuisine, James parlait avec la vieille, gentiment, sans cesser d’essuyer les verres, ni d’en vider.

— Qu’est-ce qu’ils f… ? demanda-t-il à Maigret. Vous n’avez pas vu ma femme ?

— Je ne l’ai pas remarquée.

— Pas faute qu’elle soit assez grosse !

Cela se précipita. Il pouvait être une heure du matin. Des gens parlaient à voix basse de partir. Quelqu’un était malade, au bord de la Seine. La mariée avait recouvré sa liberté. Il n’y avait que les plus jeunes à danser encore.

Le cocher du char vint trouver James.

— Vous croyez que ce sera encore long ?… J’ai la bourgeoise qui m’attend depuis une heure et…

— T’as une femme aussi ?

Et James donna le signal du départ. Sur les banquettes, les uns s’endormaient à moitié en dodelinant de la tête, d’autres continuaient à chanter et à rire avec plus ou moins de conviction.

On passa près d’un groupe de péniches endormies. Un train siffla. Sur le pont, on ralentit.

Les Basso descendirent en face de leur villa. Le chemisier avait déjà quitté le groupe à Seineport. Une femme disait à mi-voix à son mari qui était ivre :

— … Je te le dirai demain, ce que tu as fait !… Tais-toi !… Je ne t’écoute même pas !…

Le ciel était criblé d’étoiles que l’eau du fleuve reflétait. Au Vieux-Garçon, tout dormait. Poignées de main.

— Tu fais de la voile ?

— Nous allons au brochet…

— Bonne nuit…

Un rang de chambres. Maigret demanda à James :

— Il y en a une pour moi ?

— N’importe laquelle !… Du moment que t’en trouves une vide… Sinon, tu n’as qu’à venir chez moi.

Quelques fenêtres s’allumèrent. Des souliers tombèrent sur le plancher. Des bruits de sommier.

Un couple qui chuchotait éperdument, dans une des chambres. Peut-être la femme qui avait quelque chose à dire à son mari ?

Maintenant, ils avaient tous leur vrai visage. Il était onze heures du matin. La journée était chaude, ensoleillée. Les serveuses en noir et blanc allaient d’une table à l’autre, sur la terrasse, pour dresser les couverts.

Et les gens se groupaient, quelques-uns encore en pyjama, d’autres en costume de matelot, d’autres encore en pantalon de flanelle.

— Gueule de bois ?

— Pas trop… Et toi ?…

Certains étaient déjà partis à la pêche, ou en revenaient. Il y avait aussi de petits voiliers, des canoës.

Le chemisier portait un complet gris bien coupé et l’on sentait le monsieur soigné, qui déteste se montrer en toilette négligée. Il aperçut Maigret, s’en approcha.

— Vous permettez que je me présente : M. Feinstein… Hier, je vous ai parlé de ma chemiserie… Comme chemisier, je m’appelle Marcel…

— Vous avez bien dormi ?

— Pas du tout ! Comme je m’y attendais, ma femme a été malade… C’est chaque fois la même chose… Elle sait très bien qu’elle n’a pas le cœur solide…

Pourquoi son regard semblait-il guetter les impressions de Maigret ?

— Vous ne l’avez pas vue, ce matin ?

Et il cherchait sa femme alentour. Il l’aperçut sur un bateau à voiles où ils étaient quatre ou cinq en costume de bain, et que pilotait M. Basso.

— Vous n’étiez jamais venu à Morsang ?… C’est très agréable ! Vous verrez que vous reviendrez… On est entre soi… Rien que des habitués, des amis… Vous aimez le bridge ?…

— Heu !…

— On en fera un tout à l’heure… Vous connaissez M. Basso ?… Un des plus gros marchands de charbon de Paris… Un charmant garçon !… C’est son voilier qui arrive… Mme Basso est enragée de sport.

— Et James ?…

— Il est déjà à boire, je parie ? Il vit entre deux cuites… Tout jeune pourtant !… Il pourrait faire quelque chose… Il préfère se laisser vivre tranquillement… Il est employé dans une banque anglaise, place Vendôme… On lui a offert des tas de situations et il les a toutes refusées… Il tient à avoir fini sa journée à quatre heures et, dès ce moment, vous pourrez le voir dans les brasseries de la rue Royale…

— Ce grand jeune homme ?…

— Le fils d’un bijoutier…

— Et ce monsieur qui pêche, là-bas ?

— Un entrepreneur de plomberie… Le plus enragé pêcheur de Morsang… Il y en a qui bridgent… D’autres font du bateau… D’autres pèchent… Cela constitue une petite population charmante… Quelques-uns ont leur villa.

On apercevait la toute petite maison blanche, au premier tournant du fleuve, et l’on devinait le hangar au piano mécanique.

— Tout le monde fréquente la guinguette à deux sous ?

— Depuis deux ans… C’est James qui l’a en quelque sorte découverte… Auparavant, il n’y avait là-bas que quelques ouvriers de Corbeil qui venaient danser le dimanche… James a pris l’habitude, quand les autres étaient trop bruyants, d’aller y boire tout seul… Un jour la bande l’a rejoint… On a dansé… Et l’habitude a été prise… Au point que les anciens clients, dépaysés, ont peu à peu abandonné la guinguette.

Une serveuse passait avec un plateau chargé d’apéritifs. Quelqu’un plongeait dans la rivière. Une odeur de friture s’échappait de la cuisine.

Et la cheminée fumait là-bas, à la guinguette. Un visage s’imposait à Maigret : des moustaches fines et brunes, des dents pointues, des narines qui frémissaient…

Jean Lenoir, marchant sans fin pour cacher son trouble, parlant, évoquant lui aussi la guinguette à deux sous.

— Si seulement on y allait en même temps que tous ceux qui le méritent…

Pas à la guinguette ! Ailleurs, où il était allé tout seul, le lendemain matin, avant le réveil de Paris !

Et, sans savoir pourquoi, dans cette chaleur, Maigret eut froid, l’espace de quelques secondes. Il regarda avec d’autres yeux le chemisier tiré à quatre épingles, qui fumait une cigarette à bout doré. Puis il vit le bateau des Basso qui accostait, les gens demi-nus qui sautaient à terre, serraient la main des autres.

— Vous permettez que je vous présente à nos amis ? dit M. Feinstein. Monsieur ?…

— Maigret, fonctionnaire…

Cela se fit correctement, avec des inclinations du buste, des « enchanté », des « tout le plaisir est pour moi »…

— Vous étiez avec nous hier au soir, n’est-ce pas ?… Une petite plaisanterie assez réussie… Vous faites le bridge, cet après-midi ?

Un jeune homme maigre s’était approché de M. Feinstein, l’entraînait à l’écart, lui disait quelques mots à voix basse. Ce manège n’avait pas échappé à Maigret qui vit le chemisier se renfrogner, manifester un sentiment qui ressemblait à de la peur, l’observer des pieds à la tête et reprendre enfin son attitude normale.

Le groupe se rapprochait de la terrasse, cherchait une table.

— Un petit pernod général ?… Tiens !… où est James ?…

M. Feinstein était nerveux, en dépit de l’effort qu’il faisait sur lui-même. Il ne s’occupait que de Maigret.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

— Cela m’est tout à fait égal…

— Vous…

Il n’acheva pas la phrase commencée et feignit de regarder ailleurs. Un peu plus tard, il murmura néanmoins :

— C’est drôle que le hasard vous ait conduit à Morsang…

— Oui, c’est bizarre… approuva le commissaire.

On servait à boire. Plusieurs personnes parlaient à la fois. Le pied de Mme Feinstein était posé sur celui de M. Basso et elle le fixait de ses yeux brillants.

— Une belle journée !… Dommage que les eaux soient trop claires pour la pêche…

L’air était écœurant à force d’être calme, et Maigret se souvint d’un rayon de soleil pénétrant, très haut, dans une cellule blanche.

Lenoir qui marchait, marchait, marchait comme pour oublier qu’il ne marcherait plus longtemps.

Et le regard de Maigret se posait tour à tour, lourdement, sur chaque visage, sur celui de M. Basso, sur celui du chemisier, de l’entrepreneur, de James qui arrivait, des jeunes gens et des femmes…

Il essayait d’imaginer tour à tour chacun de ces êtres, la nuit, le long du canal Saint-Martin, poussant un cadavre « comme un mannequin qu’on voudrait faire marcher »…

— À votre santé ! lui dit M. Feinstein avec un long sourire.


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