Le Disque-monde offre des panoramas beaucoup plus impressionnants que ceux qu’on trouve dans des univers dus à des créateurs moins imaginatifs mais techniquement plus doués.
Le soleil du Disque n’est peut-être qu’une petite lune en orbite dont les éruptions dépassent à peine la hauteur d’arceaux de croquet, mais ce défaut mineur ne compte guère auprès du spectacle prodigieux de la Grande Tortue A’Tuin, dont finalement la carapace antique et criblée de météores supporte le Disque. Parfois, durant Sa lente progression sur les rivages de l’Infini, Elle tourne Sa tête grande comme un continent pour happer une comète de passage.
Mais le panorama sans doute le plus impressionnant – peut-être parce que la plupart des cerveaux, devant le simple gigantisme galactique d’A’Tuin, refusent d’y croire – c’est la Cataracte sans fin où les mers du Disque déferlent continuellement par-dessus le Rebord pour se jeter dans l’espace. Ou alors l’Arc-en-Bord, l’arc-en-ciel de huit couleurs qui ceinture le Disque, suspendu dans un air saturé de brume au-dessus de la Cataracte. La huitième couleur, c’est l’octarine, due à la dispersion d’une lumière solaire intense sur un champ magique puissant.
À moins, en fin de compte, que le spectacle le plus impressionnant, ce soit le Moyeu. Là, une aiguille de glace verte haute de quinze kilomètres s’élance à travers les nuages et supporte à son sommet le royaume de Dunmanifestine, le séjour des dieux du Disque. Les dieux en question, malgré la splendeur du monde sous leurs pieds, sont rarement satisfaits. Il est gênant de se savoir dieu d’un monde qui existe seulement parce que toute courbe d’improbabilité doit bien s’arrêter quelque part ; surtout quand on a l’occasion de jeter des coups d’œil dans d’autres dimensions sur des mondes dont les créateurs étaient moins imaginatifs que techniquement doués. Pas étonnant, dans ces conditions, que les dieux du Disque consacrent davantage de temps aux chamailleries qu’à l’omniscience.
Ce jour-là, Io l’Aveugle, chef des dieux à force de vigilance constante, était assis, le menton dans la main, et considérait le plateau de jeu sur la table de marbre rouge devant lui. Il devait son nom à une particularité : là où auraient dû se trouver ses orbites il n’y avait rien d’autre que deux surfaces de peau nue. Ses yeux, qu’il possédait en nombre impressionnant, menaient une existence semi-indépendante. Plusieurs d’entre eux flottaient pour l’heure au-dessus de la table.
Le plateau de jeu représentait une carte du Disque-monde soigneusement sculptée, divisée en cases dessinées par-dessus. Des figurines joliment exécutées occupaient certaines de ces cases. Un observateur humain aurait, par exemple, reconnu dans deux d’entre elles Bravd et la Fouine. D’autres encore personnifiaient des héros et des champions dont le Disque avait une provision plus que suffisante.
Restaient en jeu Io, Offler le dieu crocodile, Zéphyr le dieu des brises légères, le Destin et la Dame. Une atmosphère de concentration baignait le plateau maintenant qu’on avait sorti les moins bons joueurs de la partie. Le Hasard avait été dans les premiers éliminés : il avait précipité son héros dans une pleine maison de gnolls armés (résultat d’un heureux coup de dés d’Offler) et, peu après, la Nuit avait encaissé ses jetons, prétextant un rendez-vous avec la Fatalité. Plusieurs divinités mineures s’étaient nonchalamment rapprochées et regardaient par-dessus les épaules des joueurs.
On avait lancé des paris que la Dame serait la prochaine à quitter la table. Son dernier champion à peu près valable n’était plus qu’une pincée de potasse dans les ruines encore fumantes d’Ankh-Morpork, et il ne lui restait plus guère de pièces dignes d’une promotion en première ligne.
Io l’Aveugle saisit le cornet, un crâne dont on avait bouché les orifices avec des rubis, et, plusieurs de ses globes oculaires fixés sur la Dame, il fit un triple cinq.
Elle sourit. C’était dans la nature des yeux de la Dame : d’un vert brillant, sans iris ni pupille, ils luisaient de l’intérieur.
Le silence se fit dans la salle lorsqu’elle fouilla dans sa boîte de pièces et qu’elle en tira deux du fin fond, qu’elle posa sur le plateau avec un claquement sans appel. Les autres joueurs, comme un seul dieu, tendirent le cou en avant pour les examiner.
« Un mave wenégat et une efpèfe d’employé de bureau, fit Offler, le dieu crocodile, handicapé comme toujours par ses défenses. Ben, fa alors ! » D’une griffe, il poussa une pile de jetons blancs comme de l’os au milieu de la table.
La Dame eut un léger hochement de tête. Elle prit le cornet qu’elle tint avec la fermeté d’un roc, et pourtant les dieux entendaient les dés s’entrechoquer à l’intérieur. Puis elle les envoya rouler sur la table.
Un six. Un trois. Un cinq.
Il se passait toutefois quelque chose avec le cinq. Sous le coup de la collision fortuite de plusieurs milliards de molécules, le dé se redressa sur un angle, tourna doucement sur lui-même et retomba pour donner un sept. Io l’Aveugle saisit le dé et en compta les faces. « Allez, dit-il d’une voix lasse. Arrête de tricher. »
La route qui conduit d’Ankh-Morpork à Chirm serpente, toute blanche, en altitude, ruban de trente lieues parsemé de nids de poules et de rochers à demi enfouis qui s’enroule autour des montagnes, plonge dans des vallées vertes et fraîches de citronniers, franchit des gorges envahies de lianes sur des ponts de corde grinçants et s’avère dans l’ensemble plus pittoresque que franchement utile.
Pittoresque. Un mot nouveau pour le mage Rincevent (diplôme de magie. Université de l’Invisible [recalé]). Un parmi tous ceux qu’il avait appris depuis son départ des décombres calcinés d’Ankh-Morpork. « Désuet » en était un autre. « Pittoresque » voulait dire – avait-il conclu après une observation minutieuse du paysage qui poussait Deuxfleurs à employer cet adjectif – que le coin était horriblement vertigineux. « Désuet », employé pour qualifier un village qu’il leur arrivait de traverser, voulait dire ravagé par les fièvres et en ruines.
Deuxfleurs était un touriste, le premier jamais vu sur le Disque-monde. « Touriste », avait conclu Rincevent, voulait dire idiot.
Tandis qu’ils chevauchaient tranquillement dans l’air embaumant le thym et bruissant d’abeilles, Rincevent médita sur les événements des derniers jours. Tout cinglé que fût à l’évidence le petit étranger, il était par ailleurs généreux et nettement moins mortel que la moitié des gens que Rincevent avait fréquentés en ville. Le mage l’aimait plutôt bien. Le contraire aurait équivalu à donner un coup de pied à un chiot.
Pour l’instant, Deuxfleurs manifestait un grand intérêt pour la théorie et la pratique de la magie.
« Tout ça me semble… eh bien, plutôt inutile, fit-il. J’ai toujours cru, vous voyez, qu’un mage n’avait qu’à prononcer une formule magique, et puis voilà. Sans tout ce par cœur assommant. »
Rincevent en convint, l’air maussade. Il essaya d’expliquer que la magie avait autrefois existé sous une forme plus sauvage et anarchique, mais que, dans la nuit des temps, les Anciens l’avaient domestiquée et soumise, entre autres choses, à la loi de la Conservation de la Réalité ; laquelle loi exigeait que l’effort nécessaire pour obtenir un résultat reste le même quels que soient les moyens mis en œuvre. Ce qui signifiait, en termes concrets, qu’il était relativement facile de créer l’illusion, disons, d’un verre de vin, puisqu’il suffisait de modifier subtilement les jeux de la lumière. D’un autre côté, soulever un véritable verre de vin d’un mètre ou deux dans les airs par la seule énergie mentale requérait plusieurs heures de préparation méthodique si le mage voulait éviter que le simple principe du levier ne lui expulse la cervelle par les oreilles.
Il poursuivit en ajoutant qu’on trouvait encore la magie ancienne à l’état brut, reconnaissable – pour un œil initié – à la trace octuple qu’elle laissait dans la structure cristalline de l’espace-temps. Il y avait par exemple un métal, l’octefer, et un gaz, l’octigène. Tous deux émettaient quantité de radiations dangereuses d’enchantement brut.
« Tout ça, c’est très déprimant, conclut-il.
— Déprimant ? »
Rincevent se retourna sur sa selle et lança un coup d’œil au Bagage de Deuxfleurs, qui suivait présentement d’un pas tranquille sur ses petites jambes et claquait de temps en temps du couvercle pour attraper des papillons. Le mage soupira.
« Rincevent pense qu’il devrait pouvoir domestiquer la foudre », dit le diablotin imagier qui observait la scène depuis le seuil de la toute petite porte de la boîte pendue au cou de Deuxfleurs. Il avait passé la matinée à peindre des paysages pittoresques et des décors désuets pour son maître qui lui avait accordé une pause pour fumer une pipe.
« Quand je dis « domestiquer », je ne veux pas dire domestiquer, répliqua sèchement Rincevent. Je veux dire… ben, je veux dire que… je ne sais pas, je n’arrive pas à trouver les mots. Je crois seulement que le monde devrait être comme qui dirait mieux organisé.
— Pas très réaliste comme idée, fit Deuxfleurs.
— Je sais. Tout le problème est là. » Rincevent soupira encore une fois. C’était bien beau de parler de logique pure, de prétendre que la logique et l’harmonie des nombres régissaient l’Univers, mais la vérité vraie, c’était que le Disque traversait manifestement l’espace sur le dos d’une tortue géante et que les dieux avaient la manie de passer chez les athées pour casser les carreaux de leurs fenêtres.
Il y eut un tout petit bruit, à peine plus fort que le bourdonnement des abeilles dans le romarin au bord de la route. Il avait une sonorité bizarrement osseuse, comme des crânes qu’on ferait rouler ou un cornet à dés qu’on agiterait. Rincevent regarda autour de lui. Personne en vue.
Pour une raison inconnue, il s’en inquiéta.
Une petite brise se leva, qui s’enfla et retomba le temps de quelques battements de cœur. Elle laissa le monde inchangé à quelques détails intéressants près.
Au milieu de la route, par exemple, se dressait maintenant un troll des montagnes de cinq mètres. Il était extrêmement en colère. Ceci en partie parce que les trolls le sont la plupart du temps, mais par-dessus le marché la téléportation aussi soudaine qu’instantanée qu’il venait de subir depuis sa tanière des monts Rammerorck à cinq mille kilomètres de là et mille mètres plus près du Bord avait fait monter sa température interne à un niveau critique, conformément aux lois de la conservation de l’énergie. Il découvrit donc ses crocs et chargea.
« Quelle étrange créature, remarqua Deuxfleurs. Elle est dangereuse ?
— Seulement pour les gens ! » cria Rincevent. Il tira son épée et, d’un mouvement souple du bras par en dessus, manqua complètement le troll. La lame s’enfonça dans la bruyère en bordure de piste.
On entendit un tout petit bruit, comme un claquement de vieilles dents.
L’épée cogna un rocher dissimulé dans la bruyère – dissimulé avec tant d’adresse, aurait estimé un observateur, que personne n’aurait soupçonné sa présence un instant plus tôt. Elle rejaillit dans un bond de saumon et, à mi-ricochet, plongea profondément dans la nuque grise du troll.
La créature grogna ; d’un grand coup de griffe elle laboura le flanc de la monture de Deuxfleurs qui hennit, s’emballa et fonça parmi les arbres bordant le chemin. Le troll pivota sur lui-même et voulut attraper Rincevent.
C’est alors que son système nerveux apathique l’informa qu’il était mort. Il parut surpris l’espace d’une seconde, puis il s’écroula et vola en gravillons (les trolls étant des formes de vie siliceuses, leur corps retourne instantanément à l’état de caillou à l’instant de leur trépas).
Aaargl, songea Rincevent au moment où son cheval se cabrait de terreur. Il s’accrocha désespérément tandis que l’animal titubait sur deux pattes au milieu du chemin puis, en hennissant, voltait et s’engouffrait au galop dans les bois.
Le martèlement des sabots mourut peu à peu ; ne restèrent plus que le bourdonnement des abeilles et le bruissement intermittent des ailes de papillons. Il s’y mêlait aussi autre chose, un bruit bizarre sous le soleil éclatant du midi.
On aurait cru entendre des dés.
« Rincevent ? »
Les longues allées d’arbres répercutèrent en écho la voix de Deuxfleurs avant de la lui renvoyer, sans réponse. Il s’assit sur un rocher et se mit en devoir de réfléchir.
Premièrement, il était perdu. C’était contrariant mais il ne s’en inquiétait pas outre mesure. La forêt lui semblait plutôt intéressante, elle devait abriter des elfes ou des gnomes, peut-être même les deux. Pour tout dire, deux ou trois fois, il avait cru apercevoir entre les branches des arbres d’étranges visages verts qui l’observaient. Deuxfleurs avait toujours rêvé de voir un elfe. En réalité, ce qu’il voulait vraiment voir, c’était un dragon, mais un elfe ferait l’affaire. Ou un véritable gobelin.
Son Bagage avait disparu, et ça, c’était ennuyeux. Il commençait en plus à pleuvoir. Il se tortilla, mal à l’aise, sur la pierre humide et tâcha de voir le bon côté des choses. Par exemple, durant sa course éperdue, son cheval emballé avait traversé des buissons et dérangé une ourse et ses petits, mais il avait pris le large avant que la bête ait pu réagir. Puis il avait soudain piétiné au galop les corps endormis d’une grosse meute de loups, et là encore, sa vitesse folle lui avait permis de laisser les jappements de rage loin derrière. Cependant, le jour s’avançait, et ce serait peut-être une bonne idée – songea Deuxfleurs – de ne pas traîner à découvert. Il trouverait peut-être un… il se creusa la cervelle, s’efforça de se rappeler quel genre de gîte les forêts offraient traditionnellement… peut-être une maison en pain d’épice, quelque chose dans ce goût-là ?
La pierre était vraiment inconfortable. Deuxfleurs baissa les yeux et, pour la première fois, remarqua l’étrange motif sculpté.
On aurait dit une araignée. Ou alors un calmar ? La mousse et les lichens estompaient en partie les détails précis. Mais non les runes gravées en dessous. Deuxfleurs les lut sans peine, et elles disaient : « Voyageur, le temple accueillant de Bel-Shamharoth se trouve à mille pas en direction du Moyeu. » Voilà une chose curieuse, s’aperçut le touriste : il arrivait à lire le message alors que les lettres lui en étaient totalement inconnues. D’une façon ou d’une autre, l’information lui parvenait au cerveau sans l’astreinte fastidieuse de passer par les yeux.
Il se leva et détacha d’un jeune arbre son cheval désormais docile. Il n’était pas sûr de la direction du Moyeu mais il crut distinguer comme une vieille piste qui s’éloignait entre les arbres. Ce Bel-Shamharoth semblait vouloir se donner du mal pour aider les voyageurs en perdition. N’importe comment, c’était ça ou les loups. Deuxfleurs hocha la tête d’un air décidé.
Il est intéressant de noter que, quelques heures plus tard, deux loups qui suivaient la trace de Deuxfleurs arrivèrent dans la clairière. Leurs yeux verts tombèrent sur l’étrange motif octopode – qui pouvait effectivement représenter une araignée ou une pieuvre, voire autre chose résolument plus étrange – et ils décidèrent qu’ils n’avaient pas si faim que ça, tout compte fait.
À cinq kilomètres de là, un mage recalé pendait par les mains à une haute branche d’orme.
C’était l’épilogue de cinq minutes d’activité frénétique. Tout d’abord, une ourse furibarde avait déboulé des sous-bois et arraché la gorge de son cheval d’un seul coup de patte. Ensuite, alors qu’il fuyait le carnage, il avait fait irruption dans une clairière grouillante de loups enragés. Ses professeurs à l’Université de l’Invisible, que désespérait son inaptitude à maîtriser la lévitation, auraient été étonnés de voir à quelle vitesse il atteignit l’arbre le plus proche et l’escalada sans donner l’impression de le toucher.
Ne restait plus à présent que la question du serpent.
Gros et vert, il s’approchait en s’enroulant autour de la branche avec une patience toute reptilienne. Rincevent se demanda s’il était venimeux, puis il se réprimanda pour s’être posé une question aussi bête. Évidemment, tiens, qu’il était venimeux.
« Pourquoi vous souriez ? lança-t-il à la silhouette perchée sur la branche voisine.
— C’EST PLUS FORT QUE MOI, répondit la Mort. MAINTENANT, AURAIS-TU L’OBLIGEANCE DE LÂCHER PRISE ? TU NE VAS PAS ME LAISSER EN SUSPENS COMME ÇA TOUTE LA JOURNÉE.
— Je vais bien m’y laisser, moi », répliqua Rincevent avec défi.
Les loups rassemblés autour du pied de l’arbre, la tête levée, regardaient d’un œil intéressé leur prochain repas qui parlait tout seul.
« ÇA NE TE FERA PAS MAL. », dit la Mort. Si les mots avaient eu du poids, une seule de ses phrases aurait suffi pour ancrer un navire.
Les bras du mage lui hurlaient leur martyre. Il jeta un regard mauvais à la silhouette légèrement transparente qui lui rappelait un vautour.
« Pas mal ? fit-il. Me faire déchiqueter par les loups, ça ne me fera pas mal ? »
Pas très loin, remarqua-t-il, une autre branche croisait la sienne qui s’amenuisait dangereusement. S’il arrivait seulement à l’atteindre…
Il se balança vers l’avant, une main tendue.
La branche, qui pliait déjà, ne cassa pas. Elle émit un petit bruit mouillé et se tordit.
Rincevent se retrouva alors suspendu au bout d’une langue d’écorce et de fibre qui s’allongeait à mesure qu’elle se détachait de l’arbre. Il baissa les yeux et constata avec une espèce de satisfaction fataliste qu’il allait atterrir tout droit sur le plus gros des loups.
Il se déplaçait lentement tandis que l’écorce se décollait en une bande de plus en plus longue. Le serpent l’observait d’un air songeur.
Mais la langue d’écorce tint bon. Rincevent commençait à se féliciter quand, levant la tête, il aperçut une chose qu’il n’avait pas remarquée jusque-là. Le plus gros nid de frelons qu’il avait jamais vu pendait en plein sur son trajet.
Il ferma les yeux très fort.
Pourquoi le troll ? se demanda-t-il. Tout le reste, ça ne change pas de ma veine habituelle, mais pourquoi le troll ? Qu’est-ce qui se passe, à la fin ?
Clic. On aurait dit une brindille qui se casse, sauf que le bruit semblait naître dans la tête de Rincevent. Clic, clic. Et une brise qui ne faisait pas frémir la moindre feuille.
Le nid de frelons fut arraché à la branche lorsque la langue d’écorce arriva à son niveau. Il passa à toute vitesse tout près de la tête du mage qui le regarda rapetisser au fil de son plongeon vers le cercle de museaux levés.
Le cercle se referma soudain.
Le cercle s’élargit soudain.
Le concert de jappements douloureux de la meute qui se démenait pour échapper à l’essaim furieux rebondit en écho parmi les arbres. Rincevent eut un grand sourire idiot.
Le coude du mage cogna dans quelque chose. Le tronc de l’arbre. La bande d’écorce l’avait amené directement à la naissance de la branche. Mais il n’y avait plus d’autre branche. L’écorce lisse sous son nez n’offrait aucune prise pour les mains.
Elle offrait des mains, en revanche. Il venait d’en jaillir deux de l’écorce moussue près de lui ; des mains fines, vertes comme de jeunes feuilles. Suivit un bras joliment galbé, puis l’hamadryade se pencha complètement hors du tronc, empoigna fermement le mage stupéfait et, avec cette force végétale capable d’envoyer des racines fouiller la roche, l’attira dans l’arbre. L’écorce massive s’écarta comme une brume et se referma comme une huître.
La Mort observait, impassible.
Il jeta un coup d’œil au nuage d’éphémères qui se livraient à leur danse joyeuse et zigzagante près de son crâne. Il claqua des doigts. Les insectes s’abattirent en plein vol. Mais, quand même, ça n’était pas pareil.
Io l’Aveugle poussa sa pile de jetons sur la table, lança un regard noir par les yeux dont il disposait présentement dans la salle et sortit à grands pas. Quelques demi-dieux gloussèrent. Offler, lui, avait au moins pris la perte d’un excellent troll avec une bonne grâce solennelle, quoique reptilienne.
Le dernier adversaire de la Dame changea de siège pour s’installer en face d’elle, de l’autre côté du plateau de jeu.
« Monseigneur, fit-elle poliment.
— Madame », lui répondit-il. Leurs regards se croisèrent.
C’était un dieu taciturne. On racontait qu’il était arrivé sur le Disque-monde à la suite d’un événement aussi terrible que mystérieux dans une autre Éventualité. C’est bien sûr le privilège des dieux que de commander à leur apparence, même vis-à-vis des autres dieux ; le Destin du Disque-monde offrait actuellement l’aspect d’un homme affable entre deux âges, aux cheveux gris soigneusement peignés autour d’un visage auquel une jeune fille proposerait en toute confiance un verre de petite bière s’il se présentait à la porte de derrière. Le visage d’un homme qu’un jeune homme prévenant aiderait avec plaisir à franchir une barrière. Si l’on exceptait les yeux, évidemment.
Aucune divinité ne peut falsifier l’aspect ni la nature de ses yeux. Voici quelle était la nature des yeux du Destin du Disque-monde : s’ils paraissaient à première vue tout bonnement sombres, un examen plus poussé révélait – trop tard ! – qu’il s’agissait de trouées ouvertes sur des ténèbres si lointaines, si profondes que l’observateur se sentait irrésistiblement attiré dans les deux flaques de nuit infinie et leurs horribles tourbillons d’étoiles…
La Dame toussa poliment et posa vingt et un jetons blancs sur la table. Puis elle tira de sa robe un nouveau jeton, argenté, translucide et deux fois plus grand que les autres. L’âme d’un vrai héros trouve toujours un meilleur taux de change, et les dieux l’apprécient beaucoup.
Le Destin leva un sourcil.
« Et on ne triche pas, madame, dit-il.
— Mais qui pourrait tricher avec le Destin ? » demanda-t-elle. Il haussa les épaules.
« Personne. Mais tout le monde essaye.
— Quand même, j’ai eu l’impression que vous me donniez un petit coup de pouce contre les autres, non ?
— Mais bien entendu. Ainsi la fin de partie sera plus agréable, madame. Et maintenant…»
Il plongea la main dans sa boîte de pièces et en sortit une qu’il posa sur le plateau d’un air satisfait. Les divinités spectatrices poussèrent un soupir collectif. Même la Dame en resta un instant toute déconcertée.
À coup sûr, la pièce était laide. Le travail en était incertain, comme si les mains de l’artisan avaient tremblé d’horreur à mesure que la chose prenait forme sous ses doigts réticents. Elle avait l’air constituée uniquement de ventouses et de tentacules. Et de mandibules, nota la Dame. Et d’un unique œil immense.
« Je croyais que ses semblables étaient morts au commencement des temps, dit-elle.
— Peut-être que même notre nécrotique ami répugnait à s’approcher de celui-ci », fit en riant le Destin. Il s’amusait.
« Cette chose n’aurait jamais dû être engendrée.
— Et pourtant, si », fit le Destin, sentencieux. Il ramassa les dés dans leur cornet original puis leva les yeux vers la Dame. « À moins, ajouta-t-il, que vous ne souhaitiez abandonner ? »
Elle fit non de la tête. « Jouez, dit-elle.
— Vous pouvez égaler ma mise ?
— Jouez. »
Rincevent savait ce qu’on trouve à l’intérieur d’un arbre : du bois, de la sève, peut-être des écureuils. Pas un palais.
Pourtant… les coussins sous ses fesses étaient indubitablement plus moelleux que du bois, le vin dans le godet d’écorce à portée de sa main beaucoup plus agréable que de la sève, et il n’y avait absolument rien de commun, en dehors de quelques traces de fourrure, entre un écureuil et la fille assise en face de lui, qui s’étreignait les genoux et l’observait d’un air songeur.
La salle était vaste, haute de plafond, et baignait dans une douce lumière jaune dont Rincevent ne put identifier la source. Par des arches cagneuses et noueuses, il apercevait d’autres pièces et ce qui ressemblait à un très grand escalier tournant. Et de l’extérieur l’arbre avait paru parfaitement normal.
La jeune fille était verte – vert chair. Rincevent en était absolument sûr parce qu’en dehors d’un médaillon autour du cou, elle ne portait rien sur elle. Ses longs cheveux avaient l’air légèrement moussus. Ses yeux d’un vert lumineux n’avaient pas de pupille. Rincevent regrettait d’avoir manqué d’assiduité aux cours d’anthropologie de l’Université.
Elle n’avait pas ouvert la bouche. À part indiquer le divan et lui offrir le vin, elle n’avait fait que rester assise et le regarder, en se frottant de temps en temps une profonde éraflure sur le bras.
Rincevent se souvint aussitôt qu’une dryade était si étroitement liée à son arbre qu’elle souffrait des mêmes blessures en sympathie…
« Pardon pour ça, s’excusa-t-il à la hâte. Ce n’était qu’un accident. Je veux dire, il y avait des loups, et…
— Tu as été forcé de grimper sur mon arbre, et je t’ai sauvé, fit la dryade d’une voix doucereuse. Une chance pour toi. Et pour ton ami, peut-être ?
— Mon ami ?
— Le petit homme avec le coffre magique.
— Oh, lui, bien sûr, dit vaguement Rincevent. Ouais. J’espère qu’il va bien.
— Il a besoin de toi.
— Comme d’habitude. Lui aussi, il a trouvé un arbre ?
— Il a trouvé le temple de Bel-Shamharoth. »
Rincevent s’étrangla avec son vin. Ses oreilles cherchèrent à lui rentrer dans la tête, épouvantées par les syllabes qu’elles venaient d’entendre. Le Mangeur d’Ames ! Avant qu’il puisse les en empêcher, les souvenirs revinrent au galop. Un jour, à l’époque où il étudiait la magie pratique à l’Université de l’Invisible, il s’était glissé pour gagner un pari dans la petite salle annexe de la bibliothèque – celle dont les murs étaient garnis de pentagrammes protecteurs en plomb, celle que personne n’avait le droit d’occuper plus de quatre minutes et trente-deux secondes, chiffre fixé après deux siècles d’expérimentation prudente…
Avec de grandes précautions, il avait ouvert le Livre enchaîné à son piédestal d’octefer au centre du sol parsemé de runes, non par peur qu’on le vole, mais de crainte qu’il ne s’échappe ; car c’était l’In-Octavo, tellement chargé de magie qu’il possédait confusément sa propre conscience. Un sortilège avait bel et bien bondi des pages crissantes pour se loger dans les recoins sombres de son cerveau. On savait qu’il s’agissait d’un des Huit Grands Sortilèges, mais nul ne saurait duquel jusqu’à ce qu’il le prononce. Même lui, Rincevent, l’ignorait. Mais il le sentait parfois se faufiler en douce hors de vue derrière son ego, attendant son heure…
La couverture de l’In-Octavo s’ornait d’une représentation de Bel-Shamharoth. Bel-Shamharoth n’était pas le Mal, car même le Mal détient une certaine vitalité ; Bel-Shamharoth était le revers de la médaille dont le Bien et le Mal n’occupent que l’avers.
« Le Mangeur d’Ames. Son nombre se trousve à distance esgale de sept et de neuf ; il est de deux fois quastre, cita Rincevent, l’esprit glacé de terreur. Oh, non. Il est où, le temple ?
— En direction du Moyeu, vers le centre de la forêt, répondit la dryade. Il est très ancien.
— Mais qui serait assez bête pour adorer Bel… l’adorer, lui ? Je veux dire, des démons, d’accord, mais lui, c’est le Mangeur d’Ames…
— Il y avait… certains avantages. Et la race qui vivait jadis par ici avait des idées bizarres.
— Et alors, il lui est arrivé quoi, à cette race ?
— J’ai dit : qui vivait jadis par ici. » La dryade se leva et tendit la main. « Viens. Je m’appelle Druellae. Suis-moi, on va voir le sort de ton compagnon. Ça devrait être intéressant.
— Je ne suis pas sûr que…» commença Rincevent.
La dryade braqua ses yeux verts sur lui. « Tu crois que tu as le choix ? »
Un escalier tournant aussi large qu’une grand-route montait dans l’arbre, flanqué de grandes salles à chaque palier. La lumière jaune d’origine inconnue était partout. On entendait aussi un bruit comme… – Rincevent se concentra, essaya de l’identifier – comme le tonnerre ou une chute d’eau très loin.
« C’est l’arbre, expliqua la dryade, laconique.
— Qu’est-ce qu’il fait ? voulut savoir Rincevent.
— Il vit.
— Je me posais la question. Je veux dire, on est vraiment dans un arbre ? Est-ce qu’on m’a rapetissé ? De dehors, il n’avait pas l’air épais, j’aurais pu l’encercler de mes bras.
— Non, il n’est pas épais.
— Hum… mais ici, je suis à l’intérieur.
— Oui.
— Hum », refit Rincevent.
Druellae se mit à rire.
« Je lis en toi, faux mage à la noix ! Ne suis-je pas une dryade ? Ne sais-tu pas que ce que tu réduis au terme d’« arbre » n’est que l’équivalent quadridimensionnel de tout un univers multidimensionnel qui… Non, visiblement tu ne le sais pas. J’aurais dû comprendre que tu n’étais pas un vrai mage quand j’ai remarqué que tu n’avais pas de bourdon.
— L’ai perdu dans un incendie, mentit machinalement Rincevent.
— Pas de chapeau brodé de symboles magiques.
— Il s’est envolé.
— Pas d’animal familier.
— Il est mort. Écoutez, merci de m’avoir sauvé, mais si ça ne vous fait rien, je crois que je devrais me sauver à mon tour. Si vous pouviez m’indiquer la sortie…»
Quelque chose dans l’expression de Druellae le fit se retourner. Trois dryades mâles se tenaient derrière lui. Ils étaient aussi nus que la femme et sans armes. Ce dernier point ne changeait rien, remarquez. Ils ne donnaient pas l’impression d’avoir besoin d’armes pour combattre Rincevent. Plutôt celle de pouvoir se frayer un chemin à coups d’épaules à travers de la roche massive et de passer à tabac un régiment de trolls par-dessus le marché. Les trois géants magnifiques baissaient sur lui des yeux de bois chargés de menace. Leur peau avait la couleur des écales de noisettes, et leurs muscles saillaient par en dessous comme des sacs de melons.
Il refit face à Druellae et lui lança un sourire piteux. La vie reprenait un tour familier.
« On ne m’a pas sauvé, hein ? dit-il. On m’a capturé, c’est ça ?
— Évidemment.
— Et vous n’allez pas me laisser partir ? » C’était une constatation.
Druellae répondit non de la tête. « Tu as blessé l’arbre. Mais tu as de la chance. Ton ami, lui, va rencontrer Bel-Shamharoth. Toi, tu vas seulement mourir. »
Deux mains lui saisirent les épaules par-derrière à la façon dont les vieilles racines d’arbres s’enroulent implacablement autour des cailloux.
« Avec une certaine pompe, bien sûr, poursuivit la dryade. Une fois que l’Agent du Huit en aura fini avec ton ami. »
Tout ce que Rincevent parvint à dire, ce fut : « Vous savez, je n’avais jamais pensé que ça existait, des dryades mâles. Même pas dans les chênes. »
Un des géants lui sourit.
Druellae eut un grognement méprisant. « Imbécile ! Ils viennent d’où, les glands, d’après toi ? »
Il y avait un immense espace dégagé, une grande salle dont le plafond se perdait dans la brume dorée. L’escalier sans fin la traversait.
Plusieurs centaines de dryades étaient rassemblées à l’autre bout de la salle. Elles se séparèrent respectueusement à l’approche de Druellae et regardèrent sans le voir à travers Rincevent qu’on poussait sans ménagement à sa suite.
La plupart étaient des femelles, malgré la présence de quelques géants mâles parmi elles. Ils se dressaient comme des statues de divinités au milieu des femelles plus petites et intelligentes. Des insectes, songea Rincevent. L’arbre est comme une ruche.
Mais pourquoi existait-il des dryades ? Autant qu’il s’en souvenait, le peuple des arbres s’était éteint des siècles plus tôt. Les humains l’avaient supplanté au fil de l’évolution, comme ils avaient supplanté la majorité des autres espèces du Crépuscule. Seuls les elfes et les trolls avaient survécu à l’arrivée de l’homme sur le Disque-monde ; les elfes parce qu’ils étaient somme toute trop intelligents, et le peuple troll parce qu’il montrait au moins autant de dispositions que l’homme pour la malveillance, la rancune et la cupidité. Les dryades étaient censées avoir disparu, au même titre que les gnomes et les lutins.
Le grondement en fond sonore était ici plus fort. Parfois une lueur dorée palpitante s’élevait à toute vitesse le long des parois translucides pour se perdre dans la brume au-dessus. Une quelconque puissance dans l’atmosphère la faisait vibrer.
« Ô mage incompétent, fit Druellae, contemple de la magie. Pas de ta magie domestiquée et sournoise, mais de la magie des racines et des ramures, de la magie ancienne. La magie sauvage. Regarde. »
Une cinquantaine de femelles se rassemblèrent en un groupe compact, se donnèrent la main et reculèrent jusqu’à former un grand cercle. Le reste des dryades entonna une litanie en sourdine. Puis, sur un signe de tête de Druellae. le cercle se mit à tourner dans le sens rétrograde.
Alors que le rythme s’accélérait et que les lignes mélodiques complexes commençaient à monter en puissance, Rincevent se surprit à regarder avec fascination. Il avait entendu parler de la magie ancienne à l’Université, bien qu’elle fût interdite aux mages. Il savait que si le cercle tournait assez vite en opposition avec le champ magique statique du Disque-monde dans sa rotation lente, la friction astrale ainsi créée générerait une considérable différence potentielle qui se mettrait à la masse par une puissante décharge de la force magique élémentaire.
Le cercle n’était maintenant plus qu’une masse indistincte, et les parois de l’arbre résonnaient des échos du chant…
Rincevent sentit dans le cuir chevelu le fourmillement poisseux caractéristique qui dénonçait l’accumulation d’une charge massive de magie brute dans les environs, aussi ne fut-il pas autrement surpris lorsque, quelques secondes plus tard, un rayon de lumière octarine vive piqua du plafond invisible pour converger en crépitant au centre du cercle.
Il y forma l’image d’une colline enceinte d’arbres, battue par la tempête, dont un temple occupait le sommet. Un temple qui produisait des effets déplaisants sur l’œil. S’il était dédié à Bel-Shamharoth, Rincevent le savait, il aurait huit côtés. (Huit était aussi le chiffre de Bel-Shamharoth, ce qui expliquait pourquoi tout mage doué de bon sens ne le prononçait jamais s’il pouvait l’éviter. Sinon vous serez gobés tout crus comme une douzaine d’huit, prévenait-on les apprentis en manière de plaisanterie. Bel-Shamharoth éprouvait une attirance toute particulière pour les amateurs de magie, lesquels, étant comme qui dirait des ramasseurs d’épaves sur les plages de l’anormal, se trouvaient déjà à moitié pris dans ses filets. Le numéro de chambre de Rincevent à la résidence universitaire avait été le 7a. Ça ne l’avait pas étonné.)
La pluie ruisselait sur les flancs noirs du temple. Seul signe de vie : le cheval attaché au-dehors, et ce n’était pas celui de Deuxfleurs. D’abord, il était trop grand. C’était un destrier blanc aux sabots larges comme des plats à viande et au harnais de cuir prétentieusement rehaussé d’or étincelant. Pour l’heure, les naseaux dans une musette, il mangeait de bon cœur.
L’animal avait un air familier. Rincevent essaya de se rappeler où il l’avait déjà vu.
On le sentait capable de grande vitesse, en tout cas. Vitesse, une fois atteinte, qu’il pouvait soutenir longtemps. Tout ce que Rincevent avait à faire, c’était se débarrasser de ses gardiens, sortir de l’arbre à coups de poings, trouver le temple et voler le cheval sous ce qui tenait lieu de nez à Bel-Shamharoth.
« L’Agent du Huit reçoit deux invités à dîner, on dirait ? fit Druellae en dévisageant Rincevent. À qui appartient cet étalon, faux mage ?
— Aucune idée.
— Non ? Bah, tant pis. On ne tardera pas à le savoir. »
Elle fit un signe de la main. Le champ de l’image se déplaça vers l’intérieur, plongea sous une grande arche octogonale et fila le long d’un couloir.
Une silhouette s’y découpait, elle se glissait à pas feutrés, le dos collé au mur. Rincevent saisit un reflet d’or et de bronze.
Aucune erreur possible sur le personnage. Le mage l’avait vu souvent. Ce torse large, ce cou comme un tronc d’arbre, cette tête étonnamment petite sous sa tignasse noire et hirsute, comme une tomate posée sur un cercueil… Il pouvait mettre un nom sur cette silhouette qui s’avançait en tapinois : Hrun le Barbare.
Hrun avait une des carrières de héros les plus longues de la mer Circulaire : tueur de dragons, pilleur de temples, mercenaire, talon ouvrier de toutes les bagarres de rue. Il était même capable – à la différence de nombreux héros que connaissait Rincevent – de prononcer des mots de plus de deux syllabes pour peu qu’on lui donne du temps et peut-être un ou deux indices.
Rincevent perçut un son, à la limite de l’audible. On aurait dit des crânes dévalant les marches d’un lointain cachot. Il lança un coup d’œil en coin à ses gardes pour voir s’ils l’avaient entendu.
Ils portaient toute leur attention limitée sur Hrun, lequel, il faut le reconnaître, était bâti sur le même modèle qu’eux. Leurs mains reposaient légèrement sur les épaules du mage.
Rincevent se baissa, se jeta en arrière comme un acrobate et se releva en courant. Il entendit Druellae crier dans son dos et il redoubla de vitesse.
Quelque chose saisit son capuchon qui se déchira. Une dryade mâle postée en haut de l’escalier écarta largement les bras et se fendit d’un sourire de bois à l’adresse du fuyard qui lui fonçait dessus. Sans ralentir. Rincevent se baissa encore, si bas que son menton se retrouva au niveau des genoux, tandis qu’un poing comme une bûche lui sifflait à l’oreille.
Devant lui attendait tout un bouquet d’hommes-arbres. Il pivota sur place, esquiva un nouveau coup de poing du garde ahuri et revint à toute vitesse vers le cercle, croisant au passage les dryades lancées à sa poursuite et les laissant aussi chamboulées qu’un jeu de quilles.
Mais, plus loin, d’autres mâles plus nombreux se frayaient un chemin vers lui à travers le groupe de femelles et tapaient du poing dans leurs paumes calleuses, l’air concentrés sur ce qui allait suivre.
« Ne bouge plus, faux mage », ordonna Druellae en s’avançant. Derrière elle, les danseuses enchantées continuaient de tournoyer ; l’image focalisée du cercle dérivait maintenant le long d’un couloir éclairé de violet.
Rincevent n’y tint plus.
« Ça suffit comme ça ! gronda-t-il. Entendons-nous bien, vu ? Je suis un vrai mage ! » Il tapa du pied avec irritation.
« Ah bon ? fit la dryade. Alors voyons comment tu lances un sortilège.
— Euh…» commença Rincevent. En vérité, depuis que l’ancien et mystérieux sortilège avait élu domicile dans sa tête, il était incapable de se rappeler même un charme aussi élémentaire que, disons, tuer des cancrelats ou se gratter le bas du dos sans les mains. Les mages de l’Université de l’Invisible avaient tenté d’expliquer le phénomène en suggérant que la mémorisation involontaire du sortilège avait, en quelque sorte, monopolisé toutes ses cellules de rétention de sorts. Durant une période de grand cafard, Rincevent avait trouvé sa propre explication sur les raisons qui poussaient même les sortilèges mineurs à lui sortir de la tête au bout de quelques secondes.
Ils ont la trouille, avait-il conclu.
« Euh… répéta-t-il.
— Un petit fera l’affaire », dit Druellae en le regardant retrousser les lèvres, au comble de la colère et de l’embarras. Elle fit un signe, et deux dryades mâles s’approchèrent.
Le Sortilège choisit cet instant pour enfourcher d’un bond la conscience temporairement abandonnée de Rincevent. Le mage le sentit qui lui lançait un coup d’œil mauvais.
« Je connais bien un sortilège, fit-il d’une voix lasse.
— Oui ? Vas-y, je t’en prie », l’encouragea Druellae.
Rincevent n’était pas sûr d’en avoir le courage, alors que le Sortilège essayait de prendre les commandes de sa langue. Il résista.
« Bous abez dit gue bous bouviez lire dans bon esbrit, marmonna-t-il. Alors, lisez. »
Elle s’avança en le regardant d’un air moqueur dans les yeux.
Son sourire se figea. Les mains levées pour se protéger, elle recula, ramassée sur elle-même. Sa gorge laissa échapper un son de pure terreur.
Rincevent lança un coup d’œil circulaire. Les autres dryades reculaient aussi. Qu’avait-il fait ? Quelque chose d’horrible, apparemment.
Mais il le savait par expérience, ce n’était qu’une question de temps avant que l’Univers retrouve son équilibre normal et recommence à le harceler. Il s’éloigna à reculons, se baissa brusquement entre les dryades qui tournoyaient toujours pour créer le cercle magique et attendit de voir la réaction de Druellae.
« Emparez-vous de lui, s’écria-t-elle. Emmenez-le loin de l’arbre et tuez-le ! »
Rincevent se retourna et fonça.
À travers l’image au centre du cercle.
Il y eut un éclair éblouissant.
Il y eut une obscurité soudaine.
Il y eut une ombre violette, dont la forme rappelait vaguement Rincevent, qui diminua jusqu’à devenir un point avant de s’évanouir.
Il n’y eut plus rien du tout.
Hrun le Barbare se glissait silencieusement le long des couloirs éclairés d’une lumière si violette qu’elle en était presque noire. Son désarroi initial l’avait quitté. Il s’agissait manifestement d’un temple magique, ce qui expliquait tout.
Par exemple pourquoi, plus tôt dans l’après-midi, il avait aperçu un coffre au bord de la piste tandis qu’il traversait à cheval cette forêt enténébrée. Le couvercle ouvert, engageant, laissait voir une grande quantité d’or. Mais lorsque Hrun avait sauté à terre pour s’en approcher, des jambes lui avaient poussé et il s’était sauvé au petit trot entre les arbres pour s’arrêter à nouveau quelques centaines de mètres plus loin.
Maintenant, après plusieurs heures de poursuite facétieuse, Hrun l’avait perdu dans ces tunnels à l’éclairage infernal. Dans l’ensemble, ni les sculptures désagréables ni les squelettes disloqués qu’il croisait parfois ne lui faisaient grand-peur. En partie parce qu’il alliait une intelligence exceptionnellement banale à une imagination exceptionnellement déficiente, mais aussi parce que les sculptures bizarres et les tunnels périlleux relevaient de la routine. Il passait le plus clair de son temps dans des situations de ce genre, en quête d’or, de démons, de vierges en détresse, qu’il soulageait respectivement de leur propriétaire, de leur vie et d’au moins une des raisons de leur détresse.
Observons Hrun, tandis qu’il bondit comme un chat devant l’ouverture d’un tunnel suspect. Même dans cette lumière violette, sa peau a des reflets cuivrés. Il porte beaucoup d’or sur lui, sous forme d’anneaux aux poignets et aux chevilles, mais sinon il est nu en dehors d’un pagne en léopard. Il en a dépossédé son propriétaire dans les forêts humides des terres d’Howonda après l’avoir tué avec les dents.
Dans la main droite il tient Kring, l’épée noire magique forgée dans la foudre, dotée d’une âme mais allergique à tout fourreau. Hrun l’a volée trois jours plus tôt dans le palais inexpugnable de l’archimandrite de B’Ituni et il le regrette déjà. Elle commence à lui porter sur le système.
« Je te dis qu’il a filé dans le dernier tunnel à droite, souffla Kring d’une voix qui rappelait le raclement d’une lame sur de la pierre.
Tais-toi !
— Tout ce que j’ai dit, c’est…
— La ferme ! »
Quant à Deuxfleurs…
Il était perdu, il le savait. Soit il se trouvait dans un bâtiment beaucoup plus grand qu’il n’y paraissait, soit il avait accédé à un vaste niveau souterrain sans avoir descendu de marches, soit – comme il commençait à le soupçonner – les dimensions intérieures de la construction violaient une règle assez fondamentale de l’architecture en excédant largement les dimensions extérieures. Et pourquoi toutes ces lumières étranges ? Des cristaux à huit faces encastrés à intervalles réguliers dans les murs et le plafond dispensaient une lueur plutôt déplaisante qui soulignait l’obscurité davantage qu’elle ne l’éclairait.
Et l’auteur de ces sculptures sur le mur, songea charitablement Deuxfleurs, devait sûrement abuser de la boisson. Depuis des années.
Par ailleurs, c’était un bâtiment véritablement fascinant. Ses architectes avaient manifesté une obsession pour le chiffre huit. Le sol était une mosaïque ininterrompue de dalles octogonales, les murs et les plafonds des couloirs étaient inclinés de façon à présenter une ouverture à huit pans, et, là où la maçonnerie s’était affaissée, Deuxfleurs remarqua que même les moellons avaient huit côtés.
« J’aime pas ça, fit le diablotin imagier depuis sa boîte accrochée au cou du touriste.
— Pourquoi donc ?
— C’est bizarre.
— Mais tu es un démon. Les démons ne trouvent rien bizarre. Je veux dire, qu’est-ce qui est bizarre pour un démon ?
— Oh, tu sais bien, répondit prudemment le démon qui jetait à la ronde des coups d’œil inquiets et se déplaçait d’une griffe sur l’autre. Des trucs. Des machins. »
Deuxfleurs posa sur lui un regard sévère. « Quels machins ? »
Le démon toussa nerveusement (les démons ne respirent pas ; cependant, toute créature intelligente, qu’elle respire ou non, tousse nerveusement à certains moments de son existence. Et dans le cas du démon, ce moment était arrivé).
« Oh, des trucs, répondit-il d’un air pitoyable. Des trucs maléfiques. Des trucs dont on cause pas, voilà ce que j’essaye de te faire comprendre, maître. »
Deuxfleurs secoua la tête avec lassitude. « Je regrette que Rincevent ne soit pas là, dit-il. Il saurait quoi faire.
— Lui ? ricana le démon. J’vois mal un mage mettre les pieds ici. Ils peuvent pas avoir de rapport avec le chiffre huit. » Le démon se claqua la main sur la bouche d’un air coupable.
Deuxfleurs leva les yeux vers le plafond.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Tu n’as pas entendu ?
— Moi ? Entendu ? Non ! rien du tout ! » soutint le démon. Il rentra en vitesse dans sa boîte et claqua la porte. Deuxfleurs donna de petits coups dessus. La porte s’entrebâilla.
« On aurait dit une pierre qui bougeait », expliqua-t-il. La porte se referma violemment. Deuxfleurs haussa les épaules.
« La bâtisse tombe sans doute en ruines », dit-il tout seul. Il se releva.
« Dites ! cria-t-il. Il y a quelqu’un ? »
QU’UN, Qu’un, qu’un, répondirent les tunnels ténébreux.
« Hé ho ? » essaya-t-il.
HO, Ho, ho.
« Je sais qu’il y a quelqu’un. Vous jouez aux dés. je viens de vous entendre ! »
TENDRE, Tendre, tendre.
« Écoutez, je…»
Deuxfleurs n’alla pas plus loin. Un point de lumière vive avait brusquement éclos sous ses yeux, à quelques pas. Il grossit rapidement et, au bout de quelques secondes, prit la forme brillante et minuscule d’un homme. Il se mit alors à faire du bruit, ou, plus exactement, Deuxfleurs commença de percevoir le bruit qu’il faisait depuis le début : comme une écharde de cri coincée dans un long intervalle de temps.
L’homme irisé avait à présent la taille d’une poupée, silhouette au supplice qui dégringolait au ralenti, suspendue dans les airs. Deuxfleurs se demanda pourquoi l’expression « écharde de cri » lui était venue à l’esprit… Il commençait à le regretter.
Ça ressemblait de plus en plus à Rincevent. Le mage avait la bouche ouverte et la figure brillamment éclairée par la lumière de… de quoi ? De soleils étranges, se surprit à penser Deuxfleurs. De soleils que les hommes ne voient pas d’ordinaire. Il frissonna.
Le mage tournoyant avait désormais la moitié de sa taille humaine. À ce stade, la croissance s’accéléra, il y eut un instant de soudaine effervescence, une bouffée d’air et une explosion. Rincevent jaillit du néant en hurlant. Il tomba lourdement par terre, s’étrangla, puis exécuta une galipette, la tête entre les bras, roulé en boule.
Une fois la poussière retombée, Deuxfleurs avança prudemment la main et tapota le mage sur l’épaule. La boule humaine se tassa davantage.
« C’est moi », se présenta obligeamment Deuxfleurs. Le mage se déroula légèrement.
« Hein ? fit-il.
— Moi. »
D’un seul mouvement, Rincevent se déplia, se releva d’un bond devant le petit homme et lui empoigna désespérément les épaules. Il avait les yeux hagards, exorbités.
« Ne le dites pas ! siffla-t-il. Ne le dites pas, et on pourra peut-être sortir d’ici !
— Sortir ? Vous êtes entré comment ? Vous ne savez donc pas…
— Ne le dites pas ! »
Deuxfleurs s’écarta à reculons de ce dément.
« Ne le dites pas !
— Ne pas dire quoi ?
— Le chiffre !
— Le chiffre ? répéta Deuxfleurs. Hé, Rincevent…
— Oui, le chiffre ! Entre sept et neuf. Quatre et quatre !
— Quoi ? Hu…» Les mains de Rincevent se plaquèrent sur la bouche du touriste. « Dites-le et on est fichus. Ne réfléchissez pas, voilà. Faites-moi confiance !
— Je ne comprends rien ! » gémit Deuxfleurs. Rincevent se détendit un peu ; autant dire qu’auprès de lui une corde de violon avait encore l’air d’un bol de gélatine.
« Venez, dit-il. Essayons de sortir. Et je vais essayer de vous expliquer. »
Après le Premier Age de la Magie, le rejet des grimoires commença à poser un sérieux problème sur le Disque-monde. Un sortilège reste un sortilège, même emprisonné momentanément dans du parchemin et de l’encre. Il garde toute sa virulence. Il n’y a aucun risque tant que vit le propriétaire du livre, mais à sa mort le recueil de sortilèges devient une source de puissance incontrôlée qu’il est difficile de désamorcer.
Bref, les ouvrages de sortilèges ont des fuites de magie. Pour pallier ce problème, on a essayé différents systèmes. Les pays voisins du Bord ont tout bonnement lesté de pentagrammes de plomb les livres des mages défunts avant de les jeter par-dessus le Rebord. Près du Moyeu, on s’est risqué à des systèmes moins satisfaisants. Par exemple, enfermer les manuels incriminés dans des boîtes d’octefer polarisé négativement et les couler dans les abysses insondables de la mer (on avait déjà cessé de les enfouir dans des cavernes profondes sur la terre ferme : certaines régions s’étaient plaintes d’arbres ambulants et de chats à cinq têtes), mais la magie n’avait pas tardé à s’échapper et les pêcheurs avaient fini par ne plus supporter les bancs de poissons invisibles et les palourdes télépathes.
Comme solution provisoire, dans divers centres de tradition ésotérique, on avait construit de vastes salles en octefer dénaturé, lequel est étanche à la plupart des formes de magie. On pouvait y stocker les grimoires les plus critiques jusqu’à ce que leur puissance se soit atténuée.
Voilà comment l’In-Octavo, le plus grand de tous les grimoires, précédemment la propriété du créateur de l’Univers, s’était retrouvé à l’Université de l’Invisible. C’était ce livre que Rincevent avait un jour ouvert à la suite d’un pari. Il n’avait eu qu’une seconde pour regarder une page avant de déclencher divers charmes d’alarme, mais elle avait suffi pour qu’un sortilège en bondisse et se loge dans sa mémoire comme un crapaud dans une pierre.
« Et après ? demanda Deuxfleurs.
— Oh, ils m’ont sorti de là. Et flanqué une raclée, bien entendu.
— Et personne ne sait à quoi sert le sortilège ? »
Rincevent fit non de la tête.
« Il avait disparu de la page, dit-il. Personne ne le saura tant que je ne l’aurai pas prononcé. Ou que je ne serai pas mort, évidemment. Alors il se prononcera plus ou moins tout seul.
Pour ce que moi, j’en sais, il arrêtera l’Univers, ou le temps, n’importe quoi. »
Deuxfleurs lui tapota l’épaule.
« Ça ne sert à rien de broyer du noir, dit-il joyeusement. On va encore essayer de trouver une sortie. »
Rincevent secoua la tête. Il avait désormais épuisé toutes ses réserves de terreur. Son esprit avait sans doute franchi le mur de la panique pour émerger dans le calme plat qui se trouve de l’autre côté. En tout cas, il avait cessé de bredouiller.
« On est perdus, déclara-t-il. On a tourné en rond toute la nuit. Moi, je vous le dis, on est dans une toile d’araignée. On peut aller de n’importe quel côté, on finira au centre.
— C’est gentil à vous d’être venu me chercher, en tout cas, dit Deuxfleurs. Comment vous avez réussi ça, exactement ? C’était très impressionnant.
— Oh, ben… commença maladroitement le mage, je me suis seulement dit : Je ne peux pas laisser ce vieux Deuxfleurs là-bas, et…
— Alors tout ce qu’il reste à faire maintenant, c’est trouver ce Bel-Shamharoth, lui expliquer la situation, et peut-être qu’il nous laissera partir », dit le touriste.
Rincevent se passa un doigt autour de l’oreille.
« Doit y avoir des échos bizarres par ici, fit-il. J’ai cru vous entendre prononcer des mots comme trouver et expliquer.
— C’est vrai. »
Rincevent lui lança un regard noir dans la clarté mauve infernale.
« Trouver Bel-Shamharoth ? fit-il.
— Oui. Pas besoin de se mêler de ses affaires.
— Trouver le Mangeur d’Ames et ne pas se mêler de ses affaires ? On lui fait un petit salut de la tête, je suppose, et on lui demande le chemin de la sortie ? Expliquer la situation à l’Agent du Huignnnngh…» Rincevent ravala juste à temps la fin du mot et termina : « Z’êtes cinglé ! Hé ! Revenez ! »
Il fonça dans le passage à la poursuite de Deuxfleurs et s’arrêta au bout d’un moment en gémissant.
Ici, la lumière violette était intense, elle colorait toute chose de teintes nouvelles et déplaisantes. Il ne s’agissait pas d’un passage mais d’une grande salle entourée de murs dont Rincevent n’osait pas évoquer le nombre, et hu… et 7a couloirs en rayonnaient.
Il vit, un peu plus loin, un autel bas à quatre-fois-deux côtés. Il n’occupait pourtant pas le centre de la salle. Ce qui l’occupait, c’était une immense dalle de pierre à deux-fois-plus de côtés qu’un-carré. Elle paraissait massive. Dans la lumière étrange, elle avait l’air légèrement inclinée, et un des bords ressortait du carrelage qui l’entourait.
Deuxfleurs se tenait debout dessus.
« Hé, Rincevent ! Regardez qui est là ! »
Le Bagage arrivait tranquillement par un des couloirs qui rayonnaient de la salle.
« Formidable, dit Rincevent. Parfait. Il va pouvoir nous conduire dehors. Tout de suite. »
Deuxfleurs farfouillait déjà dans le coffre.
« Oui, dit-il. Dès que j’aurai pris quelques images. Le temps que j’installe l’accessoire…
— J’ai dit : tout de suite…»
Rincevent s’arrêta. Hrun le Barbare se dressait à l’entrée du couloir directement en face de lui, une grande épée noire dans sa main large comme un jambon.
« Toi ? fit Hrun, indécis.
— Ha, ha, ha ! Oui, répliqua le mage. Hrun, c’est ça ? Ça fait un bail. Qu’est-ce qui t’amène ici ? »
Hrun désigna le Bagage du doigt.
« Ça », répondit-il. Une conversation aussi longue paraissait l’épuiser. Puis il ajouta, d’un ton qui combinait prise de position, revendication, menace et ultimatum : « À moi.
— Il appartient à Deuxfleurs, là, fit Rincevent. Un conseil : n’y touche pas. »
Il lui vint à l’esprit que c’était précisément la chose à ne pas dire, mais Hrun avait déjà repoussé Deuxfleurs et tendait la main vers le Bagage…
… qui produisit des jambes, recula et souleva son couvercle d’un air menaçant. Dans la lumière incertaine, Rincevent crut distinguer deux rangées de dents monstrueuses, d’une blancheur de hêtre décoloré.
« Hrun, fit-il très vite, il y a quelque chose que je dois te dire. »
Hrun tourna vers lui une mine perplexe.
« Quoi donc ?
— C’est au sujet des nombres. Écoute, tu sais que si tu ajoutes sept et un, ou trois et cinq, ou si tu ôtes deux de dix, tu obtiens un nombre. Ne le prononce pas tant que tu es ici, et on aura peut-être une chance de tous nous en sortir vivants. Ou morts, sans plus.
— Qui est-ce ? » demanda Deuxfleurs. Dans les mains il tenait une cage, remontée des tréfonds du Bagage. Elle avait l’air pleine de lézards roses et boudeurs.
« Je suis Hrun », répondit fièrement Hrun. Puis il regarda Rincevent.
« Quoi ? fit-il.
— Tu ne le dis pas, d’accord ? » insista le mage.
Il considéra l’épée dans la main de Hrun. Elle était noire, de ce noir qui ressemble moins à une couleur qu’à un cimetière de couleurs, et une inscription runique extrêmement ouvragée courait sur la lame. Plus évidente encore : la faible lueur octarine qui l’enveloppait. L’épée devait elle aussi avoir remarqué Rincevent, parce qu’elle se mit soudain à parler d’une voix qui rappelait le raclement d’une griffe sur du verre.
« Curieux, fit-elle. Pourquoi ne doit-il pas dire huit ? »
HUIT, Fuite, cuite répétèrent les échos. On entendit de tout petits grincements loin sous terre.
Et les échos, même s’ils s’atténuaient, refusaient de mourir. Ils rebondissaient de mur en mur, se croisaient, se recroisaient, et la lumière violette clignotait en rythme avec eux.
« Bravo ! s’écria Rincevent. Je t’avais prévenu qu’il ne fallait pas dire huit ! »
Il s’arrêta, épouvanté par ses paroles. Mais le mot était maintenant lâché et il rejoignit ses collègues dans le murmure général.
Rincevent pivota pour prendre ses jambes à son cou, mais l’atmosphère parut soudain plus épaisse que de la mélasse. Une charge de magie plus forte que tout ce qu’il avait connu s’amassait ; lorsqu’il se déplaça, dans un ralenti douloureux, ses membres laissèrent des traînées d’étincelles dorées qui dessinaient leurs contours.
Derrière lui retentit un grondement : l’immense dalle octogonale s’éleva en l’air, resta un instant suspendue sur un côté et s’effondra par terre.
Quelque chose de mince et de noir serpenta hors du puits et s’enroula autour de la cheville du mage. Il hurla en s’affalant lourdement sur le dallage frémissant. Le tentacule entreprit de le ramener.
Deuxfleurs apparut soudain dans son champ de vision et lui tendit les mains. Il agrippa désespérément les bras du petit homme, et ils restèrent allongés là, les yeux dans les yeux. Mais Rincevent continuait quand même de glisser.
« Vous vous tenez à quoi ? demanda-t-il, haletant.
— A… à rien, répondit Deuxfleurs. Qu’est-ce qui se passe ?
— On me tire dans ce gouffre, qu’est-ce que vous croyez ?
— Oh, Rincevent, je suis navré…
— Ben, et moi, alors ! »
Il entendit un bruit de scie musicale et la pression sur ses jambes disparut d’un coup. Il tourna la tête et vit Hrun accroupi près du trou, taillant de sa lame rendue floue par la vitesse les tentacules qui se lançaient sur lui.
Deuxfleurs aida le mage à se relever et ils se tassèrent près de la pierre d’autel pour observer la silhouette frénétique aux prises avec les membres fureteurs.
« Ça ne marchera pas, dit Rincevent. L’Agent peut matérialiser des tentacules. Qu’est-ce que vous faites ? »
Deuxfleurs attachait fébrilement la cage des lézards amorphes à la boîte à images qu’il avait montée sur un trépied.
« Faut que je prenne une image de ça, marmonna-t-il. C’est fantastique ! Tu m’entends, lutin ? »
Le lutin imagier ouvrit sa petite écoutille, jeta un coup d’œil rapide à la scène au bord du puits et disparut dans la boîte. Rincevent bondit en sentant quelque chose lui toucher la jambe et il écrasa du talon un tentacule explorateur.
« Allez, dit-il. C’est le moment de foncer. Un seul objectif : la sortie. » Il empoigna le bras de Deuxfleurs, mais le touriste résista.
« S’enfuir et laisser Hrun avec cette chose ? » fit-il.
Rincevent resta de marbre.
« Ben quoi ? lâcha-t-il. C’est son boulot.
— Mais ça va le tuer !
— Ça pourrait être pire.
— Comment ça ?
— Ça pourrait être nous, fit observer le mage avec logique. Venez ! »
Deuxfleurs tendit le doigt. « Hé ! s’exclama-t-il. La chose a pris mon Bagage ! »
Avant que Rincevent ait pu le retenir, le touriste courut de l’autre côté du trou vers le coffre qui se faisait tirer et claquait vainement du couvercle vers le tentacule qui l’enserrait. Il se mit à lancer de furieux coups de pieds à l’appendice.
Un autre tentacule s’échappa de la mêlée qui cernait Hrun et s’enroula autour de la taille de Deuxfleurs. Hrun lui-même n’était plus qu’une masse indistincte au milieu des anneaux qui se refermaient. Sous les yeux horrifiés de Rincevent, l’épée du héros lui fut arrachée de la main et jetée contre un mur.
« Votre sortilège ! » cria Deuxfleurs.
Rincevent ne bougea pas. Il regardait la Chose qui sortait du puits. C’était un œil monstrueux, braqué directement sur lui. Le mage gémit lorsqu’un tentacule lui étreignit la taille à lui aussi.
Les paroles du sortilège montèrent dans sa gorge sans avoir été invoquées. Il ouvrit la bouche comme dans un rêve, arrondit les lèvres autour de la première syllabe cauchemardesque.
Un autre tentacule fusa comme une mèche de fouet, s’enroula autour de sa gorge et l’étrangla. Titubant et suffocant, Rincevent fut entraîné vers le puits.
Un de ses bras qui battait l’air frappa au passage la boîte à images de Deuxfleurs sur son trépied. Il s’en saisit instinctivement, comme ses ancêtres se seraient peut-être saisis d’une pierre en rencontrant un tigre en maraude. Si seulement il avait assez d’espace pour la balancer contre l’Œil…
… l’Œil qui emplissait tout l’univers en face de lui. Rincevent sentit sa volonté lui échapper comme de l’eau à travers une passoire.
Devant lui, les lézards engourdis s’agitèrent dans leur cage sur la boîte à images. De façon absurde, comme le condamné qu’on va décapiter remarque la moindre entaille et la moindre tache sur le billot du bourreau, Rincevent vit qu’ils avaient de grosses queues d’un blanc bleuté et, s’aperçut-il, agitées de palpitations inquiétantes.
Terrorisé, alors que l’Œil l’attirait vers lui, il leva la boîte pour se protéger et entendit au même instant le diablotin imagier qui disait : « Sont quasiment mûres, maintenant, peux pas les retenir plus longtemps. Tout le monde sourit, s’il vous plaît. »
Il y eut un…
… éclair de lumière si blanc et si éclatant… … qu’on n’aurait pas dit de la lumière. Bel-Shamharoth hurla, d’un hurlement qui commença dans l’extrême ultrason et finit quelque part dans les entrailles de Rincevent. Les tentacules se raidirent un instant comme des bouts de bois et projetèrent leurs diverses prises autour de la salle avant de se replier en écran devant l’Œil malmené. Toute la masse plongea dans le puits et, un instant plus tard, plusieurs dizaines de tentacules saisirent la grande dalle et la rabattirent violemment en place, abandonnant à leurs convulsions un certain nombre de membres coincés sous les bords.
Hrun atterrit en roulé-boulé, rebondit sur un mur et retomba sur ses pieds. Il récupéra son épée et se mit en devoir de trancher méthodiquement les appendices condamnés. Rincevent, étalé par terre, se concentrait pour ne pas sombrer dans la folie. Un bruit de bois creux lui fit tourner la tête.
Le Bagage, lui, avait atterri sur son couvercle arrondi. Il se balançait, furieux, et gigotait de ses petites jambes en l’air.
Prudemment, Rincevent chercha Deuxfleurs des yeux. Le petit homme gisait en un tas recroquevillé contre le mur, mais au moins il gémissait encore.
Le mage se traîna douloureusement sur le dallage et chuchota : « C’était quoi, ce putain de truc ?
— Pourquoi elles étaient si brillantes ? marmonna Deuxfleurs. Dieux, ma tête…
— Si brillantes ? » répéta Rincevent. Son regard se porta vers la cage sur la boîte à images, par terre un peu plus loin. Les lézards enfermés, nettement plus minces à présent, l’observaient avec intérêt.
« Les salamandres, gémit Deuxfleurs. L’image va être surexposée, sûrement…
— Ce sont des salamandres ? demanda Rincevent, incrédule.
— Évidemment. Accessoire de série. »
Rincevent s’approcha de la boîte en titubant et la ramassa. Il avait déjà vu des salamandres, bien entendu, mais de petits spécimens. Qui flottaient dans un bocal de saumure au musée de curiobiologie, dans les caves de l’Université de l’Invisible, depuis que leur espèce s’était éteinte autour de la mer Circulaire.
Il s’efforça de se rappeler le peu qu’il savait sur ces créatures. Elles étaient magiques. Et elles n’avaient pas de gueule, vu qu’elles vivaient exclusivement des qualités nutritives de la longueur d’onde octarine des rayons solaires sur le Disque-monde, qu’elles absorbaient par la peau. Bien sûr, elles absorbaient du même coup le reste de la lumière solaire et la stockaient dans une poche appropriée jusqu’à ce qu’elles l’éliminent par les voies naturelles. Un désert peuplé de salamandres du Disque-monde devenait un vrai phare la nuit.
Rincevent les reposa et hocha gravement la tête. Exposées à toute la lumière octarine du temple magique, les bestioles s’étaient gavées, puis la nature avait réclamé son dû.
La boîte à images s’éloigna furtivement sur son trépied. Rincevent lui décocha un coup de chaussure et la manqua. Il commençait à ne plus supporter le poirier savant.
Quelque chose de petit lui piqua la joue. Il le chassa d’une main irritée.
Il regarda autour de lui en entendant soudain un raclement, et une voix comme un couteau à découper taillant dans la soie susurra : « C’est très humiliant.
— La ferme », fit Hrun. Il se servait de Kring pour forcer le couvercle de l’autel. Il leva les yeux vers Rincevent et sourit. Du moins, le mage espéra que ce rictus grimaçant était un sourire.
« Puissante magie, commenta le barbare en appuyant lourdement du jambon qui lui tenait lieu de main sur la lame indignée. Maintenant on partage le trésor, hein ? »
Rincevent grogna lorsqu’un petit objet dur lui frappa l’oreille. Il y eut un souffle de vent, à peine perceptible.
« Comment tu sais qu’il y a un trésor là-dedans ? » demanda-t-il.
Hrun fit levier et réussit à introduire ses doigts sous la pierre. « On trouve des noix de bobo sous un bobotier, dit-il. On trouve des trésors sous les autels. Logique. »
Il serra les dents. La pierre bascula et s’écrasa pesamment par terre.
Cette fois-ci, quelque chose frappa violemment Rincevent à la main. Il griffa l’air et regarda ce qu’il venait d’attraper. C’était un petit caillou à cinq-plus-trois faces. Il leva la tête vers le plafond. Était-ce normal qu’il s’affaisse comme ça ? Hrun fredonnait tandis qu’il commençait à retirer du cuir en décomposition de l’autel profané.
L’air crépita, s’irisa, bourdonna. Des vents impalpables saisirent la robe du mage, la firent claquer dans des tourbillons d’étincelles bleues et vertes. Autour de sa tête, des esprits hystériques à demi formés, aspirés par les rafales, hurlèrent et bredouillèrent.
Il voulut lever une main. Elle fut aussitôt auréolée d’un halo brillant d’octarine tandis que le vent magique rugissait à ses oreilles. La bourrasque traversa la salle en trombe sans soulever un seul grain de poussière, pourtant elle retournait les paupières de Rincevent. Elle hurlait dans les tunnels et ses plaintes fantomatiques ricochaient follement de pierre en pierre.
Deuxfleurs se releva en titubant, plié en deux face à la tempête astrale.
« C’est quoi, ça, bon sang ? » cria-t-il.
Rincevent se tourna à moitié. Le vent vociférant s’empara aussitôt de lui et faillit le renverser. Des remous de poltergeists qui tourbillonnaient dans les rafales s’accrochèrent à ses pieds.
Le bras de Hrun jaillit et l’attrapa. Un instant plus tard, Deuxfleurs et lui avaient été traînés à l’abri de l’autel saccagé et haletaient, allongés par terre. Auprès d’eux, Kring, l’épée douée de la parole, étincelait, son champ magique amplifié mille fois par la tempête.
« Cramponnez-vous ! brailla Rincevent.
— Le vent ! cria Deuxfleurs. Il vient d’où ? Il va où ? » Il considéra le masque de terreur pure sur la figure de Rincevent et raffermit sa prise sur les pierres.
« On est fichus, murmura le mage, tandis qu’au-dessus de leurs têtes le toit craquait et bougeait. Elles viennent d’où, les ombres ? C’est par là que le vent souffle ! »
Ce qui se passait en réalité, le mage le savait bien : l’esprit fulminant de Bel-Shamharoth, arraché aux pierres mêmes du temple, sombrait au plus profond des plans chtoniens, dans une région infernale située, selon les prêtres les plus sérieux du Disque-monde, à la fois sous terre et dans l’Ailleurs. En conséquence, l’édifice était à présent livré aux ravages du temps qui, l’oreille basse, n’avait pas osé rôder dans les parages des millénaires durant. Aujourd’hui, le poids accumulé, soudain libéré, de toutes ces secondes réprimées pesait lourdement sur les pierres descellées.
Hrun jeta un coup d’œil en l’air aux fissures qui s’élargissaient et soupira. Puis il se fourra deux doigts dans la bouche et siffla.
Curieusement, ce son réel retentit avec force par-dessus le pseudo-tumulte du tourbillon astral qui se formait et s’élargissait depuis le centre de la grande dalle octogonale. Un écho sépulcral lui répondit qui rappelait bizarrement, se dit le mage, le rebond d’os insolites. Suivit un autre bruit qui n’avait rien d’insolite, lui. Un martèlement caverneux de sabots.
Le destrier de Hrun apparut au petit galop sous une arche gémissante et se cabra devant son maître, la crinière flottant dans la bourrasque. Le barbare se remit debout, jeta ses sacoches de butin dans un sac accroché à la selle puis se hissa sur le dos de l’animal. Il se pencha, agrippa Deuxfleurs par la peau du cou et le tira en travers de l’arçon. Tandis que le cheval voltait, Rincevent fit un bond désespéré et atterrit derrière Hrun, qui ne souleva pas d’objection.
Le cheval enfila bruyamment les tunnels d’un sabot assuré, sautant de soudaines chutes de gravats ou esquivant adroitement des mœllons énormes qui s’abattaient dans un bruit de tonnerre du plafond malmené. Rincevent, résolument cramponné, regarda en arrière.
Pas étonnant que le destrier file si vite. Dans la lumière violette tremblotante le talonnaient à toute allure un gros coffre à l’air menaçant et une boîte à images qui rebondissait dangereusement sur ses trois pieds. Si grande était l’aptitude du poirier savant à suivre partout son maître qu’on taillait les biens funéraires des empereurs défunts dans son bois…
Ils émergèrent à l’air libre un instant avant que l’arche octogonale ne cède enfin pour s’écraser sur le dallage.
Le soleil se levait. Derrière eux monta une colonne de poussière lorsque le temple s’effondra sur lui-même, mais ils ne se retournèrent pas. Dommage, car Deuxfleurs aurait eu l’occasion de prendre des images peu ordinaires, même selon les normes du Disque-monde.
Ça bougeait dans les ruines fumantes. Elles se couvraient d’un tapis vert, aurait-on dit. Puis un chêne monta en spirale, projeta sa ramure comme une fusée émeraude explosive et se retrouva au milieu d’un boqueteau vénérable avant même que l’extrémité de ses branches maîtresses aient fini de frémir. Un hêtre poussa comme un champignon, vint à maturité, pourrit et tomba en un nuage de poussière de bois parmi ses rejetons qui se démenaient pour grandir. Le temple n’était plus qu’un tas à moitié enseveli de pierres moussues.
Mais le Temps, qui avait d’abord attaqué à la gorge, entreprenait maintenant de finir le travail. L’interface en ébullition entre une magie déclinante et une entropie croissante dévala la colline dans un grondement et rattrapa le cheval au galop sans que ses cavaliers, eux-mêmes créatures du Temps, ne s’aperçoivent de rien. Et le fouet des siècles fustigea la forêt enchantée.
« Impressionnant, hein ? » fit observer une voix près du genou de Rincevent alors que le cheval traversait à une allure réduite la brume des feuilles mortes et des troncs en décomposition.
La voix avait un timbre étrangement métallique. Rincevent baissa les yeux vers l’épée Kring. Elle avait deux rubis sertis dans le pommeau. Le mage eut l’impression qu’ils le regardaient.
Depuis la lande du côté Bord de la forêt, ils suivirent la bataille entre les arbres et le Temps, bataille qui n’avait qu’une issue possible. C’était comme un spectacle de cabaret en attendant la raison principale de leur halte, à savoir l’ingestion d’une grosse portion d’un ours qui s’était imprudemment aventuré à portée de flèche de Hrun.
Rincevent observa le barbare par-dessus son quartier de viande grasse. Le Hrun qui jouait son rôle de héros, s’aperçut-il, était bien différent du Hrun buveur et bambocheur qui passait de temps en temps à Ankh-Morpork. Méfiant comme un chat, agile comme une panthère, il se sentait dans son élément comme un poisson dans l’eau.
Et j’ai survécu à Bel-Shamharoth, se souvint le mage. Incroyable.
Deuxfleurs aidait le héros à trier le trésor volé au temple. Il s’agissait surtout d’objets en argent incrustés de vilaines pierres mauves. Dans le tas figuraient en grand nombre des représentations d’araignées, de pieuvres et de l’octarsier arboricole des déserts modiaux.
Rincevent s’efforçait de fermer ses oreilles à la voix crissante près de lui. En vain.
«… et après j’ai appartenu au pacha de Re’durat, et j’ai joué un rôle capital dans la bataille du Grand Nef ; c’est là que j’ai reçu la petite entaille que vous avez peut-être remarquée vers le haut de ma lame, environ aux deux tiers de sa longueur, disait Kring depuis son domicile provisoire dans une touffe d’herbe. Un infidèle portait un collier d’octefer, ce qui est tout à fait déloyal, et bien sûr j’étais beaucoup plus affilée en ce temps-là, mon maître me faisait couper des mouchoirs de soie jetés en l’air et… Je ne vous ennuie pas ?
— Hein ? Oh, non, non, pas du tout. C’est tout à fait passionnant », fit Rincevent, les yeux toujours fixés sur Hrun. Jusqu’à quel point fallait-il lui faire confiance ? Ils étaient là, en pleine brousse, des trolls rôdaient dans le coin…
« J’ai bien vu que vous étiez quelqu’un de cultivé, poursuivait Kring. J’ai si rarement l’occasion de rencontrer des gens intéressants, de façon durable, en tout cas. Ce que j’aimerais beaucoup, c’est un joli manteau de cheminée pour qu’on m’accroche au-dessus, dans une belle maison, au calme. J’ai passé deux cents ans au fond d’un lac, une fois.
— Vous avez dû bien vous amuser, fit Rincevent, la tête ailleurs.
— Pas franchement.
— Non, j’imagine que non.
— Ce que j’aimerais être, mais alors vraiment, c’est un soc de charrue. Je ne sais pas en quoi ça consiste, mais ça me paraît une existence qui laisse une trace. »
Deuxfleurs s’approcha en hâte du mage.
« Il m’est venu une idée du tonnerre, marmonna-t-il.
— Ouais, fit Rincevent d’un ton las. Pourquoi on ne demanderait pas à Hrun de nous accompagner à Quirm ? »
Deuxfleurs eut l’air abasourdi. « Comment vous avez deviné ?
— Je me suis dit que vous alliez sûrement y penser », répondit Rincevent.
Hrun cessa de bourrer d’argenterie ses fontes de selle et leur adressa un sourire encourageant. Puis ses yeux revinrent distraitement au Bagage.
« Si on l’avait avec nous, qui oserait nous attaquer ? » demanda Deuxfleurs.
Rincevent se gratta le menton. « Hrun ? suggéra-t-il.
— Mais on lui a sauvé la vie dans le temple !
— Eh bien, si par attaquer, vous voulez dire tuer, je ne crois pas qu’il le ferait. Ce n’est pas son genre. Il se contenterait de nous dévaliser, de nous ligoter et de nous abandonner aux loups, j’imagine.
— Oh, allons donc.
— Écoutez, on est dans la vie réelle, fit sèchement Rincevent. Je veux dire, vous êtes là, vous vous trimballez avec un coffre plein d’or, alors vous ne croyez pas que n’importe qui sain d’esprit ne sauterait pas sur l’occasion de vous le faucher ? » Moi, je n’hésiterais pas, ajouta-t-il intérieurement, si je n’avais pas vu le sort que le Bagage réserve aux doigts indiscrets.
Puis la solution le frappa de plein fouet. Son regard passa de Hrun à la boîte à images. Le démon faisait sa lessive dans une toute petite bassine, pendant que les salamandres somnolaient dans leur cage.
« J’ai une idée, fit-il. Écoutez, qu’est-ce qui intéresse vraiment les héros ?
— L’or ? proposa Deuxfleurs.
— Non. Je veux dire : vraiment ?
Deuxfleurs fronça les sourcils. « Je ne comprends pas bien », fit-il. Rincevent ramassa la boîte à images.
« Hrun, appela-t-il. Viens donc voir par-là, tu veux ? »
Les jours s’écoulèrent paisiblement. Une petite bande de trolls des ponts tenta bien en une occasion de leur tendre une embuscade, et une troupe de brigands faillit les surprendre une nuit (mais voulut imprudemment fouiller le Bagage avant de trucider les dormeurs). Hrun exigea et obtint double salaire les deux fois.
« S’il nous arrive quoi que ce soit, disait Rincevent, il n’y aura plus personne pour faire fonctionner la boîte magique. Plus d’image de Hrun, tu comprends ? »
Hrun hocha la tête, les yeux fixés sur la dernière image. Elle le montrait dans une pose héroïque, le pied sur un tas de trolls occis. « Toi, moi et le petit ami les Deux Fleurs, on s’entend tous hoquet, dit-il. Et demain, on prendra peut-être un meilleur profil, hoquet ? »
Il enveloppa soigneusement l’image dans de la peau de troll et la rangea dans ses fontes avec les autres.
« On dirait que ça marche, fit Deuxfleurs, admiratif, tandis que Hrun partait en éclaireur sur la route.
— Bien sûr, répondit Rincevent. Ce qui intéresse surtout les héros, c’est eux-mêmes.
— Vous commencez à bien vous débrouiller avec la boîte à images, vous savez ?
— Ouais.
— Alors ça vous ferait peut-être plaisir d’avoir ça. » Deuxfleurs tendit une image.
« C’est quoi ? demanda Rincevent.
— Oh, celle que vous avez prise dans le temple. » Rincevent la regarda, horrifié. Entouré de vagues tentacules, immense, creusé de sillons en volutes, calleux, taché par les potions et flou, apparaissait un pouce en gros plan. « Ça m’arrive tout le temps », dit-il d’une voix lasse.
« Vous avez gagné », reconnut le Destin en poussant le tas d’âmes sur le plateau de jeu. L’assemblée de dieux se détendit. « Il y aura d’autres parties », ajouta-t-il.
La Dame sourit à deux yeux comme des trous dans l’Univers.
Puis il n’y eut plus que les débris des forêts et un nuage de poussière à l’horizon qui s’éloigna au gré de la brise. Et, assise sur une borne kilométrique grêlée de trous et couverte de mousse, une silhouette noire déguenillée. Elle avait l’air de quelqu’un dont on abuse injustement de la gentillesse, qu’on redoute et qu’on craint, mais qui reste le seul ami du pauvre et le meilleur médecin des blessures mortelles.
Bien que dépourvu d’yeux, évidemment, la Mort regarda Rincevent disparaître, avec ce qui aurait été un froncement de sourcils si son visage avait bénéficié de la moindre mobilité. La Mort, pourtant débordé de travail, sans une minute à lui, décida qu’il venait de se trouver un passe-temps. Quelque chose chez le mage l’agaçait au plus haut point. Pour commencer, il ne venait jamais à ses rendez-vous.
« TOI, JE T’AURAI, DUSCHNOCK, fit-il d’une voix comme le claquement de couvercles en plomb qui se referment sur un cercueil, TU VAS VOIR. »