Les bambous.
Ils l’avaient guidé jusqu’ici, parmi les murailles bruissantes et les sentiers de jungle. Comme chaque fois, les arbres lui avaient soufflé la direction à suivre — et lui avaient murmuré comment agir. Cela s’était toujours passé ainsi. Au Cambodge. En Thaïlande. Et maintenant ici, en Malaisie. Les feuilles lui frôlaient le visage, l’appelaient, lui donnaient le signal…
Mais voilà que les arbres se retournaient contre lui.
Voilà qu’ils le prenaient au piège. Il ne savait comment cela s’était passé, mais les bambous s’étaient rapprochés, dressés, matérialisés en une cellule hermétique.
Il tenta de passer ses doigts le long de la porte. Impossible. Il gratta le sol pour écarter les planches. En vain. Il leva les yeux et ne vit, au plafond, que les palmes serrées ensemble. Depuis combien de temps n’avait-il pas respiré ? Une minute ? Deux minutes ?
Une chaleur d’étuve emplissait l’espace. La sueur lui enduisait le visage. Il se concentra sur la cloison : des brins de rotin bouchaient chaque interstice. S’il parvenait à dénouer l’un de ces fils, l’air passerait peut-être. Avec deux doigts, il tenta la manœuvre : rien à faire. Au bout de quelques secondes, il griffa le mur, s’écorcha les ongles. Il frappa la paroi avec rage et se laissa tomber, à genoux. Il allait crever. Lui, le maître de l’apnée, il allait mourir dans cette hutte, par manque d’oxygène.
Alors, il se souvint de la véritable menace. Il lança un regard par-dessus son épaule : les traînées sombres avançaient vers lui ; lentes, lourdes, des coulées de goudron. Le sang. Il allait l’atteindre, le submerger, l’étouffer…
Il se blottit contre la cloison en gémissant. Plus il s’agitait, plus il sentait enfler en lui le besoin de respirer — une faim d’air qui torturait ses poumons, montait dans sa gorge comme une bulle empoisonnée.
Il se recroquevilla et suivit la ligne d’angle du sol, espérant y découvrir une faille. Il avançait ainsi, à quatre pattes, quand il se retourna encore. Le sang n’était plus qu’à quelques centimètres. Il hurla, dos au mur, plantant ses talons dans le plancher, tentant de reculer.
La paroi céda dans son dos. Une grande giclée blanche pénétra dans la cellule, mêlée de paille et de poussière. Des mains l’arrachèrent du sol. Il perçut des cris, des ordres, en langue malaise. Il vit, en contrebas, les palmiers, la plage grise, la mer indigo. Il respira à pleine gorge. Une odeur de poisson flottait dans l’air. Deux noms éclatèrent sous son crâne : Papan, la mer de Chine…
Les mains l’emportèrent alors que des hommes se penchaient sur le seuil de la paillote. Des poings le frappaient, des harpons le blessaient. Il encaissait avec indifférence. Il n’avait qu’une idée : maintenant qu’il était libéré, il voulait la voir.
La source du sang.
L’habitante de la pénombre.
Il tendit son regard en direction de la porte arrachée. Au fond, une jeune femme nue était ligotée sur un pilori de fortune. Des blessures, par dizaines, lui lacéraient le corps — cuisses, bras, torse, visage. On l’avait saignée. On l’avait ouverte afin qu’elle se déverse en flux lents et continus sur le sol.
À cet instant, il comprit la vérité : cette obscénité était son œuvre. À travers les cris, les coups qui l’atteignaient au visage, il admettait la réalité terrifiante.
Il était le meurtrier.
L’auteur du carnage.
Il détourna les yeux. La horde des pêcheurs descendait vers la plage, l’entraînant avec fureur.
À travers ses larmes, il aperçut la corde, oscillant au bout d’une branche.
7 février 2003. Onze heures du matin, heure locale. À Papan, petit village situé dans le sultanat de Johore, sur la côte sud-est de la Malaisie, c’est une journée comme les autres. Touristes, commerçants, marins se croisent sur la route qui borde la grande plage de sable gris. Soudain, des cris s’élèvent. Des pêcheurs s’agitent sous les palmiers. Certains d’entre eux sont armés : bâtons, harpons, couteaux…
Ils prennent le sentier situé au bout de la plage et montent, à flanc de coteau, dans la forêt. Leurs yeux expriment la haine. Leurs visages suintent la violence, la soif de tuer. Bientôt, ils atteignent une nouvelle colline, où la jungle traditionnelle cède la place à une forêt de bambous. À cet instant, ils s’efforcent au calme, marchent en silence. Ils viennent de repérer ce qu’ils cherchent : le toit camouflé d’une cabane. Ils s’approchent. La porte est fermée. Sans hésiter, ils plantent leurs harpons dans la paroi et l’arrachent.
Ce qu’ils découvrent s’apparente à l’enfer. Un homme, un mat salleh (un Blanc), torse nu, est recroquevillé près du seuil, en transe. Au fond de la hutte, une femme est attachée sur un siège. Son corps n’est plus qu’une plaie ruisselante. L’arme du crime repose à ses pieds : un couteau de plongée sous-marine.
Les pêcheurs se saisissent du coupable et l’entraînent vers la plage. Ils ont déjà préparé une potence. C’est alors que, nouveau coup de théâtre, les policiers de Mersing, ville située à dix kilomètres au nord de Papan, interviennent. Prévenus par des témoins, ils arrivent juste à temps pour éviter le lynchage. L’homme est sauvé et incarcéré au poste central de Mersing.
Telle est la scène stupéfiante qui s’est déroulée voici trois jours, non loin de la frontière de Singapour. En vérité, elle est moins étonnante qu’il n’y paraît. Les cas d’exécutions sommaires sont encore fréquents en Asie du Sud-Est. Mais cette fois, le suspect est inattendu. Il est français. Il s’appelle Jacques Reverdi et n’est pas un inconnu. Ancien sportif de renommée internationale, il a battu plusieurs fois le record mondial d’apnée en « no limits » et en « poids constant », de 1977 à 1984.
Ayant abandonné la compétition au milieu des années quatre-vingt, l’homme vivait depuis plus de quinze ans en Asie du Sud-Est. Professeur de plongée, âgé aujourd’hui de quarante-neuf ans, il rayonnait entre la Malaisie, la Thaïlande et le Cambodge. D’après les premiers témoignages, c’était un homme souriant, convivial, mais aussi solitaire, qui aimait vivre à la Robinson Crusoé, dans des criques reculées du littoral. Que s’est-il passé le 7 février 2003 ? Comment le cadavre d’une jeune femme a-t-il pu se retrouver dans la cabane qu’il habitait depuis plusieurs mois ? Et pourquoi les pêcheurs malais ont-ils aussitôt voulu rendre justice eux-mêmes ?
Jacques Reverdi avait déjà été arrêté, en 1997, au Cambodge, pour le meurtre d’une jeune touriste allemande, Linda Kreutz. Faute de preuves, il avait été libéré. Mais l’affaire, en Asie du Sud-Est, avait fait grand bruit. À Papan, lorsqu’il s’était installé, tout le monde l’avait reconnu. Et chacun le gardait à l’œil. Quand on l’a vu accueillir dans sa cabane une Danoise, du nom de Pernille Mosensen, l’appréhension, la peur sont montées d’un cran. Depuis plusieurs jours, on ne voyait plus la jeune Européenne au village. Il n’en fallait pas plus pour que les soupçons surgissent et que les consciences s’échauffent…
D’après les premiers communiqués, les médecins du General Hospital de Johor Bahru ont relevé vingt-sept blessures par « arme blanche perforante et tranchante » sur le corps de Pernille Mosensen. Des plaies situées le long des membres, au visage, à la gorge, sur les flancs — et dans la région génitale. Un « acharnement pathologique », ont précisé les experts, lors d’une conférence de presse le 9 février.
En Malaisie, les journaux évoquent déjà l’« amok », cette folie meurtrière, d’essence magique, qui s’empare des hommes dans ces régions.
Après une nuit à Mersing, Reverdi a été transféré à l’hôpital psychiatrique d’Ipoh, l’institut spécialisé le plus célèbre de Malaisie. Depuis son arrestation, il n’a pas dit un mot. Il est, semble-t-il, en état de choc. Selon les médecins, cette hébétude post-traumatique ne devrait pas durer. Passera-t-il aux aveux lorsqu’il retrouvera ses esprits ? Ou cherchera-t-il au contraire à se disculper ?
Nous nous sommes promis, à la rédaction du Limier, de faire la lumière sur ce cas. Dès le lendemain de son arrestation, notre équipe s’est rendue à Kuala Lumpur, sur les traces de Jacques Reverdi. Nous voulons suivre son itinéraire et vérifier s’il n’y a pas eu d’autres disparitions dans son sillage…
À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous disposons de sources exclusives, qui laissent entendre que les révélations ne font que commencer. Dès notre prochain numéro, vous en saurez beaucoup plus sur la face cachée de ce maléfique « prince des marées ».
Marc Dupeyrat sourit en relisant les dernières lignes de son article.
« L’équipe » dont il parlait se limitait à lui-même et son voyage n’avait pas dépassé le 9e arrondissement. Quant à ses « sources exclusives », elles se résumaient à quelques contacts avec l’AFP de Kuala Lumpur et les quotidiens malais. Vraiment pas de quoi casser son stylo. Il ouvrit sa boîte aux lettres électronique, rédigea quelques lignes à l’intention de son rédacteur en chef, Verghens, puis associa le texte de son article, en document joint. Il brancha son ordinateur portable sur la première prise téléphonique qu’il trouva et envoya le message.
Observant le logo qui indiquait la diffusion des données, il réfléchit. Ces petits aménagements de la vérité, c’était de la pure routine. Le Limier ne s’embarrassait jamais de scrupules. Pourtant, Verghens allait exiger plus : son magazine, spécialisé dans les faits divers, se devait d’avoir une longueur d’avance sur les autres journaux. Marc avait plutôt un avion de retard…
Il s’étira et contempla la pénombre mordorée qui l’entourait : fauteuils de cuir et cuivres astiqués. Depuis des années, Marc avait élu son quartier général dans ce bar d’hôtel de luxe, près de la place Saint-Georges. Il l’avait choisi parce qu’il était situé à quelques centaines de mètres de son atelier : il adorait cette atmosphère de pub british, où les effluves de café se mêlaient à la fumée de cigare, où des stars venaient se faire interviewer en toute discrétion.
Il ne pouvait écrire seul. Déjà, à l’époque de la faculté, et même du lycée, il rédigeait ses dissertations au fond de cafés bondés, enveloppé par le brouhaha et les jets de vapeur des machines à expressos. Cette présence lui permettait de surmonter son trac face à l’écriture. Et à lui-même. Marc redoutait la solitude. La maison vide où un étranger peut s’introduire pour tuer. Un froid l’emplit tout à coup ; un appel d’air à travers son corps. À quarante-quatre ans, il en était encore là, avec ses terreurs de gosse.
— Vous prendrez autre chose ?
Le serveur en veste blanche le toisait, posant un regard sur la documentation qui s’étalait sur les deux tables :
— C’est un bar, monsieur. Pas une bibliothèque.
Marc fouilla dans sa poche et ne trouva que quelques pièces. Le garçon ajouta sur un ton ironique :
— Un café, peut-être ? Avec un verre d’eau ?
— Avec un verre d’eau. Absolument.
L’homme s’éclipsa. Marc observa les euros dans sa main. Ils luisaient faiblement sous les lampes, résumant sa situation financière. Mentalement, il fit le compte de ses réserves personnelles et ne trouva rien. Ni à la banque, ni nulle part. Comment en était-il arrivé là ? Lui qui avait été, dix ans auparavant, l’un des reporters les mieux payés de Paris ?
Il posa une pièce sur la table et, d’une chiquenaude, la fit tournoyer. La vrille lui fit penser à une lanterne magique, qui aurait projeté le film de sa propre vie. Quel titre lui donner ? Il réfléchit quelques secondes et opta pour : « Portrait d’une obsession ».
L’obsession du crime.
Tout avait pourtant commencé par l’innocence.
Avec le piano. Durant son adolescence, Marc possédait une conviction. Son existence serait réglée comme une partition. Classes musicales au lycée. Conservatoire de Paris. Récitals et enregistrements de disques. Pianiste, Marc se voulait aussi pragmatique. Il refusait tout pathos, toute dérive romantique. Lorsqu’il jouait les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, il n’utilisait jamais la pédale, accentuant le caractère mathématique des contrepoints. Lorsqu’il interprétait Chopin, il s’efforçait de ne jamais exagérer le rubato de la main gauche, qui pouvait faire tanguer le morceau comme une vieille barque prenant l’eau. Et lorsqu’il s’attaquait à Rachmaninov, il aimait détacher, sur les oscillations ternaires de la main gauche, la mélodie à deux temps, avec une rigueur tendue, rectiligne.
Les certitudes couraient alors sous ses doigts. Il ne prévoyait pas la moindre fausse note dans son destin. Elle survint pourtant. Avec une violence foudroyante, au printemps 1975. La disparition de d’Amico, son meilleur ami, avec qui il avait partagé ses années de lycée, fit basculer son existence dans le chaos. D’ailleurs, Marc refusa, mentalement, cet événement. Il sombra dans le coma et ne reprit conscience que six jours plus tard. Lorsqu’il se réveilla, il ne se souvenait de rien. Ni de la découverte du corps, ni même des quelques heures qui avaient précédé l’événement.
Très vite, il se rendit compte que l’accident ne l’avait pas simplement bouleversé. Le drame avait eu un effet souterrain et pervers. Sa perception de la musique avait changé. Face au piano, il éprouvait maintenant un malaise pernicieux, un dégoût qui l’empêchait, non pas de jouer, mais d’interpréter, à pleine sensibilité. Une fêlure ne cessait plus de s’ouvrir. Tous ses espoirs y sombraient. Le Conservatoire, les concours, les récitals… Il n’avait rien dit à ses parents, ni au psychiatre qui le suivait depuis sa perte de conscience. Il avait passé, tant bien que mal, son bac musical. Mais la machine était cassée. Il ne pouvait plus espérer faire la différence avec d’autres virtuoses ; apporter quoi que ce soit à la grande histoire de l’interprétation. Par défaut, il choisit la littérature et s’inscrivit à la Sorbonne.
Il était en maîtrise quand ses deux parents moururent. Coup sur coup. Du même cancer. Encore engourdi par son propre traumatisme, Marc suivit de loin cette tragédie. En vérité, il n’avait jamais été très attaché à ces deux pharmaciens de Nanterre, qui ne comprenaient pas ses ambitions. Le couple lui avait toujours fait penser à deux pince-billets en résine, serrés sur la même liasse. Rien à voir avec ses rêves de musicien désintéressé. Du reste, Marc possédait une sœur, taillée sur le même modèle petit-bourgeois, qui s’était empressée de reprendre la pharmacie. Passage de relais, passage de monnaie.
Marc acheva son mémoire de maîtrise : « Apulée ou les métamorphoses du verbe », puis découvrit le marché du travail. Il rédigea avec beaucoup de soin son curriculum vitae. Il se faisait penser à un naufragé envoyant des bouteilles à la mer, peaufinant les étiquettes à défaut du message intérieur. Qui cherchait, dans l’univers professionnel contemporain, un spécialiste des poètes néoplatoniciens ? Il avait visé tous les domaines susceptibles d’utiliser sa plume : journalisme, publicité, édition… Au fond, tout cela l’indifférait : il souffrait encore de sa blessure. L’abandon du piano.
Le miracle survint. Un journal local lui envoya une réponse positive. Une simple gazette, installée à Nîmes, mais l’important était ailleurs : on allait le payer pour écrire ! Il se dévoua à son nouveau métier. Il se prit de passion pour le Sud de la France et découvrit que tous les clichés pittoresques sur cette région étaient vrais. Le soleil, les plaines d’or, les pastels de lavande ou de romarin. Chaque sensation était pour lui comme l’un de ces petits sachets d’herbes sèches qu’on glisse entre les draps. Les parfums s’insinuaient en lui ; douceur feutrée, intime, glissée entre les plis de son être.
Les années filèrent. Il progressa, gagna mieux sa vie. Il vendit ses parts de la pharmacie familiale à sa sœur et acquit une maison dans les environs de Sommières. Il avait là-bas un cercle d’amis, un cercle d’habitudes, un cercle de « fiancées ». À trente ans, il était devenu un enfant du Gard. Le drame de d’Amico lui semblait loin, l’écriture était sa seule ligne de vie — et maintenant, bien sûr, il nourrissait un projet de roman. Chaque matin, il se réveillait plus tôt pour rédiger le « chef-d’œuvre ». Mais surtout, ses troubles avaient presque disparu. Il voyait toujours un psychiatre à Nîmes et ses cauchemars reculaient. Le rouge, ce rouge qui inondait parfois les parois de son crâne, s’éclaircissait au point de disparaître dans la pulvérulence du matin, lorsqu’il s’éveillait.
À son insu, un nouveau poison s’insinuait dans sa vie : la routine. Les cercles concentriques de son existence se resserraient au point de l’étouffer. Chaque jour l’ankylosait un peu plus. Il se levait moins tôt — juste à temps pour filer à la « conf » du matin. Le soir, il allumait la télévision, sous prétexte qu’il avait « bossé comme un âne » toute la journée. Peu à peu, les préoccupations, minuscules mais concrètes, de sa vie professionnelle prirent le pas sur ses rêves d’écrivain. Il mangeait plus, s’empâtait, et prenait goût à l’inertie. Il s’était même remis au piano, mais comme on se remet au bricolage.
Alors, il la rencontra.
D’abord, il ne la vit pas. Comme dans ces tests psychologiques où l’on soumet au sujet des cartes à jouer impossibles — as de pique rouge, dix de carreau noir — et qu’il ne remarque pas, les assimilant à des cartes standard, Marc associa Sophie au paysage habituel et ne sut remarquer ses différences.
Elle était, tout simplement, la carte impossible.
Il fit sa connaissance à Saignon, dans le parc naturel du Lubéron, lors de l’inauguration d’un site archéologique. On avait découvert sur une dalle calcaire des empreintes fossilisées d’animaux préhistoriques. Ce jour-là, Sophie lui parla : elle était responsable de la communication de la fondation qui finançait le chantier. Il ne la remarqua pas. Une dame de trèfle rouge. Une reine de cœur noire. Il fallut qu’elle insistât, qu’elle l’invitât plusieurs fois, sur d’autres chantiers, financés par sa fondation, pour qu’enfin, il comprenne.
Sophie correspondait, trait pour trait, à son idéal féminin.
Elle était l’esquisse qui avait toujours plané dans son esprit. Le rêve latent qu’il n’osait préciser, de peur qu’il s’efface au contact de sa pensée. Aujourd’hui encore, il aurait été incapable de la décrire. Grande, brune, à la fois précise et vague. Il ne se souvenait que d’un équilibre inouï. Une grâce parfaite. Il l’avait toujours pensé — et il en possédait maintenant la preuve : on devait se moquer de la couleur des cheveux, de la qualité du teint, du grain de la peau. Seule compte l’harmonie de l’ensemble. La pureté des lignes, la rigueur du dessin. Comme le prodige d’une mélodie, qui peut être jouée sur n’importe quel instrument sans perdre son émotion.
Impossible non plus de dire s’il aimait son esprit, sa personnalité, puisque tout, absolument tout chez elle — remarques, décisions, attitudes —, était traversé par cette grâce indicible. Il ne l’écoutait pas : il planait. Il ne l’aimait pas : il lui vouait un culte. Il n’avait qu’un souhait : vivre auprès d’elle, accompagner cette beauté jusqu’au bout, comme on effectue un pèlerinage. Il voulait voir apparaître ses rides, apprivoiser sa beauté, sans chercher à la comprendre ni à percer son secret. Il espérait simplement s’intégrer à son histoire, comme un prêtre s’assimile à la foi, à force de prières, sans saisir les desseins de Dieu.
Dans son travail, il trouva une nouvelle énergie. Depuis deux années, il était le correspondant d’une grande agence photographique à Paris. Lorsqu’un fait divers, dans sa région, pouvait revêtir une importance nationale, il prévenait aussitôt le bureau central et on lui envoyait un photographe. Grâce à ce job, il rencontrait des reporters majeurs. Des hommes qui ne cessaient de voyager, qui vivaient à une autre échelle du réel. Marc leur proposa une collaboration — le fameux tandem journaliste-photographe —, appliquée à l’échelle du monde.
On lui fit confiance. Il voyagea, traita des dizaines de sujets. Ethnies lointaines, milliardaires délirants, guerres des gangs : tout y passait. Avec une seule condition : de l’inédit, de l’extraordinaire, de l’adrénaline, garantis sur papier glacé. Ses revenus augmentèrent. Ses prises de risques aussi. Il vendit sa maison de Sommières pour revenir à Paris. Sophie le suivait, bien sûr — d’ailleurs, tout cela lui était destiné. Paradoxalement, il effectuait ces voyages pour se rapprocher d’elle, pour nourrir leur quotidien d’un matériau incandescent, et sublimer leur relation intime. Face à sa beauté, il ne pouvait que devenir un héros. Question d’équilibre.
À la fin de 1992, Marc se lança dans un reportage important sur la mafia sicilienne. Son périple comportait plusieurs villes : Palerme, Messine, Agrigente. Il persuada Sophie de le rejoindre à la fin du parcours, à Catane, au pied de l’Etna.
C’est là-bas, dans la ville volcanique, que le drame se répéta.
Sophie disparut le 14 novembre 1992. Jamais il n’oublierait cette date. La femme sacrée, la Pythie s’évanouit dans la même couleur que d’Amico. Le rouge. Du moins le supposait-il car il n’en avait aucun souvenir. Quand il découvrit son corps, il perdit connaissance et sombra dans un sommeil sans rêve. Tout se répéta, exactement, comme la première fois. La découverte. Le choc. Le coma.
Il se réveilla dans un hôpital parisien. On lui expliqua, avec beaucoup de précaution, ce qui était arrivé. Deux mois étaient passés. On l’avait transféré à Paris. Sophie était enterrée auprès de sa famille, dans la région d’Avignon. Marc ne pouvait plus parler. Autour de lui, les vieux fantômes ressurgirent : sa sœur, les spécialistes de l’amnésie, le psychiatre qui l’avait traité la première fois. Il les écoutait, mangeait, dormait. Mais il n’éprouvait qu’une seule sensation : un goût de ciment dans la bouche, comme après une très longue séance chez le dentiste. Ce goût l’envahissait, se répandait partout, et le paralysait. Il devenait un bloc minéral. Incapable de la moindre idée, de la moindre réaction.
Il fallut attendre deux semaines pour qu’il se lève. Il s’observa dans la glace de sa chambre et se trouva, simplement, amaigri. Sa peau avait la couleur du plâtre, et sa bouche exhalait toujours le même parfum de mortier.
Un mois plus tard, ses idées se remirent en place. Il comprit qu’il avait tout perdu. Non seulement Sophie, mais aussi le dernier souvenir de Sophie. C’était ce trou noir qui l’obsédait, alors qu’il déambulait dans les couloirs de l’hôpital, en pyjama. Cette blessure de temps, cette page effacée qui lui manquerait toujours et qu’aucune greffe ne pourrait remplacer.
Puis il mesura l’étendue de sa propre métamorphose. Avec la mort de d’Amico, il avait perdu le goût du piano. Cette fois, il perdait le goût de la vie, de l’avenir, de toute activité. Il intégra une clinique spécialisée, payée avec le pactole de la maison de Sommières. Des mois passèrent. Chaque jour, Marc se regardait maigrir dans la glace. Teint d’hostie, pommettes saillantes. Il se dématérialisait, ne faisant plus le poids face au monde qui l’attendait dehors.
Il trouva pourtant une voie nouvelle : le cynisme.
Revenir de la mort de Sophie, c’était revenir du pire. Il allait donc reprendre son métier, mais sans scrupules, ni illusions. Il travaillerait pour le fric. Et même pour le maximum de fric. Il connaissait assez les médias pour savoir qu’une seule voie était réellement rentable : people et indiscrétion. Ce matin-là, il se sourit dans la glace, à l’ombre de sa moustache, qu’il avait laissée pousser pour étoffer son visage d’ascète.
Puisqu’il n’y avait plus d’espoir, il allait faire fructifier son désespoir.
Il allait devenir paparazzi.
Pour un journaliste, on ne pouvait pas descendre plus bas.
Paparazzi, c’était le fond de la bonde. Pas de valeurs, pas de principes : tout est permis si ça rapporte. En même temps, c’était un boulot de tension, d’adrénaline, qui réclamait une large part d’enquête. Et même plus : il fallait planquer, se déguiser, jouer les imposteurs. Sans compter les risques, bien réels : on ne comptait plus, dans la profession, les « cassages de gueules », les destructions de matériel. Tout ce qu’il lui fallait. Il n’était pas photographe, mais il serait un enquêteur hors pair.
Un rabatteur de coups.
En quelques années, il devint l’un des meilleurs du métier. C’est-à-dire l’un des pires. Fouineur, menteur, magouilleur. Il bascula dans une sorte d’intermonde — un marécage où il prospectait de l’or. Il fréquenta les prostituées de haut vol, les flics criblés de dettes, les indics semi-mondains. Il apprit à soudoyer les concierges, les chauffeurs, les médecins. Il devint expert dans l’art de fouiller les poubelles mais aussi de s’infiltrer dans les soirées sélectes.
Bientôt, on le surnomma « la Raflette ». Sa spécialité : voler les photographies intimes des familles projetées, pour une raison ou une autre, sur le devant de la scène. Des parents étaient dépassés par le succès médiatique de leur enfant ? Il était là, souriant, chaleureux, mais piquant discrètement les portraits posés sur la cheminée. Un père et une mère, dont la petite fille venait d’être assassinée, étaient effondrés ? Il compatissait, mais profitait du désespoir général pour fouiller dans la boîte à chaussures qui contenait les archives photographiques de la famille.
Lorsqu’il y avait de « vrais » clichés à prendre, il s’associait, selon le projet, au meilleur photographe, souvent venu d’autres horizons. Une planque vraiment chaude sur le rocher de Monaco ? Il appelait un alpiniste capable d’accéder à la Principauté sans passer par la douane, en escaladant la falaise. Une image éclair des seins d’Ophélie Winter ? Il dégotait le photographe le plus rapide — un de ces virtuoses des jeux Olympiques capables de faire un point parfait au départ du cent mètres. Une scène à saisir de nuit, à plus de huit cents mètres ? Il en parlait à un photographe animalier, spécialiste du monde nocturne et bricoleur de génie, inventeur d’objectifs à infrarouge.
En 1994, il trouva, enfin, un partenaire complet, efficace sur tous les fronts. Vincent Timpani, colosse aux cheveux longs, exubérant, graveleux, mais qui pouvait rester en planque des nuits entières et produire une image nette en toutes circonstances. Un gorille capable, le cas échéant, de tenir tête à des gardes du corps et n’hésitant pas à violer la loi — plusieurs fois, ils avaient pénétré ensemble chez des stars par effraction. Risqué, mais rentable.
Vêtus de Bombers, les blousons verts des aviateurs anglais, portant un bonnet noir roulé sur le front, ils organisaient de véritables opérations commando. Leur quotidien était mouvementé mais l’excitation toujours au rendez-vous. Ils avaient le vent en poupe. Au milieu des années quatre-vingt-dix, les magazines français se livraient une concurrence acharnée sur le terrain du people. Paris Match, Voici, Gala, Point de vue menaient une guerre ouverte pour les meilleurs clichés.
Ils amassèrent une véritable fortune.
Mais Marc ne bossait pas pour l’argent. À peine s’était-il acheté, cash, un atelier dans le 9e arrondissement, qu’il n’avait même pas pris le temps de meubler. Il recherchait autre chose : l’oubli. Son seul triomphe était d’être parvenu, à force d’agitation, à faire reculer ses cauchemars et à remiser dans un coin de son esprit l’image de Sophie. Il n’avait rien réglé en profondeur. Mais c’était tout de même une réussite. Fièrement, il arborait sa peau de salopard.
Marc était un survivant.
Et les survivants ont tous les droits.
1997. Marc et Vincent rayonnaient de l’île Moustique à Gstaad, du domaine de Sperone, en Corse, à Palm Beach, en Floride. Impossible d’arrêter : la fièvre du people culminait. Marc sentait que cela n’allait pas durer. Le vent allait tourner, non seulement pour eux, mais pour tout le monde. Les magazines croulaient sous les images indiscrètes. Et aussi sous le papier bleu, apporté le lendemain de chaque publication par un huissier. Les célébrités multipliaient les coups de gueule, les tribunes libres, dans les autres médias. Et les lecteurs commençaient à se sentir mal à l’aise face à tant de voyeurisme. Le seuil de tolérance approchait.
Marc imaginait un déclin progressif, une chute lente. Il n’avait pas prévu que ce déclin surviendrait en quelques heures. Tranchant comme un couperet.
Le couperet, ce fut la nuit du 30 août 1997.
Marc s’était toujours désintéressé de Lady Diana : trop de concurrence. Il préférait travailler en solitaire, sur des coups plus tordus, plus surprenants. Il aurait donc dû apprendre la nouvelle de sa mort comme n’importe qui, le lendemain matin, le 31, à la radio ou à la télévision.
Mais non. À une heure du matin, Vincent l’avait appelé.
Marc mit plusieurs minutes à intégrer les faits. Diana et Dodi Al-Fayed poursuivis par un groupe de paparazzis sur les quais de la Seine ; l’accident sous le tunnel de l’Aima. Vincent était l’un des photographes qui suivaient la Mercedes. Au téléphone, il parlait à toute vitesse et donnait les détails en vrac : les corps encastrés dans les tôles, le klaxon bloqué qui résonnait dans le tunnel, les collègues qui avaient continué à faire des clichés et ceux qui avaient tenté d’aider les passagers.
Marc comprit que cet accident inouï sonnait le glas du métier — et de la fortune. Ça, c’était la vision à long terme. À court terme, il saisissait que le colosse avait pris des photos. Or, il avait réussi à fuir alors que les autres paparazzis avaient été arrêtés par les flics. Pour quelques heures, Vincent possédait les seules images sur le marché. Une fortune.
Marc se posa mentalement la question : était-il un homme ou un simple charognard ? En guise de réponse, il s’entendit demander, d’un ton glacé :
— Tes photos : c’est du numérique ?
Ils se donnèrent rendez-vous à la rédaction d’un des plus grands magazines parisiens. Vincent devait d’abord développer ses images en urgence — il avait travaillé avec des films argentiques. Marc arriva à deux heures trente. Quand il vit les hommes encore vêtus de leur blouson, debout autour de la table lumineuse, il comprit que les nouvelles s’étaient aggravées. Diana agonisait à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière. Elle avait subi deux arrêts cardiaques : les médecins étaient en train de l’opérer.
Marc s’approcha de la table où brillaient les diapositives. Il s’attendait à des images de chairs arrachées, des traînées de sang sur la carrosserie, une boucherie abjecte. Il découvrit le visage diaphane, radieux de la princesse. Ses orbites étaient légèrement tuméfiées, une goutte de sang perlait de sa tempe, mais sa beauté était intacte. Elle paraissait même, sous les signes de contusion, d’une jeunesse, d’une fraîcheur bouleversantes. C’était un ange véritable, incarné, avec des cernes, des bleus, du sang, et une présence qui serrait le cœur.
Le pire était une autre image — sans doute la dernière de Diana consciente. Captée par un flash, elle lançait un regard apeuré par la vitre arrière de la voiture, vers les photographes qui venaient de la prendre en chasse. Dans ce regard, Marc lut la vérité. La princesse n’allait pas mourir d’une faute de conduite, ni même à cause des photographes qui la suivaient ce soir-là. Elle allait mourir de ces longues années de poursuite durant lesquelles elle avait été traquée, guettée, non seulement par des photographes, mais par le monde entier. Elle allait mourir de la curiosité humaine, de cette force obscure qui avait focalisé tous les regards, tous les désirs sur elle. Une traque qui avait commencé depuis la nuit des temps. Avec le désir de voir, de savoir, inscrit dans les gènes de l’homme.
— Je vous préviens. Moi, je la vends pas.
Marc reconnut le photographe qui venait de parler : il avait les larmes aux yeux. Il comprit qu’il était l’auteur du cliché « vitre arrière », les autres, celles de Diana parmi les tôles froissées, étaient celles de Vincent. Il le chercha du regard : le géant avait l’air effaré, oscillant d’un pied sur l’autre, casque à la main.
Marc contempla les autres hommes — les journalistes de permanence, le chef du service photographique, réveillé en pleine nuit. Tous livides, blafards même, avec la lumière de la table qui les éclairait par en dessous. À cet instant, sans qu’un mot soit prononcé, il y eut un accord tacite : personne ne vendrait ni ne publierait ces images.
À quatre heures, la nouvelle tomba : Diana était morte.
Alors, la fièvre monta. Les téléphones portables n’arrêtèrent plus de sonner. Les offres provenaient des rédactions du monde entier. Les enchères s’accéléraient. Marc observait du coin de l’œil Vincent, et quelques autres photographes qui étaient arrivés entre-temps avec d’autres clichés. Ils répondaient en hésitant, prenant note du pactole qui ne cessait de monter. Parfois, ils se regardaient dans les vitres de la salle de rédaction et devaient s’interroger, eux aussi : hommes ou charognards ? Marc s’éclipsa des bureaux à six heures du matin, après s’être entendu avec Vincent : ils ne vendraient rien.
Marc marchait vers sa voiture quand son téléphone portable sonna. Il reconnut la voix : un de ses contacts au Quai des Orfèvres. « Diana. On attend son certificat de décès. Ça t’intéresse ? » Marc imagina le corps pâle, allongé sur la table d’opération. Ce corps qu’il avait lui-même profané quelques années auparavant, en fourguant des photos où on apercevait, à la naissance des cuisses de la princesse, des marques de cellulite. Le journal avait publié les images en agrandissant et en cerclant de rouge la zone « intéressante ». Marc avait empoché quatre-vingt mille francs pour ce reportage d’intérêt général. Voilà dans quel monde il vivait. Il raccrocha sans répondre.
Une heure plus tard, le flic rappela : « On vient de recevoir le certificat, par fax. On a les résultats de son analyse sanguine. Elle était peut-être enceinte. Ça t’intéresse toujours pas ? » Marc hésita encore, pour la forme, puis, poussé par une obscure volonté de toucher le fond, il dit : « Je t’attends au Soleil d’Or dans trente minutes. J’amènerai le papier. » Le Soleil d’Or était le café le plus proche du 36, quai des Orfèvres. Quant au « papier », il fallait toujours amener à son indic une rame standard à glisser dans la photocopieuse : les feuilles utilisées par les bureaux de police portaient des signes caractéristiques et constituaient, en cas de poursuites, une preuve matérielle contre ces services.
Une heure plus tard, il avait en main la copie du document. Deux heures plus tard, il le proposait à l’une des plus grandes rédactions de Paris. Un scoop inestimable. Mais la direction hésitait face à ce certificat : rien ne garantissait son authenticité et cela allait trop loin, trop fort. Au même moment, dehors, on parlait de lyncher les paparazzis et plus généralement les médias, les « assassins de Diana ». Sans être certain de publier, le magazine paya une « garantie » et prépara une mise en pages — ce fut Marc lui-même qui écrivit le papier, sur place. Mais alors, il se passa un événement inédit : les secrétaires du service sténo refusèrent de taper l’article. Trop, c’était trop. Cette révolte fit tout basculer : la rédaction renonça. Et opta pour une demi-mesure. On évoquerait la possible grossesse dans l’article, mais pas question de publier le certificat.
De rage, Marc attrapa sa pièce à conviction et fonça dans les toilettes du journal. Dans l’une des cabines, il brûla le document. À cette seconde, le dégoût explosa dans sa gorge. Aucun doute : il était bien une pure ordure. Il contempla les flammes qui se tordaient entre ses doigts et décida que le métier était fini pour lui. Depuis cinq ans, il pactisait avec le diable et il était en train de brûler, symboliquement, son contrat maléfique.
Il partit en voyage. Presque malgré lui, il retourna en Sicile, et ne mit que deux jours à se retrouver, sans même y avoir pensé, à Catane. Une sorte de pèlerinage, sauf qu’il ne se souvenait de rien. Dans les rues de lave noire, il essaya, encore et toujours, de se rappeler les quelques heures qui avaient précédé la disparition de Sophie. Quelles avaient été leurs dernières paroles ? Malgré son amour intact, malgré le fait qu’il ne passait pas un jour sans penser à elle, il était incapable de retracer ces heures ultimes.
En Sicile, il prit une nouvelle décision. À la manière d’un homme qui, traqué pendant des années, fait volte-face et choisit de combattre ses chasseurs, Marc décida de se retourner et d’affronter, enfin, ses propres démons. Ses cinq ans d’agitation, de combines, de photos indiscrètes n’avaient qu’un seul but : brouiller les cartes, masquer sa vraie hantise. Il était temps de se consacrer à sa véritable obsession.
Le crime.
Le sang et la mort.
Il proposa sa candidature à un nouveau magazine de faits divers, Le Limier. Marc n’avait pas le profil pour ce poste mais sa carrière démontrait ses dons d’enquêteur. À quarante ans, il repartit de zéro. Pour la cinquième fois. Après avoir été pianiste, journaliste régional, grand reporter, paparazzi, il se lançait maintenant dans le fait divers. On lui confia la chronique judiciaire. Il passa ses journées dans les cours d’assises, suivit les crimes les plus sordides, observa les assassins dans le box des accusés. Règlements de comptes, vols crapuleux, crimes passionnels, infanticides, incestes… Pas une turpitude ne manquait. Marc était déçu. Face aux accusés, il s’attendait à découvrir une vérité. La marque ancestrale du crime.
Ce qu’il voyait était plus effrayant encore : il ne voyait rien. La banalité du mal. Des visages plus ou moins repentis, plus ou moins expressifs. Qui semblaient toujours étrangers aux faits évoqués. Ces êtres humains qui avaient tué leurs enfants, massacré leur conjoint, éventré leur voisin pour quelques euros semblaient avoir été traversés par une force inconnue, étrangère.
Parfois, Marc éprouvait l’intuition inverse. La pulsion de destruction avait toujours été là, au fond de leur esprit. Elle appartenait aux gènes de l’homme, à son cerveau primitif — et n’attendait qu’une occasion pour surgir.
Les années passèrent. Il travailla sur des centaines d’affaires. Des procès, mais aussi des enquêtes criminelles non résolues — il connaissait tous les flics de la Crim, les magistrats, les avocats. Et les meurtriers. Il était autant chez lui à la « BC » du quai des Orfèvres qu’au parloir de Fresnes. Il déjeunait avec les meilleurs enquêteurs et interviewait les pires tueurs. Il cherchait, observait, chassait. Mais chaque fois, l’essentiel lui échappait. Il ne parvenait pas à contempler le visage du Mal.
Pourtant, il ne désespérait pas : après cinq années au Limier, il attendait toujours le cas, le « flag », la confession qui lui permettrait, enfin, de découvrir la lumière noire. Il vivait dans ses parages — il finirait bien par la surprendre.
— Un autre café, peut-être ?
Le serveur se tenait de nouveau devant lui. Marc regarda sa montre : dix-sept heures. Son bilan personnel lui avait pris plus d’une heure. Il se frotta les yeux comme s’il sortait du cinéma :
— Non, merci. Ça ira pour aujourd’hui.
Le garçon le gratifia d’un sourire satisfait ; surtout lorsqu’il le vit ranger ses dossiers et ses notes. Avant de s’éclipser, Marc fila aux toilettes pour se rafraîchir. Il se sentait aussi froissé qu’un mouchoir de jeune fille en plein chagrin d’amour.
Il s’observa dans les miroirs. Comme toujours, il ne pouvait décider à quoi il ressemblait le plus : pianiste, sorbonnard, reporter, paparazzi, journaliste criminel ? Avec son physique de petite frappe, il n’avait la tête d’aucun de ces rôles. Trapu, rouquin, moustachu, il ressemblait à un rugbyman miniature, qui aurait joué dans une équipe britannique ou irlandaise.
Il avait mis au point une panoplie pour affiner sa silhouette : il ne portait que des vestes cintrées à motifs discrets, brun et crème, et des chemises blanches à col anglais, dont il laissait dépasser les manchettes. Il n’était pas sûr de l’efficacité du résultat. Dans ses bons jours, il se trouvait très élégant, très « british ». Dans ses mauvais, il pensait au contraire qu’avec ces vestes brun chocolat, aux reflets café, il ressemblait plutôt à une vitrine de pâtisseries.
Il plongea sa figure dans l’eau fraîche. Il était sonné d’avoir remonté ainsi sa propre biographie. Aujourd’hui, qui était-il vraiment ? Il s’incarnait tout entier dans sa quête. Sa passion du crime. Cette idée le ramena au sujet de sa journée : Jacques Reverdi.
« Un tueur en série sous les tropiques », vraiment ?
Il ferma l’eau et balaya sa mèche.
Il était temps d’aller voir le visage de l’assassin.
Lignes blanches et épurées.
Espace zen aux symétries impeccables.
Chaque fois qu’il pénétrait ici, il éprouvait la même sensation. Ce laboratoire de développement professionnel ressemblait à un lieu de méditation. Un vestibule aux murs blancs, où étaient exposés des tirages cadrés de noir. Puis un couloir aux petites lampes suspendues, qui s’ouvrait sur la salle des dépôts. Les photographes y donnaient leurs films et récupéraient leurs images. Encore une fois, le blanc, la pureté… tout semblait organisé pour susciter le vide de l’esprit, le recueillement de l’âme. Même les tables lumineuses, blocs blancs scintillants renvoyant leur halo laiteux à la face des reporters, finissaient par ressembler à des prie-Dieu futuristes.
Marc avait rendez-vous avec Vincent Timpani à dix-sept heures trente. Il était déjà dix-huit heures mais le géant était toujours en retard. Il se dirigeait vers la cafétéria, quand il remarqua une tête connue : Milton Savario, photographe d’origine sud-américaine, qui appartenait à la caste supérieure des reporters de news. Un ascète famélique, qui semblait toujours survivre entre deux guerres.
Savario lui fit signe. Ils se serrèrent la main. D’un hochement de tête, Marc désigna les diapositives réparties sur la table lumineuse :
— Tu ne travailles pas en numérique ?
— Pas pour ce genre de sujet, non.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La famine en Argentine.
— Je peux ?
Marc attrapa le compte-fils — une petite loupe montée sur une armature chromée — puis se pencha sur les ektas. Un enfant squelettique, au visage sans chair, criblé de perfusions, sur un lit d’hôpital. Un nourrisson verdâtre, au crâne énorme, dans un cercueil avec des petites ailes d’ange. Une infirmière portant un gosse inanimé, aux jambes réduites à de longs os inertes, dans un escalier gris. Marc se releva :
— Ça n’a pas été trop dur ?
— Quoi ?
— Ces mômes, la famine…
Savario sourit. Sa barbe de trois jours et sa tignasse noire hirsute lui donnaient l’air d’être maquillé au charbon de bois.
— Il n’y a pas de famine en Argentine.
— Et ces photos ?
Le Sud-Américain glissa les ektas dans l’enveloppe, sans répondre. Il replia son compte-fils, éteignit la table lumineuse.
— Je te paye un café. Je te raconte le tour de magie.
Ils s’installèrent dans la cafétéria. Distributeurs, guéridons, sièges : tout était blanc. Le photographe se hissa sur le tabouret de bar.
— Pas de famine, répéta-t-il en soufflant sur son gobelet brûlant. On s’est tous fait avoir.
Il sortit de son sac photos un tirage de l’enfant sous perfusion aux membres difformes :
— C’est un polio. Rien à voir avec la faim.
— Un polio ?
— La photo a dû circuler par erreur. Dans les agences. Sur Internet. On s’est tous précipités. La famine en Argentine : cela paraissait incroyable. Mais là-bas, à Tucuman, aucun signe de faim.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Comme les autres : j’ai photographié le petit polio. Tu connais le prix du billet pour l’Argentine ?
Marc n’avait pas besoin qu’on lui fasse un dessin. Une fois les frais engagés, il était hors de question pour Savario de revenir les mains vides. Quelques clichés de l’enfant famélique, quelques autres des dispensaires, des ghettos misérables, et le tour était joué. Il y aurait toujours un magazine pour acheter ces images et broder sur la malnutrition. Personne ne mentait vraiment, l’honneur était sauf — et il n’y avait pas eu perte d’argent. Le Latino tendit son café :
— À l’information !
Marc trinqua en retour. Depuis cinq ans qu’il travaillait sur les faits divers, il était sorti du tourbillon des agences, mais il constatait, avec une joie cynique, que rien, absolument rien, n’avait changé.
Une voix grave s’éleva derrière eux :
— Toujours à refaire le monde ?
Marc pivota sur son siège et découvrit Vincent Timpani. Un mètre quatre-vingt-dix, cent kilos de muscles et de chair avachis dans un costume de toile claire, qui lui donnait l’air d’un planteur sous les tropiques. Mystérieusement, le soleil semblait toujours l’habiter : il avait grandi à Nice et conservait une pointe d’accent méridional.
Il salua Marc et Savario d’un éclat de rire puis se dirigea vers le distributeur de boissons gazeuses. Savario en profita pour s’éclipser. Vincent revint vers Marc, une canette de Coca à la main. Il suivit le photographe du regard :
— Je fais fuir le héros ou quoi ?
— Tu as les images ?
Le géant sortit de sa veste trois enveloppes. Depuis le drame de Lady Diana, il s’était reconverti dans la photo de mode mais, en souvenir du passé, il acceptait parfois de bricoler quelques tirages pour illustrer les enquêtes de Marc. Il commenta, avec une mauvaise humeur feinte :
— Je me demande pourquoi je m’emmerde à reproduire ces sales gueules. Quand je pense aux filles sublimes qui m’attendent au studio…
Marc plongea dans la première enveloppe. Il en sortit un portrait anthropométrique de Jacques Reverdi. Il lut la légende inscrite sous la photo.
— C’est celle de son arrestation au Cambodge, tu n’as pas celle de Malaisie ?
— Non, m’sieur. J’ai appelé les mecs de l’AFP, à Kuala Lumpur.
Pas de portrait officiel en Malaisie. Reverdi n’est pas resté assez longtemps entre les mains des flics. Il a aussitôt été interné dans un hôpital psychiatrique et…
— Je suis au courant, merci.
Marc observait le visage de Reverdi. Les images qu’il avait vues jusqu’ici appartenaient au passé prestigieux de l’apnéiste. Des clichés rayonnants où le champion, vêtu d’une combinaison de plongée, brandissait la plaquette indiquant la profondeur de son record. Le portrait qu’il tenait maintenant était différent. Le visage étroit, musclé, rugueux de Reverdi n’était plus du tout souriant. Les commissures des lèvres s’arquaient en une expression maussade. Quant au regard, il était noir, indéchiffrable.
Il ouvrit l’enveloppe suivante et découvrit une jeune fille. Presque une adolescente. Pernille Mosensen. Des yeux clairs, une expression angélique entourée de cheveux noirs, très raides. Et une peau luminescente. Marc songea à la chair pâle de certains fruits exotiques.
— L’AFP m’a envoyé que ça, commenta Vincent. C’est la photo de son passeport. Je l’ai retouchée à l’ordinateur…
L’expression de la jeune Danoise trahissait la volonté de paraître sérieuse. Pourtant, malgré cet air sage, on sentait vibrer une jeunesse exubérante sous les cils. Un sourire qui frémissait au bord des lèvres. Il l’imaginait en train de se préparer pour son voyage en Asie du Sud-Est. Sans doute son premier grand périple…
— Et le corps ? demanda-t-il.
— Nada. La Haute Cour de Malaisie n’a rien communiqué. Ils ont pas l’air de vouloir faire de la publicité.
— Et l’autre ? La fille du Cambodge ?
Vincent acheva une longue goulée et poussa sur la table la troisième enveloppe :
— Je n’ai trouvé que ça. Dans les archives du Parisien. Et j’ai vraiment dû faire des miracles. C’est une reproduction des canards de Phnom Penh. On voit la trame de l’imprimerie.
Linda Kreutz était une rousse aux traits délicats se dessinant par petites touches à peine appuyées. Une physionomie légère, enfouie sous une tignasse frisée, qui ne faisait pas le poids face au grain d’impression du journal. Son expression se perdait dans la trame et prenait un caractère irréel. Un fantôme de news.
— Et pour celle-ci, rien sur le corps ?
— Rien de publiable. Cambodge Soir m’a envoyé des photos. La fille a été retrouvée dans un fleuve, trois jours après sa mort. Gonflée à exploser. La langue comme un concombre. Pas publiable : fais-moi confiance. Même dans ton canard de merde.
Marc empocha les trois enveloppes. Vincent prit un ton complice :
— Qu’est-ce que tu fous, ce soir ?
Le visage du photographe était taillé sur le même modèle que le corps : énorme, rougeâtre, avachi. Une face d’ogre, à moitié cachée par une mèche qui lui tombait sur l’œil gauche à la manière d’un bandeau de pirate. Il conservait toujours la bouche entrouverte, comme un gros dogue essoufflé. Il brandit une autre enveloppe, en affichant un large sourire :
— Ça t’intéresse ?
Marc jeta un regard : des tirages de jeunes femmes nues. Aux côtés de ses photographies officielles pour les magazines, Vincent effectuait des clichés de composite pour les mannequins débutants. Il en profitait pour les dévoiler.
— Pas mal, non ?
Son haleine brûlait d’une odeur mêlée de Coca et d’alcool. Marc feuilleta la liasse : des corps pubères, aux mensurations parfaites ; des peaux de lait, sans le moindre défaut ; des visages à l’élégance féline.
— Je les appelle ? demanda-t-il en faisant un clin d’œil.
— Désolé, répondit Marc en rendant les images. Je ne suis pas d’humeur.
Vincent reprit ses clichés avec une grimace de dédain :
— T’es jamais d’humeur. C’est ça, ton problème.
Les visages étaient là.
À la fois familiers et terrifiants.
Tordus, écrasés, déformés contre les mailles de rotin. Jacques Reverdi maîtrisa sa peur et leur fit face : il vit les joues aplaties, les fronts plissés, les cheveux emmêlés. Leurs yeux cherchaient à le repérer dans l’ombre. Leurs mains s’agrippaient aux parois. Il percevait aussi leurs voix étouffées, leurs chuchotements mêlés, sans distinguer leurs paroles.
Bientôt, il remarqua des détails impossibles. L’un des visages avait les paupières couturées. Un autre ne possédait pas de bouche, juste de la peau opaque entre les joues. Un autre encore avait le menton en étrave, comme si l’os, retroussé, démesuré, était près de crever la chair. Un autre transpirait à grosses gouttes, mais cette suée était composée de chair liquide : elle diluait les traits, les fondait en une seule coulée.
Jacques comprit qu’il dormait encore. Ces hommes appartenaient à son cauchemar familier — celui qui ne le quittait jamais. Il s’efforça au calme. Il savait que les monstres, à travers les fibres végétales, ne le voyaient pas — il était à l’abri, dans l’obscurité. Jamais ils ne parviendraient à ouvrir l’armoire de rotin, à l’extirper de sa cachette.
Pourtant, tout à coup, il sentit leur monstruosité s’insinuer entre les fils tressés, lui passer sous la peau. Son visage se souleva, ses muscles se distendirent, ses os craquèrent… Il leur ressemblait de plus en plus ; il devenait « eux ». Il serra les lèvres pour ne pas hurler. Sa figure se disloquait, se déformait, mais il ne devait pas crier, il ne devait pas révéler sa présence dans l’armoire, il…
Son corps se raidit. Sa cage thoracique se bloqua. Son être se ferma au monde extérieur. Il imagina l’arborescence de son appareil respiratoire se fermant sur la nuit de ses organes. C’était l’apnée qu’il préférait — la plus douce, la plus naturelle. L’apnée nocturne qui surprenait les bébés dans leur sommeil et qui parfois les tuait.
Jacques ne dormait plus mais il conservait les yeux clos. Il compta les secondes. Il n’avait pas besoin de montre, ni de trotteuse. L’horloge était son flux sanguin. Ralenti. Apaisé. Au bout de quelques secondes, les voix se turent. Puis les visages s’estompèrent. Les parois de rotin reculèrent, comme si la pression, de l’autre côté, cessait. Il était le plus fort. Plus fort que les yeux, que les monstres, que les…
Il ouvrit les paupières, l’esprit absolument vide. Il inspira une pleine bouffée d’air. Il reçut en échange quelque chose d’amer et de savoureux à la fois. Une goulée de thé vert. Où était-il ? Sa conscience revint par vagues lentes. Il était allongé. La chaleur était omniprésente, dans les ténèbres. Ses cinq sens commencèrent leur travail de sonde. Il perçut le vent brûlant sur son visage. Puis une odeur lourde, capiteuse, presque écœurante : l’arôme de la forêt. La luxuriance végétale.
Des bruits étouffés. Des voix. Elles n’avaient rien à voir avec celles de son cauchemar. Elles s’efforçaient de parler anglais avec un fort accent malais : « Hello… Hello… », « Cigarettes ? »
Il tourna la tête vers la droite et discerna, à travers des barreaux de bois peints en vert, des trognes sombres, confuses. Était-il en prison ? Il tourna les yeux vers la gauche. Un ciel nocturne se déployait, vibrant d’étoiles. Non. Il était à l’extérieur.
Il s’efforça au calme — à l’analyse de chaque fait. C’était la nuit. Une nuit bleue et verte, aux effluves de tropiques. Il se trouvait dans le couloir d’une galerie. À gauche, une grande cour de ciment. À droite, le mur de barreaux, derrière lequel s’agitaient un groupe de détenus. Dans leur dos, on discernait une grande pièce ponctuée de lits en fer. Il était bien en prison. Mais une prison à ciel ouvert.
Par réflexe, il tenta de se lever. Impossible : des courroies entravaient ses poignets et ses chevilles. La seconde suivante, il aperçut la barre chromée de son lit — un lit d’hôpital. Dans le même temps, il constata qu’il était vêtu d’une tunique verte. Les prisonniers portaient la même chasuble. Un autre détail lui apparut : ils avaient tous le crâne rasé. Leurs grands yeux ouverts dans l’obscurité ressemblaient à des blessures blanches. Ricanements, grognements. Il tendit l’oreille et distingua leurs paroles, en malais, chinois, thaï… Des propos incohérents. Des mots absurdes. Des cinglés.
Il était dans un asile de fous.
Un nom lui vint à l’esprit : Ipoh, le plus grand institut psychiatrique de Malaisie. Une bouffée d’angoisse le saisit. Pourquoi l’avait-on transféré ici ? Il n’était pas fou. Malgré les visages, malgré les cauchemars, il n’était pas fou. Il chercha à se souvenir de ses derniers jours et ne put se rappeler que les feuilles de bambou, les cloisons tressées. Que s’était-il passé ? Avait-il subi une nouvelle crise ?
Des bruits retentirent derrière lui. Un raclement de fauteuil, des froissements de papier. En pleine nuit, ces sons étaient plus incongrus encore que le reste. Reverdi se tordit la tête pour voir ce qui se passait. Sous la galerie, à quelques mètres, un bureau de fer trônait, couvert de paperasses.
Le gardien, qui somnolait derrière la table, se leva dans l’ombre et ajusta sa ceinture chargée d’un flingue, d’une bombe lacrymogène et d’une matraque. Pas précisément un infirmier. Jacques se trouvait donc dans le quartier réservé aux criminels. L’homme alluma une torche et se dirigea vers lui. Reverdi ordonna en malais :
— Tutup lampu tu. (Éteins ça.)
Le maton fit un bond en arrière — la voix l’avait surpris. Et plus encore, les mots prononcés en malais. Après une hésitation, il éteignit sa lampe et contourna, avec précaution, le lit. Dans l’obscurité, Jacques vit qu’il tendait la main vers un commutateur.
— N’allume pas, ordonna-t-il.
L’homme s’immobilisa. Il avait l’autre main crispée sur son arme. Le silence autour d’eux était total : les autres prisonniers s’étaient tus. Au bout de quelques secondes, il lâcha le commutateur. Reverdi souffla :
— Je ne dois pas voir ton visage. Aucun visage. Pas maintenant.
— J’appelle l’infirmier. On va te faire une piqûre.
Reverdi tressaillit. En une seconde, son torse s’enduisit de sueur. Il ne devait plus dormir. Les « Autres » l’attendaient dans son sommeil, derrière les mailles de rotin.
— Non, souffla-t-il à voix basse. Pas ça.
Le Malais ricana. Il retrouvait son assurance. Il se dirigea vers un téléphone mural.
— Attends !
L’homme se retourna avec colère. Sa main se noua sur sa matraque. Il n’était plus d’humeur à se laisser emmerder par un mat salleh.
— Regarde au fond de ma gorge, ordonna Reverdi.
Comme malgré lui, le maton revint sur ses pas. Jacques ouvrit la bouche et demanda :
— Qu’est-ce que tu vois ?
Le Malais se pencha avec méfiance. Jacques sortit sa langue et referma violemment ses maxillaires. Le sang gicla aux commissures de ses lèvres.
— Bon Dieu…, grogna le gardien en se précipitant sur le téléphone.
Reverdi l’interpella avant qu’il n’ait décroché :
— Écoute-moi ! Si tu appelles l’infirmier, je l’aurai complètement tranchée avant qu’il arrive. (Il sourit, des bulles chaudes se formaient sur son menton.) Je dirai que tu m’as frappé, que tu m’as torturé…
L’homme ne bougeait plus. Jacques profita de son avantage :
— Tu ne vas pas bouger. Je ferai semblant de dormir, jusqu’à demain matin. Tout ira bien. Réponds seulement à mes questions.
Le Malais parut hésiter encore, puis ses épaules tombèrent, en signe de capitulation. Il attrapa, sur une table roulante, un rouleau de papier hygiénique. Avec prudence, il s’approcha de Jacques et lui nettoya la bouche. Reverdi le remercia d’un signe de tête.
— On est à Ipoh ?
L’autre acquiesça — il avait le visage barré d’une moustache, la peau grêlée de traces d’acné. De vraies crevasses qui, dans le bleu nocturne, évoquaient les cratères de la Lune.
— Depuis combien de temps je suis ici ?
— Cinq jours.
Jacques fit un rapide calcul mental :
— On est mardi, mercredi ?
— Mercredi. 12 février. Deux heures du matin.
Il n’avait aucun souvenir de la période qui le séparait du dernier vendredi. Dans quel état était-il arrivé ici ? Son corps se couvrit à nouveau de transpiration.
— J’étais… inconscient ?
— Tu délirais.
Sa sueur se glaça. Elle lui piquait la poitrine, comme des particules de peur qui l’auraient éclaboussé.
— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Aucune idée. Tu parlais en français.
— Dégage, ordonna-t-il.
Le gardien se raidit face au ton autoritaire, puis retourna s’asseoir derrière son bureau, dans un bruit de trousseau. Reverdi se détendit, les épaules à plat sur son lit.
Au bout d’un long moment, il ne perçut plus aucun bruit du côté du maton — endormi. De l’autre côté des barreaux verts, les murmures s’apaisaient eux aussi : tout le monde retournait se coucher.
Il tenta de se souvenir encore. Il ne voyait rien qui concernât son hospitalisation. Mais d’autres fragments jaillissaient, d’une manière confuse. Des mots. La « chambre ». Les « jalons ». Le « chemin »… Il vit les parois de bambou, les traînées de sang. La peur le saisit de nouveau. Un éclair : la femme meurtrie, s’écoulant avec douceur…
Pourquoi avait-il paniqué ? Pourquoi avait-il eu tout à coup si peur de sa compagne ? Cette perte de contrôle allait lui coûter la vie. Il se souvint que cette incohérence appartenait en réalité au processus. Chaque fois, à la fin de la cérémonie, il déraillait. Mais d’ordinaire, il était seul. Seul dans la Chambre de Pureté — et cet instant d’abandon n’avait aucune conséquence.
Il se concentra encore et remonta la scène. La femme lacérée d’entailles. Sa main, à lui, tenant la flamme. Cette pensée devint si nette, si précise, qu’il se crut de nouveau dans la Chambre… Il eut envie de caresser ce corps ouvert, ruisselant, mais il savait que c’était impossible. La source était taboue.
Pourtant, il s’approcha de sa bien-aimée et contempla ses blessures. Il admira ces rivières sombres qui se répandaient sur la peau hâlée. Il éprouva une tendresse, une reconnaissance sans limites à l’égard de ces sillons qui lui apportaient la paix.
Il se pencha. Au point d’entendre le bruissement des plaies. Au point de sentir la chaleur du corps… Il ferma les yeux et sentit, dans sa bouche blessée, le goût cuivré de son propre sang.
Lentement, le sommeil revenait.
Mais c’était cette fois un repos limpide, loin de tout cauchemar.
Il vit une dernière fois la flaque sombre qui se répandait à ses pieds, autour de sa compagne. Il s’y enfonçait lui-même comme dans un oreiller moelleux, bienfaisant, où nichaient ses pensées.
Un sourire s’épanouit sur ses lèvres.
Il n’avait plus peur : il était guéri.
Dans sa quête, les tueurs en série occupaient une place à part.
Aux yeux de Marc, ils étaient comme des diamants purs. Des pierres brutes. Chez eux, on ne trouvait pas de mobiles parasites, de passion aveugle, de panique de dernière minute. Aucun état d’âme qui puisse expliquer, voire excuser, l’acte meurtrier.
Rien d’autre que la pulsion de tuer.
Froide, isolée, impériale.
Il avait lu tous les livres sur la question. Les récits. Les biographies. Les autobiographies signées par les meurtriers eux-mêmes. Les ouvrages psychiatriques. Il avait lui-même rédigé des dossiers exhaustifs sur quelques-uns des plus célèbres. Il les connaissait mieux que personne. Jeffrey Dahmer, qui trouait le crâne de ses proies à la perceuse afin d’y verser de l’acide. Richard Trenton Chase, qui buvait le sang de ses victimes et plaçait leurs organes dans un mixeur, pour mieux en extraire le liquide vital. Ed Kumper, deux mètres, cent quarante kilos, cannibale, nécrophile, qui parlait à la tête de sa victime, posée sur la cheminée, pendant qu’il sodomisait son corps décapité. Ed Gein, qui se fabriquait des masques de chair avec le visage écorché de ses victimes.
En France, à partir de l’année 2000, il avait effectué des requêtes pour rencontrer des tueurs en série incarcérés. Il avait ainsi interrogé, parfois plusieurs heures, Francis Heaulme, Patrice Allègre, Guy George, Pierre Chenal… Il avait aussi interviewé leur entourage, approché leurs parents — et les familles de leurs victimes.
Chaque fois, il avait éprouvé la même déception.
Comme tous ceux qu’il avait déjà observés aux tribunaux, ces hommes étaient ordinaires. Certains étaient colossaux, d’autres crispés de tics, d’autres encore dotés de vraies sales gueules, mais leur apparence ne révélait rien de fondamental. Leur secret, leur abîme, était — et demeurait — à l’intérieur d’eux-mêmes.
Dans ces moments-là, il doutait de ses propres capacités d’enquêteur. Pourquoi ne réussissait-il pas à les comprendre ? À entrer dans leur tête ? À les imaginer en plein massacre ? Dans sa colère, il regrettait presque de ne pouvoir les surprendre en flagrant délit, les mains ensanglantées, à genoux devant leurs victimes refroidies.
À force d’étudier ces cas horribles, tout juste avait-il récolté quelques images, quelques leitmotivs, qui revenaient le hanter dans son sommeil. Il s’en félicitait. Au moins partageait-il quelque chose avec les tueurs.
Ainsi, il était obsédé par le bruit d’une lame. Celle de Francis Heaulme, lorsqu’il avait tranché la gorge d’une femme sur la plage du Moulin Blanc, près de Brest. Marc avait vu les photos de l’entaille : nette, profonde, partant du milieu du cou jusqu’à l’arrière de l’oreille gauche. La victime avait été retrouvée en maillot de bain, étendue sur les galets, et il y avait une sorte de lien cruel entre cette blessure nue, à pleine peau, et les cailloux gris livrés au vent et à la mer. C’était ce sinistre paysage qui se dessinait d’abord dans son sommeil puis, soudain, le sifflement l’arrachait au cauchemar. Le bruit de l’Opinel tranchant le cou.
Il rêvait aussi d’un tableau mystérieux représentant une femme très maigre, dont les bras étaient amputés des mains. La silhouette hiératique marchait, d’un air songeur, alors que son ventre était ouvert et ses entrailles emmaillotées. Chaque fois, au fond de son sommeil, Marc s’interrogeait : qui était-elle ? Où l’avait-il déjà vue ? Peu à peu, la réponse se formait, jusqu’à le réveiller. Le Spectre du sex-appeal. Un tableau de Salvador Dali.
Marc avait enquêté, en 1998, sur une série de meurtres commis à Perpignan, où on avait soupçonné le tueur de s’inspirer de cette toile. Dans un cas, au moins, la jeune victime avait été éviscérée et amputée des mains. Le meurtrier courait encore et Marc était persuadé que, tant qu’il serait libre, son obsession, sous le signe de Dali, planerait dans les airs et le contaminerait, lui, le journaliste solitaire qui cherchait le secret mais n’en attrapait que des bribes, des fumerolles.
Le bip de son répondeur le tira de ses pensées — depuis son réveil, il divaguait en regardant les portraits de Reverdi. La voix de Verghens retentit dans le grand espace de l’atelier : « C’est moi. Il y a trois jours que tu m’as remis ton papier merdique sur l’affaire de Malaisie. J’espère que t’auras du nouveau d’ici notre prochain bouclage. Appelle-moi ce matin. Sans faute. (Un temps.) Je te rappelle que dans quelques semaines, c’est la guerre. Plus personne n’aura rien à foutre de nos histoires. Alors, nom de Dieu : sors-nous un scoop ! »
Marc sourit à l’évocation du conflit imminent en Irak. Comme s’il avait besoin d’un compte à rebours pour se démener. Onze heures du matin. Il avait relevé sa boîte aux lettres. Aucun message de l’AFP, ni de Reuters ou d’Associated Press. Ni de ses contacts au News Straits Times et au Star, les principaux journaux de Kuala Lumpur. Aucune réponse du DPP (Deputy Public Prosecutor), l’équivalent en Malaisie du juge d’instruction, à qui il avait envoyé une requête. Aucun signe non plus de l’ambassade de France, censée rédiger un communiqué quotidien. À l’évidence, Reverdi était toujours en crise, au fond de son hôpital psychiatrique. Et le nom de son avocat n’était toujours pas connu. Le point mort.
Marc partit se concocter un expresso dans sa cuisine américaine, qui s’ouvrait sur l’atelier. Il était passionné par les cafés — un de ses tics de vieux garçon. Il avait ses filières pour se procurer des arabicas uniques, des robustas rares, des grands crus de tous pays, et il avait acquis, du temps de sa richesse, une machine très sophistiquée, avec buse « vapeur » pour cappuccinos et détartreur intégré, qui permettait de distiller de vrais nectars. Il buvait chaque jour une bonne vingtaine de ces breuvages corsés et variait les marques et les origines au fil des heures. Il se décida pour un petit colombien, qu’il surnommait le « marc au diable », tant il était violent. À réveiller un mort. Tout à fait ce qu’il lui fallait.
En sirotant son jus, à petites lampées, il demeura debout, derrière le comptoir de bois blanc, promenant son regard sur son antre. Un vaste carré de cent vingt mètres carrés, à la hauteur de plafond impressionnante. Lorsqu’il l’avait acheté, il lui avait semblé qu’une telle verticalité permettrait à son esprit de prendre son envol. Huit ans plus tard, cela restait encore à prouver.
Situé au rez-de-chaussée, l’atelier s’ouvrait sur une petite cour pavée, décorée de deux palmiers nains — deux gros ananas qui montaient la garde, à travers les baies vitrées. Les autres murs soutenaient des étagères qui supportaient des livres, des partitions, des CD. Des pans entiers de sa vie qui s’élevaient jusqu’aux verrières mansardées et ne constituaient que l’antichambre de sa véritable bibliothèque : une petite pièce annexe, en contrebas, tapissée de livres spécialisés.
Tout, ou presque, ce qui avait été écrit sur les tueurs en série se trouvait ici, coincé, entassé, répertorié. Ainsi qu’une foule de vieux journaux, traitant toujours de faits divers. Ce théâtre de sang était si complet que les autres journalistes du Limier venaient souvent pour consulter tel ou tel ouvrage ou se remémorer un tueur historique. C’était ce réduit qui expliquait l’odeur de moisi qui planait dans le loft et qui faisait dire à Vincent, à chaque visite. « Il faut que t’arrêtes de fumer des champignons. »
Dans la grande pièce, le mobilier était réduit à sa plus simple expression : une planche posée sur des tréteaux en guise de bureau ; un coin-salon, au fond, se résumant à un canapé affaissé et des coussins épars et, à quelques mètres à droite, dans un renfoncement, le lit. Un matelas sans sommier, à même le sol, face à une table basse, qui soutenait un large téléviseur et un échafaudage de matériel électronique — lecteur DVD, magnétoscope, enceintes et autres appareils hi-fi.
Marc adorait dormir par terre. C’était la position du soldat tapi au sol, observant la base à attaquer. Ce point de vue résumait sa vie : toujours en planque, en embuscade. La nuit, il observait sa muraille de livres qui brillait à la lumière du réverbère de la cour, tandis qu’une série de petites lampes rouges, suspendues devant, évoquaient les signaux d’une piste d’atterrissage. Quand décollerait-il ? Quand trouverait-il la vérité qu’il cherchait ?
Il se fit un deuxième café et s’installa à son bureau. Il rangea le fatras de documents, notes, photos, cassettes, qui s’était accumulé autour d’un seul et même sujet. De quoi écrire une splendide biographie de Jacques Reverdi. Mais elle aurait raconté l’histoire d’un grand sportif, et non celle d’un tueur.
Ces deux derniers jours, Marc avait remonté, pas à pas, son destin. Au début des années quatre-vingt, Jacques avait été une véritable star. Articles, interviews, photos composaient l’image héroïque d’un des plus grands apnéistes de la fin du siècle. Entre Jacques Mayol et Umberto Pelizzari. Pourtant, dans ses interviews, Reverdi n’abusait jamais des clichés sur cette discipline : la quête de l’absolu, le retour à la mer nourricière, la complicité avec les mammifères marins… Au contraire, il insistait sur le caractère antinaturel de l’apnée et sur ses dangers : les risques de syncope, la menace constante de la pression, le vertige des profondeurs. Marc connaissait ce sport — il l’avait un peu pratiqué, en Corse — et se souvenait d’avoir eu des problèmes de perte de connaissance, au fond d’une crique. Il avait aussitôt arrêté ; ces évanouissements lui avaient rappelé les deux plages d’inconscience de son existence.
En réalité, le champion évoquait l’apnée comme une guerre entre l’homme et la mer. Une guerre qu’il fallait gagner avec son corps pour franchir, dans les grands fonds, une sorte de cap. Lors de ses interviews, il parlait toujours de cette frontière mystérieuse, connue de l’apnéiste seul. Celle du record, bien sûr, mais aussi celle de l’esprit. Un stade supérieur, auquel on accédait, paradoxalement, dans les profondeurs. Lorsqu’il l’évoquait, on devinait qu’au sein des ténèbres, à une pression hallucinante, alors que les poumons n’étaient plus que deux cailloux et la lumière un souvenir, le plongeur gagnait bien autre chose qu’une médaille ou une coupe…
Marc avait déniché aussi un article plus récent, publié dans L’Express en août 1987, en pleine fièvre du Grand Bleu, lorsque, en France, dans le sillage du film de Besson, des milliers d’adolescents s’étaient brusquement passionnés pour la plongée. Les reporters avaient retrouvé Reverdi, simple professeur de plongée en Thaïlande. Il apparaissait alors plus serein, beaucoup plus proche de l’image de sagesse et de spiritualité de l’apnée.
Marc était également remonté plus loin dans l’existence de Reverdi. Il avait fait alors des découvertes intéressantes, laissant entrevoir des traumatismes qui pouvaient expliquer les événements actuels.
Jacques naît en 1954, à Épinay-sur-Seine, dans le département du Val-d’Oise. Orphelin de père, fils unique, il grandit auprès de sa mère, assistante sociale. C’est une enfance sans histoire, jusqu’à ce que Monique Reverdi se suicide, en 1968. Jacques — il a quatorze ans — découvre le corps de sa mère dans leur appartement, baignant dans son sang : elle s’est tranché les veines.
L’adolescent change alors de personnalité. L’enfant timide, réservé, devient un être agressif, un voyou impulsif qui rebondit de foyer en foyer, ne cesse de commettre des vols, des actes de vandalisme, des voies de fait. À dix-sept ans, il est envoyé à Marseille, dans un « lieu de vie », un centre destiné aux adolescents difficiles. C’est le deuxième grand tournant de son existence. Là-bas, il rencontre Jean-Pierre Genoves, psychiatre très ouvert, qui l’initie à l’apnée. C’est la révélation. Jacques se passionne pour ce sport et révèle des aptitudes uniques.
Dès 1977, après son service militaire et des années d’entraînement, Jacques bat son premier record mondial en poids constant. Cette discipline est particulièrement difficile — il ne s’agit pas de descendre grâce au poids d’une gueuse puis de remonter à l’aide d’un parachute, comme dans la catégorie no limits, mais de plonger et de remonter à la seule force de ses palmes. Jacques atteint ainsi une profondeur de soixante mètres. Trois ans plus tard, il descend jusqu’à soixante-trois mètres. Parallèlement, il s’attaque au no limits et dépasse la barre des cent mètres déjà franchie par Jacques Mayol, en 1976. À partir de 1982, le champion, âgé de vingt-huit ans, marque le pas. Il abandonne la compétition et s’installe en Asie du Sud-Est où il disparaît jusqu’à ce que le succès du Grand Bleu le replace, brièvement, sous les feux des projecteurs.
Marc avait aussi effectué une recherche iconographique. Bien sûr, il avait débusqué de nombreuses photos du champion durant sa période de gloire. Mais il avait aussi mis la main sur un portrait de Monique Reverdi. Il avait découvert une longue femme décharnée, flottant dans une robe fleurie Laura Ashley, fermée jusqu’au cou. Une beauté languide, inquiétante. Son visage étroit était encore allongé par de longs cheveux bruns, coiffés la raie au milieu. Ce qui frappait, c’était son regard, sombre, intense, et aussi les lèvres sensuelles, au dessin de pétales, qui barraient sa figure. Face à ce cliché, Marc avait songé, curieusement, à deux stars du rock, de sexe différent : Cher et Marilyn Manson. En même temps, il y avait dans son maintien une raideur stoïque, un hiératisme de martyr. Monique Reverdi était un mélange d’image pieuse et de pochette de disque.
Marc avait réussi à parler, au téléphone, à d’anciens collègues de l’assistante sociale : de l’avis de tous, Monique Reverdi était une femme dévouée, généreuse. « Une sainte. » Pourquoi s’était-elle tranché les veines ?
De son expérience d’enquêteur criminel, Marc avait tiré une certitude : le seul point commun entre les tueurs en série était leur enfance perturbée. Violences familiales, alcoolisme, abandon, inceste… À l’évidence, ce n’était pas le cas de Jacques, choyé par sa mère. La violence de la découverte du corps avait-elle suffi à faire naître la psychose meurtrière ?
Il but une rasade de café — froid. Il devait trouver une nouvelle piste. Non pour rédiger son nouvel article, mais pour mieux comprendre le profil du prédateur. Il ordonna ses papiers, ses photographies, ses notes selon les différentes périodes chronologiques. Lorsqu’il parvint à la chemise intitulée « CAMBODGE », il s’aperçut qu’il n’avait presque rien. Le portrait de Linda Kreutz, quelques coupures de presse issues de quotidiens français… Il avait contacté l’ambassade de France à Phnom Penh, mais le personnel avait changé. Impossible d’accéder aux archives du procès, survenu en plein coup d’État. Pas moyen non plus de retrouver la trace de l’avocat cambodgien de Reverdi. D’après ce qu’il pouvait comprendre, la justice cambodgienne était plutôt confuse…
Marc eut une idée. Il avait lu quelque part que la famille de la victime était fortunée. Les Kreutz avaient certainement engagé, à l’époque, un avocat allemand pour rédiger la plainte et se constituer partie civile. Peut-être même un enquêteur privé pour faire la lumière sur l’affaire. D’instinct, Marc devinait que ces parents étaient persuadés de la culpabilité de Reverdi et qu’ils avaient dû être ulcérés par sa libération.
Sa nouvelle arrestation, en flagrant délit, pouvait leur donner des idées. Ils allaient tenter de rouvrir le dossier, au Cambodge. Oui : il y avait quelque chose à glaner de ce côté. Marc devait identifier l’avocat chargé de l’affaire.
Marc avait plusieurs tactiques pour obtenir ses informations — et Internet était loin d’être sa stratégie prioritaire. Trop vaste, trop confus. En général, rien ne valait un bon coup de fil et le contact humain. Il appela l’ambassade d’Allemagne, dont il connaissait le responsable de presse. Ce dernier, sans même raccrocher, contacta sur une autre ligne un ami reporter du magazine Stem — un spécialiste des faits divers, qui avait lui-même couvert l’affaire Kreutz. Le journaliste possédait encore les coordonnées d’Erich Schrecker, défenseur de la famille.
Quelques minutes plus tard, Marc parlait à l’avocat. Il expliqua sa requête dans son plus bel anglais : il voulait démontrer les liens éventuels entre l’accusation de Johor Bahru et les soupçons qui avaient pesé sur l’apnéiste au Cambodge. Schrecker l’interrompit sèchement :
— Désolé, je ne peux rien dire.
— Dites-moi au moins si vous relancez la procédure. L’arrestation de Reverdi en Malaisie permet-elle de faire appel au Cambodge ?
— L’affaire a été jugée. Il y a eu un non-lieu.
Au son de la voix, Marc devinait que Schrecker et la famille Kreutz avaient déjà une stratégie.
— Vous avez contacté la partie civile, en Malaisie ?
— Il est trop tôt pour dire quoi que ce soit.
— Mais les deux affaires présentent des similitudes, non ?
— Écoutez. Nous perdons notre temps, vous et moi. Je ne vous dirai rien. Vous savez qu’un avocat ne parle pas aux journalistes, sauf si cela peut servir son dossier. Celui-ci n’a besoin que d’une chose : la discrétion. Je ne prendrai pas le moindre risque.
Marc se racla la gorge :
— Vous pouvez vous renseigner sur moi. Je suis un journaliste sérieux.
— La question n’est pas là.
— Je vous promets de vous faire relire mon article. Je…
L’avocat éclata de rire, sa voix semblait rajeunir au fil des secondes :
— Si vous saviez le nombre d’articles qu’on m’a promis de me faire relire, et dont je n’ai jamais vu la couleur !
Marc n’insista pas — il n’avait pas souvenir d’avoir tenu, même une seule fois, parole dans ce domaine. Il préféra miser sur le pragmatisme :
— J’ai vingt ans de chronique judiciaire derrière moi. Je ne suis pas du genre à écrire n’importe quoi. Donnez-moi seulement la température. Vous faites un lien avec l’affaire de Papan ou non ?
Silence de l’avocat.
— Les deux systèmes de justice vont-ils collaborer ?
— Écoutez, je…
— Le DPP de Malaisie va-t-il se rendre au Cambodge ?
Le silence de Schrecker changea de résonance. L’homme souffla, avec lassitude :
— Je l’ai contacté, à Johor Bahru. Je n’ai obtenu aucune réponse. Et nous ne savons toujours pas si les Cambodgiens sont disposés à lui soumettre le dossier Kreutz.
— Pourquoi ne le donnez-vous pas, vous ?
Il éclata de nouveau de rire, mais sur un ton sinistre :
— Parce que nous ne l’avons pas. En 1997, nous n’étions que des consultants étrangers. Les Khmers sont très susceptibles sur le terrain des compétences. Pas question de laisser les Occidentaux leur donner des leçons.
L’avocat s’échauffait ; Marc sentait que l’affaire le passionnait.
— Il y a une chose que vous devez comprendre, continua-t-il. Les Khmers rouges ont tué quatre-vingts pour cent du personnel juridique du Cambodge. À l’heure actuelle, les avocats, les juges ont un niveau de formation équivalant à celui d’un instituteur. Il y a aussi la corruption, et les influences politiques. C’est le bordel absolu. À tout ça, s’ajoutent les relations plutôt difficiles entre le Cambodge et la Malaisie. Et encore, quand nous avons essayé avec la Thaïlande, nous…
— Pourquoi la Thaïlande ?
L’avocat ne répondit pas. Marc avait déjà compris :
— Il y a une procédure contre Reverdi en Thaïlande ?
Schrecker demeurait muet. Marc insista :
— Reverdi a eu aussi des ennuis là-bas ?
— Pas des ennuis, non. Il n’est accusé de rien.
Marc réfléchit à toute vitesse, en ouvrant ses chemises cartonnées. Il attrapa ses notes — il fallait qu’il montre à Schrecker qu’il connaissait le dossier à fond. Il énuméra :
— De 1991 à 1996, puis en 1998 et 2000, Reverdi a séjourné en Thaïlande. Il y est même retourné en 2001 et 2002. Il y a eu d’autres meurtres durant ces périodes ?
Pas de réponse de l’Allemand. Marc percevait sa respiration oppressée. Il ne voulait pas parler, mais une force contradictoire l’empêchait de raccrocher.
— Vous avez retrouvé des corps ?
Schrecker eut un cri du cœur :
— Pas des corps, non ! Sinon, cela serait réglé.
— Alors quoi ?
— Des disparitions.
— Des disparitions, en Thaïlande ? Avec huit millions de touristes par an ? Comment peut-on repérer des « disparitions » ?
— Il y a des convergences.
— De lieux ?
— De lieux et de dates, oui.
Marc baissa les yeux sur sa doc — un lieu revenait parmi les séjours de Reverdi :
— À Phuket ?
— Phuket, oui. Deux cas de disparitions avérées. À Koh Surin, notamment, au nord de Phuket. Le fief de Reverdi.
— La proximité géographique ne prouve rien.
— Il y a plus. (L’avocat s’exaltait de nouveau ; il avait sans doute mis des mois à dénicher ces indices.) L’une des femmes a suivi ses cours de plongée. L’autre a séjourné dans son bungalow. On a des témoins. Elle semblait amoureuse. Personne ne l’a jamais revue.
Marc frémit : le profil d’un vrai prédateur se dessinait.
— Les victimes. Donnez-moi leurs noms.
— Ça va pas, non ? On a mis des années à monter le dossier. Ce n’est pas pour qu’un journaliste foute tout en l’air !
— C’est qui, nous ?
— Les familles. On a retrouvé les familles à travers l’Europe. Nous nous sommes regroupés. Notre action converge vers la Malaisie. (Il ricana brusquement.) Il est fait comme un rat.
Schrecker paraissait surexcité — et Marc était au diapason. Combien de fois Reverdi avait-il frappé ? Il s’imaginait déjà lui-même marquant au feutre, sur une carte d’Asie du Sud-Est, les zones où l’apnéiste avait tué. En un déclic, lui revint en mémoire la définition consacrée du « tueur multirécidiviste » : « Comme la plupart des sadiques sexuels, c’est un homme très mobile qui bouge beaucoup, socialement compétent, du moins en apparence, car il est capable de projeter un masque de normalité et de ne pas effaroucher ses victimes — et il contrôle parfaitement le lieu du crime… »
Marc risqua encore :
— Vous pouvez au moins me donner la nationalité des filles ?
— Au revoir ! J’en ai déjà trop dit.
— Attendez !
Il avait presque hurlé. Il reprit un ton plus bas :
— Je voudrais voir leurs visages. Juste ça. Envoyez-moi leurs photos.
— Pour que vous les imprimiez dans votre journal ?
— Je vous jure de ne rien publier. Je veux seulement les comparer avec les autres victimes.
— Il n’y a pas de ressemblances. C’est la première chose que nous avons vérifiée.
— Seulement les photos. Sans nom, ni origine.
— Pas question. Nous n’avons que des présomptions. Et nous essayons d’instaurer une collaboration entre des pays qui ne peuvent pas s’encaisser. Avec des systèmes de justice différents. Un vrai casse-tête. Je ne prendrai pas le moindre risque pour un journaliste qui va…
— Oubliez le journaliste. Oubliez la parution. Je veux seulement comprendre cette histoire. J’en fais une affaire personnelle, vous pigez ?
Nouveau silence. Marc était allé trop loin, à son tour ; mais cette révélation parut faire mouche. Deux chasseurs s’étaient trouvés.
— Quelles garanties pouvez-vous me donner de ne pas publier ?
— Envoyez-moi les portraits par courrier électronique, en basse définition. Je ne pourrai pas les reproduire dans mon journal. Seulement les consulter sur mon ordinateur.
Après avoir noté l’adresse e-mail de Marc, l’avocat conclut :
— Je vous donnerai les périodes de séjour et les dates supposées de disparition. Pour que vous vous y retrouviez.
— Merci.
— Attention, c’est donnant, donnant. À la moindre découverte de votre côté, vous me tenez au courant.
— Comptez sur moi.
Un mensonge de plus : Marc était un solitaire. Jamais il ne partagerait ses propres données. Il allait raccrocher quand il eut une dernière impulsion. Il voulait soutirer à cet homme sa conviction intime :
— Êtes-vous certain que Reverdi est un tueur en série ?
L’avocat ne répondit pas aussitôt. Il mûrissait sa réponse. Il voulait que ses mots claquent comme une sentence.
— Une bête féroce, dit-il enfin. Dans les deux cas connus, il a frappé plus de vingt fois. Il leur a tailladé le visage, le sexe, les seins. Il agit sous l’emprise d’une crise, d’une pulsion soudaine, qui l’oblige à tuer sans précaution, sans plan préparé. Une bête féroce. Il veut seulement saigner ces pauvres filles.
Schrecker se trompait. Par expérience, Marc savait que Reverdi agissait selon un plan mûri. Sinon, il aurait été arrêté dès son premier meurtre. Il préparait au contraire son piège. Il réussissait à attirer chaque jeune femme dans son repaire, puis à faire disparaître le corps. Mais l’avocat avait raison sur un point : il agissait en état de crise. Chaotique, effrénée. Quelque chose, un détail, lui ordonnait d’assassiner. Quoi ?
Des picotements glacés le parcoururent. Voilà le genre de clé qu’il aurait aimé découvrir. L’étincelle du mal dans le cerveau du tueur. À cette idée, il demanda encore :
— Quelles sont mes chances de l’interviewer ?
— Aucune. Pour l’instant, il est dans les vapes, mais quand il reprendra ses esprits, il ne dira pas un mot. Depuis le Cambodge, il n’a plus accepté la moindre interview.
— Depuis le Cambodge ?
— Une journaliste a réussi à le rencontrer quand il était incarcéré au T-5, la prison de Phnom Penh. Mais elle n’a pas obtenu la moindre révélation. Comme d’habitude, il a joué au « prince des marées », en osmose avec les éléments. Toutes ces conneries. Il a refusé tout commentaire sur l’accusation.
— Vous avez ses coordonnées ?
— Pisaï quelque chose, je crois… Elle travaille au Phnom Penh Post.
Marc salua l’avocat, abrégeant promesses et remerciements. Il regarda sa montre : onze heures du matin. Dix-sept heures à Phnom Penh. Il se connecta sur Internet pour chercher les coordonnées du journal cambodgien. Il remarqua que Schrecker lui avait déjà envoyé un message électronique : les portraits des victimes de Phuket.
Marc ouvrit les deux documents, grâce au logiciel Picture Viewer. L’avocat avait raison : les disparues étaient jolies mais ne se ressemblaient pas. Et elles n’avaient aucun point commun avec Pernille Mosensen et Linda Kreutz. L’une avait un visage carré, très décidé, accentué encore par des cheveux tirés en arrière. L’autre se dissimulait derrière de longues mèches bouclées et vous regardait à l’oblique. Les seules similitudes entre ces nomades étaient leur âge et leur teint bronzé : des filles de la route et du soleil.
Schrecker avait ajouté les dates présumées de disparition : mars 1998 pour la première, janvier 2000 pour la seconde. Marc imprima les portraits, au format de ceux de Pernille et de Linda, puis les plaça côte à côte, sur son bureau, comme des cartes à jouer. Une étrange réussite, où il n’y avait qu’un seul vainqueur…
Si ces quatre femmes étaient réellement les victimes de Reverdi, pourquoi les avait-il choisies ? Possédaient-elles quelque chose que Marc ne voyait pas, un signe, une particularité, qui déclenchait sa folie meurtrière ?
Il punaisa les visages au mur puis se remit en quête des coordonnées du Phnom Penh Post. À la rédaction du quotidien, un journaliste anglophone lui donna les coordonnées du cellulaire de Pisaï van Tham.
Nouveau numéro :
— Allô ?
Marc commença à s’expliquer en anglais, mais la femme l’interrompit en français. Avec une évidente jubilation. Sa voix était étrange, à la fois douce et nasillarde. La journaliste ne paraissait pas étonnée par son appel ; à l’évidence, il n’était pas le premier.
— Vous voulez mon interview Reverdi par e-mail ? Mon texte en anglais ?
Marc donna son adresse électronique puis enchaîna :
— Vous êtes la seule reporter qui ait réussi à obtenir une interview de Jacques Reverdi. Depuis ce jour, il n’a plus parlé…
Il y eut un petit rire de vanité à l’autre bout de la connexion.
— Comment avez-vous fait ? Comment expliquer cette faveur ?
Un nouveau rire retentit — un miaulement ténu. Marc songea à un chat précieux. Pelage doré, yeux verts ; et langueurs calculées.
— Tout simple. J’étais femme.
— Femme ?
— Jacques Reverdi séducteur. Homme à femmes.
— Quand vous l’avez rencontré, comment était-il ?
— Charmant. (Elle miaula encore.) Homme à femmes !
Un souvenir lui traversa l’esprit. Par tradition, les apnéistes étaient de grands séducteurs. Jacques Mayol, Umberto Pelizzari : de vrais bourreaux des cœurs. Mais pour Reverdi, l’amour n’était qu’un masque. Pisaï continuait :
— Surtout sourire. Très lent, très suave. Comme fruit, vous voyez ? Et voix. Très chaude. Vous savez, femmes adorent ça… Et lui, aime femmes.
Elle commençait à lui taper sur les nerfs avec ses fautes de français et ses minauderies.
— Vous pensez qu’il est coupable ?
— Aucun doute. Il tue femmes.
— Il a été blanchi à Phnom Penh, non ?
— Ça, justice Cambodge. Mais coupable, aucun doute. J’ai senti derrière sourire… Veut la peau des femmes.
— Vous venez de dire qu’il les aimait.
— Justement. Meurtre ultime degré de séduction. J’ai étudié français à la Sorbonne. Dom Juan de Molière. J’ai compris vérité profonde. La séduction, c’est destruction. Dom Juan est un tueur. Il tue Elvire. Il vole son cœur, son âme, sa vie. Reverdi, pareil. Tueur de femmes.
Elle rit encore, avec une nuance d’effroi affecté. Confusément, Marc voyait ce qu’elle voulait dire. Le meurtre, comme paroxysme de la possession. La petite chatte conclut :
— Homme à femmes. Si vous voulez interview, envoyez copine à vous.
— On peut le contacter à Ipoh ?
— Il n’est plus à Ipoh.
— Quoi ?
— Reverdi quitté l’hôpital.
Marc en oublia d’être courtois :
— Bon Dieu ! Où est-il ?
— Prison nationale de Kanara, près de Kuala Lumpur. Parti hier après-midi, jeudi 13 février. Psychiatres ont dit : guéri. En tout cas, lucide. Responsable de ses actes.
Marc ignorait s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle. Il n’avait pas l’ombre d’un contact. Et toujours pas de nom d’avocat.
— Qui a décidé du transfert ?
— Lui. Il a demandé à retourner dans prison… normale.
— Il a demandé… ?
— S’il y a une chose qu’il ne veut pas, c’est bien qu’on le croie fou !
Sous le couvercle en plastique, la nourriture était compartimentée.
Dans la plus grande case, des franges brunes flottaient sur une sauce graisseuse — sans doute du mouton. À côté, une poignée de riz collé. Dans les deux autres fenêtres, une portion de fromage sous plastique et une petite banane noire.
Assis par terre, torse nu, Jacques Reverdi fit, mentalement, le compte des calories en présence. En additionnant ce repas au petit déjeuner et au dîner, il obtenait environ mille six cents calories. Soit environ un manque journalier de mille calories par rapport à son régime ordinaire. Il faudrait trouver le moyen de compenser ce déséquilibre.
Il leva les yeux, plaçant sa main en visière pour se protéger du soleil. À onze heures, la cour était aveuglante de blancheur. Les détenus, en file indienne, attendaient leur repas. Tous en tee-shirt blanc, ils s’abritaient dans l’ombre du mur du réfectoire. Leurs silhouettes s’étiraient sur le sol comme de longs tentacules organiques et noirs. D’autres mangeaient déjà au pied des bâtiments plus lointains, recroquevillés sur leur nourriture.
Les édifices principaux — cantine, parloir, bureaux administratifs — étaient groupés au centre de l’esplanade et paraissaient coulés directement dans l’asphalte. Les détenus circulaient en toute liberté mais, au bout de quelques pas, ils trouvaient toujours un mur fondu dans le sol ou une porte verrouillée. C’était seulement une apparence de liberté qui planait ici — un mirage.
Reverdi leva plus haut les yeux et observa les miradors qui se dressaient aux quatre coins de la cour. Entre ces tours, les murs aveugles étaient surmontés par des rouleaux de fils barbelés, dont les pointes avaient été remplacées par des lames de rasoir.
Il sourit : ce tableau hostile lui plaisait.
Tout valait mieux que de rester à Ipoh.
D’ailleurs, pour un homme arrêté en flagrant délit de meurtre, il ne s’en sortait pas si mal. Attaquant son repas avec les doigts, il fit le compte de ses coups de chance successifs. Il avait d’abord évité de justesse le lynchage, à Papan. Puis, malgré sa transe, il n’avait trahi aucun élément du Secret. Il en était maintenant certain. Sa dernière entrevue avec la psychiatre d’Ipoh, la veille de son transfert, le lui avait confirmé : personne ne savait quoi que ce soit.
Ensuite, il avait réussi à rejoindre Kanara, où il s’était fondu dans la masse. Deux mille détenus, dont les pires criminels du pays : meurtres, viols, trafic de drogue. À quoi s’ajoutait un bloc réservé aux femmes et un autre bâtiment abritant les mineurs. Une véritable ville, composée de blocs blancs ou beiges, qui reflétaient le soleil toute la journée et finissaient par mitrailler les paupières de mouches noires, tant ils éblouissaient.
En arrivant, Reverdi avait craint le pire. Au moment de la fouille, il avait remarqué que les murs du bureau d’admission étaient tapissés de coupures de presse concernant son arrestation. Les matons allaient se faire un plaisir de briser le « fauve » occidental. Il avait beau s’appeler maintenant « 243–554 », il restait une star occidentale. Un meurtrier célèbre qui bafouait, par sa seule renommée, l’autorité carcérale.
Mais il s’était trompé : la tendance était à la tranquillité. On ne l’avait même pas placé dans le quartier de haute sécurité. Par un miracle inexplicable, on le laissait libre de ses mouvements — c’est-à-dire de cuire, durant dix heures, dans cette cour.
Il commençait à croire qu’il possédait ici un ange gardien. Surtout lorsqu’il avait découvert sa cellule. Presque un studio, de cinq mètres de côté. Des murs nus, couleur crème, un sol de ciment où était roulée une natte. Tout ce qu’il aimait : pureté et dénuement. Il y avait même, à droite, un muret tapissé de faïence grise qui délimitait une salle d’eau, avec douche et chiottes. Pas de graffitis dégueulasses, pas de trou béant dans le ciment, couvert par un carton pour contenir les odeurs, pas de traces noirâtres sur le sol, marquant le passage des prisonniers précédents. L’espace était comme neuf.
Et surtout, il était seul. Pas de grappes humaines, pas de compagnons puants, pas de voisinages de branlettes, comme il en avait connu au T-5. Pas même un codétenu, pour partager son palace. Cet isolement n’était pas une mesure de sécurité, il en était sûr, mais un véritable privilège.
Quand le maton lui avait apporté un savon et une serviette de toilette, Reverdi lui avait demandé à qui il devait tout cela. L’autre avait haussé les épaules, en signe d’ignorance.
— C’est le menu européen.
Une voix venait de s’exprimer en français, à ses côtés. Reverdi tourna la tête : un homme de petite taille, flottant dans son teeshirt, s’était matérialisé près de lui.
— Le fromage, ajouta-t-il. C’est le petit « plus » pour les Occidentaux.
Il s’accroupit à l’asiatique, sur ses talons. Jacques ouvrit la bouche pour lui assener un « casse-toi » sans appel mais il se ravisa. Dans la cour, les autres l’observaient. Visages d’écorce brûlée des Tamils, teint safran des Malais, tons de cuivre des Chinois. Depuis des années, il côtoyait ces populations. À l’idée de leur parler, d’affronter encore leur langue, leurs manies, leurs préjugés, la lassitude le submergeait. Un Français : cela le changerait.
Il lui sourit sans répondre. L’homme était minuscule. Reverdi songea à un petit singe gris ; de ceux qui vivent en groupe pour mieux se défendre en forêt. Son visage, tanné comme du cuir, était horrible. Fendu, brisé, enfoncé. On aurait dit qu’il avait été travaillé au rasoir ou au coup-de-poing américain. Cette tête en creux évoquait Chet Baker. Chanteur et trompettiste « cool », d’une beauté langoureuse lorsqu’il était jeune, il s’était peu à peu ratatiné, raviné, jusqu’à offrir une face incurvée, aux orbites profondes, écrasée vers l’intérieur. Le détenu en rajoutait encore dans la difformité : ses lèvres étaient traversées par un bec-de-lièvre, trait oblique qui semblait lui paralyser le côté gauche du visage.
— J’m’appelle Éric, dit-il en tendant la main.
Reverdi la serra en retour :
— Jacques.
— Pas besoin de t’présenter. T’es d’jà la vedette ici.
— Il y a d’autres Français ?
— Avec toi, on est que deux. Y a aussi deux Anglais, un Allemand, une poignée d’Italiens. C’est tout pour l’Europe. On est tous tombés pour trafic. La plupart ont pris perpète. Moi, j’ai été condamné à mort. Pour trente grammes d’héro. Mais ma peine a été commuée en vingt ans de sûreté. Si on est sages, on s’ra tous libérés au bout d’dix à quinze ans. Personne se plaint. Tout vaut mieux qu’la corde.
Éric s’arrêta, regrettant sans doute d’avoir évoqué la pendaison devant Jacques. Il se laissa tomber le cul par terre et se mit à se curer les ongles des pieds.
— On a d’la chance d’être français. L’ambassade nous envoie un toubib tous les mois pour vérifier notre état de santé. Impossible de nous passer à tabac. Les matons se rattrapent sur les Indonésiens ou ceux qu’ont pas d’ambassade en Malaisie. (Il ricana, concentré sur ses orteils.) Z’en prennent plein la gueule !
Reverdi observait, debout sous le préau, un groupe de gardiens, uniformes vert sombre, matraque au poing. Ils avaient l’air plus suspects que les détenus eux-mêmes.
— Parle-moi des matons.
— Jusqu’à l’année dernière, tout roulait. C’était même plutôt peinard. Kanara passe pour une prison modèle, le genre moderne. Mais depuis décembre dernier, le chef de la sécurité a changé. Un mec du nom de Raman a déboulé avec des gars à lui. L’enfer.
Jacques appuya la tête contre le mur :
— J’ai connu toutes sortes d’enfers.
— Raman est un fêlé. Corrompu jusqu’au slip, mais ça, c’est normal. L’originalité, c’est qu’il est musulman pratiquant, à la limite de l’intégrisme, et en même temps pédé. Tout ça fait pas bon ménage dans sa p’tite tête d’enfoiré. Il a parfois des crises de fureur pas possibles. Y s’défoule sur nous. Pourtant, les raclées, c’est pas le pire. Le pire, ça s’rait plutôt les moments de douceur, si tu vois c’que j’veux dire. Pour l’instant, j’y ai toujours échappé et j’préfère pas imaginer ce qui s’passe dans les douches.
Reverdi sourit, en pensant : « Comme quoi la laideur… » Il scrutait toujours les hommes en uniforme, qui l’observaient en retour. Ils lui paraissaient fébriles — d’une nervosité anormale.
— Ils se défoncent, non ?
— Seulement les gars de Raman. Coke, acides, amphètes. Quand ils sont en descente de Yaa-Baa, t’as plutôt intérêt à être hors de portée de gourdin.
Depuis une quinzaine d’années, l’Asie du Sud-Est s’était tournée vers les amphétamines. Parmi elles, le Yaa-Baa faisait figure de fléau. Petite pilule en forme de cœur, parfumée à la fraise ou au chocolat, elle détruisait les circuits neuronaux et provoquait des crises d’une violence inouïe. En Thaïlande, les unes des journaux étaient régulièrement consacrées aux meurtres provoqués par le Yaa-Baa.
— Mais on est plus au Moyen Âge, continua Éric, s’efforçant d’être rassurant. Le directeur de la taule les garde à l’œil. Y a eu des plaintes. Au premier flag, le salopard passera en conseil de discipline, avec son « commando de la bite folle ». En attendant, on compte les jours.
Jacques considérait maintenant les taulards qui se réunissaient avec leur plateau par origine ethnique. Voûtés sur leurs doigts gluants, ils se tenaient accroupis — comme s’ils étaient en train de chier en même temps qu’ils mangeaient.
— Les communautés sont regroupées par blocs ?
— A priori, non. Mais à coups de fric, les prisonniers réussissent à se rapprocher entre eux. C’est la tendance naturelle. Les autorités ferment les yeux. À la moindre merde, tout le monde est séparé à nouveau. (Il éclata de rire.) Un coup de pied dans la fourmilière…
— Et les Blancs ?
— Noyés dans la masse. Les Anglais ont réussi à se trouver une cellule ensemble. Chez les Chinois. Les Italiens aussi, parmi les Indiens.
Reverdi songea à son petit studio avec salle d’eau. Il n’avait pas encore compris dans quelle communauté il se trouvait. À moins qu’il ne soit, tout simplement, dans le carré résidentiel, regroupant les Malais et les riches Han.
— Chaque clan a sa spécialité ?
Je veux. Les Chinois et les Malais continuent de vivre selon leur rythme : les premiers vendent tout, les seconds ne foutent rien. Les Indiens s’occupent des problèmes administratifs : ils jouent aux avocats, rédigent n’importe quelle bafouille pour quelques ringgits. Les Indonésiens sont les esclaves. Tu pourrais t’en payer un par jour, rien qu’avec ta portion de frometon. Avec les Philippins, ça devient plus méchant.
— Le service d’ordre ?
— Des tueurs. Les pires de tous : ils ont rien à perdre.
Reverdi poursuivit son tour de propriétaire, scrutant, au-delà des bâtiments centraux, des grandes remises à toit de tôles. Éric suivit son regard :
— Les ateliers. Pour chaque bloc, t’en as un. Tu connais le principe : on nous occupe les mains pour nous vider la tête. Et on nous paye en boîtes de sardines. Mais ça te concerne pas : les mecs en préventive ont pas le droit de travailler.
Éric déroula son bras noueux :
— Au-delà de ces baraques, t’as un terrain de foot. Puis, plus loin, le long des marécages, des cabanes sur pilotis que certains mecs réussissent à s’contruire, en achetant le matos aux gardiens. Des résidences secondaires, si tu veux…
— Et ceux-là ?
Jacques désignait, à droite, trois édifices trapus, marqués de traces d’humidité.
— Le premier, c’est le guian. Le « manque ». C’est ici qu’on fout ceux qu’ont plus de quoi se payer leur défonce. S’ils gueulent trop, Raman les place dans le deuxième bloc : le mitard.
— Et le troisième ?
— Le troisième, c’est… c’est le…
Éric hésitait mais Jacques avait pigé.
— Le pavillon des condamnés, dit-il enfin. La potence est à l’intérieur. Y paraît que…
De nouveau, il s’arrêta. Il se plongea dans l’inspection de ses croûtes, sous ses pieds. Reverdi déglutit. Le couloir de la mort. Il s’était juré de ne pas y penser et il savait qu’à force de volonté, il y parviendrait. Son nouveau défi : vivre jusqu’à la dernière seconde en ignorant la mort.
Il leva le visage vers le soleil et sentit couler sur sa peau la lumière brûlante. Il sourit. La sensation. La vie. Il dit, en rouvrant les yeux :
— Et les chances d’évasion ?
— Zéro pour cent. On s’évade pas de Kanara.
Il songea à la phrase de bienvenue des gardiens d’Auschwitz : « Ici, il n’y a qu’une seule sortie, la cheminée. » Pour lui, ce serait la corde.
Éric enfonça le clou :
— Les murs font sept mètres de haut. Y a deux ans, des types ont réussi à les escalader en passant par le toit de la cantine. L’un s’est ouvert le ventre sur les barbelés. Un autre s’est retrouvé avec les deux genoux encastrés sous les côtes, en tombant de l’autre côté. Le dernier a été rattrapé dans les marécages, étouffé par la boue. Ils ont des chiens spéciaux ici, qui flairent les odeurs même dans la flotte. Ils les font venir des États-Unis. Des espèces de chiens mutants, adaptés au système carcéral. Mais ils ne sont jamais assez rapides : ils retrouvent que des cadavres.
Soudain, Reverdi repéra une scène bizarre. À une centaine de mètres, à gauche, dans l’angle mort d’un bâtiment, un homme au crâne rasé longeait le mur, ombre brève sur le ciment, jusqu’à rejoindre un autre détenu : un jeune garçon aux longs cheveux noirs, luisants d’huile de coco, que son short et son tee-shirt moulaient jusqu’à la raie des couilles. La créature androgyne prit l’homme par la main et ils disparurent sous une toile grise.
— Les Thaïs, commenta Éric. J’les avais oubliés. Cent ringgits la passe. Ils amassent une vraie fortune, pour se faire opérer. Je peux aussi te trouver des gonzesses. Un des gardiens les fait passer le vendredi, pendant la prière. Si tu veux, tu…
— Non. Pas de femme.
Éric parut remarquer que le torse de Reverdi était entièrement rasé.
— Les Thaïs, souffla-t-il en un rictus, c’est p’t-être ton truc.
— C’est pour la plongée.
— Quoi ?
— Ma peau rasée : c’est pour la plongée. Une meilleure adhérence de la combinaison.
Éric parut soulagé :
— Si tu veux fumer ou te shooter, j’ai des plans pour…
— Pas de drogue non plus.
— Un téléphone portable ?
— Non.
Éric se tut, perplexe. Reverdi lui accorda un os à ronger :
— Quand je voudrai quelque chose, c’est à toi que je m’adresserai.
Éric lui offrit son plus beau sourire : un clavier de piano, avec touches blanches et noires. Il se mit debout, affichant l’air réjoui du démarcheur qui vient de signer un contrat.
À ce moment, une nouvelle voix apostropha Reverdi :
— Jumpa !
Un gardien se tenait debout devant lui. Jacques se leva avec étonnement. Jumpa : il n’aurait pas cru entendre ce mot avant longtemps.
Il signifiait simplement : « visite ».
Dès qu’il pénétra dans le parloir, il sut qu’il se trouvait devant son ange gardien.
Un Chinois âgé d’une trentaine d’années, engoncé dans un costume de prix. Petit, très gras, il répondait aux attaques des Tropiques par une sueur brillante, qui le couvrait comme une fine pellicule de vernis. Dans sa main droite, il tenait un cartable de cuir rouge. Son bras gauche replié soutenait une cartouche de cigarettes, des tablettes de chocolat, des magazines. Aucun doute : son ange gardien.
Le maton le poussa à travers la salle. Pour l’occasion, on l’avait affublé de chaînes d’acier aux poignets et aux pieds. Il avait l’impression de jouer un rôle — celui du tueur sanguinaire — auquel il ne croyait pas. Les chaînes, le fusil à pompe du gardien, la cadence martiale des pas : tous ces détails convenus lui paraissaient faux ; du folklore, rien de plus. Si Reverdi avait soudain joué la carte de la réalité — étranglé son gardien avec ses fers, par exemple —, l’homme aurait été mort avant même d’avoir armé son fusil.
Le parloir était une longue salle étroite, surplombée de ventilateurs. Quelques tables étaient disposées, avec des sièges de part et d’autre. Le soleil y pénétrait par des lucarnes surélevées. Ses fins rayons se brisaient sur les angles comme des lasers luminescents.
Le Chinois posa les objets qui lui encombraient les mains et s’avança avec entrain :
— Je m’appelle Wong-Fat, dit-il en anglais, hésitant à tendre la main face aux chaînes. Je suis votre avocat. Appelez-moi Jimmy. J’y tiens. C’est mon prénom anglais.
— Je n’ai demandé personne.
L’avocat ouvrit les bras, en signe d’évidence :
— Commis d’office.
À cet instant, Reverdi sentit l’accablement l’écraser. À l’idée de la comédie à venir — interrogatoires, confrontations, reconstitution, puis la mascarade du procès, avec les magistrats malais, coiffés de leur perruque blanche —, il regrettait presque le lynchage manqué de Papan.
Wong-Fat désigna la table au gardien. Le maton assit de force Reverdi et relia ses chaînes de poignets et de pieds à un anneau rivé au sol. Pendant ce temps, le Chinois s’installait de l’autre côté de la table, déplaçant cartable, tablettes de chocolat et cartouche de cigarettes.
Reverdi observait son interlocuteur : un fils à papa, se dit-il, gavé aux pancakes américains et aux nouilles sautées. Ses mains dodues étaient manucurées. Sous sa veste, une chemise Ralph Lauren le serrait comme une peau de saucisson. Il empestait un parfum chic et viril, dont il avait dû vider la moitié de la bouteille sur son torse. Avec son teint jaune, il évoquait une figurine de cire odorante. Jacques finit par sourire : son avocat ressemblait à une bougie de Noël.
Le gardien recula jusqu’à la porte, fusil au poing. Wong-Fat attendit qu’il soit à bonne distance pour pousser les objets vers Reverdi :
— Cadeaux.
Reverdi ne dit rien. Il ne baissa même pas les yeux. Le Chinois ajouta, sans quitter son sourire lisse :
— J’espère que votre cellule vous plaît. Ces imbéciles voulaient vous placer dans le quartier de haute sécurité.
Reverdi ne réagit pas. Wong-Fat frappa gaiement dans ses mains, comme pour marquer le début de la séance. Il posa, avec précaution, son cartable devant lui, en caressa le rabat de cuir usé. Enfin, il ouvrit de deux coups de pouce les boucles dorées.
À la manière dont il avait effectué ce petit cérémonial, Jacques devinait l’attachement que le Chinois portait à son cartable — un objet qui l’avait sans doute accompagné durant toutes ses études. Écoles privées à Kuala Lumpur. Facultés anglaises. Retour à « KL », où papa avait dû lui payer une clientèle riche et internationale. Pourquoi se retrouvait-il commis d’office dans ce dossier ?
— Je vais vous parler franchement, attaqua-t-il dans une salve de postillons. Votre affaire ne se présente pas bien. Pas bien du tout. J’ai ici le procès-verbal des policiers de Mersing. Ils attestent vous avoir surpris près du lieu du crime. J’ai également une copie du rapport d’autopsie — un document rédigé par les meilleurs pathologistes de Malaisie. Ils ont dénombré vingt-sept coups de couteau sur le corps…
Jacques conservait toujours le silence. Depuis qu’il était assis, il n’avait pas bougé d’un millimètre.
— Ils détaillent par le menu les blessures et parlent, explicitement, de « sauvagerie », d’un « acharnement pathologique »…
L’avocat s’arrêta, guettant une réaction de son interlocuteur. Elle ne vint pas. Il reprit, en piochant dans son cartable, une nouvelle liasse de feuillets :
— J’ai reçu également les résultats d’analyses du Government Chemistery Department de Petaling Jaya. Leurs résultats sont accablants. Les empreintes sur le couteau sont les vôtres. Le sang prélevé sous vos pieds et sur votre peau appartient à la victime…
Il brandit d’autres rapports :
— Il y a aussi, bien sûr, les pêcheurs de Papan. Mais je me fais fort de rejeter leur témoignage — ils sont eux-mêmes sous les verrous, pour tentative de lynchage. (Il plaqua sa main potelée sur l’ensemble des documents.) Il reste que le dossier d’accusation est lourd, Jacques. Je peux vous appeler Jacques, n’est-ce pas ?
N’obtenant aucune réponse, il répéta, quittant enfin son sourire :
— Très lourd… De ce point de vue, il n’y a aucun moyen de vous innocenter.
Reverdi discernait dans la voix, l’attitude du juriste, une espèce d’excitation. Ce jeune type n’était ni dégoûté ni horrifié par le crime à défendre. L’affaire semblait au contraire le fasciner. Jacques eut une intuition : Wong-Fat s’était porté volontaire pour approcher le « monstre ».
Il n’y a qu’une issue : plaider la démence. C’est la seule manière d’éviter la peine capitale. Vous serez interné à vie. Mais si vous manifestez des signes de rémission, vous pouvez être libéré, après rapports d’experts, au bout d’une dizaine d’années.
Reverdi demeurait muet. Le Chinois toussa puis :
— En ce sens, votre petite crise, à Papan, a été très positive. Ainsi que votre séjour à Ipoh. Dommage que vous ne soyez pas resté à l’institut. (Il noua son poing.) Si je tenais l’abruti qui vous a fait sortir, je…
— C’est moi.
Jimmy sursauta au son de la voix.
— J’ai demandé à être transféré à Kanara.
— Je ne savais pas… C’est très regrettable… Pour plaider la…
— Je ne plaiderai pas la folie. Je ne suis pas fou.
Wong-Fat éclata de rire, se vautrant littéralement sur la table.
Il ressemblait tout à coup à un mauvais élève débraillé :
— Mais c’est la seule façon d’éviter la pendaison !
— Écoute-moi, trancha Reverdi (il n’avait toujours pas bougé d’un maillon de chaîne). Jamais je ne retournerai à Ipoh. Je n’ai pas besoin d’être soigné.
Le Chinois fronça les sourcils :
— Qu’est-ce que vous voulez faire ? Plaider coupable ?
— Non.
— Vous n’allez pas clamer votre innocence, tout de même ?
— Je ne plaiderai pas. Je ne dirai rien. Que la justice malaise fasse son boulot. Cela ne me concerne pas. D’ailleurs, je ne répondrai à aucune question.
Jimmy tambourina sur son vieux cartable — il ne s’attendait pas à cela. Sa glotte tressautait comme la boule d’un bilboquet. Il regarda Reverdi, de biais, puis risqua de nouveau :
— Pour l’instant, il faut que vous promettiez une chose. (Il prit un ton de confidence.) Il ne faut laisser personne vous approcher. Surtout pas les gens de l’ambassade de France ! Ils vont vouloir nommer un consultant. Un avocat français qui se mêlera du dossier. Cela aura une très mauvaise influence sur l’affaire. Les juges malais sont susceptibles.
Jacques se taisait mais ce nouveau silence pouvait passer pour un assentiment.
— Et bien sûr, reprit l’avocat, pas de journalistes. Aucune déclaration, aucune interview. Il faut jouer profil bas. Vous comprenez ?
— Je viens de te le dire. Je ne parlerai pas. Ni au juge. Ni aux journalistes. Ni à toi.
Wong-Fat se raidit. Reverdi changea de ton :
— À moins que toi, tu me dises quelque chose.
— Pardon ?
— Si tu veux des confidences, tu dois d’abord m’en faire.
— Je ne comprends pas ce que vous…
— Chut, souffla Reverdi en plaçant son index sur ses lèvres. Pour la première fois, ses chaînes cliquetèrent.
Le Chinois éclata de rire. Un rire trop fort, exagéré : signe manifeste de gêne.
— Tu es né en Malaisie ?
Jimmy acquiesça d’un hochement de tête.
— Quelle province ?
— Perak. Cameron Highlands.
Reverdi connaissait un Wong-Fat aux Cameron Highlands. Se pouvait-il que le hasard…
— Que fait ton père, là-bas ?
— Il possède une ferme d’élevage.
— De papillons ?
— Oui. Vous… Comment le savez-vous ?
Reverdi sourit :
— Je connais ton père. À une époque, je lui achetais des produits.
Le Chinois parut totalement désorienté :
— Qu… quels produits ?
— Les questions, c’est moi. Tu as grandi là-bas, dans la forêt ?
— Jusqu’à l’âge de quinze ans, répondit Jimmy à contrecœur. Puis j’ai suivi des études en Angleterre.
— Et tu es rentré au pays ?
— À vingt ans. Pour finir mon droit à KL.
— Ensuite ?
— Je suis revenu chez moi, aux Cameron Highlands.
Ce retour dans la brousse sonnait creux. Les Cameron étaient une région d’altitude, très prisée par la société huppée de Kuala Lumpur, mais seulement pour y passer le week-end. Jacques n’imaginait pas l’avocat s’enterrer en forêt.
— C’est ma région natale, ajouta Jimmy, comme s’il devinait le scepticisme de son interlocuteur.
Il vint une autre idée à Reverdi. Ce gros adolescent attardé lui paraissait de moins en moins net.
— Tu te balades dans la région ?
— La région ?
— Autour des Cameron Highlands, tu te promènes ?
— Oui et non. Le week-end…
Jacques perçut une odeur étrange. Une morsure acide, planant au-dessus du parfum du Chinois. L’odeur de la peur. Il insista :
— Où vas-tu ?
— Dans le Nord.
— À la frontière avec la Thaïlande ?
Jimmy se tortillait sur son siège. L’odeur se précisait. Des molécules d’angoisse planaient dans l’air. Reverdi enfonça le clou :
— Pourquoi là-bas ?
— Pour… pour chasser des papillons.
— Quels papillons ?
Jimmy ne répondit pas. Reverdi proposa :
— Des petits pubis tout beaux, tout chauds ?
— Quoi ? Je… je ne vois pas ce que vous voulez dire… C’est absurde.
Le Chinois ferma son cartable, tremblant. Jacques fixa ses mains dodues et eut une vision : le gros homme, plus jeune, se touchant dans les remises de papa, entouré de papillons, de scarabées, de scorpions, cueillant son plaisir en douce, parmi le fourmillement des insectes. Maintenant qu’il l’avait visualisé, il sut qu’il le tenait — le Chinois était prisonnier de son esprit. Il assena :
— Depuis les années quatre-vingt-dix et l’émergence du sida, les Malais font venir des vierges à la frontière thaïe. D’après ce que je sais, on peut déflorer une fillette pour cinq cents dollars. Pas grand-chose pour un rupin comme toi…
— Vous êtes fou.
Wong-Fat se leva mais Reverdi lui attrapa le poignet et le força à se rasseoir. Le geste avait été si rapide que le gardien n’eut pas le temps de sursauter. Jacques souffla :
— Dis-moi que ce n’est pas vrai ! Que tu ne vas pas, chaque week-end, t’enfiler des gamines. À Keroh, Tanah Hitam, Kampong Kalai. Tu dois t’en payer. Oh oui : quel pied de faire sauter ces petits berlingots, sans préservatif !
L’avocat resta silencieux. Ses yeux fuyaient, cherchant vers le sol un refuge. Lentement, Reverdi lui saisit la main, et dit en douceur :
— Tu ne dois rien regretter. Jamais.
Le Chinois releva les yeux. De grosses larmes coulaient sur ses joues.
— Tu connais cette phrase du Rinzai Roku ? « Si tu rencontres Bouddha, tue-le ; si tu rencontres tes parents, tue-les ; si tu rencontres ton ancêtre, tue ton ancêtre ! Alors seulement tu seras délivré ! » Tu dois tout assumer. Ne jamais connaître la honte, tu comprends ?
Il vit briller une lueur d’espoir dans les pupilles de Jimmy. C’était cela qu’il était venu chercher : la complicité avec le mal.
Jacques laissa passer une minute, dans un silence complet, pour lui permettre de retrouver son souffle, puis il reprit :
— À mon tour maintenant.
Le Chinois remua sur sa chaise. Il paraissait soulagé de ne plus être sur le gril.
— Lève-toi et place-toi dans mon dos.
Avec beaucoup d’hésitation, Wong-Fat s’exécuta. Le gardien se redressa ; il observait avec attention la scène. Jimmy lui fit un geste apaisant.
— Regarde ma nuque.
Il sentait l’haleine brève, oppressée, de l’homme derrière lui. Il sentait l’odeur prégnante, visqueuse, de sa transpiration. Par contraste, il savourait sa propre sécheresse. Sa peau n’exsudait pas. Ses cheveux en brosse ne collaient pas. Il appartenait au monde minéral.
— Qu’est-ce que tu vois ?
— Je… une trace.
— Quel genre de trace ?
— Un trait. Une sorte de cicatrice, où les cheveux ne poussent pas.
— Quelle forme a cette cicatrice ?
Silence. Il devinait le Chinois, penché sur sa nuque, choisissant soigneusement ses mots.
— Je dirais… une boucle, une spirale.
— Reviens t’asseoir.
Jimmy retrouva son siège, l’air plus calme. Reverdi prit sa voix la plus grave — celle qu’il prenait lorsqu’il donnait ses cours d’apnée :
— Ce n’est pas une cicatrice. Pas au sens où tu l’entends. Il n’y a pas eu de blessure externe. C’est une pelade.
— Une pelade ?
— Après un choc psychologique, les cheveux ne repoussent plus à un endroit de ton crâne. La peau conserve la marque du traumatisme.
— Quel… quel traumatisme ?
Reverdi sourit :
— Ce n’est pas la confidence du jour. Ce que tu dois comprendre, c’est qu’il m’est arrivé quelque chose, lorsque j’étais enfant. Depuis ce choc, je conserve ce dessin, inscrit sur ma peau. Une boucle qui rappelle la queue d’un scorpion.
Le Chinois était bouche bée. Sa glotte ne bougeait plus — il en oubliait d’avaler sa salive.
— N’importe qui d’autre aurait fait repousser ses cheveux pour masquer cette marque. Pas moi. Seule une blessure qu’on cache affaiblit.
Wong-Fat le fixait toujours. Ses paupières cillaient trop vite, comme s’il était ébloui par une lampe.
— Ma blessure n’est pas un signe de faiblesse. Ni une infirmité. C’est un signe de puissance, que tout le monde doit voir et accepter. Ne cache jamais rien, Jimmy. Ni tes désirs, ni tes péchés. Ton vice, ton goût des vierges, est ton empreinte sur le monde.
Reverdi marqua un nouveau silence — Jimmy était en extase. Puis il balaya l’air de ses chaînes, prenant un ton moins solennel :
— Si tu veux être mon ami, extirpe la honte de ton cœur. Et ne prends plus ce ton condescendant avec moi. Ne m’explique plus les lois de ton pays. Tu ne marchais pas encore que je plongeais déjà avec des pêcheurs clandestins, au large de Penang. Et surtout, ne me parle plus jamais de démence.
Jacques hurla :
— Warden ! (Gardien !)
Il conclut d’une voix douce — comme s’il lui tendait une mangue ouverte :
— Tu peux remporter tes cigarettes. Je ne fume pas.
Il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait dans sa bibliothèque.
Il tentait maintenant sa chance aux archives du Limier. C’était un lieu immense, labyrinthique. Le groupe d’édition propriétaire du journal avait racheté plusieurs stocks d’anciens journaux, remontant jusqu’au début du XXe siècle. En apparence, ces couloirs tapissés d’armoires métalliques semblaient abriter des contrats d’assurance ou des dossiers de Sécurité sociale. Ils dissimulaient en réalité une grande part des crimes de l’humanité — meurtres, viols, incestes. Toutes les turpitudes imaginables étaient là, soigneusement classées par années, numéros et catégories.
Marc était souvent venu travailler ici, surtout lorsqu’il rédigeait la rubrique « Les dossiers noirs de l’histoire » — des pages spécifiques du Limier, consacrées aux crimes du passé. Aux côtés des archives proprement dites, il y avait une salle de travail où étaient installés plusieurs bureaux et un distributeur de café. Une vraie bibliothèque.
Mais l’élément clé de toute recherche était l’archiviste « maison », Jérôme, qui semblait avoir été acheté avec les stocks. Marc ignorait son nom de famille. L’homme s’exprimait comme s’il avait vécu, personnellement, tous les procès et enquêtes remisés ici. Pas un nom, pas une date ne lui échappait. Physiquement, il frisait la caricature. Sans âge, sans signe distinctif, il portait, en toutes saisons, plusieurs pull-overs agglutinés les uns sur les autres. Un millefeuille de laine et de nylon. À la question de Marc, Jérôme l’avait orienté sans la moindre hésitation.
Tout en longeant les allées de fer, en ce lundi matin, Marc songeait au week-end qu’il venait de passer. Il n’avait pas cessé de penser à Jacques Reverdi. Tueur compulsif. Bête féroce. Séducteur. Homme à femmes… Les mots prononcés par Erich Schrecker et la petite Cambodgienne lui tournaient dans la tête. Sans doute avaient-ils raison, mais il était persuadé que personne, pour l’heure, ne connaissait la vérité sur l’homme et ses actes.
Le vendredi, il avait bâclé un nouvel article, développant plutôt l’affaire du Cambodge, en 1997. Mais déjà, il se moquait d’écrire un papier intéressant ou de débusquer un scoop pour Verghens. Une conviction montait en lui, inexorable. Jacques Reverdi était une incarnation du Mal, poursuivant un but secret. Un de ces diamants purs que Marc cherchait depuis si longtemps. Un tueur qui possédait, grâce à sa pratique spirituelle, un vrai regard sur sa névrose et pouvait donner à voir, comme en transparence, le visage du Crime.
Pendant deux jours, il s’était enfermé dans son atelier et s’était plongé, encore une fois, dans sa documentation. Coupures de presse, photographies, biographies, sites Internet : tout y était passé. Il pouvait réciter par cœur des passages entiers de cette littérature. Mais tous ces faits, enquêtes, commentaires, éloges dataient toujours de l’époque « positive » de Reverdi. Quant à l’interview de Pisaï, elle était plate comme la mer.
Le dimanche soir, harassé par quarante-huit heures de recherches stériles, il s’était convaincu d’une seule urgence : approcher l’assassin. Lui arracher, par tous les moyens, une interview.
C’était la seule manière d’en savoir plus.
Il lui était venu une idée, encore vague, qui méritait bien une petite investigation. Marc s’arrêta dans une nouvelle allée : il venait de repérer l’armoire qu’il cherchait. Il fit coulisser la porte et attrapa l’ancien numéro du Limier. Toujours debout, il feuilleta le journal et trouva l’article qu’il voulait relire.
C’était un dossier portant sur les correspondances entre détenus et personnes extérieures. Marc n’était pas un spécialiste du thème — il savait seulement que les tueurs en série recevaient un courrier pléthorique : insultes, exhortations au repentir, lettres de compassion, mais aussi poèmes, déclarations d’amour, tirades d’admiration…
En parcourant l’article, il se remémora les chiffres et les faits. Un tueur comme Guy George avait reçu jusqu’à cent lettres par jour au moment de son procès. Plus fort encore : les tueurs américains créaient des sites Internet où ils se présentaient — Charles Manson possédait un site très étoffé —, où ils vendaient des photos dédicacées, ou encore des tableaux, des esquisses, des textes et autres poèmes de leur cru.
Mais le reportage ne concernait pas seulement les stars. Tous les détenus étaient en appel de contacts. La correspondance en prison était un univers en soi. Une sphère d’échanges, organisée le plus souvent par des associations caritatives spécialisées. En France, elles s’appelaient « Le Courrier de Bovet », « Genepi », « Amitié sans Visage »… Des milliers de lettres transitaient ainsi. Les organisations, prudentes, conseillaient toujours aux volontaires d’utiliser des pseudonymes et de passer par l’adresse de leur siège social. Les petites annonces dans les journaux étaient aussi légion. La rubrique « Sentiments à l’ombre », par exemple, de l’hebdomadaire L’Itinérant, publiait des demandes de prisonniers cherchant une simple correspondante, une compagne ou l’âme sœur.
L’âme sœur.
C’était ce thème qui intéressait Marc. On ne comptait plus les idylles qui s’étaient nouées grâce à ces échanges. Deux chiffres résumaient la situation : quatre-vingt-dix pour cent des correspondants à l’intérieur étaient des hommes, quatre-vingts pour cent des correspondants à l’extérieur étaient des femmes. Très vite, les lettres prenaient un tour amoureux et, parfois, trouvaient une fin heureuse : mariage à la sortie de prison ou au sein de la taule.
Il y avait l’amour.
Il y avait aussi le sexe.
Celles qui écrivaient aux prisonniers devaient s’attendre à voir apparaître, explicitement ou entre les lignes, les fantasmes des prisonniers. Pour ces derniers, la relation épistolaire devenait un ersatz d’acte physique.
Marc poursuivit sa lecture, l’esprit chauffé à blanc. Il se souvenait que le journaliste révélait certains dérapages dans ce domaine.
Les prisonniers sont des proies faciles ; des durs, des criminels, qui se méfient de tous, mais aussi des hommes malades d’ennui et de solitude.
Il retrouva les anecdotes. En France, une femme avait « allumé » un détenu, à coups de lettres sensuelles, le poussant à révéler ses propres fantasmes. L’administration pénitentiaire s’était alarmée de ce jeu pornographique et avait découvert que la femme était en réalité mariée. Elle écrivait ses lettres avec son mari : les deux vicieux s’excitaient à la lecture des réponses…
Aux États-Unis, ces duperies prenaient un tour plus lucratif. Dans des prisons de Californie et de Floride, plusieurs prisonniers avaient entretenu une correspondance amoureuse dont la température montait à chaque nouvelle lettre. Bientôt, leurs partenaires leur avaient proposé de leur envoyer, moyennant finance, des photos suggestives d’elles-mêmes. Les types avaient payé, suant fièvre et sperme face à ces clichés de femmes qu’ils croyaient connaître. En réalité, ces confidentes n’existaient pas : il s’agissait d’un simple réseau pornographique, dirigé par des petits malins qui avaient trouvé ce moyen pour donner un peu de sel — et du prix — à leurs photos standard.
Des durs, des criminels.
Mais aussi des hommes malades d’ennui et de solitude.
Marc plia le journal et se dirigea vers la photocopieuse. Il entendait la petite voix de Pisaï : « Homme à femmes. Si vous voulez interview, envoyez copine à vous. » Il atteignit la machine et commença à photocopier le dossier, page après page, sans même rabattre le couvercle.
À mesure que la lumière du flash lui passait sur le visage, il échafaudait son plan. Soudain, son esprit fut frappé par quelques syllabes.
Élisabeth.
Tel était le prénom qu’il choisirait.
Pour les castings, Khadidja avait un truc : la philosophie.
Durant ces attentes, dans des salles puant la clope et les parfums mêlés, pleines de gloussements et de messes basses, elle révisait mentalement ses cours. Quand on la parquait avec les autres, dans une pièce sans fenêtre ni mobilier, à part quelques rangées de chaises déglinguées, elle égrenait les Trois Connaissances de Spinoza. Quand on la soumettait à l’habituel examen anatomique, elle se remémorait la dialectique du « Maître et de l’Esclave » de Hegel. Et quand on lui demandait d’effectuer quelques pas dans le bureau du directeur de casting, elle songeait à la volonté de puissance de Nietzsche. Dans ces moments-là, sa concentration lui permettait d’oublier qu’elle n’était que de la viande tiède — et rien que cela. Même si cette viande postulait pour devenir la plus chère de Paris.
Aujourd’hui, elle réfléchissait à un chapitre de sa thèse de doctorat, qui portait sur la prohibition de l’inceste. Dans son livre Les Structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss constatait que le seul trait commun entre les sociétés humaines et animales, le seul point de convergence entre nature et culture, était l’interdiction de l’inceste. Une loi sociale, qui était aussi universelle.
Khadidja s’intéressait particulièrement à cette analyse. Parce que l’ethnologue se trompait : il paraissait ignorer que des sociétés antiques, parmi les plus illustres, avaient encouragé les relations consanguines. Les dynasties égyptiennes, par exemple, s’unissaient entre frère et sœur, fils et mère. Une manière de préserver le sang sacré des Rois. D’autres idées lui venaient à ce sujet mais elle n’avait rien pour écrire. Elle soupira, referma son livre et posa un regard sur les filles qui l’entouraient.
La communauté habituelle était là : les « Anorexiques Associées », les « Bimbos Bohèmes », les « Hirondelles de l’Est »… Comme chaque fois, elle fut traversée par un éclair de lucidité : que foutait-elle ici ? La réponse était simple : le fric. Quand on était une beurette de vingt-deux ans, d’origine algéro-égyptienne, qu’on avait grandi dans le quartier de « La Banane », à Gennevilliers, et qu’on mesurait, malgré une croissance fondée sur un régime exclusif de coquillettes, un mètre soixante-dix-neuf pour cinquante-sept kilos, il n’y avait pas à hésiter : il fallait tenter sa chance. À l’idée de gagner des milliers d’euros grâce à son tour de hanches ou à son regard sombre, alors, oui, une bouffée d’orgueil l’emplissait. Pas question de manquer ça.
Machinalement, elle feuilleta son book, financé par l’agence Alice, qui la soutenait dans sa croisade. Pas terribles, les photos… À moins que cela ne soit le sujet lui-même ? Cette fille au teint mat et aux boucles brunes, qui s’efforçait d’avoir l’air naturel sur le papier brillant. Pourtant, Khadidja aimait son apparence. Elle portait sa peau hâlée comme une grande pièce d’étoffe, moirée et soyeuse, dans laquelle elle se drapait en rêvant du désert. Elle aimait ce visage tout en angles, étrange, qui lui avait valu de passer pour un laideron durant son enfance et dont la beauté avait émergé, à l’adolescence, comme une île volcanique sur une mer terne. Mais surtout, elle aimait son regard, légèrement asymétrique, pupilles noires cernées d’or, enfouies sous des sourcils trop épais. Parfois, le matin, lorsqu’elle s’observait dans la glace, elle était saisie par une évidence : comment Paris avait-il pu se passer d’elle jusqu’ici ?
Elle ressentait aujourd’hui un malaise. L’angoisse du casting ? Non. C’était au moins son trentième, et elle était blindée. La gêne face aux autres filles ? Non plus. Elle était habituée à la compagnie de ces pestes magnifiques, qui vous pesaient au premier regard. Il y avait autre chose. Un détail subliminal, qui la remuait au fond d’elle-même. Elle passa en revue les candidates et repéra une blonde aux cheveux plats, à la beauté irréelle — une sorte d’ange anémique.
Khadidja songea à ces personnages de science-fiction, livides, qui cherchent une nouvelle planète parce que la leur est en perte d’énergie. Sous la courbe éthérée des sourcils, elle remarqua une étoile bleue : la pupille. Un signe de cobalt, qui évoquait une écorchure, une blessure de ciel.
Elle sentit sa nausée s’approfondir. C’était cette blonde qui la troublait. Elle repéra les signes d’alerte sous le maquillage : les cernes violacés, le nez humide, les paupières basses. « Dopée », se dit Khadidja. Une toxico, à quelques centimètres d’elle, qui l’observait sans la voir, entre deux tics de lèvres.
Khadidja tourna la tête et chercha à se concentrer de nouveau sur son livre mais il était trop tard. Les souvenirs affluaient déjà.
La Banane de Gennevilliers.
Le F3 traversé par les cris.
Les appels affolés à SOS Médecins.
Et ses parents.
Leur longue histoire empoisonnée avec l’héroïne.
La drogue avait été son berceau.
Le lit de ses origines.
Elle n’aurait su dire précisément quand et comment elle en avait pris conscience. C’était une vérité, une maladie, qui s’était peu à peu révélée à elle. À cinq ans, elle avait dû s’habituer aux repas irréguliers, aux attentes interminables, dans le préau de l’école. Elle avait dû s’adapter à l’horloge mystérieuse qui semblait régir leur vie familiale. Une horloge aux aiguilles molles, qui instaurait un temps, une succession sans aucune logique. Ses parents dînaient à deux heures du matin. Ils disparaissaient plusieurs jours, rentraient pour dormir vingt-quatre heures.
Mais surtout, elle avait dû apprivoiser la peur. La menace permanente des crises, des colères, des coups. Une violence impossible à prévoir, qui tombait sans explication. Avec toujours cette conviction confuse que la source du mal était ailleurs. Khadidja, en grandissant, finit par comprendre : la cause de tous ces chagrins, c’était la « maladie » de papa et de maman. Cette affection qui les obligeait à se faire des piqûres, à sortir la nuit en urgence — et à rester parfois à l’hôpital plusieurs semaines.
Khadidja avait neuf ans. Son regard sur ses parents se modifia. Elle oublia ses craintes, ses rancœurs, ses colères silencieuses, pour éprouver une sollicitude universelle. Les tannées, les insultes, ce n’était pas juste, surtout à l’égard de son petit frère, quatre ans, et de ses deux sœurs, six et sept ans, mais ce n’était la faute de personne. Ses parents étaient prisonniers ; ils étaient infectés — et ils n’étaient pas, en vérité, de vrais « grands ».
Khadidja avait pris les choses en main. En tant que fille aînée, elle devint, pour le foyer, la source ; de régularité qu’elle n’avait jamais connue elle-même. Ce fut elle qui, désormais, allait chercher son frère et ses sœurs à l’école, qui leur préparait à dîner, qui les aidait à faire leurs devoirs et leur lisait une histoire avant qu’ils s’endorment. Elle qui signait les livrets scolaires, remplissait les dossiers sociaux, gérait tout ce qu’il y avait à lire ou à écrire à la maison. Bientôt ce fut elle, à dix ans, qui alla chercher, à l’autre bout de Gennevilliers, les doses de ses parents, comme d’autres enfants descendent acheter une baguette.
Elle devint une experte. Surtout pour la préparation des shoots. Dissoudre l’héroïne dans de l’eau. Chauffer le mélange pour le purifier. Ajouter une goutte de citron ou de vinaigre pour mieux diluer la drogue. Transférer le tout dans la seringue en le filtrant à travers un morceau de coton afin qu’aucune poussière ne s’y introduise. D’autres enfants apprennent la recette du quatre-quarts, elle, c’était plutôt l’héroïne. Ou le crack, selon les périodes.
Elle se voyait comme une infirmière. Elle était obsédée par l’aseptie. Elle ne cessait d’astiquer la salle de bains, la cuisine, les toilettes — tous les points d’eau. Elle désinfectait chaque parcelle à l’alcool, se débrouillait pour obtenir plusieurs seringues d’avance, à la pharmacie. Elle savait aussi où piquer ses parents. Depuis longtemps, les veines de leurs bras étaient trop dures pour supporter l’aiguille. Cicatrices, croûtes, abcès : il fallait trouver d’autres points d’injection. Dans le pied, sous la langue, en intramusculaire.
Le jardin secret de Khadidja commençait à onze heures du soir, quand toutes les tâches familiales étaient achevées. Alors seulement, elle attaquait ses devoirs. C’était vraiment ce qu’elle préférait. Aujourd’hui encore, elle se souvenait de ses cahiers colorés, du glissement du Stypen sur les pages à carreaux bleus. La seule douceur de sa vie. L’oasis dans le cauchemar.
Les années passèrent. La situation s’aggrava. À douze ans, Khadidja avait compris que le mot « drogue » était l’exact contraire du mot « espoir ». Avec l’héroïne, on ne pouvait que descendre, dériver, dégringoler — jusqu’à la mort. Les séjours à l’hôpital se succédèrent. De plus en plus rapprochés. Par chance, jamais sa mère et son père n’étaient internés en même temps. Sinon, les quatre enfants auraient été placés dans des foyers. Lorsque l’un des parents revenait d’un séjour de sevrage, il y avait un bref répit. Mais la maladie revenait — et la folie s’aggravait.
À quatorze ans, Khadidja vivait une course contre la montre. Plus que quatre années et elle atteindrait la majorité. Chaque matin, elle priait pour que ses vieux ne crèvent pas ou ne deviennent pas fous avant cette date. Elle s’était déjà renseignée pour devenir la tutrice de son frère et de ses sœurs. Elle se tenait prête. Pas un seul jour, elle n’avait douté que tout cela finirait par une catastrophe. Mais elle imaginait une dérive progressive, une lente extinction.
Elle eut droit à une apocalypse.
Elle avait seize ans : elle venait d’entrer en première L. C’était en automne, mais elle refusait, encore aujourd’hui, de se souvenir de la date. Cette nuit-là, dans son sommeil, le cauchemar devint réel. Elle prit soudain conscience d’une odeur violente ; une odeur de feu qui l’avait toujours obsédée et qui maintenant était là, tout près d’elle. Quand elle ouvrit les yeux, elle ne vit rien. Une épaisseur noire emplissait la chambre. Sans comprendre ce qui se passait, elle murmura : « Les cendriers » et elle sut, tout de suite, que ses parents étaient perdus.
Khadidja bondit de son lit et secoua, à tâtons, son frère et ses sœurs, qui dormaient à côté d’elle. Leurs corps étaient inanimés, comme s’ils étaient passés, directement, du sommeil à la mort. Khadidja hurla, les frappa, les souleva et parvint à les arracher de l’asphyxie. Elle ouvrit la fenêtre, leur ordonna de rester là, à respirer — sans bouger.
Elle sortit et se glissa dans les ténèbres du couloir. S’appuyant à peine aux murs brûlants, elle avança à tâtons vers « leur » chambre. Elle chancelait, son corps tremblait dans la chaleur, mais sa tête était vaillante. Elle n’était déjà plus dans le temps présent : elle était dans l’avenir. Elle se jurait, au plus profond d’elle-même, de ne jamais lâcher les siens — les « petits ».
La porte était-elle vraiment rouge, incandescente, comme dans son souvenir ? Non. C’était une déformation de sa mémoire. D’ailleurs, elle l’avait ouverte d’un coup d’épaule, sans même se brûler. En revanche, à l’intérieur, les flammes se tordaient en cercles rageurs. Assis dans son lit, son père brûlait vif, apparemment indifférent au feu qui lui rongeait le visage. Le bras ouvert sur un fix, il restait immobile. Overdose. Une cigarette allumée avait fait le reste.
Khadidja chercha sa mère. Elle l’aperçut, blottie auprès de son mari, les cheveux crépitants. Elle se dit : « Ils ont rien senti, ils ont pas souffert » et, juste à ce moment, leurs corps s’affaissèrent, s’enfoncèrent à l’intérieur du lit, perdant toute matérialité. Peut-être n’était-ce qu’une hallucination, une autre déformation des larmes et des flammes… Comme cette dernière image, qui meurtrissait sa mémoire : le bras ouvert de son père se détachant du buste, tombant sur le sol comme une bûche au fond de l’âtre.
Quand elle se réveilla, elle était allongée dans un lit d’hôpital et respirait par un masque translucide. Un médecin lui parlait, d’un ton affecté. Son frère et ses deux sœurs étaient sauvés, mais il fallait aller reconnaître les corps de ses parents. N’était-elle pas l’aînée ? Deux jours plus tard, on ouvrit devant elle un tiroir réfrigéré. Ils se tenaient enlacés : impossible de les désolidariser ; deux masses noirâtres, collées ensemble par un réseau de fibres fondues.
Face à ces charognes carbonisées, Khadidja éclata en sanglots. Une véritable crise nerveuse. On l’évacua, on la consola, on la couvrit de paroles réconfortantes. Mais c’était la haine qui la submergeait. La rage, l’amertume accumulées depuis si longtemps qui explosaient enfin. Une fureur redoublée face à ces formes méconnaissables. Ils se tenaient encore en deçà de tout jugement, de toute accusation. Ils les laissaient seuls au monde, et échappaient encore à leurs responsabilités. Putains de salopards ! Elle se calma dans le couloir de la morgue. Elle se souvenait encore de la voix du médecin. Juste de ça — pas de son visage. Une voix douce, qui l’exhortait au calme. Toujours ce ton de merde. Et la vanité des mots.
Elle crut en avoir fini avec les deux monstres. Elle se trompait. Le psychologue l’avertit : un tel choc — il parlait d’un « hématome de l’affect » — ne se résorbe pas facilement. Il avait raison. À son insu, le feu s’était emparé d’elle. D’abord, elle était brûlée. Elle ne s’en était même pas rendu compte. Son avant-bras gauche conserva longtemps une peau de tortue, aux plissures minérales. Mais elle était aussi brûlée à l’intérieur. Chaque nuit, le feu revenait. Son père la regardait, avec ses pupilles en flammes. Et son bras tombait, encore et encore, lui cassant ses rêves, lui brisant le ventre. Personne ne le voyait, mais elle brûlait vive. Pendant des années, Khadidja fut convaincue d’appartenir à une génération post-atomique, comme les contaminés d’Hiroshima, dont les gènes eux-mêmes étaient grillés, et qui ne pouvaient produire que des cancers et des enfants-monstres.
Le feu provoqua d’autres ravages. Elle avait seize ans : elle ne pouvait obtenir la garde de son frère et de ses sœurs. Elle fit une demande de majorité anticipée : refusée. Ils se retrouvèrent dans des foyers différents. Khadidja s’acharna : chaque week-end, elle courait à Trappes, où vivait son frère, puis à Melun, où ses sœurs l’attendaient. Cela ne servit à rien. Au bout de deux années, alors qu’elle avait enfin dix-huit ans, ils étaient devenus des étrangers. Sans se l’avouer, chacun comprenait que ces entrevues ne leur rappelaient que des mauvais souvenirs. Les raclées. La dope. L’incendie. Et les deux tortionnaires qui avaient gâché leur enfance.
Khadidja les abandonna à leur destin. Pour leur bien. Même si cela avait donné le pire. La dernière fois qu’elle avait vu Samir, son petit frère, c’était au parloir de la prison de Fresnes, où il avait été incarcéré pour un casse dans un hôpital. Le temps de la visite, il ne lui avait parlé que d’un concours de rap auquel il participait dans la taule. Khadidja n’écoutait pas : elle l’observait et cherchait en vain, sur ce visage de brute, les traces du petit Samir qu’elle avait aimé, cajolé, protégé — celui à qui il manquait toujours des dents et qu’elle appelait son « p’tit gruyère d’amour ». Elle était repartie, en sachant qu’elle ne reviendrait plus.
Le feu se refermait sur ses pas.
Une voix l’interpella. Khadidja cligna les yeux : la moitié de la salle s’était vidée. Elle suivit l’assistante en vacillant, perdue encore dans ses souvenirs. Le bureau de sélection n’était pas plus brillant que la salle d’attente : fatras de cartons, mobilier défraîchi, effluves de tabac froid.
Derrière une table en fer, deux types à casquette de base-ball discutaient à voix basse, vautrés sur leur siège, considérant les composites éparpillés devant eux. Ils ressemblaient à deux adolescents épuisés par la masturbation, devant une collection de vieux Play boy. Khadidja tendit son book, sans un mot — il y avait longtemps qu’elle n’usait plus sa salive.
Les hommes regardèrent ses photos. Elle ne voyait que la visière de leurs casquettes. L’une exhibait le « N » et le « Y » entremêlés du sigle de New York. L’autre portait le logo de la marque Budweiser. Dans l’univers de la mode, à une certaine altitude, la tendance beauf est une valeur sûre. L’équivalent de l’ironie, mais dans un monde sans humour.
Les deux types finirent par ricaner. Khadidja sursauta :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
L’un des deux releva la tête : peau bronzée, barbe de trois jours. Il attrapa l’un des composites glissés dans le book et lut le nom inscrit :
— Tes photos, c’est pas terrible, Khadidja.
— « Ra-did-ja », reprit-elle en accentuant la première syllabe. Ça se prononce « Ra-did-ja ».
— Ouais, d’accord, souffla-t-il en se frottant la nuque. Mais enfin, ton book, c’est l’catalogue de La Redoute…
— Qu’est-ce que vous lui reprochez ?
— Les cadres, le maquillage, toi. Tout.
Khadidja sentit le feu revenir, crépiter sous sa peau :
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Change de photographe.
— C’est mon agence qui…
— Eh ben, change aussi d’agence. Pour les sourcils, tu comptes faire quelque chose ?
— Les sourcils ?
— Je t’explique : il y a des machines. Y a aussi la cire. Ou la pince à épiler. Mais tu peux pas garder cette forêt au-dessus des yeux.
L’homme ne riait plus. Sa voix était voilée de lassitude. Khadidja devait être la cinquantième fille qu’il humiliait depuis le matin. À ses côtés, l’autre feuilletait toujours les photographies, faisant claquer les pages.
Elle eut un éclair : elle revit son père, recroquevillé sur le canapé du salon, passant ses après-midi à claquer les pages des magazines, de la même façon, les yeux fixes, attendant l’heure de sa dose…
Cette vision lui rendit sa cohérence — la révolte permanente qui la constituait comme une ossature de titane. Elle sourit en reprenant son book. Plus que jamais, elle était décidée à leur plaire, à les séduire.
Elle triompherait d’eux sur leur propre terrain.
Bientôt, ce seraient eux qui brûleraient de désir.
Et la torche serait son corps.
Les jours passaient mais l’emploi du temps restait immuable. Cinq heures, réveil.
Par la lucarne, le bleu sombre de la nuit. En se hissant sur la pointe des pieds, Jacques pouvait observer les autres bâtiments. Des lumières palpitaient par les fenêtres. On percevait les premiers bruits — toux, pisse, ablutions. La rumeur s’élevait, feutrée encore, mais traversée de tintements, de grognements, de cris. La bête énorme s’éveillait.
Six heures, lumière.
Éclat anémique des ampoules de 60 watts. Blessure sourde sous les paupières. En contrepoint, les matons arpentaient les couloirs, cognaient à chaque porte, traversaient la cour. C’était l’heure de la nausée. Peu à peu, Jacques prenait conscience de chaque sensation, déjà intolérable.
Les murs, trop proches. La chaleur, étouffante. Le galop des cafards, le long de sa natte. Et les odeurs. Kanara, malgré tous ses efforts de propreté, était une pourriture en marche. Chaque pierre, chaque dalle, chaque faille était habitée par l’humidité. Même au plus fort de la saison sèche, les matériaux conservaient la mousson en mémoire.
D’autres odeurs s’ajoutaient : urine, merde, sueur… Le concert des exhalaisons organiques qui semblaient se renfrogner, s’épaissir entre ces murs. Puis, déjà, les effluves de bouffe. Lourds, gras, paresseux. Le petit déjeuner était en route. Mais avant, il fallait encore subir quelques épreuves.
Sept heures.
L’appel.
La maladie des prisons. Le rituel de l’appel — le muster, en malais — se répétait cinq fois dans la journée. Ce n’était plus une vérification, mais une conjuration ; comme si cette litanie pouvait empêcher la moindre absence, la moindre tentative d’évasion.
Bruits secs des verrous. Raclement des portes. Grondement sourd des pas. Ces sons devenaient à la longue aussi familiers, aussi intimes que les battements de son propre cœur. Rassemblement sous le grand préau. À la vue de tous ces hommes, la nausée de Jacques se renforçait. Deux mille taulards, accroupis par terre, comme des papiers chiffonnés, relégués au rang de numéros.
Sept heures trente.
Hymne national, sous le soleil.
Puis, enfin, petit déjeuner. Les prisonniers s’éparpillaient pour s’aligner de nouveau en file d’attente, le long du bâtiment de la cantine. Ensuite, la fourmilière se morcelait dans la cour — petits points concentrés sur la bouillie du matin.
Jacques profitait de ce moment pour filer aux douches. Muni de son gayong (une boîte en plastique contenant savon, dentifrice et nécessaire de rasage), portant sur l’épaule sa serviette et son tee-shirt de rechange, il disparaissait dans le bâtiment, situé à trois cents mètres du réfectoire. Reverdi possédait sa propre douche dans sa cellule, mais il aimait cet édifice à ciel ouvert, cet instant de solitude, parmi les grandes citernes d’eau. Il répondait à son propre appel. L’appel de l’eau…
Huit heures.
Les corvées commençaient.
Elles différaient selon les semaines. En cette fin février, il fallait gratter les grilles et les barreaux de la prison, avant que des ouvriers spécialisés viennent y déposer un revêtement antirouille. Visage masqué par un chiffon, les « volontaires » grattaient, râpaient, limaient, se couvrant d’éclaboussures de fer, se confondant peu à peu avec les barreaux de métal.
Neuf heures, fin de la corvée.
Ouverture des ateliers.
Éric l’avait prévenu : en préventive, Reverdi n’avait pas droit à ce travail. Il restait donc avec les vieux, les éclopés, les malades. La chaleur prenait alors son essor. À mesure que les heures défilaient, elle devenait une présence incontrôlable, une sphère sans limite. Jacques s’installait sous le préau, préservant sa solitude, évitant d’écouter les conneries des autres, qui baragouinaient dans leur dialecte. Des ragots, des rumeurs, des histoires d’amok et de kriss — ces poignards malais à lame tordue, qu’on disait assoiffés de sang.
À dix heures, il commençait le sport.
Assouplissements. Abdos. Pompes. Puis haltères : on bricolait ici les poids avec des parpaings. En général, les taulards travaillent leur corps pour sortir plus forts, plus dangereux. Dans son cas, à quoi cela rimait-il ? Question de philosophie : il voulait mourir au meilleur de sa forme. Il éprouvait aussi une jouissance au présent, à maintenir son corps en éveil. Sentir cette force qui coulait sous sa peau, comme une lumière, une huile dorée qui irradiait chaque muscle, chaque parcelle de sa chair…
Il y avait un autre avantage dans cette exhibition : elle démontrait sa vigueur physique. À mesure qu’il s’activait, il devinait les yeux qui l’observaient, à travers les fenêtres des ateliers. Même les matons jaugeaient, du coin de l’œil, sa puissance à l’œuvre.
Onze heures trente.
Nouvel appel.
Midi.
Déjeuner.
Il mangeait sans goût, sans appétit, mais il comptait toujours, très précisément, les calories. Se nourrir était ici un acte de survie. Grâce à la complicité de Jimmy, il avait pu améliorer son ordinaire : un fruit, du sucre, du lait supplémentaires pour chaque journée.
Quatorze heures.
Retour aux ateliers.
Pour lui, l’heure de la sieste. Le pire moment. Les mouches, énormes, frénétiques, se fracassaient sur son visage, claquant dans le silence, cherchant les yeux. Somnolent, relégué comme les autres au rang de larve inerte, Jacques s’allongeait sur le sol et commençait à confondre, sur l’écran blanc de la cour, mouches et hommes.
Quinze heures trente.
Nouvel appel.
Les matricules, les bras qui se lèvent, les murmures… Cela tournait à l’hypnose. Mais Jacques se réveillait alors. Il s’en voulait de s’être laissé aller. Il percevait maintenant son propre corps, qui fonctionnait, palpitait parmi tous ces zombies. Machine clandestine qui marchait en douce, sous la chaleur, la surveillance, la présence des autres. Il n’était pas mort. Et jusqu’à la dernière seconde, il déborderait de cette vitalité réglée — et incorruptible.
Seize heures.
Dîner.
À partir de seize heures trente, quartier libre.
Libre de quoi ? La cour s’animait tandis que la chaleur relâchait son étreinte. Les détenus cantinaient. On pratiquait le troc ; on négociait des faveurs avec les matons ; on se payait des babioles dans une espèce de boutique, dressée sous un auvent. Et surtout, on achetait sa dope. La prison révélait sa logique interne, fondée sur une corruption totale. Tout pouvait s’obtenir, à condition d’avoir du fric ou quelque chose à échanger. Reverdi s’était arrangé avec Jimmy pour disposer d’argent — mais il n’en abusait pas. Ses désirs ne pouvaient pas être apaisés par un transistor ou des tablettes de chocolat. Encore moins par un shoot.
Dix-huit heures.
Retour dans les cellules.
Quand la porte se refermait sur lui, Jacques s’immobilisait, incrédule. Avait-il vraiment vécu une journée ? Le pire restait à venir. Une nuit de douze heures. Enfermé entre quatre murs, sans la moindre occupation. À cet instant, il haïssait sa cellule. Plus que jamais, à cette heure, elle puait la mort et le salpêtre. Un monde souterrain, invisible, composé de vermine, d’insectes et de rats, le guettait.
Ce soir-là, malgré lui, il eut un coup d’œil vers la lucarne. Un jour éclatant perçait encore. Il se souvint de la cabane parmi les bambous. La dernière Chambre. Il se rappela à quel point il avait failli à sa quête, cédant à la panique, cédant à la…
À la seconde où le mot « folie » se forma dans son esprit, il s’écroula sur le sol, les jambes brisées. Il se roula en boule, près du mur, et réprima ses sanglots. Il aurait donné n’importe quoi pour retrouver une raison d’exister, de vibrer — même pour les quelques mois qu’il lui restait.
Le claquement du verrou lui fit relever la tête. La porte de sa cellule s’ouvrit :
— Jumpa !
Jimmy Wong-Fat se tenait dans sa posture habituelle.
Costume chic débraillé, cartable rouge et gobelet de café.
Jacques ne pouvait admettre que ce gros lard soit devenu sa seule distraction.
— J’ai de mauvaises nouvelles, commença-t-il. J’ai reçu un premier rapport des psychiatres de Kuala Lumpur qui sont venus vous interroger pour la contre-expertise. J’espérais beaucoup de ce rapport. Leurs conclusions sont négatives. Selon eux, vous êtes sain d’esprit. Pleinement responsable de vos actes.
— Je t’avais prévenu.
Jimmy marchait autour de la table — il transpirait un peu moins que d’habitude. Jacques était enchaîné au sol.
— Vous ne semblez pas comprendre, siffla-t-il. Si je ne trouve pas une esquive, quelle qu’elle soit, tout est foutu. C’est la peine capitale !
Reverdi conserva le silence — il n’avait pas envie de répéter ce qu’il avait déjà dit. Il préféra changer de sujet :
— Tu as mes livres ?
La question déconcerta l’avocat. Après une hésitation, il fouilla dans un gros sac posé près de la table. Reverdi avait choisi de faire confiance au Chinois : il lui avait signé une procuration pour un de ses comptes en banque.
Wong-Fat posa sur le bureau une pile d’ouvrages. Jacques scruta les tranches : le Kanjur, les Yoga-Sutra, le Rubâi’yat du soufi Mawlânâ…
— Il en manque.
L’avocat sortit une liste et la déplia :
— La Bible de Jérusalem. Les Sermons de Maître Eckhart. Les Ennemies de Plotin. Où voulez-vous que je trouve des bouquins pareils ?
— Ils sont traduits en anglais.
Jimmy fourra la liste dans sa poche :
— Je sais, figurez-vous. Je les ai déjà commandés. (Il plongea à nouveau dans le sac.) Au moins, j’ai trouvé des pantalons à votre taille.
Il les posa sur la table, soigneusement pliés, avec un air de satisfaction. Il s’assit enfin et croisa ses mains dessus.
— Revenons aux choses sérieuses. Vous suivez votre traitement ?
— Mon traitement ?
— Les prescriptions du Dr Norman. Vous êtes censé prendre chaque jour des anxiolytiques. Je veux savoir si vous respectez cette ordonnance. Et si vous avez rencontré le psychiatre d’Ipoh, comme cela est prévu, chaque mercredi. Tout fonctionne bien de ce côté-là ?
Jacques songea à Éric, qui cantinait avec ses pilules : il n’en avait jamais pris une seule. Quant au psy d’Ipoh, il ne l’avait vu qu’une fois et le confondait avec les experts envoyés par Jimmy — des Tamils, chaque fois, qui posaient les mêmes questions vaporeuses.
— Tout roule.
— Très bien. Le fait que vous soyez sous traitement est très important pour votre profil.
Reverdi hocha la tête. Wong-Fat dressa son index :
— Il y a tout de même une bonne nouvelle. Les parents de Pernille Mosensen ont envoyé à Johor Bahru un avocat danois pour assister la partie civile. Il y a aussi une association, des Allemands, je crois, qui pointe le bout de son nez. Ils essaient d’exhumer le dossier du Cambodge. Le DPP ne va pas apprécier, croyez-moi. L’accusation est en train de se rendre antipathique. Très bon pour nous, ça.
Reverdi écoutait à peine ces arguments rabâchés. Il décida de taquiner un peu son bouffon :
— Quand tu te masturbais chez ton père, tu utilisais les insectes ?
— Je suis venu faire mon travail. Vous ne m’entraînerez pas dans…
— Et lorsque tu défonces les petites vierges, tu regardes la couleur de leur sang ?
L’avocat pinça les lèvres sur un « Well ! » sifflant. Il ferma son cartable. Un écolier vexé. Reverdi demanda :
— Tu n’es plus intéressé par mes confidences ?
Le Chinois leva les paupières. Jacques lui adressa un sourire :
— Et si je te disais que ce n’est pas moi qui ai tué Pernille Mosensen ?
— Quoi ?
— Un enfant.
— Qu’est-ce que vous dites ?
Reverdi enroula ses épaules avec ses mains, comme s’il avait soudain très froid. Le cliquetis des chaînes ruissela sur son torse.
— L’enfant-muraille, chuchota-t-il. L’enfant qui est en moi… qui retient son souffle…
Wong-Fat se pencha, comme un prêtre contre le treillis du confessionnal :
— Répétez, s’il vous plaît.
— Tu te souviens de ma pelade ?
Il parlait la tête enfoncée entre ses bras croisés, tendant sa nuque vers Jimmy.
— Tu te souviens du choc dont je t’ai parlé ? (Sa voix était étouffée contre sa poitrine.) C’est à cette époque que l’enfant-muraille est né…
Il serra les doigts sur son crâne :
— C’est grâce à lui que je leur ai échappé.
— Échappé ? À qui ?
— Aux visages… derrière les mailles de rotin. Les visages qui s’insinuent sous ma peau. Sans l’enfant, je serais devenu…
— Quoi ? Qu’est-ce que vous seriez devenu ?
Reverdi releva la tête, avec un large sourire :
— Laisse tomber. Je plaisantais.
Le Chinois était livide. Le tumulte de ses pensées se traduisait en tics sur ses traits.
— C’est intolérable. Vous vous moquez de moi. Je ne comprends pas votre attitude. (Il attrapa son cartable et son sac de voyage.) Je préfère revenir une autre fois.
Il se leva. Jacques était déçu : il n’avait tiré aucun amusement de son petit numéro. Ce tas de graisse ne l’intéressait décidément pas.
— J’oubliais. Votre courrier.
Jimmy balança sur la table une grosse enveloppe kraft.
— Demandes d’interviews. Propositions d’avocat. Lettres d’amour. (Il ricana.) Une vraie star.
De deux doigts, Reverdi écarta les rebords de l’enveloppe. Tous les plis étaient ouverts.
— Tu les as lues ?
— Tout le monde les a lues. Vous êtes à Kanara. Pas au Sheraton.
Wong-Fat s’essuya le visage avec sa manche — sa sueur était revenue :
— Le directeur de la prison a demandé un traducteur à votre ambassade pour savoir, à la ligne près, de quoi il retournait. Après cela, il a fallu que je rachète l’ensemble aux matons. C’est la règle.
Jacques sortit quelques lettres :
— Tu te rembourseras sur mon compte.
— C’est déjà fait.
Les adresses étaient rédigées à la main. Il s’arrêta sur certaines : des écritures rondes, soignées. Des écritures de femmes. Il posa ses chaînes sur le paquet et souffla, sans regarder l’avocat :
— Merci. À la prochaine.
Dans sa cellule, Reverdi étala sur le sol sa correspondance. Au bas mot, une centaine de lettres. Une vague d’orgueil l’envahit. Il était emprisonné à Kanara depuis moins de trois semaines et le courrier avait déjà afflué des quatre coins de l’Europe, France en tête. Il répartit soigneusement les plis en trois catégories, puis se plongea dans sa lecture.
Les médias, d’abord. Il passa rapidement sur les demandes d’interviews. Quatre lettres d’éditeurs complétaient le lot : « Pourquoi n’écririez-vous pas vos mémoires » ? Il feuilleta plus vite encore le groupe suivant : les officiels. L’ambassade de France lui avait adressé plusieurs courriers, s’interrogeant sur son silence. L’institution faisait également suivre des lettres d’avocats français : des « pros » du droit international, qui avaient déjà traité des dossiers plus ou moins similaires — des Européens emprisonnés en Asie du Sud-Est pour trafic de drogues — et qui lui proposaient leurs services. Certains d’entre eux précisaient même qu’ils renonceraient à leurs honoraires. Leurs intentions étaient claires : défendre Reverdi, c’était la garantie d’être, le temps du procès, au centre de tous les regards. Il y avait aussi des requêtes d’associations humanitaires, qui voulaient s’assurer que ses conditions de détention étaient correctes. À mourir de rire.
Il balança cette chienlit dans un coin.
Il passa aux lettres des particuliers. Beaucoup plus excitantes, quel qu’en soit le registre : haine, sollicitude, fascination, amour… Leur lecture lui prit plus d’une heure. Ce fut une nouvelle déception. Elles étaient plus stupides les unes que les autres. Les insultes et les paroles de bienveillance se rejoignaient dans la même médiocrité.
Mais c’était la forme qui l’intéressait. Ce qu’on pouvait lire entre les lignes, sous les tournures de phrases. À chaque virgule, il sentait la peur, l’excitation, l’attirance. Il aimait aussi les écritures — le contact de la main sur le papier, la trace d’un frémissement, à chaque fin de mot. C’était comme si ces femmes — il n’y avait pratiquement que des lettres féminines — avaient chuchoté à son oreille. Ou effleuré sa peau. Comme les feuilles de bambou. Il ferma les yeux, laissant le souvenir le caresser. Les feuillages. Le murmure. La voie à suivre…
Puis il repartit de zéro, scrutant chaque lettre en détail, à la lumière de sa faible ampoule. Il comptait les fautes d’orthographe, les erreurs de syntaxe. Il était surpris par la banalité de ces textes. Et irrité par la familiarité du ton. On prétendait le haïr, le plaindre ou, ce qui était pire, le comprendre et l’aimer — mais toujours en affectant un ton très proche. Beaucoup trop proche.
Dans ce registre, une lettre surpassait les autres. Presque remarquable, à force de naïveté. Il la lut plusieurs fois, en y puisant un sentiment ambigu ; du mépris mêlé de colère.
Paris, le 19 février 2003
Cher Monsieur,
Je m’appelle Élisabeth Bremen. J’ai vingt-quatre ans et je prépare un mémoire de maîtrise en psychologie, à la faculté de Nanterre (Paris X), sur le profiling, cette méthode qu’on appelle en France « aide psychologique à l’enquête », qui consiste à identifier le profil psychologique d’un meurtrier d’après l’analyse de la scène du crime et des autres indices à la disposition des enquêteurs.
Au fil de mes recherches, notamment lors de mes rencontres avec plusieurs prisonniers, j’ai compris que mon sujet de mémoire était en réalité un prétexte pour aborder le thème qui m’intéresse vraiment : la pulsion criminelle.
Ces derniers mois, j’ai donc décidé de changer de sujet. De focaliser mon attention sur les détenus eux-mêmes et de tenter d’établir leur profil psychologique, hors de toute considération pénale ou morale.
J’espérais même dresser une sorte de « métaprofil », en regroupant leurs points communs, à travers leur histoire, leur personnalité, leur mode opératoire…
J’en étais là de mes recherches lorsque, le 10 février dernier, j’ai découvert les premiers articles sur votre arrestation et ses circonstances extraordinaires. À ce moment, j’ai pris une décision : concentrer entièrement mon mémoire sur… vous.
Bien sûr, une telle orientation ne sera possible qu’avec votre accord, c’est-à-dire votre aide. Je ne peux envisager un tel travail qu’en étant certaine que vous accepterez de répondre à mes questions…
Jacques arrêta sa lecture. Non seulement elle l’assimilait, froidement, à un tueur en série, mais elle le faisait dans une lettre ouverte à tous les regards, alors même que le procès n’avait pas eu lieu. C’était pareil pour la plupart des auteurs des lettres étalées par terre, mais il y avait dans celle-ci une candeur, une idiotie, qui dépassait tout.
Cela continuait sur plusieurs pages :
N’ayant pas beaucoup d’argent, je ne peux malheureusement pas effectuer le voyage, du moins pas immédiatement. Mais j’ai déjà imaginé un questionnaire, qui pourrait nous permettre d’établir un premier contact. J’aimerais vous l’envoyer au plus vite.
De mieux en mieux : elle lui demandait carrément une confession. Pourquoi pas des aveux complets ? Il poursuivit sa lecture, captivé par tant de connerie :
Comprenez ma démarche : grâce à mes connaissances en psychologie, je pense pouvoir saisir ce que d’autres n’ont pas senti, ni même effleuré.
D’ailleurs, par mes questions, et les commentaires que je vous enverrai aussitôt, je peux vous amener à voir plus clair en vous-même. Je ne suis pas encore une psychologue confirmée, mais je peux vous aider à mieux supporter certaines vérités…
Reverdi froissa la feuille dans sa main : la colère montait en lui, en vagues brûlantes. Emprisonné ici, il était exposé aux regards et à la curiosité de tous. Prisonnier d’un zoo, soumis à la contemplation indiscrète et malsaine de n’importe qui. Il ferma les paupières et chercha en lui-même une clairière de calme, afin de tempérer son corps et son esprit.
Quand il eut retrouvé la maîtrise de lui-même, il défroissa la page — il voulait achever ce voyage au bout de la bêtise.
Surprise : la dernière partie était plus intéressante. Il y captait soudain une justesse de ton qui tranchait avec le discours prétentieux du début. L’étudiante se risquait à une comparaison entre l’apnée et les meurtres :
Peut-être vais-je trop loin, et trop vite, mais je perçois, comment dire ? une sorte d’analogie entre les fonds sous-marins et les pulsions sombres que vous subissez. Dans les deux cas, il y a l’obscurité, la pression, l’adversité. Mais aussi, d’une certaine façon, une barrière de pureté, un cap inconnu…
Comment vous l’écrire ? Je ressens, entre ces actes et ces plongées, la même volonté d’explorer, de se dépasser. Et surtout, le même vertige, la même tentation irrésistible.
Je voudrais saisir ce vertige, l’éprouver à vos côtés, afin de coïncider avec votre point de vue. Je ne veux pas juger, mais partager.
Si, par bonheur, vous acceptiez de me guider, de me prendre par la main pour descendre, avec vous, sous la surface, alors je serais prête à tout entendre. À aller jusqu’au bout, avec vous.
Ces mots collés ensemble ne signifiaient pas grand-chose, mais Jacques percevait ici un accent de sincérité. Cette fille était prête à se jeter, corps et âme, dans un voyage vers les ténèbres. Il sentait même, avec son instinct de prédateur, une certaine duplicité entre ces lignes. Cette « oie blanche » n’était peut-être pas aussi pure que cela.
Il huma la feuille manuscrite : elle était parfumée. Une fragrance de femme. Ou plutôt : de jeune fille qui joue à la femme. Il aurait parié gros sur Chanel. № 5. Oui, Élisabeth ne voulait pas simplement se faire peur, elle voulait l’allumer, le séduire, prête à le suivre jusque dans son repaire…
Il balança la lettre par terre et contempla cet amas de conneries, d’indiscrétions, de fautes d’orthographe. Une procession de cafards trottinaient déjà entre les plis de papier. À cet instant, les lumières des cellules s’éteignirent.
Vingt et une heures. Jacques poussa du pied le tas de lettres et s’allongea près du mur. La colère était passée, mais pas l’amertume. Il se moquait de la mort mais il comprenait, pour la première fois, qu’il était seul, incompris, et que son « œuvre » allait mourir avec lui.
Une idée subliminale vint interrompre ses pensées. Un détail le taraudait qu’il ne parvenait pas à identifier. Il se releva et attrapa sa torche électrique. Plaçant la lampe entre ses dents pour avoir les mains libres, il fouilla parmi les paperasses. En quelques secondes, il retrouva la lettre d’Élisabeth Bremen. Quelque chose lui avait échappé, mais quoi ?
Il la relut rapidement ; rien de neuf. Il trouva l’enveloppe, regarda à l’intérieur : vide. Il l’observa sous toutes les coutures. Au dos, il tomba sur l’adresse de l’expéditeur.
Élisabeth Bremen n’avait pas inscrit ses coordonnées personnelles, mais celles d’une poste restante, dans le 9e arrondissement de Paris.
Voilà le détail qu’il cherchait. Malgré ses belles paroles, malgré sa volonté de se rapprocher de lui, l’étudiante avait pris cette mesure de prudence. Elle avait peur. Comme les autres. Elle tendait la main vers le fauve, mais avec retenue.
Jacques éteignit sa lampe et sourit dans les ténèbres.
On allait s’amuser un peu.
Marc était particulièrement fier de sa lettre.
Il l’avait conçue, mûrie, peaufinée avec soin. Pas un mot, pas un détail qui n’ait été l’objet d’une longue réflexion.
Marc suivait une stratégie : il n’était pas question de ruser avec un tel meurtrier, de l’interroger d’une manière détournée. Jacques Reverdi était un être doué d’une intelligence aiguë. Un prédateur à l’instinct infaillible. Le seul moyen de retenir son attention était de l’attaquer de front, de jouer l’innocence et de lui donner l’impression, à lui, de dominer la situation.
Voilà pourquoi Marc y était allé à fond dans la prétention naïve. En même temps, à la fin de la lettre, il avait laissé transparaître une ambiguïté. Élisabeth n’était peut-être pas si idiote, si terne que cela…
Une fois son texte arrêté, il s’était penché sur l’écriture. Durant des heures, puisant dans ses archives personnelles — il recevait beaucoup de lettres de femmes au Limier —, il avait copié et recopié les manuscrits de ses correspondantes, reproduisant ces syllabes appliquées, se forgeant peu à peu une écriture féminine.
Il avait ensuite acheté du papier à lettres, assez onéreux, tramé, et choisi un stylo plume. Puis il avait décidé d’ajouter une touche personnelle à sa lettre : très discrètement, il l’avait parfumée. Dans un premier temps, il avait songé à un parfum de jeune fille — Anaïs Anaïs de Cacharel — puis il s’était ravisé. Élisabeth, vingt-quatre ans, n’allait pas utiliser une fragrance d’adolescente. Elle opterait au contraire pour un parfum de femme — force, séduction et maturité. Il avait opté pour le № 5 de Chanel.
La lettre était prête — il ne restait plus qu’à régler le dernier point, crucial : l’adresse de l’expéditrice. Il ne pouvait donner la sienne. Il avait pensé à une boîte postale, mais cela aurait paru trop impersonnel. Il s’était décidé pour la poste restante.
Les vrais problèmes avaient commencé avec la Poste. Il aurait dû s’en douter. Il avait toujours détesté cet organisme — la couleur jaune de ses logos, ses interminables files d’attente, son système de timbres, de vignettes, de collages, plus digne d’un atelier d’enfants que d’une entreprise du XXIe siècle. La Poste avait donc été fidèle à sa devise : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? »
Impossible d’ouvrir un « Contrat de réexpédition temporaire poste restante » en donnant n’importe quel patronyme. En fait, on ne pouvait recevoir ce type de courriers qu’à son propre nom. Marc avait tenté sa chance dans un autre bureau de poste, racontant cette fois un mensonge : il souhaitait ouvrir un « contrat de réexpédition » pour une amie, immobilisée par un accident, et domicilier ce contrat ici, dans ce bureau. Il viendrait chercher lui-même les lettres.
Sceptique, l’agent lui avait alors expliqué la procédure : son amie devait remplir une procuration à son nom, à lui. Mais attention : en présence d’un facteur, qui jouerait le rôle de témoin. Marc croyait rêver. Alors seulement, on pourrait envisager un contrat de réexpédition, mais Marc serait obligé de présenter, chaque fois, les deux pièces d’identité : la sienne et celle de son amie.
Marc était sorti du bureau éberlué, tenant ses formulaires vierges. Il avait considéré le problème sous tous les angles, et saisi la seule véritable difficulté : il devait se procurer le passeport ou la carte d’identité d’une femme. Il serait ensuite obligé de conserver ce patronyme pour ses lettres.
Où trouver un tel document ? Il possédait une solide expérience des vols et des effractions. Souvenirs de « la Raflette ». Mais il n’allait pas cambrioler, au hasard, un appartement. Il pensa se rendre dans une piscine et forcer le vestiaire d’une baigneuse qu’il aurait repérée. Mais il n’était pas question d’impliquer une personne réelle dans un tel projet. Après tout, il s’agissait de tendre un piège à un tueur. L’impasse.
Le lendemain matin, au réveil, il eut une illumination. Il fallait voler le passeport d’une touriste — une femme de passage en France. Il songea à la Cité Universitaire, située près de la porte de Gentilly : la plus grande concentration d’étudiants étrangers à Paris. Il visita le campus : un agglomérat d’architectures diverses, rappelant les grandes expositions universelles du siècle dernier. Il croisa un palais italien, un manoir anglais, une église luthérienne, enchaîna les galeries aux ornements latins, les façades de briques, les perrons à figures africaines. Où aller ? Dans un dortoir ? Et à quel moment opérer ? En plein jour ?
L’idée : les vestiaires d’une installation sportive.
Il trouva le gymnase des Arts et Métiers, au sud du campus. Un bloc soviétique de sept étages, dont le sous-sol abritait une salle de sport. Il se glissa dans le couloir, aperçut en contrebas, à travers des fenêtres grillagées, l’espace tapissé de linoléum vert, strié de marquages. Coup de chance : un match de volley se disputait à ce moment. Un match féminin ! Il trouva les vestiaires : pas même fermés.
Face à une rangée de portemanteaux, des casiers en fer étaient scellés par des cadenas. Il avait apporté le nécessaire. Il glissa un tournevis dans la première anse de métal et la fit sauter. Au troisième placard, il avait son passeport — une Allemande. Pourtant, excité par ces intimités violées, ces odeurs de femmes et ces sous-vêtements qu’il surprenait, il poursuivit son pillage. Il découvrit d’autres passeports, des cartes d’étudiantes… Il devait en être à la dixième armoire lorsqu’il tomba sur un trésor. Un coup de chance inouï : un passeport suédois au prénom… d’Élisabeth !
Son poing se referma sur le document couleur bordeaux. Il fouilla encore le sac et trouva la carte d’étudiante correspondante, à l’adresse de la Cité U. Il ne regarda même pas le visage. Le nom était parfait : Élisabeth Bremen.
Le lendemain, il retourna au deuxième bureau de poste, rue Hippolyte-Lebas, là où l’agent lui avait expliqué les démarches à effectuer. L’homme, un petit Asiatique à queue-de-cheval, fit la grimace :
— Vous n’avez pas suivi la procédure. Il faut que le facteur…
Marc ne lui laissa pas achever sa phrase : il fit passer sous la vitre le passeport et la carte d’étudiante d’Élisabeth.
— Elle habite à la Cité Universitaire. Un vrai labyrinthe.
— Qu’est-ce qu’elle a au juste ? demanda l’agent d’un ton plus conciliant.
— La hanche. Elle s’est brisé la hanche. En jouant au volley-Ball.
Le postier hocha la tête, sans conviction, observant les documents. Derrière Marc, la file d’attente s’allongeait. L’Asiatique leva un œil :
— Je ne comprends pas un truc dans votre histoire. Vous voulez recevoir le courrier de cette fille, d’accord. Mais pourquoi pas chez vous ?
Marc avait prévu l’objection. Il s’approcha de la vitre et plaça, ostensiblement, sa main gauche devant son interlocuteur. Il avait glissé une alliance à son annulaire. Un truc qu’il utilisait déjà à son époque « Raflette » — pour inspirer confiance.
— Chez moi, c’est compliqué.
— Compliqué ?
Marc frappa trois coups à la vitre avec son alliance. Le préposé baissa les yeux et parut comprendre.
— Alors, c’est d’accord ?
L’agent acheva de remplir les cases des formulaires réservées à l’administration :
— C’est dix-neuf euros.
Marc paya, sentant la sueur s’écouler dans son dos. L’Asiatique lui rendit plusieurs récépissés et conclut :
— Quand vous viendrez chercher son courrier, amenez toujours ses documents d’identité. Pas de passeport, pas de lettre. C’est clair ? Et passez par moi : je suis le responsable de la poste restante.
Il lui fit finalement un clin d’œil, en signe de complicité. Sur le trottoir, Marc aurait dû se réjouir, mais un fond d’angoisse le tourmentait. Confusément, il appréhendait la suite des événements.
À partir du 1er mars, il retourna à la Poste chaque matin.
C’était absurde : une lettre de Paris mettait au moins dix jours pour atteindre la Malaisie. Ensuite, l’administration pénitentiaire devait stocker les plis avant de les donner aux prisonniers. Plus tard encore, au cas où Jacques Reverdi déciderait de lui répondre, il faudrait encore compter entre dix et quinze jours avant que le courrier ne lui parvienne. Soit plus de trois semaines, dans la version la plus optimiste. Or, il avait envoyé sa lettre le 20 février.
Pourtant, chaque matin, une force magnétique l’entraînait vers la rue Hippolyte-Lebas. Le postier (il s’appelait Alain et était d’origine vietnamienne) s’était détendu face à son visiteur. Il se permettait même quelques plaisanteries. « Bonjour mademoiselle ! », criait-il quand il voyait apparaître Marc. Ou bien il prenait un ton de flic derrière sa vitre, et demandait : « Z’avez vos papiers ? »
Ses vannes sonnaient creux.
Et les jours passaient, sans réponse.
Côté boulot, Marc assurait le quotidien, sans zèle excessif. Il avait travaillé sur d’autres faits divers et quelques personnages pittoresques : l’étrangleur du Pas-de-Calais, le violeur à la CX…
Mais déjà, la motivation au journal tombait. Les ventes étaient en chute libre. Les prévisions de Verghens se vérifiaient : la guerre en Irak était imminente et les lecteurs ne se préoccupaient plus que de ce compte à rebours. En période de crise, le public n’éprouve plus le même désir de se plonger dans des histoires violentes et glauques : la menace du présent lui suffit.
Le 9 mars, les Américains n’avaient toujours pas bombardé l’Irak.
Marc n’avait toujours pas reçu de lettre.
Ce soir-là, il rendit visite à Vincent.
À vingt heures, il pénétra dans le studio photographique du colosse. L’artiste était en pleine séance : des photographies de composites, pour une apprentie mannequin. C’était son véritable fonds de commerce. Vincent travaillait pour les agences ou directement pour les modèles, et se faisait alors payer au noir. Une véritable affaire, du point de vue fiscal.
Il avait mis au point un style d’images branchées, fondé sur le flou, qui faisait fureur parmi les agences et les magazines. La rumeur courait même parmi les modèles que ces clichés portaient bonheur…
Ce triomphe stupéfiait Marc. Ce qui avait commencé comme une blague était devenu un filon. En cette fin d’hiver 2003, le géant, qu’il avait connu habillé en parachutiste anglais, casque à la main et doigts toujours tachés de cambouis, était devenu l’un des photographes les plus sollicités de Paris. Il avait même acheté son studio, au fond d’une école d’architecture, rue Bonaparte, dans le 6e arrondissement.
Marc se glissa dans la pénombre. Debout derrière son appareil, à la lisière des lumières du plateau, Vincent pérorait sur la meilleure manière de « traverser les apparences ». Assistants, coiffeuse, maquilleuse, stylistes l’écoutaient religieusement tandis qu’une jeune fille androgyne était épinglée par les projecteurs éclatants.
Vincent fit un signe explicite : « terminé pour aujourd’hui ». Un assistant se précipita sur son appareil, extrayant le film comme s’il s’agissait d’une sainte relique. D’autres coururent vers les groupes générateurs. Des flashes crépitèrent encore, émettant de longs sifflements. Quand le colosse aperçut Marc, il ouvrit les bras avec exagération :
— T’avais disparu ou quoi ?
Sans répondre, Marc suivit du regard le jeune mannequin qui disparaissait dans le vestiaire.
— Laisse tomber, fit Vincent. Encore une qui mange quand elle se brûle…
Il désigna une série de polaroïds sur sa table lumineuse :
— J’ai beaucoup mieux en magasin, tu veux voir ?
Marc ne jeta même pas un coup d’œil. Vincent ouvrit la porte d’un petit réfrigérateur, situé au fond du studio, près du local de développement :
— Toujours pas d’humeur, hein ?
Il s’approcha en décapsulant une canette de bière. Marc comprit qu’il était déjà ivre. Le photographe compensait le défaut d’adrénaline de son nouveau métier par de fortes quantités d’alcool. Le soir, il devenait terrifiant. Soufflant comme un bœuf, l’haleine brûlante, il vous fixait de son seul œil visible, à la fois brillant et injecté. Pourtant, ce fut lui qui dit :
— T’as une sale gueule. Viens. Je t’emmène dîner.
Ils finirent dans un petit restaurant de la rue Mabillon. Un lieu comme les aimait Marc : bondé, enfumé, assourdissant. Un bouillon de chaleur humaine où le brouhaha général pouvait tenir lieu de conversation. Mais Vincent ne se laissait pas déborder par le vacarme : il monologuait sur les perspectives de son propre avenir, tout en enchaînant les bières.
— Tu t’rends compte ? beuglait-il. Deux de mes filles sont passées directement au tarif quarante ! Grâce à mes photos. Le flou, j’te dis : c’est la manne ! J’ai décidé de jouer aussi l’agent. Je shoote gratis les premières photos et je prends un pourcentage sur les contrats qui suivent. Je peux faire aussi bien que les agences, qui ne foutent rien, de toute façon. Je suis un magicien. Un révélateur !
Il disait cela sur le ton du séducteur qui veut devenir proxénète. Sourire aux lèvres, Marc tendit son verre d’eau gazeuse et regarda Vincent en transparence :
— Au flou !
Le colosse leva sa chope en retour :
— Aux tarifs quarante !
Ils éclatèrent de rire. À ce moment, Marc n’avait qu’une seule question en tête : Élisabeth avait-elle, oui ou non, une chance de recevoir une réponse de Jacques Reverdi ?
Ça vient de Malaisie.
Le sourire du Vietnamien rayonnait. Il glissa une enveloppe sous la paroi de plexiglas. Marc l’attrapa et dut se mordre les lèvres pour ne pas hurler. C’était une lettre froissée, raturée, qui avait été déchirée puis refermée ; mais c’était ce qu’il attendait : une réponse de Jacques Reverdi.
Quand il découvrit, sous les tampons et biffures de l’administration, l’écriture penchée, régulière, formant le nom de « Élisabeth Bremen », il sentit son rythme cardiaque s’altérer, s’approfondir dans sa poitrine. Il salua brièvement Alain et courut jusqu’à son atelier.
Là, il verrouilla sa porte, tira les rideaux des baies vitrées et s’installa derrière son bureau. Il alluma une petite lampe halogène, chaussa des gants de coton, ceux qu’on utilise pour manipuler les tirages photographiques. Enfin, il ouvrit l’enveloppe avec un cutter puis, avec précaution, comme s’il saisissait un insecte rare et friable, il sortit la lettre. Une simple feuille de papier quadrillée, pliée en quatre.
Il la déploya sur son bureau et, le cœur battant, se mit à lire.
Kanara, 28 février 2003
Chère Élisabeth,
Un séjour en prison est toujours une épreuve : promiscuité des criminels, ennui lancinant, humiliations et, bien sûr, souffrance de l’enfermement. Les distractions y sont plutôt rares. C’est pourquoi je tiens à vous remercier pour votre lettre si enthousiaste, si volubile.
Il y avait longtemps que je n’avais pas autant ri.
Je vous cite : « Grâce à mes connaissances en psychologie, je pense pouvoir saisir ce que d’autres n’ont pas senti, ni même effleuré. » Ou encore : « Par mes questions, et les commentaires que je vous enverrai aussitôt, je peux vous amener à voir plus clair en vous-même… »
Élisabeth, savez-vous à qui vous avez écrit ? Imaginez-vous un seul instant que j’aie besoin de quelqu’un pour voir « clair en moi-même » ?
Mais d’abord, avez-vous réfléchi aux implications de votre lettre ? Vous vous adressez à moi comme à un assassin, aux crimes avérés. Vous oubliez un détail : je ne suis pas encore jugé. Mon procès n’a pas eu lieu et ma culpabilité, que je sache, reste à démontrer.
Je vous rappelle que tout courrier en prison est ouvert, lu et photocopié. Vous avez un tel aplomb, vous manifestez tant d’assurance lorsque vous décrivez mes « pulsions sombres » et ma « psychologie » que vous semblez posséder des éléments déterminants à propos de ma culpabilité. Votre petite lettre constitue donc une présomption supplémentaire contre moi.
Mais là n’est pas l’important.
L’important, c’est votre arrogance. Vous vous adressez à moi comme si, sans le moindre doute, j’allais vous répondre. Renseignez-vous : je n’ai pas accepté une interview depuis des années. Je n’ai pas livré la moindre explication à quiconque. D’où sortez-vous vos certitudes ? Pourquoi imaginez-vous que je vais répondre aux questions d’une étudiante, qui prétend m’analyser ?
D’ailleurs, que savez-vous au juste sur moi ? Quelles sont vos sources ? Des journaux ? Des documentaires ? Des livres écrits par d’autres ? Comment comprendre une personnalité en empruntant de tels chemins ?
Quant à vos comparaisons entre l’apnée et mes « pulsions », sachez qu’il n’y a que moi qui choisisse mon absolu, et que tout cela est inaccessible aux autres êtres humains.
Élisabeth, je vous en prie : jouez à la psychologue avec les jeunes délinquants de Fresnes ou de Fleury-Mérogis. Des associations spécialisées vous mettront en contact avec des détenus à votre mesure, dignes de vos petits « travaux pratiques ».
Je ne veux plus jamais recevoir une lettre de ce genre. Je vous le répète : un séjour en prison est une épreuve. Assez pénible en soi pour ne pas avoir à subir, en plus, les insultes d’une Parisienne prétentieuse.
Élisabeth, je vous dis adieu. J’espère ne pas vous relire de sitôt.
Marc demeura immobile un long moment. Il observait la page quadrillée. Elle ressemblait maintenant à un poing venu s’écraser sur son nez. Avec la puissance d’un buffle.
Il était complètement sonné. Pourtant, sa tête était en fusion. Ses pensées s’entrechoquaient, prenaient des trajectoires différentes ; un feu d’artifice d’idées contradictoires.
Qu’est-ce que cette lettre signifiait ? Avait-il réellement échoué ? Était-ce la première et dernière réponse qu’il recevrait jamais de Reverdi ? Ou restait-il au contraire, sous les mots, sous les insultes, un espoir ?
Il la relut encore. Plusieurs fois. Finalement, il trancha : cette missive était une victoire. Des signes discrets, placés en filigrane, lui envoyaient des encouragements. Il s’était trompé dans la forme, d’accord, mais le tueur ne lui fermait pas sa porte.
D’ailleurs, que savez-vous au juste sur moi ? Quelles sont vos sources ? Des journaux ? Des documentaires ? Des livres écrits par d’autres ? Comment comprendre une personnalité en empruntant de tels chemins ?
Marc était tenté de traduire : « Si vous voulez connaître la vérité, remontez à la source. Posez-moi les bonnes questions. » Il péchait sans doute par optimisme, mais il ne pouvait admettre que Reverdi eût pris la peine d’écrire à Élisabeth simplement pour l’insulter. Entre les lignes, l’apnéiste glissait d’autres appâts :
… sachez qu’il n’y a que moi qui choisisse ma pureté et mon absolu, et que tout cela est inaccessible aux autres êtres humains.
L’homme ne disait pas : « Je suis innocent. » Il disait : « Vous ne comprenez pas. » N’était-ce pas une façon d’attiser sa curiosité ? Marc sentait des frissons lui cingler la peau. Il avait toujours été convaincu que Jacques Reverdi n’était pas un simple tueur en série, un « tueur compulsif », comme le décrivait Erich Schrecker.
Sous les meurtres, il y avait une cohérence.
Une quête.
Sourire. Oui, finalement, il avait réussi son coup. Son attaque frontale avait irrité le criminel, mais elle l’avait fait réagir. Et cette lettre était une invitation à creuser, à questionner, à lever les apparences.
Marc, toujours muni de ses gants de coton, attrapa un paquet de feuilles et le stylo-plume qu’il réservait à Élisabeth. Il fallait répondre tout de suite. Dans la chaleur de l’émotion. Il fallait qu’Élisabeth lui explique qu’elle pouvait changer de méthode, qu’elle pouvait, simplement, écouter, comprendre, se laisser guider…
Mais d’abord, mea culpa.
Paris, lundi 10 mars 2003
Cher Jacques,
Je viens de recevoir votre lettre. Je suis mortifiée. Me pardonnerez-vous ma maladresse ? Comment ai-je pu être si stupide ? Jamais je ne voudrais vous porter préjudice. Encore moins vous offenser…
Je n’avais pas pensé au problème des lettres ouvertes. Je dois avouer que je n’ai aucune connaissance des règles et des procédures qui ont cours dans les prisons malaises. Je suis désolée d’avoir pu, dans ma manière de m’exprimer, accréditer des faits qui ne sont ni prouvés, ni démontrés. Là encore, j’avoue mon ignorance : je ne sais pas exactement où en est l’enquête. Mes connaissances se limitent à ce que j’ai pu lire dans la presse française.
Pardon, pardon, pardon… En aucun cas, je ne voudrais aggraver votre situation face à la justice.
Mais laissez-moi vous expliquer les raisons profondes de ma requête. Je vous connaissais bien avant les événements de la Malaisie — et ceux du Cambodge. Je vous connais depuis l’époque de vos performances sportives. Je suis passionnée par l’apnée : à l’âge de huit ans, je regardais en boucle Le Grand Bleu. Je restais fascinée, des heures, à imaginer ce que peut être la sensation des profondeurs. Ce qu’on peut éprouver à descendre, sans respirer, très loin au-delà des limites de l’homme. À cette époque, déjà, votre nom brillait en première place dans mon petit panthéon intime.
Aujourd’hui, on vous accuse de meurtres. Vous ne souhaitez pas en parler : je respecte votre silence. Mais votre personnalité n’en demeure pas moins extraordinaire. Paradoxalement, les actes dont on vous suspecte aujourd’hui sont si éloignés de vos prouesses sportives, de votre image de sagesse et de paix, que cette situation renforce encore mon intérêt pour vous. Ce lien hypothétique entre le bleu profond et le noir extrême, ce parcours impossible entre le bien et le mal, me donne le vertige. Quelle que soit la vérité, l’arc de votre destin est grandiose.
Voilà ce que j’espère — je devrais écrire : ce que je n’ose espérer. Que vous m’offriez quelques souvenirs personnels, que vous me racontiez des événements qui vous tiennent à cœur. N’importe lesquels. Émotions sous-marines. Souvenirs d’enfance. Anecdotes sur Kanara… Ce que vous voudrez, pour peu que ces mots marquent le début d’un échange.
Rien ne vous oblige à m’écrire. Et je n’ai plus d’arguments pour vous convaincre. Mais je suis sûre d’une chose : je pourrais être pour vous une oreille amie, complice, attentive. Je ne parle plus de l’étudiante en psychologie. Je parle simplement d’une jeune femme qui vous admire.
N’oubliez jamais que je suis prête à tout entendre. C’est vous qui fixerez les limites, les frontières de notre relation.
Les abysses, il y en a de toutes sortes.
Et tous m’intéressent.
En attendant — en frémissant — de vous lire…
Marc sortit de là en sueur.
Il avait littéralement les mains fondues à l’intérieur de ses gants. Il avait rédigé ce texte à plusieurs reprises, les doigts serrés sur son stylo, chaque fois avec la même fièvre. C’était l’écriture qui n’était pas au point. Maintenant, il avait la lettre manuscrite : du pur Élisabeth. En la relisant, il s’aperçut que le ton était emphatique, sentimental. Peut-être devait-il réfléchir avant de l’envoyer ? Il décida au contraire de la laisser telle quelle. C’était une réaction à chaud. Et Reverdi sentirait cette spontanéité.
La nuit tombait. Il était plus de dix-sept heures. Marc n’avait pas vu la journée passer. Il n’avait pas entendu le téléphone, ni songé au monde extérieur. Maintenant que l’obscurité emplissait l’atelier, il lui semblait que des eaux noires le submergeaient lui aussi. Un malaise dont il prenait seulement la mesure : durant ces quelques heures, il avait été, réellement, Élisabeth.
Un café, sans hésiter. Il se choisit un cru italien, bien dense, et mit en marche sa petite usine chromée. Il sentit avec réconfort le parfum amer de l’expresso. Il savourait déjà, à l’avance, cette brûlure concentrée, qui allait couler au fond de ses entrailles — et l’arracher à sa transe.
Il but un premier jus, en lança aussitôt un autre. Tasse en main, il retourna s’asseoir, plus calme, et contempla ces lignes, écrites de la main d’une femme qui n’existait pas. La sueur avait transpercé ses gants. La feuille était gondolée. Tant mieux : Reverdi noterait aussi ce détail. Il imaginerait la fièvre d’Élisabeth. À moins qu’il n’imagine des larmes ? Pas mal non plus… Au passage, Marc s’interrogea : devait-il parfumer ou non cette lettre ? Non. On n’était plus dans la séduction, mais dans l’urgence.
Il scella la lettre, enfila sa veste, attrapa ses clés et prit l’enveloppe : il fallait qu’il se grouille avant que la poste ne ferme. Il avait décidé d’envoyer son pli en express. Tant pis si l’envoi avait l’air précipité. Tant pis si sa lettre, avec sa mention « urgent », retenait l’attention des surveillants de Kanara. Il ne pouvait pas attendre encore un mois avant une réponse — si réponse il y avait.
Il ne prit pas le chemin de la rue Hippolyte-Lebas : il ne voulait pas tomber sur Alain. Il opta pour la poste de la rue Saint-Lazare, en bas du 9e arrondissement. En entrant dans le bureau, il retint sa respiration. Comme la première fois, il avait l’impression, en envoyant cette lettre, de plonger dans l’inconnu. Mais cette fois, il franchissait un nouveau palier de compression, vers les couches sombres des eaux glacées.
Gosok kuat sikit ! (Frotte plus fort !) Sous le soleil, Jacques Reverdi était à genoux. Armé d’une brosse en fer et d’un seau d’eau de Javel, il tentait d’effacer l’ineffaçable : l’empreinte de sueur humaine, de crasse imprégnée dans l’un des murs de la cour. Des traces incrustées dans le ciment, aussi profondément que des fossiles. Malgré ses efforts, les taches ne diminuaient pas. Il aurait fallu racler, ronger, attaquer la pierre avec une ponceuse.
Au-dessus de sa tête, Raman l’observait. Pieds écartés, mains serrées sur la ceinture. L’homme murmurait des injures entre ses lèvres serrées, promettant que la matraque allait bientôt donner corps à ses paroles.
Reverdi était indifférent. Ni la douleur physique, ni les insultes ne l’atteignaient. Il songeait à un morceau de verre. Les mots, les coups le traversaient comme la lumière traverse une vitre. Dans de tels moments, il se transformait en prisme, décomposant le spectre de ses propres réactions, éliminant celles qui pourraient l’affaiblir : honte, douleur, crainte…
— Celaka punya mat salleh ! (Bâtard de Blanc !)
Un coup de pied l’atteignit au flanc. La peau lui brûlait tellement qu’il sentit à peine cette douleur supplémentaire. Un nouveau coup se perdit dans la souffrance de l’air. Reverdi lança un bref regard au-dessus de lui. Raman faisait de nouveau les cent pas. Il serra les dents, reprit sa brosse et dressa, mentalement, le portrait de celui qu’il cherchait à éviter depuis son arrivée à Kanara.
Abdallah Madhuban Raman, cinquante-deux ans, père de cinq enfants, musulman rigoriste, pure quintessence d’autorité et de sadisme. Au pénitencier du Cambodge, Reverdi avait connu des fonctionnaires de la cruauté. Des surveillants qui avaient intégré la brutalité comme un des devoirs de leur fonction. Raman n’avait rien à voir avec cette version tempérée du maton. Le Malais bandait pour la souffrance. Il vibrait pour elle. C’était un pur psychopathe, plus dangereux que tous les tueurs de Kanara réunis.
Malais, il avait aussi du sang tamil dans les veines. Son visage était noir, percé de grosses narines qui rappelaient les naseaux d’un taureau. Ses pupilles étaient plus noires encore et sa face écrasée, scarifiée par des rides profondes, évoquait celle d’un Aborigène d’Australie.
Le salopard avoisinait le mètre quatre-vingt-cinq, taille exceptionnelle en Malaisie, et portait en permanence, malgré la chaleur, une veste sombre à galons, serrée à la taille, qui partait en arêtes dures de chaque côté. À sa ceinture, il arborait une batterie de menaces — flingue, matraque électrique, bombe lacrymogène, clés… On racontait qu’il avait crevé l’œil d’un détenu avec la clé qui ouvrait la dernière porte : celle du dehors.
Pratiquant fanatique, membre de la secte interdite « al arqam », Raman était aussi un homosexuel en perpétuelle ébullition. Éric l’avait prévenu, mais son appétit excédait les pires prévisions. L’ordure ne pensait qu’au cul. Il était entouré d’un clan sur mesure — des matons de même obédience sexuelle, amateurs de musculation et de sports de combat. Des pédés durs qui aimaient torturer et casser les gueules, que Raman « payait » en chair fraîche. Tous les détenus étaient hantés par les cris qui s’élevaient des douches, en fin d’après-midi. Mais Éric se trompait : les victimes ne se faisaient pas violer. Seulement laminer de coups, jusqu’à l’évanouissement. Alors, les matons baisaient entre eux, enivrés par l’odeur du sang.
Dans ces moments-là, le tortionnaire en chef sortait le premier du bâtiment maudit, titubant, aveuglé par le soleil et le remords. Chacun l’observait, de loin, terrifié, redoutant d’autres représailles.
— Arrête ! clama Raman dans son dos. Terminé pour aujourd’hui.
Jacques avait toujours su que son statut de star occidentale lui vaudrait un régime de faveur. La corvée de ce matin marquait le début des festivités.
— Demain, tu feras un autre mur, reprit le gardien en s’approchant. Et ainsi de suite. (Il promena son regard de carbone sur la cour.) Je veux plus voir une tache de sueur sur ces putains de murs !
Reverdi se releva et trouva les yeux du maton. Il lui souffla, en malais :
— Tu viens de perdre un point, mon gars.
D’un geste, Raman dégaina sa matraque et frappa le torse nu de Reverdi. Il eut juste le temps de replier ses bras pour protéger ses côtes.
— C’est moi qui compte les points ici !
Reverdi ne baissa pas les yeux. Raman leva encore sa matraque puis, tout à coup, sourit, de ses dents trop blanches, comme s’il venait de trouver une autre cruauté au fond de son esprit.
— Le jour où on te pendra, ordure, tu pourras plus regarder personne avec ces yeux-là. On te foutra une cagoule sur la gueule et c’est la dernière chose que tu sentiras.
Jacques hocha lentement la tête :
— Tu sais que les pendus bandent comme des boucs ? Tu pourras enfin me sucer, ma puce.
Le gourdin s’écrasa à nouveau. Reverdi se plaça de côté, in extremis, et se prit le coup dans le creux de l’épaule. Sa clavicule gauche craqua net. La douleur le traversa à l’oblique pour ricocher contre son omoplate. Il recula, vacilla, mais ne tomba pas. Les larmes aux yeux, il lança sa brosse dans le seau, d’un geste nonchalant :
— Je te jure que lorsque je partirai d’ici, ton autorité ne sera plus la même.
Raman écrasa son pouce sur le connecteur d’électricité de sa matraque mais stoppa son geste. Les autres détenus s’avançaient. Tous les yeux étaient braqués sur eux. L’atmosphère vibrait d’un espoir confus. Tous attendaient un duel au sommet entre les deux hommes, deux géants — le Blanc et le Noir.
Mais le gardien n’était pas assez fou pour prendre un tel risque. Il rengaina son gourdin et tourna les talons, sans un mot. Il marchait d’un pas si sec, si mécanique, qu’il paraissait boiter. La chaleur blanche disloquait sa silhouette à mesure qu’il s’éloignait.
Onze heures du matin.
Jacques soulevait ses haltères, ressentant à chaque mouvement la même douleur. Sa clavicule : cassée ou pas cassée ? En guise de réponse, il levait ses parpaings. Il voulait effacer cette souffrance par celle qu’il s’infligeait à lui-même, en torturant ses muscles.
Une voix l’interpella. Reverdi s’arrêta net, allongé sur son banc, les bras repliés. Il se demanda qui pouvait oser le déranger dans un moment pareil. Il bloqua ses muscles, posa lentement les poids sur leurs fourches et se releva, dégoulinant de sueur.
Le tengku.
Reverdi aurait dû deviner qu’il s’agissait de lui. Seul ce môme était assez inconscient pour l’interrompre en plein exercice physique. En langue malaise, tengku désigne une position royale — un lien de parenté, même éloigné, avec un des neuf sultans du pays. Hajjah Elahe Noumah appartenait à la famille du sultan de Perak. Il était emprisonné à Kanara pour trafic de stupéfiants. Il avait été arrêté en possession de quatre cents grammes d’héroïne. En général, un membre d’une famille royale ne se retrouvait jamais en prison : un simple coup de téléphone réglait le problème. Mais cette fois, le père avait voulu donner une leçon à son fils, en le laissant croupir quelques mois à Kanara. Une manière brutale de lui faire passer le goût de la défonce.
— Je te dérange ? demanda-t-il en anglais.
Reverdi attrapa son tee-shirt sans répondre. Une nouvelle douleur jaillit quand il l’enfila. Il était certain que sa clavicule était pétée. Merde.
Hajjah s’assit face à lui, sur le ciment chaud. C’était un jeune homme gracieux au long cou et à la peau cuivrée. Il était diplômé de nombreuses universités anglaises mais son cerveau était grillé par la drogue. Ses yeux, globuleux comme des prunelles d’autruche, étaient absolument fixes. Ils semblaient scruter un versant invisible du monde.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je voudrais…
Le tengku marqua un temps d’hésitation.
— Accouche.
Reverdi ne pouvait admettre qu’une partie de lui-même soit brisée — détériorée. Il se voyait déjà avec un bras en écharpe. Hajjah se décida enfin :
— Combien tu prendrais pour me protéger ?
— Te protéger ? Contre qui ?
— Les Chinois. Les Philippins.
— Pourquoi les Chinois t’emmerderaient ? T’es leur meilleur client.
En voulant sevrer son fils, le père d’Hajjah avait fait un mauvais calcul. En termes de drogue, l’aristocrate était au paradis à Kanara, d’autant plus que sa mère lui envoyait en douce des petites fortunes.
— Je… J’ai un pressentiment. Ça va pas durer.
— Pourquoi ?
— Si mon père découvre ce que ma mère me donne, je…
Hajjah s’arrêta en plein milieu de la phrase. Il donnait toujours l’impression d’avaler les derniers mots au lieu de les prononcer. Reverdi sentait monter une sensation d’écœurement : ce toxico lui rappelait Ipoh et ses zombies sous médocs.
— Si tu n’as plus d’argent, comment tu pourras me payer ?
— Je pourrais… Enfin… Je pourrais devenir ta…
Hajjah baissa les yeux. Reverdi comprit sa gêne. Il quitta son banc :
— T’es pas mon genre, ma choute. Si je te protège, ça ne sera ni pour le cul, ni pour l’argent.
— Pour quoi alors ?
— Parce que je l’aurai décidé. C’est tout. Casse-toi.
Le fils à papa lui lança un regard méprisant, sans bouger. Malgré son poids plume, malgré sa fragilité, il continuait de se comporter ici en aristocrate. Reverdi haussa la voix :
— Casse-toi, je te dis !
Le toxico déguerpit, trottinant sur le bitume comme une souris aux pattes fragiles.
La sirène de l’appel retentit. Onze heures trente. À cet instant, il comprit la vraie raison de sa mauvaise humeur. Ce n’était pas l’enfoiré malais, pas plus que sa clavicule fêlée. Pas même la menace qui se resserrait autour de lui, dans la prison. Non, c’était la fille. Élisabeth. Voilà ce qui le préoccupait.
Malgré lui, il attendait sa lettre. Jimmy devait venir aujourd’hui et il était déjà angoissé à l’idée qu’il n’ait rien pour lui. Cette dépendance l’ulcérait. Comment pouvait-il être accro à un tel détail ?
Jimmy semblait particulièrement en forme. Il mettait toute sa passion dans cette affaire et paraissait toujours attendre, en retour, quelques manifestations de complicité de la part de son « client ». Jacques n’était pas encore enchaîné au sol qu’il attaqua :
— La semaine a été très positive. Les pêcheurs ont renoncé à vous charger. En fait, je leur ai proposé un arrangement : s’ils ne témoignent pas, vous ne portez pas plainte. On oublie leur tentative d’homicide. Le marché est favorable pour tout le monde.
Il le laissa parler, l’abandonnant à sa propre satisfaction.
— Ce n’est pas tout. J’ai découvert qu’il y avait eu une grave erreur de procédure, lors de votre arrestation. Dans l’affolement, les policiers n’ont pas consigné par écrit les conditions de l’interpellation. De plus, vous n’avez rien dit au poste central. C’est un fait déterminant pour la loi malaise. Dans le procès-verbal, vous n’existez tout simplement pas. Je vérifie la jurisprudence et…
— Tu as des lettres ?
Il rejoignit son repaire.
À l’heure du déjeuner, les douches étaient désertes. Il longea les lavabos et se blottit dans une des cabines, comme un écolier qui se cache pour fumer.
Sa correspondance avait presque doublé de volume mais il n’avait pris qu’une seule lettre. Au premier coup d’œil, il avait reconnu l’écriture. Les formes rondes des voyelles, les hautes boucles des « 1 » et des « b ». Elle avait envoyé sa nouvelle lettre en express. L’impatience était donc aussi manifeste à l’autre bout de la chaîne.
Sa première lecture ne dura que quelques secondes, mais un sourire demeura fixé sur ses lèvres. Il avait vu juste. Il allait pouvoir s’amuser avec cette fille. En substance, Élisabeth lui demandait pardon et lui assurait qu’elle était prête à tout entendre : « Les abysses, il y en a de toutes sortes. Et tous m’intéressent. » Il faillit éclater de rire.
Il y avait une chose que cette greluche n’avait pas comprise. Ce n’était pas lui qui allait passer à confesse. Mais elle.
Khadidja savait qu’il s’agissait d’un rêve.
Mais, le temps du rêve, elle vivait la scène comme un » souvenir.
Elle se tenait devant une porte fermée. Une paroi de contreplaqué misérable, qui aurait pu être enfoncée d’un coup d’épaule. Pourtant, elle la considérait comme un porche sacré, un seuil interdit, qui diffusait une chaleur mystérieuse. Khadidja entendait, derrière la porte, les craquements du feu. Secs, nets, comme ceux que produisent des branches d’acacia dans un foyer.
Elle avança encore. À cet instant, la porte s’arracha, comme aspirée vers l’intérieur. Un souffle de fournaise lui dévora la face. Une bombe rouge, qui la cingla aux yeux, mais ne la brûla pas.
Elle découvrit la chambre ardente. Cernée par les flammes. Des bourrasques de fumée jaillissaient du sol. Des lambeaux de papiers peints s’affaissaient. Dans ce naufrage, tous les objets paraissaient emportés, aspirés par des mâchoires frémissantes : lampe de chevet, couvertures, vêtements… Khadidja fit un pas et plissa les yeux, pour mieux distinguer les formes au fond du lit.
L’homme assis était son père. Il paraissait attendre un médecin. Ou un croque-mort. Il était en flammes et sa peau diffusait des miasmes sombres. Il semblait réfléchir, concentré, alors que son visage n’était plus qu’un crépitement noir. À sa vue, Khadidja éprouvait une appréhension, un malaise, mais sans rapport avec la terreur qu’elle aurait dû ressentir. Une sorte de trac, comme au moment de monter sur une estrade, pour une remise de prix.
Une voix lui chuchota : « N’aie pas peur. Il veut te dire quelque chose. » Elle se tourna et vit que le personnage qui lui parlait était en feu lui aussi. Il avait le crâne rasé, était vêtu d’une toge. Elle le reconnaissait : c’était le bonze d’une photo célèbre, qui s’était immolé au Vietnam, se consumant sur le trottoir, en position du lotus. Il était debout maintenant, mais toujours chauve, toujours enflammé. Ses orbites ne comportaient plus de pupilles, alors que ses dents, très blanches, refusaient de brûler. Il posa sa main sur l’épaule de Khadidja. Ce contact la rassura. N’éprouvant plus aucune peur, elle se dirigea vers le lit et comprit qu’elle marchait sur une mer rouge, qui roulait sous ses pas.
Elle s’assit face à son père, comme au chevet d’un convalescent. Mais alors, il la fixa avec cruauté. Deux cratères volcaniques remplaçaient ses yeux :
— J’ai du sable dans le cerveau.
Khadidja recula. L’homme se mit à rugir, les flammes jaillissant de ses lèvres :
— J’ai du sable dans le cerveau. C’est ta faute !
Il ouvrit son bras, noir et dur comme une branche d’arbre calcinée. Khadidja découvrit la seringue plantée dans le pli du coude. Cette image était la plus absurde de toutes : son père ne se piquait plus dans le bras depuis des années. Il répétait :
— C’est ta faute (sa voix crépitait mais, comme pour le bonze, l’émail de ses dents restait intact dans l’haleine de fumée). T’as pas nettoyé le coton !
Khadidja se leva, horrifiée. La voix crissait :
— Y avait du sable. Du sable dans le coton. C’est ta faute !
Khadidja voulut se justifier mais un coton enflammé se plaqua sur sa bouche. La voix sifflait toujours dans les craquements du feu : « C’est ta faute ! » Elle tenta de répondre encore, mais le tampon la brûlait et l’étouffait à la fois. Ses mots ne dépassaient pas le seuil de sa conscience : « C’est pas vrai… J’ai fait comme d’habitude… J’ai tout nettoyé… »
Khadidja se réveilla en une convulsion.
Son oreiller était trempé de sueur et de larmes.
Elle sentait encore l’odeur de brûlé dans sa gorge alors que sa conscience était opaque. Elle tendit son bras hors du lit et sentit la fraîcheur des tommettes sous ses doigts. Ce contact la ramena à la réalité. Elle se redressa, prenant garde de ne pas se cogner contre le plafond mansardé. Sa chambre était minuscule — à peine cinq mètres carrés. Rien n’était à sa taille ici.
Elle se frotta les yeux pour retrouver sa lucidité. La fumée s’évacua. Les images de fournaise disparurent. Combien d’années encore devrait-elle subir ce cauchemar ? Combien de temps vivrait-elle avec ce remords absurde ?
Elle jeta un coup d’œil au réveil : trois heures du matin. Elle ne parviendrait pas à se rendormir. Elle s’allongea de nouveau, sentant la nausée l’envahir.
À mesure que sa raison revenait, une certitude se formait : elle devait devenir mannequin. S’arracher de ses origines de merde. Quitter cette chambre de bonne. Atteindre le vrai confort. Grâce au fric, grâce à l’ascension sociale, elle parviendrait à échapper à son passé, à ses cauchemars.
Elle sourit dans l’obscurité.
C’était bien une idée de pauvre : penser que l’argent pouvait tout effacer.
Elle songea à ses derniers castings. Échec sur échec. Son agence lui assurait pourtant qu’elle devait persévérer : son physique possédait un « potentiel ». Mais pourquoi ne la retenait-on jamais ? Elle entendit la voix du connard à casquette new-yorkaise lui répondre : « Ton book, c’est le catalogue de La Redoute. »
Il fallait faire d’autres photos, plus modernes, plus tendance. Elle en avait parlé au patron de l’agence, qui refusait de payer le moindre cliché supplémentaire. Alors quoi ?
Sa nausée la travaillait toujours, alourdissant son corps, ses pensées.
Elle se dressa sur un coude et prit sa décision. Ces photos, elle allait se les offrir elle-même. Elle allait reprendre son boulot, à la cafétéria de Casino, à Cachan. Tant pis pour les odeurs de graillon. Tant pis pour le chef pète-sec. Tant pis pour la racaille, qui la matait à travers la vitrine du self comme si elle était un plat parmi les autres.
Elle sortit du lit, courbée sous la soupente.
Vomir, d’abord.
Puis attendre le jour, pour retrouver du boulot.
Marc ne prêtait aucune attention à la guerre en Irak. Depuis le 20 mars, les tirs de missiles américains redoublaient sur Bagdad, et cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Une piqûre de moustique sur le dos d’un rhinocéros. Sa seule préoccupation était de savoir si ce conflit influençait, d’une manière ou d’une autre, le trafic du courrier international. Depuis deux semaines, il patientait, se perdant en conjectures, imaginant le parcours de la lettre de Reverdi, se demandant toujours s’il ne péchait pas par excès d’optimisme. Le tueur n’avait peut-être aucune envie d’écrire à Élisabeth…
En attendant, Marc étudiait, toujours et encore, son dossier. Et conservait un œil sur l’affaire de Papan. Mais le dossier semblait clos. Depuis le début du conflit, plus personne, en Malaisie, ne se souciait de Reverdi. Chaque matin, il consultait sur le Net les journaux de Kuala Lumpur, vérifiait les dépêches des agences, appelait l’ambassade de France. Chaque fois, on l’accueillait comme s’il était fou, comme s’il s’était trompé d’espace-temps. N’avait-il pas entendu parler de la guerre ? Le seul point positif était qu’il avait obtenu, enfin, le nom de l’avocat de Jacques Reverdi : Jimmy Wong-Fat. Mais il n’avait reçu aucune réponse aux requêtes qu’il avait envoyées.
Pendant ce temps, Le Limier tournait au ralenti. Ses ventes étaient au plus bas et ses journalistes en hibernation. Dans cette torpeur, Marc vivait au rythme de sa promenade matinale vers la rue Hippolyte-Lebas. Alain l’accueillait, sourire aux lèvres, lui servant toujours une nouvelle blague. Pourtant, il semblait avoir deviné qu’il y avait « anguille sous roche », un enjeu personnel dans cette histoire. Chaque matin, Marc repartait les épaules basses et le Vietnamien commençait à le regarder avec compassion. Même ses vannes se faisaient plus douces, plus encourageantes. Jusqu’au samedi 29 mars.
Ce jour-là, il lui glissa une nouvelle lettre sous la vitre.
Kanara, le 19 mars 2003
Chère Élisabeth,
Je n’ai pas la réputation d’être un cœur tendre. Pourtant, votre nouvelle lettre m’a touché. Vraiment. J’y ai perçu un élan de sincérité, une spontanéité qui m’a ému. J’ai constaté que vous aviez abandonné le pauvre jargon des psychologues et que vous aviez renoncé à toute hauteur prétentieuse.
Ce nouveau ton m’a plu, parce qu’il sonnait juste.
Élisabeth, si vous voulez établir une relation franche avec moi, il faut que vous me persuadiez que cette sincérité est réelle. Alors seulement, je pourrais peut-être, à mon tour, me livrer. Et vous écrire comme à une amie.
Si vous voulez obtenir quelque chose de moi, il faut que vous me livriez d’abord quelques éléments sur vous. Des confidences.
Je suis un plongeur, un apnéiste. Je ne peux envisager une relation — même par lettre, même ici, dans cette prison — qu’en termes de profondeur. C’est au fond de vous-même que je lirai la vérité de notre échange. C’est en plongeant sous votre chair que je saurai si, oui ou non, je peux vous écouter, me rapprocher de vous.
Accepterez-vous de vous confier ? J’attends votre réponse. Notre avenir est entre vos mains. Vous seule déterminerez la nature de notre apnée.
À bientôt,
Comme la première fois, Marc demeura pétrifié. Mais sa stupéfaction était cette fois d’une autre nature. Il était incrédule face à l’ampleur de sa victoire. Jamais il n’aurait pu imaginer un virage aussi radical, dans un délai aussi court. Était-ce un piège ? Mais de quel piège pouvait-il s’agir ? Et pour attraper quoi ?
Non. Le changement de ton avait été payant, voilà tout. Le prédateur avait senti la sincérité de la deuxième lettre. À cela s’ajoutaient l’ennui, la solitude, la cruauté de la prison. Même un Reverdi, dans un tel contexte, devait être plus sensible aux sollicitations extérieures.
Sans quitter ses gants, Marc attrapa le feutre et le bloc qu’il utilisait pour ses brouillons. Sa réponse tenait en deux mots : « Bien sûr. » Il accorderait toutes les confidences que le tueur exigerait.
Tout en rédigeant sa lettre, Marc tremblait d’excitation. S’il continuait ainsi, s’il ne commettait pas d’erreur, il obtiendrait de vraies confessions : il en était certain. Au seuil de la mort, l’assassin lui dirait tout. Alors, peut-être, il comprendrait la pulsion criminelle. Il contemplerait l’étincelle noire.
En trente minutes, il avait achevé son texte. La rédaction, de la main d’Élisabeth, lui prit une autre demi-heure. Il s’améliorait dans chaque discipline : conception du message, rédaction manuscrite… Comme les deux premières fois, il fit une copie grâce à son fax. Archives personnelles. Puis il regarda sa montre : onze heures trente.
De nouveau, il courut jusqu’à la poste de la rue Saint-Lazare. On était samedi et le bureau fermait à midi. En chemin, un passage inquiétant de la lettre de Reverdi lui revint à l’esprit, ternissant sa joie : « C’est en plongeant sous votre chair que je saurai si, oui ou non, je peux vous écouter, me rapprocher de vous… » Lorsqu’un homme ordinaire vous écrit cela, c’est étrange. Mais lorsqu’il s’agit d’un tueur capable d’enfoncer vingt-sept fois son couteau dans le corps d’une femme, il y a de quoi prendre la formule au pied de la lettre…
Marc se raisonna. Le monstre était sous les verrous. Dans quelques mois, il serait exécuté. D’ici là, Marc devait jouer serré et arracher son secret.
En passant le seuil de l’agence, il se sentait de nouveau léger. Lorsqu’il glissa sa lettre et demanda « en express », il fut même pris d’une sorte d’ivresse. Il franchissait un nouveau cap. Nouvelle pression, nouveaux risques… La postière demanda :
— Vous avez dit quelque chose ?
Marc fit signe que non, mais ses lèvres l’avaient trahi. À l’idée de sa plongée, il avait murmuré : « Attention à la syncope. »
Mercredi 2 avril 2003, réfectoire de la prison de Kanara.
Depuis deux semaines, ils avaient droit à des images télévisées, nocturnes, abstraites, de la nouvelle guerre du Golfe. Des pétales de lumière. Des bouquets de soufre. Des sillons de feu sur fond de nuit verdâtre. Avec des commentaires pro-irakiens qui se limitaient à la solidarité naturelle entre musulmans. En prison, ces événements prenaient une résonance lointaine et vague. Tout le monde s’en foutait.
Mais ce soir, c’était différent.
Les images diffusées étaient autrement proches.
Et angoissantes.
Un homme, le visage barré par un masque hygiénique, portant des gants chirurgicaux et un sac-poubelle en guise de combinaison, nettoyait avec application un hall d’immeuble. Le commentaire précisait qu’il s’agissait d’un complexe résidentiel de Kowloon, sur la partie continentale de Hongkong, où plus de deux cent cinquante familles avaient été placées en quarantaine.
Dans le réfectoire, chaque détenu regardait l’écran en silence, comme s’il contemplait les prémices de la fin du monde. Debout au fond de la salle, Jacques Reverdi considérait lui aussi cette scène, en se demandant, pour la millième fois, quel profit il pourrait tirer du SRAS. Son instinct guerrier lui soufflait qu’il y avait quelque chose à puiser dans ce contexte. Mais quoi ?
Depuis environ deux mois, on parlait de la maladie. Les Chinois avaient commencé à raconter que Hongkong et la province de Guangdong, dans le Sud, en Chine méridionale, étaient frappés par une épidémie de grippe mortelle. Peu à peu, on avait appris que cette grippe était une pneumonie inhabituelle — « atypique » disaient les journaux. Au mois de mars, la nouvelle fut officielle : une pneumonie, de nature inconnue, très virulente, se propageait à Hongkong et à Canton, provoquant des centaines de morts. La contamination se développait aussi en Asie du Sud-Est. On évoquait des cas mortels dans les pays frontaliers à Hanoi au Vietnam, à Singapour.
La panique n’avait pas été longue à se répandre dans la taule. Les Chinois furent d’abord placés en quarantaine. Plus personne ne voulait les approcher, comme s’ils étaient déjà atteints par le virus. Ensuite, des détenus montrèrent des signes de la maladie. Fièvre, sueur, toux… Des symptômes psychologiques, mais les masques hygiéniques s’arrachaient déjà à prix d’or. Ainsi que les médicaments chinois traditionnels, amulettes, vinaigre…
Et les informations continuaient d’affluer, de plus en plus alarmantes : l’alerte mondiale avait sonné. On décrivait la maladie comme une affection foudroyante. Elle tuait en quelques jours, sans possibilité de soins. Et il suffisait d’une infime parcelle de salive ou de sueur contaminée pour la contracter.
Reverdi refusait de s’inquiéter. Au fil de ses voyages, il en avait vu d’autres. Il avait croisé la lèpre, la peste, et nombre d’affections contagieuses. D’ailleurs, il était déjà condamné. Mais il devait admettre que les news n’étaient pas très encourageantes. Il était même surpris que les autorités pénitentiaires laissent filtrer de telles informations. Chacun ruminait cette certitude : si le SRAS pénétrait dans la prison, tout le monde y passerait, en quelques semaines. Kanara se transformerait en un monstrueux bouillon de mort.
Le programme télévisé passa à la guerre en Irak, mais plus personne n’écoutait. La rumeur montait déjà, dans le réfectoire. Des voix demandaient pourquoi les prisonniers qui nettoyaient la taule ne portaient aucune protection. D’autres parlaient d’une pétition pour qu’on place les Chinois dans un autre bâtiment. Les Chinois eux-mêmes, relégués dans un coin, commençaient à gueuler. Tout cela puait la baston imminente.
Reverdi préféra s’éclipser.
Dehors, c’était la frénésie de dix-sept heures. Les taulards s’activaient dans la cour, avant d’être enfermés de nouveau, pour toute la nuit. On troquait, on achetait, on trafiquait. Chacun gueulait, s’agitait, s’énervait. D’autres au contraire parlaient à voix basse, un portable dans le creux de la main. Des fourmis s’arrachant des miettes d’espace et d’espoir…
Reverdi longea le mur du réfectoire et rejoignit la cour des cuisines, d’où s’exhalaient des effluves si abjects que personne ne s’y risquait. À cette heure, c’était un carré rose, qui ressemblait à un lit de braises. Un ruisseau coulait au centre : eaux grasses et déchets flottants. Jacques commença à faire les cent pas, en ayant l’impression de patauger dans une fange en fusion.
Il abandonna le SRAS pour passer à son sujet favori : Élisabeth. Il attendait sa lettre. Et cette impatience l’agaçait de plus en plus. Le petit jeu qu’il mûrissait à l’égard de l’étudiante lui occupait beaucoup trop la tête. Pour être efficace, un chasseur devait toujours rester lisse et froid.
Et lui se tordait les mains, à compter les jours.
Jeudi 10 avril, parloir de la prison.
— J’ai de bonnes nouvelles.
Reverdi soupira :
— Tu as toujours de bonnes nouvelles.
Wong-Fat ne se laissa pas désarçonner :
— Nous avons marqué un nouveau point. Nous…
— Tu sais ce qui m’intéresse.
Jimmy se mordit les lèvres. Jacques lut dans ses yeux une déception qui l’amusa. Le Chinois était jaloux.
— Vous voulez parler des lettres ? Je les ai amenées. Je…
Jacques fit un geste explicite. L’avocat déversa les enveloppes sur la table. Leur nombre était en baisse. L’effet de la guerre. Et du SRAS. Ou même de l’usure : on l’oubliait déjà en Europe.
Il les feuilleta rapidement. Sa main se plaqua sur une lettre. Il venait de reconnaître son écriture. À cet instant, la vue des bords ouverts lui fit mal. Il comprit l’avertissement : il ne pouvait plus supporter cette violation de son intimité — de « leur » intimité. Il prit la lettre d’Élisabeth et abandonna les autres :
— On remet notre rendez-vous à demain.
Jacques, votre procès est dans quelques semaines et… Reverdi secoua violemment ses chaînes, afin que le gardien vienne le libérer :
— Demain, répéta-t-il. J’aurai un service à te demander.
— Quel service ?
— Demain.
Le crépuscule, encore une fois.
Impossible de se rendre dans son repaire habituel.
À cette heure, les douches étaient occupées. Les « soirs de paix », les homos s’y cachaient pour pratiquer leurs jeux érotiques. Les « soirs de Raman », personne ne s’y risquait.
Il ne pouvait non plus se rapprocher des cuisines : pas question de lire sa lettre dans les remugles de bouffe. Il décida de retourner dans sa cellule, quitte à s’y enfermer et à se priver de dîner.
Reverdi contourna les édifices centraux, longea le bâtiment C et retint son souffle pour affronter le D, là où se trouvait ce qu’il appelait le « mur des lamentations ». Une sorte de parapet, qui donnait sur un terrain vague, où les travestis thaïs, en contrebas, tapinaient. La plupart des taulards n’avaient pas de quoi se payer une vraie passe, alors ils restaient là, derrière le muret, regard tendu, genoux fléchis, se branlant comme des épileptiques, en observant les travelos faire leurs effets de jupons. Reverdi les aurait bien grillés sur place avec un lance-flammes, rien que pour rendre quelques degrés de dignité à l’humanité.
Il atteignit le bâtiment B, où se trouvait sa cellule. Il grimpa l’escalier et emprunta une coursive. Sous ses pas, un grand filet était tendu pour empêcher les tentatives de suicide. Des oiseaux agonisants étaient toujours pris au piège dans les mailles. Il fila le long de la galerie. Des musiques s’entremêlaient, se répercutant contre les murs — raps violents contre romances sucrées. Des groupes se tenaient sur le seuil des cellules ouvertes, jouant aux dés, trafiquant encore, menant des conciliabules interminables. Leur sueur finissait par créer une brume puante, une sorte d’humidité poisseuse, qui collait sous les pieds nus.
Jacques parvint dans sa cellule et, sans hésiter, claqua la porte, sachant qu’il ne pourrait plus la rouvrir. Il s’assit en tailleur et glissa les doigts dans l’enveloppe déjà déchirée.
Mentalement, il ordonna à la feuille pliée de ne pas le décevoir.
Paris, le 29 mars 2003
Cher Jacques,
Votre lettre m’a plongée dans une profonde exaltation. J’étais si heureuse que vous ayez saisi mes intentions, perçu ma sincérité !
Aujourd’hui, vous me demandez des gages de franchise. Sans comprendre ce que cela signifie, je vous réponds : « Tout ce que vous voudrez. »
Vous n’avez qu’à m’interroger, je n’aurai aucun secret pour vous. Mais je vous préviens : je ne suis qu’une étudiante sans histoires. Une Parisienne qui vit pour étudier et tenter de comprendre les autres. Ma personnalité en elle-même n’a rien de bien passionnant. Pourtant, si cette mise à nu peut être un pont tendu entre nous, alors, oui, je vous dirai tout…
En espérant qu’ensuite, vous me livrerez à votre tour quelques clés de votre personnalité. Puis-je espérer cela ? Puis-je prier pour que vous m’offriez un jour quelques révélations ?
Jacques, cher Jacques, j’attends vos questions… J’ai hâte de vous lire et de voir votre écriture me parler, indirectement, de moi. De nous.
J’attends votre lettre. Et, pour être sincère, je n’attends plus que cela.
Reverdi contempla le ciel par la lucarne — rouge ardent. La chaleur de la lettre se diffusait en lui. Une coulée de vie qui se répandait dans ses veines, s’instillait à travers la moindre fibre de son corps. Une ventilation de bonheur.
Une nouvelle fois, il se félicita de son discernement. Il était toujours ce prédateur qui sait choisir sa proie. Il allait obtenir ce qu’il voulait de cette fille. Et ses confessions, au-delà de la transgression, de l’indiscrétion qu’elles impliqueraient, promettaient même d’être intéressantes… Il allait pouvoir pénétrer son intimité. Et déceler la couleur de son sang.
— Ça ne va pas ? Qu’est-ce que vous avez ?
Jacques Reverdi ne parvint pas à répondre. Il était plié sur son siège, arc-bouté contre la table ; la douleur traversait son ventre comme une sonde brûlante. Il songeait à ces tisons de fer rouge que les chasseurs du Grand Nord enfoncent dans l’anus des renards pour ne pas abîmer leur peau.
Jimmy se pencha au-dessus du bureau :
— Vous… vous voulez que j’appelle un médecin ?
Reverdi se recroquevilla sur ses chaînes. Il avait réussi à tenir jusqu’au parloir, mais maintenant…
— Non, haleta-t-il. Une dysenterie. Ça… Ça n’arrête pas. J’ai même dû m’arrêter aux chiottes en venant ici. Je…
Il n’acheva pas sa phrase. Ses mots se perdirent dans un gémissement. Jimmy se leva et contourna la table. Reverdi jeta un regard par-dessus son épaule et aperçut le garde, qui hésitait à venir lui aussi. Il comprit qu’il avait le temps. À cette seconde, il quitta son ton plaintif et murmura :
— Dans le couloir. Les chiottes.
Jimmy sursauta :
— Qu… quoi ?
— Les troisièmes chiottes à gauche en partant de la porte, ordonna Reverdi à voix basse. Derrière la chasse d’eau. Une lettre.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous racontez ?
Reverdi l’attrapa par le revers de sa veste — avec son dos, il cachait la scène au planton :
— Écoute-moi, fils de pute. J’ai bouffe des cili padi (piments) hier soir pour être dans cet état-là aujourd’hui. Pour m’arrêter dans ces chiottes au moment de la visite.
— Vous savez bien que je peux pas…
— Ta gueule. En sortant d’ici, fais comme moi. Va pisser. Prends la lettre. Glisse-la dans ton froc. Troisièmes chiottes en partant de la porte.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que je dois en faire ?
— Tu l’envoies de ton bureau de Kuala Lumpur. Dans les conditions que je vais t’expliquer. L’adresse est sur l’enveloppe.
Reverdi relâcha son étreinte. Un violent spasme lui secoua les tripes et les fit revenir, en un crépitement atroce, façon rognons flambés dans une poêle. Il n’était pas sûr de ne pas se chier dessus, là, en plein parloir.
— Ce… Ce n’est pas régulier, risqua encore Jimmy.
— Qu’est-ce qui est régulier ? demanda-t-il en serrant les fesses. Les petites filles que tu défonces ?
— Si vous comptez me faire chanter, je…
— Tu vas faire ce que je te demande et basta.
L’avocat passa un index dans son col de chemise :
— Imaginez qu’on me surprenne. Cela compromettrait mon travail dans ce…
— Fais ce que je te dis. Envoie cette lettre. (Il grimaça un sourire.) Mais attention. Ne t’avise pas de la lire. Elle est comme une cicatrice. Si tu tentes de l’ouvrir, je le sentirai dans ma chair. Dans ce cas, je te promets de belles représailles.
— Il ne s’agit pas de drogue, au moins ?
Marc ne répondit pas. Il regardait, à travers la glace, le pli entre les mains d’Alain. Il était stupéfait. Il était venu à la poste, comme chaque matin, mais il n’attendait rien avant le 20 avril.
Or, aujourd’hui 15 avril, une lettre était là.
Une enveloppe plastifiée aux initiales DHL.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda le postier.
— Je n’en sais rien.
— Ça vient encore de Malaisie. (Alain se pencha, regarda autour de lui, puis murmura, près de la vitre :) Ça sent l’embrouille votre histoire…
Marc conserva le silence. Il avait seulement envie de passer par-dessus le comptoir pour attraper l’enveloppe.
— Depuis que vous avez ouvert cette adresse en poste restante, vous n’avez reçu que trois lettres. Toujours de Malaisie. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Ne vous en faites pas. Je peux avoir ma lettre ?
Le postier fit mine de ne pas la lâcher :
— Et votre amie, comment va-t-elle ?
— Mon amie ?
Alain sourit en contemplant le visage de Marc, pris en flagrant délit d’oubli. Il lut sur l’enveloppe le nom de la destinataire :
— Élisabeth Bremen. Votre copine, soi-disant alitée. Qui ne reçoit que des lettres de Malaisie.
— Elle a passé pas mal de temps là-bas, improvisa Marc, comprenant enfin que la situation tournait au vinaigre. Elle est étudiante en économie.
— Et sa hanche ?
— Sa hanche ?
— Son accident. Le volley-ball.
Marc avait un mal fou à se concentrer sur les questions d’Alain. Ses pensées tournoyaient : Reverdi s’était donc débrouillé pour lui envoyer sa réponse en expédition rapide, à l’abri des contrôles de la prison. Qu’y avait-il dans ce pli ?
— Elle se remet, dit-il avec effort. Elle en a encore pour plusieurs semaines au lit. Vous me filez ma lettre, oui ou merde ?
Alain se raidit. Avec lenteur, comme à regret, il plaça le pli plastifié dans le tambour qui jouxtait le guichet.
— C’est pour ses études, sourit Marc. Ne vous en faites pas.
Il attrapa l’enveloppe. Tout de suite, il aperçut, en haut à gauche, l’adresse de l’expéditeur.
L’avocat de Jacques Reverdi ; il se souvenait de son nom. Leur échange allait maintenant passer par lui — sans doute pour plus de discrétion.
Marc sortit de la poste comme un dément. Il devait se faire violence pour ne pas déchirer, là, sur le trottoir, la bordure adhésive du pli.
Il courut jusqu’à son atelier, serrant son bien sur son cœur.
Kanara, le 10 avril 2003
Chère Élisabeth,
Tu acceptes les règles de notre partage et je m’en réjouis. C’est donc toi qui vas parler, avant que je ne prenne moi-même la parole.
Tu l’as compris : j’ai besoin de gages.
Et ces gages sont écarlates.
Il existe une traduction de la Bible qu’on appelle la « Bible de Jérusalem », dans laquelle un passage m’a toujours frappé. Il s’agit de la Genèse, 9, 1 à 6. Ces chiffres ne te disent sans doute rien : il s’agit simplement de la fin de l’histoire de Noé et de son arche.
On garde toujours une image positive de ce personnage qui revient, accompagné par les couples d’animaux, pour peupler la terre. La vérité est plus cruelle : Noé revient avec la nourriture des hommes. Après le déluge, la colère de Yahvé est tombée. L’espèce humaine peut vivre, mais elle le peut seulement en sacrifiant les animaux. C’est la faveur accordée par Dieu : les hommes peuvent maintenant tuer les bêtes et s’en nourrir.
Mais Yahvé précise une chose, essentielle : ils n’auront pas le droit de boire le sang, qui est « Sa » propriété. C’est une constante, dans toutes les religions : le sang est toujours versé sur l’autel, personne ne doit y toucher. Parce que le sang, et, à ce sujet, la Bible de Jérusalem est explicite, c’est l’âme de la chair. Et l’âme appartient à Dieu.
Pourquoi je te raconte cela ? Parce que cette idée correspond à une vérité profonde. Montre-moi ton sang, je te dirai qui tu es…
Quelques questions suffiront. Réponds-moi avec précision et je t’ouvrirai, en échange, les portes de mon esprit.
Dans ta première lettre, tu m’écris que tu as vingt-quatre ans. Je suppose que tu n’as pas encore vécu de nombreuses histoires d’amour. Mais je suppose aussi que tu n’es plus une jeune fille. Es-tu passée à l’acte, Élisabeth ? À quel âge ? Te souviens-tu de cette première nuit ?
Je ne veux pas les détails sentimentaux. Une seule chose m’intéresse : as-tu regardé, après l’acte, les traces de toi-même laissées entre les draps ? As-tu eu ce regard, discret, presque réflexe, sur ces quelques parcelles de toi-même que tu abandonnais à jamais ?
Te souviens-tu de la couleur de ce sang ? Décris-moi ces petites îles brunes, Élisabeth, en détail, et avec tes mots. Raconte-moi ce que tu as éprouvé, lorsque tu as pris conscience de cette perte. Ce sang perdu, c’était un peu de ton âme que tu sacrifiais.
Remontons le temps encore.
Avant la perte de la virginité, il y a eu un autre cap. La matrice féminine s’est éveillée en toi. Là encore, du sang. Là encore, un non-retour… Comment s’est passée cette autre « première fois » ? Je ne te demande pas les circonstances. Je veux seulement que tu me décrives cette première saison, tiède et inconnue.
Plonge dans tes souvenirs et trouve les mots justes pour me donner à voir, là, sur la page, la couleur de ce liquide intime… Parle-moi aussi d’aujourd’hui : comment est ton sang menstruel ? Comment vis-tu ce flux régulier ?
Dernière question — tu vois, je ne te demande pas grand-chose… As-tu le souvenir d’une blessure, accident ou autre, où ton sang aurait coulé ? Quelle était sa couleur ? Qu’as-tu ressenti à sa vue ? Sous la douleur, n’y avait-il pas d’autres sensations, plus troubles ? Une volupté vague, née de cette émergence du sang, de cette expansion face au monde extérieur ?
Je m’arrête : je ne veux pas influencer tes réponses. Écris-moi vite, Élisabeth. Que tes confidences scellent notre pacte, comme ces enfants qui s’entaillent les poignets pour mêler leurs sangs.
Dernier point, essentiel : dans ta prochaine lettre, glisse un portrait photographique. Je veux, absolument, contempler ton visage. Et le visualiser lorsque je penserai à toi.
Enfin, précision technique : il n’est plus question que nos échanges passent par l’adresse de la prison. Tu dois maintenant envoyer tes lettres à l’adresse de mon avocat, par DHL. Si nos liens doivent se resserrer, qu’ils soient aussi plus rapides. J’attends de te lire — et de te voir.
Marc était glacé — et brûlant à la fois. Le prédateur sortait du bois.
Il révélait sa nature vicieuse et violente. Son obsession du sang. En soi, c’était déjà un scoop. Mais ce virage était aussi angoissant : Reverdi s’approchait d’Élisabeth comme d’une proie. Il voulait la renifler. Sentir son sang. Pourquoi ? Pour mieux l’imaginer lacérée de coups de couteau ?
Marc tendit devant lui ses mains, toujours gantées : elles tremblaient par secousses. D’excitation et de peur. Plutôt que de réfléchir des heures à la faille tectonique qu’il venait d’ouvrir, il se leva.
Il n’avait qu’une seule chose à faire. Se mettre en quête des réponses exigées.
— Vous venez pour votre femme ?
— Je ne suis pas marié.
— Une amie à vous ?
— Non… Je, enfin…
— Enfin quoi ?
La gynécologue souriait mais sa voix trahissait l’impatience.
Son visage ridé était brun et rond comme une galette de sarrasin. Il en émanait la même douceur, la même saveur familière. Ses cheveux courts, très blancs, contrastaient avec sa peau sombre et en renforçaient le caractère usé, réconfortant.
Le bureau cadrait avec cette impression bienveillante : on respirait ici une intimité de meubles anciens, de bibelots vernis, patinés par les âges et les mains. Les femmes enceintes devaient apprécier ce refuge, en plein 6e arrondissement.
— Je reçois très peu d’hommes ici, reprit-elle face au silence de Marc.
Il s’attendait à la remarque. Il avait préparé un mensonge :
— Je suis écrivain. Dans mon prochain roman, le personnage central est une femme. Or, je n’y connais rien. Je veux dire : sur ce qui constitue l’intimité d’une femme.
— Qu’est-ce que vous appelez « intimité » ?
— Eh bien… Je veux vraiment donner l’impression d’être à sa place, vous comprenez ? Je voudrais notamment retracer quelques souvenirs… marqués par le sang. Le sang des règles. De la virginité. Des blessures.
— Pourquoi le sang ?
Elle le fixait de ses yeux sombres. Ils avaient la couleur grise des perles noires. Mal à l’aise, Marc rajusta sa veste :
— Appelons ça la « licence » de l’auteur. Je pense que c’est un symbole fort.
La vieille femme n’avait pas l’air convaincu. L’entrevue menaçait d’être plus difficile que prévu. Il avait obtenu ce rendez-vous in extremis, après une journée d’enquête inutile.
Il avait d’abord potassé les livres de gynécologie, dans les librairies spécialisées — il n’y avait rien compris. Et ces ouvrages ne possédaient pas l’essentiel : le grain personnel, la voix du témoignage. Il s’était décidé, le lendemain, à consulter une spécialiste. Cette gynécologue était la seule à lui avoir proposé un rendez-vous dans la journée, à dix-neuf heures.
— Que voulez-vous savoir au juste ?
Il sortit un bloc et un crayon :
— Ça ne vous dérange pas si je prends des notes ?
Elle eut un geste de désinvolture.
— Pour commencer, j’aimerais savoir si le sang des hommes et celui des femmes ont la même composition.
— Bien sûr que non.
— Qu’est-ce qui change ?
— Les hormones. Le sang de la femme est chargé d’œstrogènes et de progestérone.
Marc écrivit les termes en phonétique — il n’osait pas lui faire répéter.
— Ces hormones jouent-elles un rôle sur la couleur du sang ?
— Non. Sur l’humeur, plutôt. Les changements brusques de dosages, au fil du cycle menstruel, créent des sautes d’humeur, des périodes de dépression. Je suis parfois obligée de prescrire des patchs de progestérone, pour éviter les coups de cafard.
— Pouvez-vous me parler du sang des règles ?
— De quel point de vue ?
— Son aspect. Sa couleur. D’abord, s’agit-il d’un sang très abondant ?
La spécialiste s’accorda un temps de réflexion. Son teint de brique s’absorbait dans le demi-jour.
— C’est variable d’une femme à l’autre. Les règles sont parfois très importantes. Parfois, il ne s’agit que de quelques gouttes. Cela change aussi au fil de la vie. Les jeunes filles saignent souvent comme des fontaines. Leur mécanique n’est pas encore réglée.
— Et la couleur ? Est-elle toujours la même ?
— En général, oui. Un sang sombre. Veineux, peu oxygéné.
— Excusez-moi. Je ne comprends pas la relation entre ces mots.
— On doit vraiment reprendre par le début… Le corps humain est irrigué par deux circuits. Le premier, celui des artères, part du cœur et diffuse dans les organes un sang chargé d’oxygène. Le second, le réseau des veines, constitue le voyage retour, quand l’hémoglobine ne contient plus beaucoup d’oxygène. Il est donc beaucoup plus sombre.
— Quel est le rapport ?
— C’est l’oxygène qui donne sa teinte claire au sang.
— Pourquoi les règles appartiennent-elles au deuxième circuit ?
— C’est un vrai cours d’anatomie, dites donc… La femme possède, sur la paroi de son utérus, une muqueuse qui se gonfle de sang au fil du cycle. Des réserves pour l’embryon à venir. La mère nourrit son fœtus comme elle nourrit ses muscles et ses fibres : avec son hémoglobine. En fin d’ovulation, s’il n’y a pas d’embryon, l’utérus réagit automatiquement et laisse s’écouler ces réserves inutiles. Ce sont les règles. Même si le sang n’a pas servi au fœtus, il s’est vidé de son oxygène. Il est donc plutôt foncé. Et terni encore par les particules de la muqueuse.
Tout en écrivant, Marc cherchait à imaginer ce liquide qu’il n’avait jamais vu :
— S’il contient des particules, il n’est pas très fluide ?
— Non. Plutôt épais, un peu boueux.
Penché sur son bloc, il notait chaque adjectif, chaque caractéristique. La vieille dame n’allumait pas et le bureau devenait de plus en plus sombre.
— Passons au sang, disons, de la virginité…
La gynécologue regarda rapidement sa montre — ce rendez-vous devait lui paraître ridicule.
— Pouvez-vous m’expliquer le phénomène ? (Il eut un petit rire gêné.) Il faudrait reprendre de zéro de ce côté-là aussi.
— C’est encore plus simple. Le sexe de la femme possède, au fond de sa cavité, une membrane : l’hymen. Quand la verge pénètre l’orifice pour la première fois, elle perce cette membrane.
— C’est elle qui saigne ?
— Oui. Mais attention : en général, elle est déjà plus ou moins perforée. Il suffit d’un coup de gant de toilette, ou que la jeune fille se soit caressée.
Marc attrapa ce dernier détail. Peut-être y avait-il matière à décrire quelque chose d’intime, dans la jeunesse d’Élisabeth… Il demanda :
— Quelle est sa couleur ?
La femme ne répondit pas. On ne voyait plus que ses cheveux blancs, provoquant un violent clair-obscur avec son teint de terre cuite. Elle paraissait de nouveau réfléchir. Par ses questions maladroites, Marc la forçait à revenir à des connaissances élémentaires.
— Là encore, dit-elle enfin, il s’agit d’un sang très brun. Il contient des particules de la paroi hyménéale. Et aussi, bien sûr, des sécrétions vaginales. A priori, tout cela se passe dans un contexte de plaisir.
— A priori ?
Marc était preneur de toute digression, de tout avis personnel.
— Ce plaisir est rarement au rendez-vous, poursuit la gynécologue. Il y a le déchirement, la nouveauté du rapport sexuel. Tout cela est, qu’on le veuille ou non, très brutal. Ce sang est celui d’une blessure. D’une blessure intérieure. Il marque la fin d’une ère…
La voix devenait rêveuse. Peu à peu, Marc captait une atmosphère particulière dans le bureau. Les murs, les meubles s’assombrissaient comme les parois d’une grotte. Les paroles de la spécialiste revêtaient une dimension ancestrale et magique. Il avait l’impression d’écouter un oracle. La femme parut s’en rendre compte. Elle brisa le charme en s’éclaircissant la voix :
— Cela vous ira comme ça ? J’ai d’autres rendez-vous.
Elle mentait. Elle ne voulait pas s’abandonner à l’envoûtement.
— Excusez-moi, dit-il plus vite, mais je vous avais parlé d’un troisième sang : celui des blessures, disons, accidentelles… Pouvez-vous me dire quelque chose là-dessus ?
Elle alluma sa lampe en soupirant. Un abat-jour en toile parcheminée, veinulée de rouge. Dans la lumière d’or, son visage parut plus âgé encore. Un faciès ridé, asséché, comme exhumé des sables.
— Je n’ai rien à dire, répliqua-t-elle. Ce sang est… ordinaire.
— Aucune différence d’aspect entre celui de l’homme et de la femme ?
— Aucune, non. La composition n’y change rien. Je vous le répète : si la blessure a touché les artères, le sang sera rouge vif. Si ce sont les veines, il sera plus sombre. C’est tout.
— Vous avez des photos ?
— Des photos ?
— Oui. Des différents sangs dont nous avons parlé.
— Je ne vois pas ce que j’en ferais. La seule chose que je possède, ce sont des clichés médicaux, à l’échelle microscopique.
— On y perçoit les couleurs ?
— Non. Désolée. (Elle plaqua les mains sur son bureau.) Maintenant…
Les phrases de Reverdi lui revinrent à l’esprit : « … trouve les mots justes pour me donner à voir, là, sur la page, la couleur de ce liquide intime… »
— Attendez, insista-t-il. Si vous acceptiez le jeu des métaphores, de prêter quelque valeur symbolique à chacun de ces sangs, que diriez-vous ?
— Écoutez…
— Quelques mots seulement.
La femme hésita, puis se recula dans son fauteuil de bois. Elle ferma les yeux. Les rides autour de ses orbites se serrèrent en un bref sourire.
— Je dirais que le sang de la virginité est dense. Chargé. C’est à la fois la vie, mais aussi la mort. La fin de l’innocence, de la liberté. La sexualité existe chez l’enfant, mais elle n’est pas encore une prison. Les désirs sont de simples apparitions, qui traversent le corps de manière fugace. Avec la puberté, et la défloration, ces feux follets s’incarnent, se colorent de rouge, deviennent des puissances organiques qui ne vont plus quitter l’adolescente…
Elle rouvrit les yeux.
— Je vous le répète : ce sang est celui d’une blessure. Une plaie qui ne cicatrise jamais. C’est la vocation même du désir. Un appel perpétuel. Insatiable.
— Si vous deviez caractériser sa couleur, sur la palette d’un peintre, que diriez-vous ?
— Un rouge brun. Entre limon et framboise. Quelque chose qui a à voir avec des alluvions, mais aussi la fraîcheur d’une pulpe. « Laque de garance » serait le nom exact de la couleur.
Marc notait avec fébrilité : l’oracle avait trouvé sa voix.
— Je ne sais pas si vous connaissez la peinture. Il y a un tableau célèbre de Bonnard, qu’on cite toujours pour désigner la laque de garance : La Femme au chat. L’arrière-plan est de cette nuance. Un fond compassé, coagulé, mais aussi plein d’une vie nouvelle, riche, sucrée.
Marc n’aurait pu espérer mieux : la gynécologue devenait poète. Il enchaîna :
— Pour le sang des règles ? Vous avez un nom de couleur ?
— Ocre rouge. Là aussi, il y a l’idée de boue. Une boue brune, un déchet. Les règles, c’est un rendez-vous manqué. Il y a toujours dans ce flux une déception, un gâchis. C’est une nourriture qui n’a pas trouvé son usage. (Elle s’arrêta et répéta, d’un ton plus ferme.) Oui, ocre rouge. Un deuil brun. Une terre nourricière, jetée au fond d’une tombe.
— Vous pourriez citer un tableau ?
— Non. Plutôt un paysage. Ces villages maussades de Belgique ou des Pays-Bas, tout en briques, enfoncés dans la terre, tassés par la pluie.
Marc écrivait de plus en plus vite — Élisabeth avait de quoi noircir des pages.
— Juste un mot sur les blessures, glissa-t-il, et je vous laisse. (Il inventa.) Dans mon livre, mon héroïne a un accident de voiture. Je voudrais opposer ce sang « ordinaire » à celui, plus féminin, dont nous venons de parler.
Elle eut une grimace qui figea son visage en un masque funèbre. Durant une seconde, Marc songea aux figures brûlées de Pompéi.
— Lorsque j’étais interne, j’ai vu passer pas mal d’accidentés. Je me souviens de ma surprise face à tout ce sang. J’étais sidérée par sa vivacité, sa brillance, sa… fougue. C’était comme de la vie volée, surprise en flagrant délit d’agitation. Un rouge carmin.
— Un tableau ?
— Un tableau très vif, oui, où la couleur serait une fanfare. La Grande Parade sur fond rouge de Fernand Léger. Vous connaissez ?
— Non.
— Essayez de la voir. Vous comprendrez. Le fond de la toile est laqué d’un rouge vibrant. Au premier plan, les personnages de cirque sont tous blancs. (Elle sourit à l’évocation du tableau.) Globules rouges, globules blancs : oui, la vérité du sang est dans cette fanfare.
Disant ces mots, elle plaqua de nouveau les mains sur son bureau :
— Eh bien, nous n’avons pas si mal travaillé, non ?
Pas si mal, en effet.
En un seul rendez-vous, il avait obtenu toutes les réponses qu’il cherchait. Il lui restait maintenant un dernier problème à régler : la photo d’Élisabeth.
Il n’avait cessé d’y réfléchir depuis la veille. Pas question d’envoyer le véritable portrait d’Élisabeth Bremen — celui du passeport, que Marc avait conservé. D’abord, il ne voulait pas impliquer davantage cette Suédoise qui, il l’espérait, était rentrée dans son pays. Mais surtout, son visage, carré comme un pavé, ne correspondait pas aux goûts de Reverdi.
Il fallait chercher ailleurs, et Marc avait déjà son idée.
D’autant plus qu’il n’était ici qu’à deux pas.
Le flou, c’est le seul moyen de capter la beauté.
Le colosse sortit la pellicule et la marqua d’un coup de dent. Il enfourna un nouveau film dans le boîtier :
— La beauté n’a rien à foutre d’une image précise, superpiquée. Je te parle pas de l’apparence, Khadidja, mais de l’esprit. Le « spirit », tu piges ? Tourne-toi. Non. De trois quarts. Voilà.
Un flash l’éclaboussa, suivi d’un long sifflement. Khadidja hésitait à signaler au géant qu’elle était en train de passer un doctorat de philosophie et que ses considérations à deux balles sur le flou, l’esprit et la beauté auraient fait bonne figure dans un bêtisier de la pensée esthétique. Mais tout le monde était d’accord : Vincent Timpani était un photographe génial. Dans le petit monde des mannequins, on ne parlait que de lui et de ses composites flous, qui séduisaient tous les magazines et les couturiers. Il enchaîna, comme en écho :
— C’est pour ça que mes photos marchent. Même ces tarés de bookers et ces connasses de rédactrices perçoivent la différence. Seule une photo tremblée peut saisir l’essence du sujet. Fixer ce qui est immatériel. Tourne-toi encore. Très bien. Quand je lève la main, tu fais un pas en avant puis tu reviens en position…
En d’autres circonstances, elle aurait trouvé tout cela ridicule. Mais elle évoluait dans un univers grotesque : il fallait qu’elle s’adapte. Et cette séance, elle l’avait voulue. Elle avait bossé dur, économisé — et même renoncé à passer son permis de conduire pour payer, de sa poche, ces nouveaux clichés. Les dernières marches vers la gloire.
— Maintenant. Tu me regardes. Quand je te le dis, tu te décales sur la droite… Vas-y… OK… (Un nouveau flash claqua.) Dans la philosophie bouddhiste…
Khadidja n’écoutait plus. En réalité, ce pachyderme au costume chiffonné lui plaisait. Dans le milieu de la mode, on devait le considérer comme un ours échappé d’un cirque, qui aurait réussi à ôter sa muselière. Il était lourd, grossier, parfaitement décalé. Mais il était aussi franc, joyeux, et semblait avoir vécu une autre vie avant celle-ci. Et puis, il était le premier type depuis des mois qui ne lui avait pas demandé, l’air pénétré, à propos de la guerre en Irak : « En tant que musulmane, qu’est-ce que tu en penses ? »
— Maintenant, tu t’assois en tailleur. Voilà… Super. Attention : nuque droite. À mon signal, tu te penches en avant et… merde.
Le flash ne s’était pas déclenché. Vincent cria, au-delà des parapluies de lumière :
— Qu’est-ce qui se passe avec les Balcar ?
Lourd silence en réponse. Machinalement, Khadidja entoura ses épaules de ses bras comme si elle était nue. Elle portait en réalité une robe étroite, composée de damiers pastel qui lui rappelaient les colliers de bonbons qu’elle suçait quand elle était petite.
Le photographe hurlait maintenant, appuyant sauvagement sur la télécommande qu’il venait d’arracher du boîtier :
Qu’est-ce qu’ils ont encore, ces putains de Balcar ! Arnaud ? ARNAUD !
Une silhouette se mit en mouvement, fonçant sur les groupes générateurs posés au pied des projecteurs. Vincent souffla :
— OK, Khadidja. On fait une pause. Moi, j’travaille pas dans ces conditions.
— Moi non plus.
C’était une plaisanterie, mais personne ne l’entendit. Khadidja se glissa dans l’ombre comme dans une piscine bienfaisante. Ses yeux retrouvèrent avec bonheur l’obscurité. Elle adorait ce studio : un grand carré aux murs de ciment peint, couleur vert d’eau, peuplé seulement de parapluies de lumière et de hautes toiles colorées, au fond.
Elle s’approcha de la table lumineuse, éteinte, où étaient déployés ses premiers polaroïds. Pour se donner une contenance, elle fit mine de les passer en revue. Une faible musique grésillait quelque part — moitié ethnique, moitié électronique.
— Vous buvez quelque chose ?
Elle se tourna vers la voix et découvrit un homme trapu devant le réfrigérateur ouvert. Sa silhouette se découpait à contre-jour sur la lumière glacée : épaules larges, bras courts. Un lutteur miniature, en veste anglaise et manchettes blanches.
— Un Coca, acquiesça-t-elle.
— Light ?
— Non.
L’homme plongea dans le frigo puis s’approcha, une canette de Coca dans une main, une bouteille de bière dans l’autre.
— Le sucre, ce n’est plus le pire ennemi du mannequin ?
— Je ne suis pas encore mannequin. J’en profite.
Elle rit, sans conviction, en saisissant la canette. Elle détestait ce ton badin, cette légèreté convenue, d’usage à Paris, qui ne rimait à rien. L’inconnu sourit, sans doute pour lui faire plaisir, puis se pencha sur ses photographies : des premiers essais, sans maquillage.
Pendant qu’il contemplait les polaroïds, elle le détailla. Rarement, elle avait vu un personnage si original. Il était roux et portait, horreur absolue, la moustache. Ses cheveux, très fins, versaient en une mèche légère, lisse comme du caramel glacé, et son look, veste à carreaux et col anglais, accentuait encore son allure « british », tendance Sherlock Holmes.
Il buvait sa bière à petites goulées, ne cessant de balayer sa mèche d’un geste sec. Il y avait chez lui quelque chose de forcé, de brutal. Et en même temps, elle sentait, avec ses antennes de Mère Teresa, une vulnérabilité, une blessure. Elle respirait aussi l’odeur d’une dépendance. Ce type était drogué — pas à l’héroïne ni à la coke. Autre chose encore…
— Je ne vous dis rien sur votre physique, finit-il par dire en relevant la tête. On a déjà dû tout vous dire.
— Tout, c’est le mot.
Elle se creusa la tête pour être drôle, futée, parisienne, mais rien ne vint. La voix de Vincent la sauva :
— Vous avez fait connaissance ?
Il sortait du local de développement. Il s’approcha de son pas lourd, faisant bringuebaler ses poches, puis attrapa, entre les mains de l’autre, la bouteille de bière :
— Khadidja Kacem, dit-il en la désignant du goulot. « Future étoile éphémère » de notre petit monde vaniteux. D’ailleurs, elle ne le sait pas encore mais tout ça (il désigna le studio) est gratuit pour elle. Oui, ma reine : si tu es d’accord, on s’associe. Tu payes rien pour les clichés mais on s’entend sur les contrats à venir.
Khadidja était stupéfaite — elle ne savait pas s’il s’agissait d’une arnaque ou au contraire d’une aubaine. Elle ignorait même si c’était possible, contractuellement, avec son agence. Pour l’heure, elle souffla :
— Eh bien, merci, je…
— Marc Dupeyrat, coupa Vincent en enroulant d’un bras amical les épaules du rouquin. Mon meilleur ami. Et le journaliste le plus tenace que je connaisse. Lui et moi, on a fait les quatre cents coups, il y a longtemps.
L’homme se cassa en deux, en guise de salut.
— Vous travaillez pour quel journal ? demanda-t-elle.
Ce fut Vincent qui répondit :
— Le Limier. (Il fit un clin d’œil à son ami.) Un journal de faits divers.
— Je… je connais pas, avoua Khadidja.
Le journaliste replaça encore sa mèche :
— Vous ne perdez rien.
Khadidja détestait les hommes qui se dévalorisaient à plaisir. C’était en général le signe d’une vanité excessive. Comme si, dans une autre vie, ils auraient pu valoir beaucoup plus. Ou qu’ils se plaçaient si haut, de toute façon, qu’ils pouvaient dédaigner leur propre existence.
— Un chasseur de crimes, reprit Vincent. Un amateur de cadavres bien saignants. M. Dupeyrat pourrait diriger une des plus grandes rédactions de Paris, mais non : il préfère passer sa vie dans les tribunaux d’assises et sur les scènes de crimes…
Khadidja n’écoutait plus. Elle prenait conscience que chaque détail s’aiguisait, vibrait, chantait littéralement sous sa chair. La pureté des murs verts et nus du studio ; le parfum de la laque sur ses cheveux ; la lourdeur des bijoux d’argent qui pesaient sur sa peau… Chaque sensation se cristallisait, gagnait en acuité, immortalisait l’instant. Elle connaissait ces symptômes, cette secrète effervescence de tout son être. L’excitation amoureuse. Vincent la sauva une nouvelle fois :
— C’est pas tout ça, faut qu’on y retourne. Le flou, ça n’attend pas.
Il frappa dans ses mains :
— On reprend le boulot ! Arnaud : c’est bon, les Balcar ?
Khadidja suivit du regard Vincent, qui fonçait vers le plateau.
Malgré son poids, il déclenchait, dès qu’il s’agitait, une espèce de sillage de fièvre, un tracé luminescent. Marc murmura :
— Allez-y. Il n’est pas du genre patient.
Khadidja sourit et chercha encore quelque chose à dire. Pas la moindre idée. Merde. Elle regagna le plateau. Le maquilleur l’arrêta à l’orée des projecteurs, brandissant ses pinceaux. Malgré elle, elle lança un regard vers la pénombre. Elle aurait juré que le journaliste l’observait, mais d’un air préoccupé, presque contrarié. « Un drogué, se dit-elle encore. Un homme qui vit dans une obsession que nul ne peut partager. » Et elle sentit une chaleur monter en elle…
Le maquilleur la libéra. Elle plongea dans l’arène. Elle avait la délicieuse impression d’être une princesse, au centre de tous les regards. Vincent ordonna :
— On reprend la même position, en tailleur. Très pur. Tu fais ressortir ton côté zen.
Khadidja sourit à cette nouvelle connerie et s’exécuta. Elle se sentait en suspens, transcendée par le nouveau sentiment qui l’emplissait. Une eau volatile, plus légère que l’air.
À ce moment, malgré sa gaieté, malgré les projecteurs, tout s’assombrit. Elle venait de songer à son propre secret.
Sa malédiction qui lui interdisait l’amour.
La brûlure indienne.
Les petites filles appellent ainsi la torture qu’elles s’infligent les unes aux autres. Cela consiste à serrer le poignet de sa victime avec les deux mains, puis à les tourner en sens inverse, créant un frottement douloureux.
La brûlure indienne.
La torture portait bien son nom. Lorsqu’elle était enfant, Khadidja imaginait toujours les Indiens vrillant un morceau de bois dans un lit de feuilles sèches, faisant naître un filet de fumée puis, peu à peu, quelques étincelles…
C’était exactement ce qu’elle ressentait lorsqu’elle faisait l’amour. La souffrance qu’elle subissait quand on la pénétrait. Le frottement des chairs restées sèches, près de s’enflammer. Elle avait consulté plusieurs gynécologues. Le diagnostic était toujours le même : elle souffrait d’une absence de sécrétions vaginales. Il n’y avait pas d’explication pathologique. « Tout est dans la tête », lui répétait-on.
Sans blague ? Les médecins lui parlaient de frigidité, de blocage, de thérapie… On lui prescrivait aussi des médicaments, des pommades, pour les « cas d’urgence », tout en lui glissant l’adresse d’un spécialiste — un psychiatre sexologue.
Khadidja acquiesçait, sans préciser qu’elle avait déjà subi cinq ans d’analyse qui lui avaient permis de « dépasser » quelques-uns de ses traumatismes, notamment son éducation sous le signe de l’héroïne. Mais ces années d’introspection n’avaient rien pu faire contre le feu. Khadidja brûlait encore. Asséchée pour toujours. Un vrai désert, peuplé d’os d’animaux morts, blanchis par le soleil.
Pourtant, elle tombait souvent amoureuse. Un regard, un sourire suffisait, sur les bancs des amphithéâtres. Ou même au self, à Cachan. Elle se sentait alors tout endolorie, presque grippée. Pour elle, l’amour était cette irradiation fiévreuse, mais aussi réconfortante, qui remontait sous ses seins, étoilait tout son torse. Un corail rouge : c’était ainsi qu’elle visualisait le désir qui s’ouvrait en elle. En retour, bien sûr, elle remportait un succès unanime. Une vraie reine de Saba, qui subjuguait les hommes. Mais très vite, ils semblaient comprendre que quelque chose clochait. Ils sentaient, avec leur instinct très sûr pour éviter toute complication, que Khadidja n’était pas comme les autres. Trop sombre, trop tordue…
— Ho, Khadidja ? Qu’est-ce que tu fous ? Je te demande, pour la dernière fois, de te lever : c’est possible, tu crois ?
Elle s’exécuta. Entre deux flashes, elle tentait d’apercevoir le rouquin. Était-il toujours là ? La regardait-il ? Elle se sentait attirée par ce journaliste énigmatique. En même temps, tous ses capteurs la prévenaient du danger : un obsédé, indifférent aux autres, rivé sur ses hantises.
— Tourne-toi, maintenant. Stop ! Voilà, de trois quarts… Très bien.
Elle avait beau se concentrer sur l’ombre des parapluies : personne.
— Khadidja ? Merde. Tu peux me virer ce sourire béat, ouais ?
Elle venait enfin de le repérer, près de la table lumineuse. Et, à l’instant exact où elle l’apercevait, s’était produit un miracle. Une scène d’amour comme il n’en survenait que dans les comédies musicales égyptiennes dont elle raffolait.
Se croyant à l’abri des regards, le journaliste avait volé un de ses polaroïds et l’avait glissé dans sa poche.
Quand Jacques Reverdi apprit qu’une visite médicale « monstre » était organisée dans la prison pour détecter d’éventuels cas de SRAS, il sut que c’était le coup de chance qu’il attendait. Mais il ne voyait pas comment profiter, concrètement, de l’occasion. Il y avait réfléchi durant quatre jours sans trouver de réponse.
Maintenant, le 23 avril, à onze heures du matin, il attendait son tour, dans l’immense file d’attente, et n’avait toujours pas la moindre idée.
En réalité, à cet instant, il s’en foutait.
Parce que depuis deux jours, il était encore sous le choc.
Le choc du visage.
Il n’avait jamais compris le mépris qui planait sur le critère physique, lorsqu’il s’agissait de juger une femme. Comme si elle devait avant tout être un génie, une sainte, une mère, dégoulinante de qualités morales. Comme si l’apprécier, l’adorer pour son visage, son corps, son apparence, était une injure. Les femmes elles-mêmes voulaient toujours être aimées pour leur « beauté intérieure ».
Pures conneries.
Le don de Dieu, le seul, était la beauté physique. Le visage, surtout. Le miracle de l’harmonie, de l’équilibre, s’y concentrait. Et intimait le silence. Pas un mot, pas un souffle… Il fallait admirer, c’était tout. Le reste n’était que scories, souillures, pollution. Tout ce qu’on appelait « échange », « partage », « connaissance de l’autre » n’était que mensonges. Pour une raison simple : dès qu’une femme parlait, elle mentait. Elle ne pouvait s’exprimer autrement. C’était sa nature ancestrale. La gangue difforme, repliée, sournoise dont elle ne pouvait s’extraire.
Il avait toujours choisi ses compagnes pour leur beauté. Croiser un visage dans la rue : c’était à la fois aussi simple et difficile que cela. Ensuite, ce n’était que stratégie, calcul, manipulation. Dès qu’il parlait à son « élue », il commençait lui-même à mentir. Il pénétrait dans le cercle abject de la relation humaine. Alors même que ces femmes croyaient le découvrir, le cerner, elles ne faisaient que s’éloigner de lui, s’enfonçant dans le piège qu’il leur tendait.
Une chanson de Georges Brassens lui revint en tête.
Je veux dédier ce poème
À toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets…
« Les Passantes. » Ces vers l’avaient toujours obsédé. Ils lui semblaient résumer l’essence même de sa Quête. Ce drame intime et éternel, qui consiste à laisser filer un beau visage dans un train, dans la foule, dans une rue, alors même qu’un irrésistible élan vous pousse vers lui. Seul cet éblouissement premier compte. L’étincelle primordiale.
Voilà pourquoi, alors qu’il s’apprêtait à extirper des confessions à Élisabeth, et à en tirer quelque maigre plaisir, il avait été subjugué par la photographie.
Il ne s’attendait pas à cela — pas du tout.
Plus qu’un visage, les traits d’Élisabeth étaient une révélation.
Sous des boucles brunes, l’expression était fine, acérée, soutenue par de hautes pommettes et de forts sourcils. En même temps, il émanait une douceur, une tendresse de la partie inférieure de la figure. La bouche surtout, lèvres ourlées et claires, exprimait une sensualité mutine, presque amusée.
Mais c’étaient les yeux qui captivaient l’attention. Des iris noirs, à la précision de quartz, cernés d’un anneau scintillant (peut-être un liséré d’or, mais la photo, un polaroïd, était en noir et blanc), et légèrement asymétriques. Cet étrange décalage dans l’axe des pupilles était irrésistible. Il traversait directement les habituels filtres de la perception, les préjugés, les habitudes, et faisait voler en éclats tout repère, toute protection. On se retrouvait nu face à ce regard et on se sentait fondre, capituler, touché déjà au plus profond de soi.
« Touché », c’était le mot exact.
Une blessure en soi-même ne cessait plus de s’ouvrir. Un désir, déjà douloureux. Un appel, une anxiété… Si Jacques avait croisé cette « passante » sur les plages de Koh Surin ou parmi les ruines d’Angkor, il l’aurait immédiatement choisie. Jamais il ne l’aurait laissée devenir une de ces « espérances d’un jour déçues ». Et elle aurait constitué sa plus belle proie. À elle seule, elle balayait toutes celles qu’il avait sélectionnées.
Ce visage changeait tout.
Désormais, Jacques avait décidé de jouer le jeu de la confession.
Et même au-delà.
Dans la file d’attente, une bousculade éclata.
Des hommes s’agitèrent, des cris retentirent. Reverdi sortit de ses pensées. C’était peut-être le coup de chance qu’il attendait. Il fendit la mêlée et découvrit un homme à terre, secoué de tremblements, cambré sur l’asphalte. Ses lèvres moussaient d’écume sanglante. Ses yeux étaient révulsés. « Épilepsie », pensa Jacques. Le type n’allait pas tarder à bouffer sa langue.
« Poussez-vous ! » hurla-t-il en malais. Il ôta son tee-shirt et le roula sous la nuque de l’homme, qui tressautait sur le bitume. Il attrapa la cuillère qu’il gardait toujours sur lui et l’enfonça dans la bouche du malade. Il dut s’y prendre à plusieurs fois. Puis il cala son instrument contre le palais. L’air put passer de nouveau dans l’œsophage.
Enfin, il tourna le corps sur le côté pour éviter que le type ne s’étouffe avec ses vomissements. Il était hors de danger. La crise allait passer. À cet instant, il reconnut l’épileptique : un Indonésien, un tueur de femmes surnommé « Vitriol », parce qu’il utilisait de l’acide pour les défigurer.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Jacques se tourna vers la voix. Un visage, barré d’un masque hygiénique vert pâle, apparut dans la foule. Il s’écarta. Le médecin ausculta l’Indonésien, dont les spasmes ralentissaient déjà. Il effectua les mêmes gestes que Reverdi, vérifia sa nuque, sa gorge.
Il abaissa son masque chirurgical. C’était le vieux médecin de la prison, un Indien du nom de Gupta. Il demanda à la cantonade :
— Qui a fait ça ?
Reverdi fit un pas en avant et dit en malais :
— Moi. Il faut lui injecter du Valium.
Le docteur fronça les sourcils. C’était un vieillard au teint de cirage, aux cheveux plaqués sur le front. Il passa à l’anglais :
— Tu es médecin ?
— Non. J’ai fait du secourisme.
Gupta jeta un regard à l’Indonésien qui vomissait par brèves secousses. La cuillère brillait encore au fond de sa gorge, telle une pièce à conviction :
— D’où tu viens ? Europe ?
— France.
— Tu es là pour quoi ?
— Vous êtes bien le seul à ne pas le savoir. Meurtre.
Le toubib hocha la tête, comme s’il se souvenait maintenant d’un « prisonnier spécial ». Deux infirmiers arrivèrent : ils embarquèrent Vitriol sur une civière. Le toubib se leva à son tour, remit son masque et dit à Jacques :
— Toi, tu viens avec moi.
Reverdi connaissait bien l’infirmerie : c’était ici qu’il venait chercher ses médicaments, avant chaque déjeuner. Le lieu se résumait à un bloc en préfabriqué, dont les murs étaient recouverts de lattes de bois noir. À l’intérieur, il y avait trois pièces : une grande salle comportant des lits de fer, un cabinet de consultation, au fond, et, sur la gauche, un réduit où étaient entreposées les « archives » — des kilos de dossiers jaunis par les saisons sèches et les moussons successives.
D’ordinaire, cette baraque était l’endroit le plus calme de la prison. Seuls quelques éclopés gémissaient sur leurs lits, en attendant d’être transférés à l’Hôpital Central. Aujourd’hui, c’était la foule : on se pressait entre les murs branlants, on jouait des coudes, on s’agitait, au point que tout le bâtiment menaçait de verser dans un sens ou un autre. Des médecins déguisés en cosmonautes avaient aménagé des « salles de consultation » autour de chaque lit, où s’agglutinaient des détenus hésitants, effrayés, sous le contrôle de gardiens en armes, qui ne semblaient pas plus rassurés. Tout le monde paraissait redouter un ennemi invisible, qui menaçait d’attaquer d’un instant à l’autre : le SRAS.
— Suis-moi, souffla Gupta derrière son masque.
Ils tranchèrent la foule. Le médecin avait une démarche étrange, il roulait des épaules, à mi-chemin entre le voyou et le bossu. Reverdi le suivait, dominant la foule d’une tête. Il entendit un toubib qui râlait face aux veines invisibles d’un drogué. Un autre qui hurlait parce qu’il venait d’être éclaboussé par une gerbe d’hémoglobine.
La visite médicale semblait se résumer à une monstrueuse prise de sang. Il coulait à flots. Dans les flacons, les tuyaux, les veines. Des dizaines de récipients étaient remplis, étiquetés, emportés dans des casiers à trous. Reverdi fut pris de nausée. Il ne pouvait supporter la vue de ce sang — l’exact contraire de sa Quête. Un sang d’hommes. Un sang impur.
Gupta ouvrit une porte coulissante. Reverdi pénétra, avec soulagement, dans le cabinet paisible. Un solide bureau de chêne, des dossiers en pagaille, une toise de bois, une balance, un panneau de lecture portant des lettres de toutes tailles. Un vrai dispensaire de province.
Le médecin enleva une pile de dossiers de la chaise qui faisait face au bureau :
— Assieds-toi.
Gupta s’installa à son tour et abaissa de nouveau son masque. Son visage brun était partagé entre l’épuisement et la mauvaise humeur. Jacques songea à un encreur qui aurait trop servi, et qui porterait la marque de plusieurs tampons différents.
— Tu es là pour quoi au juste ?
— Pour rien.
Gupta soupira :
— J’ai de la chance de vivre dans cet univers d’innocents.
— Je n’ai pas dit que j’étais innocent.
Le vieil homme l’observa avec attention. Il reprit :
— Quel est le motif d’accusation ?
— Le meurtre d’une femme. Une Européenne. À Papan. Jacques Reverdi : vous n’avez jamais entendu prononcer ce nom ?
— Je n’ai aucune mémoire, soupira-t-il. Ici, c’est plutôt un atout. D’ailleurs, ce que tu as fait hors de ces murs ne me concerne pas.
Il croisa ses mains et conserva de nouveau le silence quelques secondes. Un silence nerveux, électrique. Ses talons ne cessaient de trépigner sous la table. De l’autre côté de la porte, le brouhaha paraissait augmenter.
— Je connais bien l’épileptique de tout à l’heure… Vitriol. Il est sous traitement mais il revend ses comprimés. Tu sais que tu lui as sauvé la vie ?
— Tant mieux.
— Ou tant pis. Il a tué plus de vingt femmes. Mais encore une fois, là n’est pas la question. Tu es en préventive ?
— Oui.
— Pas de boulot en atelier, donc ?
— Non.
— En cas d’épidémie de SRAS, tu accepterais de nous aider ?
— Aucun problème.
— Tu n’as pas peur d’être contaminé ?
— Je suis déjà mort. Cent pour cent de chances d’être condamné.
— Très bien. Enfin, je veux dire…
La rumeur, de l’autre côté de la porte, montait encore. Un médecin gueulait parce qu’une série de flacons pleins venaient de s’écraser par terre. Jacques pensa au sang — tout ce sang extirpé des veines, qui brillait de sa lumière sombre…
Par association d’idées, il songea à la lettre d’Élisabeth. Ses confessions avaient été une autre bonne surprise. Elle s’exprimait avec intelligence, originalité. Cette manière d’évoquer son propre sang : les noms de couleur, les comparaisons avec les tableaux… Il en avait éprouvé une subtile excitation. Ces images sollicitaient tous ses sens et, il devait l’avouer, il s’était masturbé plusieurs fois en lisant et relisant ces mots enchanteurs.
— Ho, je te parle !
Jacques se redressa sur sa chaise. Gupta s’était levé et avait remis son masque.
— Tu commences demain, dit-il d’une voix étouffée. Je m’occupe de la paperasse. Dans tous les cas, SRAS ou pas, on a besoin de monde ici.
— Reverdi se leva à son tour. À ce moment, il aperçut ce qu’il cherchait, inconsciemment, depuis son entrée dans ce bureau : une prise de téléphone.
Malgré lui, il sourit.
Le coup de chance qu’il attendait était donc survenu.
— Je serai heureux de me rendre utile, murmura-t-il.
Une semaine plus tard, il n’avait toujours pas envoyé sa réponse à Élisabeth. Pas avant d’obtenir certaines confirmations. Son projet nécessitait des préparatifs — et il attendait d’avoir tout réglé avant de lui donner ses directives. Quatorze heures. Il se dirigea vers l’infirmerie.
La veille, les résultats des prises de sang étaient tombés : tous négatifs. Pas un seul cas d’infection lié au SRAS dans la prison. Du coup, il avait craint qu’on lui retire son poste à l’infirmerie, mais Gupta avait su convaincre les autorités qu’il avait besoin du matricule 243–554. Reverdi bénéficiait désormais d’une liberté de mouvement inouïe. À croire que, dans le grand bouleversement de la fausse épidémie, on l’avait oublié. Même Raman lui lâchait la bride.
Le boulot au dispensaire était répugnant mais il ne se plaignait pas. En une semaine, il avait compris de quoi il retournait. Le combat majeur était l’infection. Plaies purulentes, ulcères suintants, gangrènes galopantes. Il y avait aussi les eczémas, les irritations, les allergies qui foisonnaient sous l’effet de la chaleur. Les taulards se grattaient jusqu’à l’os, gonflant à vue d’œil. On trouvait également les éclopés habituels, chutes et autres fractures ouvertes. Sans compter le fond quotidien : dysenteries, béribéri, paludisme, tuberculose…
Quant aux urgences, il avait déjà participé à cinq interventions. Un suicide à la lame de rasoir, un passage à tabac, une chute mystérieuse dans les escaliers, une autre chute, plus mystérieuse encore, dans une gamelle de soupe brûlante ; enfin, un « psy » qui avait tenté de s’étouffer en mangeant sa propre merde. La routine.
En réalité, la « grande affaire » se situait ailleurs. Malgré les efforts de Gupta pour une médecine juste, l’infirmerie était surtout le lieu d’un business infatigable, contrôlé par Raman. L’entrée y était payante et les soins avaient leur prix. À quoi s’ajoutait un commerce incessant de tranquillisants et autres produits chimiques. Reverdi lui-même exploitait le système : il n’aurait pu rêver meilleure place pour revendre ses médicaments et renouveler sa clientèle — cinquante pour cent des taulards soignés à l’infirmerie étaient des toxicos en manque.
Jacques n’était plus qu’à quelques mètres du bloc quand on l’appela. Il se tourna avec méfiance, ayant reconnu la voix. Raman.
— Approche.
Jacques obtempéra mais resta hors de portée de matraque.
— Faut qu’on parle, toi et moi, souffla le surveillant en malais, lançant des regards circulaires.
— De quoi, chef ?
— De ton nouveau job.
Il ne cilla pas, observant le visage noir de Raman — un morceau de météorite venue d’une galaxie diabolique. Il savait de quoi voulait parler le salopard — le partage des gains sur les ventes illicites de l’infirmerie, notamment celles de ses propres pilules. Mais il feignit l’innocence :
— Il faudrait plutôt en parler avec le Dr Gupta, non ?
Raman demeura immobile, puis, soudain, sourit. Ses traits se tenaient toujours en embuscade. Chaque nouvelle expression vous prenait par surprise.
— Tu veux jouer au con ? Comme tu voudras. Je voulais aussi te poser une question. Tu sais pourquoi un chirurgien est présent au moment de la pendaison ?
Ses muscles se tendirent :
— Non, chef.
— Parce que faut toujours le recoudre. Le pendu. (Il empoigna sa propre gorge.) La corde déchire les chairs, tu piges ? J’espère que c’est pas contre ta religion, au moins ?
Reverdi conserva le silence. Un long moment. Puis, imitant Raman, il sourit brutalement :
— Mieux vaut être recousu mort que vivant.
Il lui fit un clin d’œil. Raman le regarda, indécis. Il finit par dire :
— Ton avocat est là. Au parloir.
Jimmy l’attendait dans sa posture habituelle. Un café fumant posé sur la table, devant lui. Jacques fixa le gobelet blanc. L’avocat attaqua son discours de circonstance, après que Reverdi eut été enchaîné au sol. Mais il l’arrêta net :
— Ton café est bon ?
Wong-Fat hésita, lança un regard au gardien :
— Excellent.
— Meilleur que d’habitude ?
Il acquiesça. Son visage de cire ruisselait. Jacques tendit le bras :
— Je peux y goûter ?
L’autre acquiesça. Reverdi jeta à son tour un coup d’œil au maton, qui sommeillait dans la chaleur. Il saisit le gobelet et le dissimula à son regard. Il plongea ses doigts dans le café brûlant et en sortit un objet électronique, enveloppé de plastique.
Objet minuscule, chromé, aussi plat qu’une calculette.
Sourire.
Il pouvait maintenant écrire à Élisabeth.
Kanara, le 1er mai 2003
Pardon pour ce retard, mais je devais procéder à certains préparatifs en vue de nos nouvelles relations. De plus, je travaille maintenant à l’infirmerie de la prison, ce qui prend beaucoup de temps et d’énergie.
J’ai lu avec attention ta dernière lettre. J’ai beaucoup apprécié tes réponses. Bien plus : j’ai été séduit par ta manière de t’exprimer, de décrire ces détails qui te concernaient au plus près et qui me tiennent à cœur.
Mais surtout, j’ai découvert ton visage. Je dois t’avouer que j’ai été ébloui. Jamais je n’aurais pu soupçonner, lorsque j’ai lu ta première lettre, qu’un tel visage se cachait derrière ta grossière requête.
Élisabeth, je crois aux visages comme on croit aux cartes géographiques. On peut y lire en surface la composition des sols, l’atmosphère des régions, les jungles intérieures… Les visages recèlent la réalité interne des êtres. J’ai surpris dan : tes traits une intelligence et une volonté de comprendre qui devraient nous permettre d’aller très loin ensemble.
C’est donc à mon tour de te répondre. Mais je dois te prévenir : je n’ai pas besoin de tes questions. Je sais ce qui t’intéresse. Je sais ce que tu espères…
Pourtant, je dois te décevoir : de telles vérités ne se racontent pas. Ce sont des expériences trop fortes, trop pleines, qui saturent l’être. Je n’ai pas envie d’essayer de noircir des pages sur un tel sujet. L’appauvrir avec des mots, le souiller avec des explications.
Si tu veux comprendre mon histoire, Élisabeth, il n’y a qu’une seule voie à suivre : la mienne. Au sens littéral du terme.
Il existe, quelque part en Asie du Sud-Est, entre le tropique du Cancer et la ligne de l’Équateur, une autre ligne.
Une ligne noire.
Jalonnée de corps et d’effroi.
Tu peux la suivre aujourd’hui si tu acceptes d’être guidée, à distance, par mes conseils. Cela t’intéresse-t-il ? Bien sûr. Je peux imaginer tes yeux noirs qui étincellent, tes lèvres couleur de miel qui frémissent en lisant ma proposition…
Si tu acceptes d’effectuer ce voyage, tu comprendras ce qui s’est réellement passé sur ma route.
Ton périple ne sera pas facile. Les indices ne seront pas nombreux. Et ne compte pas sur moi pour être trop explicite. Tu devras deviner toi-même les événements, éprouver, dans ta chair, les rouages de l’histoire, les causes et les effets de la ligne noire.
À chaque étape, tu m’enverras tes conclusions. Tu décriras avec précision ce que tu as trouvé, ce que tu as compris, ce que tu as éprouvé. Si tu es sur la bonne voie, je t’offrirai de quoi avancer.
En cas d’erreur, il n’y aura pas de seconde chance.
Je retournerai à mon silence.
Il est aussi important que tu comprennes une chose. Si tu me réponds « oui », aujourd’hui, il n’y aura pas de retour en arrière. Tu seras liée à moi, à jamais. Par un secret indicible.
Enfin, dernier point, fondamental. Lorsque j’évoquerai les actes qui t’intéressent, jamais je ne dirai : « je ». Je suis peut-être l’auteur de ces actes. Mais peut-être s’agit-il d’un autre, que je connais bien, qui est près de moi, ou en liberté. Je suis le seul à posséder la réponse et je ne suis pas prêt, pour l’instant, à te la révéler.
Contente-toi de suivre « Ses » conseils.
Es-tu prête pour cette expérience, Élisabeth ? Te sens-tu assez forte pour endosser ce rôle ? Pour remonter jusqu’à la source des ténèbres ?
Écris-moi vite, par la même filière. Ensuite, nous changerons de mode de communication. Donne-moi une adresse e-mail. J’ai pu mettre au point, ici, un système qui me permettra de t’écrire, incognito, par voie électronique.
Bientôt, je ne pourrai plus sentir l’empreinte de ta main sur le papier. Ni songer à ton beau visage penché sur ta table lorsque tu m’écris. Mais alors, je t’imaginerai sur les routes d’Asie du Sud-Est.
Un jour, tu m’as confié : « Des abysses, il y en a de toutes sortes. Et tous m’intéressent. » Il est temps de me le prouver.
Je t’embrasse, ma Lise.
Marc ne leva pas tout de suite sa tête de sa lettre : il pleurait.
De joie. D’émotion. Et aussi de frousse.
Il avait attendu si longtemps cette nouvelle lettre. On était le 6 mai. Il faisait le siège de la poste depuis la mi-avril. Il était devenu à moitié fou à force de patienter, ne travaillant plus, ne se rasant plus, dormant à peine.
Mais le résultat valait cette souffrance.
Un meurtrier en série allait, enfin, se confesser à lui.
Mieux encore : il allait le guider, le placer dans ses propres pas.
Toujours muni de ses gants, il prit une feuille et écrivit, sans l’ombre d’une hésitation, une réponse enthousiaste, laissant un blanc pour l’adresse électronique. Il relut son texte et ne vit pas une seule modification à apporter. C’était un texte d’amour, éperdu, aveugle, d’une jeune femme prête à tout pour suivre son mentor.
Soudain, il prit conscience qu’il avait rédigé, directement, sa lettre en utilisant l’écriture manuscrite d’Élisabeth. Tout un symbole…
Il releva les yeux et contempla le mur qui lui faisait face. Il y avait placardé tous les portraits de l’apnéiste qu’il possédait. Une manière de se rapprocher de son complice-adversaire. Maintenant, une forêt de Reverdi le regardait. Triomphant, en combinaison de plongée. Souriant, face au soleil des Tropiques. Maussade, en gros plan, le menton barré par une ardoise anthropométrique…
« Il existe, quelque part en Asie du Sud-Est, entre le tropique du Cancer et la ligne de l’Équateur, une autre ligne.
Une ligne noire.
Jalonnée de corps et d’effroi. »
Marc sourit, les yeux brûlants de larmes :
— Combien en as-tu tué, mon salaud ?
Première priorité : l’adresse e-mail. Marc fonça dans un cybercafé, situé près de l’avenue Trudaine. Il était hors de question d’utiliser son propre ordinateur pour ouvrir une boîte aux lettres électronique au nom d’Élisabeth. Il n’y connaissait rien en technologie mais il était certain que l’initialisation d’une adresse électronique laissait des traces.
Assis devant un PC anonyme, il choisit un serveur d’origine française, « Voilà », et remplit le questionnaire préalable afin de créer une boîte aux lettres gratuite — tout paiement laissant également une empreinte.
Chaque renseignement qu’il donna était faux, et concernait exclusivement Élisabeth Bremen, une Parisienne de vingt-quatre ans qui n’existait pas. Il inventa une adresse personnelle, dans le 9e arrondissement, pour plus de cohérence, une date de naissance, un mot de passe, puis choisit un libellé électronique. « lisbeth@voila.fr ».
Telle était sa clé pour les ténèbres.
Ensuite, il fila avec sa lettre au bureau de dépôt de DHL, dans la gare de Bercy — pas question de faire prendre son pli à son adresse personnelle. À midi, il avait réglé ce premier problème. Il repartit d’humeur joyeuse. Tout cela ressemblait à un jeu. Pourtant, l’angoisse affleurait à la surface de sa conscience.
Certains passages de la lettre étaient particulièrement inquiétants, comme celui où Reverdi évoquait un « autre » que lui-même, qui serait le véritable assassin, encore en liberté… Marc haussa les épaules. Le tueur bluffait : il en était sûr. Juste une mesure de précaution, au cas où leur correspondance serait surprise et utilisée contre lui.
Dans le taxi qui le ramenait chez lui, il dressa la liste des achats à effectuer et des mesures à prendre, en vue de son voyage. Il décida qu’il réglerait tout dans les deux journées à venir. On était le 6 mai. Le 8 était un jour férié, qui ouvrait un de ces ponts interminables que Marc avait en horreur. Pas question d’attendre la semaine suivante.
Mais d’abord, place nette.
En quelques heures, il reprit le contrôle de sa vie. Il se lava, se rasa, s’astiqua de fond en comble. Puis il courut au pressing, où il avait abandonné plusieurs vestes, ainsi qu’une série de pantalons et de chemises. « C’est un pressing. Pas un dépôt-vente », marmonna la patronne. Marc paya sans un mot.
Rentré chez lui, il décolla du mur les photos de Reverdi et les rangea soigneusement dans un carton d’archives. Il tria ensuite ses articles, notes et communiqués. Il rassembla ses copies de lettres, ainsi que celles de Reverdi. Parmi ces éléments, il tomba sur le portrait de Khadidja, dont il avait fait une copie.
Il devait admettre que cette fille était sublime. Sous la régularité des traits, elle possédait un mouvement indompté qui la rendait plus belle, plus puissante que la plupart des autres mannequins. Peut-être étaient-ce ses pupilles, légèrement décalées. Ou ses pommettes trop hautes qui, selon la lumière, projetaient des ombres verticales, presque menaçantes, sur le reste du visage. Ou cette langueur qui lui passait dans les yeux comme un voile…
Dès qu’il l’avait vue, il avait songé à ces concertos pour piano, de Bartok et de Prokofiev, où les mélodies, cernées d’accords dissonants, paraissent jaillir d’une gangue de violence et en deviennent plus belles, plus pures. Il posa la photographie sur son bureau et lui sourit.
Virtuellement, il partageait cette fille avec un tueur.
Mais ni l’un ni l’autre ne l’approcheraient plus.
Il boucla son carton et le rangea dans son annexe, la petite pièce aux parfums de champignons. Remiser toute cette documentation, sur laquelle il avait tant rêvé, était symbolique : il revenait dans le monde réel. Son contact avec Reverdi n’était plus une chimère.
Mais le concret, maintenant, c’était aussi l’argent.
Toute la soirée, Marc fit le compte des frais à engager. Un billet aller-retour pour l’Asie du Sud-Est n’était pas excessif, à condition de maîtriser ses dates de départ et d’arrivée. Mais Marc ne savait pas où il allait exactement, ni combien de temps il resterait. Tout juste supposait-il qu’il sillonnerait les pays où Reverdi avait vécu : Malaisie, Cambodge, Thaïlande… Il lui faudrait donc acheter un billet « open », sans date de retour fixée — le plus onéreux. Et emprunter d’autres vols, sur place, pour rejoindre chaque pays limitrophe.
Il avait l’expérience des voyages. Il évalua son budget de déplacement, entre les vols internationaux, nationaux, et les locations de voitures, à environ quatre mille euros. À quoi s’ajoutaient les hôtels, les restaurants et les imprévus. Il statua pour une somme globale de cinq mille euros.
À ces frais, s’ajoutait l’achat d’un ordinateur et ses logiciels — il était hors de question d’utiliser son Macintosh et son modem pour communiquer avec Reverdi. Il estima, en visant les premiers prix, que deux mille euros suffiraient. Si on ajoutait une marge de confort à ce total, on obtenait un budget global d’environ huit mille euros.
Où pouvait-il trouver une telle somme ?
Il consulta, par acquit de conscience, son compte en banque. La jauge ne dépassait pas les mille euros. Tout juste de quoi achever le mois, en subsistant, comme d’habitude, façon trappeur. Il vérifia ses autres comptes. Vides. Aucun placement. Aucune économie. Depuis près de six ans, Marc vivait ainsi, sans filet, au jour le jour.
Il eut une pensée incrédule pour son âge d’or, où un mois à cent mille francs était un « petit » mois. Qu’avait-il fait de tout ce fric ? Il songea à son atelier : c’était tout ce qu’il possédait. Était-il prêt à le vendre pour entreprendre ce voyage ? Non. Il n’y était pas si attaché que cela, mais une mise en vente prendrait du temps. Et surtout, il ne s’imaginait pas déménager. C’était son antre. Son repaire, tapissé de ses notes et de ses livres. Une annexe de son cerveau.
Il se coucha, en gardant les yeux rivés sur sa bibliothèque, qui brillait à la lumière du réverbère de la cour. Il se promit de solliciter un emprunt à sa banque, le lendemain, à la première heure.
Le matin, après plusieurs cafés, il se lança — mais ne prit pas la peine de se déplacer. Il était tellement sûr de la réponse de son agence qu’il s’expliqua par téléphone.
— Je ne comprends pas, fit le banquier après un long silence, ce voyage est professionnel ?
— Absolument.
— Pourquoi ne demandez-vous pas l’argent à votre journal ?
— C’est un scoop. Je veux en rester propriétaire. Croyez-moi : il y a d’énormes intérêts à la clé.
Il sentait le scepticisme de l’autre. Il changea de tactique et rappela sa belle époque, le temps où il déposait sur son compte des chèques à cinq zéros. Il n’avait pas toujours été un client difficile…
— Justement, trancha le banquier. Nous aidons surtout les clients qui suivent la courbe inverse. Des clients difficiles qui deviennent plus « faciles ». Vous comprenez, n’est-ce pas ?
— Je vous assure qu’il s’agit d’un excellent investissement. Avec cette enquête, je vais renouer avec les années fastes.
— Eh bien, renouez. Nous verrons ensuite.
Marc se retint pour ne pas passer aux insultes et raccrocha. Ce n’était pas le moment de changer de banque, ni d’ajouter des galères administratives à son emploi du temps.
L’autre possibilité, c’était Le Limier. Là encore, il connaissait la réponse. Verghens n’alignerait pas le moindre euro sans savoir de quoi il retournait — et sans s’octroyer le projet.
— Pourquoi ce fric ? demanda-t-il avant que Marc ait fini sa phrase.
— Un coup important.
— J’ai bien compris. Mais de quoi s’agit-il ?
— Je ne peux pas te le dire. Pas pour l’instant.
— C’est un scoop, peut-être ?
— Exactement.
— Pas d’info. Pas de pognon.
— C’est bien ce que je me disais. Je t’appelle à mon retour.
Ils négocièrent sa mise en disponibilité. Verghens n’était pas d’accord mais il devait à Marc de nombreux jours de vacances. Finalement, il dut capituler et lui accorda trois semaines de congé.
Il ne restait plus qu’une solution : Vincent. À l’idée de taper son ancien associé, celui à qui il avait tout appris, un renvoi acide lui brûla la gorge. Comment en était-il arrivé là ? Mendier auprès de son propre disciple… Il se conforta en se disant qu’il menait une croisade. Il était un guerrier. Un missionnaire. Et les missionnaires sont toujours pauvres. Cette misère constitue même leur signe de supériorité.
À midi, quand il poussa la porte du studio photographique, rue Bonaparte, il avait décidé de se placer, mentalement, au-dessus de toute gêne, de toute honte. Pourtant, malgré ses résolutions, lorsqu’il fallut parler, l’humiliation lui bloqua la gorge. Vincent lui facilita les choses :
— Combien ? demanda-t-il.
Mû par un obscur ressentiment, Marc multiplia par deux la somme qu’il avait prévu de demander :
— Dix mille euros.
Vincent traversa son grand bunker. Il ouvrit la porte noire de son local de développement. Au fond, Marc le savait, il y avait un coffre-fort. Pour le matériel, mais aussi pour le fric que les jeunes mannequins lui donnaient en liquide.
— Cinq mille euros, dit-il en posant une liasse sur la table lumineuse. C’est tout ce que j’ai ici. Je te fais un chèque pour le reste.
Marc acquiesça, le regard rivé sur l’argent. Il aurait dû prononcer une phrase de remerciement, mais les muscles de sa gorge étaient trop tendus. Il réussit tout juste à articuler, en prenant le chèque :
— Je te rembourserai…
— Ça presse pas.
— Merci, lâcha-t-il enfin.
— C’est moi qui te remercie. Si t’avais pas décidé d’arrêter nos conneries de paparazzis, je serais encore dans mon arbre, à guetter les starlettes. Et j’aurais raté ma chance.
— Tant mieux.
Marc tenta de sourire, mais ses traits se crispèrent. Vincent le raccompagna jusqu’au seuil. Un lourd rideau dissimulait la porte — une armature d’acier peint, encadrant une vitre épaisse.
— Finalement, continua-t-il en soulevant le rideau, cette histoire de Diana, tout ce bordel, ç’a été mon salut. Dommage qu’on puisse pas en dire autant pour toi.
Marc reçut ces mots comme un coup de cravache. En réaction, son esprit s’embrasa. Il se vit collecter les confessions de Reverdi, découvrir un secret inouï au fond des jungles d’Asie. Il se vit écrire un document unique retraçant son expérience, gagner des prix prestigieux de journalisme, il se vit…
— Mon heure arrive aussi, dit-il les dents serrées. T’en fais pas.
— Qu’est-ce que tu mijotes ?
— Secret professionnel.
— Un jour, tu deviendras dingue avec tes histoires de tueurs.
Les mâchoires plus fermées encore, Marc murmura :
— C’est une quête. J’ai des raisons profondes de la faire.
— Je les connais, tes raisons. Elles devraient plutôt te faire fuir en courant.
— Tu n’es pas dans ma tête.
Vincent lui pressa le bras, avec affection :
— Personne ne voudrait être dans ta tête.
Quinze heures, FNAC Digitale, boulevard Saint-Germain. Marc redoutait ce genre d’expédition. L’attente, la chaleur, le jargon technologique ; les réponses toujours plus compliquées que les questions ; le choix illimité de produits, alors que le premier ordinateur venu ferait l’affaire…
C’est exactement ce qu’il vous faut, assura le vendeur. Marc considéra le nouveau Macintosh qu’on lui proposait : pur, léger, inconnu. Il s’imagina, perdu parmi les fichiers d’aide, mettant deux heures pour débusquer une fonction qu’il sollicitait d’une chiquenaude sur son ordinateur actuel. Il eut une idée. Pour ne pas perdre de temps, il devait acheter exactement le même modèle que le sien :
— Je voudrais une machine de la génération précédente.
— Vous plaisantez ou quoi ? Ça date au moins de deux ans !
Marc n’en démordit pas. Le vendeur eut une grimace de dégoût :
— On fait plus ce genre d’antiquités. Il faut vous orienter vers le marché d’occasion.
À ces mots, son idée gagna des points. Acheter un ordinateur ayant déjà servi, référencé sous le nom du premier propriétaire. Avec un peu de chance, il contiendrait encore les logiciels qui, eux aussi, seraient enregistrés au nom du précédent utilisateur… Une nouvelle façon de brouiller les pistes.
Il partit d’humeur triomphante, avec l’adresse d’un marchand d’occasions situé plus loin sur le boulevard Saint-Germain. Il savourait le moindre rouage de sa stratégie. C’était un jeu. Mais aussi une menace.
Marc trouva exactement ce qu’il cherchait. Un Macintosh Powerbook, doté d’un modem à l’ancienne et fonctionnant selon un vieux système Mac OS 9.2. Une bonne vieille machine, balisée et familière.
Le type du magasin lui proposa de rédiger une facture à son nom : il refusa. On lui offrit une garantie d’un an. Il refusa : il fallait donner ses coordonnées.
En allumant l’engin, dans le magasin, il s’aperçut que la chance était avec lui : le disque dur abritait déjà des logiciels de traitement de texte et de courrier électronique, ouverts au nom de l’ancien propriétaire. Parfait. Le vendeur lui rappela qu’il était illégal d’utiliser ces programmes. Il lui proposa d’acheter les mêmes, dans des versions neuves.
— Je vais réfléchir, souffla Marc, mais c’était tout vu.
Il paya en liquide puis fila avec son carton sous le bras. Dans la voiture, qui retournait sur la rive droite avec lenteur — il était dix-huit heures, la circulation s’engluait —, Marc fit le compte de ses écrans de protection.
Un ordinateur et des logiciels au nom d’un autre. Une boîte aux lettres électronique ouverte par Élisabeth Bremen. Des lignes téléphoniques appartenant à des cybercafés. Et bientôt à des hôtels asiatiques. Pas un seul élément ne permettait de remonter à Marc Dupeyrat.
Littéralement, il n’existait pas.
Mais de quoi avait-il peur ? Que Reverdi découvrît la supercherie ? Comment pourrait-il mener la moindre enquête en prison ? C’était déjà un miracle qu’il parvienne à envoyer des e-mails de Kanara. Son avocat ? Non : il était certain que ce « Wong-Fat » n’était au courant de rien. Un simple instrument, un satellite dans la galaxie Reverdi.
La vérité, il la connaissait : il prêtait des pouvoirs paranormaux au tueur apnéiste. Des dons de divination. Des aptitudes d’ubiquité. Oui : il le redoutait, comme si l’assassin avait pu sortir de prison, ou se glisser parmi les circuits électroniques…
À dix-huit heures, Marc parvint à se faufiler dans une agence de tourisme, qui s’apprêtait à fermer, rue Blanche. Il prit ses renseignements sur les tarifs des vols qui l’intéressaient et les contraintes administratives à prévoir. Sur les trois pays qu’il visait, seul le Cambodge exigeait un visa — et on pouvait l’obtenir sur place, à l’aéroport. Il se renseigna aussi sur le SRAS : rien à craindre de ce côté-là. La maladie semblait maîtrisée. En tout cas en Asie du Sud-Est. Marc remercia la fille du comptoir et promit de revenir lorsqu’il connaîtrait, exactement, sa date de départ.
Ce soir-là, Marc prépara, virtuellement, son sac de voyage. Il lista ce dont il avait besoin et se dit, par exemple, qu’un petit appareil photographique numérique serait le bienvenu. Au fil des lieux que Reverdi lui indiquerait, il pourrait prendre des clichés et effectuer de véritables repérages. Qui sait ? Peut-être que l’assassin le guiderait sur ses propres scènes de crimes…
À cette idée, il tressaillit encore. Se rendait-il vraiment compte de ce qu’il était en train de faire ? Comment allait-il utiliser ces informations, obtenues d’une manière aussi tordue ? Il n’était même pas sûr de les exploiter. Il travaillait pour lui-même. Son scoop ne serait peut-être jamais connu, mais l’essentiel était ailleurs : il allait plonger dans le cerveau du tueur. Il allait regarder, droit dans les yeux, le Mal.
Et peut-être, enfin, comprendre.
La fatigue lui tomba dessus, à vingt-trois heures, comme un lambris de plâtre. Il se coucha sans dîner, presque à tâtons.
Quelques heures plus tard, il ne dormait toujours pas. Il observait, dans l’obscurité, la tache blanche que formait la carte d’Asie du Sud-Est dépliée près de son lit. Sa bonne humeur, son excitation s’étaient évaporées. Il ne restait plus qu’un noyau d’angoisse dans son torse, toujours plus dur, toujours plus blessant. « Il existe, entre le tropique du Cancer et la ligne de l’Équateur, une autre ligne… » C’était un jeu. Mais surtout une menace.
On l’a sorti de terre tel quel : il était intact.
— Le corps n’était pas décomposé ?
— Intact, je vous dis. On appelle ça « l’incorruption du cadavre ».
Khadidja était plutôt désorientée. Quand Vincent l’avait invitée à ce dîner chez lui, elle avait imaginé une réunion de rédactrices de mode, de stylistes homosexuels, aux babillages bruyants et futiles. En réalité, il n’y avait ici que des reporters et des photographes.
— Incroyable, insistait celui qui parlait. À croire qu’on l’avait enterré la veille. (Il éclata de rire.) Les Italiens crient déjà au miracle !
D’après ce que Khadidja avait compris, ce journaliste venait d’effectuer un reportage sur les miracles en Italie. Par chance, il avait assisté à l’exhumation du pape béatifié Jean XXIII, en vue de sa canonisation. Or, le corps du futur saint, mort dans les années soixante, était parfaitement conservé.
Le reporter était incapable de parler d’autre chose : c’était un type efflanqué, moulé dans un chandail marin. Malgré son visage tailladé de rides, sa mèche bien peignée et son col de chemise blanc lui donnaient l’air d’un écolier très sage.
Un vieil Italien, aux yeux alourdis de poches et à la voix épaisse comme une liqueur, pointa ses baguettes vers l’exalté (c’était une soirée sushis) :
— Toi, t’es resté trop longtemps en Italie.
L’aventurier balaya l’objection d’un geste, prenant l’expression d’un visionnaire incompris.
— C’est à cause des conservateurs.
Tous les regards se tournèrent vers la femme qui venait de parler : une blonde maigrichonne, aux cheveux ternes, dont le long visage rappelait un biscuit à champagne.
— Quels conservateurs ? rétorqua le journaliste. Le pape n’avait pas été embaumé.
— Je parle des agents conservateurs dans la bouffe. On en absorbe tellement que ça finit par nous conserver nous-mêmes… Notre corps ne se décompose plus. C’est prouvé scientifiquement.
Il y eut un silence, puis, d’un coup, tout le monde éclata de rire. La blonde insista, furieuse :
— Je plaisante pas ! Il y a des études là-dessus et…
Sa voix fut couverte par l’arrivée de Vincent, qui apportait une caravelle de bois clair, constellée de sushis. Le pont était tapissé de rouleaux fourrés à l’avocat, le bastingage constitué de tranches de saumon, les voiles figurées par des feuilles d’algues.
— Et si vous arrêtiez un peu de dire des conneries ? Khadidja va penser que vous êtes encore plus à l’ouest que les mecs de la mode !
Quelques regards se posèrent sur elle. Les convives étaient assis sur des coussins, autour d’une longue table basse, au milieu du studio photographique. Vincent avait prévenu : « Pas assez de chaises, soirée japonaise ! »
Comme d’habitude, Khadidja aurait aimé trouver une repartie, fine et amusante, mais elle n’eut aucune idée. Elle esquissa un vague sourire et attendit, en rougissant, qu’on passe à un autre sujet.
Elle s’interrogeait encore : pourquoi Vincent l’avait-il invitée ? La draguait-il ? Non, le plan était différent. Le spécialiste du flou l’avait prise sous son aile — elle participait de son grand projet de « conquête du marché ». Il prétendait qu’il allait la transformer en top-modèle. En tout cas, elle devait admettre que ses photos étaient magnifiques. Étranges et brumeuses.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
Khadidja sursauta :
— Pardon ?
— Le terrorisme tchétchène : qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
Elle avait encore raté un chapitre. Son voisin de table la fixait : un chauve qui portait ses derniers cheveux en couronne. Il ressemblait à un empereur romain.
— Eh bien…
Elle balbutia une réponse, se cramponnant à ses baguettes. Elle s’était armée pour le conflit irakien mais n’avait pas eu le temps de bûcher l’expansion du terrorisme islamiste. Elle se sentait de plus en plus mal à l’aise. Les odeurs d’algues, les relents de poisson cru la prenaient à la gorge. Elle détestait les sushis.
Pourtant, dans ce marasme, elle avait une raison de se réjouir.
Il était là, à l’autre bout de la table.
Marc Dupeyrat. L’amoureux solitaire, qui avait volé sa photo, ici même, un mois auparavant. Il avait l’air plus buté que jamais, planqué derrière sa mèche et son affreuse moustache. Il ne lui avait même pas lancé un coup d’œil. Timidité ? Confusion ?
Depuis la photo dérobée, elle s’était monté tout un film dans le style qu’elle adorait. Elle possédait une collection de vieilles cassettes VHS de ces comédies musicales égyptiennes, léguées par sa grand-mère, qui y avait joué des petits rôles dans les années soixante. Des histoires romantiques, où on se mettait à chanter pour un oui pour un non, où l’amour triomphait toujours, la misère reculait, les hommes étaient beaux, bons et gominés…
Pour un film de ce genre, le polaroïd volé était un excellent début. Khadidja imaginait Marc admirant son portrait, chantant dans son appartement. Ou hésitant devant son téléphone, n’osant pas l’appeler. Ou encore dînant avec Vincent, orientant discrètement la conversation sur elle. Lorsqu’elle était arrivée au dîner, elle avait l’espoir confus qu’il serait là. Mais maintenant, elle était confrontée à un mur.
C’était la fin du repas. Il fallait agir. Elle but deux sakés, coup sur coup, puis se concentra sur son souvenir — l’homme en train de voler son portrait. Elle s’accrocha à cette scène comme à un parachute et se glissa jusqu’à lui, alors que chaque convive tentait de s’extraire de la table basse :
— Marc, je voulais vous dire…
Il se redressa, avec un étrange déclic de la nuque :
— Quoi ?
— J’ai acheté Le Limier. Pour voir ce que c’était.
— Vous avez du temps à perdre.
Toujours ce ton sarcastique. Il lui parut tout à coup très raide, très con. Mais il était trop tard pour reculer :
— Au contraire. J’ai trouvé ça… intéressant. D’un point de vue sociologique.
Il hocha la tête, sans conviction. À l’évidence, cette conversation lui déplaisait. La scène était ridicule : elle était à quatre pattes, et lui toujours assis par terre.
— J’aurais aimé vous en parler. Vous savez, à part les photos, je prépare une thèse de philosophie. Je travaille sur l’inceste. Vous avez dû enquêter sur…
— Désolé. Je ne bosse pas au Limier en ce moment. Si vous voulez, je vous donnerai les coordonnées d’un collègue.
Khadidja sentait la colère frémir sous sa peau. Elle s’assit en tailleur et le regarda franchement :
— Vous travaillez pour un autre journal ?
— C’est un interrogatoire ou quoi ?
— Excusez-moi.
Il finit par sourire :
— Non. C’est moi qui m’excuse. Je ne sais pas me tenir. (Il balaya sa mèche.) Je dois partir en voyage.
— Une enquête ?
— Une sorte d’enquête. Un projet personnel.
— Un livre ?
— Trop tôt pour le dire.
Plus il parlait, moins il en disait. Khadidja éprouvait maintenant une joie perverse à fouiller son secret.
— Vous partez pour longtemps ?
— Je ne sais pas.
— Où ?
— Vous êtes vraiment curieuse. Je suis désolé, mais c’est vraiment… personnel.
Elle eut envie de le gifler mais elle murmura :
— Peut-être qu’avant votre départ, on aura le temps de se revoir.
Il se leva d’un bond, avec une souplesse étrange, féline.
— Cela aurait été avec plaisir. Mais ça sera trop court.
Il contourna la table et se perdit dans la fumée et le brouhaha — sans un regard, sans un adieu. Khadidja se leva à son tour. Elle était pétrifiée. Le vide qui l’emplissait pesait des tonnes, l’ankylosait jusqu’au bout des doigts.
Pourquoi cette attitude ? Avait-elle rêvé lorsqu’elle l’avait vu dérober la photo ? L’avait-il prise pour une autre raison ? Un fétichiste ? Un maniaque ? Ou bien avait-il senti ses problèmes à elle : la brûlure indienne ?
À cette pensée, sa solitude l’entoura comme un cercle de flammes. Au fond du crépitement, une voix criait :
« J’ai du sable dans le cerveau ! C’est ta faute ! »
Quelle emmerdeuse !
Il descendait à pas rapides la rue des Saints-Pères. Bon sang : que lui voulait cette fille ? Elle l’avait littéralement harcelé. Et ces questions sur son voyage ! À croire qu’elle était au courant du projet…
Marc avait décidé de rentrer à pied jusque chez lui, pour se dénouer les nerfs. Mais quand il parvint sur la place du Louvre, il tremblait toujours de la même fureur. Il traversa l’esplanade, sans quitter des yeux le bitume. Pas un regard pour la pyramide étincelante. Pas un cil pour les galeries, qui dessinaient de longues séries d’arcs bleutés.
La présence de Khadidja l’avait tout de suite mis mal à l’aise. Il avait passé un dîner atroce, sentant la femme qui l’observait, le sondait. En conclusion, il avait fallu qu’elle vienne lui parler. Et voilà maintenant qu’elle se révélait être une intellectuelle ! Rien à voir avec l’apprentie mannequin standard, sans couleur ni relief. Il ne comprenait pas l’attitude de cette fille. Dans un autre espace-temps, il aurait pu croire qu’elle lui courait après.
Place du Palais-Royal, il se calma un peu en apercevant l’édifice de la Comédie-Française, brillant dans les ténèbres. Deux heures du matin. Un vent tiède soufflait sur la nuit parisienne, comme pour en balayer les derniers gaz d’échappement et obtenir l’image la plus pure, la plus parfaite. Fontaines éclairées ; cercles de pierres ; longues galeries aux colonnes grises. Un véritable décor du XVIIe siècle, comme jailli d’une pièce de Molière. On s’attendait presque, sous les lanterneaux, à voir apparaître le Commandeur à la poursuite de Dom Juan.
Marc s’assit sur le rebord d’une des fontaines et sentit la fraîcheur de l’eau monter vers lui, l’enlacer comme dans une féerie. Il ferma les yeux, puis les rouvrit, plusieurs fois de suite. Chaque fois, les lumières des arcades se précisaient un peu plus dans sa conscience, s’enfonçaient en lui. Telles des aiguilles d’acupuncture, qui auraient touché ses méridiens de citadin.
Avec le calme, la lucidité revint. Il plongea ses doigts dans l’eau glacée puis se passa la main sur le visage, avant d’admettre la vérité.
Sa colère, il l’éprouvait contre lui-même.
Pourquoi se mentir ? Il était séduit par Khadidja. Comme n’importe quel homme face à une telle beauté. Mais alors qu’un autre aurait tenté sa chance, lui, il avait volé sa photographie pour l’envoyer à un tueur en série. Voilà le genre de mec qu’il était…
Il n’aimait pas l’amour : il aimait la mort.
L’image de Sophie balaya aussitôt ces réflexions. Il était maudit, il le savait. Et malheur à celui ou celle qui l’approcherait de trop près. Il en avait déjà eu la preuve. Deux fois. Voilà pourquoi il devait se tenir à distance de l’amour. Et même de l’amitié. Marc Dupeyrat, quarante-quatre ans, sans épouse ni enfant. Un simple chasseur de crimes, incapable de partager son existence avec qui que ce soit.
Il se remit en marche. La colère avait cédé la place au désespoir. L’avenue de l’Opéra n’arrangeait rien. Longue, large, vide, plus vide encore avec ses boutiques à touristes aux vitrines mortes, qui semblaient appartenir à une autre planète.
Lorsqu’il approcha du Palais-Garnier, il contourna, de loin, ses lumières tapageuses et plongea dans la rue de la Chaussée-d’Antin, totalement noire, où quelques prostituées erraient, solitaires, comme si elles s’étaient trompées de vie. Enfin, il parvint au pied de la colline du 9e arrondissement, qui s’élevait au-dessus de l’église de la Trinité.
Sous son crâne, une énorme idée noire faisait son chemin…
Un quart d’heure plus tard, il pénétrait dans son atelier. Il hésita à allumer. Il apercevait les cartes d’Asie du Sud-Est, punaisées au mur, son sac, qu’il avait abandonné en cours de préparation. Et surtout, son ordinateur, dont le couvercle ouvert brillait dans la pénombre.
Ce fut l’instant de vérité.
Il n’était pas en colère contre Khadidja.
Ni contre lui-même ou sa stratégie hasardeuse.
Il était simplement irrité, infecté, anéanti par l’échec.
Jacques Reverdi ne lui avait pas envoyé d’e-mail.
Depuis plus d’une semaine, il attendait — et avait maintenant perdu tout espoir. Chaque jour, il avait consulté sa boîte aux lettres dans les cybercafés du quartier : aucun message. Reverdi avait abandonné Élisabeth. Il avait renoncé à leur projet commun.
Il s’entendit, une heure plus tôt, prévenir Khadidja : « Je dois partir en voyage. » C’était faux. Personne ne l’avait appelé. Il avait imaginé mille fois son départ, mais on ne lui avait pas écrit. Pas le moindre signe. Un enfant oublié, avec sa valise, sur le quai d’une gare.
Toujours debout, au seuil de l’atelier, il ressentit un flux électrique le long de ses nerfs. Une envie irrépressible de consulter la boîte aux lettres d’Élisabeth. Peut-être que ce soir…
C’était absurde : il avait déjà vérifié sur le chemin du studio de Vincent, à vingt heures, dans un cybercafé situé boulevard Saint-Germain. Et rien ne pouvait s’être passé depuis sa dernière consultation : la nuit s’achevait à peine à Kanara. Pourtant, la fébrilité ne le lâchait plus, une véritable démangeaison dans les membres.
Mais où aller à cette heure ? Il était trois heures du matin. Son regard tomba de nouveau sur son ordinateur. Il s’était juré de ne jamais utiliser ni son Mac, ni sa ligne téléphonique. Aucun lien direct ne devait se nouer, même une seule fois, entre Marc Dupeyrat et Jacques Reverdi.
Mais cette nuit, la tentation était trop forte.
Il opta pour une demi-mesure : utiliser sa ligne de téléphone mais avec son nouvel ordinateur portable — celui d’Élisabeth.
La machine ne mit qu’une minute à présenter son logo de bienvenue.
Marc sollicita le logiciel de courrier électronique et donna le mot de passe d’Élisabeth. Tout à coup, il se raisonna. Il prenait un risque inutile. Tout cela par simple nervosité. Il saisit sa souris pour stopper l’opération avant la connexion quand il reçut une pierre dans le thorax. Il n’avait plus de souffle.
Il avait reçu un e-mail.
Un expéditeur inconnu du nom de « sng@wanadoo.com ». Code limpide : « sng » pour « sang ». « Sang » pour « Reverdi ».
La main tremblante, il ouvrit le message. Sa tête prit feu quand il lut :
« Maintenant. Kuala Lumpur. »