LE RETOUR

67

Lorsqu’il ouvrit les yeux, l’avion traversait les nuages de Paris.

Marc songea à des vieilles guenilles poisseuses. La saleté, l’odeur de la ville étaient restées au fond de ses yeux, de ses narines — et même à l’intérieur de l’avion, dans sa classe « business », il lui semblait les retrouver. Il regarda par le hublot : les lumières de l’Île-de-France, minuscules, vacillaient dans le trouble de l’aube. En ce matin du jeudi 5 juin, Marc était incapable de la moindre pensée.

Il n’avait dormi que quelques heures, se tournant et se retournant sur son siège. Le voyage s’était déroulé sous tension. Membres raides, mains brûlantes. Dès le décollage son exaltation du salon VIP s’était muée en angoisse et rien n’avait pu l’en sortir : ni les brochettes au satay, ni les hôtesses ravissantes, ni le choix de films sur son écran : Marc avait tout perçu à travers sa crise. Son vol s’était transformé en une maladie de quatorze heures.

— Attachez votre ceinture, s’il vous plaît.

Marc s’exécuta. À mesure qu’il se réveillait, ses idées reprenaient leur place. Il aperçut le plateau de son petit déjeuner, posé sur la tablette à ses côtés. Dévorant œufs brouillés et croissants, il songea à son aventure, ses découvertes, son livre. Il avait réussi. Il possédait l’esprit d’un tueur. Il se tenait au sein de sa folie, tel l’archéologue pénétrant dans la chambre funéraire d’une reine. Et maintenant, il était loin. À douze mille kilomètres du tueur. À l’abri dans sa ville. Maître de son butin. Il allait pouvoir continuer son voyage, par l’imaginaire. Porté par la fiction, il allait approfondir son étude, exploiter le moindre signe, la moindre cohérence de l’univers du meurtrier.

Quand l’avion toucha le sol, son pressentiment se noua en certitude. Il était parvenu au bout de l’angoisse : la lumière l’attendait, la vérité allait coïncider avec la célébrité, la richesse et, enfin, la paix.

À six heures du matin, l’aéroport de Roissy ressemble aux tableaux métaphysiques de Giorgio De Chirico. Immense rotonde déserte, où l’existence paraît perdre tout repère, toute légitimité. Un grand vide en forme de coquillage, où la vacuité de l’être résonne sans fin.

Sur le tapis roulant, son sac fut un des premiers à apparaître — privilège des « premières » et des « business ». Il l’attrapa et bondit dans le jour incertain. À bord du taxi, l’effet de guenilles se renforça. La lumière morne semblait poisser les vitres. Le long de l’autoroute, des plaines s’étendaient, terrains vagues oubliés, champs de bataille vidés de leurs cadavres. Il avait souvent éprouvé cette sensation de fin du monde, après un long voyage, à l’aube. Le pressentiment qu’il s’était passé quelque chose durant son absence. Une guerre atomique, un tremblement de terre… Seules, les affiches de publicité restaient debout, ultimes convulsions d’un monde en déroute.

Marc les regardait sans les voir. C’étaient des panneaux gigantesques, tirés par des câbles, qui se déployaient dans le vent matinal comme les voiles d’un vaisseau.

Soudain, il hurla au chauffeur :

— Arrêtez-vous !

L’homme fit un bond :

— Quoi ?

— Arrêtez-vous !

— Vous êtes malade ? Vous… vous voulez vomir ?

— STOP !

De mauvaise grâce, l’homme ralentit et s’engagea sur la bande d’arrêt d’urgence.

— Reculez.

— Ça va pas non ?

Marc maugréa en ouvrant sa portière :

— Putain de Dieu…

Il sauta sur le bitume, tenant toujours son ordinateur. Il y avait plus de trois cents mètres à parcourir pour remonter jusqu’à l’affiche qu’il venait d’apercevoir. Il la dépassa et courut encore, pour prendre un recul supplémentaire.

Enfin, haletant, il se retourna.

Khadidja était là, sur quatre mètres de hauteur, scrutant l’horizon de ses yeux noirs.

Marc ne retrouvait pas son souffle, le cœur dans la gorge. Il cherchait au fond de son crâne une explication. C’était pourtant simple à imaginer : Vincent avait fait du beau travail. Durant son absence, il avait décroché un contrat d’importance à l’apprentie mannequin.

En quelques semaines, Khadidja était devenue une star.

Un visage qui devait se multiplier dans toutes les rues de Paris.

Et elle le méritait. Cette constatation absurde lui traversa l’esprit. Elle était sublime. Tournée de trois quarts, elle lançait son regard sombre, véhément, sur le monde. Au fond de ces pupilles de jais, il y avait aussi une douceur, un frémissement liquide qui rappelait les reflets d’une laque. Une tendresse inaccessible, protégée par les pommettes hautes. Cette impression de forteresse, de protection minérale, était renforcée encore par les boucles noires qui, idée du styliste ou du photographe, étaient fixées par du gel et plaquées sur les tempes, comme des tatouages d’encre de Chine.

L’image était sépia, tirant vers l’or. Une teinte arabisante, proche du henné, qui coïncidait avec le visage émacié de Khadidja et son costume — une veste blanche cintrée, à col mao, aux arabesques brodées, rappelant les motifs cachemire.

Elle ressemblait à la fois à une muse des années hippies et à une bégum qui aurait fui le palais de son nabab en lui volant son costume. En bas de l’affiche, des lettres ornées indiquaient le nom du parfum, Élégie, aux côtés d’un flacon dont la forme évoquait la lampe d’Aladin.

Marc tomba à genoux.

Elle était sublime — et lui, il était un ver de terre.

Dans un spasme, il vomit son petit déjeuner : œufs brouillés, croissants, jus d’orange. Il ne mesurait pas encore les conséquences de la catastrophe. Mais il devinait qu’il était embarqué dans une machine infernale, possédant sa propre cadence, ses propres rouages.

Vacillant, trébuchant, s’essuyant les lèvres avec sa manche, Marc rejoignit le taxi. Quand il s’effondra sur son siège, l’homme s’exclama, en lui tendant des Kleenex :

— Vous êtes spécial, vous…

— Roulez.

— Pas de problème ! On est là pour ça.

Marc n’entendait plus rien, le cerveau dans du coton. Son œsophage le brûlait et son cœur creusait des trous d’air dans sa poitrine.

— Vous avez un portable ?

Le chauffeur ricana :

— De mieux en mieux. Qu’est-ce que vous croyez ? Vous avez pas loué une limousine, mon vieux, et…

Marc balança une poignée d’euros sur le siège passager :

— Filez-moi votre portable !

Le chauffeur jeta un bref coup d’œil aux billets :

— D’accord. Pas la peine de s’énerver.

Il fouilla sous sa veste et tendit de sa main gauche son téléphone. Marc composa le numéro de Vincent — le poste fixe, à côté de son lit. Au bout de huit sonneries, le colosse décrocha :

— Ouais ?

— C’est moi. Marc.

— Marc ? D’où t’appelles ? À Paris, il est super tôt, là, je…

— Je suis à Paris.

Froissements de draps, voix engluée : l’ours sortait du sommeil.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Je viens d’atterrir. Je t’appelle pour les affiches.

— Les affiches ?

— La campagne de Khadidja.

La voix se fit plus claire :

— T’as vu ça ? C’est dingue, non ? (Il se rengorgeait d’orgueil.) Pour un premier coup, c’est un coup de maître, comme on dit. Je t’avais prévenu… Cette petite, c’est la nouvelle Laetitia Casta. Si tu voyais le chiffre sur le contrat !

— Ce que je veux savoir, c’est l’étendue de la campagne : nationale ou internationale ?

Il y eut un silence.

— Pourquoi ? demanda enfin Vincent.

— Réponds-moi.

Le géant soupira avec lassitude :

— Ton voyage t’a pas arrangé. Nationale. Ils font un gros lancement en France. Après ça, ils verront. C’est un consortium de parfumeurs. Ils mettent le paquet et… (Il s’arrêta.) Je comprends pas : qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu viens d’arriver à Paris et tu…

— Côté journaux : qu’est-ce qui est prévu ?

Vincent souffla une nouvelle fois :

— Les parutions classiques. Féminins, hebdos… Vraiment, tes questions, c’est…

— L’annonce paraîtra dans les versions internationales de ces canards ?

— Non. Le contrat est strict là-dessus. Uniquement le territoire français et francophone.

— Sûr ?

— C’est moi qui ai rédigé les contrats. (Il éclata de rire.) Agent, mon p’tit père : qu’est-ce que tu dis de ça ? Je suis un nouvel homme. En pleine mutation. Et toi, ton voyage ?

Marc raccrocha sans répondre. Ils venaient de parvenir à la porte de Bagnolet. Au-dessus du boulevard périphérique, trois panneaux exhibaient encore la silhouette de Khadidja.

Avec son col Mao, elle faisait un splendide ange de la mort.

68

— Je ne vous comprends pas.

L’éditeur de Marc était une éditrice.

Renata Santi. Cela sonnait comme un pseudonyme — et c’était, en effet, un pseudonyme. Renata avait inventé ce nom lorsqu’elle débutait. Elle avait alors fondé les publications Santi puis s’était mariée et avait créé une nouvelle société, sous le nom de son mari : Casai. Plus tard, après avoir divorcé et vendu ses parts des deux entreprises, elle aurait pu, enfin, prendre son nom de jeune fille. Mais plus personne n’aurait su qui elle était. Elle avait donc conservé son nom de guerre et initié une troisième maison, Lorenzo, comme s’appelait son fils.

Il y avait de quoi s’y perdre, et Marc n’était pas certain d’avoir tout compris. Il avait travaillé avec Renata sur plusieurs témoignages à réécrire en urgence pour coïncider avec l’actualité.

— Je ne vous comprends pas, répéta-t-elle. Votre synopsis était passionnant. Pourquoi renoncer ?

Marc ne répondit pas. Ils étaient dans le bureau de Renata, au premier étage d’un immeuble du 6e arrondissement, aux fenêtres en arc de cercle.

— Si vous craignez l’ampleur du boulot, continua-t-elle, je peux vous faire aider. Nous avons des spécialistes. Mais je sais que vous travaillez vite, et bien.

Marc sourit au compliment. Il avait attendu le mardi suivant, le 10 juin, après un lundi férié, pour prévenir Renata de sa décision. Entre-temps, ses pires prévisions s’étaient confirmées : le visage de Khadidja s’exhibait sur tous les murs de Paris. Il ne pouvait rien faire contre cette campagne. Sinon se terrer dans un coin d’ombre, en espérant que Reverdi ne tombe pas dessus, à travers un magazine français, par exemple.

— Pour notre maison, c’est l’occasion que j’attends depuis longtemps. Frapper un grand coup sur le terrain de la fiction. Nous pourrions même être prêts pour septembre et prendre à contre-pied la rentrée littéraire.

Marc observait la femme. Un vrai phénomène. Proche de la soixantaine, elle conservait des cheveux très noirs, sans doute teints, longs et bouclés, qui ensevelissaient un visage poudré blanc. Large d’épaules, elle ressemblait à un chanteur de hard rock, d’autant plus qu’elle s’habillait toujours en noir. En détaillant ces plis sombres, on surprenait l’étrange coquetterie de ces vêtements accumulés : un gilet souple, une chasuble de marin, un tee-shirt Petit Bateau, un pantalon corsaire qui s’arrêtait au-dessus de ses mollets de cycliste, eux-mêmes gainés dans des collants satinés.

— Si c’est une question d’argent…

— L’argent n’a rien à voir avec ça.

Elle se cambra sur son siège en une position souveraine. Ses lèvres charnues, brun sombre, lui conféraient un air boudeur.

— Alors quoi ?

— Le projet ne m’intéresse plus, c’est tout.

— Dommage. Vraiment dommage.

Machinalement, elle feuilleta le synopsis que Marc lui avait envoyé de l’aéroport de Bangkok. Pourquoi s’était-il donc précipité ce jour-là ?

— C’est un succès assuré. Sans compter votre personnalité…

— Quoi, ma personnalité ?

— Vous savez bien…

— Non. Je ne sais pas.

— Vous avez un passé… sulfureux. Ancien paparazzi. Traqueur de scandales. Et maintenant spécialiste des faits divers. Tout cela aurait donné une crédibilité supplémentaire à votre livre.

— Ce n’est pas un document.

Elle sourit — sa lèvre supérieure s’avançait sur l’inférieure.

— Bien sûr. Mais on voit bien de quel côté vous avez péché votre inspiration.

Le sang de Marc se figea :

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ce tueur apnéiste, là, qui a été arrêté en Malaisie : vous vous êtes inspiré de Jacques Reverdi, non ?

Cette seule évocation lui retourna le ventre. Comment avait-il pu imaginer qu’on ne ferait pas le rapprochement ?

— Si c’est lui qui vous fait peur, continua-t-elle, Reverdi ne sera bientôt plus qu’un souvenir.

La grosse femme fit glisser un journal dans sa direction :

— L’édition du Monde d’aujourd’hui. Reverdi n’a plus aucune chance d’échapper à la peine capitale. Son avocat s’est suicidé.

Il faillit tomber de sa chaise. Le titre occupait la colonne de gauche du journal, sur la première page. Il lut seulement les quelques lignes qui introduisaient l’article. Jimmy Wong-Fat s’était pendu dans la remise de son père, aux Cameron Highlands, durant le week-end.

Il ne savait pas comment interpréter la nouvelle. Seuls des éclats de souvenirs jaillissaient. Les papillons. Les serres. Le visage de Wong-Fat père, criblé d’insectes, hurlant : « Je veux qu’il meure ! »

Un parfum capiteux de musc l’enveloppa. Renata se penchait sur lui.

— Avec un peu de chance, souffla-t-elle de sa voix grave, on pourrait publier au moment de l’exécution…

Marc se recula, s’extirpant de l’instant de glace. Il devinait, d’instinct, pourquoi l’avocat avait mis fin à ses jours. Reverdi s’était acharné sur lui et avait sans doute renoncé à ses services. Le fils à papa pervers, qui espérait une « initiation », n’avait eu droit qu’à sa colère. Et cette colère n’avait qu’une motivation : l’absence de nouvelles d’Élisabeth.

Sa trahison.

Il en était certain : Reverdi était responsable de ce suicide. Il était capable de tuer à distance. À travers les murs de sa prison. Sa puissance parviendrait-elle à l’atteindre, lui ?

Il repoussa le journal vers son interlocutrice :

— Je suis désolé, Renata. Je n’écrirai pas ce livre.

69

Une semaine plus tard, il avait changé d’avis. Renata l’avait appelé près de dix fois. Elle avait monté sa proposition financière jusqu’à cinquante mille euros. Un chiffre extraordinaire : pour ses autres livres, Marc n’avait jamais touché plus de dix mille euros. Une telle somme donnait la mesure des espoirs de l’éditrice.

Mais l’argent n’avait rien à voir avec sa décision.

Durant ces quelques jours, il s’était de nouveau plongé dans l’actualité de Reverdi, qui ressuscitait depuis le suicide de Wong-Fat. Il avait lu tous les articles. Il avait contacté les correspondants et les journalistes qu’il connaissait à Kuala Lumpur — sans dire un mot de son propre passage en Malaisie.

Il avait même constitué un « sous-dossier » consacré à Jimmy et obtenu les détails de son acte décisif. L’avocat était retourné chez son père, dans les hauteurs des Cameron Highlands, le dimanche 8 juin. Il s’était pendu dans le local des stocks — Marc pouvait imaginer le réduit rempli de papillons, de scarabées, de scorpions. Un lieu de cauchemar pour une mort sordide. Il n’avait pas laissé un mot — et nul n’avait pu retrouver le dossier qu’il avait préparé pour la défense de Jacques Reverdi.

Au fil de ces lignes, Marc avait aussi appris que le chef de la sécurité de Kanara, un dénommé Raman, avait été assassiné quelques jours plus tôt. Selon les journalistes malais, de forts soupçons pesaient sur Reverdi mais aucune preuve n’avait pu être apportée. Un autre geste de colère ? Non : à ce moment, Jacques n’avait aucune raison de se douter de la trahison d’Élisabeth. En revanche, Marc se souvenait que, le 3 juin, il avait prévenu Élisabeth qu’il allait y avoir du « grabuge » dans la prison. Il savait donc que le meurtre de Raman serait commis. Parce qu’il en était l’auteur ?

Mais l’information capitale était ailleurs. Jacques Reverdi ne marchait pas vers la mort : il y courait. Il avait refusé de prendre un nouvel avocat et, selon les journalistes du News Straits Times et du Star, il avait sombré dans un mutisme complet, que personne n’expliquait. Il ne fréquentait plus que les personnalités religieuses de la prison — imams et prêcheurs musulmans. Dans le même temps, l’enquête préliminaire s’achevait. Sur sa complète culpabilité.

Marc n’avait donc plus rien à craindre du monstre. Aucun risque non plus qu’il découvre, d’une manière ou d’une autre, la supercherie du visage. Plongé dans son silence, entouré de rigoristes de l’islam, Reverdi était désormais, et pour toujours, coupé du monde extérieur.

Dès lors, il décida d’aller au bout de son projet.

Et se mit au travail, tout l’été.

D’abord, dans son atelier.

Puis dans une maison du sud de la France, prêtée par Renata.

Ses notes, précises, brûlantes, lui permirent d’avancer à grande vitesse. Plus de vingt pages par jour. Marc écrivait dans une transe perpétuelle. Parfois, il s’arrêtait et relisait : il s’effrayait lui-même. Au fil des chapitres il s’identifiait au tueur. Il s’attardait sur les détails violents et sadiques des crimes. Le ton utilisé atteignait la vérité d’un journal intime. Dans ces moments-là, il se souvenait de Patang, de sa crise, de sa quête de prostituées à travers les rues…

Pourtant, malgré cette identification, Marc éprouvait une déception. Il n’avait pas saisi l’essentiel — l’essence même de la pulsion criminelle. Sa jouissance. Il avait franchi, d’une certaine façon, la Ligne noire. Mais en dépit de cette réussite, il demeurait étranger à ce désir de destruction, cette soif de souffrance. Il s’était simplement rapproché de l’horreur, sans la comprendre, ni l’éprouver. Il ne goûtait toujours pas le plaisir du mal, l’érection du sang.

N’aurait-il pas dû s’en réjouir ?

Il en ressentait une étrange amertume, au contraire. Il n’avait pas achevé sa mission. Il n’avait pas été aussi loin qu’il aurait dû, au nom de Sophie.

À la fin juillet, il avait en main une première version.

Durant deux mois, il avait été totalement indifférent à la réalité. Ni la chaleur qui écrasait l’Europe, ni la disparition de Marie Trintignant, morte sous les coups de son amant, ne lui avaient tiré la moindre attention.

Marc évoluait désormais dans un autre monde.

Il écrivait « Sang noir » — l’histoire d’un tueur apnéiste.

Il avait conservé, dans ses grandes lignes, l’intrigue du synopsis.

L’aventure d’un journaliste solitaire, qui remonte la piste d’un tueur en série à travers l’Asie. Il s’était démarqué de l’histoire officielle de Jacques Reverdi mais en avait conservé deux éléments clés, qui tendaient un pont direct avec le tueur réel : tout se passait en Asie du Sud-Est et son meurtrier était un professeur de plongée, ancien apnéiste.

Il avait respecté les étapes de sa propre enquête. Le Chemin de Vie. Les Jalons d’Éternité. La Chambre de Pureté. Le Sang Noir. Pour les décors, les sensations, Marc n’avait eu qu’à recopier son carnet de bord — des notes dictées par les pays eux-mêmes. Il avait seulement changé les noms et les lieux.

À titre de touche personnelle, il avait resserré le suspense en inventant un contrepoint dramatique. Parallèlement à l’investigation du héros, le tueur maintenait prisonnière une jeune touriste, qu’il s’apprêtait à sacrifier. Le livre alternait les deux points de vue, les deux histoires, jusqu’à ce qu’elles se rejoignent au moment de l’affrontement final.

La seule vraie faiblesse du livre était l’événement que Marc avait dû inventer de toutes pièces : le traumatisme du tueur. Il ignorait pourquoi Jacques Reverdi était devenu ce prédateur sans pitié, assoiffé de sang noir. Tout comme il ignorait ce que signifiait la petite phrase : « CACHE-TOI VITE, PAPA ARRIVE ! » Ou pourquoi les feuilles de bambou déclenchaient sa pulsion meurtrière.

Encore une fois, il était parti des miettes du réel. Il avait imaginé que le meurtrier, adolescent, avait découvert le corps de sa mère saignée à blanc — ce qui était le cas pour Jacques. Mais il avait ajouté, dans son livre, qu’elle n’était pas tout à fait morte.

Le futur tueur était confronté à une moribonde, qui lui révélait l’identité de son père, un être atroce, tout en lui caressant le visage de ses mains ensanglantées. Des mains noirâtres, légères, dont le contact avait provoqué le double traumatisme du sang noir et du frôlement des feuilles.

Lorsqu’il relut son premier jet, Marc fut satisfait. Ce n’était pas de la grande littérature mais dans ses transes, notamment dans les passages de violence, il s’était surpassé. Finissait-il par écrire comme Reverdi ? Ou comme Élisabeth, rendue visionnaire par son maître ?

Il travailla encore. Il traversa la canicule sans la sentir. Il entendit vaguement parler des milliers de morts, victimes de la chaleur. Il vit, dans les journaux, les images des cadavres placés dans les entrepôts frigorifiques de Rungis. Il n’éprouvait qu’indifférence. Sa tête était entièrement prisonnière de son roman. Il écrivait, transpirait, maigrissait, et s’incarnait, totalement, dans ses pages.

Au début du mois de septembre, il avait achevé l’œuvre. Un pavé de quatre cents pages, qu’il décida de porter en personne à Renata Santi. Il se sentait léger — au sens figuré comme au sens propre : il avait perdu sept kilos. Et, malgré son teint hâlé, il était complètement affaibli, exsangue.

La fournaise avait légèrement reculé mais elle demeurait présente dans la ville, au fond de la pollution, comme la lente respiration d’un animal brûlant.

Lorsque le taxi quitta les rues étroites du quartier de la place Saint-Georges et atteignit le boulevard Haussmann, le visage de Khadidja l’accueillit encore sur les murs de la ville.

C’était la campagne la plus longue de l’histoire de la publicité.

70

C’est magnifique.

Renata Santi n’avait mis que deux jours à lire le manuscrit. Elle redressa la tête, secoua ses longues boucles, en un geste théâtral — elle ressemblait à un Louis XIV de parodie.

— Ce tueur et sa quête du sang noir, vraiment… D’où sortez-vous des idées pareilles ?

Marc eut un mouvement d’épaules, modeste.

— Votre imaginaire… est glaçant. Sans flagornerie, c’est un des meilleurs thrillers que j’aie jamais lus. On tient un best-seller, mon petit, faites-moi confiance. Quand je pense aux pauvres récits sur lesquels nous avons travaillé ensemble… Mais nous allons rattraper le temps perdu !

Marc était maussade. Malgré ces compliments, il éprouvait une obscure tristesse d’avoir achevé le livre. Renata continuait :

— Nous devons aller très vite. Frapper un grand coup. Il n’y a pas grand-chose à corriger. On pourrait le publier en octobre. Qu’en pensez-vous ?

Marc ne répondit pas : le trac lui serrait l’estomac.

— Cette année, la rentrée littéraire est plate comme un trottoir. On va créer l’événement ! (Elle fit un grand geste du bras, comme si elle déployait un horizon éblouissant.) D’abord, campagne de publicité. Affiches. Teasings à la radio. Vous savez ce que c’est, non ?

Marc acquiesça. Renata parlait d’une voix de gorge, comme à court de souffle :

— J’ai déjà quelque chose en tête… Sur la couleur du sang. Je vous promets un truc bien effrayant !

Il demeurait muet. Elle ajouta, sur un ton de confidence :

— Avec un peu de chance, nous pourrions même tomber juste.

— Juste quoi ?

— Eh bien, vous savez… Le procès Reverdi.

Marc se raidit :

— Je croyais qu’on s’était entendus, vous et moi. Il n’est pas question de faire le moindre lien avec cette affaire, pigé ?

Renata leva ses deux paumes :

— Aucun problème. Mais les journalistes y penseront. Ce sera la première question qu’ils vous poseront.

— Alors, je ne ferai pas d’interviews.

— Je ne saisis pas vos craintes, ni vos scrupules. D’abord le fauve est en cage. Et surtout, votre roman est une vraie fiction. On peut penser à Reverdi, c’est vrai, au début. Mais ce que vous développez ensuite est tellement… spécifique. Chacun reconnaîtra la puissance de votre imagination.

Marc avait la gorge sèche. Aurait-il le courage de mentir jusqu’au bout ? Le cran de défendre le livre d’un autre ?

— Maintenant, reprit Renata, au boulot. (Elle frappa le manuscrit du plat de la main.) J’ai placé des Post-it là où vous devez retravailler. Trois fois rien. Pendant ce temps, on avance sur la couverture. Dans quinze jours, on sera à l’imprimerie !

Marc était paralysé sur son siège. L’évocation de Reverdi avait creusé un grand vide au fond de son ventre. Un souvenir lointain lui revint à l’esprit. Lorsqu’il cassait la baraque avec Vincent : ils étaient riches, fiers, débordants de vitalité — et cinglés. Ils avaient décidé une nuit de rejoindre un groupe qui pratiquait le saut à l’élastique au-dessus du pont de Chatou.

Cette nuit-là, il n’avait pas voulu se dégonfler. Harnaché de sangles et de boucles, il avait grimpé sur le parapet, face au vide. Avant même de sauter, il s’était senti mourir. Les flots noirs à plus de quarante mètres sous ses pieds lui tendaient le miroir de sa propre mort. Et en même temps l’attiraient, l’emplissaient déjà.

Il éprouvait maintenant la même sensation.

Sauf qu’aujourd’hui, il ne portait ni sangles, ni harnais, ni aucun élastique aux pieds.

71

— Salut, Élisabeth !

Marc se retourna, abasourdi. L’utilisation du prénom avait été comme un coup de matraque sur sa nuque. Il traversait la place Saint-Georges et une main venait de lui toucher l’épaule. Il dut se concentrer pour reconnaître l’homme qui se tenait devant lui, à travers les étincelles qui dansaient sous ses paupières.

Alain.

L’agent des postes.

— Comment qu’elle va ? demanda-t-il en éclatant de rire.

Marc avait oublié ce personnage, qui tenait jadis son destin entre ses mains. Tout cela lui semblait dater d’un siècle. Debout sur le trottoir, Alain paraissait plus petit encore qu’assis derrière son comptoir. Teint mat et queue-de-cheval : un Peau-Rouge miniature.

Marc balaya sa mèche, d’un geste réflexe, et chercha une réplique : il ne trouvait rien. Il ne savait même pas si le postier parlait d’une Élisabeth réelle ou s’il avait compris depuis longtemps qu’elle n’existait pas.

Il finit par balbutier :

— Heu… tout va bien, maintenant.

Alain le gratifia d’un clin d’œil :

— Il faut qu’elle vienne chercher ses lettres.

— Elle a reçu des lettres ?

Le Vietnamien éclata de nouveau de rire :

— Vingt-huit !

Trente minutes plus tard, Marc sortait du bureau de poste, les bras chargés d’enveloppes. Alain avait bien voulu les lui remettre, bien que le contrat de réexpédition soit expiré depuis longtemps.

Il s’arrêta pour lire les enveloppes. Elles portaient toutes le même en-tête, un symbole écrit en arabe. À l’évidence, après la mort de Jimmy, Reverdi avait utilisé une association musulmane pour expédier son courrier en toute discrétion. Il comprenait mieux les articles selon lesquels Jacques s’entourait d’islamistes.

Marc regarda les dates d’affranchissement. Pendant près de trois mois, le tueur amoureux avait écrit une lettre tous les trois jours. Elles étaient classées par ordre chronologique. Il ne résista pas à la tentation d’en ouvrir quelques-unes, là, sur le trottoir. Il commença par la première, datée du 12 juin :

Mon amour,

Je n’ai reçu aucun e-mail de toi depuis dix jours. J’ai d’abord été inquiet. J’ai eu peur qu’il ne soit survenu un accident sur la dernière île. Mais non : j’en aurais entendu parler. Il s’agit sans doute d’une panne technique. Pour une raison ou une autre, tes messages ne parviennent pas dans ma boîte aux lettres. Je ne sais pas si tu reçois les miens. Pour plus de sûreté, je te réécris à ton adresse parisienne…

Marc engouffra la feuille dans son enveloppe. Il ouvrit la lettre suivante. 15 juin. Ses yeux tombèrent au hasard sur ces lignes :

… Je comprends de moins en moins ton silence… Que s’est-il passé à Phuket ? Pourquoi cette absence de nouvelles ?…

Troisième lettre. 19 juin. Changement de ton radical :

… Ce que j’avais pris pour une panne s’avère être une fermeture volontaire de ton adresse électronique…

Marc sauta plusieurs paragraphes et lut :

… Serait-ce un jeu ? Si c’en est un, je ne peux admettre ton inconscience. Tu sais désormais qui je suis. Tu sais que c’est moi qui fixe les règles…

À la fin du texte, le tueur se radoucissait :

… C’est une douleur de ne plus te lire, mais encore un bonheur de t’écrire, à la main, comme à nos débuts…

Marc froissa la lettre. Il piocha une enveloppe datant du début juillet. L’écriture était moins régulière :

Élisabeth,

Ton silence revêt maintenant une signification que je maintiens à distance. Trois syllabes que je me refuse à prononcer. Car, tu le sais, elles pourraient avoir des conséquences définitives. Tu es mon élue. Tu es celle que j’ai choisie. Je t’accorde encore un sursis…

Marc glissa encore une fois jusqu’à la conclusion :

… Tu peux encore m’écrire à mon adresse électronique. Fais-le vite avant qu’il ne soit trop tard. Ni toi ni moi ne voulons cela.

Il renonça à lire d’autres plis, plus récents. Il tremblait des pieds à la tête. Il lança un regard autour de lui : passants, voitures, boutiques… Il les discernait dans une version brouillée, comme au fond d’un aquarium. Il n’appartenait plus à ce monde ordinaire. Il portait désormais une marque rouge, qui l’excluait — le condamnait. Il s’appuya contre un mur et se raisonna. Que se passait-il qu’il n’avait pas prévu ? N’avait-il pas imaginé mille fois cette colère ? Que craignait-il au juste ? Encore une fois, il prêtait des pouvoirs surnaturels à Jacques Reverdi. Derrière les barreaux, il ne pouvait rien. Et il ne connaissait même pas l’existence de Marc Dupeyrat. Dans quelques semaines, l’ennemi serait jugé et exécuté. Affaire classée.

Ce raisonnement ne lui apporta aucun réconfort. Il serrait son courrier contre son torse. Il fallait s’en débarrasser. Brûler ces lettres. Conjurer la malédiction.

72

Lorsque le taxi parvint au bout du tunnel de la Défense, Marc ne reconnut rien. Il faisait fausse route. Il ne retrouverait jamais ici les terrains vagues qui avaient marqué son enfance. Nanterre avait fait peau neuve. Les constructions étaient si nombreuses, si étincelantes qu’elles avaient effacé jusqu’au souvenir des territoires abandonnés qu’il cherchait.

— Où on va exactement ?

— Continuez tout droit, répondit-il au chauffeur. Jusqu’à la place de La Boule.

Il avait dit cela au hasard. Il tentait de se remémorer ces quartiers. La grande zone des tours, au nord, dont les blocs portaient des noms poétiques : les « Fontenelles », les « Champs-aux-Merles », les tours « Aillaud », surnommées les « tours-nuages »… Le vieux Nanterre, à l’ouest, aux pavillons de briques, serrés les uns contre les autres. Puis, au-delà encore, après la préfecture et l’université, le vrai no man’s land, un ghetto crevé de terrains vagues, de cités délabrées, de casses et d’usines abandonnées. C’était ce quartier qu’il visait, dont la plus célèbre cité s’appelait, justement, La Folie.

— Et maintenant ?

Ils étaient parvenus place de La Boule. Jadis surplombé par un pont-toboggan, le rond-point était maintenant aussi plat et ordonné qu’un jardin public. Tout autour, Marc ne voyait que des bâtiments de verre bleuté, des espaces verts, des pavillons rénovés.

— Allez jusqu’à la gare de Nanterre-ville. On verra après.

— Après, c’est la zone.

Il n’en espérait pas tant. Il observait maintenant les rues où il avait grandi, où ses parents possédaient leur pharmacie. Depuis combien d’années n’avait-il pas mis les pieds au cimetière du Mont-Valérien, où ils étaient enterrés ? Depuis combien de temps n’avait-il pas vu sa sœur ? Il s’était toujours senti étranger à sa famille, à ses propres origines. Pourtant, aujourd’hui qu’il voulait se perdre sur la Terre, trouver un repli secret dans l’univers, c’était naturellement vers Nanterre qu’il s’était dirigé.

— Prenez le boulevard de la Seine.

— Vous êtes sûr ?

— Suivez la direction des cités Komarov.

Le nom lui était revenu sur les lèvres. Les dernières cités avant le fleuve. La voiture passa sous le pont du RER et tomba sur un paysage inespéré : des immeubles gris, des usines, des voies ferrées… Marc reprit confiance.

— Je dois trouver de l’essence.

Le chauffeur lui lança un regard soupçonneux.

— Je suis en panne, expliqua Marc. Ma voiture est en rade plus loin. Trouvez-moi une pompe.

Le taxi stoppa dans une station. Marc acheta un bidon et le remplit. Au même instant, un orage éclata. Une lente marée noire submergeait l’horizon. Les nuages s’écrasaient les uns contre les autres, provoquant des étincelles malsaines, aux teintes d’hématomes. Marc songea à l’île des morts, lorsque la mousson l’avait accompagné dans son dernier périple. « Un nouveau signe », se dit-il.

Il cueillit, sur le présentoir de la caisse, un briquet et régla l’ensemble. Puis il courut jusqu’au taxi, alors que la pluie commençait.

— Continuez tout droit et prenez la première à droite.

Ses souvenirs se précisaient. Enfant, il venait ici avec d’autres mômes, d’autres fils de bourgeois, pour se faire peur, asticoter les chiens et les pauvres.

Le boulevard de la Seine s’achevait sur une rue déserte, cernée d’un côté par d’immenses cuves et de l’autre par des petits pavillons condamnés, aux fenêtres murées. Tout était intact. Une cour des Miracles sans miracle…

Quand il aperçut les cubes noirâtres des cités Komarov, il ordonna :

— Arrêtez-moi ici.

Le chauffeur était de plus en plus sceptique :

— J’vous préviens. J’vous attends pas.

Marc le paya en répétant que sa voiture était stationnée plus loin. Quand il sortit, la pluie redoublait. Grasse, sombre, huileuse. Elle se mêlait à une poussière rougeâtre, qui s’élevait du sol sous l’impact des gouttes.

Il ignora les immeubles aux portes déglinguées et emprunta la ruelle. Il marcha ainsi près de dix minutes, tenant toujours ses enveloppes d’une main et son bidon d’essence de l’autre. Il longeait un mur aveugle, couvert de graffitis et d’annonces de messageries roses. Au fond, le limon gris de la Seine l’attendait.

Il parvint à une barrière, rouge et blanche, sur laquelle on avait écrit au marqueur, en lettres serrées : « Seigneur Dieu, je te demande pardon pour mes péchés… » Tout à fait de circonstance.

Il se glissa sous l’obstacle et accéda à la berge. Un chemin de halage — une bande de terre étroite et déserte. En face, les bois épais de l’île Saint-Martin. L’isolement du lieu, en pleine ville, était stupéfiant : un mélange de pleine campagne et d’abandon industriel. Il était nulle part et il était arrivé.

Il descendit le long du fleuve et marcha encore, croisant d’énormes plots d’arrimage. De l’autre côté, une péniche rouillée abritait des squatters, dont les chiens hurlaient sous la pluie. C’était la seule présence vivante à un kilomètre à la ronde. Il s’éloigna et découvrit une « centrale d’incendie », un bâtiment sans fenêtres, dont les pilotis s’enfonçaient dans l’eau. Il plongea sous les structures et se réfugia au pied d’un des pylônes.

Là, sur la coursive de fer, il groupa les premières lettres — celles qu’il avait déjà lues — et les arrosa d’essence. Il alluma une enveloppe, froissée en flambeau, puis la balança sur le tas imbibé. Les flammes produisirent un claquement sourd. Elles s’élevèrent au-dessus de l’eau morne, qui courait sous la passerelle grillagée.

Marc les observait. Brûler ses remords était son destin. Le certificat de décès de Lady Diana. Le portrait de Khadidja. Mais il n’était pas sûr, cette fois, que les flammes suffiraient.

Il allait jeter les dernières lettres quand il s’arrêta. Il en ouvrit une datée de fin juillet. L’écriture était maintenant tremblée, tourmentée.

… Les trois syllabes, que je me refusais encore à prononcer, simplement pour te protéger, explosent maintenant dans mon esprit : trahison.

Marc songea aux paroles de la psychiatre d’Ipoh : « Ne le trahissez jamais. C’est la seule chose qu’il ne pourrait vous pardonner. » Il lut, quelques paragraphes plus bas — la fumée lui piquait les yeux :

… Tu t’es enfuie, tu m’as abandonné. En un sens, je ne peux t’en vouloir : quel avenir y avait-il avec moi ? Je ne t’en veux pas non plus de profiter de la situation, quel risque y a-t-il à fuir un homme sous les verrous ?

Mais il y a une chose que tu sembles avoir oubliée : tu possèdes quelque chose qui m’appartient. Tu dois me rendre mon Secret…

Marc fit une boule avec la feuille et la balança dans le feu. Dans un geste de fureur, il jeta tout le paquet, ou presque. Trempé jusqu’aux os, il regardait les débris de papier noirci qui s’envolaient dans le fleuve. Il aurait voulu s’engloutir lui aussi dans ce feu humide, dans ce courant lourd qui emportait ces vestiges vers nulle part.

Plus que deux lettres dans ses mains. Il en déplia une. Écriture électrique, traversée d’à-coups. Le papier était percé par endroits :

… Tu me forces à prendre des décisions que je n’aurais jamais voulu envisager. Mais encore une fois, tu as emporté quelque chose qui m’est cher… Et il n’y a qu’une façon de le reprendre…

Marc ne parvenait plus à respirer. L’oppression l’écrasait, à lui craquer les côtes. Qu’est-ce que Reverdi voulait dire ? Il sauta plusieurs lignes puis :

… Mon Élisabeth… Souviens-toi de cette citation : « Ce papier est ta peau, cette encre est mon sang. » Il existe un pacte entre nous. D’une façon ou d’une autre, tu vas devoir honorer ton serment…

Marc jeta la menace dans le brasier. L’écriture se tordit parmi les flammes. Mais sa conviction se précisa : non, cette fois, le feu ne suffirait pas. Rien ne serait effacé. Rien ne serait oublié.

Plus qu’une lettre. Il l’abandonna au foyer sans l’ouvrir. La dernière citation tournait encore dans sa tête :

« … Cette feuille est tu peau, cette encre est mon sang… » Il ne savait pas quand, ni comment, mais il était certain que cela allait lui tomber dessus. D’une façon ou d’une autre, le sang allait couler.

73

Renata Santi avait bien fait les choses.

Plutôt que d’organiser un cocktail littéraire dans ses bureaux, ou dans un quelconque restaurant vieillot, elle avait loué, pour la soirée, les locaux d’une nouvelle boîte de nuit, Les Remises, située le long de la Seine, dans les derniers docks désaffectés du pont de Tolbiac. En ce mardi 14 octobre, on fêtait le lancement de Sang noir, premier roman de Marc Dupeyrat, best-seller annoncé.

Le lieu était inhabituel, mais il entrait en cohérence avec la stratégie de Renata : elle voulait marquer sa différence avec les conventions du monde de l’édition. Sans dissimuler son plaisir, elle jouait les iconoclastes en publiant son thriller en pleine rentrée littéraire, clamant bien fort son intention d’en faire l’événement de la saison.

Pour l’heure, elle avait effectué un parcours sans faute.

Comme promis, elle avait réussi à publier le livre en un mois. Marc était impressionné. Il avait déjà travaillé sur des documents brûlants, édités en quelques semaines, mais il pensait qu’un roman prendrait plus de temps. Pas avec Renata. À mesure qu’il achevait ses modifications, son manuscrit passait entre les mains des correcteurs.

Parallèlement, la couverture et la mise en pages étaient définies — Renata avançait sur tous les fronts. Chaque fois, elle consultait Marc, mais seulement pour la forme. Il avait bien compris qui était le patron. À la fin du mois de septembre, tout était prêt, il ne restait plus qu’à imprimer, tandis que les « bonnes feuilles » étaient envoyées aux journalistes et que la campagne marketing commençait.

Ce soir, le résultat était là : avant même d’être en vente, le livre était un succès. On parlait du roman dans les médias et il était de bon ton de murmurer que ce « polar » comptait parmi les meilleurs livres de la rentrée. Renata se frottait les mains : tandis que les auteurs se bousculaient pour se placer sur la liste des prix littéraires, elle remplissait ses carnets de commandes et envoyait des palettes entières dans les grandes surfaces. « Un phénomène ! » « Une apocalypse ! » martelait-elle à travers ses bureaux.

Marc était aux anges. Grisé, il se laissait porter par ce doux roulis. Les compliments, les flatteries, les propositions — et le chèque : il avait touché la deuxième moitié de son à-valoir. Son premier réflexe, maintenant que l’œuvre était achevée, avait été de rembourser Vincent pour les frais du voyage. Une manière de boucler, définitivement, l’affaire Reverdi.

Depuis le sinistre exorcisme de Nanterre, ses angoisses avaient disparu. La date du procès de Jacques était fixée au 5 novembre. Le meurtrier avait été interrogé par le DPP mais avait refusé de répondre — une attitude particulièrement « aggravante ». Il ne restait plus qu’à organiser une reconstitution puis le suspect serait transféré à la prison de Johor Bahru, où aurait lieu son procès. D’après la presse de Malaisie, les juges ne mettraient que quelques jours pour l’envoyer à la potence.

Un autre fait tranquillisait Marc : les affiches de Khadidja, enfin, avaient disparu des murs parisiens. Et la campagne de presse était terminée. Dans un accès de prudence, il avait aussi vérifié un détail : Élisabeth Bremen — la vraie, celle dont il possédait toujours le passeport — avait quitté la Cité Universitaire en juin, et n’était plus réapparue. Encore un verrou qui se bouclait.

Enfin, Marc avait pris soin de revendre son ordinateur, toujours au nom de l’ancien propriétaire. Le matériel avait changé de mains sans qu’à aucun moment, son nom apparaisse quelque part. Le passé était enterré. Il n’avait plus qu’à savourer le succès à venir et, pourquoi pas, réfléchir déjà à un nouveau roman…

Il se dirigea vers le bar, d’un pas nonchalant. Il découvrait avec plaisir ce lieu un peu déjanté. Une sorte d’entrepôt, aux murs bruts, aux armatures d’acier, où la musique résonnait comme au fond d’une lessiveuse en zinc. Des odeurs d’algues et de moisi planaient, sans doute à cause de la Seine toute proche, qui léchait les pilotis du bloc, sous leurs pieds. D’ailleurs, dès qu’on s’éloignait de la chaleur des projecteurs, on grelottait à cause de l’humidité. Il sourit : l’idée de secouer un peu la communauté littéraire, pas vraiment familière de ce genre d’atmosphère, lui plaisait bien. Et puis, la musique était si forte qu’il était impossible de parler. Un bon moyen pour faire taire tout le monde, et étouffer dans l’œuf les critiques et médisances.

Marc atteignit le bar en état d’apesanteur.


Khadidja plongea dans la foule.

Elle connaissait Les Remises. Elle adorait ce grand souk, où ses copines mannequins venaient faire leur marché. Il y avait celles qui cherchaient « l’homme de leur vie », celles qui traquaient une « pompe à fric », ou simplement un mec avec une super-« teub ». Ces docks glacés abritaient un trafic infini de relations possibles, dans un vacarme de tremblement de terre.

Elle aussi, ce soir, allait faire son marché. Elle était certaine de le revoir. Au début de l’été, lorsqu’elle avait appris que Marc était rentré, elle lui avait envoyé un e-mail de bienvenue. Pas de réponse. Elle avait ensuite risqué un message sur son répondeur.

Silence total.

À la fin du mois de juillet, à l’occasion d’une séance photos, elle avait discrètement interrogé Vincent : Marc s’était enfermé quelque part, dans le Sud, afin d’achever un livre. Quel livre ? Vincent l’ignorait. Le principal était ailleurs : Marc avait une excuse. Un cas de force majeure. Il ne fallait pas déranger « l’artiste ».

Maintenant, c’était officiel : Marc Dupeyrat avait écrit une œuvre de fiction, Sang noir, qui bénéficiait d’un « buzz » très positif. Khadidja frémissait à l’idée de le féliciter. Elle avait décidé de passer l’éponge. D’oublier son attitude déplaisante, son silence, sa grossièreté. Pour ne retenir qu’un seul geste : le vol du polaroïd, au printemps précédent… Elle s’était tant de fois repassé cette scène que ces quelques secondes étaient plus usées, dans son esprit, que ses cassettes VHS de comédies égyptiennes.

Elle jouait des coudes dans la cohue. Elle était impatiente de retrouver le petit homme, métamorphosé en écrivain. Elle-même n’avait-elle pas changé ? Chaque semaine, elle se glissait entre les pages de papier glacé des magazines, déambulait sur les podiums. On lui avait même proposé plusieurs contrats d’exclusivité avec de grandes marques de parfums et de produits cosmétiques.

Elle avait déménagé — un quatre-pièces qu’elle avait choisi, exprès, dans l’immeuble où elle avait passé trois ans de sa vie prisonnière d’une chambre de bonne. Elle avait aussi passé son permis de conduire et décidé de remettre sa soutenance de thèse à l’année suivante. L’argent était là : il fallait l’attraper. Freud et Lévi-Strauss pouvaient bien attendre.

Oui : Marc et elle avaient fait un sacré chemin.


Le moment était maintenant venu de se retrouver — au sommet.

Mais où était-il ?

En retrait, Marc marquait la cadence avec sa tête et contemplait le décor. Au-dessus de la foule, une estrade se dressait où se détachaient, en ombres chinoises, quelques danseurs. Un véritable théâtre balinais. Un détail parachevait le sortilège : d’énormes ventilateurs secouaient les silhouettes, à la manière de figurines de papier. À droite, surplombant la scène, un DJ semblait astiquer ses platines avec ses coudes, misant ce soir sur les années quatre-vingt et mitraillant la salle des « tubes » pleins de vieux synthétiseurs gargouillants et de voix suraiguës.

Le champagne commençait à faire son effet. Marc contempla les visages. Il ne reconnaissait personne. Et pour cause : Renata s’était occupée de tout. Elle avait invité les grandes figures de l’édition, les célébrités de la « jet-set ». Or, il ignorait tout du monde littéraire et il y avait bien longtemps qu’il ne suivait plus les évolutions de la galaxie people.

Soudain, pourtant, il reconnut une tête. Puis deux. Puis trois. Ça ne collait pas : ces types étaient des collègues. Des chroniqueurs judiciaires, des journalistes de faits divers, des photographes de news. Qu’est-ce qu’ils foutaient là ? Il aperçu même Verghens, qu’il n’avait pas invité…

Il traversa la mêlée et repéra Renata Santi, en grand conciliabule, près du buffet. Il l’attrapa par le bras et l’emmena à l’écart.

— Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? hurla-t-il. Vous m’aviez parlé d’un cocktail littéraire. Il y a tous les charognards de Paris. Les spécialistes des faits divers. On était convenus de ne faire aucun lien avec Reverdi !

Renata prit un air offusqué, en se libérant de son emprise :

— Je n’y suis pour rien, je vous assure ! Quelques noms ont dû se glisser, je…

— Vous me prenez pour un con ? Mon livre est un roman. Bon Dieu ! C’est de la fiction ! Rien à voir avec la réalité !

Renata changea d’expression, sa bouche s’ourla en un sourire de figue :

— Vous êtes un rabat-joie. Regardez-les ! dit-elle en lui prenant le bras à son tour. Ils sont verts de jalousie. Vous avez réussi ce qu’aucun d’entre eux n’est parvenu à faire. Vous avez transformé votre expérience de terrain en création artistique. Vous avez eu assez d’imagination pour écrire un roman. Un vrai !

Marc se prit un mauvais frisson. Il s’arracha à son tour des mains de la bonne femme et s’enfouit parmi la foule. Les épaules, les coudes, les étoffes le frôlaient. Il se souvint de la jungle de Thaïlande. Les feuilles de bambou. Le miel doré fondant sous la flamme avant que le couteau…

Il se hissa sur la pointe des pieds pour apercevoir le bar.

Un verre, en urgence.

Khadidja crapahutait toujours.

Elle connaissait beaucoup de monde, au moins de vue. Elle repérait les stars, les personnalités branchées, les têtes qu’on voyait dans Gala et Voici. Elle affrontait cette cadence régulière de petits sourires, qui la touchaient comme des étincelles électrostatiques et qu’elle renvoyait aussitôt, par la même voie volatile.

Il y avait ici aussi des personnalités intellectuelles. Des philosophes, des sociologues, des écrivains qu’elle n’aurait jamais pensé pouvoir rencontrer. Ceux-là lui souriaient et lui tendaient leur verre. Petite leçon de choses : il était donc plus facile d’approcher ces hommes brillants dans la peau d’un mannequin en vogue que dans celle d’un docteur en philosophie. Ce détail la confortait dans sa ligne d’attaque. Elle devait jouer de son physique comme d’une arme — « la torche serait son corps ».

Une ombre géante lui barra la route. Une éclipse soudaine sur les lumières.

— Où t’étais ? hurla Vincent. Ça fait dix minutes que je te cherche.

Il tenait une coupe pétillante dans chaque main. Khadidja hurla à son oreille :

— J’admirais. C’est super, non ?

— Génial. (Il lui tendit une coupe.) Champagne ?

Elle ne buvait jamais. Pas à cause de l’islam, qu’elle ne pratiquait pas, mais à cause de ses parents, qu’elle avait trop pratiqués. Elle fit « non » de la tête puis songea à Marc.

À l’idée de le revoir, elle attrapa la coupe et la but cul sec.

— On danse ?


Troisième whisky.

Verre en main, appuyé contre un pylône, Marc répondait encore aux sourires, aux félicitations d’un signe de tête, mais le cœur n’y était plus. Heureusement, la musique coupait court à toute conversation. Il était sidéré par la vitesse à laquelle l’angoisse l’avait de nouveau saisi. Une simple allusion à la réalité — le procès, Reverdi — et le voilà qui tremblait comme un épileptique. Cette impression de réconfort qu’il avait éprouvée ces dernières semaines n’était qu’un mince vernis. Jacques Reverdi ne l’avait jamais quitté — ne le quitterait jamais.

Un homme se pencha vers lui :

— J’aime pas les balances.

— Quoi ?

— Je disais : y a une sacrée ambiance !

Marc acquiesça, le souffle altéré. Il s’enfila une rasade de whisky. Le rythme de la musique s’élevait en sarabande grondante, l’emplissait, le submergeait à mesure que la brûlure de l’alcool lui passait dans les veines.

Un autre invité lui agrippa l’épaule :

— J’aimerais pas être à ta place.

— Hein ?

— On m’a parlé d’une belle mise en place !

Marc recula. Il voyait les visages blafards — carnaval de masques crispés dans la lumière, lambeaux de peau flétrie collés sur les os. Les projecteurs stroboscopiques figeaient les expressions, exagéraient les traits, dépeçaient les figures. Il regarda son verre — des étincelles dorées couraient entre ses doigts. Il considéra l’objet comme un talisman, source de ses hallucinations, puis but une nouvelle gorgée. Il n’entendait plus rien et commençait à s’enfoncer dans la terreur pure.

À cet instant, il la vit.

Sa silhouette ondulait à travers le souffle des ventilateurs. Son corps tanguait alors que ses boucles brunes, en même temps que ses bracelets aux poignets, se balançaient à contretemps. Ce mouvement semblait isoler, cristalliser l’oscillation de ses hanches, lançant des reflets d’étoffes. Marc songea à un tamis de sable retenant seulement quelques grains d’or en suspens.

Il se rappela ces peintres du XIXe siècle qui ajoutaient une vertèbre au dos de leurs sujets pour affiner leur fluidité, leur grâce. Combien de vertèbres avait-on ajoutées à Khadidja ? Il était hypnotisé. Il la regardait encore, roulant des hanches, appuyant légèrement sur le talon gauche puis sur le droit, créant un anneau de Vénus autour de sa taille, alors qu’au bout de ses bras fins, les anneaux d’argent allaient et venaient, tels les plateaux d’une balance très ancienne…

Une autre image explosa sous ses paupières. Khadidja s’agitait maintenant sur un siège — un pilori laqué de miel —, enfonçant ses propres liens dans ses chairs. Ses blessures suturées se gonflaient alors qu’elle tendait son corps pour respirer. D’un coup, sa chair brune s’ouvrit de toutes parts, ruisselant d’encre noire, dessinant des scarifications fatales…

Marc baissa les yeux, apercevant son reflet difforme dans son verre vide. Il avait aiguisé le désir d’un meurtrier grâce à l’image de cette brune affolante. Il l’avait offerte à un tueur fou. Et en même temps, durant des semaines, il avait été « elle », pensant, agissant, écrivant comme elle.


Son verre éclata entre ses doigts trop serrés.

Hébété, il regarda le sang couler dans sa paume.

Il avait été « elle ».

Et maintenant, il comprenait qu’il l’aimait.


Du haut de l’estrade, et malgré les projecteurs qui l’éblouissaient, elle repéra le petit rouquin, dans un angle mort. Triste comme un lutin abandonné.

D’un bond, elle sauta sur le sol. Elle faillit se ramasser et prit la mesure de son ivresse — talons aiguilles et champagne, l’équation frisait le désastre. Pourtant, avant d’attaquer sa proie, elle se fraya encore un chemin jusqu’au bar et arracha des mains d’un serveur une nouvelle coupe. La tenant au-dessus de la mêlée, elle parvint à revenir sur ses pas, sans perdre une goutte du breuvage.

À quelques mètres de Marc, elle se glissa derrière une colonne puis jaillit de sa cachette, dans son dos :

— Salut ! dit-elle en éclatant de rire.

Marc fit volte-face, sans dire un mot. Il paraissait hostile.

— Toujours aimable !

Elle pouffa et s’appuya sur son épaule pour ne pas tomber.

— Ça fait longtemps que je veux te dire un truc, hurla-t-elle dans son oreille : vraiment, tu crains !

Elle gloussa puis vida sa coupe d’un trait. À travers sa conscience brouillée, tout cela lui semblait follement drôle. Il la regarda avec colère :

— T’as bu ou quoi ?

— J’essaie en tout cas ! J’ai réussi à atteindre le bar que deux fois en une heure.

Elle rit encore, mais Marc était sinistre. Il saisit la bouteille de whisky posée sur une table et remplit le verre de Khadidja, avec une sorte de rage contenue. La vue de cette boisson épaisse dans sa coupe légère lui parut obscène. Elle eut un brusque éclat de lucidité : tout cela était lugubre, mortifère.

Un sentiment de dérive s’empara d’elle. Elle avait rêvé d’autre chose pour leurs retrouvailles. Les larmes lui montèrent aux yeux alors que le sol tanguait sous ses talons. Elle avait l’impression que l’entrepôt s’était détaché de la berge, flottant sur la Seine.

Elle but une nouvelle gorgée trop chaude et se redressa, trouvant le pylône derrière elle :

— Tu sais qu’on a aussi un truc à fêter, avec Vincent ?

— Quoi ?

— Une nouvelle campagne. Élégie, en long et en large.

Marc lui attrapa le poignet, à enfoncer ses bracelets dans sa chair :

— Pas à l’étranger, au moins ?

Khadidja se libéra et baissa les yeux : son bras était taché de sang.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Marc lui saisit encore le poignet — cette fois, elle sentit le contact poisseux de l’hémoglobine : il était blessé. Il cria à son tympan :

— Pas à l’étranger ?

« Ce mec est fou », pensa-t-elle. En une seconde, elle le détesta.

— Énorme campagne en Asie, mon cher, lui cracha-t-elle au visage. Japon, Chine, Thaïlande, Malaisie. Un truc de ouf. Et je te parle pas des thunes ! (Elle changea de ton, des sanglots dans la gorge.) Marc ! Marc ? Où tu vas ?

74

À la première sonnerie, Marc ouvrit les yeux : il était dans son lit. C’était un miracle. Il n’avait aucune idée de la manière dont il était rentré chez lui. Il esquissa un geste et aperçut sa main bandée. Deuxième miracle. Pas le moindre souvenir d’être allé à l’hôpital, ni même d’avoir croisé un médecin dans cette nuit de cauchemar.

Nouvelle sonnerie.

Il tenta de bouger et prit conscience de sa métamorphose. Son crâne — non seulement la paroi osseuse, mais aussi la membrane et le cerveau — s’était transformé en pierre. Sa tête, d’une lourdeur et d’une dureté indicibles, était écrasée contre l’oreiller, enfoncée par sa propre masse. Jamais sa nuque ne serait assez puissante pour soulever un tel poids.

Nouvelle sonnerie.

Proche, stridente, insoutenable. L’image de Khadidja se forma dans son esprit. Elle dansait sur la scène, son corps ondulant d’une manière mystérieuse. En guise de commentaire, il entendait sa voix, penchée sur lui : « Vraiment, tu crains ! »

Quatrième sonnerie.

Maintenant, il pouvait ciller. Il revenait à la vie. Il ne lui fallut que quelques secondes pour se souvenir de la catastrophe annoncée par Khadidja. Élégie bénéficiait d’une nouvelle campagne en Asie. Le cauchemar ne finissait plus. Le visage d’Élisabeth allait rejoindre Jacques Reverdi jusque dans sa cellule. Impossible qu’il ne tombe pas dessus.

Il pouvait sentir, par anticipation, toute sa colère. Il la voyait s’élever, comme on pressent dans le désert l’arrivée de l’harmattan. Une fumée lente, obscure, empoisonnée, au ras de l’horizon. Une rage qui allait bientôt s’abattre sur lui et l’écraser comme un insecte.

Marc parvint, très légèrement, à bouger. Au bout d’un temps — interminable —, il fit basculer son poids sur le côté et se plia en deux, tel un soldat blessé au ventre. Ce seul mouvement lui parut charrier une flaque de whisky au fond de ses tripes. Non seulement il avait la gueule de bois, mais aussi une crise de foie.

Les sonneries ne cessaient plus.

Il se hissa sur un coude, tendit l’autre bras. Le soleil emplissait, en rais obliques, l’atelier. Quelle heure était-il ? Il attrapa le combiné.

— Allô ?

— Verghens.

La voix traversa plusieurs couches de brume avant d’atteindre la zone sollicitée du cerveau. Il se souvint que l’homme était présent à la soirée. Marc souffla :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je te réveille pas au moins ? (Le ton était chargé d’ironie.) Charmante, ta petite fête. Mais va falloir que tu émerges. J’ai du boulot pour toi.

Marc retrouva quelques bribes de lucidité. Il dit d’une voix de papier de verre :

— Je n’écris plus d’articles.

— Je sais que t’as la grosse tête, mon pote, mais c’est un cas de force majeure. Une nécro.

— Qui ?

Verghens soupira et laissa passer les secondes. Marc le retrouvait, comme en conférence de rédaction, toujours à retenir les informations, à ménager ses suspenses. Enfin, il lâcha :

— Reverdi est mort hier. Seize heures, heure malaise. C’est tombé cette nuit.

Marc glissa à terre, sentant la surface dure du parquet. Reverdi ne pouvait avoir été exécuté — il n’avait même pas été jugé.

— Comment ?

— Accident de la route. La bagnole qui l’emmenait dans le Sud, pour la reconstitution, a fait une embardée, au-dessus d’un pont. Elle a traversé la rambarde et piqué dans le fleuve.

Un rideau de glace s’abattit sur sa conscience. Il était maintenant parfaitement lucide. La présence de l’eau ne signifiait qu’une chose : Jacques Reverdi était vivant. Il demanda :

— Ils ont retrouvé le corps ?

— Pas encore. Seulement ceux des gardiens. Ils draguent le fleuve. Mais il y a un très fort courant, paraît-il, et… Qu’est-ce qu’il y a ? Ça va pas ?

Marc comprit, avec un temps de retard, qu’il était en train de rire. Son rire s’élevait, s’amplifiait, explosait dans sa gorge. Tout cela lui semblait tellement comique… Son histoire, son imposture, ses mensonges — et maintenant son succès, là, imminent, qui allait lui être ravi par sa malédiction.

Parce qu’il n’avait plus le moindre doute.

Jacques Reverdi, avec la complicité du fleuve, s’était évadé.

Et était en marche vers lui.

75

Son premier réflexe fut de se terrer dans son atelier.

Pour attendre le tueur.

Durant la journée du 15 octobre, il ne cessa pas de consulter les articles du New Straits Times, du Star ainsi que les communiqués des différentes agences de presse. Reuters. Associated Press. AFP.

Voilà ce qu’il reconstitua : le 14 au matin, Jacques Reverdi devait être transféré de Kanara à Johor Bahru, pour effectuer une reconstitution le lendemain, à Papan, sur le littoral de la mer de Chine.

Le fourgon était parti à six heures du matin et avait pris le « North South Expressway » en direction du sud. Deux cents kilomètres plus loin, aux environs de Tangkak, à neuf heures, le véhicule avait effectué une brutale embardée, encore inexpliquée, sur le grand pont qui surplombe le fleuve de Muar. La voiture avait traversé la balustrade et chuté vingt mètres plus bas.

Sans aucun doute, le choc avait tué net le conducteur et l’autre passager, à l’avant. D’après les premiers témoignages, le fourgon n’avait mis que quelques secondes à couler alors que le courant l’emportait déjà, loin du point d’impact. Un des deux gardiens à l’arrière, qui était menotté à Reverdi, avait été repêché, noyé, à quatorze heures, à plus de cinq kilomètres en aval. Où était le Français ? Pourquoi n’était-il pas à l’autre bout de la chaîne ? Personne ne parlait encore d’évasion. Les recherches continuaient pour retrouver son cadavre et celui du deuxième gardien. Selon les experts, il y avait peu d’espoir de les localiser — le courant était ici très puissant et de nombreux méandres s’ouvraient sur la mangrove, infestée de crocodiles.

Ça, c’était la version officielle. Mais Marc imaginait ce qui s’était réellement passé. D’une façon ou d’une autre, Reverdi avait provoqué l’accident sur le pont. Dès que la voiture avait touché le fleuve, le rapport de force s’était inversé. Le prisonnier menotté était devenu le maître. Les matons, empêtrés dans leur uniforme, avec leurs armes et leurs chaînes, avaient paniqué. Ils s’étaient agités à mesure que l’eau pénétrait dans l’habitacle. En quelques minutes, ils s’étaient noyés.

L’apnéiste au contraire avait gardé son calme. Il avait retenu sa respiration, ralentissant son rythme cardiaque, se laissant submerger par les eaux. Puis il avait fouillé les poches des cadavres qui l’entouraient et s’était libéré de ses menottes. Il avait ouvert la porte du véhicule, ou brisé une fenêtre, et nagé jusqu’à la rive. Peut-être même l’avait-il atteinte sans sortir la tête de l’eau. Combien de temps avait pris une telle évasion sous-marine ? Trois minutes ? Quatre ? Dans tous les cas, un temps raisonnable pour un apnéiste de son calibre.

Marc n’avait aucun doute : Jacques Reverdi était vivant.

Et lui, il était un homme mort.

Il ne répondait plus au téléphone. Ni sur son portable, ni sur sa ligne fixe. En début d’après-midi, il ne prit qu’un appel : celui de Vincent. C’était lui qui, avec Khadidja, l’avait récupéré dans les escaliers des Remises, et l’avait emmené aux urgences de Cochin. Puis il l’avait déposé chez lui, inconscient, et bordé comme un bébé.

Au téléphone, Marc le remercia mais n’évoqua pas l’affaire Reverdi. À l’évidence, le géant ignorait la nouvelle. À dix-sept heures, pris d’une brutale inspiration, il répondit aussi à Renata Santi, qui avait déjà appelé cinq fois. Il fit une dernière tentative pour éviter la catastrophe.

— Il faut arrêter la publication, ordonna-t-il sans préambule.

— Pardon ?

— On doit tout stopper.

L’éditrice partit d’un grand éclat de rire :

— Vous êtes fou ? Pourquoi ?

— J’ai mes raisons.

— C’est à cause de la mort de Reverdi ? Vraiment, Marc, je saisis de moins en moins…

— Arrêtez la publication !

— Impossible. Les livres sont déjà en librairie, depuis ce matin.

— On doit pouvoir stopper les livraisons suivantes, non ?

— Vingt mille bouquins ont été mis en place. Arrêtez de faire l’enfant, Marc. Je vais finir par me fâcher. D’ailleurs, cette histoire d’accident en Malaisie est excellente. Les demandes d’interviews pleuvent et…

Marc raccrocha. Il s’effondra sur le sol. Et demeura assis par terre, anéanti, durant plusieurs heures, à écouter les messages qui se multipliaient sur son répondeur. Les exigences hystériques de Renata, les demandes répétées de Verghens, les assauts de collègues journalistes et aussi — c’était le bouquet — plusieurs appels de Khadidja, qui téléphonait pour savoir s’il allait mieux.

Enfin, la nuit se glissa dans l’atelier, entre les rideaux tirés. Il ne bougeait toujours pas. Il n’avait même pas la force de se concocter un café. Son propre piège se refermait sur lui, et il en éprouvait une sorte de soulagement. Depuis le début, il le savait : tout cela finirait mal. Il n’y avait plus qu’à attendre la mort.

À aucun moment, il n’eut l’idée de boucler ses valises, de prendre la fuite. Pas plus qu’il n’imagina prévenir la police. Pourtant, c’était la solution la plus rationnelle. Il aurait d’abord du mal à convaincre les flics mais il possédait un dossier solide — notamment les lettres de Reverdi. Des documents qui constituaient aussi un dossier à charge contre lui : dissimulation de preuves, complicité de meurtres… Il se revoyait encore exhumer le cadavre sur l’île des morts.

Oui, il était complice. Il aurait pu faire progresser l’enquête mais il n’avait rien dit. Il aurait pu renseigner les parents des disparues, aider les avocats impliqués, comme Schrecker, mais il n’avait pas bougé. Il avait préféré écrire son livre, sans tenir compte du procès, ni du chagrin des familles. En parfait égoïste. Le « prix Pulitzer » des ordures, voilà ce qu’il méritait. Et accessoirement, quelques années de taule…

Marc avait déjà été condamné deux fois par la justice française, pour violation de domicile et vol par effraction. Il ne bénéficierait d’aucun sursis. La prison ou la mort : y avait-il à hésiter ?

Bien sûr que non. Pourtant, lorsqu’il envisagea cette solution, au cœur de la nuit, il la repoussa. Il était terrifié par l’idée de l’incarcération. Et il ne pouvait se résoudre à se livrer à la police sans avoir de certitudes. Après tout, peut-être se montait-il la tête. Reverdi était mort et la voie était libre.


Jeudi 16 octobre.

Il macéra encore une deuxième journée.

Il ne bougeait que pour consulter les journaux sur Internet : rien de nouveau. Les équipes de police parlaient déjà d’abandonner les recherches.

La nuit suivante, à deux heures du matin — neuf heures du matin en Malaisie —, il fut saisi d’un sursaut. Il pouvait réagir. Obtenir au moins des informations de première main, en contactant les personnes qu’il connaissait. Le nom d’Alang jaillit naturellement dans son esprit.

Le médecin légiste n’avait pas son ton habituel. Marc devina tout de suite qu’il savait « quelque chose » :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— L’autopsie du chauffeur du fourgon. Le légiste de Johor Bahru m’a téléphoné… pour avoir un conseil.

— À quel propos ?

— Il y a une… anomalie. Le chauffeur n’est pas mort de noyade. Ni de l’impact de la chute.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— On a retrouvé l’aiguille d’une seringue plantée dans sa nuque. Après analyse, les médecins ont découvert aussi des bulles d’air dans sa moelle épinière. On lui a injecté de l’air entre les vertèbres cervicales. La mort a dû être instantanée.

Marc se souvenait que Reverdi avait décroché un poste à l’infirmerie. Avait-il accès aux seringues ? Il demanda :

— Il pouvait atteindre la nuque du chauffeur ?

Alang hésita. Sa voix était blanche :

— Reverdi n’a pas voyagé dans un fourgon traditionnel mais dans une voiture sécurisée, qui comportait seulement un grillage entre le chauffeur et les places à l’arrière. À travers les mailles, il a pu enfoncer l’aiguille et provoquer l’accident. L’information est encore confidentielle mais…

Marc coupa court aux précautions d’Alang — ils s’étaient compris l’un et l’autre. Il le remercia et lui promit de rappeler. L’évasion ne faisait plus de doute.

Cette certitude lui fit l’effet d’un électrochoc.

À l’aube du vendredi, il décida de s’activer.

Non pas fuir.

Non pas prévenir la police.

Mais affronter Jacques Reverdi.

Et d’abord, tenter de deviner ce qu’il allait faire.

Combien de temps mettrait-il pour revenir en Europe ?

Un évadé ordinaire avait peu de chances de passer inaperçu en Malaisie. Mais Reverdi connaissait le pays en profondeur et parlait la langue. Il maîtrisait aussi les pays voisins — Thaïlande, Vietnam, Birmanie… — et savait sans doute comment les rejoindre en toute discrétion. D’autre part, c’était un homme qui s’était toujours tenu prêt à ce genre d’éventualité. Il devait posséder, depuis toujours, un « plan B ».

Marc attrapa la carte d’Asie du Sud-Est et tenta d’imaginer son parcours, tout en évaluant le temps que cela prendrait. Avec le doigt, il suivit le fleuve Muar. Par la mer, Reverdi pouvait rejoindre l’Indonésie. Il pouvait aussi descendre au sud et atteindre Singapour — mais Marc n’y croyait pas : trop proche de Johor Bahru. Il pouvait également retourner à Kuala Lumpur et se perdre dans la ville…

Marc, sans savoir pourquoi, penchait plutôt pour une fuite vers les pays limitrophes, là où il pouvait s’enfouir dans la jungle.

Là, il remonterait vers les zones de tourisme. Un arbre se cache parmi les arbres. Un Blanc parmi les Blancs. Hôtels internationaux, clubs, tours-operators… Reverdi allait mettre la main sur un nouveau kit d’identité — passeport, permis de conduire, argent liquide… — et s’évanouir parmi un groupe d’Occidentaux.

Un tel périple lui prendrait deux ou trois jours, pas plus. Ensuite, il pourrait s’envoler de Bangkok ou d’Hanoi et rejoindre un pays d’Europe. Belgique. Pays-Bas. Royaume-Uni. Allemagne. Puis rejoindre Paris par le train ou la route. À l’opposé d’un banal fuyard, qui attendrait que les choses se tassent pour bouger, Reverdi allait agir le plus vite possible. Avant même que les autorités malaises ne concluent à son évasion.

Trois jours sur le territoire asiatique, trois jours encore pour effectuer une escale dans un pays d’Europe et prendre la direction de la France, sous une nouvelle identité. Soit environ six jours.

Jacques Reverdi s’était évadé le 14.

On était le 17.

Il restait encore à Marc trois jours pour se préparer.

À quoi au juste ?

Il réfléchit encore.

Que ferait Reverdi en priorité, en arrivant à Paris ?

La réponse était simple : il se rendrait à l’adresse d’Élisabeth.

Poste restante, rue Hippolyte-Lebas, 9e arrondissement.

Marc attrapa sa veste et partit au pas de course.

Il fallait prévenir Alain.

Et le protéger.

76

— Comment ça, il n’est pas là ?

Marc était trempé de sueur : il avait couru jusqu’au bureau de poste. Il fixait avec intensité la femme assise à la place d’Alain :

— Il est en congé ?

La postière ne cessait de remonter ses lunettes en fronçant le nez. Son expression était contradictoire, à la fois éberluée et méfiante.

— Il n’est pas là, c’est tout.

— Il est malade ?

Elle le fixa à travers les transparences : la vitre et ses lunettes.

— Pourquoi ces questions ?

Marc devait réagir à toute vitesse. Hors de question d’évoquer Élisabeth Bremen ; ni quoi que ce soit qui concernât la poste. Il eut un éclair :

— C’est à propos de la cérémonie de dimanche. Je suis le propriétaire du local où ils organisent leur messe.

Pendant des années, Marc avait vécu dans un immeuble de la rue de Montreuil, qui jouxtait une église catholique vietnamienne. Un simple entrepôt où une communauté se retrouvait chaque dimanche. Le regard de la postière s’éclaira :

— À Vanves ?

Marc était tombé juste, mais il ne fallait pas s’engouffrer dans la brèche :

— Non. Je parle de la paroisse rue de Montreuil. Une cérémonie est prévue, samedi. Mais ce n’est plus possible. Il faut que je parle à Alain. Vous avez ses coordonnées personnelles ?

La femme retourna un formulaire de lettre recommandée et le lui tendit :

— Écrivez-lui un mot là-dessus. Je lui transmettrai.

— Je dois lui parler moi-même !

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

Son nez se plissa de nouveau comme un galon de tissu :

— C’est son jour de dialyse.

Marc accusa le coup — il se souvenait vaguement qu’Alain avait plaisanté plusieurs fois sur ses problèmes de santé et ses « vidanges ». À l’époque, Marc n’avait pas compris. À vrai dire, il n’avait même pas écouté :

— L’opération a lieu à l’hôpital ?

— Non. Chez lui. Une hémodialyse à domicile. Il possède le matériel.

— Donnez-moi ses coordonnées.

— Je ne les ai pas.

— Seulement son nom de famille. Je ne sais même pas comment il s’appelle !

La postière hésitait. Marc frappa le comptoir :

— Bon Dieu : cent Vietnamiens vont se déplacer pour rien demain !

Il avait hurlé. L’accent de sincérité parut convaincre la fonctionnaire :

— Il s’appelle Alain van Hêm.

Marc attrapa un stylo enchaîné à un socle et demanda :

— Comme un « nem » ?

— Très drôle.

Marc eut un tel regard que la femme recula sur son siège.

— Je ne plaisante pas. Épelez-moi son nom.

— « V.A.N. » puis « H.E.M. ». Avec un accent circonflexe sur le « E ». Il habite dans le 13e arrondissement. Le quartier chinois.

Marc courut vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta, pris soudain d’un doute :

— Personne n’est venu demander du courrier au nom d’Élisabeth Bremen ?

— Jamais entendu ce nom. (Elle fronça encore le nez, ses carreaux remontèrent.) Quel rapport avec votre histoire d’église ?

Marc bondit dehors. Il vacillait dans l’air pollué de Paris. Étourdi par les mensonges. La peur. Les voitures qui passaient à toute allure. Il enfonça ses mains dans ses poches et se mit en marche, en quête d’un bar-tabac. Il pénétra dans le premier rencontré et commanda un expresso sans s’arrêter au comptoir.

Il plongea au sous-sol et s’engouffra dans une cabine téléphonique. Sous la tablette, il trouva un annuaire. Il feuilleta les pages, s’efforçant de respirer lentement. Dialyse ou pas dialyse, il n’aimait pas l’absence d’Alain van Hêm. Pas aujourd’hui. Voilà :

ALAIN VAN HÊM
70, RUE DU JAVELOT
TOUR SAPPORO

Il tenta d’appeler le numéro de téléphone. Pas de réponse. En route pour le quartier chinois.

Il parvint sur le parvis de l’immeuble à treize heures.

La trouille ne le lâchait plus. La sueur enduisait tout son corps, comme la pellicule d’eau qui se glisse sous les combinaisons de plongée et réchauffe la peau. Sauf qu’ici, le vernis était glacé.

Avançant d’un pas rapide, il voyait se rapprocher la tour. Elle paraissait grossir, absorber tout l’horizon. Il pénétrait dans son ombre tel Jonas dans le ventre de la baleine.

Il poussa la première porte vitrée et étouffa un juron. Il n’avait pas le code d’entrée pour ouvrir la seconde. Il dut attendre, transpirer, tourner en rond dans le sas jusqu’à ce qu’un vieillard han arrive.

Dans le hall, il faillit hurler encore quand il vit la muraille de boîtes aux lettres. Il s’efforça à la patience et lut, méthodiquement, chaque nom, en partant de la gauche, rangée après rangée. Au milieu de la quatrième, il repéra son homme : douzième étage, porte 12238.

Il appela le premier des quatre ascenseurs mais s’aperçut qu’il ne desservait que les numéros impairs. Il appuya sur un autre bouton. Mauvaise pioche : celui-ci montait directement au vingtième étage. C’était la tour infernale. Marc trouva enfin le bon ascenseur et y plongea.

Douzième étage. Marc longea les couloirs, ponctués de portes rouges, toutes identiques. Le numéro était inscrit en haut à droite, sur une plaque de cuivre : 12236… 12237… 12238. Marc s’appuya d’une main contre le chambranle pour reprendre son souffle. Enfin, il sonna.

Pas de réponse.

Il plaça son oreille contre la porte. Aucun bruit. Il sonna encore. Le dérangeait-il en pleine « vidange » ? Un renvoi acide lui brûla la gorge. Il frappa plus fort, avec le poing, puis fixa la serrure. Un simple modèle de sûreté à cylindre.

Il plaqua la main en hauteur et appuya. La paroi s’écarta : pas verrouillée. Marc sortit de sa poche une simple carte de visite puis la glissa sous le pêne. Dans le même temps, il exerça une poussée de l’épaule et souleva la porte de ses gonds. Le mécanisme s’ouvrit.

Tout de suite, une odeur singulière lui crispa les narines.

Un mélange de bouffe et de métal.

Du sang.

Il songea à l’hémodialyse. Il savait en quoi consistait l’opération : filtrer son propre sang en le faisant circuler à travers plusieurs membranes. Si Alain avait procédé à l’opération aujourd’hui, il n’était pas surprenant qu’une telle puanteur circule. Pourtant, la peur ne le quittait pas. Il avança dans le vestibule. Les battements de son cœur menaient une cadence discrète, montant crescendo, façon Boléro de Ravel.

Il découvrit un petit séjour, aux allures de maison de poupée. Papier peint à rayures ; canapé à fleurs, table basse, bibelots dans une vitrine ; des livres aux reliures identiques, sans doute achetés par correspondance. Il suivit un couloir. À gauche, la cuisine. À droite, la chambre. Vides. Au fond, une porte entrouverte sur des carreaux blancs : la salle de bains.

L’odeur avait maintenant la lourdeur d’une peinture fraîche.

Tous ses capteurs étaient au rouge.

De deux doigts, il poussa la porte et dut s’adosser à l’encadrement.

C’était bien le jour de la dialyse.

Mais Alain avait été sérieusement aidé dans sa manœuvre.

Il était nu, ligoté sur un fauteuil médical, avec du fil à sécher le linge et du câble télé. À ses côtés, un appareillage, composé d’un long tube, de compteurs à quartz et de deux pompes : la machine à filtrer le sang.

On avait tranché le conduit qui partait de la saignée du bras du Vietnamien et on l’avait dévié, tel un tuyau d’arrosage, vers des récipients posés à ses pieds. Bocaux d’épices. Flacons de sauce aigre-douce. Bouteilles coupées d’eau minérale. Tous avaient été vidés de leur contenu puis remplis à ras bord, dégoulinants et poisseux.

Marc recula contre un angle de faïence.

Il allait devoir sérieusement réviser ses comptes.

Parce que Jacques Reverdi était déjà à Paris.

Il visualisait la scène. À mesure que le prédateur interrogeait sa victime, il maintenait son pouce à l’extrémité du tuyau coupé afin de le boucher. Si Alain ne répondait pas, il libérait le flux et remplissait un récipient. Une autre question, un autre flacon. Et ainsi de suite.

Mais Reverdi avait fait pire.

Après avoir obtenu les réponses à ses questions, il avait enfoncé le tuyau dans la gorge d’Alain, le forçant à boire son propre sang. Le postier avait été étouffé par le breuvage. Le sang encore frais lui sortait par la bouche, le nez, les oreilles. La tête était gonflée, les joues pleines, les tempes boursouflées.

En s’approchant, Marc constata que la machine était encore en marche : les derniers centilitres, poussés par la pression, continuaient à pénétrer le cerveau d’Alain. Ce visage n’allait pas tarder à exploser.

Marc était étonné de conserver sa lucidité. Seule l’urgence le tenait debout. Qu’avait pu dire le postier ? Pas grand-chose, hormis le fait que c’était un homme qui venait chercher le courrier d’Élisabeth. Pour le reste, Alain ne connaissait que le prénom de Marc. Il ne lui avait demandé qu’une seule fois son passeport, lorsqu’il avait ouvert le « contrat de réexpédition », huit mois auparavant. Aucune chance qu’il se souvienne de quoi que ce soit.

Marc bénéficiait donc d’un sursis. Il recula avec précaution, cherchant à se rappeler s’il avait posé sa main quelque part. Non. Vieux réflexe de fouineur qui ne laisse jamais de trace.

Sur le seuil de la salle de bains, il se dit qu’il devait arrêter la machine, pour éviter l’ultime outrage. Il revint sur ses pas mais, face aux boutons de commande, il s’immobilisa. Il n’avait pas la moindre idée du fonctionnement du système, et à l’idée de commettre une maladresse — augmenter la pression par exemple, provoquant l’explosion du crâne —, il préféra renoncer.

Parvenu dans le salon, il rouvrit la porte d’entrée, la main emmaillotée dans sa manche, et jeta un coup d’œil sur le palier : personne. Avant de s’enfuir, il chercha dans sa mémoire une prière — juste quelques mots — pour demander pardon à Alain.

Il ne trouva rien.

Il abandonna le Vietnamien à sa pression.

77

Par prudence, il emprunta l’escalier et descendit un étage à pied. Au onzième, il appela l’ascenseur. Dans la cabine, il s’effondra. Il s’accroupit par terre, dos à la paroi de fer, et se mit à sangloter. Il était perdu et, il le savait, virtuellement mort. Il ne cherchait même pas à imaginer les souffrances qui l’attendaient.

Les portes s’ouvrirent au cinquième étage. Marc n’eut que le temps de se remettre debout. Deux adolescents chinois entrèrent, en ricanant. Marc se plaqua contre la cloison du fond, retenant souffle et sanglots. Les gamins sortirent au rez-de-chaussée, sans un regard pour lui. Il laissa les portes se refermer. La cabine descendit encore. Il s’aperçut que la tour était si gigantesque qu’elle possédait un deuxième rez-de-chaussée…

Quand les parois s’écartèrent à nouveau, il découvrit une galerie commerciale, donnant sur des jardins à ciel ouvert. Il avança de quelques pas et écarquilla les yeux. En un étage, il avait été propulsé à Hongkong ou à Pékin. Tous les visages étaient chinois. Toutes les voix étaient chinoises. Les néons dessinaient des calligraphies, projetant des lumières rouges, bleues ou jaunes. Des remugles de nourriture, chargés d’ail et de soja, planaient dans l’air.

Marc titubait. Un homme le bouscula. Il se retrouva plaqué contre la vitre d’un magasin de CD et de DVD. Des enceintes diffusaient une mélodie romantique. Il était paralysé, les bras en croix.

Avec peine, il se remit en marche, poursuivi par la petite voix aigre de la chanson. Ses yeux lui évitaient les obstacles mais n’analysaient pas les visages ni les objets rencontrés. Il avançait comme un somnambule, sans qu’aucun détail lui soutire la moindre pensée ou réaction.

Il prit conscience qu’il n’avançait plus. Devant lui, dans la vitrine, quatre exemplaires du même livre trônaient fièrement sur leur socle. La couverture, sur fond noir, affichait en lettres rouges : SANG NOIR. Dans un autre espace-temps, Marc aurait été heureux — ou ému par ce spectacle.

Mais à cet instant, il n’était ni heureux, ni ému.

Simplement terrifié.

Jacques Reverdi était-il passé par cette galerie commerciale en quittant l’appartement d’Alain ? Avait-il vu ce livre ? Combien de temps lui avait-il fallu pour tout comprendre ? Marc ne doutait pas que le postier eût donné son prénom. Grâce au roman, Reverdi possédait le patronyme complet.

Marc s’élança sous les voûtes. Il n’avait pas effectué deux pas qu’il reçut un nouveau choc. Un uppercut dans le foie. Dans la vitrine d’une parfumerie, le visage de Khadidja le regardait.

Il s’approcha, chancelant. C’était un panneau cartonné sur un support. Marc ne foutait jamais les pieds dans une parfumerie — il ignorait donc que la campagne de publicité pour Élégie se poursuivait maintenant, en toute discrétion, sur les lieux de vente.

Reverdi avait-il déjà rencontré Élisabeth dans une de ces vitrines ?

Il tenta de reprendre sa course, coincé entre la couverture de son livre et les affichettes de Khadidja. Il se faisait penser à un trappeur prisonnier de son propre piège, la jambe coincée entre des mâchoires de fer.

Il se retourna brutalement — il lui semblait avoir vu, dans le reflet de la vitrine, la silhouette d’un homme au crâne rasé. Un homme qui aurait pu être Reverdi. Non : il n’y avait personne.

Personne d’occidental en tout cas.

À ce moment, il eut un éclair de lucidité.

Ses lèvres prononcèrent malgré lui :

— Khadidja.

78

En route vers la rue Jacob, Marc ne cessait d’appeler Vincent. Aucune réponse. Pas même de message. Cela ne signifiait pas que le photographe était absent. Au contraire, quand il travaillait, il déconnectait son cellulaire et sa ligne fixe. Marc exhorta le chauffeur à foncer, ce qui ne provoqua que des soupirs et des remarques sur la « circulation de plus en plus merdique » à Paris.

Marc s’enfouit dans ses pensées — qui se résumaient à une seule : sauver Khadidja. Il fallait la cacher, la protéger et, d’une façon ou d’une autre, lui expliquer. Parmi toutes ses raisons de paniquer, cette perspective d’explication était la plus forte.

Comment lui raconter toute l’histoire ?

Le taxi n’avançait plus. Un embouteillage sur le boulevard Saint-Michel. Il tenta une nouvelle fois le numéro de Vincent. En vain. Il était certain que le géant saurait où était Khadidja. Il prévoyait également de le mettre en garde. Mentalement. Marc suivait le chemin du tueur : des affiches, il contacterait la société des parfumeurs ou l’agence de publicité. En quelques coups de fil, il débusquerait les coordonnées de Vincent, ou même de Khadidja.

La voiture était toujours à l’arrêt. Marc paya le chauffeur, expliquant qu’il allait finir la course à pied. L’autre grogna : « Bonjour la solidarité. » Il remonta le boulevard au trot, puis descendit la rue Médicis, à droite, le long des jardins du Luxembourg. Parvenu au coin de la rue de Tournon, l’image de Renata Santi jaillit dans son esprit. Elle aussi était en danger. Il composa son numéro, tout en continuant à marcher.

— Marc ? Où êtes-vous ? Ça fait trois jours que je…

— J’ai vu le livre.

— Vous êtes content ?

Sa voix pulmonaire lui donnait toujours un ton précipité. Marc devait jouer le jeu, le temps de quelques répliques :

— Super.

— Mais vous n’avez pas répondu aux requêtes de…

— Renata, j’ai quelque chose à vous demander.

— Dites. Avec les premiers échos que je reçois des libraires, vos désirs sont des ordres.

— Un homme vous a-t-il contactée à propos du livre ? Quelqu’un de bizarre ?

— Bizarre dans quel style ?

Marc comprit qu’il faisait fausse route. Jamais Reverdi n’aurait l’air étrange ni suspect. Au contraire. Pourtant, il insista :

— Je ne sais pas. Un journaliste que vos attachées de presse ne connaîtraient pas. Un type qui voudrait m’approcher, pour une raison ou une autre. Pas d’appel de ce genre ?

— Non.

— Pas de présence anormale, devant vos bureaux ?

— Vous commencez à me faire peur…

Marc dévalait la rue Bonaparte.

— Écoutez-moi. Si vous voulez vraiment me faire plaisir, quittez votre bureau et trouvez-vous un coin tranquille, qui ne soit pas votre appartement. Et surtout, ne dormez pas chez vous ce soir.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous devenez franchement inquiétant, Marc.

— Je vous expliquerai tout demain. Juré. Mais pour ce soir, suivez mes instructions, d’accord ?

— Eh bien… (Sa respiration bourdonnait dans les graves.) C’est un peu original comme requête, mais d’accord… J’ai connu de drôles d’oiseaux mais vous avez la palme !

Marc raccrocha — il était parvenu rue Jacob. Il tourna à gauche, atteignit le portail. Son cœur cognait sous ses côtes. Ses jambes flageolaient. Le studio avait son apparence habituelle : grandes baies vitrées, occultées par des rideaux. Il tendit la main vers la sonnette.

Son geste s’arrêta net.

La porte de verre était ouverte. Marc sentit ses jambes céder pour de bon. Il pivota et s’appuya contre la vitre. Un craquement fissurait son corps. Une longue déchirure d’os, qui traversait tous ses membres.

Jacques Reverdi l’avait précédé.

Et il était peut-être encore sur les lieux…

Il se souvint qu’un commissariat était situé à cent mètres de là, rue de l’Abbaye. Mais il songea à Vincent et se retourna, face à l’embrasure. Après tout, il était le seul responsable de ce cauchemar.

Sans un bruit, il poussa la porte. Le studio baignait dans un silence de sanctuaire. Tous les rideaux étaient tirés. Seules, quelques lucarnes en hauteur diffusaient un filet de lumière. Il lui suffit de deux pas pour obtenir une confirmation : Reverdi était passé — et déjà reparti.

Des centaines de photos jonchaient le sol. Le tueur avait retourné les archives de Vincent, afin de trouver les images et les coordonnées de Khadidja Kacem, alias « Élisabeth Bremen ».

Mais il y avait beaucoup plus grave.

Au-delà des projecteurs éteints, Vincent était assis dans son fauteuil — un siège à roulettes que Reverdi avait poussé au centre du plateau. Le gros homme était de dos, tête baissée, tourné vers les grandes toiles colorées qui se déroulaient jusqu’au sol. Sa posture ne laissait aucun doute : refroidi. Autour de lui, un tas de photographies étaient répandues en arc de cercle.

Marc avança, lui-même plus mort que vivant. Sa tête était comme une chambre noire, qui ne révélait plus que des images de destruction.

Vincent était nu, comme Alain, mais dans une version XXL, monstrueuse. Plis de chair, compressés encore par les torsades du ruban adhésif qui l’immobilisait dans le fauteuil. Son corps de baleine portait la trace de multiples blessures. Pas de celles que Reverdi pratiquait sur ses victimes féminines — incisions fines et nettes, sans bavure. Cette fois, c’étaient de belles et franches entailles. Rageuses, barbares, profondes. D’après les gerbes brunes qui en avaient jailli, atteignant parfois deux mètres de longueur, Reverdi avait choisi pour l’occasion les artères et non les veines ; gros débit et forte pression.

Pourtant, Marc comprenait qu’une fois encore, Reverdi avait, dans un premier temps, obturé les plaies avec du ruban adhésif. De nouveau, il avait pratiqué son chantage au sang, attendant les réponses à ses questions, avant de « lâcher la sauce ». À chaque refus, à chaque silence, il avait arraché un pansement bricolé, ouvrant une vanne de mort.

S’approchant, Marc remarqua un détail singulier. Les longs cheveux couvraient entièrement le visage baissé, mais certaines mèches paraissaient torsadées et dures, comme des dreadlocks de Jamaïcain. Doucement, très doucement, Marc glissa sa main sous le menton de Vincent et lui releva le visage.

Le tueur avait arraché les yeux du photographe et enfoncé dans ses orbites des pellicules déroulées. Une seconde encore, et Marc comprit que la tête du cadavre avait été placée selon un axe spécifique. Ce visage énucléé « regardait » quelque chose, situé dans le dos de Marc.

Il se retourna et aperçut des traces sanglantes autour des grandes toiles de papier coloré. Sans hésiter, il les arracha une à une et découvrit la suite du message.

Sur le dernier fond, couleur parme, l’assassin avait écrit avec le sang de sa victime :

VOIR N’EST PAS SAVOIR !

Marc se recula et buta contre le cadavre. Il vit toute la pièce basculer et comprit qu’il perdait connaissance. In extremis, il se rattrapa à l’épaule de son ami martyrisé. À ce seul contact, il hurla — un cri du ventre qu’il retenait depuis sa première visite chez Alain. Il hurla encore, et encore. Plié en deux sur son souffle, sur sa rage, sur sa peur. Il hurla, jusqu’à se déchirer les cordes vocales.

Puis il tomba à genoux, sanglotant sur les photos éparses sur le sol, collées par le sang séché.

C’est à cet instant qu’il comprit la conclusion du message.

Tous ces clichés ne représentaient qu’un seul sujet : Khadidja.

Vincent avait-il donné son adresse ? Sans aucun doute.

Qu’avait-il pu dire d’autre ? Rien. Il ne savait rien. À l’idée des tortures inutiles qu’il avait subies, Marc sentit une nouvelle vague de sanglots le soulever — mais il s’arrêta net.

Peut-être pouvait-il encore sauver Khadidja.

Il se releva, marcha jusqu’au bureau et utilisa le téléphone fixe de Vincent. Le numéro du portable de Khadidja était en mémoire. Pas de réponse. Marc songea à Marine, sa maquilleuse personnelle. Son numéro était également programmé. Elle répondit à la troisième sonnerie.

— Marc ! Comment ça va ?

Il lança un coup d’œil aux orbites crevées de Vincent, à l’inscription sanglante, aux photos de Khadidja coagulées. Il dit :

— Ça va.

— Qu’est-ce que tu voulais ?

Il tourna le dos au massacre et raffermit sa voix :

— Je cherche Khadidja.

— Ho, ho, ho…, gloussa la maquilleuse.

— Tu sais où elle est ?

— Avec moi. On est en pleines prises de vue.

Le soulagement lui décrocha quelque chose, très loin, au fond de la poitrine :

— Où êtes-vous ?

— Au studio Daguerre.

— Quelle adresse ?

— 56, rue Daguerre, mais…

— J’arrive.

— La séance n’est pas terminée, je…

— J’arrive.

Marc allait raccrocher quand il demanda :

— Quelqu’un l’a appelée cet après-midi ? Sur son cellulaire ?

— Aucune idée. Pourquoi ?

— Écoute-moi bien. D’ici mon arrivée, elle ne répond pas au téléphone. Elle n’écoute pas ses messages. Personne ne l’approche, excepté l’équipe de prises de vue. Compris ?

Marine ricana :

— Tu deviens très exclusif. Elle va a-do-rer ça !

79

Le plateau du studio était entièrement cerné par des paravents miroitants. Des hautes feuilles d’aluminium qui renvoyaient des éclats brisés, des froissements de vaisseau spatial dans toute la pièce.

Ce décor étincelant paraissait poser d’énormes problèmes techniques. Cinq assistants couraient dans tous les sens et pas un seul des projecteurs n’était dirigé vers le plateau lui-même mais orienté selon des angles obliques, afin d’obtenir un éclairage indirect.

Il régnait dans le studio un silence chirurgical. Des prises de vue de « pros ». Une réunion d’experts. Marc avança de quelques pas, le plus discrètement possible, jusqu’à la lisière de la clairière aveuglante.

Khadidja était là, seule, dans la lumière blanche.

Vêtue d’une combinaison en mailles argentées, elle ressemblait à une créature extraterrestre, tout juste descendue de la planète Perfection. Une planète où les habitants possédaient des mensurations sans faille ; où chaque attitude ressemblait à une rivière de grâce translucide.

— OK. On reprend la position de tout à l’heure. C’est bon la lumière, là ?

Marc accusa le coup. La simple voix du photographe, donnant des ordres dans la pénombre, lui rappela son ami. Il était venu tant de fois dans son studio… Vincent dirigeant ses photos floues, à coups de commentaires philosophiques bidon. Vincent éclatant de rire, en décapsulant une canette. Vincent sortant ses photos salaces de son pantalon froissé. Marc bloqua sa respiration pour ne pas pleurer et se concentra sur Khadidja.

Elle se tenait les mains sur les hanches, jambes écartées, à la manière d’une James Bond Girl des années soixante-dix. Elle paraissait tenir tête au halo blanc qui la cernait et consumait les bords de sa silhouette.

— Maintenant, tu avances d’un pas. Tu te places de trois quarts. Voilà. Tu souris. Avec une pointe d’arrogance…

L’expression demandée s’épanouit sur ses lèvres claires. Un tel sourire possédait une incidence directe, aiguë, sur une partie profonde de soi, une membrane ancestrale, oubliée. Comme ces sondes qui se perdent dans les ténèbres de la Terre et découvrent des poches emplies de liquides fossiles, encore palpitants.

— Nickel. Tu reviens de face. Légèrement cambrée.

Khadidja s’exécuta. La courbe du dos fléchit. Le mouvement aurait pu être vulgaire, aguicheur, mais c’était ici une nonchalance naturelle qui semblait directement descendre du sourire jusqu’aux plus infimes ramifications des membres. Marc trépignait sur place : il avait envie de traverser le plateau, de l’empoigner par la main et de fuir avec elle. Il fallait cacher ce trésor, avant qu’il ne soit trop tard.

Le déclic grave de l’appareil résonnait, suivi aussitôt par le sifflement du flash, puis le moulinet du boîtier. Déclic. Sifflement. Moulinet… Une cadence ternaire. Mais aussi un glas. L’image de Vincent revint lui lacérer la mémoire. Il se tourna dans l’ombre : cette fois, il allait exploser. Pleurer ou vomir. Ou les deux à la fois.

— C’est bon. On arrête !

Marc s’appuya au mur, toujours plié en deux, quand il sentit un parfum très dense, mélange de pigments arides et d’huiles douces. Il pivota : Khadidja se tenait devant lui. À la fois irréelle et trop présente, dans sa combinaison à mailles scintillantes.

— Parmi les visiteurs possibles, t’étais tout en bas de la liste.

Elle n’avait pas l’air surprise — Marine l’avait prévenue.

Un message urgent ? continua-t-elle.

— Je pensais t’inviter en week-end.

— Carrément.

Il tenta de sourire, mais l’effort lui arracha un spasme de souffrance.

— Je… je voulais simplement te montrer un endroit que j’aime beaucoup. Pas loin de Paris.

— Quand ?

— Maintenant.

— De mieux en mieux. Le grand auteur kidnappe les jeunes filles.

L’ironie moqueuse devenait sarcastique. Marc choisit une autre carte — l’orgueil blessé.

— Écoute, dit-il d’un ton rapide, j’agis sur une impulsion. C’est déjà assez difficile pour moi. Si tu n’en as pas envie, on en reste là. Aucun problème.

Elle hocha la tête, sans le quitter des yeux. Ses boucles noires ruisselaient autour de son visage.

— Attends-moi. Je vais chercher mes affaires.

80

Marc se souvenait parfaitement du lieu. Un relais-château situé aux environs d’Orléans, qui comptait un manoir et ses dépendances, dans un parc de plusieurs dizaines d’hectares. Lorsqu’il était paparazzi, il avait souvent planqué aux abords de cet hôtel. Un refuge secret, élitiste, où les personnalités célèbres venaient consommer leurs liaisons illégitimes, à l’abri des regards indiscrets. À l’époque, en arrosant quelques gars du personnel, il était régulièrement informé des arrivées de couples « porteurs ».

Son coup de chance était que Khadidja possédait une voiture — parce qu’il l’invitait à la campagne, mais il n’avait pas de véhicule. La jeune femme, qui portait un beau « A » au cul de sa Twingo, conduisait avec un plaisir évident. Elle venait de passer le permis, expliqua-t-elle : c’était son premier grand trajet !

Durant le voyage, Marc essaya de nourrir la conversation mais la peur, la confusion, la souffrance se mêlaient dans tout son être au point qu’il parvenait à peine à achever ses phrases. Il avait réglé le rétroviseur extérieur droit afin de pouvoir observer lui-même la route à l’arrière. Au cas où ils seraient suivis. Khadidja était tellement concentrée sur sa conduite qu’elle n’avait pas remarqué ce détail.

Une fois sortis de l’autoroute, ils prirent une départementale. Marc n’eut aucune difficulté à retrouver son chemin, malgré la nuit qui s’avançait. Enfin, au détour d’un virage, il repéra le mur d’enclos, verdi de mousse, camouflé parmi les arbres, puis les deux tours du manoir, qui perçaient les frondaisons.

La Twingo franchit le portail et glissa dans la cour de gravier. Lorsque Khadidja découvrit la façade ensevelie sous le lierre, elle émit un sifflement admiratif. Malgré son état, Marc percevait le charme de cette femme : chaque mot qu’elle prononçait, chaque geste qu’elle effectuait respirait une spontanéité, une fraîcheur déconcertantes, qui n’avaient rien à voir avec ses allures de déesse du Maghreb. Plus on la connaissait, plus son statut d’icône intouchable reculait. Elle était avant tout une jeune femme enjouée, cultivée, qui ne mâchait pas ses mots et qui portait sa beauté comme un manteau léger, qu’elle aurait oublié d’ôter.

Après qu’elle se fut garée, à grand renfort de jurons, de grincements, de calages, ils sortirent de la voiture et prirent la mesure de l’édifice éclairé dans la nuit. Le bâtiment principal était une ferme grise, en forme de « U », dont les anciennes écuries, à gauche, accueillaient maintenant des salles de séminaire et un restaurant. Les fenêtres des chambres se déployaient en série, au premier étage, le long du corps de logis. Face au manoir, dans le parc, on apercevait les dépendances qui abritaient des suites aménagées, comme autant d’îlots de discrétion. Marc se détendit légèrement : entouré par les murs d’enclos et les chênes centenaires, il se sentait, pour la première fois de la journée, en sécurité.

Le hall d’entrée confirmait l’impression de bien-être rustique, sans fioriture. Murs de pierres apparentes, tapis épais sur parquet de bois ciré, armures de fer bombant le torse. Marc ne craignait plus qu’un danger — que le concierge ou le garçon d’étage le reconnaisse et lui souffle une information indiscrète, qui aurait jadis intéressé « la Raflette ». Mais non : le personnel avait changé et on les traita comme un couple standard, s’accordant un week-end aux chandelles.

Marc choisit deux chambres mitoyennes, avec porte communicante, parlant à l’écart de Khadidja, pour ne pas avoir l’air du pauvre séducteur qui tisse sa toile. Dans un coin de son esprit, là où la peur n’avait pas encore tout dévasté, il souffrait de cette situation — de son allure de dragueur à la petite semaine qui tendait un piège à sa secrétaire.

La visite des chambres aggrava encore la caricature. Lit à baldaquin, courtepointe de velours, minibar bourré de bouteilles de champagne : les armes du traquenard. Marc n’osait pas regarder Khadidja. Il était confit de honte.

Dès que le garçon d’étage fut sorti et qu’elle se fut installée dans sa chambre, Marc fouilla la sienne de fond en comble. C’était absurde : Reverdi ne pouvait pas se cacher dans un placard. Il lança un coup d’œil par la fenêtre à droite, le parking. Rien à signaler. Pas de nouvelle voiture, pas de visiteur, pas d’ombre furtive.

Marc regarda sa montre : vingt heures trente. Ils allaient bientôt dîner. Alors il parlerait à Khadidja. Comment réagirait-elle ? Exigerait-elle de se rendre à la police ? Sans doute. Il n’y avait pas d’autre solution : lui-même en était convaincu.

Mais d’abord, tout expliquer.

Ce soir.


Khadidja lisait la carte en silence.

En réalité, elle observait Marc du coin de l’œil. En d’autres circonstances, elle aurait éclaté de rire. À elle seule, la décoration de la table était un morceau d’anthologie : les couverts étaient multipliés par cinq, les chandelles semblaient réglées par un potentiomètre, des tentures isolaient chaque table, formant des alcôves intimes.

Oui, en d’autres circonstances, elle se serait tordue de rire. Mais pas ce soir : parce que ce dîner lamentable, ce guet-apens pathétique lui étaient servis par Marc en personne. Et tout, dans son attitude, depuis le départ de Paris, sonnait faux. Son invitation, son changement d’humeur à son égard, son ton enjoué. Malgré ses efforts, il semblait étranger à tout ce qui se passait ici.

Que cherchait-il ?

Pourquoi l’avait-il amenée ici ?

Une semaine plus tôt, cette escapade l’aurait rendue folle de bonheur — ou de désarroi — mais plus maintenant. Depuis, il y avait eu cette soirée pénible, ce cocktail chaotique où son athlète de poche, avec sa main en sang et ses manières violentes, avait touché le fond. Elle le considérait désormais avec pitié. Il y avait en lui une dureté, un mystère que rien ni personne ne paraissait pouvoir percer. Un homme à l’écorce inviolable. Solitaire, désespéré, incompréhensible. Et cette soirée sinistre confortait encore ce sentiment.

Elle décida d’aller droit au but :

— Tu as quelque chose à me dire, non ?

Elle lui avait déjà posé la question dans la voiture, sans obtenir de réponse. Il louvoya une nouvelle fois :

— Non, sourit-il. Ou plutôt si, mais pas maintenant. Qu’est-ce que tu choisis ?

Il avait utilisé une voix de velours, à double fond. Pour qui la prenait-il, Bon Dieu ? Elle revint à la carte :

— Je comprends rien à ces trucs.

Marc proposa, d’une voix amusée :

— Tu n’as pas envie d’essayer la « farandole de pétoncles au jus de venaison coraillé, perlé à l’essence d’agrumes » ?

Elle sourit.

— Ou le « suprême de poularde, accompagné de ses pieds bleus fondants » ?

Elle surenchérit :

— Je vais plutôt tenter les « lentins du chêne, en cocotte lutée ».

— Je te comprends. Mais n’oublie pas les « endivettes confites au verjus ».

— Sans compter le « boudin de colvert en feuilletage » !

Ils éclatèrent de rire. En un déclic, une complicité s’épanouit entre eux. Un partage d’évidence, limpide, scintillant. Une sorte de sursis. Comme une goulée d’alcool au fond d’une tranchée. Mais elle sentit aussitôt que ça n’allait pas durer.

En effet, le visage de Marc se figea d’un coup. Sa peau prit la teinte d’un pansement dentaire.

— Excuse-moi, lâcha-t-il.

Il quitta la table en un seul mouvement.


Il en était sûr.

Dans l’encadrement de la fenêtre, il l’avait aperçu. Crâne rasé. Visage long et gris. Taille immense. Aucun doute. Reverdi. Marc traversa la salle du restaurant. Il ne savait pas ce qu’il allait faire — il n’était même pas armé. Mais il devait obtenir une certitude.

Sur le perron, il s’arrêta, comme au bord du vide. Il observa le carré de lumière de la cour. Il scruta les cailloux gris, respira l’odeur vive d’humidité, écouta le bruissement des feuilles. Bien. Il essaya de voir, plus loin, à travers les ténèbres. Personne. Une nuit de campagne, ni plus ni moins menaçante que les autres.

Une main se posa sur son épaule.

Il hurla en se retournant, glissa sur les marches et tomba en arrière. Il évita la chute de justesse et resta en position de défense, dans la lumière du lanterneau. Un homme s’avança, large sourire aux lèvres :

— Je suis désolé. Je vous ai fait peur. Je suis le directeur de l’hôtel.

Marc essaya de dire quelque chose — il n’y parvint pas.

— N’ayez crainte : notre parking est surveillé jour et nuit.

Il comprenait à peine ce que l’homme disait. Ses membres tressautaient sous ses vêtements. La sueur lui piquait le visage comme un masque d’épingles. Une nouvelle fois, il tenta de parler : pas moyen. Le directeur le rejoignit dans la cour, parlant toujours un langage incompréhensible. Marc marmonna enfin un « très bien, très bien », puis rentra tête baissée à l’intérieur, bousculant un serveur au passage.

Il revint s’installer à la table. Il tremblait tellement qu’il ne sentait plus ses mains ni ses pieds. Ses extrémités lui paraissaient détachées, et en même temps douloureuses. Il songeait à ces membres coupés qui démangent encore les soldats amputés.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Khadidja. On dirait que t’as vu un fantôme.

— Un coup de fil urgent. Tout va bien.

Pour se donner une contenance, il saisit de nouveau la carte mais la reposa aussitôt. Ses mains vibraient comme des ailes d’insectes. Il les cala sous ses cuisses et se concentra sur les noms qui dansaient devant ses yeux.

Bon Dieu : il fallait qu’il lui parle.


— Ça ne te dérange pas si je laisse la porte ouverte ?

La question était ridicule, comme tout le reste. Elle n’avait pas souvenir d’avoir déjà subi un dîner aussi absurde. Les conversations, à peine ébauchées, mouraient d’elles-mêmes et les silences tombaient, lourds comme des stèles de cimetière. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle avait tant rêvé jadis de ce tête-à-tête…

Elle passa dans la salle de bains et s’observa dans le miroir. Elle portait encore des traces du maquillage des prises de vue. Elle réfléchit. Étaient-ils censés faire l’amour cette nuit ? Cela ne serait qu’une absurdité de plus. Accepterait-elle ? Non. Aucun doute. Mais en une nuit, la température pouvait tellement varier… Une angoisse la saisit : elle ouvrit son sac. Elle n’avait pas ses médicaments, ni aucune crème. S’il se passait quelque chose, comment ferait-elle ?

Elle fit couler un bain puis revint dans la chambre. Il valait mieux prendre ce décor avec humour. Le lit colossal, couvert d’une courtepointe de velours. La tapisserie au mur, représentant une scène d’amour courtois. On avait même déposé deux roses rouges sur l’oreiller, en croisant leurs tiges.

Le bain coulait toujours. Elle n’entendait plus de bruit dans la chambre voisine. Elle rangea son manteau dans l’armoire et se décida à ouvrir son lit.

Elle attrapa les roses avant d’écarter la couverture.


Le hurlement surprit Marc alors qu’il observait la cour.

Il traversa sa chambre en un bond et découvrit Khadidja pétrifiée — talons hauts et épaules plus hautes encore —, les yeux vissés sur le dessus-de-lit. Il regarda à son tour et sentit ses tripes se retourner.

Des yeux.

Des yeux reposaient sur la courtepointe.

Marc connaissait leur origine. Le visage énucléé de Vincent. VOIR N’EST PAS SAVOIR. Il remarqua aussi deux roses rouges éparses. Des filets de sang reliaient les pétales aux organes. Ils avaient été cachés à l’intérieur des deux fleurs.

Jacques Reverdi leur souhaitait la bienvenue.

À sa manière.

Marc se jeta sur la porte d’entrée et la ferma à double tour puis il courut dans sa propre chambre pour la verrouiller. Il revint auprès de Khadidja et la prit dans ses bras. Elle tremblait tellement qu’elle avait perdu tout poids, toute masse.

Par réflexe, il considéra à nouveau le lit. Sur la bordure des draps, il aperçut des traces sanglantes. Ce n’étaient pas les éclaboussures des pétales. Il se rappela les toiles du studio et l’avertissement de Reverdi. Ici aussi, le message était incomplet.

Sans hésiter, il saisit la couverture et le drap supérieur. Il les arracha d’un seul geste, balayant roses rouges et globes oculaires.

Sur le drap-housse, des lettres sanglantes tendaient leurs griffes :

CACHE-TOI VITE PAPA ARRIVE

81

— Mais qu’est-ce qui se passe ?

Il lui saisit la main sans répondre et l’arracha du sol. Khadidja n’eut que le temps d’attraper son sac dans la salle de bains, pendant qu’il déverrouillait la porte. Ils dévalèrent les escaliers puis traversèrent le hall sous le regard étonné de l’homme de la réception.

Sur le seuil, Marc stoppa net. Il scruta la cour éclairée. Les voitures stationnées. Les arbres bruissants. Au-delà, l’obscurité paraissait avoir gagné en profondeur. Marc arrêta son regard sur la voiture de Khadidja. Un bref instant, il fut tenté d’y plonger et de retourner à Paris. Mais Reverdi l’avait peut-être piégée. Ou bien il était à l’intérieur. Il fixa le chêne massif. Sa certitude bascula : il était là, derrière l’écorce argentée. Puis il tomba sur les portes des écuries, noyées d’ombre. Il était partout. Par sa seule menace, il saturait leur espace vital.

Rester à l’hôtel ? Appeler la police ? Remonter et s’enfermer dans leurs chambres jusqu’aux lueurs du jour ? Marc eut un flash : les yeux roulant au bas du lit, l’écriture tremblée et brune : CACHE-TOI VITE PAPA ARRIVE. Fuir. Il fallait fuir. Surtout ne pas rester dans ce manoir.

Il serra les doigts de Khadidja et s’élança. Un orage grondait au loin. À chaque seconde, les ténèbres semblaient plus lourdes, plus basses. Ils longèrent le parking. Marc observait chaque voiture, chaque parcelle d’obscurité. Parvenu au coin de la bâtisse, il repéra un sentier qui s’enfonçait dans la nuit.

— Retire tes chaussures, ordonna-t-il.

Ils coururent parmi les arbres, les ombres, les bruissements. La nuit à la campagne. Ce monde du dehors qu’on regarde par la fenêtre d’une maison chauffée en frissonnant. Cette quintessence du noir, qu’on se félicite de ne pas avoir à affronter. Eux ne la contemplaient plus à travers la vitre ; ils y étaient de plain-pied. Ils la traversaient, la piétinaient, la violaient. Comme un tabou sacré que personne d’autre n’aurait osé transgresser.

Leurs pas craquaient sur les branches. Leurs jambes s’écorchaient parmi les ronces. Leurs pieds trébuchaient contre des racines. Ils avançaient, sans direction, sans repère. Au-dessus de leur tête, le vent agitait les cimes, froissant les feuilles, fouettant la voûte sombre du ciel.

— Merde.

Devant eux, s’ouvrait une forêt de saules, agitée de longs frissons. Il songea aux bambous. Il imagina ces feuilles sur la peau du tueur. Son visage hanté par la haine, soudain frôlé par les branches. Marc le voyait s’arrêter, goûtant la douceur du contact, sentant peu à peu la folie criminelle mûrir en lui, appelée par ces caresses végétales…

— Pas par là, souffla-t-il.

Il serra encore la main de Khadidja et prit sur la gauche, à travers champs. Elle suivait, sans une plainte. Obscurément, il était fier d’elle — de son silence, de son courage.

Ils couraient maintenant à découvert, pataugeant, s’enfonçant dans les sillons d’un champ. Ils franchirent des terres nues, plongèrent dans de nouveaux sous-bois. Marc maudissait cette campagne hostile, réveillée par le vent, vivifiée par la pluie. Mais il n’osait s’arrêter ni se retourner. C’était, au sens littéral, une fuite en avant.

Quand il vit la grange, il sut que c’était ici. Un refuge ou une impasse. Soit Reverdi les avait perdus et ils pouvaient attendre le jour entre ces quatre murs, soit il était sur leurs pas et tout s’achèverait au fond de cette étable. Il tira encore Khadidja par la main. Il l’entendait souffler, haleter, mais elle ne lâchait pas le moindre gémissement.

D’un coup d’épaule, il enfonça la porte. Malgré la puanteur qui le saisit à la gorge, malgré le froid glacial, il ressentit un réconfort.

S’écrouler sous ce toit, attendre la fin de la nuit : son esprit n’alla pas plus loin. L’obscurité était presque totale. Ils se glissèrent dans les remugles solidifiés, écrasant sous leurs pieds la terre battue, jonchée de bouses séchées.

Marc referma la porte — et la nuit. Il se demandait s’il avait conservé, par hasard, au fond d’une poche, le briquet qu’il avait utilisé dans le terrain vague de Nanterre. Mais à ce moment, une flamme jaillit dans le noir. Les boucles de Khadidja brillèrent : elle tenait elle-même un briquet. La seconde suivante, la lueur se transforma en véritable foyer. Marc allait hurler mais Khadidja le prévint :

— Surtout, ne viens pas me dire qu’on va se faire repérer.

Marc demeura bouche bée. Elle avait raison. Que savait-il des lois de la chasse ? Des règles de la guerre ? Dehors, il pleuvait à verse. Les nuages étaient si bas qu’ils allaient absorber la fumée lorsqu’elle s’échapperait de la fenêtre que Khadidja était en train de débroussailler. Elle revint s’asseoir près du feu. Marc s’approcha à son tour : elle nourrissait le brasier avec les bouses les plus sèches.

Malgré la chaleur naissante, elle grelottait encore. Il ôta sa veste et la lui posa sur les épaules — c’était le moins qu’il puisse faire. Aussitôt, il se releva. Les pensées virevoltaient dans sa tête. Se préparer au siège. Organiser la résistance. Comment ? Ils n’avaient rien. Pas d’armes, pas de protection, pas de vivres…

— Assieds-toi. Tu me fous la gerbe à tourner comme ça.

Marc s’immobilisa. Le ton autoritaire le surprit — mais plus encore, le calme dans la voix. Incroyable : elle n’avait pas peur. Il s’écroula, face à elle. Entre eux, les excréments crépitaient, distillant des flammes brèves, nerveuses, d’un curieux éclat verdâtre.

— Je t’écoute, dit-elle. Je veux toute l’histoire.


Il raconta. L’usurpation d’identité. Les premières lettres. Le vol de la photo. Le pacte avec Reverdi. Son périple sur la « ligne noire », entre le tropique du Cancer et la ligne de l’Équateur.

Puis le secret du sang noir.

Il prit la peine de décrire chaque détail, fasciné, toujours et encore, par le rituel du tueur. Les incisions. Le miel. La chambre hermétique. Et l’acte final.

Khadidja, les bras enroulés autour des jambes, menton posé sur ses genoux, conservait le silence. Elle fixait les flammes fugaces. Quelque chose en elle résistait à la panique. Elle semblait être de taille à affronter tout cela. Marc songea aux « femmes à tiroirs » des toiles de Dali, qui enfouissent leur secret dans les replis de leur corps. Où Khadidja avait-elle caché la source de sa force ?

Il passa au présent. L’évasion de Reverdi. L’assassinat d’Alain van Hêm, seul lien avec Élisabeth et son adresse en poste restante. Puis la fureur du tueur lorsqu’il avait découvert le visage de Khadidja, dans les parfumeries, et le roman Sang noir, dans les librairies. Marc tenta d’expliquer qu’il avait voulu éviter d’autres catastrophes, sauver Vincent, la protéger, elle… Il hésita quelques secondes puis avoua le pire : la mort du photographe.

Khadidja tressaillit, sans quitter le feu des yeux. Elle ne posa pas de questions mais il devina, à distance, qu’une fondation s’affaissait en elle. Marc poursuivit. Il ne voulait rien lui cacher. Il décrivit le martyre de Vincent. Les saignées. Les yeux arrachés — les yeux de la courtepointe. Les photos de Khadidja piétinées. Et l’inscription sur le fond : VOIR N’EST PAS SAVOIR.

Maintenant, Reverdi était là, quelque part, autour de la grange.

Animé par le seul désir de se venger.

Khadidja restait toujours muette. Marc consulta sa montre. Il était une heure du matin. Et toujours pas d’attaque, toujours pas de signes alarmants. L’avaient-ils semé ? Ses membres se déliaient. La chaleur l’enveloppait maintenant. On s’habituait à l’odeur de merde brûlée. On s’habituait à attendre la mort.

— Tu ne m’as pas dit le principal, dit soudain Khadidja. Pourquoi tout ça ? Pourquoi cette quête ?

Marc balbutia quelques mots, tenta de justifier ses recherches. Elle le stoppa :

— Pourquoi tu ne me parles pas de Sophie ?

Il fit un bond comme s’il avait reçu une braise dans les yeux :

— Qui t’a parlé d’elle ?

— Vincent.

Il acquiesça avec lenteur. Elle connaissait donc la partie essentielle de l’histoire. Il chuchota — ses paroles s’entrelaçaient avec les craquements des flammes.

— Deux fois, j’ai été confronté à la mort. À la mort sanglante. Deux fois de trop, pour une vie ordinaire. La première, j’avais seize ans. Mon meilleur ami, un musicien, s’est ouvert les veines dans les toilettes du lycée. Il s’appelait d’Amico. Le meilleur violoncelliste que j’aie jamais rencontré. C’est moi qui l’ai découvert. La deuxième fois, c’était Sophie. Elle a été… Enfin…

Sa voix s’étrangla. Khadidja l’épargna :

— Vincent m’a expliqué. Mais pourquoi avoir réagi de cette façon ? Pourquoi poursuivre le mal, ne pas chercher à oublier au contraire ?

— Ces deux événements ont provoqué en moi une attirance morbide. Une fascination pour la mort. Et surtout, une volonté de savoir, de comprendre. La mort de d’Amico n’a rien à voir avec la pulsion criminelle, mais elle a été comme un préambule. L’antichambre de l’horreur. Le corps de Sophie a été l’apothéose. Une question ouverte, comme une blessure. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-on faire ça ? Ces événements ont posé un doigt sur moi. J’étais choisi, élu, pour appréhender la nature profonde de la violence. Je crois qu’au fond, il y a aussi un remords.

— Un remords ?

Marc ne répondit pas aussitôt. Il touchait là les couches les plus profondes de son être. Des strates qu’il n’avait jamais évoquées à voix haute.

— Lorsque j’ai découvert le corps de mon ami, et celui de Sophie, je me suis évanoui. Je me suis soustrait au monde. Je ne te parle pas d’une brève inconscience. Un véritable coma. Six jours la première fois. Trois semaines la seconde. Il paraît que ça arrive, dans les cas de traumatismes graves. Mais ce coma a également causé une amnésie rétrograde.

— C’est-à-dire ?

— Le choc a effacé l’instant de la découverte, et les heures qui l’ont précédée. Comme si ma conscience avait été éclaboussée, dans les deux sens, sur l’échelle du temps, tu comprends ?

— Ce que je ne comprends pas, c’est ton remords.

Marc cria presque :

— Mais je ne sais pas ce que j’ai fait juste avant ces disparitions ! (Il frappa son poing dans sa paume.) Peut-être que j’aurais pu éviter ces événements… Je les ai peut-être même provoqués. Un mot trop dur à d’Amico, ou bien j’aurais pu rester avec Sophie, je ne sais pas. Bon Dieu, je ne me souviens même pas des dernières paroles que nous nous sommes dites…

Khadidja conserva le silence : elle laissait crépiter les secondes.

— Dans tous les cas, trancha Marc — et il savait qu’il résumait en quelques mots son propre destin —, je leur devais, à l’un comme à l’autre, cette enquête. Leur mort est une page noire dans ma tête. Je devais découvrir une vérité sur la mort, le sang, le mal, pour rattraper cet oubli. Je ne connais pas le meurtrier de Sophie. Personne n’a jamais retrouvé sa trace. Mais au moins, j’ai approché la force maléfique qui l’a tuée. C’est la même force qui habite tous les assassins, et j’ai pu la contempler de l’intérieur. Grâce à Reverdi.

Khadidja se redressa. Ces derniers mots paraissaient lui avoir rappelé quelque chose :

— Cette inscription, sur les draps, tout à l’heure : CACHE-TOI VITE PAPA ARRIVE : qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je ne sais pas. C’est la part d’ombre de Reverdi que je n’ai pu percer.

— Pourquoi l’avoir inscrite comme une menace ?

— Aucune idée. Ou plutôt, si : je pense qu’avant de nous tuer, il veut nous offrir une dernière révélation. C’est un cinglé, tu comprends ?

Elle ne répondit pas. Elle observait Marc avec intensité, mains appuyées en arrière, tête dans les épaules. Ses pupilles dorées ne cessaient de danser sous ses paupières, comme si elle photographiait le moindre détail du visage de Marc.

Enfin, elle regarda par la lucarne bordée de paille : le jour se levait.

— On va se rendre à la police. Prie le ciel pour qu’ils nous foutent en prison et qu’ils nous protègent. Et surtout, prie le ciel pour qu’ils ne t’envoient pas, toi, à l’asile.

82

Elle roulait les mains crispées sur le volant. Il lui avait proposé de conduire mais elle avait refusé — c’était sa voiture et c’était elle qui pilotait : point barre. D’ailleurs, il n’était pas en meilleure forme qu’elle.

À six heures, ils avaient quitté leur repaire et s’étaient enfoncés dans l’aube monochrome. Ils avaient marché à travers champs, hagards, boueux, trempés de rosée. Deux Parisiens errants, se soutenant l’un l’autre dans une campagne inconnue. Pitoyables. D’autant plus que l’hôtel n’était qu’à quelques centaines de mètres de leur planque : dans la nuit de tourmente, ils avaient simplement tourné en rond. Pitoyables.

Au manoir, le personnel s’était abstenu de tout commentaire. Marc et Khadidja ressemblaient à un couple pour qui la nuit avait été très, très dure. Un couple qui s’était disputé jusqu’à l’aube et qui rentrait à Paris soigner ses plaies. Marc était retourné dans les chambres — elle n’avait pas eu le courage de le suivre. Il avait fait le « ménage » et était redescendu, pâle, fermé, indéchiffrable. Il avait réglé la note, refusé le petit déjeuner continental, compris dans le prix, puis ils avaient repris la voiture. Tout simplement.

À mesure que le paysage retrouvait ses couleurs, les pensées de Khadidja regagnaient corps et vigueur. Il fallait en priorité qu’elle demeurât elle-même. Un bloc indestructible, que les agressions extérieures, aussi délirantes soient-elles, ne pouvaient entamer. Un noyau dur, sur lequel la vie se cassait les dents. C’était ainsi qu’elle s’en était toujours sortie. La guerre continuait, voilà tout.

Marc n’avait pas cette force — elle le sentait. Il luttait mais il n’y croyait plus. Il résistait pour elle, par devoir, par nécessité, mais sans conviction. Il était condamné. Dans sa propre tête.

Une autre chose était sûre : elle ne l’aimait plus. Trop d’ondes funestes, trop de fantômes autour de cet homme. Pourtant, elle le plaignait encore et ne voulait pas le quitter. On n’échappe pas à la loi des cycles : au lieu de lui en vouloir, elle était encore prête à le soigner, comme elle avait soigné durant des années le salopard qu’elle devait piquer entre les orteils et nourrir à la petite cuillère.

Porte d’Orléans.

Avenue du Général-Leclerc.

Alésia.

L’un des plus importants centres de police de Paris est le commissariat du 14e arrondissement, avenue du Maine. Khadidja avait tout de suite pensé à ce quartier général, situé sur leur chemin de retour. Elle le connaissait pour avoir été embarquée ici plusieurs fois, lorsqu’elle était adolescente, lors des rafles « anti-beurs » du samedi soir.

Elle se gara juste en face, de l’autre côté de l’avenue, devant le restaurant La Marée. Marc semblait hésiter à sortir de la voiture. Elle se tourna vers lui :

— C’est ça ou Reverdi, qu’est-ce que tu choisis ?


Marc regarda sa montre : ils poireautaient depuis près d’une heure. La salle était bondée. Des flics, des plaignants, des malfrats. Tout l’espace bourdonnait des arrestations de la veille : un vendredi soir ordinaire, dans le quartier de Montparnasse.

Des cellules de garde à vue, sortaient avec régularité des suspects menottés, qui traversaient le hall, tête basse, ou au contraire hurlant, jusqu’à disparaître dans des bureaux adjacents. Il y avait aussi les « honnêtes gens » qui réclamaient justice au comptoir de l’accueil, comme ils auraient commandé un demi pression. Et les flics, en uniforme ou en civil, qui tentaient de calmer l’effervescence matinale.

Un lieutenant avait promis de les recevoir au plus vite. Marc ne s’était pas énervé — il n’avait pas joué son rôle de « témoin capital » dans une « affaire exceptionnelle ». Trop abattu pour cela.

D’ailleurs, il n’était ni irrité, ni impatient : simplement ravagé. La réalité qu’il percevait était à la fois assourdie et aiguë, lui renvoyant des résonances étranges, inconnues, comme au fond de l’eau. Les bruits, les odeurs du commissariat lui parvenaient à travers d’épaisses murailles liquides.

Pourtant, lentement, après l’urgence de la nuit, des vérités émergeaient. Il mesurait par exemple à quel point son existence était détruite. Le supplice d’Alain ; le martyre de Vincent : des dettes sans retour, qu’il lui serait impossible d’effacer. La nuit dernière, il avait joué au guerrier héroïque, au samouraï prêt au combat. Mais alors, il n’assumait rien — parce qu’il était certain de mourir.

Ce matin, il était toujours vivant.

Et il allait devoir payer.

Ni dans le sang, ni dans la souffrance, mais par la petite porte. Celle du bureau d’un juge, puis dans la cellule d’une prison. La seule question valable était : pourquoi n’avait-il pas été voir plus tôt la police ? Aurait-il pu éviter la mort d’Alain et de Vincent ?

Il y avait un autre mystère, beaucoup plus menaçant : pourquoi Reverdi ne les avait-il pas achevés la nuit précédente ? Il ne pouvait imaginer qu’ils l’avaient semé. Le prédateur était sur leurs traces. Il les avait surveillés toute la nuit. Pourquoi ? Qu’attendait-il pour les sacrifier ?

Khadidja se leva.

— Où tu vas ?

— Faire pipi. Je peux ?

— Non.

— Tu rigoles ou quoi ?

Elle désigna les hommes en uniforme, les lieutenants qui passaient, procès-verbaux à la main.

— Je crois qu’ici, on peut respirer, non ?

Marc la laissa s’éclipser dans le couloir. Il observa les menottes, les crosses de revolver, les écussons d’argent, et se calma. Il se raidit au contact du mur. Il s’endormait. La fatigue accumulée se libérait comme une onde tiède dans son corps. Il ne devait pas s’assoupir. En aucun cas, il…

Il sursauta.

Il s’était endormi pour de bon. En profondeur. Il regarda sa montre, plus de dix heures. Il lança des regards à droite et à gauche : il y avait de plus en plus de monde dans le commissariat, mais Khadidja n’était pas là. Avait-elle commencé l’entrevue sans lui ? Impossible.

Il bondit sur ses pieds et interrogea des agents en faction. Personne n’avait vu Khadidja. Il demanda la direction des toilettes et s’enfonça dans un couloir moins fréquenté. Au premier angle, le corridor se vida complètement. Des néons blancs. Des tuyauteries crasseuses. Des fenêtres grillagées. Marc avança encore. Ce commissariat possédait des toilettes pour chaque sexe. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Tout était désert.

Sur le seuil, il appela :

— Khadidja ?

Un bruit de chasse d’eau lui répondit. À gauche, les cabines. À droite, les lavabos, surmontés de miroirs.

— Khadidja ?

Une des portes s’ouvrit : une femme en uniforme en sortit et lui lança un coup d’œil hostile. Elle se dirigea vers les lavabos. Machinalement, il détourna le regard et pivota vers l’entrée des hommes. Il entendit le ruissellement du robinet. Le claquement du distributeur de serviettes. Il battait la semelle dans le couloir, guettant la fliquette.

Lorsqu’elle passa derrière lui, il l’interpella :

— Excusez-moi… Vous n’auriez pas vu une jeune brune, très grande, très jolie ? Elle est partie aux toilettes tout à l’heure et…

La femme tiqua aux mots « grande » et « jolie ». Elle mesurait un mètre cinquante et possédait un cul au carré. Sans répondre, elle remonta sa braguette et partit d’une démarche roulante.

Marc se retrouva seul. Il risqua un pas à l’intérieur. Silence total. Où était-elle ? Elle n’avait pas pu s’enfuir. Elle s’était peut-être endormie, dans un des compartiments ? Il s’était bien effondré, lui, sur son banc…

— Khadidja ?

Il poussa la porte de la première cabine : personne.

— Khadidja ?

Il fit pivoter la porte suivante : personne.

Il avança d’un pas encore.

Un froissement derrière lui.

Jacques Reverdi est là.

Crâne en brosse. Imperméable gris. Plus flic que nature.

— Je…

Un point sourd dans sa nuque. Le noir.

83

Des alvéoles.

Des alvéoles géants. Des cavités ovales, de plusieurs mètres de hauteur, creusées dans une paroi d’acier — ou d’aluminium. Un matériau argenté, qui scintillait en douceur dans la lumière.

Marc s’extirpa de l’inconscience. Il observa encore le mur devant lui et obtint de nouveaux détails. Les ellipses se multipliaient à l’infini, semblait-il. Il y en avait aussi de plus petites, au sol, au plafond, reproduisant la même régularité hypnotique. Elles paraissaient se mouvoir, par illusion d’optique, comme dans un tableau de Vasarely.

Il cilla encore et gagna de nouvelles informations. La paroi était non seulement circulaire ; et elle s’arrondissait à sa base et à son sommet. « Je suis dans une sphère », conclut-il. Puis il se ravisa : la pièce n’était pas totalement sphérique. Plutôt courbe et plane à la fois. Une sorte de ballon de rugby, en métal chromé, tapissé de cratères et de boulons. Il n’avait jamais vu un lieu pareil.

Une odeur étrange, sucrée, flottait dans l’air.

— Une cuve d’échanges.

La voix avait retenti derrière lui. Il chercha à tourner la tête. Impossible. Il était attaché à une chaise. Non seulement le corps mais aussi la tête. Pas attaché, collé. Le dos, le postérieur, les avant-bras, la nuque. Tous ces points étaient plaqués sur une surface froide, métallique. Il s’aperçut qu’il était nu, entièrement rivé à un fauteuil d’acier, qui paraissait solidarisé au sol.

— Une cuve d’échanges, reprit la voix. Un site de chimie lourde, parfaitement étanche.

Les souvenirs lui revinrent : la disparition de Khadidja, les toilettes du commissariat, Reverdi en imperméable, la seringue… Où était Khadidja ?

Il défaillit à nouveau puis se réveilla.

L’odeur douceâtre, lourde, revint solliciter ses narines.

— On mélange ici des gaz très dangereux, grâce à des pressions de vertige.

La voix se rapprochait. C’était celle de la cassette d’Ipoh. Grave, réconfortante. Il tenta encore de tourner la tête — il ne ressentit que brûlures et tiraillements. Ses cheveux étaient soudés au métal. D’autres sensations émergeaient : des courbatures, des crampes.

Reverdi avait dû le rouer de coups.

— Mais aujourd’hui, continuait-il, nous allons simplement répandre du gaz carbonique, afin d’accélérer la cérémonie.

Marc discernait maintenant un chuintement très net — la diffusion du CO2. Jacques Reverdi avait mis en marche le système. L’oxygène allait être rapidement repoussé par le dioxyde de carbone.

Une suée jaillit à la surface de sa peau. Cette salle se transformait en Chambre de Pureté. Dans quelques minutes, l’atmosphère deviendrait mortelle. Il allait subir le sacrifice du sang noir.

Avec effort, il parvint à baisser les yeux : son corps portait des traces multiples d’incisions. Il n’avait pas été frappé. Il avait été percé, tranché, incisé. Les plaies avaient été refermées, mais c’était pour mieux les rouvrir tout à l’heure…

Il identifia alors l’odeur sucrée : le miel.

Ses blessures étaient enduites de miel. Il tendit son regard et repéra, sans surprise, le flacon doré, posé sur le sol. À côté, un pinceau et une lampe à huile allumée. Il chercha encore : inclinée, au fond du mur sphérique, une bouteille de plongée, munie de son détendeur.

— Khadidja…, murmura-t-il. Où est Khadidja ?

Jacques Reverdi apparut dans son champ de vision. Il était sanglé dans une combinaison de plongée, en néoprène noir. À chaque respiration, son torse se creusait d’éclairs mats, rappelant les reflets épais du mazout.

Marc était sidéré. Le tueur possédait une réalité saisissante. Les tempes grises, les rides autour des yeux, les veines gonflant sa peau bronzée. Oui : Jacques Reverdi existait. Il était un être réel. Pas un prédateur fantasmagorique. Un détail saugrenu lui donnait presque un air comique : il portait un gros compteur au poignet. Un véritable apnéiste, prêt à plonger. Dans quel abîme ?

— Où est Khadidja ? répéta Marc.

Reverdi esquissa un geste. Un reflet d’argent brilla dans sa main. Un couteau de plongée.

— Ici. Avec nous.

Marc suivit la direction du couteau. Tirant sur sa nuque et ses cheveux, il parvint à l’apercevoir. Sur sa droite, à trois mètres de distance, Khadidja était nue elle aussi, rivée sur une chaise d’acier. Tête baissée, visage enfoui sous ses boucles brunes. Inconsciente. Il savait qu’elle n’était pas morte : il voyait les blessures suturées sur sa peau sombre. Reverdi la saignerait plus tard, au moment du grand vide.

— Elle va se réveiller : ne t’en fais pas, dit-il à voix basse. Mais je me suis assuré qu’elle ne puisse pas nous emmerder avec ses jacasseries. Tu sais comment sont les femmes…

Avec terreur, Marc remarqua, entre les cheveux noirs, la mutilation particulière. Le tueur avait scellé les lèvres de la jeune fille avec des agrafes industrielles, incrustées dans sa chair. Sa beauté était défigurée pour toujours. Mais il n’y aurait plus de « toujours » : ces réjouissances ne constituaient qu’un ultime détour avant la fin.

— Elle n’y est pour rien, gémit-il. Je t’ai juste envoyé sa photo, je…

— Tais-toi.

Reverdi se déplaça latéralement et s’immobilisa, à égale distance entre ses deux victimes. Noir, étroit, immense, il formait le troisième pivot d’un triangle parfait.

— Peu importe qui a fait quoi, reprit-il d’un ton très doux. Au fond, je suis heureux que vous soyez un couple. À nous trois, nous reproduisons le triangle des origines. Le père, la mère, l’enfant. Celui du mensonge fondateur. Nous allons pouvoir rejouer la trahison initiale. Et vivre l’ultime catharsis.

— Je t’en supplie… Elle ne savait rien !

Il plaça son couteau sur ses lèvres :

— Chut ! Écoute… Tu entends ce bruit ? Nous n’avons plus beaucoup de temps. Dans moins d’une demi-heure, l’oxygène sera descendu sous le seuil crucial des dix pour cent.

Khadidja releva la tête. Ses paupières battirent avec lenteur, révélant seulement le blanc des yeux. Contraste aigu entre sa peau brune et ces fentes claires. Elle poussa un hurlement muet. Son souffle gonfla ses lèvres, enfonçant plus encore les agrafes dans sa chair.

— Voilà notre princesse qui se réveille. Très bien. L’horaire est respecté.

Reverdi attrapa une télécommande, glissée dans son dos.

— N’aie aucune crainte, commenta-t-il, comme s’il suivait les pensées de Marc. Je connais ce type de machines. Elles fonctionnent comme les caissons à haute pression des plongeurs. Pour l’instant, nous sommes à vingt pour cent. Vous allez commencer à transpirer…

Il releva les yeux. Ils brillaient d’un éclat particulier, à la fois satisfait et exalté. À ses pieds, la flamme bleue de la lampe vacillait toujours.

— D’abord, je vous dois des précisions pratiques. Comment pouvons-nous nous trouver ici ? Par quel tour de magie avons-nous pu arriver dans cette cuve circulaire ?

Il fit quelques pas. De profil, il était aussi fin qu’un câble. Marc songea à ces filins noirs qui courent sous les océans, enfouis dans le sable, bourrés de technologie et d’énergie. Il remarqua au passage qu’il était pieds nus. L’apnéiste, prêt à plonger…

— Je passerai sur nos premiers chassés-croisés, à Paris. Remonter votre piste, à tous les deux, était facile. Il n’y avait qu’à regarder les vitrines… Ensuite, il y a eu cette course-poursuite, légèrement ridicule, à travers la campagne. Je vous ai observés vous terrer dans cette grange Vraiment, vous étiez des proies… lamentables.

Marc tenta de parler. À la place, il toussa. Le manque d’oxygène semblait plus net, plus aigu. Son torse était couvert de sueur. Une migraine s’insinuait dans les moindres replis de son cerveau. Il se racla la gorge et parvint à dire :

— Pourquoi ne pas nous avoir tués à ce moment-là ?

— Vous n’étiez pas mûrs pour le sacrifice. La peur devait vous dégraisser un peu. Vous priver de vos certitudes, de vos repères. Quand je vous ai suivis, hier, pataugeant dans le matin gris, je me suis dit que vous commenciez à être à point…

Il lança un coup d’œil à son compteur. Un analyseur numérique d’atmosphère.

— Ensuite, les choses sont devenues plus difficiles. Je savais qu’à bout de forces, vous iriez à la police. Quel commissariat ? Celui de l’avenue du Maine, bien sûr. Un des plus grands. Un des plus connus. Et surtout, le seul qui soit sur votre chemin de retour. Je vous ai regardés pénétrer dans le bâtiment. J’ai laissé passer quelques minutes, puis je suis entré à mon tour.

Je me suis simplement glissé dans le bordel général du commissariat, en prenant un air concentré. Je ressemblais à un lieutenant de police, ou à un médecin, appelé en urgence pour un malaise dans l’une des cellules. Souviens-toi de ce que je t’ai écrit une fois, « Élisabeth » : « moins on se cache, moins on est vu. »

J’ai repéré les lieux. Je vous ai aperçus, sur votre banc. Je me suis posté à distance, en attendant l’occasion. Je n’avais pas encore de plan précis mais mon cartable recelait plusieurs possibilités. Lorsque Khadidja s’est levée et s’est dirigée vers les toilettes, j’ai compris que le moment était venu. Une seule injection et je n’avais plus qu’à jouer au médecin attentif. Je l’ai emmenée, somnolente, par la sortie arrière, jusqu’au parking, où j’avais garé ma voiture, munie d’un caducée. Aucun problème.

Ensuite, je t’ai attendu, Marc, dans les toilettes. Comme tu tardais à apparaître, je suis revenu dans la salle principale. Quand je t’ai découvert endormi, j’ai failli éclater de rire. Je suis retourné dans ma planque. Après t’avoir fait une piqûre, j’ai regagné ma voiture, le moins discrètement possible, en te soutenant par les épaules. Et voilà.

Marc avait de plus en plus de mal à réprimer ses tremblements. Chaque secousse, chaque convulsion lui arrachait une souffrance, tirant sa peau collée au métal. Il devait respirer plus fort, plus serré, pour obtenir sa dose d’oxygène. Il sentait aussi la douleur profonde, et en même temps irréelle, de ses blessures internes. Il imaginait son sang bouillonnant sous sa peau, libéré des veines cisaillées, prêt à s’échapper lorsque la flamme viendrait rouvrir ses plaies. Reverdi continuait :

— Mais la vraie question est : comment pouvons-nous être là ? Et d’abord : où sommes-nous ? Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’agit d’un site industriel à hauts risques. Quelque part en banlieue parisienne, près d’un fleuve. Très important, le fleuve. Tu le sais, Marc, et tu l’as peut-être dit à Khadidja : là où il y a de l’eau, je suis invincible.

Pénétrer ici, c’était plus compliqué que dans un commissariat, crois-moi. Mais pas impossible. Il m’a suffi de quelques papiers falsifiés et d’un vocabulaire approprié pour convaincre les gardiens qu’une simulation d’alerte était en marche. Une fois dans la place, les injections ont fusé. Dans quelques heures, ils se réveilleront, avec la langue pâteuse et la migraine. Exactement comme vous, en cet instant même. Mais pour vous, cela n’a plus d’importance.

Reverdi actionna une nouvelle fois sa télécommande. Le chuintement s’amplifia.

— Quinze pour cent. Les nausées ne vont plus tarder…

Un d’appel d’air se creusa dans la poitrine de Marc. Son ventre au contraire s’alourdit, s’enlisa dans une sensation d’écœurement.

Le tueur s’assit en tailleur et disposa devant lui le flacon de miel, le pinceau, la lampe à huile. Il soupira avec lassitude, comme s’il devait maintenant passer aux sujets pénibles :

— J’ai lu ton livre, Marc. Je devrais dire : mon livre.

Il attrapa un cartable, planqué au fond d’un alvéole. Sang noir se matérialisa entre ses mains. Il feuilleta le roman distraitement, faisant passer sa lame sur les pages :

— Au fond, tu t’en es pas mal sorti. Il faut dire que tu possédais des informations de première main. Mais il reste des vérités que je voudrais mettre au clair. Il est trop tard pour effectuer des corrections dans le texte. (Il pointa son couteau.) Nous allons simplement faire ces modifications dans votre tête. Avant de subir le sacrifice, vous devez être absolument purs. Lavés de tout mensonge.

Marc lança un regard à Khadidja : ses yeux blanc et noir étaient injectés de sang. Ses boucles étaient traversées d’éclairs rosâtres.

En se débattant, elle avait tiré sur ses cheveux au point de s’arracher des lambeaux de cuir chevelu.

Reverdi se laissa aller en arrière, les deux mains en appui, sans quitter des yeux ses victimes.

— Tout a commencé avec ma mère, dit-il d’un ton de conteur. Mais pas de la façon dont tu l’as imaginé. (Il rit pour lui-même.) Lorsque j’étais une légende dans le monde de l’apnée, un journaliste a écrit que la mer était en moi. Il voulait dire que j’étais habité, hanté, submergé par la mer. Il avait raison mais il faisait une faute d’orthographe.

Il renversa la tête et fit mine d’observer les ellipses qui les surplombaient :

— Oui, depuis toujours, la mère est en moi.

84

— Toi, Marc, tu connais mon histoire. Du moins, tu crois la connaître : l’orphelin de père, qui grandit auprès de sa maman, dans une succession de HLM. À partir de là, tu as beaucoup romancé. Cette figure du père absent qui obsède l’enfant, le futur tueur, cette espèce de fantôme menaçant qui sépare le fils de sa mère. Je peux te citer, non ?

Il ouvrit le roman à une page cornée et lut à voix haute :

— « Claude ne pouvait entendre la porte sonner sans imaginer que son père revenait. Il ne pouvait s’endormir sans qu’une ombre pleine et noire se penche sur son lit. Il ne pouvait écouter les autres écoliers évoquer leurs parents sans être secoué d’un frisson. Un manque, un appel, une blessure âpre s’ouvrait alors en lui, dont il tenait secrètement sa mère pour responsable. Ne l’avait-elle pas laissé partir ? »

Il reposa le livre :

— Pas mal, Marc, pas mal… Mais ma situation était plus simple. Et beaucoup plus banale. Notre vie était sans histoire. Plutôt équilibrée, même. De ce point de vue, en tout cas. On ne parlait jamais de mon père. Nous étions deux, voilà tout. Et contrairement au personnage de ton livre, ma mère n’était pas une fanatique religieuse, une cinglée de la charité, dure envers elle-même et les autres…

Il se redressa, toujours assis en tailleur :

— Non, pour résumer, je dirais que ma mère n’avait qu’un problème : elle aimait trop le sexe.

Il dressa son couteau en levier, manche appuyé sur son ventre, fixant Khadidja, qui baissa les yeux :

— Il lui fallait ça entre les jambes, tu comprends ? Une queue bien dure, qui lui retroussait les chairs. La ramonait jusqu’à la gorge.

Il ferma les yeux, soupesant cette idée :

— Oui, ma mère, la très chère et sainte assistante sociale, était une nymphomane. Complètement accro au cul. Et son métier, cette soi-disant vocation, n’était qu’une manière de rabattre des chômeurs, des mecs oisifs, tout un tas d’étalons faciles…

Marc n’était plus sûr de ses perceptions, mais il lui semblait qu’un autre bruit se mêlait au souffle du CO2. Un bruit plus aigu… Aucun doute, Reverdi grinçait des dents. Alors qu’il évoquait sa mère, sa haine emprisonnait ses mâchoires.

— L’appel du pénis, poursuivait-il, voilà ce qui l’animait chaque jour, quand elle arpentait les cités…

Il se tourna encore vers Khadidja, qui lui renvoyait un regard effaré. Les agrafes s’enfonçaient toujours, lui barbouillant les lèvres d’un rouge horrifique.

— Tu aimes ça, toi aussi ? (Il revint à Marc.) Elle se fend en deux quand tu l’éperonnes ? Vous pensiez à moi quand vous vous montiez dessus, tous les deux ? Vous pensiez au petit Jacques, qui n’a jamais compris sa « maman » ?

Il baissa soudain la voix :

— Il ne fallait pas se fier à sa beauté mélancolique et à ses petits cols ronds. Son trou, c’était une bonde d’évier. Un tout-à-l’égout. Qui s’ouvrait à tous, jusqu’aux viscères…

Il se leva, comme pour se ressaisir. Il se mit à marcher — l’oxygène fuyait toujours, sans que cela paraisse l’atteindre. Il eut un haussement d’épaules :

— Mais pourquoi pas, après tout ? Ces affaires-là ne regardent pas les petits garçons. D’ailleurs, lorsque ces hommes venaient la voir, je dormais déjà, la plupart du temps. Mais c’était une perverse. Il lui fallait, d’une façon ou d’une autre, m’intégrer à ses plaisirs. Quand je lui ai demandé qui venait la voir, la nuit, elle m’a soufflé sur un ton de confidence : « Ton papa. » Puis elle a éclaté de rire. Je devais avoir six ou sept ans. Cette apparition brutale de mon père, alors que personne ne m’en avait jamais parlé, m’a bouleversé. Tout de suite, je n’ai plus eu qu’une idée : le voir.

Chaque soir, je restais aux aguets, dans ma chambre, tentant d’attraper des détails, d’entendre sa voix, de sentir son odeur. Mais je n’osais pas ouvrir la porte. Tout ce que je percevais, c’étaient des bruits étouffés, des gémissements. J’en ai tiré mes propres conclusions. Mon père venait la nuit faire du mal à maman. J’imaginais une sorte de démon aux membres durs, crochus qui la blessaient, l’écorchaient, lui retournaient la peau. Je me suis mis à le détester, de toutes mes forces.

Mais en même temps, ma fascination ne baissait pas. Je ne pensais qu’à lui. Je me torturais l’esprit à l’imaginer. La nuit, j’écrasais mon visage dans la rainure de la porte, pour l’apercevoir. Le matin, je traquais les indices, dans le salon, dans la chambre de ma mère, parmi les odeurs viciées de sexe. Je cherchais sous le lit, dans les plis des draps, sous le tapis. Je trouvais des objets qui lui appartenaient. Un briquet. Des cigarettes. Un journal de PMU… Je conservais tout cela dans un coffre. Mon coffre aux trésors.

Un jour, rassemblant mon courage, j’ai demandé à maman pourquoi papa lui faisait du mal. Était-il méchant ? D’abord, elle n’a pas compris, puis elle a encore éclaté de rire, de sa voix grave. Elle s’est rengorgée. Je revois son visage étroit, barré par cette bouche trop épaisse. Dans un sourire, elle m’a dit que oui, il était très méchant. C’était pourquoi je ne devais jamais le voir… À partir de ce moment-là, elle m’a tenu éveillé, en l’attendant, puis, quand il sonnait, elle me murmurait, sur un ton de panique feinte : « Cache-toi vite, papa arrive ! » Je filais dans ma chambre, terrifié. Je me recroquevillais derrière la porte, à guetter le moindre bruit, le moindre signe, à imaginer les pires tortures. Et à redouter qu’il me surprenne…

Mais je n’en pouvais plus : il fallait que je le voie. J’ai troué ma porte. Par une fente hérissée d’échardes, je l’ai enfin aperçu. Un grand gaillard, très brun, très poilu. Il m’a tout de suite plu. On aurait dit un ours.

Mais cette nuit-là, pour la première fois, j’ai vu ce que je ne devais pas voir. Des membres enlacés, des remous de chairs, des couleurs violacées. Maman avec quelque chose dans la bouche. Des fesses brunâtres. Un « zizi » de fille qui ressemblait à une blessure irritée. Et toujours ces cris d’animaux, ces râles, ces suffocations… Sans pouvoir le caractériser, ce que je contemplais était un viol — le viol de l’espèce humaine, de tout ce que je croyais savoir sur les « grands ».

J’étais malade. Je ne voulais plus endurer ça. Pourtant, chaque soir, j’étais posté derrière ma porte. Je voulais revoir mon papa. C’est alors que j’ai commencé à perdre tout repère. Parce que à chaque fois, il était différent ! Parfois, il était petit, malingre, tout blanc. Une autre fois, il était gras, chauve, cuivré. Un autre soir, c’était un Noir, colossal, aux gestes lents et lustrés. Je devenais fou. Je me disais : Si mon papa a plusieurs têtes, alors moi aussi, je suis « plusieurs ». Je devenais mouvant, liquide, instable. Le matin, quand je me lavais les dents, j’avais l’impression que mon visage s’effritait sous la brosse. Je perdais toute identité. Je me disloquais…

Reverdi marchait toujours, allant et venant dans la salle d’acier. Il parlait tête baissée. Comme ployant sous ses souvenirs. Sa longue silhouette noire, traversée d’éclairs bleutés, donnait une forme animale à sa douleur. Une coulée sombre, puissante, familière des abysses.

— Un jour, reprit-il, ma mère m’a surpris derrière la porte. J’entends encore son gloussement. Ce flagrant délit lui a donné une nouvelle idée. Si cela m’intéressait tant que ça, eh bien, je resterais avec eux. Dans la chambre. Caché dans l’armoire. Une espèce de malle verticale, en rotin, comme on en faisait à l’époque, située en face du lit.

À partir de cette date, ce fut le même rituel. Chaque soir, la porte sonnait et, avant de me pousser à l’intérieur de l’armoire, parmi les robes suspendues, elle me chuchotait : « Cache-toi vite, papa arrive… » Cette phrase, combien de fois je l’ai entendue ? Elle est restée imprimée en moi, au fond de mon cerveau reptilien, là où siègent les instincts primitifs. La faim. La haine. Le désir…

La voix de Reverdi s’éteignit. Il demeura immobile, absent, aspiré par sa propre mémoire.

Marc sentait s’amplifier l’irritation dans sa gorge. Le mal de tête montait en puissance, avec l’intensité d’un étau industriel.

D’une manière absurde, il songea à la psychiatre de Malaisie. La femme voilée avait vu juste. La schizophrénie de Reverdi ; sa perte d’identité ; les multiples visages de son père. Mais ce qu’elle imaginait comme des fantasmes était une réalité.

L’apnéiste reprit un ton de conversation légère :

— Pourquoi ma mère faisait-elle cela ? On pourrait répondre : parce qu’elle était démente. Mais ce serait une explication trop simpliste. Il y avait autre chose. Quelque chose que nous partageons tous. Avec l’âge adulte, je me suis senti moi aussi attiré par ces extrêmes, ces contraires qui brisent des barrières et libèrent le plaisir. Ces déviations qui accroissent, on ne sait par quel sortilège, la jouissance. Je sais aujourd’hui que ma présence dans l’armoire apportait une dissonance à son intimité, une fêlure qui renforçait sa satisfaction. Ma proximité aggravait sa nudité, son exposition, sa vulnérabilité : tout ce qui fondait son délice de femme crucifiée par l’homme.

Sa voix s’étrangla. Reverdi se saisit la tête à deux mains, comme s’il subissait une névralgie foudroyante. Durant plusieurs secondes, ses dents crissèrent encore. Puis il se redressa, le visage détendu :

— Pour moi, ces moments passés dans l’armoire ont été — comment dire ? très formateurs. Mille fois, j’ai voulu sortir pour sauver ma mère — parce que je croyais encore qu’elle avait mal — mais la crainte me paralysait. J’avais peur de lui. Et surtout d’elle. Je connaissais ses crises — son sadisme latent, qui s’exerçait discrètement sur moi : la nourriture trop salée, les bains glacés, les réveils en sursaut… Ma mère a toujours prétendu qu’elle m’aimait, mais elle n’était que mensonges. L’incarnation du mensonge. Comme toutes les femmes.

Reverdi se planta face à Marc et le fixa droit dans les yeux :

— Je sais que tu aimes les détails. Je pourrais te parler des heures de cette armoire tressée, qui est devenue ma seconde peau. Ma boîte de Pandore. Je pourrais t’expliquer comment je frissonnais dans le noir, assailli de crampes, comment je tentais, malgré moi, de regarder à travers les mailles. Comment, lorsque je voyais le nouveau visage de mon père, ses traits s’infiltraient sous ma peau, jusqu’à distendre mes os. Parfois, l’homme se redressait dans le lit et demandait : « T’as pas entendu un bruit ? » Il se levait, s’approchait à frôler l’armoire. Je m’enfonçais au fond de ma cachette, je ne respirais plus. Il s’approchait si près que je sentais son haleine lourde, chargée de bière ou de cannabis. Derrière lui, j’entendais ma mère qui ricanait : « Laisse tomber, ça doit être une souris. » Puis elle répétait plus fort, à mon intention : « Une sale petite souris vicieuse ! » Et elle éclatait de rire alors que la brute retournait la rejoindre.

Reverdi imitait chaque voix — l’homme, la femme, le souffle court de l’enfant. Le spectacle de cet athlète, à la pureté olympique, devenant tour à tour chaque personnage, était un sommet d’effroi. Encore une fois, le Dr Norman avait raison : Jacques Reverdi n’était pas constitué d’une seule personnalité. Plusieurs êtres distincts cohabitaient en lui, s’articulaient sans jamais former un ensemble cohérent.

Marc se cambra. La migraine devenait insoutenable. Des taches noires dansaient dans la pièce circulaire. Il n’était pas sûr de vivre jusqu’au bout de l’histoire.

L’apnéiste reprit, comme s’il avait voulu enchaîner sur les pensées de Marc :

— Mais surtout, je souffrais du manque d’oxygène. L’air manquait dans ma cachette. Je respirais mal. Je paniquais. Je ne cessais plus de mourir. Alors, je ne sais comment, j’ai trouvé la parade…

D’un coup, ses traits s’assouplirent en un large sourire, rayonnant, orgueilleux :

— L’arme de la lutte, qui allait me rendre invincible. L’apnée. Toutes mes biographies racontent que j’ai découvert cette discipline à Marseille, après la mort de ma mère. Moi-même j’ai propagé cette légende. Mais c’est faux. J’ai découvert l’apnée en banlieue parisienne. Au fond d’une armoire.

Je ne sais comment, un jour, au lieu de chercher désespérément l’oxygène à travers le treillis de rotin, j’ai retenu ma respiration. Là, s’est produit un miracle. Soudain, je me suis senti investi d’une force extraordinaire. Les soupirs de ma mère s’éloignèrent, la menace de mon père, ses visages multiples, tout recula… L’apnée dressait entre moi et le monde extérieur un mur, une paroi absolument étanche. Tout se brisait contre ma carapace. J’étais devenu impénétrable.

J’ai commencé à m’entraîner, toutes les nuits, dans ma cachette. Je n’écoutais plus leurs cris, leurs gémissements, leurs insultes. Je me concentrais pour améliorer mon temps. Détail symbolique : je me chronométrais avec la montre oubliée par l’un de mes « pères ». Chaque soir, je m’améliorais. Chaque soir, je devenais plus fort. Je n’avais plus peur de l’armoire : j’étais moi-même un coffre, hermétique, inviolable, qui protégeait mon identité contre les autres.

Grâce à cette discipline, j’ai réussi à grandir. J’ai repoussé mes cauchemars, mais aussi mes pulsions, de plus en plus sombres. Ma puberté n’a pas été l’éveil de l’amour, mais celui de la mort. Bien sûr, mes envies de meurtre se focalisaient sur ma mère. Des voix me parlaient, me soufflaient de la tuer. Mais, lorsque la crise culminait, lorsque j’étais au bord de passer à l’acte, l’apnée me sauvait toujours.

En même temps, la situation à la maison évoluait. Ma mère se désintéressait de moi. J’étais devenu trop grand pour participer à ses petits jeux vicieux. Ma barbe poussait. Ma voix changeait. À douze ans, je mesurais plus d’un mètre soixante-quinze. Je n’étais plus drôle du tout. Au contraire, le rapport de force s’inversait. Plus question de m’asservir, de me torturer. D’ailleurs, elle-même s’était transformée. Sa beauté s’était flétrie. Elle se maquillait outrageusement. Elle buvait. Et quand elle sonnait aux portes des désœuvrés, avec sa gueule plâtrée, son charme n’opérait plus. Elle revenait à la maison bredouille, désespérée, ivre morte.

À treize ans, j’ai commencé à m’occuper d’elle. À la soigner, la nourrir, la coucher. Je la maintenais en vie, comme un éleveur engraisse une oie, en vue d’un festin de haine. J’attendais qu’elle soit à point. Pour la sacrifier. Mais elle a eu de la chance. Loin de l’armoire, loin des tortures, loin des séances de sexe, ma colère est retombée peu à peu. J’ai même fini par prendre en pitié cette épave, ce déchet humain qui traînait à la maison. Surtout quand j’ai cerné la maladie qui la travaillait toujours, le cancer incurable qui la rongeait. Le sexe. Ma mère, insatiable, était, toujours et encore, en manque de cul.

J’avais quatorze ans. J’assistais plus ou moins régulièrement aux cours du lycée. Suffisamment pour que mes professeurs remarquent mes aptitudes intellectuelles. Ils connaissaient ma situation familiale. Ils ont parlé de nous séparer, ma mère et moi. Ils ont parlé de pensionnat, pour moi, et d’établissement spécialisé, pour elle. C’était peut-être la solution. J’aurais pu, en quittant le foyer, surmonter mes cauchemars, mes pulsions, devenir un être normal. Peut-être. Mais comme d’habitude, elle a tout gâché.

Elle a commencé à devenir avec moi étrangement douce, câline. D’instinct, j’ai senti un danger. Je ne me trompais pas : cette cinglée comptait maintenant sur moi pour la combler. Physiquement. Quand elle a risqué sa première attaque, quand elle a posé la main sur mon sexe, elle a signé son arrêt de mort. Ma haine a déferlé de nouveau. En un éclair, j’ai su ce que j’allais faire. Alors que je lui saisissais la main et l’écartais comme une vieille patte de poulet, je programmais son exécution.

Jacques Reverdi se mit à sourire.

Marc l’observait avec fascination : malgré sa certitude de mourir, malgré sa respiration qui n’était plus qu’une souffrance, il éprouvait de la compassion pour son adversaire. À travers ce géant en combinaison noire, ce prédateur dément, il ne voyait qu’un petit garçon traumatisé, terrifié au fond d’une armoire en rotin.

— Je me suis mis au travail. Je suis revenu au projet que j’avais imaginé pour elle, deux années auparavant. Cela m’a demandé plusieurs semaines : matériel, préparatifs, tests. Un soir, après une belle cuite, ma mère s’est réveillée sur son lit. Elle s’est aperçue qu’elle ne pouvait pas bouger — ligotée aux montants. Elle a relevé la tête et m’a vu, assis par terre. Je la contemplais, en paix avec moi-même. Elle a commencé à rire, puis à hurler, puis les deux à la fois, en vomissant sur sa robe défraîchie. Au début, sa migraine ne l’a pas étonnée — elle était habituée aux gueules de bois. Mais quand elle a commencé à tousser, à happer l’air par petites bouffées, elle a compris que quelque chose n’allait pas. Son fils ne lui faisait pas une simple farce.

Durant deux semaines, j’avais soigneusement calfeutré le moindre orifice de sa chambre. Grilles de ventilation, rais de porte, rainures de fenêtre. J’avais comblé tous ces orifices avec des fils de rotin. En souvenir de l’armoire. Je voulais que ma mère goûte aux sensations qu’elle m’avait imposées jadis. L’étouffement. La terreur. L’obscurité. Pendant qu’elle sanglotait sur son lit, je ne bougeais pas : je laissais la nuit emplir la chambre. Emplir sa bouche, son cerveau.

Le supplice n’en était qu’à son début. D’après mes calculs, l’asphyxie ne devait apparaître qu’au bout de quarante-huit heures. Mais sa poitrine creuse a devancé l’appel : le lendemain soir, vers onze heures, elle commençait à suffoquer. Je ne bougeais pas, ombre dans l’ombre. Peut-être ne l’a-t-elle pas remarqué, mais j’utilisais maintenant une bouteille de plongée pour respirer, tandis qu’elle crevait à petits souffles.

Plusieurs heures sont passées. Je l’ai vue tressauter, appeler, ouvrir toute grande sa bouche et s’empoisonner avec le gaz carbonique qui saturait la pièce. Plus elle s’agitait, plus elle accélérait le processus de mort. J’ai tenté de la prévenir mais elle ne m’écoutait pas. Elle pleurait, vomissait, me suppliait avec son regard de vieille chienne lubrique. Elle a eu encore quelques sursauts puis elle s’est affaissée comme une poupée disloquée.

J’étais dans un état de jubilation indescriptible. Des particules dorées dansaient devant mes yeux. Mon cœur battait avec une lenteur de ressac nocturne. J’ai arraché mon détendeur et je me suis mis en apnée. Je voulais la voir cracher son dernier souffle. Sucer ces ultimes parcelles d’oxygène qu’elle m’avait volées durant mon enfance. Ses yeux se sont tournés vers moi — et je me suis demandé pourquoi j’avais attendu si longtemps pour exécuter ma sentence.

Mon plan comportait un deuxième acte. Je devais maquiller son exécution en suicide. J’avais prévu de lui ouvrir les veines, là où les liens l’avaient blessée, avant qu’elle ne meure tout à fait. Toujours en apnée, j’ai ôté ses cordes et j’ai pris le couteau que j’avais préparé, le plus tranchant, celui qu’elle utilisait pour l’ail et les oignons. Avec application, j’ai cisaillé ses poignets, visant le réseau veineux.

Alors, est survenu le prodige.

Dans cette pièce qui ne contenait plus d’oxygène, le sang qui s’est écoulé était noir.

Absolument noir.

J’ai d’abord reculé, effrayé, puis je suis tombé en extase. J’ai admiré ce corps qui sécrétait un tel nectar. Jamais je n’avais contemplé un aussi beau spectacle. Un tableau aussi pur, aussi vrai. C’était une simple cyanose, liée à l’anoxie, mais à mes yeux, c’était le mal qui s’évacuait du corps de ma mère. Le mal était ce goudron sombre. La vérité de cette femme — le vice et le mensonge — était ce sang noir.

Je me suis mis debout, les larmes aux yeux, et je me suis aperçu que j’avais joui dans mon froc. Joui pour la première fois. Dans la pureté de l’apnée. Pour moi, désormais, il n’y aurait plus d’autre voie. À cet instant, je le sais, une marque est apparue sur ma nuque. Une ligne de cheveux est tombée et n’a plus jamais repoussé, à l’arrière de mon crâne. Ce tracé était la marque de mon nouveau destin.

L’esprit de Marc tournait au ralenti. Son cerveau n’était plus suffisamment oxygéné. Reverdi s’approcha de lui. Sa voix était toujours aussi nette :

— Tu n’es pas allé assez loin dans ton livre. Tu n’as pas voulu — ou tu n’as pas pu — me rejoindre jusqu’à un certain point. Là où les motivations sont cristallines. Pourtant, il me semblait en avoir beaucoup dit à Élisabeth…

Marc lança un regard à Khadidja. Elle aspirait l’air comme un poisson hors de l’eau, dans un sifflement atroce. Il enrageait de son impuissance. Lui-même était proche de la syncope. Entre deux quintes, il murmura, presque aphone :

— Com… combien en as-tu tuées ?

— Chaque année, sourit Reverdi, des milliers de personnes disparaissent en Asie du Sud-Est. J’ai prélevé mon tribut sur ce chiffre. Pour moi, le Sang Noir n’est pas un phénomène physique, ni un accident. Encore moins un livre bâclé. C’est une quête perpétuelle, Marc. C’est dans ces eaux profondes que je plonge mon être. Ma réelle apnée, ma barre des cent mètres, n’a jamais été que ce plongeon-là…

La pièce circulaire ne devait plus contenir que quelques parcelles d’air respirable. La flamme bleutée de la lampe à huile résistait toujours. Le tueur jeta un regard à son compteur :

— Dix pour cent. Le temps presse. (Il se tourna vers Khadidja.) Tu pratiques l’islam, ma belle ?

Elle ne réagit pas. Évanouie. Peut-être déjà morte. Il continua, comme si elle pouvait l’entendre :

— Non ? Tu ne connais pas ce passage du Coran ?

« Il est écrit que le Prophète, avant sa Mission, tomba profondément endormi sur le sol. Et deux hommes blancs descendirent à droite et à gauche de son corps et se tinrent là. Et l’homme blanc à gauche lui fendit la poitrine avec un couteau d’or, et en tira le cœur, d’où il exprima le sang noir. Et l’homme blanc à droite lui fendit le ventre avec un couteau d’or, et en tira les viscères qu’il purifia. Et ils remirent les entrailles en place, et dès lors le Prophète fut pur pour annoncer la foi… »

Reverdi attrapa le détendeur relié à la bouteille d’air comprimé. Pour la première fois, il parla avec colère :

— Remercie-moi, Marc. Pour toi et pour elle. Après tous vos mensonges, vos profanations, je vais vous purifier, vous laver, comme les hommes blancs du Coran…

Marc n’avait plus la force de relever la tête — des éclipses, des taches sombres oblitéraient sa conscience. Son cerveau ne produisait plus qu’une seule idée : gagner du temps. Quelques secondes. Et tenter une action, n’importe quoi, pour sauver Khadidja.

Le tueur allait mordre son respirateur quand Marc haleta :

— Attends.

85

Sa voix n’était plus qu’un frottement :

— Les bambous, pourquoi ? Pourquoi les feuilles te donnent-elles le signal de tuer ?

Reverdi s’immobilisa et sourit.

— C’est à cause des robes.

— Des robes ?

Il frôla son visage avec ses doigts, à la verticale :

— Les robes Laura Ashley de ma mère… Quand j’étais dans l’armoire, quand je crevais de terreur, quand j’étouffais, elles pendaient sur leurs cintres et me caressaient le visage. Ces frôlements se sont associés pour toujours à ma souffrance. À chaque fois que les feuilles de bambou caressent mon visage, je suis à nouveau dans l’armoire. Je sens les robes sur ma peau. J’entends ma mère et ses soupirs de jouissance. Et j’ai de nouveau soif de sang noir.

Reverdi mordit le détendeur. Puis, calmement, s’assit sur ses talons, à l’asiatique, plongeant son regard dans les yeux de Marc.

C’était la fin.

Khadidja était sans doute déjà morte. Et lui n’en avait plus que pour quelques secondes. Il entendait la respiration artificielle de Reverdi, alors qu’il suffoquait, sachant qu’il était en train de s’empoisonner à coups de gaz carbonique.

Reverdi guettait chacune de ses inspirations. Il n’avait plus besoin d’analyseur d’air. Il lui suffisait de regarder le visage de Marc. Quand ses traits seraient figés, alors l’apnéiste ôterait son masque, retiendrait son souffle et approcherait la petite flamme des chairs suturées afin de faire jaillir le sang noir.

Le sang.

Au bord du néant, Marc eut une idée.

Il n’y avait plus rien à faire, sauf gâcher le rituel de Reverdi.

Saborder son sacrifice.

Dans un effort désespéré, il gonfla ses poumons, banda ses muscles. Ce seul effort faillit le faire partir pour de bon. La seconde suivante, il relâcha tout, provoquant une dislocation de tout son torse. Il n’obtint aucun résultat, excepté un trou noir, au fond de sa conscience, provoqué par l’afflux du gaz carbonique.

Il recommença aussitôt, bombant la poitrine, faisant saillir tous ses muscles. Il étouffait, il mourait — mais avant cela, et avant que la chambre ne soit totalement pure, il saignerait. Il prendrait de vitesse le phénomène de cyanose.

Son manège paya : la tension extrême de sa peau ouvrit les plaies collées au miel. Une nouvelle fois, il détendit ses pectoraux, amollissant les bords des blessures, laissant perler l’hémoglobine.

Reverdi arracha le détendeur, en lançant un coup d’œil à son analyseur d’air. Sa voix était déformée par le défaut d’oxygène :

— Non ! Pas encore !

Marc continuait sa gymnastique : tension, repos, tension, repos… Ses chairs s’écartaient, le sang tiède s’écoulait sur sa peau. Il parvint à baisser les paupières. Son sang était foncé, mais encore rouge. La cérémonie était profanée.

— Pas encore !

Reverdi se rua sur lui, couteau en avant. Marc sourit. Que pouvait-il lui faire ? Le tuer ? La chaise bascula. Les deux hommes s’écrasèrent sur le sol. Le visage de l’assassin fut éclaboussé de sang. En tombant, il venait de presser les blessures de Marc. L’hémoglobine jaillissait en jets croisés, expulsée par la masse de Reverdi, qui s’agitait, chevrotant :

— Pas encore… pas encore…

Il tentait de boucher les blessures avec ses mains. Mais le liquide s’échappait, obstinément, à travers ses doigts serrés.

Marc ferma les yeux. Des ondes chaudes glissaient sur ses clavicules, ses côtes, ses cuisses. Son corps s’abandonnait avec langueur, dans une odeur mêlée de miel et de métal. Un lit tiède se répandait sous lui et lui offrait une sépulture visqueuse. Il avait l’impression de s’enfoncer — à la fois dans le sol et en lui-même.

En même temps, il éprouvait une sensation d’envol, de libération, presque insouciante.

Il rouvrit les yeux. Reverdi, toujours arc-bouté sur son torse, hurlait. Mais Marc n’entendait plus sa voix. Il ne sentait plus son poids. Il lui semblait que le tueur lui disait adieu alors que les gigantesques alvéoles de la chambre dansaient en le regardant partir.

Dans une dernière convulsion, il perçut un bruit sourd dans la sphère.

Il tourna la tête.

Et fut ébloui par des silhouettes blanches.

Des hommes pénétraient dans la salle. Vêtus de combinaisons, de gants et de masques respiratoires, d’une blancheur éclatante. Des espèces de chasseurs alpins, qui portaient des fusils-mitrailleurs.

Marc savait qu’il était trop tard.

Il avait basculé dans la mort.

Mais il vit Jacques Reverdi qui s’accrochait à lui, alors que les hommes masqués le saisissaient par les bras. Il sentit ses doigts s’agripper à sa chair gluante. Il vit ses lèvres s’ouvrir, articuler des prières muettes. Il songea aux cris déchirants d’un père à qui on arrache son fils.

Ce fut la dernière image qu’il emporta.

86

Une chambre blanche.

Mais c’est à la fois une chambre et son crâne.

Une lumière blanche.

Mais c’est à la fois une lumière et la chair de ses paupières.

Des flashes. Des comètes. Des sillons de phosphore traversant sa conscience. Des explosions aveuglantes déchirant ses ténèbres. Elle hurle. À chaque cri, un autre cri s’élève. Le double du premier. Un cri dans le cri. Celui de sa peau, qui tire. Celui de ses lèvres, qui brûlent. Celui de sa gorge, qui éclate.

Le rêve recommence. Des pinces d’acier ouvrent son crâne. Des mains gantées plongent à l’intérieur et mettent à nu son cerveau. Ses paupières cillent. Inexplicablement, ce mouvement provoque une vue aérienne de l’opération. Elle voit les mains transporter son cerveau. Il lui paraît brun, violacé, enduit de sueur.

Les médecins posent l’organe dans un récipient d’acier. Elle songe à un œuf de chair noire, palpitant. Alors, elle comprend. Un danger guette. Khadidja veut crier, prévenir les chirurgiens : cette entité est une pieuvre ! Son cerveau est une créature qui va leur sauter au visage. Elle veut crier, mais elle se rend compte que c’est impossible : les griffes sont toujours là, entravant ses lèvres.

— Khadidja ?

Un visage, penché sur elle.

Un petit homme gris, qui flotte entre deux eaux.

Il est chauve : elle l’a déjà vu quelque part. Elle s’en est inspirée pour son rêve. Maintenant, elle voit son front de près : grisâtre et grêlé. Une pierre ponce. Elle murmure :

— Marc ?

La douleur, aussitôt, dévore ses lèvres. L’homme sourit. Elle a prononcé « Ork », ou « Orgh ». Un bruit rauque.

— C’est à cause des sutures. Ne parlez pas.

Elle ferme les yeux. Un souvenir revient. Les morceaux de fer dans sa chair. Le lierre d’acier enserrant ses lèvres. Reverdi et les alvéoles géantes…

Elle rouvre les paupières, risque une nouvelle tentative :

— Môrk ?

Il est en réanimation. Les urgentistes ont fait des miracles. Elle ferme les yeux. « Môrk… » Elle a soif d’obscurité. Soif de paix. Mais sa bouche brûle encore. Du barbelé autour de chaque syllabe.

Soudain, elle comprend qu’elle est défigurée. Elle s’évanouit.


Des jours, des nuits passent.

Les cauchemars, les délires se succèdent. Les voleurs de cerveau. « C’est une pieuvre ! » Reverdi en combinaison de plongée, un couteau entre les doigts. La fièvre fond sur elle comme une nappe brûlante, qui l’enduit et la consume. Elle brûle, elle ruisselle, elle s’épanche en vapeurs sous les draps.

Et la douleur.

La douleur la frappe à travers tout le corps, à la manière d’une créature vivante, se réveillant en des points chaque fois différents, selon les heures du jour et de la nuit. Une créature irascible, indomptable, prisonnière de sa chair, qui veut sortir par ses blessures à peine fermées.

Pour exploser dans sa gorge.

Morsure atroce, mâchoire invisible qui lui arrache les lèvres.


Nouvelle « crise » de conscience.

Mieux contrôlée.

Sa chambre d’hôpital est blanche, quasiment vide. Blanc usé, pour les murs, blanc argent pour les armatures du lit, blanc rayé, pour la fenêtre aux stores vénitiens.

L’homme en pierre ponce se tient devant elle. Son sourire est plus proche, moins ironique. Sa présence distille la même sensation qu’une odeur de médicaments. Du réconfort mêlé de tristesse, d’inquiétude.

— On va vous retirer les sutures dans quelques jours.

Khadidja ne peut répondre, ni même réagir. Elle est défigurée, elle le sait. Le médecin lui saisit doucement la main :

— Ne vous en faites pas, vous êtes magnifique. À terme, il n’y aura probablement même pas de cicatrices. (Il fait mine de regarder derrière lui, par-dessus son épaule.) Le médecin qui vous a opérée est le meilleur. Un des plus brillants plasticiens de la Salpêtrière. Il a réussi un petit chef-d’œuvre.

Elle l’observe encore. Chaque cillement est une question muette. L’homme poursuit :

— Moi, je me suis occupé de vous réanimer. De soigner vos blessures. Elles étaient nombreuses, mais superficielles. Vos veines cicatrisent très vite. Il y avait aussi les brûlures de la colle, mais là non plus, rien de profond. (Il lui presse légèrement la main.) Vous êtes en voie de guérison. Je ne vous raconte pas d’histoires.

Khadidja se risque à prononcer :

— Marc ?

C’est mieux. La brûlure s’atténue.

— Toujours dans le coma. Mais il va se réveiller. Nous avons son dossier médical. Cela lui est déjà arrivé deux fois. Aucune raison de penser qu’il ne va pas revenir, comme les fois précédentes.

— Ses… blessures ?

— Hémorragie. Une vraie bouillie à l’intérieur. Mais il a été soigné. Des sutures pour chaque veine. Un boulot de fourmi. Il cicatrise déjà.

Khadidja ferme les yeux. Elle ressent toujours une douleur, mais une douleur joyeuse. En un éclair, elle appelle des images réconfortantes : une maison, des enfants, l’harmonie avec Marc… Les images éclatent : ça ne marche pas. Ils ne vivront jamais ensemble, et surtout, ils n’oublieront jamais la salle aux alvéoles.

— Re… verdi ?

Le médecin esquisse une grimace incertaine.

— Mort.

— Comment ?

Il lève les épaules, en saisissant le graphique suspendu au bout du lit :

— Je n’ai pas les détails. (Il consulte la courbe de la température.) La police va venir vous voir. Ils vous expliqueront.

Khadidja ferme encore une fois les yeux. Ses pensées s’entrechoquent. Reverdi mort, Marc vivant : elle devrait se sentir heureuse, apaisée. Mais l’inquiétude tourne au fond d’elle-même. Une tourbe sombre qui ne demande qu’un courant, une sollicitation pour remonter à la surface.

— Ne réfléchissez pas trop. Reposez-vous.

Il marche vers la porte et se retourne sur le seuil :

— Et les cheveux courts vous vont très bien.

Khadidja hausse les sourcils, sans comprendre.

— Vos cheveux étaient entièrement collés au siège, dans la cuve à pression. Les urgentistes ont dû les couper sur place, alors que vous étiez sous oxygène. On a peaufiné la coupe ici même. (Il éclate d’un rire sec.) C’est ce dont nous sommes le plus fiers !


Un matin — elle n’a pas l’heure, mais elle possède une connaissance très sûre des nuances d’ombre et de lumière sur les murs —, un homme vient la voir.

Des cheveux blonds et lisses.

Un sourire doré, comme astiqué à la cire d’abeille.

Il se présente. Il est policier. Khadidja ne saisit pas son nom — elle a encore de brèves absences. Il s’approche. Son visage est long, doux, hâlé. Il porte un duffle-coat et dégage un parfum sucré. Encore une fois, elle songe aux abeilles, au miel. Sa gorge se serre : elle revoit le flacon rutilant et le pinceau…

— Il y avait deux systèmes de sécurité, explique le flic en détachant chaque syllabe, comme si elle était sourde. C’est un site à hauts risques, aux normes très strictes.

Il s’assoit à l’extrémité du lit, avec précaution : dos voûté, mains jointes, sourire clair.

Reverdi a neutralisé le premier système — les gardiens, les alarmes, les réseaux de verrouillage. Mais il a ignoré le système latent : la surveillance de l’atmosphère. Dès que l’air ne répond plus à la norme réglementaire, un tas de protocoles se mettent en route, automatiquement. Une brigade spéciale est intervenue.

Khadidja tente de se souvenir du sauvetage. Elle voit seulement des hommes blancs, masqués, aux gestes froissés — et Marc, embourbé dans son propre sang.

— Mes collègues pensent que Reverdi ignorait ce deuxième niveau d’alerte. Moi, je suis sûr du contraire. Mais il pensait avoir le temps de « faire ce qu’il avait à faire ». (Il a un mince sourire.) Je ne sais pas ce qu’il vous a raconté, mais cela lui a tourné la tête. Il n’a pas vu le temps passer. C’est ce qui vous a sauvés.

Elle acquiesce vaguement. Sur la table roulante, elle remarque un bouquet de petits gardénias. Incroyable : il lui a acheté des fleurs. Un bouquet fripé qui ressemble à un poing serré. Elle considère à nouveau le flic : il acquiesce à son tour, d’un sourire-déclic. Ce type a du charme, mais il ressemble à un fiancé éternellement éconduit. Khadidja imagine une vie en forme de rive grise, à regarder passer les occasions manquées.

Elle écarte les lèvres avec précaution — elle ne porte plus ses sutures :

— Vous… l’a… vez tué ?

Le flic se lève. Son parfum se diffuse aussitôt. Sa blondeur se déploie. Un petit déjeuner au miel. Il marche en silence et fourre ses mains dans ses poches. Khadidja prend son élan pour prononcer une phrase entière :

— Vous… l’avez… tué… ou… pas ?

— Oui. Aucun doute. (Il marque un temps.) Mais on n’a pas le corps.

Elle ferme les yeux et la panique déferle. Le flic reprend, comme s’il lisait la peur sur son visage :

— Attendez Dans la cuve, Reverdi a réussi à s’échapper. Les mecs étaient empêtrés dans leurs combinaisons, leurs masques respiratoires. Lui, il s’est faufilé, léger, pieds nus, en apnée. Dans les couloirs, personne n’a osé tirer : trop dangereux.

Khadidja imagine les dédales circulaires, les couloirs d’acier, les machineries. Reverdi, combinaison noire et poumons bloqués, disparaissant parmi les reflets chromés…

Sur le parvis, les tireurs l’ont touché. Il s’est pris au moins cinq balles dans le buffet. Je vous parle de tireurs d’élite. Des mecs super entraînés. On peut leur faire confiance.

— Pourquoi… pas de corps ?

— Malgré ses blessures, il a réussi à franchir les clôtures, à l’ouest. L’usine est située à Nogent-sur-Marne, vous le savez, non ? On pense qu’il a plongé dans le fleuve qui longe le site.

Il s’arrête, s’approche de la table roulante et caresse distraitement les fleurs :

— En un sens, c’est assez effrayant à imaginer : ce type en tenue de plongée, attiré par la flotte, comme un animal qui retournerait à son élément.

Sans y prendre garde, le flic arrache quelques pétales :

— Il est tombé à l’eau. Déjà mort. C’est certain. Depuis dix jours. On drague le fleuve.

Elle ferme les yeux. Il insiste encore, comme s’il devinait ses pensées :

— Il est mort, Khadidja. Aucun doute.

Il dit encore quelque chose mais Khadidja entend la voix de Reverdi, debout dans la cuve : « Là où il y a de l’eau, je suis invincible. »

87

Au débit du mois de novembre, Marc se réveilla.

Khadidja était sur pied depuis plusieurs jours. Elle alla le voir. Il était installé dans la chambre voisine, mais c’était la première fois qu’on la laissait entrer. Lorsqu’elle le découvrit, elle eut peur. Pas à cause des machines qui l’entouraient, ni des écrans qui décryptaient le fonctionnement de son organisme, mais à cause de lui. De son visage. Ce front penché, buté, qui paraissait encore hanté par les ténèbres, sous ses cheveux en brosse — on l’avait tondu, lui aussi : ils ressemblaient tous les deux à des rescapés d’un camp.

Elle se força à sourire, malgré les tiraillements de ses lèvres. Il avait beaucoup maigri. Les os de sa figure saillaient sous sa peau, accentuant les ombres sur sa peau blanche. La tête d’un mort. En même temps, cette pâleur était vive, presque phosphorescente sous ses cheveux blond vénitien. Elle songea à ces petites lampes qu’on concocte dans une écorce d’orange, dont la pulpe blanche brûle sans discontinuer.

Elle s’approcha. Pour chaque incision, il portait un pansement. Sur les tempes, la gorge, les clavicules, les avant-bras. Elle savait que la série continuait sous sa chasuble, sous les draps. Elle avait porté les mêmes et le médecin n’avait pas menti : elle avait cicatrisé en quelques jours. Ironie de la situation : selon le docteur, c’était la présence du miel, incrusté dans les plaies, qui avait favorisé cette réparation rapide.

La première phrase que Marc prononça fut :

— Ils ne l’ont pas. Ils n’ont pas le corps.

Khadidja sourit encore, avec tristesse. Depuis qu’il avait ouvert les yeux, il devait déjà ressasser cette obsession. Reverdi était vivant. Reverdi était sur leurs traces. Reverdi allait les détruire…

Elle comprit que la psychose de Marc était désespérée : même devant le cadavre du tueur, il continuerait à craindre le pire, prêtant au meurtrier des pouvoirs surnaturels. Marc était réveillé de son coma — pas de son cauchemar.

Il ne le serait jamais.

Il était incurable.


Khadidja quitta l’hôpital.

Elle quitta Marc, le médecin grisâtre, le flic doré.

Tout ce qui pouvait la relier au traumatisme.

Elle retrouva son appartement, avenue de Ségur. Son bureau. Sa thèse. Ses philosophes. Mais plus rien ne lui était familier. Après ce qu’elle avait vécu, les théories philosophiques lui paraissaient plutôt abstraites. Pour ne pas dire absurdes.

En revanche, elle eut la surprise d’être de nouveau sollicitée par la mode. On ne l’avait pas oubliée. Plusieurs agents s’étaient présentés pour prendre la relève de Vincent. Des photographes, des agences, des couturiers avaient téléphoné. Ignoraient-ils qu’elle était défigurée ? Dans le monde du « plus-que-parfait » qui voudrait d’une fille aux lèvres trouées ?

Elle se trompait. La première, sa maquilleuse, Marine, lui expliqua que ces marques ne se verraient pas sur les photos. Question de poudre, de lumière. Mais surtout, son physique était « tendance » — et tant que cela serait vrai, elle pouvait bien avoir une jambe de bois, les photographes s’en débrouilleraient.

D’ailleurs, autre fait inattendu, son visage avait gagné en force, en envoûtement, avec les cheveux courts. Sa beauté acérée coupait maintenant comme un silex.

Enfin, l’affaire Reverdi avait fait beaucoup de bruit et lui avait conféré un grain de réalité, une odeur de soufre, que bien peu de filles possédaient dans ce métier. Khadidja n’avait jamais été transparente. Elle était maintenant éblouissante — crevant la scène de l’hiver 2003.

Par défi, elle accepta les contrats.

Elle reprit le chemin de la lumière.

Très vite, malgré ses résolutions, elle retourna voir Marc.

Simplement, pensait-elle, par solidarité.

Chaque jour, elle le visitait dans sa chambre ensoleillée. Après les paroles d’usage, un silence de lait s’instaurait entre eux. Blanc, lisse, sans sillage. Marc se complaisait dans son mutisme. Khadidja ne cherchait pas à le troubler. Elle savait que ce black-out cachait des pensées inextricables — et elle n’avait pas envie de les connaître.

Dans les couloirs, elle rencontrait parfois les médecins, qui la rassuraient : Marc guérissait. Il pourrait bientôt sortir. Elle entendait aussi ce qu’on ne lui disait pas : il était en observation. Chacun s’inquiétait de sa santé mentale.

Il ne parlait pas, mangeait à peine, dormait beaucoup. Il paraissait se réfugier dans le sommeil. S’il était assailli par les mêmes cauchemars que Khadidja, cela ne devait pas être très reposant. Mais justement, elle devinait qu’il se plongeait, volontairement, dans ces visions. Comme s’il était attiré, aimanté par ses souvenirs les plus morbides. Comme si — l’idée même lui glaçait le sang — il cherchait à communiquer avec Reverdi par la passerelle des rêves…

En surface, pourtant, Marc manifestait une angoisse constante. Il avait exigé, par l’intermédiaire de son avocat, la présence d’un gardien devant sa porte. Le juge d’instruction ne s’était pas fait prier, révélant ainsi ce que tout le monde appréhendait : Reverdi avait survécu à l’affrontement de Nogent-sur-Marne.


Le 12 novembre, Khadidja parvint à rencontrer le psychiatre chargé, officiellement, de suivre Marc Dupeyrat. Petit, sec, très brun, il portait une barbe carrée et accentuait certaines syllabes, à l’allemande.

Tout en curant sa pipe, il assena :

— Il n’y a pas de maladies mentales. Il n’y a que des conflits mal gérés.

Khadidja croisa les jambes et se dit « hou là ». À ce moment, l’homme l’observa avec insistance. Il venait sans doute de remarquer ses cicatrices. Six petits trous au-dessus de sa lèvre supérieure, six sous l’inférieure, étoilant sa bouche comme un tatouage au henné. Elle répliqua :

— En matière de conflits, Marc a eu son compte, je pense.

— Justement. (Il se leva comme propulsé par un ressort.) Justement…

Il marchait autour de son bureau, en allumant sa bouffarde :

— Marc ne peut assumer toute cette violence. Sa psyché, au lieu de l’intégrer, la refuse. (Il raya l’air avec sa pipe.) Pffffttt ! Dans le passé, c’était le rôle de ses comas. Un champ noir. Une bande effacée. Aujourd’hui, c’est pour cela qu’il dort tant : son esprit se réfugie, encore une fois, dans l’inconscience. Son surmoi…

Khadidja coupa court à ce jargon de spécialiste :

— De quoi souffre-t-il au juste ?

Il sourit, comme si cette question tombait à pic :

— De rien. Pas de psychose. Pas de défaillance neurologique. On pourrait dire que Marc souffre du réel.

— Du réel ?

— Un mauvais réglage de sa psyché face aux événements. Des événements d’une exceptionnelle violence, certes.

— Certes.

— Voilà ce qui se passe, dit-il en ouvrant les mains. Actuellement, le processus est en train de s’inverser. Tout cela est allé trop loin. L’agression de Reverdi a brisé ses barrières mentales, son système de protection. Il ne parvient plus à maintenir cette violence à distance.

— Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ?

Il pointa sa pipe vers sa tempe :

— La violence est entrée dans son cerveau. Elle se répand partout. Marc ne peut plus penser à autre chose. Certains animaux voient l’infrarouge mais pas la lumière ordinaire. Marc, lui, ne capte plus la vie quotidienne. Les sensations simples. Son esprit ne peut plus les distinguer. Il est entièrement imprégné, aspiré par Reverdi et sa cruauté.

À l’usage, l’accent de l’homme sonnait plutôt italien. Khadidja avait rédigé, des années auparavant, un mémoire sur l’antipsychiatrie italienne. Les années soixante. L’école de Franco Basaglia. L’époque où on ouvrait les portes de tous les asiles. Ce type-là n’aurait pas dépareillé dans le tableau.

— Encore une fois, trancha-t-il, il n’y a pas de maladies mentales. Il n’y a que des conflits…

— Je vous préviens : si vous essayez de l’interner, je…

— Vous n’avez rien compris. Marc a besoin de la vie ordinaire. C’est son seul remède possible. Il sort demain.


Quand Marc rentra chez lui, Khadidja l’attendait.

Avec son accord, elle avait investi l’atelier. La nuit précédente, elle avait rangé, astiqué, déblayé. Elle avait découvert un réduit, une sorte de petite salle, en contrebas du niveau du sol, où Marc rangeait ses livres spécialisés et ses « dossiers ». Elle n’avait pas résisté. Elle s’était plongée dans ces archives. Elle avait eu l’impression de pénétrer dans le cerveau de Marc. Des décennies de meurtres, de viols, de sang innocent versé. Témoignages, biographies, études psychologiques : tout était soigneusement classé, référencé, caractérisé. Une taxinomie de la cruauté.

Mais surtout, elle avait trouvé le dossier Reverdi. Elle avait lu les lettres, les coupures de presse, contemplé les photos. Elle avait pris la mesure du piège tendu. Cela allait bien au-delà du zèle journalistique. Marc s’était incarné dans sa machination.

Elle s’était attardée sur les copies des lettres manuscrites d’Élisabeth et s’était dit que oui, décidément, ce mec était tordu. Pervers. Cinglé. Pourtant, encore une fois, elle lui accordait des circonstances atténuantes. Elle avait cherché, jusqu’à l’aube, un dossier « Sophie », mais n’avait rien débusqué. Pas une photo, pas une ligne sur le meurtre de la « femme de sa vie ». À cinq heures, elle avait refermé la porte du cagibi comme on tourne définitivement une page.

Quand Marc franchit le seuil du loft, tout était prêt. Impeccable. Il sourit, la remercia et se prépara un café à l’aide d’une machine chromée qu’elle n’avait pas osé toucher. Puis il se plaça face à la baie vitrée, donnant sur la cour pavée, et se tut, tasse à la main.

Elle devina qu’il n’en dirait pas davantage.

Les règles étaient établies.

Ils trouvèrent leur rythme. Une cohabitation muette, fondée sur une compassion mutuelle. Une convalescence où ils partageaient un quotidien studieux. Marc passait ses journées devant son ordinateur. Il n’écrivait pas : il consultait le réseau Internet. Il lisait les journaux, les dépêches des agences de presse. Il absorbait ainsi les heures, en appel du moindre détail, de la moindre nouvelle qui concernerait Reverdi.

Les rares fois où il enchaînait plus de deux phrases à la suite, c’était au téléphone, avec son avocat. L’homme de loi lui avait évité une mise en examen pour « obstruction à la justice et dissimulation de preuves », à la suite de plusieurs plaintes émanant du ministère de la Justice de Kuala Lumpur. La Malaisie demandait même son extradition.

L’avocat espérait maintenant écarter toute menace en France, arguant auprès du juge d’instruction que Marc Dupeyrat, s’il avait commis des fautes, les avait largement payées. Entre deux conversations volées, Khadidja avait saisi que les choses s’annonçaient plutôt bien, malgré sa responsabilité indirecte dans les meurtres d’Alain van Hêm et de Vincent Timpani.

Quant à elle, elle s’était installé un bureau à l’autre bout de l’atelier, où elle avait connecté son ordinateur. Elle avait ouvert une nouvelle ligne téléphonique, réservée à Internet, grâce à laquelle elle recueillait des extraits de livres, des citations philosophiques, et correspondait avec des spécialistes de son sujet. La plupart du temps, elle écrivait sa thèse — des pages entières qu’elle n’était pas sûre de garder, mais qui lui permettaient, simplement, de passer le temps.

Marc consultait.

Khadidja écrivait.

Le bruit des deux claviers d’ordinateur résonnait dans l’atelier.

Le claquement de deux squelettes, en pleine danse macabre.

Et les recherches dans la Marne continuaient.

Sans résultat.


Pendant ce temps, au-dessus de leurs têtes, des phénomènes atmosphériques, de larges mouvements de masse continuaient.

Des mouvements qui les concernaient directement, mais qui les laissaient indifférents.

Sang noir était toujours en tête des ventes des librairies, porté par les « événements récents ». Selon Renata Santi, l’éditrice de Marc, les chiffres allaient dépasser trois cent mille exemplaires.

« Un cataclysme ! » Marc demeurait de pierre : il refusait les interviews, les signatures, les contacts avec qui que ce soit.

De son côté, Khadidja était un des mannequins les plus sollicités de cette fin d’année. Plusieurs couturiers l’avaient choisie pour leurs défilés, et les propositions de prises de vue photographiques fusaient des quatre coins du monde. Elle avait chargé son nouvel agent d’accepter seulement les séances situées à Paris. Il était hors de question de quitter la France et d’abandonner Marc.

Lui : auteur d’un best-seller, riche, adulé.

Elle : mannequin-vedette, princesse ethnique des tendances à venir.

Deux stars, deux paumés cloîtrés dans un atelier du 9e arrondissement.

À l’ombre de leur traumatisme, ils prenaient la mesure du mensonge qui fait courir le monde. Le succès, la réussite, le confort n’ont aucune saveur.

Marc consultait.

Khadidja écrivait.

Et les recherches dans la Marne continuaient.

Sans résultat.

88

À vingt et une heures, ce soir-là, Khadidja tourna la clé de l’atelier.

On était samedi. Elle sortait d’une journée de prises de vue pour un magazine japonais. Harassée, et étonnée par son propre succès. Aujourd’hui, le photographe avait volontairement accru les lumières sur ses marques de sutures, lui soufflant, penché au-dessus de son appareil : « Super, les cicatrices. On dirait des scarifications. »

À ces mots, elle avait fondu en larmes. De telles inepties lui avaient instantanément rappelé Vincent : il n’y avait que lui pour sortir des bourdes pareilles, d’un air inspiré. Et surtout, il n’y avait que lui pour les rendre supportables. Khadidja n’en finissait plus de mesurer l’étendue de son absence. Chaque heure, chaque jour accroissait son chagrin.

En ouvrant la porte, elle était d’une humeur de chien. Combien de temps supporterait-elle ce milieu grotesque ? Pour se trouver une excuse, elle se répéta qu’il s’agissait d’une thérapie personnelle. En acceptant de se faire photographier, en exhibant ses cicatrices, elle dépassait ses blessures intérieures.

Reverdi était mort — et elle était vivante.

Il était au fond du fleuve — et elle était en haut de l’affiche.

Cela, c’était la vitrine officielle. À l’étage inférieur, dans les arcanes de sa conscience, c’était surtout une manière de braver sa propre terreur, son obscure certitude que Jacques Reverdi n’était pas mort. Il rôdait quelque part. Blessé Furieux. Déterminé. S’il était toujours de ce monde, alors il pouvait voir les nouvelles photographies de Khadidja. Vivante. Et debout.

Elle posa son trousseau dans la coupelle de bronze prévue à cet effet, et se répéta la décision qu’elle avait prise aujourd’hui : quitter Marc. À eux deux, ils ne s’en sortiraient jamais. Face à l’absence du corps, face au vide, ils se cramponnaient l’un à l’autre par pur réflexe. Ils s’entraînaient dans leur double chute.

Elle était résolue ce soir à le lui annoncer.

Elle entendait déjà son silence, son mutisme indéchiffrable.

— Marc ?

Pas de réponse.

Elle avança d’un pas décidé et répéta :

— Marc ?

Il était là, près de son bureau, recroquevillé sur le sol. Khadidja se précipita. Son corps était dur comme du bois. Elle songea à la raideur cadavérique mais la peau était tiède sous sa paume. Elle plaça sa main sur son cou et sentit battre son pouls — lent et ténu.

Pas mort : coma.

Elle se précipita sur le téléphone. En un réflexe, le numéro du SAMU se forma au bout de ses doigts. Ce numéro qu’elle avait si souvent composé, quand elle était confrontée à une overdose de son père ou de sa mère.

Tout en parlant au type de permanence, elle imaginait déjà la suite : l’arrivée des secours, l’agitation des hommes, leurs pas lourds dans l’atelier. Cette intrusion chaotique qui bousculait l’existence, violait le quotidien, retournait le foyer… Ce mélange de panique et de sauvetage qui avait été son leitmotiv, à l’époque de La Banane de Gennevilliers.

Elle raccrocha. Elle réalisa qu’elle avait conservé sa dernière tenue de scène : bottes de daim et blouson de fourrure — des matières organiques, cruelles, qui impliquaient la mort et le sang, très en vogue cet hiver. Des matières de circonstance, qui la rendaient, obscurément, plus forte, plus sauvage.

Elle revint vers Marc, toujours immobile, et contempla la tête rousse, rentrée dans les épaules, sous laquelle elle avait glissé un coussin. Définitivement « mort pour la cause ».

Plus que jamais, sa résolution était prise.

Elle allait veiller à son hospitalisation, ranger la baraque — et se casser vite fait.


— On nage en pleine hystérie.

L’urgentiste n’avait pas quitté sa parka. C’était un grand gaillard qui paraissait avoir dormi tout habillé, avec une tête énorme, hirsute. Khadidja venait de lui offrir un café, à lui et au capitaine Michel, le flic doré de l’hôpital, qui était venu à la rescousse. Deux autres hommes emportaient Marc sur un brancard, enroulé sous une couverture de survie scintillante.

— Hystérie ? répéta-t-elle.

Le médecin but le café brûlant cul sec :

— Votre mari présente tous les signes cliniques de la catatonie. Mais aucun des symptômes internes. Tout se passe dans sa tête En un sens, c’est une bonne nouvelle. Il va s’en tirer : aucun problème. Demain ou après-demain, il sera sur pied. On l’embarque à Sainte-Anne. Son cas va intéresser nos « amis les psys ».

— Non. Surtout pas là-bas.

— Et pourquoi pas ?

— Écoutez, tenta d’expliquer Khadidja. Marc a déjà eu des problèmes… psychiatriques.

— Sans déconner ? ricana le médecin, en lui rendant sa tasse vide.

— Écoutez-moi !

Elle avait presque hurlé. Elle descendit d’un ton :

— S’il se réveille à Sainte-Anne, cela risque d’aggraver encore son état. Il vient d’être soigné à la Salpêtrière. Je peux vous donner le nom des médecins qui l’ont traité. Parmi eux, il y a un psychiatre.

L’homme soupira et sortit son téléphone portable :

— Je vais voir s’ils ont une place.


Vingt-trois heures.

Khadidja était maintenant seule. Elle n’avait pas faim. Elle n’avait pas sommeil. Son esprit accumulait les pensées vides, sans résonance. Elle décida de faire ses valises.

Mais d’abord, ménage.

Elle ouvrit les fenêtres, pour chasser l’odeur des hommes, remit les meubles en place, ordonna le bureau de Marc, alignant ses notes, ses pages imprimées, son clavier d’ordinateur.

Ce simple geste suffit à rallumer l’écran, simplement en veille. L’atelier se mit à tourner autour d’elle. Marc avait reçu un e-mail.

C’était ce message qui avait provoqué sa nouvelle crise. Sur l’écran, on pouvait lire :

« Tout n’est pas fini. »

89

C’est la merde.

Khadidja regarda l’horloge luminescente. Deux heures du matin. Elle venait tout juste d’éteindre la lumière. Après sa découverte, elle avait rappelé le capitaine Michel, qui était aussitôt revenu. Elle lui avait montré le message — lui et ses hommes avaient embarqué l’ordinateur de Marc. Tout cela n’avait pris que trente minutes. Et voilà qu’il la rappelait déjà :

— C’est la merde, répéta-t-il.

Elle eut un geste familier pour balayer ses boucles et se souvint qu’elle n’en avait plus. Elle se concentra sur le parquet sombre.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— On a identifié l’ordinateur et la ligne utilisés pour envoyer le message.

Elle éprouvait une douleur dans le bas du dos.

— D’où venait l’appel ? Où est Reverdi ?

Silence du flic.

— Accouchez : d’où a-t-il appelé ?

— De chez vous. De l’atelier.

Un voile de givre sur le visage. L’homme continua :

— Il a utilisé la ligne téléphonique que vous avez ouverte récemment. Celle de votre modem. Nos spécialistes sont catégoriques. L’auteur du message a utilisé votre ordinateur. Et votre propre boîte aux lettres. Pour l’utiliser, il faut un mot de passe ?

— Non.

— Vous n’étiez pas chez vous à quinze heures dix ?

Khadidja lui expliqua qu’elle était en prises de vue, mais sa propre voix lui paraissait lointaine. Elle sentait son corps s’alourdir, son ventre se creuser.

— Il n’y a aucun doute : c’est Reverdi, continuait le flic. C’est bien dans son style. De la pure provocation. Il veut vous montrer qu’il peut pénétrer chez vous sans problème. J’ai envoyé des hommes pour surveiller votre porte. Ils seront là d’une minute à l’autre. Des techniciens vont venir aussi : on doit vous mettre sur écoute. Maintenant.

À tâtons, sans raccrocher, elle trouva le connecteur de la lampe de chevet, près du lit. Dans le jaillissement de lumière, elle fut surprise de découvrir l’atelier, parfaitement en place. La réalité était bien là, solide, familière.

— Vous voulez que je vienne moi-même ?

Le flic avait demandé cela d’un ton à la fois sérieux et tendre, qui rappelait son petit bouquet de fleurs chiffonné. Par pure cruauté, elle lui fit répéter sa demande :

— Quoi ?

— Vous voulez que je vienne ? Je veux dire… en personne ?

— Non.


Elle avait juré de ne plus avoir peur.

Promesse très ancienne. Genèse personnelle.

Elle se leva, enfila un jean et quitta le campement Spartiate qui lui servait de lit — un simple matelas posé par terre, près du comptoir de la cuisine. Elle s’agita, se livra à de nouveaux rangements. Dès qu’elle cessait, une foule de petits bruits jaillissaient dans les coins, revêtant une signification funeste.

Jacques Reverdi était venu ici.

Tout à coup, elle s’arrêta : et s’il y était encore ? Son cœur lui sembla chuter, s’écorchant sur ses côtes. Elle se livra à une fouille en règle, faisant le plus de bruit possible, comme lorsqu’elle était enfant, seule dans la maison, et qu’elle claquait les portes, montait le son de la télévision pour effrayer les ombres…

Personne, bien sûr.

Le silence lui parut revenir à la charge. Craquer. Gémir. Palpiter. Elle resta en arrêt devant les fenêtres, tendues de toile blanche. Et s’il était dans la cour ? S’il l’observait par une faille du rideau ?

Khadidja attrapa son trousseau de clés, trouva une torche électrique dans le placard du compteur électrique puis, sans réfléchir, sortit pieds nus, en jean et tee-shirt.

Le faisceau de sa lampe tremblait devant elle. Les chocs de son cœur résonnaient au fond de son thorax. Elle pensait à Marc. Elle ne pouvait plus le quitter. Plus maintenant. Elle avait voulu l’abandonner à sa folie, mais si Reverdi était vivant, Marc n’était plus fou : il était simplement lucide.

Elle avança dans la cour. Pas une fenêtre n’était allumée dans l’immeuble, face à l’atelier. Elle orienta sa torche à gauche, vers le portail. Personne. Elle percevait seulement la rumeur lointaine de la circulation, qui ne cesse jamais à Paris. Et cette odeur de ville, acidulée, polluée, mais plus douce, plus légère à cette heure — une haleine de sommeil.

Khadidja baissa la lampe. Elle avait vaincu sa peur. Tout était dans sa tête. Tout… Elle hurla quand elle entendit les pas.

Sa torche lui échappa des mains et roula sur le sol en pente.

Pour s’arrêter contre les embouts ferrés de grosses chaussures.

— Mademoiselle Kacem ? Le capitaine Michel nous envoie.


Cinq heures du matin.

La nuit la plus longue de son existence.

Les techniciens avaient fini d’équiper les téléphones fixes, les cellulaires, les ordinateurs et les modems. Elle leur avait encore offert un café — elle commençait à bien maîtriser la machine — puis les avait virés. Deux flics demeuraient maintenant sur son seuil.

Fourbue, Khadidja éteignit les lampes et s’enfouit sous sa couette. Elle sombra immédiatement dans le sommeil.

Un nouvel appel téléphonique l’arracha du néant. Sa lucidité revint en une seconde. Elle attrapa le combiné :

— Allô ?

La fente entre les rideaux était claire. Le jour s’était levé. Coup d’œil à l’horloge : neuf heures trente du matin. Elle répéta : « Allô ? », la voix pleine d’appréhension.

— Madame Kacem ? Je m’appelle Solin. Lieutenant Solin. On s’est vus au Quai des Orfèvres, je sais pas si vous vous souvenez…

— Vos hommes sont déjà venus.

— Je sais, je suis désolé. Je vous appelle… J’ai une nouvelle… Je… Enfin, il vaut mieux que vous le sachiez tout de suite : le capitaine Michel est mort.

— Mmmmort ?

Elle ne parvenait plus à parler. Les agrafes scellaient de nouveau ses lèvres. Elle ne pouvait plus les ouvrir :

— Quuuu’est-ce… quuuu’est-ce qui s’est passé ?

— Je devais venir le chercher, à huit heures. Je l’ai trouvé chez lui. Il a été… Enfin… On l’a assassiné.

— Chez lui ?

— Je suis sur place. Il a sans doute été surpris quand il revenait de chez vous.

Sutures. Morsures. Brûlures.

Elle se força à écarter les lèvres :

— Tué par Reverdi ?

Silence. Le policier souffla enfin :

— Il est trop tôt pour…

— C’est quoi l’adresse ?

Il fit mine de ne pas entendre et continua sur sa lancée :

— … mais bon, c’est vrai, il y a de fortes présomptions pour…

— C’EST QUOI LA PUTAIN D’ADRESSE ?

90

La blondeur de l’homme avait explosé.

S’était pulvérisée sur les murs, la moquette, le plafond.

Ce fut la première pensée de Khadidja quand elle pénétra dans l’appartement. Le capitaine Michel vivait dans un immeuble moderne, rue de la Convention. Un trois-pièces aux espaces carrés, blancs, peu meublés.

Mais une des pièces avait été transformée.

Le salon avait été vaporisé d’or.

Le tueur avait écarté les meubles et placé sa victime au centre de l’espace, torse nu, collé sur une chaise au dos d’osier. Partout autour de lui, des petits pains de cire naturelle, dont la taille oscillait entre vingt et soixante centimètres, soutenaient des bougies dont certaines étaient encore allumées. Chaque flamme se reflétait sur les flancs des autres pains et dessinait des sillons de rousseur.

Khadidja éprouvait le sentiment de pénétrer dans une ruche géante. Il ne manquait que le bourdonnement des abeilles. L’odeur sucrée de la cire emprisonnait chaque chose, à la manière d’une résine parfumée. Les petites flammes elles-mêmes ressemblaient à du miel liquide, libéré de l’apesanteur, s’élevant vers le plafond clair.

Le policier avait la tête baissée. Ses cheveux lisses renvoyaient des éclairs de blondeur, se mêlant en couleurs d’icône. Son torse cuivré s’inscrivait aussi dans le tableau. Le sang, qui lui couvrait toute la poitrine, prenait à la lueur des cierges une curieuse teinte mordorée.

— C’est hallucinant, souffla le lieutenant Solin, alors que des techniciens scientifiques, en combinaison blanche, travaillaient aux prélèvements d’échantillons. Le meurtrier a pratiqué une trachéotomie. D’après le toubib, il lui a d’abord collé du ruban adhésif sur la bouche puis il lui a ouvert la gorge. Aussi sec, il a refermé la plaie. Avec une cire spéciale, semble-t-il. Ensuite, il a fondu la même cire à l’intérieur des narines. Michel ne pouvait plus respirer. Dans son effort pour trouver de l’air, il a gonflé ses poumons, sa trachée, et a crevé sa propre plaie. C’est lui-même, en cherchant à respirer, qui a expulsé le sang de sa blessure. Le tueur a dû le regarder se vider.

Malgré elle, Khadidja baissa les yeux : la mare de sang s’étendait sur un rayon d’un mètre autour de la chaise. Elle était étonnée par son propre calme. C’était peut-être la mise en scène. L’irréalité de l’ensemble. Elle flottait dans ce théâtre rose et or. Sans y croire. Elle ne pouvait se convaincre de la nouvelle donne : elle était seule. Absolument seule face au tueur. L’unique flic qui lui inspirait confiance était mort. Et Marc, ni mort ni vivant.

— Il y a une inscription, quelque part ?

— Non.

— Les fenêtres et les portes ont été calfeutrées ?

— Non. Il n’a pas eu le temps de préparer la pièce à ce point. C’est déjà dingue qu’il ait pu forcer Michel à s’asseoir là-dessus. Sous ses airs d’ange, il était pas commode, Michel, il…

L’homme réprima un sanglot. Il avait un visage, une voix, une allure désespérément ordinaires. C’était sans doute un atout dans son métier, mais jamais Khadidja n’aurait pu le reconnaître dans la rue.

— Le plus dingue, reprit-il, après s’être mouché, c’est que les voisins n’ont rien entendu. Il l’a peut-être drogué. Les analyses nous le diront. Dans tous les cas, c’est du Reverdi tout craché. Y a plus de doute : le salopard est vivant.

Khadidja ne bougeait pas. Un froid polaire lui crispait l’extrémité des membres et remontait vers le centre de son corps. Elle se mit à marcher, pour enrayer l’engourdissement. Elle observait les hommes qui prenaient des photos, puis, avec précaution, soufflaient les bougies et saisissaient les pains de cire pour les glisser dans des sachets en plastique.

— Ces petits pains constituent une piste, commenta le flic. Ça doit pas courir les champs des produits pareils. On va interroger les apiculteurs et…

— Je ne vous demande qu’une chose, coupa-t-elle.

— Quoi ?

— C’est moi qui préviens Marc Dupeyrat.

91

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Mon sac. Je me tire.

Debout dans sa chambre d’hôpital, Marc repliait ses affaires. Il s’était réveillé de son « coma léger » deux heures plus tôt.

— Je suis au courant.

— Comment ?

D’un bref coup de tête, il désigna la porte :

— Ils ne parlent que de ça, dehors.

— Je…

Marc bondit sur elle et lui serra les épaules :

— Je vous avais prévenue, non ? (Il descendit d’une note.) Je vous avais tous prévenus. Bon Dieu. Reverdi est vivant. On va tous y passer.

— Tu ne peux pas sortir, dit-elle faiblement, en se dégageant de son étreinte.

— Je vais me gêner.

— Pour aller où ?

— Je pars à l’étranger.

— À l’étranger ? Mais… mais les médecins ne t’y autoriseront pas.

— Les médecins ont besoin du lit — et j’ai vu le psychiatre ce matin. Aucun problème. Selon lui, je suis un malade du réel. Je dois me plonger dans le monde ordinaire. Alors, ne perdons pas de temps !

Khadidja joua une autre carte :

— Les flics ne te laisseront pas quitter la France. Tu es un témoin capital. Et tu risques une mise en examen.

Il boucla son sac, endossa sa veste :

— Tu retardes, Khadidja. On n’en est plus là. Mon avocat m’a mis à l’abri de tous ces emmerdements. J’aurais pu être impliqué en Malaisie. Mais ici, en France, je suis une victime. Une victime ! Quant à mon témoignage, les flics ont ma déposition. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter. À part ma frousse actuelle.

Il fit mine de se diriger vers la porte. Elle lui barra le passage :

— Où tu vas ? J’ai le droit de savoir !

— Sicile. (Il eut un sourire d’orgueil.) Je connais un coin où ce salopard ne viendra pas me chercher.

Les regards sont des livres ouverts. Celui de Marc avait toujours été fermé, mais Khadidja avait appris à y discerner des indices. Elle comprit ses véritables intentions.

Marc ne fuyait pas Reverdi.

Il voulait au contraire l’attirer sur un terrain qu’il connaissait.

Lui tendre un piège.

Stupéfaite, Khadidja s’entendit dire :

— Je pars avec toi.

92

Tous les automnes devraient ressembler à l’automne sicilien.

Khadidja le comprit dès l’atterrissage, le lendemain, à dix-sept heures.

L’avion plongea à travers les nuages, se redressa puis se coula dans un arc de lumière liquide, d’une douceur infinie. À travers le hublot, le paysage s’évaporait en pigments cuivrés, laissant entrevoir, entre deux éclats, la surface laquée de la mer indigo. Plus loin, on voyait le rivage : des plaines vert citron, comme éclaircies d’avoir trop brûlé tout l’été. Puis, au ras du sol, se précisèrent des bâtiments gris, et surtout des rochers. La carapace de l’île. Une pierre noire, à la fois dure et polie, émergeant des herbes calcinées.

Catane.

Elle n’avait même jamais entendu le nom.

Pourtant, sur le tarmac, respirant l’air marin, mi-sel, mi-algues, elle se sentit instantanément chez elle. Elle se dit que l’automne, dans l’un de ses pays d’origine, devait ressembler à cette caresse tiède. Elle n’avait jamais mis les pieds en Algérie ni en Égypte, mais c’était bien cet automne-là qui, depuis qu’elle était enfant, coulait dans ses veines.

Même le taxi lui plut : petit, gris, bancal, de marque inconnue. Il lui rappelait les voitures de ses premiers copains, en bas des immeubles de Gennevilliers — des Fiat, des Lada déglinguées… Elle s’enfonça dans son siège et perçut le couinement des ressorts avec un frémissement de bonheur.

En dépit de tout, de la fuite, de la menace, de la violence, elle était heureuse. Un mot frissonnait à l’orée de sa conscience, qu’elle ne se serait pas risquée à prononcer : « lune de miel »…

Au fil de la route, le paysage se révéla plus funeste. Noir, monotone, lugubre. On aurait dit qu’une tempête de cendres avait tout recouvert, figeant le moindre relief, étouffant les collines sous une croûte terne.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

— Rien de spécial, répondit Marc, le regard tourné vers la vitre. L’Etna est tout près. Les roches sont volcaniques.

Alors, elle le vit.

Le volcan. Au bout de l’horizon. Un mont noir, qui paraissait tirer à lui la ligne des nuages. Un sommet d’humeurs sombres, qui ressemblait à un lieu d’oracles et de mystères. Sans savoir pourquoi, Khadidja captait maintenant une présence antique — une histoire très ancienne, qui palpitait encore, distillant symboles et messages.

Elle se dit une nouvelle fois que Marc voulait attirer Reverdi sur cette terre ancestrale. Voulait-il l’affronter au sommet du volcan, parmi les gaz brûlants ? Il n’y avait aucun avantage à l’attirer là-haut. Elle songea à la mer. Plus absurde encore : c’était l’espace de prédilection de Reverdi. La ville ? Elle devinait déjà les ruelles, étroites et noires. Marc connaissait-il à ce point ces dédales pour tendre un piège au tueur ?

Machinalement, elle serra dans son sac son téléphone cellulaire. Avant le départ, elle avait appelé, en douce, Solin. Il avait tenté de la dissuader, mais au ton de sa voix, elle avait compris que Marc disait vrai : son avocat les avait placés, elle et lui, hors d’atteinte de toute procédure. Ils étaient libres de leurs déplacements.

Khadidja avait promis au flic de lui faxer, dès son arrivée, les coordonnées de leur hôtel. En retour, Solin préviendrait les forces de police de la ville, afin que les Siciliens se tiennent prêts à toute éventualité. Mais là encore, elle avait saisi le message dans la voix : les policiers de Catane avaient d’autres chats à fouetter.

Elle tripotait toujours son portable lorsqu’ils pénétrèrent dans la ville.

Dès le lendemain, elle tomba amoureuse.

Amoureuse de sa chambre, dans une petite pension vieillotte, absolument déserte, au fond d’une impasse. Amoureuse des motifs usés des rideaux et du couvre-lit, des porte-serviettes et des robinets en vieux cuivre. Amoureuse des toits gris, des croix d’église, des antennes satellite, qu’elle pouvait admirer en équilibre sur un balcon en fer forgé qui ressemblait à une serre d’aigle.

Elle s’aventura dans la ville. Elle arpenta les avenues, les ruelles, les places, noires et tièdes, qui semblaient contenir encore un feu rentré, très ancien. Elle aimait ces trottoirs bruns, bosselés, comme frappés par un marteau de forgeron, ces murs de moellons sombres, ces cours, ces jardins, cernés de lave froide. Curieusement, la pierre volcanique avivait chaque contraste, soulignait chaque détail. Tout ressortait ici comme un dessin à la craie de couleur sur un grand tableau d’ardoise.

Khadidja adorait aussi la vie sicilienne, l’agitation de la cité, à la fois criarde et feutrée, véhémente et intime. Les places fumées, macérées dans l’odeur des guérites qui vendaient des paninis, des brochettes, des beignets de fruits de mer. Les statues antiques, sommets d’usure grise vacillant sur leurs socles autour desquels les enfants se poursuivaient en riant. Les dalles argentées, miroitant sous les averses qui visitaient la ville de temps à autre, sans jamais s’attarder.

Oui, définitivement, Khadidja était amoureuse de Catane. Au fil des jours, elle se promenait, oubliant ses peurs, occultant la menace latente de Reverdi et les absences répétées de Marc. Chaque matin, il l’abandonnait, vaquant à de mystérieuses occupations. Il avait loué une voiture et partait tout le jour hors de la ville. Lorsqu’elle le questionnait sur ces absences, il parlait de surveillance, de repérages, de protection. Au fond, Khadidja s’en moquait. Elle se disait, avec innocence, qu’elle vivait là un paisible sursis.

Même la violence souterraine de Catane l’attirait. La ville, première d’Italie pour la criminalité, était criblée de meurtres, de faits divers, d’avertissements. Comme cette tête tranchée qu’on avait retrouvée au pied de la statue de Garibaldi. Ou ce bar de Trappetto Nord qui avait été le théâtre d’un massacre.

Ville d’ombre et de soleil, Catane était aussi la ville de la mafia.

Une semaine passa ainsi.

Tôt le matin, Marc et Khadidja se rendaient dans un cybercafé — ils n’avaient pas emporté, volontairement, d’ordinateur. Ils consultaient les éditions des quotidiens français. Ils espéraient toujours voir annoncée l’arrestation de Jacques Reverdi. Ou au moins quelques nouveautés relatives au sujet. Les journaux étaient laconiques. À l’évidence, l’enquête ne progressait pas.

Plus les jours avançaient, plus elle suivait l’affaire avec distance. Elle n’écoutait plus son répondeur, ignorant les nouveaux contrats que son agent négociait. Elle se détachait d’elle-même. Elle était en suspens, et la ville y était pour quelque chose. C’était une maladie qui l’éloignait du réel ; une convalescence où tout lui semblait vague, sans importance.

La vraie vie était à Catane. Ici, un frisson d’excitation cristallisait chaque instant, chaque sensation, à la manière de ces frises de sucre sur les gros croissants qui ouvraient sa journée. Toute la matinée, elle s’installait dans une gelateria, près des vitres blanches, baignée par l’odeur trop forte du café, et elle lisait les journaux italiens, dont elle ne comprenait qu’un mot sur deux.

Elle se passionnait pour les faits divers, comme cette infirmière de la banlieue de Catane, qui passait pour une sainte et qui venait de tuer son mari à l’acide. Le temps de sa lecture, elle ne cherchait plus de réponses à des questions impossibles : que faisait-elle au juste ici, avec Marc ? À cohabiter sans la moindre tendresse, la moindre attention ? Voulait-elle l’aider, tenter le diable, ou seulement compter les points ?

Et lui, quel jeu menait-il ?


Puis, un soir, cela arriva.

Non pas l’irruption de Reverdi. Pas encore. Mais l’apparition de Marc, dans l’encadrement de la porte qui reliait leurs deux chambres.

Depuis quatre jours, elle n’était pas fermée. Depuis quatre nuits, Khadidja attendait, espérant et redoutant à la fois qu’elle s’ouvrît. Elle pressentait que cela surviendrait dans cette ville antique, chargée d’oracles, qui ne se contentait pas de prédire les événements, mais de les provoquer. Une ville située au bord du destin, là où les consciences basculent, où les choses se décident, où les hommes jouent leur existence.

Sans un mot, il la rejoignit. Ils s’enlacèrent avec une étrange familiarité, comme si leurs peaux s’étaient parlé durant ces semaines, pendant que leurs lèvres se taisaient. Khadidja, comme toujours, demeura sèche, mais leurs corps, littéralement, entrèrent en fusion. Elle sentait les muscles, les os de Marc saillir sous sa peau. Elle songeait aux bulles de lave qui crépitaient au fond des gouffres, au sommet de l’Etna. La sueur les enduisait, entièrement, s’immisçant dans chaque creux, chaque interstice de leurs chairs. Ses cuisses se lubrifièrent, son sexe s’ouvrit comme un cratère. Elle humecta ses doigts avec sa salive et les glissa dans son sexe. La brûlure indienne devint brûlot de lave.

Marc faisait l’amour comme il avait vécu ces dernières semaines, les dents serrées, fermé sur son silence. Khadidja ne ressentit aucune jouissance. Mais elle l’accompagna comme elle l’accompagnait depuis la nuit de Reverdi. Sans amour, avec seulement une bienveillance docile, qui lui venait de loin. En plein acte d’amour, elle jouait encore à l’infirmière.

Peu à peu, Marc se souleva, s’arc-bouta sur elle. Ses muscles se tendirent, ses hanches s’accélérèrent. Khadidja était absente. Étrangère à l’instant. Elle délirait : elle confondait tout — son père qui brûlait, son cerveau-pieuvre, l’Etna qui rougissait… Mais elle n’oubliait pas de renvoyer les signes convenus, les soupirs de circonstance, les caresses obligées, sentant sous ses doigts la multitude de cicatrices de Marc. La seule concession qu’elle ne pouvait lui accorder était sa bouche — encore trop douloureuse. Pas une fois, elle ne l’avait embrassé, et elle en éprouvait, obscurément, un soulagement.

Soudain, il se bloqua, voûté, comme repoussé par une bulle de jouissance qui le maintenait en respect. Il grogna, gémit, puis s’épancha en un râle bestial, en rupture avec le Marc qu’elle connaissait, celui du jour et de la vie ordinaire. Il s’écrasa à son côté. Elle n’était pas sûre qu’il ait pris du plaisir à cette empoignade. La seule certitude était la détente totale de leurs corps, la décontraction merveilleuse qui les apaisait maintenant.

Elle eut une révélation : elle pourrait bien mourir ici, dans cette ville crachée par le feu. Elle envisageait cette possibilité avec calme, comme la fin logique d’un cercle dont elle n’était jamais sortie. Oui : elle pourrait mourir aux côtés de Marc, cet étranger qu’elle soignait alors qu’il était responsable de son malheur.

Il ne bougeait plus. Elle percevait sa respiration. Grave, brève, où vibrait un obscur ressentiment. Un fond d’orage, à peine apaisé. Elle se tourna vers le mur et dit :

— Tu as rendez-vous.

Pas de réponse.

Elle frôla le papier peint, avec le dos de ses doigts, et répéta :

— Je sais que tu as rendez-vous ici. Avec lui.

Le silence, les ténèbres.

Enfin, un murmure s’éleva. Une fumée de voix :

— Je ne t’ai pas forcée à venir.

Mais Khadidja n’entendit rien : elle dormait déjà.

93

Elle s’éveilla au son des cloches. Des tintements graves, secs, ensoleillés. Des tintements qui l’éveillèrent comme jamais elle n’avait été éveillée. Elle s’assit dans le lit : Marc était déjà parti. Tant mieux.

Elle songea à leur étreinte et à l’impression de malaise qu’elle lui avait laissée. Impossible de dire si elle aimait ou non Marc. Même, et surtout, après cette nuit. Ils en étaient toujours au stade où ils se cramponnaient l’un à l’autre, au bord du vide.

Les cloches emplissaient le ciel, vibraient dans la lumière. Khadidja se souvint qu’on était dimanche. Elle sortit du lit, se glissa dans une robe, puis regarda à travers la double porte du balcon.

Elle n’avait jamais contemplé un aussi beau spectacle. Sous les câbles électriques, les rues s’étaient transformées en coulées de lumière. La lave noire semblait liquide, dorée, étincelante. Et dans la pulvérulence de l’air, une armée de silhouettes marchaient en file indienne. Des hommes, mais surtout des femmes, dont la plupart étaient des petites vieilles, vêtues de noir, trottinant comme des fourmis en deuil en direction de l’église la plus proche.

Elle décida d’assister à la messe. Khadidja ne pratiquait aucune religion — ni celle de ses origines ni aucune autre. Mais aujourd’hui, elle voulait goûter la fraîcheur de la nef, respirer l’encens, frôler les voiles noirs des vieilles femmes.

Elle enfila un pull, une jupe, chaussa ses bottes. Elle attrapa son manteau, saisit la clé puis se dirigea vers la porte.

Elle tournait la poignée quand le téléphone de la chambre sonna.

Khadidja s’immobilisa : qui pouvait appeler à ce numéro ?

Elle décrocha en murmurant un « allô ! » hésitant :

— Khadidja ? Je suis content de vous trouver.

Elle reconnut tout de suite la voix de Solin, le flic au visage anonyme. Mais ce timbre cadrait si peu avec l’instant qu’elle ne comprit pas tout de suite ses paroles.

— Qu’est-ce que vous dites ?

Elle se tourna vers la vitre : le charme était rompu. Les cloches, les veuves, le soleil — tout cela lui semblait perdu, inaccessible.

— C’est dingue, répéta le flic. On a retrouvé le corps.

— Quoi ?

— Enfin, presque. On vient de recevoir les résultats des analyses lancées par Michel, avant sa mort. Sur le site, il y avait aussi un incinérateur. Michel avait demandé une analyse des cendres de la nuit de l’affrontement, juste au cas où. Ces examens ont pris beaucoup de temps. Des complications techniques : j’ai pas bien compris. Mais on possède maintenant une certitude : un corps vivant s’est consumé cette nuit-là. Et d’après les tests ADN, c’est Reverdi en personne. On cherchait dans le fleuve, on avait tort. Il est jamais sorti de l’usine. Il s’est planqué dans le four et est resté coincé à l’intérieur. Il a brûlé vif !

Elle voulut parler mais les agrafes se resserraient de nouveau sur ses lèvres. Les griffes hurlaient plus fort que sa voix. Enfin, elle parvint à ânonner :

— Mmmmais… mmmmais… qu’est-ce que ça veut dire ?

— Il y a un autre tueur. Un imitateur, je sais pas… Khadidja ? Vous êtes là ?

Elle ne répondit pas.

Son poids se décuplait : elle s’enfonçait dans le sol.

— Vous devez absolument rentrer. Vous et Marc. Ne m’obligez pas à demander au juge une sommation internationale. Il y a des accords avec l’Italie et… Khadidja ? Qu’est-ce qui se passe ?

Un long silence, puis elle prononça distinctement :

— Je vous rappelle.

Elle raccrocha.

Ce fut le seul mouvement qu’elle put effectuer. Tout son être s’était transformé en lave glacée.

Face à elle, les rainures de la double porte vitrée étaient calfeutrées. Avec du fil de rotin.

Oui, Jacques Reverdi avait un imitateur.

Et elle partageait son lit.

La porte mitoyenne s’ouvrit derrière elle.

— Ils l’ont retrouvé ?

La voix de Marc était douce, emplie de sollicitude. Elle se dit : « Je ne veux pas mourir. » Elle entendit la porte se refermer. Son frottement sur le sol était significatif : calfeutrée elle aussi. Du fil de rotin, partout. Et l’asphyxie, dans quelques heures.

— Ce n’est pas grave, continua la voix. Le corps n’est rien. Seul l’esprit compte.

Elle se dit à nouveau : « Je suis Khadidja et je ne veux pas mourir. » Alors seulement, elle pivota.

Marc, encore vêtu de son manteau, lui souriait. Dans sa main gauche, il tenait un sac de croissants. Dans l’autre, un couteau de pêcheur, à lame courbe.

— Jacques Reverdi est mort. Mais son œuvre continue.

Khadidja recula. Les cloches tintaient toujours. Le soleil, le vent, la vie — à des milliers de kilomètres, de l’autre côté de la vitre. Marc posa les croissants sur la commode et avança d’un pas. Il la regardait sous sa mèche naissante — elle remarqua, d’une manière absurde, que ses cheveux repoussaient très vite.

— Dans la cuve, j’ai cru que la dernière étape de mon initiation était de mourir de la main de Reverdi. Je me trompais : le dernier stade, l’ultime connaissance, c’était de devenir Reverdi. De poursuivre son œuvre. Jacques croyait en sa réincarnation et il avait raison.

Il avança encore. Elle se plaqua contre la double porte. Les mains dans le dos, elle sentait contre ses paumes les fils de rotin qui débordaient le long du châssis.

— C’est pas possible, chuchota-t-elle. On ne devient pas un assassin. Tu ne peux pas être influencé à ce point-là…

Nouveau sourire de Marc :

— Mais je suis un assassin. Depuis toujours.

Khadidja ne voulait rien entendre. Pas un mot de plus.

— Le rituel de Reverdi m’a révélé à moi-même. Et mon dernier coma, celui de la cuve, m’a rendu la mémoire. Quand je me suis réveillé, tout m’est revenu. La vérité qui se cachait derrière mes autres pertes de conscience. C’est moi qui ai tué d’Amico, mon copain de lycée. C’est moi qui ai tué Sophie, ma femme.

Elle se dit : « C’est faux. Il est fou. » Mais elle aperçut les rais autour de la porte derrière lui : colmatés. La grille de ventilation : obstruée. Les rainures du parquet : bouchées. Combien de temps cela lui avait-il pris ? Voilà à quoi il passait ses journées, pendant ses promenades : il préparait la Chambre de Pureté.

De la main gauche, Marc ouvrit le tiroir supérieur de la commode : il en sortit un petit coffre, revêtu de cuir, qu’il posa à terre.

— Durant toutes ces années, j’ai cru que je cherchais un tueur. Je ne cherchais qu’un miroir. Le reflet qui allait me rendre ma cohérence, ma vérité.

— C’est pas possible, souffla-t-elle, sans conviction.

Un genou au sol, Marc saisit un flacon contenant un liquide ambré — le miel. Un long pinceau. Une petite lampe à huile, en forme de burette. Il sourit encore, en se relevant :

— J’ai trouvé tout ça chez un antiquaire, dans le centre de Catane. Tu y es allée toi aussi ? Ils ont vraiment de belles choses…

Il dévissa le bouchon et huma le parfum. Fixant Khadidja, il parla plus vite :

— D’Amico était homosexuel. Il s’est trompé sur notre amitié. Il a voulu me forcer dans les toilettes du lycée. On s’est battus. Il a glissé par terre. J’ai empoigné ses cheveux et je lui ai cogné le crâne contre le rebord de la cuvette. Ensuite, j’ai eu une idée. D’Amico était un type bizarre : il portait toujours sur lui un rasoir. Je l’ai trouvé et lui ai cisaillé les veines. Mais le sang ne coulait pas. Je lui ai fait un massage cardiaque pour expurger le sang… Je savais que le médecin légiste remarquerait le choc sur la nuque, mais qu’il inverserait les événements. Il conclurait à un suicide puis à une chute.

C’est alors que je me suis aperçu que j’avais éjaculé. La violence, la mort, son humiliation : je ne sais pas… Une chose était sûre : j’aimais le sang. J’aimais le meurtre. J’ai refusé cette réalité.

De rage, je lui ai enfoncé le balai des chiottes dans la bouche. Je suis sorti de la cabine, halluciné, et quand je me suis vu dans les glaces au-dessus des lavabos, j’ai sombré dans le coma. La suite, c’est la version officielle.

Il respira encore le miel. Khadidja nia de la tête :

— Tu n’as pas tué Sophie.

— Je l’ai tuée ici même, ricana-t-il. Dans cette chambre, il y a plus de vingt ans…

L’abîme s’ouvrait. Khadidja se concentra sur les motifs vieillots des rideaux, du couvre-lit, pour retrouver des repères familiers. Mais ils lui paraissaient maintenant foisonnants, hostiles, piégés.

— Elle voulait me quitter. J’ai tenté ce voyage de réconciliation, en Sicile. Mais sa décision était prise. Un soir, elle m’a même révélé qu’il y avait quelqu’un d’autre. Je me suis jeté sur elle. Je l’ai frappée, à coups de poing, mais elle me provoquait encore, avec ses yeux blessés, sa bouche en sang…

Il rit encore et prit un ton ironique :

— Il lui fallait une petite leçon. J’ai chaussé mes baskets. Je suis sorti dans le couloir et j’ai trouvé, dans le réduit de la femme de ménage, des gants de caoutchouc, de la poudre à récurer. Je suis revenu auprès de Sophie et j’ai dénudé des fils électriques. Je l’ai bâillonnée, j’ai branché le câble et je l’ai sondée dans ses parties intimes, partout où l’autre était passé. Cela a duré longtemps. Très longtemps. La résistance physique est vraiment… étonnante. Finalement, je l’ai ouverte et je l’ai répandue sur le sol. Histoire de voir ce qu’elle avait dans le ventre.

« Ensuite, je me suis lavé et j’ai mis de la poudre à l’intérieur des gants, pour effacer mes empreintes. J’ai tout laissé tel quel et je suis parti me perdre parmi les rues de Catane. J’étais dans un état second. Quand je suis rentré, j’avais tout oublié. Mais une appréhension indicible s’est emparée de moi. Lorsque je l’ai découverte, brûlée, violée, éviscérée, j’ai de nouveau perdu conscience. Pour plusieurs semaines. Puis je me suis réveillé en France ; je n’avais plus aucun souvenir.

Il posa le flacon sur la commode. Khadidja toussa : l’air était déjà vicié. Les cloches maintenant cognaient sous son front, en résonances cruelles. Et l’odeur de miel tournoyait dans la pièce.

Tout recommençait…

Marc alluma le bec de sa lampe. La flamme était bleutée, incertaine : elle aussi manquait d’oxygène.

— Mais ces actes n’étaient que des brouillons, reprit-il. Jacques m’a montré la voie. Je n’ai plus maintenant qu’à poursuivre son œuvre. C’est une seconde naissance, Khadidja.

Il se pencha, passa son bras sous la commode, et tira une bouteille miniature d’air comprimé, reliée à un système respiratoire.

— Tu savais qu’ils en faisaient d’aussi petites ? demanda-t-il en se relevant. J’ai trouvé ça sur le port. Cette ville est décidément pleine de ressources.

Marc ouvrit la bouteille, mordit le détendeur à titre d’essai, puis le reposa. Ses gestes étaient sûrs, brefs, précis. Khadidja se sentait de plus en plus mal. Il fallait qu’elle trouve une solution. En pleine ville, dans cette chambre, elle pouvait s’en sortir.

Elle demanda, d’une voix éraillée :

— Pourquoi tu as tué Michel ?

— C’était un bon flic. Trop bon, à mon goût. Il se méfiait de moi. Il voulait demander une contre-expertise psychiatrique à mon sujet. Il avait même contacté les flics italiens pour obtenir le dossier d’archives, à propos du meurtre de Sophie. Je ne pouvais pas le laisser faire, tu comprends ? J’avais une œuvre à continuer. J’ai envoyé l’e-mail. J’ai simulé l’inconscience. J’ai fui l’hôpital pour le surprendre chez lui, après avoir récupéré les pains de cire que j’avais déjà achetés. Rien de très difficile.

Des angles sombres attaquaient sa perception. Ses fonctions cérébrales paraissaient s’éteindre, l’une après l’autre. Réfléchir. Il fallait réfléchir. Et gagner du temps.

— Mais cette nuit, gémit-elle, ce… ce que nous avons fait ? Comment tu peux… ?

Marc eut un geste d’évidence :

— Mais je t’aime, Khadidja. Je t’ai toujours aimée, depuis la première séance, chez Vincent. C’est pour ça que tu seras la première de ma série. Reverdi les aimait lui aussi. Je le sais. Je l’ai compris durant mon voyage. D’un amour radical, éternel, purificateur.

Il avança, lame en avant. Son visage, luisant de sueur, était pâle, cadavérique, comme si tout son sang s’était concentré dans son seul poing serré :

— N’aie pas peur… Nous allons attendre que la chambre soit prête. Ensuite, je te promets de travailler en douceur.

Khadidja bondit sur le côté, près du lit. Marc sourit :

— Non, ma belle. Tu ne vas plus bouger. Sinon, cela va devenir très, très douloureux.

Elle sauta encore d’un mètre. La pièce n’était pas grande — quatre mètres sur cinq, peut-être — mais largement de quoi jouer au chat et à la souris. Sa conscience revenait. Son acuité aussi. Elle se tenait penchée, concentrée. Jamais elle ne se laisserait faire. Au mieux, elle s’en tirerait. Au pire, elle provoquerait un carnage. Elle lui foutrait son rituel en l’air — comme lui-même l’avait fait face à son mentor.

— Calme-toi, Khadidja, calme-toi…

Il ouvrit les bras, pour mieux lui barrer la route. Dos au mur, elle se déplaçait latéralement vers la porte.

— Tu as tort, Khadidja. Si tu continues, ta mort n’aura aucune dignité. Je vais te saigner, je…

Elle saisit la poignée : fermée. Elle l’avait prévu. Marc s’élança derrière elle : elle s’esquiva. La lame dérapa contre la porte. Le temps qu’il se retourne, elle était près de la porte-fenêtre. Elle saisit le guéridon près du lit et fracassa la vitre.

— NON ! PAS ÇA !

Elle tendit son visage vers la trouée d’air. Cette brève bouffée la régénéra. Elle empoigna un coin du couvre-lit pour se protéger, arracha un grand tesson de verre de l’embrasure et se retourna dans le même mouvement. À cet instant, Marc se ruait sur elle, couteau dressé. Le tesson s’enfonça profondément dans ses entrailles. Le sang jaillit en un large jet chaud sur ses cuisses, à elle.

Il la fixa de ses yeux mordorés — elle découvrit qu’ils étaient bordés d’un filament de jade. Il resta là, paralysé, à quelques centimètres d’elle. Un filet de sang coulait déjà de ses lèvres, sous la moustache. Elle songea qu’elle avait embrassé cette bouche, qu’elle avait caressé ces épaules, léché ce torse. Et sa volonté redoubla. Elle se coula entre lui et le châssis fracassé.

Il tenta de l’attraper, d’un bras malhabile, et passa au travers de la vitre brisée. Khadidja était à l’autre extrémité de la chambre : elle l’observait, de dos, voûté sur son propre sang. En un flash, elle le revit arc-bouté sur elle, sur son corps nu, comme soulevé par une bulle de jouissance. Cette image l’électrisa. En hurlant, elle fonça, épaule droite en avant. Elle sentit l’échine de Marc se tendre, se cambrer, se creuser. Elle sentit le châssis voler en éclats. Elle sentit son corps partir en avant et elle avec. Il rebondit contre la balustrade du balcon et se redressa. « Une serre d’aigle », pensa-t-elle, et ces quelques mots lui donnèrent la dernière inspiration. Elle se jeta à ses pieds, enserra ses genoux et se releva en un effort surhumain, hors d’elle-même, hors de tout.

Marc bascula tête la première sans parvenir à s’agripper à la rambarde.

Khadidja s’écroula en arrière. En état de choc, le souffle bloqué dans la gorge. Du temps passa. Elle prit conscience du soleil, du froid, du silence — les cloches s’étaient tues.

Du verre s’enfonçait dans ses paumes, dans ses jambes, dans ses fesses. Il lui semblait que ses blessures se concentraient au fond de son palais. Elle avait la bouche en cuivre.

Enfin, elle se remit debout et se pencha au-dessus du balcon.

Tout était réel. Le corps de Marc, recroquevillé, le poing serré sur le sol de lave. Les vieilles femmes qui s’approchaient. Les murs étroits, accentuant encore la profondeur du vide. Un tableau en noir et noir. Avec une seule tache de couleur : le sang rouge qui s’écoulait sur les pavés, entre les grosses chaussures des veuves.

Khadidja s’inclina encore. Les femmes faisaient cercle autour du cadavre, comme des spectres reconnaissant l’un des leurs. Quelques-unes tendaient leurs visages d’hostie vers elle.

La coursive vacilla. Non : c’était elle qui chancelait. Un instant, un très court instant, elle fut tentée d’en finir — de sauter pour rejoindre la mort qui l’avait frôlée de si près, qui avait détruit tout son univers.

Mais non.

Elle serra la balustrade et murmura dans le soleil :

— Khadidja.

Au fond de ce désert, elle était vivante.

Un quartz. Une rose des sables. Une individualité pure.

C’était la seule chose dont elle était certaine.

« Khadidja. »

Vivante.

FIN
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