Je passai l’été plutôt en Investigateur qu’en Mobile, parcourant la Karhaïde de ville en ville et de Domaine en Domaine, l’œil et l’oreille en éveil – ce qui d’abord est interdit à un Mobile, lorsqu’il est encore une curiosité, un monstre qui doit être toujours prêt à s’exhiber et à tenir son rôle. Dans ces Foyers ruraux et ces villages, je révélais à mes hôtes mon identité ; la plupart avaient entendu parler de moi à la radio et avaient une vague idée de ce que j’étais. J’excitais en eux un degré variable de curiosité. Rares étaient ceux à qui ma personne faisait peur ou chez qui elle provoquait le réflexe xénophobe. En Karhaïde l’ennemi n’est pas l’étranger, l’envahisseur. L’étranger et l’inconnu sont bien reçus, c’est le voisin qui est l’ennemi.
Je vécus pendant le mois de Kus sur la côte est, dans un Foyer Clanique appelé Gorinhering, tenant à la fois d’une maison, d’une ville, d’un fort et d’une ferme, et bâti sur une colline dominant les brumes éternelles de l’océan Hodomin. Il était habité par quelque cinq cents personnes. Il y a quatre mille ans j’aurais trouvé leurs ancêtres au même endroit, dans la même sorte d’habitation. Durant ces quatre millénaires l’usage du moteur électrique s’est développé, comme aussi la radio et la mécanisation du tissage, des transports et de l’agriculture. L’ère du machinisme s’est ainsi instaurée progressivement sans révolution industrielle, sans révolution d’aucune espèce. Nivôse n’a pas accompli en trente siècles ce que la Terre réalisa autrefois en trente décennies. Mais Nivôse n’a jamais eu à payer le prix qu’il en a coûté à la Terre.
Nivôse est un monde hostile ; la moindre fausse manœuvre entraîne une sanction sûre et prompte : mourir de froid ou de faim. Ni marge de sécurité ni sursis. Un homme peut miser sur la chance, pas une société ; et une révolution culturelle, tout comme une mutation capricieuse, peut rendre les choses plus aléatoires. C’est pourquoi ils ont progressé si lentement. À un moment quelconque de leur histoire, on pourrait être tenté de dire à la légère que tout progrès et toute diffusion technologiques sont au point mort. Pourtant il n’en a jamais été ainsi. La marche du progrès sur Nivôse n’est pas le cours bondissant du torrent mais le lent cheminement du glacier.
Je causais beaucoup avec les vieilles gens de Gorinhering, et aussi avec les enfants. C’était la première fois que j’avais l’occasion de passer du temps avec les petits Géthéniens, car à Erhenrang ils sont tous dans les Foyers et Écoles privés et publics. Un quart à un tiers de la population urbaine est employée à plein temps dans la puériculture et l’éducation. Ici le clan s’occupait de ses propres enfants ; la responsabilité n’en incombait à personne, ou à tout le monde. C’était une bande de sauvageons qui se pourchassaient sur les collines et les plages embrumées. Lorsque j’arrivais à en coincer un assez longtemps pour lui parler, je me trouvais face à un être timide, fier et immensément confiant.
L’instinct parental varie aussi largement sur Géthen que partout ailleurs. Il ne faut pas généraliser. Je n’ai jamais vu un Karhaïdien frapper un enfant, ni, sauf une fois, lui parler avec colère. La tendresse de ces gens-là envers leurs enfants me fit l’effet d’être profonde, efficace – et presque entièrement dénuée d’autoritarisme égoïste, ce qui seul, peut-être, la différencie de ce que nous appelons l’instinct « maternel ». Je dirais volontiers que la distinction entre instinct maternel et instinct paternel est négligeable ; l’instinct parental, le désir de protéger et de guider, n’est pas lié à un sexe déterminé.
Au début du mois de Hakanna la radio nous apprit à Gorinhering, en un Bulletin royal brouillé par les parasites, que le souverain de Karhaïde, Argaven, avait annoncé qu’il attendait un héritier. Non pas un fils né d’un partenaire, comme il en avait déjà sept, mais un héritier né de sa chair, un fils-roi. Le roi était enceint.
Je trouvais la chose amusante, les habitants de Gorinhering aussi, mais pour des raisons différentes. Ils disaient que le roi était trop vieux pour être mère, et ils se répandaient là-dessus en obscènes joyeusetés. Les vieillards caquetèrent sur ce sujet pendant des jours. Ils se moquaient du roi, mais leur intérêt à son endroit n’allait pas plus loin. « La Karhaïde, ce sont les Domaines, » m’avait dit Estraven, et ces mots ne cessaient de me revenir à l’esprit ; souvent ainsi, aux leçons de l’expérience faisaient écho celles qu’il m’avait données.
Ce semblant de nation, unifiée depuis des siècles, n’était qu’un salmigondis de principautés sans lien, de villes et de villages, « d’unités économiques tribales pseudo-féodales », un éparpillement de personnalités robustes, compétentes, querelleuses, rattachées par le réseau fragile d’une autorité mal affermie. Rien, pensais-je, ne pourrait jamais cimenter la Karhaïde en une nation. La diffusion totale des moyens de communications rapides, qui passe pour faire éclore le nationalisme presque à coup sûr, n’avait pas eu cet effet. L’Ékumen ne pouvait faire appel à ces gens-là en tant qu’unité sociale ou entité mobilisable. Il devrait plutôt s’adresser à leur sens, puissant bien qu’encore à l’état embryonnaire, de l’unité et de la fraternité humaine. Et je m’exaltais là-dessus. Bien entendu, je me trompais. Pourtant j’avais appris sur les Géthéniens une chose qui finit par faire la preuve de son utilité.
À moins de passer toute l’année en Vieille Karhaïde, il me fallait retourner au Ponant avant la fermeture des cols du Kargav. Même sur cette côte est il y avait eu deux légères chutes de neige dans le dernier mois de l’été. Non sans regrets je repartis vers l’ouest, pour arriver à Erhenrang au début de Gor, le premier mois d’automne. Argaven s’était retiré dans son palais d’été de Warrever, et avait désigné comme Régent Pemmer Harge rem ir Tibe pour la durée de sa grossesse. Tibe tirait déjà de sa situation tout le parti possible. Quelques heures seulement après mon arrivée, je commençais à voir par où péchait mon analyse de la Karhaïde – elle était déjà dépassée – et aussi à me sentir mal à l’aise à Erhenrang, voire menacé.
Argaven ne jouissait pas de toutes ses facultés ; la sinistre incohérence de son esprit assombrissait l’humeur de la capitale ; il régnait par la peur. Tous les bienfaits de son règne avaient été l’œuvre de ses ministres et de la kyorremy. Mais il n’avait pas fait trop de mal. Occupé à s’empoigner avec ses cauchemars, il n’avait pas causé trop de dégâts. Son cousin Tibe était un autre genre d’olibrius, car il y avait de la logique dans son insanité. Il savait agir au bon moment, et efficacement – mais il ne savait pas s’arrêter au bon moment.
Tibe parlait volontiers à la radio. Jamais Estraven ne l’avait fait lorsqu’il était au pouvoir, et ce n’était pas dans le style du pays : le gouvernement karhaïdien n’était pas, normalement, de ceux qui jouent pour le public ; son action était indirecte et cachée. Tibe, pourtant, pérorait. En entendant sa voix sur les ondes, je revoyais ses longues dents, son rictus et le réseau de fines rides qui faisait un masque à son visage. Ses discours étaient longs et sonores : il exaltait la Karhaïde, dénigrait l’Orgoreyn, vilipendait les factions déloyales, dissertait sur l’intégrité des frontières du Royaume, faisait des cours d’histoire, d’éthique et d’économie, le tout sur un ton déclamatoire, papelard, faisant appel aux émotions, montant dans l’aigu pour vitupérer ou flagorner. Il parlait beaucoup de l’honneur du pays et de l’amour de la patrie, mais très peu de shiftgrethor, de fierté et de prestige individuel. La Karhaïde avait-elle, dans l’affaire de la vallée du Sinoth, tellement perdu de son prestige qu’il valait mieux se montrer discret à cet égard ? Non, car il parlait souvent de la vallée du Sinoth. J’en vins à la conclusion qu’il évitait délibérément les allusions au shiftgrethor parce qu’il désirait susciter des émotions d’un caractère plus élémentaire, irrépressible. Il voulait faire jaillir des forces primitives dont les raffinements du shiftgrethor constituaient la sublimation. Il voulait exciter chez ses auditeurs la peur et la colère. Ses thèmes favoris n’étaient pas du tout l’orgueil et l’amour, malgré l’usage constant qu’il faisait de ces mots ; car cet usage leur donnait ce sens : glorification du pays, haine de l’ennemi. Il parlait beaucoup aussi de la Vérité, qu’il se vantait de « mettre au jour en grattant sous le vernis de la civilisation ».
C’est là une métaphore tenace, universelle et spécieuse, ce vernis (ou couche de peinture, ou pliofilm, ou tout ce que vous voudrez) cachant la noble réalité qu’il recouvre. Cela peut contenir une douzaine de sophismes à la fois. L’un des plus dangereux, c’est l’idée que la civilisation, étant artificielle, n’est pas naturelle, qu’elle est à l’opposé des vertus primitives… Naturellement il n’y a pas de vernis, mais un processus de maturation dans lequel ce qui est primitif et ce qui est civilisé ne sont que des étapes du même développement. Si l’on veut que quelque chose soit l’opposé de la civilisation, ce sera la guerre. Civilisation et guerre s’excluent mutuellement. Tandis que j’écoutais les discours insipides et féroces de Tibe, il me semblait que ce qu’il cherchait à faire, par la menace et par la persuasion, c’était de forcer son peuple à revenir sur un choix qu’il avait fait avant d’entrer dans l’histoire, le choix entre ces deux contraires.
Peut-être ce peuple était-il mûr pour un tel changement. Si lent qu’eussent été ses progrès matériels et technologiques, si peu de cas qu’il fît d’ailleurs du « progrès » en tant que tel, il avait fini, au cours des cinq, dix ou quinze derniers siècles, par prendre le pas sur la Nature. Il n’était plus entièrement à la merci de son climat sans merci ; une mauvaise récolte n’affamait plus une province entière, un mauvais hiver n’isolait plus toutes les villes. Sur la base de cette stabilité matérielle, l’Orgoreyn avait graduellement édifié un État centralisé, unifié et d’une efficacité croissante. Il fallait maintenant que la Karhaïde se secouât et en fît autant ; pour obtenir cela, le meilleur moyen n’était pas d’attiser son orgueil national, de développer son commerce, d’améliorer ses routes, ses fermes, ses collèges, etc. ; foin de tout cela, ce n’est que de la civilisation, du vernis, choses que Tibe rejetait avec mépris. Ce à quoi il visait, c’était quelque chose de plus sûr, le moyen infaillible, rapide et durable de transformer un peuple en une nation : la guerre. Il ne pouvait en avoir une idée bien précise, mais il voyait juste. La seule autre façon de mobiliser rapidement tout un peuple, c’est de l’enrôler sous la bannière d’une religion nouvelle ; il n’en avait pas sous la main ; la guerre ferait l’affaire.
J’adressai au Régent une lettre où je l’informais de la question que j’avais posée aux Devins d’Otherhord et de la réponse que j’en avais reçue. Tibe ne réagit pas. Je décidai alors d’aller à l’ambassade d’Orgoreyn pour solliciter l’autorisation d’entrer dans ce pays.
Les bureaux des Stabiles de l’Ékumen, sur Hain, n’ont pas un personnel aussi nombreux que l’ambassade d’Orgoreyn en Karhaïde, pourtant ce sont deux petits pays ; et chacun de ses fonctionnaires était muni de kilomètres de bandes magnétiques. Ils étaient lents et consciencieux, sans rien de cette arrogance désinvolte, de ces soudaines attaques d’un esprit tortueux, qui distinguent la bureaucratie karhaïdienne. J’attendais, ils remplissaient leurs formules.
J’attendais, et l’inquiétude me gagnait. Le nombre de gardes royaux et de policiers semblait se multiplier de jour en jour dans les rues d’Erhenrang. Ils étaient armés et leur tenue commençait même à s’uniformiser. L’atmosphère était morose, et pourtant les affaires marchaient bien, la prospérité était générale, le temps ensoleillé. On ne tenait pas trop à se compromettre avec moi. Ma « logeuse » avait cessé de faire visiter ma chambre et se plaignait maintenant d’être tracassée par « les gens du Palais » ; je n’étais plus pour elle une attraction payante, mais plutôt un suspect politique. Tibe fit un discours sur un coup de main dans la vallée du Sinoth : « De braves fermiers karhaïdiens, authentiques patriotes » avaient, en un raid éclair, franchi la frontière au sud de Sassinoth, attaqué et brûlé un village orgota, tué neuf de ses habitants, et réussi à ramener leurs corps en Karhaïde pour les jeter dans la rivière Ey, qui, proclama le Régent, « serait la tombe de tous les ennemis de notre nation ». J’entendis cette émission dans le réfectoire de mon îlot. Les auditeurs, qu’ils eussent une expression sévère, indifférente, ou satisfaite, présentaient tous un symptôme commun : une sorte de tic ou de contraction faciale qui était quelque chose de nouveau, le masque de l’anxiété.
Le soir, un homme vint me voir dans ma chambre. C’était la première visite que je recevais depuis mon retour à Erhenrang. Il avait le corps frêle, la peau satinée, des manières timides, et il portait la chaîne d’or des Devins ayant fait vœu de chasteté.
— Je suis un ami d’une personne qui vous a donné son soutien, dit-il avec cette brusquerie que donne la timidité. Je viens vous demander un service en sa faveur.
— S’agit-il de Faxe ? dis-je d’un air obligeant.
— Non. Il s’agit d’Estraven.
Je dus changer d’expression. Il se fit une pause, et l’étranger enchaîna bientôt.
— Estraven le traître. Vous vous souvenez de lui, peut-être ?
La timidité avait fait place à la colère. Et voilà qu’il me défiait au jeu du shiftgrethor. Si j’acceptais d’y jouer, il me fallait maintenant lui répondre, par exemple : « Pas très bien. Rappelez-moi un peu qui était cette personne. » Mais je ne voulais pas jouer, et je connaissais trop bien le tempérament volcanique des Karhaïdiens. Je répondis à sa colère par un air de reproche.
— Bien sûr que je me souviens de lui.
— Mais pas en ami.
Ses sombres yeux bridés brillaient d’un regard vif et franc.
— Disons avec un mélange de gratitude et de déception. Vous venez de sa part ?
— Non.
J’attendais des explications.
— Excusez-moi, dit-il. J’ai trop présumé de vous, et j’accepte d’en payer le prix.
Et le petit homme rigide se dirigea vers la porte. Je l’arrêtai par ces mots :
— Je vous en prie. Je ne sais qui vous êtes et ce que vous désirez. Je n’ai rien refusé, je n’ai fait que suspendre mon consentement. Vous devez comprendre que je suis astreint à certaines précautions. Estraven a été exilé pour s’être fait ici l’avocat de ma mission…
— Considérez-vous que cela vous crée une obligation envers lui ?
— Dans un sens, oui. Cependant la mission que j’assume a le pas sur toute obligation ou loyalisme de nature personnelle.
— S’il en est ainsi, dit l’étranger sur un ton brutal et catégorique, c’est une mission immorale.
Cette répartie me cloua le bec. Je croyais entendre un champion de l’Ékumen et ne trouvais rien à répondre.
— Non, je ne crois pas, dis-je enfin. C’est le messager qui est en faute, et non pas son message. Mais dites-moi, je vous prie, ce que vous attendez de moi.
— J’ai pu sauver du naufrage une partie de la fortune de mon ami : liquidités, loyers, créances. Apprenant que vous alliez partir pour l’Orgoreyn, j’ai cru pouvoir vous demander de lui apporter cet avoir, si vous le trouvez. Vous n’ignorez pas que ce serait là un acte délictueux. Et ce pourrait être inutile. Il est peut-être à Mishnory, ou bien dans une de leurs horribles Fermes, à moins qu’il ne soit mort. Je n’ai aucun moyen de le savoir. Je n’ai pas d’amis en Orgoreyn et personne ici à qui j’oserais demander ce service. J’ai pensé à vous parce que vous êtes au-dessus des factions politiques, et libre de vos mouvements. Je n’avais pas réfléchi que vous avez, c’est bien normal, votre propre politique. Veuillez excuser ma stupidité.
— Bien, je vais lui apporter cet argent. Mais s’il est mort ou introuvable, à qui devrai-je le restituer ?
Il me regarda avec de grands yeux. Son visage se crispa et changea d’expression. Il laissa échapper un sanglot. La plupart des Karhaïdiens ont la larme facile, et ils pleurent comme ils rient, sans la moindre honte.
— Merci, dit-il. Je m’appelle Foreth. Je suis un Résident de la Citadelle d’Orgny.
— Vous êtes du clan d’Estraven ?
— Non. Foreth rem ir Osboth. Je fus son partenaire.
Son partenaire ? Je ne lui en connaissais pas. Et pourtant rien n’aurait pu éveiller en moi le moindre soupçon à l’égard de mon interlocuteur. Peut-être était-il, sans le savoir, un instrument dans les mains d’une autre personne, mais il était sincère. Et il venait de me donner une leçon : le shiftgrethor peut se jouer sur le plan éthique, et c’est un jeu où le meilleur gagne. Il m’avait mis mat en deux coups. Il avait l’argent sur lui et il me le donna. C’était une somme confortable en notes de crédit du Comptoir karhaïdien royal. Je pouvais en être porteur sans aucunement me compromettre, et par conséquent rien ne m’empêchait de le dépenser tout bonnement.
— Si vous le trouvez… il s’arrêta net.
— Un message ?
— Non, si je pouvais savoir…
— Si, effectivement, je le trouve, j’essaierai de vous envoyer de ses nouvelles.
— Merci, dit-il, et il me tendit les deux mains en un geste d’amitié qui, en Karhaïde, ne se fait pas à la légère. Je vous souhaite de réussir dans votre mission, monsieur Aï. Il pensait – Estraven – que vous êtes venu ici pour faire du bien. Je sais qu’il en était convaincu.
Estraven était tout pour lui. C’était un de ces êtres qui sont condamnés à n’aimer qu’une fois.
— Ne pourrais-je, insistai-je, lui apporter un message de votre part ?
— Dites-lui que les enfants sont en bonne santé, répondit-il, et, après une hésitation, il laissa tomber calmement : Noussouf, ça ne fait rien. Et il partit.
Deux jours plus tard, je quittai Erhenrang à pied, cette fois par la route du nord-ouest. Mon permis d’entrée en Orgoreyn était arrivé beaucoup plus tôt que les fonctionnaires de l’ambassade d’Orgoreyn ne m’avaient laissé espérer. Ils durent en être les premiers surpris et me remirent mes papiers avec une sorte de respect empoisonné ; ils ne me pardonnaient pas le passe-droit par lequel, au haut de la hiérarchie, quelqu’un avait écarté de moi les obstacles du protocole et des règlements. Comme la Karhaïde n’a aucune législation pour réglementer le droit de quitter le pays, je me mis en route aussitôt. Au cours de l’été j’avais appris à apprécier les agréments qu’offre la Karhaïde aux marcheurs. Routes et auberges sont conçues pour leur usage tout autant que pour la circulation automobile. Et là où les auberges font défaut on peut compter absolument sur le code de l’hospitalité. Les citadins des Co-domaines, les villageois, les fermiers, les seigneurs de tous les Domaines, tous ces gens-là sont prêts à donner au voyageur nourriture et logement, cela pendant trois jours selon le code, mais en pratique beaucoup plus longtemps ; qui mieux est, vous êtes toujours reçu sans cérémonie, accueilli comme si vous étiez attendu.
En un parcours sinueux je traversai la magnifique région dont les pentes douces séparent la Sess de l’Ey. Je prenais mon temps, gagnant de quoi vivre par quelques matinées de travail dans les champs des grands Domaines. C’était la moisson, et tous les bras, tous les instruments, toutes les machines étaient à l’œuvre pour couper l’or des récoltes avant que le temps changeât. Tout était doré, tout était suave en cette semaine de voyage à pied ; et la nuit, avant de m’endormir, je sortais de la ferme obscure ou de la Salle de Foyer éclairée par un feu de bois pour faire une promenade en plein vent sur le chaume sec et regarder les étoiles qui scintillaient comme des cités lointaines dans la nuit automnale.
En fait je répugnais à quitter ce pays. Car si l’Envoyé lui était bien indifférent, l’étranger était sensible à sa gentillesse. J’appréhendais de tout recommencer, de répéter mon message en une langue nouvelle pour des oreilles nouvelles, et de connaître peut-être un nouvel échec. Mon vagabondage me conduisait au nord plus qu’à l’ouest, et je m’en excusais par la curiosité que j’avais de voir la vallée du Sinoth, théâtre de la rivalité opposant la Karhaïde à l’Orgoreyn. Le ciel restait clair mais il commençait à faire plus froid ; je finis par virer à l’ouest avant d’arriver à Sassinoth, m’étant rappelé qu’une palissade avait été dressée à cet endroit de la frontière et craignant qu’il ne fût moins facile, en cette zone, de sortir de Karhaïde, La frontière suivait le cours de l’Ey, rivière étroite mais impétueuse, alimentée par un glacier comme toutes les rivières du Grand Continent. Je me rabattis vers le sud sur quelques kilomètres pour trouver un pont, et celui auquel j’aboutis reliait deux petits villages, Passerer sur la rive karhaïdienne et Siuwensin en Orgoreyn, se contemplant mutuellement d’un œil somnolent de part et d’autre des eaux bruyantes de l’Ey.
L’homme qui gardait le pont du côté karhaïdien me demanda seulement si j’avais l’intention de revenir cette nuit-là, et il me fit signe de traverser. Du côté orgota un Inspecteur fut alerté ; il examina mon passeport et mes papiers, ce qui lui prit environ une heure, une longue heure karhaïdienne. Il garda le passeport et me dit de venir le chercher le lendemain matin ; en échange il me délivra un permis me donnant droit à la nourriture et l’hébergement dans le Centre Transitaire Commensal de Siuwensin. Je dus attendre une heure de plus dans le bureau du directeur du Centre Transitaire pendant qu’il examinait mes papiers et vérifiait la validité de mon permis en téléphonant à l’inspecteur de la Station Frontière Commensale d’où je venais de sortir.
Je ne saurais donner une définition exacte des mots orgota que je traduis ici par « commensal » et « commensalité ». Ils ont pour racine un mot qui signifie « manger ensemble ». Et l’on colle cette étiquette à toutes les institutions nationales et gouvernementales d’Orgoreyn, depuis l’État conçu comme un tout et en passant par les trente-trois sous-états ou Districts dont il se compose, jusqu’aux sub-sous-états, municipalités, fermes communales, mines et usines dont se composent les Districts. Cela pour la forme adjective de commensal ; employée comme substantif, l’expression « les Commensaux » désigne généralement les trente-trois Chefs de Districts, qui forment le Gouvernement et détiennent le pouvoir, exécutif et législatif, dans la Grande Commensalité d’Orgoreyn ; mais on entend aussi par « Commensaux » les simples citoyens, le peuple lui-même. C’est en ce curieux manque de distinction entre les acceptions générales et spécifiques de ce mot, dans l’usage qu’on en fait pour désigner à la fois le tout et la partie, l’État et l’individu, c’est en cette imprécision que réside son sens le plus précis.
Mes papiers et ma présence furent enfin agréés, et à la Quatrième heure j’eus droit à mon premier repas depuis mon petit déjeuner matinal – un souper consistant en flocons de kadik et en tranches froides de pomme à pain. En dépit de son armée de fonctionnaires, Siuwensin était un trou, profondément plongé dans sa léthargie rurale. Le Centre Transitaire Commensal n’avait de pompeux que le nom. Sa salle à manger contenait une seule table et cinq chaises. Pas de feu ; la nourriture était apportée de la cantine du village. Une autre pièce, le dortoir, renfermait six lits, beaucoup de poussière et quelque moisissure. Je m’endormis dans ce silence total de la campagne qui fait tinter les oreilles. Au bout d’une heure je me réveillai aux prises avec un cauchemar où tout n’était qu’explosions, invasion, meurtres et conflagration.
Dans le genre macabre, c’était parfait : une longue course en pleines ténèbres dans une rue étrange, au milieu d’êtres sans visages, des maisons s’embrasant derrière moi, des cris d’enfants stridents…
Je finis par me retrouver, une fois réveillé, dans un champ sans enclos, sur le chaume sec, près d’une haie. La lune rouge terne et quelques étoiles apparaissaient parmi les nuages. Le vent était glacial. Près de moi se dressait dans l’ombre la masse d’un vaste grenier ou grange, et, plus loin, je voyais des volées d’étincelles s’élever vers le ciel au gré des vents.
J’étais jambes et pieds nus, en chemise, sans culottes, ni hieb, ni manteau, mais j’avais mon sac de dos. Il contenait non seulement des vêtements de rechange, mais aussi mes rubis, de l’argent liquide, mes papiers, mes documents et mon ansible ; en voyage ce sac me servait d’oreiller. Naturellement, je m’y accrochais même dans mes mauvais rêves. J’en sortis culotte, chaussures, hieb d’hiver fourré, et m’habillai là dans le calme champêtre de cette nuit glacée, pendant qu’à huit cents mètres derrière moi Siuwensin se consumait. Puis je me mis en marche pour trouver une route, ce qui fut vite fait. Il y avait là d’autres gens, des sinistrés comme moi, mais qui savaient où ils allaient. Ne sachant moi-même où diriger mes pas, je suivis l’exode ; l’essentiel était de s’éloigner de Siuwensin qui, je m’en rendis compte, venait de subir un coup de main.
Venu de Passerer par le pont, l’ennemi avait frappé et s’était retiré après avoir incendié le village, sans coup férir. Mais soudain nous fûmes éblouis par des phares surgis des ténèbres. Dégageant précipitamment la chaussée, nous vîmes une caravane de vingt vaisseaux routiers qui, venant de l’ouest, filaient à toute allure vers Siuwensin. Ils passèrent devant nous, l’éclat fulgurant des phares et le crissement des roues vingt fois répétés ; puis ce fut de nouveau le silence et la nuit.
Nous arrivâmes bientôt à un centre agricole communal, où nous fûmes arrêtés et interrogés. Je tentai de m’accrocher au groupe que j’avais suivi sur la route, mais sans succès. Ceux qui n’avaient pas sur eux leurs papiers d’identité n’étaient pas mieux partagés que moi, étranger sans passeport ; nous fûmes séparés du troupeau et enfermés à clef pour la nuit dans une sorte de grange ou vaste cellier de pierre sans fenêtre. De temps en temps la porte s’ouvrait sur un nouveau réfugié, brutalement jeté dans ce local par un policier du centre agricole armé du « fusil » sonique géthénien. La porte refermée, l’obscurité était totale ; pas d’éclairage. L’œil privé de lumière faisait valser dans le noir un tourbillon d’étoiles et de taches flamboyantes. L’air était glacial, chargé de la poudre odorante des céréales. Personne n’avait de lampe de poche ; ces malheureux avaient été comme moi tirés de leur lit à l’improviste, il y avait même un couple intégralement nu, auquel avaient été prêtées des couvertures par leurs compagnons. Ils n’avaient rien. S’ils avaient eu quelque chose, c’eût été leurs papiers. On ne peut en Orgoreyn se sentir plus nu que lorsque l’on est sans papiers.
Ils se tenaient dispersés, tels des aveugles, dans ce vaste caveau poudreux. Parfois deux d’entre eux échangeaient à voix basse quelques paroles. On ne sentait pas de solidarité entre ces compagnons d’infortune. Ils subissaient leur emprisonnement sans murmure.
J’entendis chuchoter à ma gauche.
— Je l’ai vu dans la rue, à ma porte. Il a eu la tête emportée.
— Ils ont de ces fusils qui tirent des morceaux de métal ; ils appellent ça « fusil à razzias ».
— Tiena dit qu’ils ne sont pas de Passerer, mais qu’ils sont venus en camion du Domaine d’Ovord.
— Pourtant il n’y a pas de conflit entre Ovord et Siuwensin.
Ils ne comprenaient pas ; ils ne se plaignaient pas. Ils ne protestaient pas contre le traitement subi, contre le fait d’être emprisonnés dans un cellier par leurs compatriotes après avoir essuyé des coups de feu et vu leur maison réduite en cendres. Ils n’en cherchaient pas l’explication. Ils chuchotaient en cette langue orgota sourde et douce, capricieusement onduleuse, à côté de laquelle le karhaïdien fait penser à un tas de cailloux agités dans un seau. Peu à peu ils se turent, s’endormirent. Un bébé s’agita un moment, quelque part dans la nuit. L’écho de ses propres larmes le faisait pleurer.
La porte s’ouvrit en grinçant et il faisait grand jour, un soleil qui, de ses rayons redoutables, vous perçait les yeux comme un couteau. Trébuchant, je sortis derrière les autres, et j’allais les suivre machinalement lorsque j’entendis mon nom. Je ne l’avais pas reconnu, surtout parce que les Orgota savent prononcer les l. Quelqu’un n’avait cessé de répéter ce nom à intervalles réguliers depuis l’ouverture de la porte.
— Venez par ici, s’il vous plaît, monsieur Aï, dit une personne en rouge qui paraissait pressée. Je n’étais plus un réfugié. J’avais été séparé de ces êtres sans nom avec qui j’avais fui sur une route sombre et dont j’avais partagé l’absence d’identité toute la nuit dans les ténèbres. J’étais nommé, connu, reconnu ; j’existais. Ce fut un profond soulagement. Je suivis mon guide de bon cœur.
Les bureaux du Centre Agricole Commensal Local étaient en pleine effervescence, mais on prit le temps de s’occuper de moi et de me faire des excuses pour la mauvaise nuit que je venais de passer.
— Si seulement vous n’aviez pas choisi Siuwensin comme poste frontière pour entrer dans la Commensalité, se lamentait un Inspecteur, si seulement vous aviez suivi un itinéraire normal !
Manifestement, ils ne savaient pas qui j’étais ni pourquoi je devais bénéficier d’un traitement de faveur, mais cela n’y changeait rien. Genly Aï, l’Envoyé, devait être traité comme un hôte de marque. Il le fut. Au milieu de l’après-midi j’étais en route pour Mishnory dans une voiture mise à ma disposition par le Centre Agricole Commensal de Homsvashom Est, District Huit. J’avais un nouveau passeport, un laissez-passer pour tous les Centres Transitaires se trouvant sur mon trajet, et un télégramme de M. Uth Shousgis, Premier Commissaire de District Commensal des Routes et Ports d’Accès en Orgoreyn, m’invitant dans sa résidence de Mishnory.
La radio de la petite voiture fonctionnait une fois le moteur mis en marche et pendant que roulait le véhicule ; j’écoutai donc ses émissions tout l’après-midi tandis que je traversais les grands champs plats de céréales de l’Orgoreyn, sans clôtures puisqu’il n’y a pas de troupeaux, et arrosés de nombreuses rivières. Il était question du temps, des récoltes, de l’état des routes ; on m’engageait à conduire prudemment ; on me donnait des trente-trois Districts des informations telles que le rendement des diverses usines, le trafic maritime des divers ports marins et fluviaux ; on me psalmodiait des chants Yomesh et puis on revenait à la météorologie. Tout cela était très apaisant après les déclamations tonitruantes de la radio d’Erhenrang. Aucune allusion au raid sur Siuwensin ; manifestement le gouvernement orgota ne voulait pas exciter les passions, mais bien plutôt les empêcher de s’exalter. Un bref bulletin officiel diffusé à intervalles réguliers disait simplement que l’ordre était et continuerait d’être maintenu le long de la frontière orientale. Ce style me plaisait ; c’était rassurant et il y avait dans cette façon d’éviter toute provocation la force tranquille que j’avais toujours admirée chez les Géthéniens : l’ordre serait maintenu… J’étais heureux d’être sorti de Karhaïde, nation incohérente poussée vers la violence par un roi paranoïaque en état de grossesse et un régent atteint de manie égocentrique. J’étais heureux de rouler posément à quarante à l’heure, traversant de vastes champs de céréales aux sillons rectilignes, sous un ciel uniformément gris, et me dirigeant vers une capitale dont le gouvernement croyait aux vertus de l’Ordre.
Il y avait sur la route toute une signalisation (inexistante en Karhaïde, où il faut soit demander, soit deviner son chemin), annonçant entre autres les arrêts obligatoires aux Postes d’inspection de telle ou telle zone ou région commensale ; le voyageur doit montrer ses papiers et son passage est enregistré en chacun de ces postes douaniers régionaux. Mes papiers étaient en règle, si minutieusement qu’on les examinât, et l’on me faisait signe, poliment, et le plus rapidement possible, de continuer ma route ; non moins poliment, on m’informait de la distance où était situé le prochain Centre Transitaire pour le cas où je voudrais y manger ou dormir. À quarante à l’heure c’est un long voyage que de rouler de la Borée jusqu’à Mishnory, et je dus faire étape deux fois pour la nuit. Les Centres Transitaires offrent une nourriture monotone mais copieuse, et des chambres convenables mais qu’il faut partager avec des étrangers, dont le mutisme compense d’ailleurs cet inconvénient. Et pourtant j’essayai plusieurs fois de faire connaissance ou d’avoir une véritable conversation avec un compagnon de voyage au cours de ces étapes, mais je ne pus y parvenir. Les Orgota semblent manquer, non d’amabilité, mais de curiosité, ils sont incolores, posés, soumis. Ils me plaisaient. Je venais d’avoir, dans la Karhaïde colorée, deux ans de bruit, de fureur et de passion. Je ne me plaignais pas du changement.
Après avoir suivi la rive du grand fleuve, le Koundra, le troisième matin de mon entrée en Orgoreyn j’arrivai à Mishnory, la plus grande ville sur Nivôse.
Le soleil luisait faiblement entre deux averses d’automne et cette capitale m’apparut comme une cité étrange, tout en murs de pierre nus percés de meurtrières trop élevées, avec des rues dont la largeur donnait aux piétons grouillants l’apparence d’une fourmilière, des réverbères perchés sur des poteaux d’une hauteur ridicule, des toits pointant vers le ciel comme des mains en prière, des appentis adossés aux murs des maisons à six mètres du sol comme de grandes étagères superflues. Une ville mal proportionnée, grotesque, baignée de soleil – alors qu’elle n’était pas bâtie pour le soleil mais pour le froid. C’est en hiver, lorsque les rues sont remplies d’une couche de trois mètres de neige tassée par des rouleaux compresseurs, que les toits vertigineux ont une frange de glaçons, que les traîneaux sont remisés sous les appentis, que brillent les lueurs jaunes des meurtrières dans le grésil qui fait rage, c’est là qu’on peut voir comme cette ville est fonctionnelle et comme elle peut être belle.
Mishnory est plus propre, plus vaste, plus claire qu’Erhenrang, plus aérée et plus imposante. Elle est dominée par de grands édifices d’une pierre blanche un peu jaunâtre, blocs d’une simplicité majestueuse, tous bâtis sur le même modèle. Ils contiennent les bureaux et différents services du Gouvernement Commensal, et aussi les principaux temples du culte Yomesh, religion d’État. Pas de confusion désordonnée, pas de pénibles contorsions, rien de ce sentiment que l’on éprouve à Erhenrang d’être sans cesse écrasé par quelque chose de trop élevé qui projette sur vous une ombre lugubre ; tout était simple, imposant, ordonné. J’avais l’impression de sortir de l’âge des ténèbres et je regrettais bien d’avoir perdu deux ans en Karhaïde. J’étais enfin dans un pays qui me paraissait mûr pour entrer dans l’Âge Ékuménique.
Après avoir circulé en ville un moment, je restituai la voiture au Bureau Régional prescrit et partis à pied pour la résidence du Premier Commissaire de District Commensal des Routes et Ports d’Accès en Orgoreyn. L’invitation était-elle une requête ou un ordre courtois, c’est un point que je n’avais jamais élucidé. Noussouf. J’étais en Orgoreyn pour me faire l’avocat de l’Ékumen, et je pouvais commencer chez lui aussi bien qu’ailleurs.
L’idée que je me faisais du flegme et du sang-froid des Orgota fut démentie par le commissaire Shousgis : il s’avança vers moi souriant et tonitruant, me serra les deux mains en un geste que les Karhaïdiens réservent aux instants d’intense émotion intime, fit exécuter à mes bras un grand mouvement vertical de va-et-vient comme s’il voulait mettre mon moteur en marche et hurla la bienvenue à l’ambassadeur de l’Ékumen des Mondes Connus sur Géthen.
Ce fut une surprise car aucun des douze ou treize inspecteurs qui avaient examiné mes papiers n’avait paru connaître mon nom ou le sens des expressions « Envoyé » et « Ékumen » – alors que tous les Karhaïdiens que j’avais rencontrés se faisaient de tout cela au moins une vague idée. J’en conclus que la Karhaïde n’avait jamais laissé diffuser par les postes d’Orgoreyn aucune émission à mon sujet, cela pour faire de moi un secret national.
— Ambassadeur, non. Envoyé seulement, monsieur.
— Futur ambassadeur, alors. Oui, par Meshe ! dit cet homme solidement bâti, à la mine épanouie. Vous n’êtes pas comme j’imaginais, ajouta-t-il en riant après m’avoir regardé de haut en bas. Non vraiment, monsieur Aï, pas du tout. On parlait d’un homme grand comme un réverbère, mince comme un patin de traîneau, noir comme jais, les yeux bridés – j’attendais un ogre des glaces, un monstre ! Et il n’en est rien. La seule chose, c’est que vous avez la peau plus foncée que la plupart d’entre nous.
— Couleur de terre, dis-je.
— Et vous étiez à Siuwensin la nuit du coup de main ! Par les mamelles de Meshe, dans quel monde vivons-nous ! Vous pouviez vous faire tuer en traversant l’Ey, alors que vous avez traversé l’espace sans encombre pour venir sur Géthen. Enfin, tout va bien, vous êtes ici. Et nous étions nombreux en Orgoreyn à vouloir enfin vous voir, vous entendre, vous accueillir.
Et d’autorité, il m’installa aussitôt dans un appartement de sa résidence. Le style de vie de cet homme riche, haut fonctionnaire, n’a pas d’équivalent en Karhaïde, même parmi les seigneurs des grands Domaines. La maison de Shousgis était grande comme tout un îlot, et habitée par des centaines d’employés, domestiques, commis, conseillers techniques, etc. Ni famille ni parents, car le système des clans familiaux élargis, des Foyers et des Domaines, même s’il transparaît encore vaguement dans la structure commensale, a été « nationalisé » il y a plusieurs siècles en Orgoreyn. Tout enfant, à l’âge d’un an, est retiré à ses parents pour être élevé dans un Foyer Commensal. Aucun titre ne se transmet par héritage. La loi ne reconnaît pas les testaments privés et, à sa mort, tout homme laisse sa fortune à l’État. Tous les citoyens entrent dans la vie avec des chances égales. Mais il est manifeste que cette égalité n’a qu’un temps. Shousgis était riche et magnificent. Il y avait dans mon appartement des raffinements de luxe dont je n’avais pas jusque-là soupçonné l’existence sur Nivôse – par exemple une douche. Et le chauffage électrique en plus d’une cheminée bien garnie.
— On m’a bien recommandé, dit Shousgis en riant, de tenir l’Envoyé au chaud parce qu’il vient d’un monde brûlant comme un four et ne peut supporter notre froid. Traitez-le comme s’il était enceint, m’a-t-on dit, mettez des fourrures sur son lit et des radiateurs dans sa chambre, chauffez son eau et tenez ses fenêtres fermées. Est-ce que ça ira ? Est-ce assez confortable ? S’il vous manque quelque chose, n’hésitez pas à le demander.
Confortable ! Jamais personne en Karhaïde ne s’était, en aucune circonstance, enquis de mon confort.
— Monsieur Shousgis, dis-je tout ému, c’est parfait et je me sens comme chez moi.
Mais il voulut à tout prix faire ajouter une couverture de peau de pesthry à ma literie, et quelques bûches dans la cheminée.
— Je sais ce que c’est, dit-il. Quand j’étais enceint, je ne pouvais pas me réchauffer, j’avais les pieds gelés et je suis resté au coin du feu tout l’hiver. Il y a longtemps de cela, naturellement, mais je m’en souviens.
C’est généralement dans leur jeunesse que les Géthéniens font des enfants ; la plupart d’entre eux font usage de contraceptifs après vingt-quatre ans, et c’est vers la quarantaine qu’ils deviennent stériles dans le rôle féminin. Shousgis avait passé la cinquantaine, c’était donc « naturellement » pour lui une expérience lointaine, et il était, à vrai dire, difficile de se l’imaginer dans le rôle d’une jeune maman. C’était un politicien réaliste, avisé et jovial dont les bontés étaient intéressées – inspirées par un intérêt purement égoïste. C’est un type d’homme universel. Je l’ai rencontré sur Terre, sur Hain, sur Olloul. Je compte le rencontrer en Enfer.
— Vous étiez très au courant, monsieur, de mon physique et de mes goûts. J’en suis flatté. Je ne pensais pas que ma réputation avait pu ainsi précéder mon arrivée.
— Non, dit-il, me comprenant parfaitement, les Karhaïdiens n’auraient pas demandé mieux que de vous voir enseveli sous un monceau de neige à Erhenrang, n’est-ce pas ? Mais ils vous ont laissé partir. Et ils vous ont laissé partir au moment où nous nous sommes rendu compte, ici, que vous n’étiez pas un pauvre fou de plus sous le ciel de Karhaïde mais quelque chose d’authentique.
— Je ne vous suis pas très bien.
— C’est simple, Argaven et son équipe avaient peur de vous, monsieur, mais oui, peur de vous. Et ils ont été heureux de se débarrasser de vous. Ils craignaient des représailles s’ils vous maltraitaient ou vous réduisaient au silence. Un coup de main en provenance du cosmos, hein ? C’est pourquoi ils n’ont osé vous toucher et ont essayé d’étouffer l’affaire. Parce qu’ils ont peur de vous et de ce que vous apportez à Géthen.
C’était exagéré. La censure officielle de Karhaïde n’avait jamais interdit que l’on publiât sur moi des informations, du moins tant qu’Estraven était au pouvoir. Mais j’avais acquis le sentiment que l’on n’avait guère entendu parler de moi en Orgoreyn, et Shousgis confirma ce sentiment.
— Mais vous, vous n’avez donc pas peur de ce que j’apporte à Géthen ?
— Non, monsieur.
— Moi, parfois, j’en ai peur.
Il prit le parti d’en rire jovialement. Je ne voulais pas mitiger mes paroles. Je ne suis pas un commis voyageur, je ne vends pas le Progrès aux Abos. Il me faut être face à un homme avec qui je puisse traiter d’égal à égal, dans un esprit de franchise et de compréhension mutuelle. C’est un préalable à l’accomplissement de ma mission.
— Il y a beaucoup de gens impatients de vous rencontrer, les gros bonnets et le menu fretin, et parmi eux se trouveront ceux que vous voulez contacter, ceux qui ont en main les leviers de commande. J’ai sollicité l’honneur de vous recevoir parce que j’ai une grande maison et que je suis connu pour ma neutralité politique ; je ne suis ni un Hégémoniste ni un Libre-échangiste, mais un brave commissaire tout bonnement, un homme qui fait son travail et qui ne risque pas de vous valoir des critiques sur le choix que vous avez fait de votre hôte. Mais, ajouta-t-il en riant, cela vous contraindra à de nombreux repas en ville, si ça ne vous fait rien.
— Je suis à votre disposition, monsieur.
— Nous commencerons donc ce soir par un petit souper chez Vanake Slose.
— Commensal de Kuwera – District Trois, n’est-ce pas ? Naturellement je m’étais documenté sur le pays, et il en fit toute une histoire : quelle bienveillance de ma part d’avoir daigné m’instruire le moindrement sur son pays. Bien différentes étaient les manières de Karhaïde ; dans ce pays, il eût été dégradant pour son shiftgrethor ou insultant pour le mien de faire tant de cérémonies ; est-ce son shiftgrethor ou le mien qui aurait souffert, je ne saurais le dire avec certitude, mais c’eût été l’un des deux – et d’ailleurs presque tout échange humain débouche sur une semblable alternative en Karhaïde.
Il me fallait des vêtements convenables pour une soirée, car j’avais perdu ma tenue numéro un d’Erhenrang dans le raid sur Siuwensin. Je pris donc, ce même après-midi, un taxi de l’administration pour aller m’acheter en ville une tenue orgota. Le hieb et la chemise étaient à peu près comme en Karhaïde, mais au lieu de culotte d’été les Orgota portent toute l’année d’incommodes leggings-cuissards qui bâillent largement, de couleurs criardes dans les bleus ou les rouges, faisant un peu camelote tant par le tissu que par la coupe et la façon. C’était du travail en série. Les vêtements me firent toucher du doigt ce qui manquait à cette ville imposante et massive : l’élégance. Mais que pèse l’élégance, pensais-je, si l’on met les lumières dans l’autre plateau de la balance ? Rentré chez Shousgis, je pris une voluptueuse douche chaude dont les jets m’aspergeaient de partout comme une bruine piquante. Où étaient les tubs d’étain de la Karhaïde de l’Est où j’avais frissonné et claqué des dents l’été dernier, et la cuvette frangée de glace de ma chambre d’Erhenrang ? Était-ce cela, l’élégance ? Vive le confort ! Je revêtis mes beaux vêtements d’un rouge criard pour me rendre avec Shousgis à notre soirée, dans sa voiture particulière conduite par un chauffeur. Il existe en Orgoreyn plus de serviteurs et de services qu’en Karhaïde ; en fait chacun de ses habitants est un fonctionnaire de l’État, à charge pour ce dernier de trouver, et c’est ce qu’il fait, un emploi à chacun. C’est là du moins le dogme officiel, mais qui, comme tout dogme économique, semble à certains égards passer, pour l’essentiel, à côté de la vérité.
La salle de réception du Commensal Slose, violemment éclairée, contenait entre ses hauts murs blancs vingt à trente convives dont trois Commensaux, les autres étant, de toute évidence, des notables de tout acabit. Ce n’était pas là simplement un groupe d’Orgota curieux de voir « l’Extra-Géthénien ». Je n’étais plus ce que j’avais été pendant toute une année en Karhaïde, une curiosité, un phénomène, une énigme. J’étais, semblait-il, une clé.
Quelle porte devrais-je ouvrir ? Certains de ces hommes d’État ou administrateurs qui m’accueillirent avec effusions devaient avoir là-dessus leur petite idée. Moi pas.
Le voile n’allait pas se lever pendant le souper. Sur toute la planète Nivôse, même dans le Perunter glacial et barbare, on considère qu’il est d’une exécrable vulgarité de parler affaires à table. Comme le repas fut servi rapidement, je dus surseoir à mon travail d’information, pour partager mes attentions entre une soupe de poissons visqueuse, mon hôte et les autres convives. Slose était une personne frêle, assez jeune, avec des yeux brillants, clairs comme on en voit peu, et une voix étouffée mais ardente. Je voyais en lui, ce qui était fait pour me plaire, un idéaliste qui devait se dévouer à une noble cause, mais je me demandais quelle pouvait être cette cause. À ma gauche était assis un autre Commensal, un individu à grosse figure, nommé Obsle. Il était vulgaire, cordial, d’une curiosité indiscrète. À peine eut-il avalé trois gorgées de soupe qu’il me demanda si vraiment j’étais né sur une autre planète, comment diable était cette planète – plus chaude que Géthen, disait tout le monde – jusqu’où grimpait le thermomètre ?
— Eh bien, sous la latitude où nous sommes il ne tombe jamais de neige sur la Terre.
— Jamais de neige ! Jamais de neige ? Il en rit de bon cœur, comme un enfant rit d’une bonne blague, pour encourager son amuseur à en inventer de plus extravagantes encore.
— Nos régions subarctiques sont assez semblables à votre zone habitée ; nous sommes plus loin que vous de notre dernière période glaciaire, mais n’en sommes pas encore sortis. Au fond la Terre et Géthen se ressemblent beaucoup, comme d’ailleurs tous les mondes habités. Les hommes ne peuvent vivre que dans un champ étroit de conditions naturelles ; Géthen est à une extrémité…
— Il existe donc des planètes plus chaudes que la vôtre ?
— C’est le cas de la plupart. Certaines sont très chaudes, comme Gde, presque entièrement constituée par un désert de sable et de roc. Elle était chaude au départ, et une civilisation dilapidatrice a détruit ses équilibres naturels il y a cinquante ou soixante mille ans, brûlant en quelque sorte les forêts pour en faire du petit bois. Elle est encore habitée, mais elle ressemble – si je comprends bien le texte sacré – à l’idée que se font les Yomeshta de l’endroit où les voleurs vont après la mort.
Un sourire tranquille et approbateur s’allongea sur les lèvres d’Obsle, sourire qui me fit soudain rectifier le jugement que j’avais porté sur lui.
— Certains hérésiarques soutiennent que les périodes d’attente après la mort se situent littéralement, physiquement, sur d’autres mondes, d’autres planètes de l’univers réel. Avez-vous déjà rencontré cette théorie ?
— Non. On a tout dit de moi, mais jamais encore que j’étais un fantôme.
À ce moment je tournais par hasard les yeux à droite, et à l’instant où je prononçais le mot de fantôme, j’en vis un apparaître. Sombre, sombrement vêtu, immobile et ténébreux, il était assis à mes côtés. Un revenant.
L’attention d’Obsle était maintenant accaparée par son voisin de gauche, et celle de la plupart des autres convives par Slose, qui était assis au haut bout de la table.
— Je ne m’attendais pas à vous voir ici, monsieur, dis-je à Estraven.
— C’est l’imprévisible qui rend la vie supportable, dit-il.
— J’ai un message pour vous.
Il m’adressa un regard interrogateur.
— J’ai des fonds à vous remettre, de l’argent qui vous appartient. C’est Foreth rem ir Osboth qui me l’a confié. Je l’ai avec moi, chez M. Shousgis. Je vous le ferai parvenir.
— C’est très aimable à vous, monsieur.
Il était effacé, diminué. C’était un vaincu, un exilé vivant une vie précaire en pays étranger. Il semblait peu disposé à me parler, et je ne tenais pas à lui parler. Pourtant, au cours de ce long lourd souper, dans le brouhaha des conversations, il m’arrivait de temps à autre, si prise que fût mon attention par cet échiquier compliqué de puissants Orgota qui voulaient m’aider ou s’aider de moi, il m’arrivait de sentir avec force la présence d’Estraven, silencieux, sombre visage détourné de moi. Et l’idée me traversa l’esprit, idée d’ailleurs aussitôt rejetée comme sans fondement, que ce n’était pas de mon plein gré si j’étais venu à Mishnory pour manger du poisson noir rôti avec les Commensaux, ni pour leur faire plaisir – mais par la volonté d’Estraven.