Deuxième partie MARIE

CHAPITRE VI LES EAUX DE PASSY

Ce que Simon n'avait pas dit à Batz, c'est qu'au lendemain de ce qu'il appelait sa " grande affaire ", il s'était rendu rue ci-devant Saint-Honoré vêtu de son meilleur habit, bleu doublé d'écarlate, qu'il venait de faire remettre à neuf, et coiffé du rutilant bonnet phrygien qui est comme chacun sait la couronne du patriote, afin d'y rencontrer l'homme qui faisait déjà trembler Paris : le grand Robespierre. Celui-ci vivait dans la maison mais surtout dans la famille du menuisier Duplay dont les filles étaient à sa dévotion, moins cependant que leur mère qui, elle, montait autour de " l'Incorruptible " une garde confinant à la séquestration tant elle avait peur que le " grand homme " n'échappe à cette nouvelle famille réunie autour de lui. Elle avait même réussi à lui faire renvoyer à Arras sa propre sour, Charlotte de Robespierre, en lui faisant savoir qu'elle était indésirable. C'est dire que Simon eut quelque peine à se faire accepter en dépit de son attirail sans-culotte, mais il était encore sous le coup de l'excitation et cria si fort qu'il obtint tout de même de monter le petit escalier menant au saint des saints.

Robespierre le reçut. Pas longtemps. Juste celui d'entendre le récit - en abrégé pour ne pas abuser d'un temps trop précieux ! - de ce qui s'était passé au Temple la veille ou tout au moins de ce que son visiteur croyait en savoir, mais le froid regard ne resta pas longtemps attentif derrière les lunettes rondes cerclées d'acier. C'est tout juste s'il ne dit pas à Simon qu'il avait rêvé et, comme l'autre se récriait sur sa conscience de " bon patriote ", il lui recommanda le silence le plus complet sur une aventure dont il était un peu trop fier.

- Répandre une telle histoire, laissa tomber Robespierre, serait donner à d'autres contre-révolutionnaires l'idée d'entreprendre de nouvelles tentatives.

Simon repartit, déçu, et renonça à aborder le sujet à la Commune ou dans l'enceinte du Temple, mais c'était bien difficile de tenir sa langue quand, à l'Epi-Scié, il retrouvait les buveurs habitués ! On sait comment, sans tout raconter, il aimait à laisser entendre qu'une grande catastrophe avait été évitée grâce à lui...

Il allait d'ailleurs recevoir sa récompense. Simon parti, Robespierre n'en avait pas moins réfléchi à ce qu'on venait de lui rapporter. Vrai ou faux, exagéré ou non, il s'était tout de même produit quelque chose et ce quelque chose exigeait qu'on s'y arrête et que soit prise d'urgence une décision à laquelle il songeait depuis un moment déjà. Dans l'immédiat, il se livra auprès de Chaumette qui était l'un des protecteurs du bonhomme à une rapide enquête. Pompeux et déclamatoire à son habitude, celui qui se faisait appeler Anaxagoras en mémoire du fameux Spartiate exécuté pour son républicanisme, celui qui avait lu Emile de Rousseau, lui déclara que l'Emile en question " honorait beaucoup plus un cordonnier qu'un empereur " - c'est tout simple, il était lui-même fils d'un cordonnier de Nevers! - et que Simon était digne de toutes les confiances. Il était en outre marié à une femme exemplaire, " bonne épouse, bonne ménagère et sachant soigner les malades et les blessés ".

Le résultat de tout cela fut la scène déchirante qui se joua au Temple le soir du 3 juillet...

Il est environ dix heures du soir quand les prisonnières sont tirées de leurs lits par un groupe de commissaires de la Commune, empanachés de tricolore et entourés de municipaux. L'un d'eux tient un papier à la main et le lit d'une voix, à vrai dire, mal assurée : ces gens viennent, sur ordre du Comité de salut public et de la Commune, séparer l'enfant-roi de sa famille : il doit recevoir une éducation républicaine que ces femmes ne sauraient lui donner...

Marie-Antoinette regarde ces hommes sans comprendre. Ce n'est pas possible, ce qu'on lui annonce là ? Lui enlever son fils, si jeune, si délicat? Quand elle comprend enfin, sa réaction est violente :

- Jamais!

Elle a couru se placer devant le lit où l'enfant s'éveille au bruit, aux lumières. Elle lui fait un rempart de son corps, mais le petit roi a compris lui aussi qu'on veut le séparer de ces trois femmes aimées qui sont tout son univers. Alors il pleure, il crie. Sa mère essaie de le calmer mais il proteste avec violence. Durant une heure on va crier, discuter, supplier, menacer suivant le camp où l'on se trouve, jusqu'à ce qu'enfin l'un des commissaires décide de faire monter la troupe pour enlever l'enfant de force. Secouée de sanglots, Marie-Antoinette laisse sa fille et sa " sour " lever Louis, l'habiller. C'est elle qui, en larmes, remet l'enfant qui pleure à ces hommes dont elle sait maintenant qu'ils sont capables du pire. Elle trouve encore la force de demander :

- Où l'emmenez-vous ?

- Au deuxième étage, dans l'appartement de son père. Rassure-toi, citoyenne, il sera bien traité...

- Il doit devenir un homme comme tous les autres, gronde un des acolytes. Le citoyen Chaumette a dit qu'il veut lui faire perdre toute idée de son rang...

C'est fini. Les hommes sont repartis emmenant le petit en larmes - les trois femmes l'entendront pleurer et crier pendant deux jours ! -, les portes sont refermées. Anéantie de douleur, la Reine s'est laissée tomber sur le lit vide et pleure elle aussi. C'est seulement le lendemain qu'elle apprendra quel éducateur les nouveaux maîtres ont choisi pour son fils : c'est Simon, le cordonnier, un homme affreux et qui porte sa haine inscrite sur son visage. L'un des gardes, apitoyé, aura beau lui chuchoter que la femme Simon est une brave personne, soigneuse, propre et tout à fait capable de bien s'occuper d'enfants, ce genre de douleur ne peut pas s'apaiser...

Dans les premiers jours, le chagrin du petit Louis semble inconsolable au point que Simon n'ose pas le sortir dans le jardin et que le Comité de salut public envoie une délégation voir ce qui se passe. Mais quand elle arrive chez l'étrange " gouverneur " du petit roi, elle trouve celui-ci propre et convenablement vêtu - dans le style sans-culotte bien sûr! - et en train de jouer aux dames avec Simon. La Reine, elle, n'est plus qu'une ombre désolée...

C'est par Cortey, dont le crédit est intact et qui peut aller au Temple quand il veut, que Batz apprend la séparation. Pour la première fois, cet homme si maître de lui pique une colère dont certains objets de son cabinet de travail font les frais et qui stupéfie Devaux, Marie et lady Atkyns, témoins muets de l'explosion. Une vraie fureur de Gascon, violente et dévastatrice... mais brève.

- Ce Simon, je le tuerai! clame-t-il en conclusion et en se laissant choir dans un fauteuil.

- Tu auras du mal, remarque Cortey - les deux amis, comme tous ceux de leur équipe, ont gommé, même dans le privé, un " vous " qui peut se révéler dangereux -, ni Simon ni Marie-Jeanne ne sortent du Temple. Et d'ailleurs ils n'en ont pas envie : leur félicité est totale.

- Félicité ! gronde Batz, tout prêt à se déchaîner de nouveau.

- Bien sûr ! Songe un peu qu'ils vont gagner à ne rien faire ou presque, lui six mille livres par an et elle quatre mille. En assignats, je veux bien, mais c'est pour eux le pactole. En outre, ils habitent maintenant l'ancien appartement du Roi !

- Ce n'est tout de même pas Versailles ? ironise Devaux.

- Pour eux? Presque. Après leur taudis de la rue des Cordeliers, les meubles et tentures, cependant modestes, que l'on avait attribués au Roi, leur semblent le comble du luxe. Ils ont un lit à courtines, des fauteuils Louis XV, un petit secrétaire, un tapis et des livres. Simon peut aussi boire tout le vin de Suresnes qu'il veut et sans que cela lui coûte un sol ! On le lui apporte !

- Ça, c'est intéressant! remarque Batz enfin calmé...

- Que vas-tu faire ?

- Rien maintenant. Ce serait prématuré et complètement fou, mais Simon ne perd rien pour attendre : sur l'honneur de mon nom, sur l'épée de d'Artagnan, je jure qu'il me rendra mon petit roi ! Mais pour le moment, j'ai d'autres chats à fouetter !

- Le premier est d'enlever la Reine! s'écria Charlotte Atkyns. J'espère que vous ne renoncez pas?

- Non, mais il vous faut songer, ma chère amie, que nous nous retrouvons à présent devant le même problème rencontré par Toulan et Jarjayes : elle n'acceptera jamais de partir en laissant son fils aux mains de Simon. Tout est à recommencer, tout est à revoir! A propos, je suppose que les Tison sont plus acharnés que jamais ?

- Il n'y a plus de Tison, dit Cortey. Au lendemain de l'enlèvement du petit roi, la femme Tison qui avait dénoncé Toulan, Turgy et bien d'autres, est devenue folle. Mais vraiment folle ! Elle s'est jetée aux pieds de la Reine en pleurant, en criant et en demandant pardon. L'enlèvement du petit garçon a été la goutte d'eau... je ne dirai pas régénératrice car de terribles crises de nerfs ont suivi. Il a fallu huit hommes pour la sortir du Temple et l'emmener à l'Hôtel-Dieu où on la fait surveiller par une femme...

- Et le mari ?

- Il continue son service mais il a changé, lui aussi. Il ne devient pas fou, et pourtant semble comprendre ce que souffre la Reine. Alors il la sert avec beaucoup plus de respect parce qu'il pense à sa Pierrette.

- Il faudra tout de même continuer à s'en méfier...

- Peut-être, dit Marie d'un air songeur. Et peut-être pas. Je crois moi qu'une vraie douleur, une grande souffrance peut être contagieuse. Il a vu sa femme devenir folle et pleurer sur le petit prince auquel elle s'était attachée sans doute...

Le visage aigu de Batz perdit son expression tendue et il sourit à la jeune femme :

- Oh, vous, mon cour, vous trouveriez des excuses au Diable en personne !

- Et plus encore que vous ne l'imaginez, fit-elle en riant. J'ai toujours pensé que le Diable, c'était vous...

Deux jours plus tard, le citoyen Agricol et son amie Lalie prenaient le coche d'eau au port Saint-Pol pour s'en aller respirer l'air pur au village de Passy et boire quelques verres de ses eaux. Pour ses amis de la Truie-qui-file, le citoyen Agricol, qui allait souvent en province pour ses " affaires ", revenait tout juste de Nevers où il s'intéressait fort - il le laissait entendre entre deux pintes qu'il avait généreuses - aux biens d'émigrés. Cette fois, son absence avait été plus longue que d'habitude et il avait été accueilli par une bordée de reproches au sujet de l'" abandon " dans lequel il laissait Lalie Briquet dont tout un chacun pouvait voir qu'elle avait bien mauvaise mine.

- T'as de la chance de la trouver ici, lui avait chuchoté le patron Rougier à son entrée au cabaret. Ces temps-ci, elle sort plus guère de chez elle. T'as qu'à voir la tête qu'elle a...

Elle n'était pas brillante, en effet : les yeux creux sous le verre brillant des lunettes, les traits tirés, Lalie n'avait pas vu entrer son ami. Ses mains, si rarement inactives, avaient laissé échapper l'ouvrage de tricot qui ne la quittait jamais et elle regardait au-dehors, à travers les petits rideaux sales, l'air absent...

- J'vais m'en occuper, t'inquiète pas ! affirma le citoyen Agricol avant de se diriger vers elle en clamant : Eh ben, Lalie, qu'est-ce qui ne va pas ?

Elle tressaillit mais un léger sourire adoucit son visage.

- Je pensais à toi, murmura-t-elle. Puis, se hâtant de reprendre le ton vulgaire dont elle usait habituellement : Je m'demandais si c'est-y pas qu'tu m'aurais oubliée ?

- Tu sais bien que j'pourrais jamais t'oublier et qu't'es la femme de ma vie... s'écria-t-il avec un gros rire. J'vais m'occuper d'toi ! Et d'abord on va boire un coup. Monte-nous donc une de tes bouteilles ed' derrière les fagots, Rougier... et viens y goûter avec nous !

C'était le genre d'invitation à laquelle le cabare-tier était incapable de résister. Pendant qu'il filait à la cave, Batz se glissa sur le banc en face de son amie :

- Qu'avez-vous Eulalie ? Vous êtes malade ?

- Oui... et non! Je ne peux pas vous expliquer ici... j'étouffe... et je crois que cette ville me fait de plus en plus horreur !

Il y avait une angoisse réelle dans les yeux gris qui se levaient sur lui.

- Nous en reparlerons demain... demain, reprit-il à l'intention de Rougier qui rappliquait avec sa bouteille et des verres tout fraîchement rincés, jTemmène respirer ailleurs. Commence à faire diablement chaud dans c'te ville et moi qui arrive tout juste d'ia campagne, j'trouve ça pénible !

- Tu vas r'tourner à Nevers ?

- Non, pas si loin! On va seulement aller à Passy. J'connais là-bas un méd'cin qui s'occupe des eaux et qu'est pas un âne ! Y nous dira c'qui faut faire...

- Ben voilà! approuva le cabaretier. Ça c't'une idée ! Faut avouer qu't'as pas tort quand tu dis qu'y fait chaud ! Ma bonne femme elle-même passe la moitié d'son temps dans son baquet à lessive plein d'eau froide et l'aut'moitié à la cave... où c'est pas dans l'eau qu'elle trempe! Si j'avais pas besoin d'elle pour la tambouille, j'te d'manderai bien dTemmener itou.

- Ça pourra s'faire après qu'on aura vu l'méde-cin, fit Batz sans broncher. J'te rendrais volontiers c'service !

- J'ai toujours dit qu't'étais un brave homme! affirma Rougier.

Voilà pourquoi, le lendemain, les deux amis prenaient le chemin de Seine pour aller respirer à Passy. Il avait plu dans la nuit, ce qui détendait un peu l'atmosphère. La matinée était bleue et presque fraîche quand ils s'embarquèrent mais il y avait pas mal de monde sur le bateau qui allait jusqu'à Mantes et on n'aborda que des sujets anodins, se contentant, la majeure partie du temps, de regarder Paris défiler sous leurs yeux.

Jusqu'au début de la Révolution, Passy, un joli village de vignerons, de tuiliers et de cultivateurs au-dessus duquel s'étendaient les ailes de deux moulins, avait connu une grande prospérité. Il la devait à sa situation entre Seine et bois de Boulogne, au voisinage du château de la Muette où la Cour séjournait parfois. A ses eaux thermales, découvertes au siècle précédent et déclarées " bonnes pour les intempéries chaudes des viscères ", à quoi on avait ajouté par la suite qu'elles étaient également " balsamiques et propices pour combattre la stérilité des femmes ". Du coup, quelques riches demeures s'y construisirent et aussi des tripots, une salle de bal et un théâtre de marionnettes destinés à distraire les curistes venus communier aux cinq sources ferrugineuses.

Avec les temps devenus difficiles, les belles demeures s'étaient vidées sous le vent de l'émigration ou celui de la mort. Ainsi, la charmante propriété où la princesse de Lamballe avait vécu les années où elle s'était retirée d'une Cour sur laquelle régnaient les Polignac [xii]. Les distractions s'y étaient faites rares mais les eaux gardaient des clients fidèles, plus réellement malades que ceux de naguère et qui, s'ils étaient moins bruyants et moins élégants, offraient l'avantage de rendre au village un visage plus paisible et plus campagnard.

En débarquant à l'appontement correspondant à la Barrière de Passy proche de Chaillot, Lalie, avant de suivre son compagnon dans le chemin menant à l'établissement thermal, s'arrêta un instant, ferma les yeux, écarta les bras et prit quelques profondes respirations comme si elle sortait d'un endroit étouffant. En même temps, une sorte de sérénité éclairait son visage :

- Dieu que cet air est doux et frais et agréable ! Sentez-vous ce parfum de tilleul ?

- Il y a là-bas une petite auberge avec une treille. Voulez-vous vous y reposer un moment pendant que je vais voir si le médecin qui était je crois le Dr Vollard peut vous recevoir maintenant?

Elle ouvrit les yeux et lui sourit tout en glissant son bras sous le sien :

- Je n'ai pas besoin de médecin, mon cher Jean. Ce dont je souffre, ce qui m'ôte le sommeil et l'appétit c'est le dégoût, l'horreur. En me glissant dans ce personnage de Lalie Briquet, j'ai bien peur d'avoir préjugé de ma force de résistance. Je n'imaginais pas que j'en arriverais à ce degré et j'espère sincèrement que je vais pouvoir continuer à vous être utile, mais il y a des moments où j'en doute affreusement...

- Que se passe-t-il donc ?

- Ne me dites pas que vous ignorez où se réunissent à présent celles que l'on appelle les tricoteuses? La Convention, les Jacobins ont perdu beaucoup de leur intérêt depuis que la guillotine fonctionne en permanence. C'est au pied de l'écha-faud qu'il faut aller s'asseoir pour être bien en cour. Depuis que l'on chasse les Girondins à travers la France, les Montagnards triomphent. Ce sont les hommes de Danton et surtout de Marat qui mènent la danse, réclamant chaque jour un peu plus de sang au Tribunal révolutionnaire. Oh, c'est écourant !

- Êtes-vous vraiment obligée de vous joindre aux autres ? Votre " ami " à vous c'est Robespierre, donc le plus important?

- Si l'on peut dire! Mais il n'a pas encore les pleins pouvoirs. Danton et lui se haïssent, et il attend son heure. Quant à refuser de me joindre à mes... compagnes, il m'a suffi de dire que je préférais de beaucoup entendre les " beaux discours " plutôt que les cris de mort et les plaintes des victimes pour que l'on me regarde de travers. Il y en a une surtout, une certaine Phrosine Grouin, qui ne m'aime pas, dont je vois bien qu'elle m'observe et qui m'a dit : " Tu s'rais pas un peu aristocrate, la Briquet ? Les discours c'est du vent ! Le sang, v'ia ce qui compte et une bonne patriote doit s'plaire à voir couler celui d'ceux qui ont bu l'nôtre pendant tant d'siècles "... Si je ne rentre pas dans le rang elle me dénoncera... et moi je ne veux pas mourir, pas encore... pas avant d'avoir vu Chabot monter un jour l'affreuse échelle...

Soucieux, Batz arracha un brin d'herbe et se mit à le mâchonner.

- Votre situation risque en effet de devenir intenable. Je vous croyais les nerfs plus solides, je l'avoue. N'avons-nous pas assisté ensemble à l'exécution des prétendus voleurs du Garde-Meuble ?

- C'est vrai, et j'avais supporté cela assez bien, mais cette horreur quotidienne..., cette fontaine de sang qui coule inexorablement. Songez qu'il y a trois jours on a exécuté un garçon de quinze ans !

La voix de Lalie se brisa sur ces derniers mots et elle éclata en sanglots. Sans rien dire, Batz la prit par le bras et l'emmena s'asseoir sous la treille de la petite auberge qu'il avait repérée et d'où l'on découvrait l'établissement thermal - une grande maison agréable au milieu d'un beau parc - et le ruban étincelant de la Seine. Là il frappa du poing sur la table en bois brut, ce qui fit accourir une alerte servante en cotillon court et bonnet de mousseline à cocarde. Le citoyen Agricol lui réclama du vin frais et quelque chose à manger pour son amie qui ne se sentait pas bien. La jeune fille était charmante : elle s'empressa auprès de cette femme qui semblait si triste. Ce laps de temps permit au baron de réfléchir...

Après avoir mangé et bu, " Lalie " se sentit mieux.

- Vous allez rester ici bien sagement à vous reposer et à m'attendre, lui dit-il. Pour vous avouer la vérité, nous ne sommes pas venus ici uniquement pour vous faire prendre l'air. J'ai quelque chose à voir dans le village et je pense que dans ce coin vous serez bien...

- Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt ? Voilà que je vous suis une gêne, à présent.

- Pas du tout! J'aurais fort bien pu venir seul mais il m'est apparu que je pouvais mêler l'utile à l'agréable... et vous avez vraiment besoin de vous détendre un peu ! Le paysage est joli, cette terrasse est bien ombragée et vous pourrez observer les allées et venues des curistes. C'est assez amusant, vous verrez.

Il achevait à peine sa phrase qu'un homme entre deux âges, assez bien vêtu et qui venait sans doute de boire son verre d'eau, sortait des sources en se livrant à un curieux exercice : il exécutait en chantonnant une sorte de marche sautillante, comptait cinq pas, faisait une pirouette, repartait, comptait cinq pas, pirouettait de nouveau et ainsi de suite.

- C'est un fou ? souffla Lalie, sidérée.

- Non. Un curiste. On leur recommande de prendre, après avoir bu, l'exercice " modéré " que vous pouvez admirer ! A tout à l'heure !

Il partit, rassuré : Lalie n'avait plus envie de pleurer.

La distance entre les eaux et la rue du Cour-Volant où Simon avait indiqué que logeait Nicolas Sourdat était plus longue que ne le pensait Batz. Aussi se mit-il à courir à travers les vignes, ne ralentissant l'allure qu'aux abords de son objectif, après s'être renseigné deux fois. Il découvrit enfin une impasse barrée par le mur couvert de lierre d'une propriété. L'endroit, comme l'ensemble de Passy, était agreste et charmant, et la maison occupée par l'ancien policier de Troyes respirait le calme et la tranquillité sous le lierre qui la recouvrait elle aussi. Batz se posta dans un bouquet d'arbres où des buissons offraient un abri convenable pour observer. Non qu'il eût l'intention de rester là longtemps. Tout ce qu'il voulait, c'était s'assurer que l'homme d'Antraigues habitait bien là. Ensuite, il verrait à établir un poste de surveillance plus attentive : lié avec Simon promu geôlier de Louis XVII, Sourdat devenait des plus intéressant.

Il n'eut pas longtemps à patienter : les fenêtres étaient ouvertes et Batz aperçut bientôt la puissante silhouette qui poussa la complaisance jusqu'à s'encadrer un instant dans les feuilles vertes... Sourdat avait tout à fait la mine de quelqu'un qui, bien installé, se sent chez lui. Ce fait acquis, Batz allait se retirer quand un homme coiffé d'un chapeau rond à forme haute, qu'il portait avec une certaine élégance, vêtu d'un habit léger en courtil crème rayé de noir avec pantalon collant noir s'enfonçant dans de courtes bottes à retroussis, sortit de la maison, un brin de réséda au revers, une canne légère à la main, et s'engagea dans le chemin des vignes. En passant, il jeta un regard indifférent à ce sans-culotte barbu dont le bonnet rouge ressemblait à un énorme coquelicot et poursuivit sa route en faisant des moulinets avec son jonc.

La main de Batz serra plus fort le solide gourdin qui faisait partie de son personnage, regrettant amèrement que ce ne fût pas sa fidèle canne-épée. Il est vrai que, bien manié, le lourd bâton constituait une arme redoutable. L'envie de s'en servir le démangea, mais il faisait grand soleil, le chemin était découvert et quelques vignerons étaient au travail, sinon c'eût été avec une joie indicible qu'il se fût comporté comme un bandit de grand chemin et eût assommé l'élégant promeneur qui n'était autre que Josse de Pontallec.

Batz retrouvait intact le violent désir de tuer qui s'était emparé de lui l'année précédente quand il s'était heurté au marquis en sortant de l'auberge de Somme-Tourbe [xiii]. Plus fort encore s'il était possible car, le temps d'un éclair, Batz envisagea le danger que cet homme, présent à Paris, signifiait pour Laura. En dépit du serment de vengeance qu'elle avait fait sur le cadavre de sa mère, Batz était certain qu'en cas d'affrontement, la jeune femme aurait le dessous. Il fallait empêcher cela à tout prix et, d'abord, essayer de savoir ce que Pontallec venait faire à Paris. Qu'il logeât chez Sourdat n'était guère surprenant : l'agent de Monsieur ne pouvait que s'entendre avec celui d'Antraigues. Il le suivit donc à distance suffisante pour ne pas être remarqué, encore qu'il eût en son déguisement une confiance absolue : même un oil de lynx ne décèlerait pas le baron de Batz sous la défroque du citoyen Agricol.

Derrière lui, il fit en sens inverse le chemin déjà parcouru. Pontallec allait-il à l'établissement thermal ? Sa santé semblait parfaite et ne devait guère nécessiter une cure d'eau minérale. Pourtant, il fallut se rendre à l'évidence : c'était là qu'il allait. Batz le vit pénétrer dans le parc, toujours du même pas nonchalant, et entrer dans le pavillon abritant l'une des cinq sources. Il hésita un instant puis se précipita vers la petite auberge d'où il tira son amie Lalie qui commençait à trouver le temps long :

- Viens donc, citoyenne ! déclara-t-il à haute et fort intelligible voix. Le médecin m'a dit qu'il fallait que tu boives de cette eau quasi miraculeuse.

Et il l'entraîna vers le pavillon au pas de course :

- Vais-je être obligée de me livrer à la ridicule gymnastique dont nous avons eu le spectacle et que j'ai revue plusieurs fois? protesta-t-elle en essayant de le retenir.

- Mais non. Pour les femmes c'est autre chose... Venez vite !

Grâce à Dieu, il y avait pas mal de monde autour de la source où officiaient deux femmes en tablier bleu mais Batz repéra vite son gibier : il se tenait près d'une colonnette, un verre d'eau à la main que d'ailleurs il ne buvait pas. Il avait l'air d'attendre quelque chose ou quelqu'un... Laissant Lalie près de la source où elle allait se faire servir, Batz amorça un mouvement tournant destiné à l'amener derrière le dos du marquis. L'atmosphère saturée d'humidité n'était plus aussi agréable qu'autrefois, les buveurs n'étant plus ce qu'ils étaient, gens de cour et riches bourgeois dont les parfums combattaient alors la forte odeur ferrugineuse. Ils avaient fait place, pour la plupart, à des hommes et des femmes du peuple arborant la cocarde tricolore sur leurs bonnets rouges ou blancs et qui, eux, n'avaient guère les moyens de faire appel à des senteurs orientales.

Plusieurs minutes passèrent avant que Pontallec n'émît un : " Ah, enfin ! " de satisfaction. Un personnage vêtu d'un bel habit bleu émergea de la brume légère, tenant à la main l'obligatoire verre d'eau, et s'approcha du marquis. Batz put voir que lui aussi portait un brin de réséda, sans doute signe de reconnaissance qui permit aux deux hommes d'avoir l'air de vieux amis qui se rencontrent par hasard. Mais du brin de réséda, Batz remonta au visage et retint à temps une exclamation de surprise : c'était Louis David, le peintre, l'ami de Talma qui siégeait depuis peu au Comité de salut public. Mais il n'y avait pas de temps à perdre en points d'interrogation. Batz se figea sur place et tendit l'oreille :

- Vous apportez des nouvelles ? demanda David après un échange de salutations.

- Oui, avec le salut du citoyen Lecarpentier dont les pouvoirs débordent à présent le Cotentin pour englober la région de Cancale et de Saint-Malo. Nous avons lié amitié assez récemment, à la suite du drame qui a coûté la vie à mon épouse et a failli me coûter la mienne...

- Que s'est-il donc passé ?

- Nous sommes tombés dans un piège. Nous avions reçu un avis - discret! -nous annonçant que l'un des navires de ma femme qui, jusqu'à notre mariage, était l'armateur Laudren, devait quitter subrepticement son port d'attache pour gagner Jersey et se rendre à la discrétion du prince de Bouillon. Comme on nous recommandait le plus grand secret afin de démasquer celui qui nous trahissait, nous nous sommes rendus à bord à la nuit close avec seulement trois serviteurs, mais nous étions attendus et le navire a levé l'ancre dès notre arrivée tandis que l'on s'assurait de nos personnes. Pour mener à bien le plan prévu - qui était de mettre la main sur toute la flotte Laudren -, il fallait que nous disparaissions. Ma pauvre Marie-Pierre, droguée, a été jetée à la mer assez vite. Son corps a été retrouvé le lendemain. J'ai subi le même sort mais plus loin en mer et, sans un pêcheur providentiel qui m'a recueilli au moment où, à bout de souffle, j'allais me laisser couler, je ne serais pas ici aujourd'hui. Naturellement, dès mon retour à Saint-Malo, j'ai porté plainte auprès du citoyen Lecarpentier...

- La mort de votre épouse me navre mais je suis heureux que vous en soyez sorti indemne. Qu'avez-vous l'intention de faire, maintenant?

- Reprendre les affaires de feue la citoyenne Pontallec au service de la République. Une partie se traitait avec l'Espagne, ce qui n'est plus guère possible étant donné la situation en Europe, il reste la course devenue difficile et la chasse à la baleine. Si deux de nos navires sont partis au printemps pour les bancs de Terre-Neuve, deux autres demeurent à la disposition du gouvernement qui pourrait m'indiquer tel ou tel marché intéressant...

- Je vais m'en occuper. Mais vous disiez apporter des nouvelles ?

- En effet. Vous avez dû faire face, récemment, à une tentative d'enlèvement de la famille Capet?

- Oh, un prétendu complot découvert par le cordonnier Simon - un homme qui boit un peu trop, d'ailleurs! Robespierre s'est contenté de hausser les épaules et de conseiller le silence quand on en a vaguement parlé au Comité.

- Il a eu tort. Le complot existait bel et bien. Outre les nôtres qui devaient aller assurer la défense des côtes de Jersey, un bateau de pêche devait attendre à l'anse de Saint-Enogat, près de Dinard, pour conduire à Bouillon le bâtard qui se fait appeler Louis XVII.

- Le bâtard? s'étonna David. Où prenez-vous cela?

- Dans la réalité, mon cher. Personne, dans l'entourage de Capet, ne doutait que le " Dauphin " ne doive rien au gros Louis mais tout au beau Fersen. C'était au point que le comte de Provence avait saisi le Parlement pour demander que la nichée soit déclarée bâtarde.

- J'ignorais cela. Il est vrai que je ne fréquentais guère ces gens-là. Mais revenons à votre bateau de pêche : comment l'avez-vous découvert ?

- Dans ce genre d'affaires, il y a toujours quelqu'un qui a la langue trop longue, surtout après avoir bu. Après mon aventure, Lecarpentier a fait une enquête serrée. En outre, il a ses méthodes pour faire parler les récalcitrants. Le patron pêcheur, un certain Pleven, lui a dit tout ce qu'il voulait savoir. Il ne restait plus, après, qu'à l'envoyer à la guillotine.

Derrière sa colonne, Batz serra les poings et ferma les yeux, offrant une pensée désolée à ce brave homme, parfaitement honnête il en était sûr, mais trop simple pour résister aux coups tordus de ces forcenés. Il faudrait penser à s'occuper de sa veuve en admettant qu'on ne l'ait pas tuée, elle aussi... Cependant, il remercia mentalement le Seigneur qui lui avait permis d'être ce jour-là aux eaux et de surprendre cette conversation : il savait à présent que cette partie de la côte bretonne était impraticable pour gagner Jersey et que s'il voulait faire sortir de France son petit roi, il lui faudrait chercher ailleurs...

L'écho de son nom le ramena à la conversation des deux hommes, un instant abandonnée, mais il n'en fut pas surpris : on avait vraiment tiré de ce pauvre Pleven tout ce qu'il était possible !

- Vous connaissez cet homme? demanda le peintre.

- Batz? Oh! oui, cracha Pontallec. Pas pour mon bien : ce bandit a tenté de me tuer l'an passé, au cours d'un de ces assassinats si bien réglés qui sont la honte de la noblesse et que l'on appelle les duels. Il rejoignait alors le duc de Brunswick et, lancé sur sa trace, j'ai voulu l'en empêcher. Cet homme est un démon de la pire espèce. Vous pouvez être sûr qu'il tentera encore d'arracher l'Autrichienne à son juste châtiment. Il était son amant, bien entendu !

- Lui aussi ? souffla David tout de même un peu surpris.

- Ame simple que vous êtes ! Elle en a eu plusieurs, croyez-moi ! Je la connais bien !

- On dirait que vous ne l'aimez guère ?

- Je la hais et je me demande ce que le Comité de salut public attend pour l'envoyer rejoindre Capet en enfer. Que Batz réussisse à l'enlever ?

- Non, soyez tranquille, on y veillera et je compte qu'on lui fera bientôt son procès. Tant que cette Messaline vivra, la République sera en danger. Voyez-vous, je la hais moi aussi et j'attends avec impatience le jour où je la verrai partir pour l'échafaud... mais pour le moment, citoyen, je ne vois aucune raison de garder cachées nos relations. Pourquoi ne m'accompagnerais-tu pas au Comité afin de porter toi-même le message de Lecarpentier?

- Parce que celui-ci ne le souhaite pas. Il préfère que je reste à ma place de paisible armateur au service de la République. Il dit que moins on en saura sur moi, plus je pourrai lui être utile. C'est pourquoi il m'a adressé à toi qui es plus discret et moins sur le devant de la scène que d'autres membres du Comité. Tu sais te taire et tu connais les hommes. Alors songe seulement à mes conseils : envoyez Batz et l'ex-reine à l'échafaud! Vous serez beaucoup plus tranquilles. Quittons-nous à présent ! Je rentre.

- Tu retournes en Bretagne ?

- Ce soir peut-être ou demain. J'y attendrai de tes nouvelles! Souviens-toi qu'il y a un spectacle que je ne veux pas manquer...

- Tu ne le manqueras pas. Merci de ton civisme. Nous saurons t'en récompenser...

Les deux hommes se séparèrent enfin. Pontallec s'éloigna le premier. David resta encore un instant appuyé à la colonne, triturant entre ses doigts le brin de réséda qu'il venait d'ôter de sa boutonnière. Batz en profita pour prendre le large et se mettre à la recherche de Lalie qu'il avait tout à fait oubliée pendant quelques instants. Il l'aperçut enfin, mais elle ne semblait pas se tourmenter outre mesure pour lui. Assise sur un banc de pierre, elle regardait fixement quelque chose que Batz n'apercevait pas encore. Il vint se placer devant elle, lui bouchant la vue. Elle eut alors un geste d'impatience pour l'écarter :

- Assieds-toi, citoyen Agricol, je ne vois plus rien.

- Et que regardes-tu de si intéressant? demanda-t-il en obéissant.

- Ça! indiqua-t-elle d'un mouvement du menton.

" Ça ", c'était, près de la source, Chabot tout occupé d'une jolie fille à laquelle il s'efforçait en riant de faire boire de l'eau qu'elle refusait obstinément, en riant elle aussi. Elle était blonde et charmante, une ouvrière sans doute mais vêtue avec une coquetterie innée qui est l'apanage des femmes travaillant dans la mode, la couture ou la lingerie. De toute évidence, elle éveillait chez le conventionnel des pulsions qui n'avaient rien de platonique car, le verre reposé, il l'attira à lui d'un geste brutal en glissant un bras sous sa taille tandis que sa main libre se posait sur le cou de la jeune femme pour s'aventurer vers les rondeurs qui gonflaient si joliment son corsage fleuri. Sous la poussée du désir, le visage de l'ancien capucin se crispait, tandis que son regard, devenu trouble, effrayait sa compagne. Elle le repoussa et se mit à courir vers la sortie. Naturellement, il la suivit...

- Ce porc! gronda Lalie. Toujours le même satyre, en rut perpétuel ! Jusqu'à quand souillera-t-il la surface de la terre ?

Batz, qui suivait le couple d'un oil songeur, répondit :

- Pas trop longtemps, j'espère ! J'ai des projets pour lui.

- Vraiment?

- Oui... ou plutôt j'ai un vaste projet pour lequel je pose des jalons depuis quelque temps déjà mais j'hésitais sur l'homme par qui je commencerais. Cette rencontre est providentielle : Chabot sera celui-là.

- Que vas-tu faire ?

- Je crois que pour commencer, je vais... l'inviter à dîner !

- Quoi?

- Eh oui ! On ne prend pas les mouches avec du vinaigre et il est exactement l'espèce de ver que je veux introduire au cour de la Convention... Fou de femmes, mécontent de son sort et rêvant de luxe et de richesse, il va devenir l'outil dont j'ai besoin. Reste à trouver le prétexte !

Tout en parlant, ils se dirigeaient vers la sortie quand Batz s'arrêta de nouveau :

- Pardonne-moi, citoyenne! reprit le citoyen Agricol tenant compte de ceux qui allaient et venaient autour d'eux. Via qu j'allais oublier ton problème ! Le mieux c'est que j't'emmène chez une amie à moi. T'y seras bien et...

Lalie posa vivement sa main sur son bras :

- Non. Oublie tout ça!... Je reste où je suis...

- Mais...

- Pas de mais ! T'as très bien fait de m'amener ici ! L'eau m'a fait grand bien... et aussi le paysage ! Revoir cet homme, ajouta-t-elle plus bas, m'a rappelée à mon devoir. Je dois continuer, à quelque prix que ce soit. Si je meurs avant ce que j'espère...

- Sois tranquille ! Il ne m'échappera pas !

Peu désireux d'attendre le coche d'eau, ils avaient décidé de se mettre à la recherche d'une voiture en se dirigeant vers le Ranelagh quand un couple arrêté sous un buisson de chèvrefeuille attira leur attention. L'homme c'était Louis David, et il semblait très ému. Le chapeau à la main, il dévorait visiblement des yeux sa belle rencontre. Car elle était vraiment belle : grande et de taille élégante, sa minceur soulignée par une robe noire, simple mais ceinturée d'un ruban bleu ciel assorti à celui qui relevait ses cheveux bruns et lustrés, elle avait de grands yeux noirs, des traits fins, et elle tenait par la main une petite fille de six ou sept ans qui lui ressemblait. Une chose était certaine : si David était fasciné, la belle inconnue paraissait plus effrayée qu'enchantée de se trouver en face de lui.

- Eh bien, pour un manque de chance, c'en est un vrai, soupira Lalie. Elle n'a certainement jamais imaginé le rencontrer au milieu des buveurs d'eau dans un coin si tranquille !

- Vous la connaissez? souffla Batz qui, éprouvant toujours quelque peine à tutoyer Mme de Sainte-Alferine, revenait dès qu'il le pouvait aux formes normales de la politesse.

- Oui. C'est Mme Chalgrin. Elle est la fille de Joseph Vernet, le célèbre peintre...

- Chalgrin? L'architecte?

- Oui. Il a au moins vingt ans de plus qu'elle et il a émigré voici quelque temps. Elle n'a pas voulu le suivre. D'abord parce qu'elle a été assez séduite par les idées nouvelles de liberté et de fraternité, ensuite pour ne pas quitter son frère Carie et la famille de celui-ci qu'elle aime beaucoup. Elle est donc restée au Louvre avec eux jusqu'à ce que l'assaut des Tuileries, le 10 août dernier, et la peur surtout les en chassent. Apparemment ils ne sont pas allés bien loin puisqu'elle est ici...

- D'où savez-vous tout cela ?

- Le tricot, mon ami, le tricot ! répondit-elle avec dans les yeux une étincelle de son ancienne gaieté. Vous savez que mes petits ouvrages m'ont valu quelque notoriété dans la profession? C'est ainsi que j'ai eu la pratique de quelques dames du Louvre et en tout premier lieu Mme Fanny Vernet, la femme de Carie. C'est auprès d'elle que j'ai connu sa belle-sour, Emilie Chalgrin.

- Et David, dans tout cela ? Cette jeune femme n'a pas l'air ravi de la rencontre...

- On peut la comprendre. Il est amoureux d'elle, mais il n'est pas payé de retour et même elle en a peur. C'est un homme brutal, emporté, et d'un orgueil infernal : il n'accepte pas le refus !

- Mais il est marié, il me semble...

- Oui et il a deux enfants, mais j'ai entendu dire que sa femme l'avait quitté quand elle a vu les croquis terrifiants qu'il a rapportés, après les massacres de Septembre auxquels il assistait en spectateur passionné.

Cependant, Mme Chalgrin qui semblait au supplice cherchait visiblement une échappatoire. Son regard tomba sur Lalie et, avec un geste d'excuse envers son interlocuteur, elle vint rapidement vers elle, entraînant sa petite Françoise :

- Citoyenne Briquet? Mais quelle chance! Je pensais justement, ces jours-ci, à essayer de vous joindre. Ma petite Françoise aura besoin de lainages pour l'hiver prochain et vous faites de si jolies choses!.

- Je ne demande pas mieux...

- ... mais, coupa David qui avait suivi la jeune femme, le mieux serait que la citoyenne... Briquet? C'est bien cela?... que la citoyenne Briquet aille chez vous. Donnez-lui donc votre adresse !

Comprenant qu'en tentant de s'échapper elle venait de tomber dans un piège inattendu, Mme Chalgrin pâlit. Le citoyen Agricol décida de voler à son secours et partit d'un gros rire :

- Ben, au jour d'aujourd'hui, c'est pas des choses à faire, ça! P't'être bien qu'la citoyenne a point envie qu'tu saches où elle crèche? Des fois qu't'aurais envie d'iui donner la sérénade et qu'ça plairait point à son époux?...

Le peintre enveloppa l'impudent d'un regard méprisant :

- De quoi te mêles-tu, citoyen ? Tu me connais ?

- J'ai point c't'honneur mais tu s'rais un aristo qu'ça m'étonnerait pas! C'est bien dans leurs manières, ça : d'courir après les femmes un peu bien tournées !

David empoigna l'insolent par sa carmagnole :

- Apprends à voir clair, bonhomme! Je m'appelle Louis David, j'appartiens au Comité de salut public, et tu pourrais payer très cher tes manières ! Alors file maintenant, si tu ne veux pas voir de quel bois je me chauffe !

- Bon, ça va! T'es c'que t'es mais dis-toi bien qu'le citoyen Agricol a peur d'personne parc'qu'il est un bon patriote... et l'ami d'Marat ! Celui-là non plus fait pas bon lui chercher des crosses !

Il lui tourna le dos mais, pendant l'échange verbal, Lalie avait fait signe à la jeune femme de s'éloigner, ce qu'elle s'était hâtée de faire et quand David la chercha, elle et l'enfant avaient disparu.

- Où est-elle ? gronda le peintre en se retournant sur Lalie qui le regardait benoîtement par-dessus ses lunettes.

- Tu le vois bien, citoyen! Elle est partie...

- Par où ?

- Par là, répondit-elle en désignant bien entendu le chemin opposé.

- Et tu as son adresse ? Prends garde à ce que tu répondras.

- Pourquoi ça ? J'ai rien à craindre. Elle m'a rien donné du tout mais ça m'tourmente pas parce que moi, elle sait où me trouver.

- Et où peut-on te trouver, citoyenne ?

- Rue du Coq, numéro 5, ou au cabaret d'ia Truie-qui-file... ou encore aux Jacobins; j'manque rarement les séances et le citoyen Robespierre m'a à la bonne ! J'iui ai même tricoté un gilet !

Le tout d'un ton si paisible que David n'insista pas. Recoiffant son chapeau qu'il enfonça d'un coup de poing, il tourna les talons et se mit à courir dans la direction indiquée par Lalie.

- On vient de se faire un ennemi de plus, remarqua Batz en le suivant du regard.

- Au point où nous en sommes, cela n'a pas beaucoup d'importance. J'espère que Mme Chalgrin aura le bon esprit de faire ses malles et de mettre un peu plus de distance entre cet homme et elle...

La nuit venue, Batz accompagné de Pitou et de Devaux revint, sous son aspect habituel, à la maison de la rue du Cour-Volant. Les trois hommes, masqués, étaient armés jusqu'aux dents, le baron n'ayant pas l'intention de donner la moindre chance à Pontallec. Plus question des courtoisies du duel : il voulait abattre définitivement cette bête puante. Tant pis pour Sourdat, s'il tentait de l'aider! Ce ne serait jamais qu'un homme d'Antraigues en moins !

La fin de la journée avait tourné à l'orage et la soirée était chaude, sans un souffle d'air. Aussi, aux maisons d'alentour, les volets n'étaient mis qu'au rez-de-chaussée, les fenêtres largement ouvertes sur l'obscurité des chambres. Parfois, la lueur jaune d'une bougie évoquait un lecteur ou une femme à sa correspondance. Seule la bâtisse occupée par l'ancien lieutenant de police de Troyes était fermée comme un coffre-fort. Tous les contrevents étaient bien clos et aucune lumière ne filtrait de leurs découpes.

- Vous êtes sûr qu'il y a quelqu'un, baron ? chuchota Pitou. Ça a l'air vide.

- Ou alors, fit Devaux en s'appliquant une claque sur la joue, ces gens-là craignent les moustiques. Je ne peux pas leur donner tort ! Que faisons-nous ?

- On escalade le mur et on entre, décida Batz. A vous de nous montrer comment vous traitez les serrures rétives !

Couvert de végétation, le mur était facile à franchir. Les trois hommes se reçurent sans peine sur l'herbe d'un jardin. Batz s'avança vers le perron, mais Devaux le retint :

- Il y a sûrement une porte arrière pour les commodités du service. Elle doit être plus facile à ouvrir que celle de la façade.

Il avait raison. On trouva l'entrée que les doigts agiles du secrétaire n'eurent aucune peine à convaincre de s'ouvrir, sans le moindre bruit. La maison était petite et il n'y avait pas de communs. S'il y avait un domestique, il logeait à l'intérieur ou dans le village. Mais on eut beau parcourir les deux étages, en douceur d'abord puis sans plus de précautions, il fallut se rendre à l'évidence : il n'y avait personne.

Mieux encore, on aurait dit qu'elle n'avait pas été habitée depuis longtemps : fauteuils et lustres étaient habillés de housses et il y avait de la poussière.

- C'est insensé ! souffla Batz. Ce matin même j'ai vu un homme à cette fenêtre et cet homme c'était Sourdat. Je l'ai vu plusieurs fois au temps de la Constituante. Vous savez bien que je n'oublie jamais un visage.

- Et ensuite vous avez vu sortir Pontallec? demanda Pitou.

- Je l'ai même suivi. Allons voir à la cave ! Mais la cave ne leur apprit rien de plus. Ils y trouvèrent deux tonneaux vides, un tas de bouteilles tout aussi vides, du matériel pour les emplir et tout de même quelques flacons pleins mais avec beaucoup de poussière...

- C'est à n'y rien comprendre, ragea Batz. Ils sont bien passés quelque part ?

- Pontallec a dû repartir ce soir comme vous l'avez entendu l'annoncer, dit Pitou. L'autre l'a peut-être accompagné? Ou alors il est rentré à Troyes ?

- En tout cas, annonça Michel Devaux qui redescendait de l'étage où il s'était attardé, on a bel et bien couché ici. Sous les toiles et les courtepointes qui les recouvrent, il y a des draps à deux lits et ils sont froissés. Il faudrait savoir à qui appartient cette maison ?

- Difficile de poser la question à une municipalité toute fraîche qui doit s'occuper surtout de vendre les anciennes demeures aristocratiques comme biens nationaux! Ce genre de curiosité vous désigne facilement comme suspect, dit Batz...

- Bah ! répliqua Pitou, un pauvre garde national à la recherche du petit bien ayant appartenu à un défunt oncle jardinier au Ranelagh ne devrait pas éveiller beaucoup de suspicion?

- Peut-être. Essayez toujours !

Mais, le lendemain, 13 juillet, une jeune Normande poignardait dans sa baignoire Marat, l'" Ami du peuple ". Elle se nommait Charlotte Corday, venait de Caen où, depuis des semaines, elle entendait les Girondins réfugiés charger l'" Ami du peuple " de tous les maux dont ils souffraient. Jeune et belle, Charlotte savait qu'elle se sacrifiait mais elle espérait ainsi permettre le retour de ses amis au pouvoir...

Ce jour-là et les jours suivants, Paris hurla de rage et recommença à bouillir comme le chaudron de sorcière qu'il devenait beaucoup trop souvent. Neuf jeunes gens qui avaient agressé le député Léonard Bourdon, copie à peine édulcorée de Marat, furent envoyés à l'échafaud. On prit les armes un peu partout sans trop savoir contre qui et Pitou se retrouva consigné pour faire face à toute éventualité. Prudent, Batz rentra à Charonne...

CHAPITRE VII ET LE VIN DE CHARONNE!

Il y avait des moments où Laura se demandait si sa vie avait encore un sens. Depuis la nuit où elle avait attendu jusqu'à l'aurore le roulement de la voiture amenant celle qu'au fond de son cour elle osait appeler " Marie-Thérèse " avec la note de tendresse qu'elle eût réservée à la sour aînée de Céline, ces moments-là se multipliaient, la ramenant presque aux jours sinistres de la Force où elle espérait la mort comme une délivrance mais aussi comme l'unique moyen de rejoindre enfin sa petite fille [xiv].

Bina avait veillé, elle aussi. Avec une gravité dont sa maîtresse l'aurait crue incapable, la jeune fille, avertie de ce qui se préparait, avait refusé de s'éloigner pour quelques jours comme Laura le lui proposait afin de ne pas se trouver compromise en cas de malheur.

- Et où est-ce que j'irais ?

- Tu pourrais retourner à Saint-Malo, puisque ta mère veille toujours sur la maison...

- Pour y périr d'ennui ? C'est vous qui êtes ma famille à présent, et où vous irez j'irai.

- Nous allons risquer l'échafaud, Bina !

- Peut-être mais ça en vaut la peine ! Et elle avait ajouté avec un sourire ravi : Servir une petite princesse malheureuse, même pour un temps très court, quel rêve et quelle aventure !

Or le goût de l'aventure existait chez cette Malouine de vingt ans - l'âge de Laura elle-même -dans les veines de laquelle coulait le sang de générations de matelots embarqués sur les navires corsaires et de femmes solides habituées à regarder en face des réalités souvent déplaisantes. Ce qui ne veut pas dire qu'elles ne regimbaient pas contre

leurs décrets.

C'était elle qui, au matin et à l'appel de la cloche d'entrée, avait trouvé, glissé sous le portail, un billet qu'elle s'était hâtée de porter à Laura. fl ne contenait que quatre mots : " L'affaire est man-quée ", sans signature. La déception avait été si cruelle qu'elles en avaient pleuré ensemble, mais Bina s'était reprise la première :

- Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain, dit-elle parodiant César Borgia sans le savoir.

Cette confiance optimiste en l'avenir était juste ce dont Laura avait besoin ce jour-là pour faire face, avec un front apparemment serein, au retour, dans la matinée d'un Jaouen à la fois penaud et hargneux. Ce fut Bina qu'il rencontra la première :

- Est-ce qu'on peut savoir où tu étais passé, citoyen Jaouen? fit-elle dans le style d'une épouse qui surprend son " homme " rentrant sur ses chaussettes au petit matin. On t'a attendu toute la nuit.

- Elle... elle aussi ? interrogea-t-il avec un regard éloquent vers le plafond.

- Bien entendu, elle aussi! Par les temps qui courent, quand les heures passent sans ramener quelqu'un de la maison, on se fait du souci.

Il raconta alors comment il avait rencontré à l'épicerie Cortey, où il allait faire des achats, un " ancien " de Valmy qu'un coup de baïonnette avait rendu boiteux. On avait causé, bien sûr, et, pour fêter l'événement et boire à la santé de la Nation, le boiteux avait proposé à son frère d'armes d'aller au Palais-Royal où les cafés ne manquaient pas. On s'était rendu au café Février, ce caveau illustré par la mort du conventionnel Le Pelletier de Saint-Fargeau, assassiné la veille de l'exécution de Louis XVI par l'ancien garde du corps Paris. Selon lui, les bons patriotes, ceux qui savaient ce que c'est que verser son sang pour le pays, aimaient à s'y retrouver. Et, de fait, le boiteux y avait rejoint deux " amis " et l'on avait bu, chacun racontant son histoire, rappelant tel ou tel événement de leurs campagnes. Des verres on était passé au stade des bouteilles, jusqu'à ce que tout le monde soit ivre à ne plus voir clair... et Jaouen s'était réveillé au matin, affalé sur une table de marbre de l'autre côté de laquelle son nouvel ami - qui s'appelait Branchu ! - ronflait avec application. Le caveau était vide à l'exception du patron qui priait ces clients mémorables de bien vouloir vider les lieux pour procéder au ménage. Une énergique rencontre avec une cuvette d'eau avait chassé les vapeurs de la boisson de suffisante façon pour retrouver le sens des réalités. On s'était quittés, un peu gênés tout de même, mais en se promettant de se revoir, et Jaouen était retourné chez Cortey chercher ses provisions pour regagner la rue du Mont-Blanc.

- Tout ça n'est pas bien grave, conclut Bina, magnanime. Si tu as passé un bon moment, il ne faut pas le regretter ! Va faire un peu de toilette et puis tu iras présenter tes excuses à Mademoiselle Laura.

- Non. Je préfère y aller maintenant. Mais sois gentille et prépare-moi du café ! J'ai un affreux mal de tête.

Laura accepta les excuses avec une grâce puisée dans une conscience un peu douteuse : Jaouen devait toujours ignorer que, si le coup de la veille avait réussi, il se serait réveillé dans une maison que Cortey possédait à Bercy, où il entreposait certaines de ses marchandises et où Jaouen serait resté sous surveillance étroite le temps du séjour des deux princesses chez miss Adams où, une fois libéré, il n'aurait trouvé personne. Ceux qui le manipulaient auraient fait en sorte qu'il croie à un enlèvement...

Sachant que cet homme l'aimait et lui était dévoué, Laura ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la honte à la pensée de ce qu'il aurait subi, mais elle savait aussi qu'attacher son sort à celui de Madame Royale eût exigé ce sacrifice, léger en comparaison du bonheur de veiller sur " elle " et de la suivre dans son exil. A présent, le rêve s'était évanoui, ce rêve assez séduisant pour la faire renoncer à tout, même à sa vengeance... même à son amour pour Jean de Batz sur lequel elle n'essayait plus de se leurrer, et elle avait l'impression d'être au centre d'un grand vide...

Elle n'avait reçu aucune nouvelle, vu venir personne, pas même son ami Pitou, pas même Julie -les Talma se faisaient tout petits depuis la fuite des Girondins, ne voyant guère que David qui étendait sur eux un bras sarcastique mais protecteur. Pas même Marie Grandmaison qui venait parfois la chercher pour courir les boutiques ! Elles parlaient de tout et de rien, allaient manger une glace ou boire un chocolat, puis Marie, toujours étroitement gardée par Biret-Tissot, repartait pour sa maison de Charonne qui faisait à Laura l'effet d'un paradis perdu. Y vivre était exaltant, passionnant, même quand plusieurs jours s'écoulaient sans que retentisse la voix chaude et joyeuse qui en était l'âme et dont l'écho faisait battre plus vite le cour de Laura. Et elle s'en voulait, à présent, d'avoir choisi cette solitude, cette demeure où elle espérait secrètement que Jean viendrait parfois chercher refuge et qui ne l'avait vu qu'une seule fois.

Ce matin-là, elle descendit dans son petit jardin où Jaouen s'occupait à tailler les bordures de buis. Elle sentait qu'il l'évitait depuis son aventure et elle souhaitait alléger l'atmosphère. Elle resta un moment à le regarder, admirant l'adresse du manchot : le crochet de fer maintenait les branchettes que la faucille tranchait net. Comme il paraissait ne pas s'apercevoir de sa présence, elle soupira :

- Si nous repartions pour la Bretagne, Jaouen ? J'ai envie de rentrer chez moi.

- Vous n'y êtes plus chez vous, remarqua-t-il en évitant de la regarder, sachant bien qu'elle portait, ce matin, la robe de jaconas blanc qu'il aimait parce qu'elle l'habillait de clarté et dégageait avec tant de grâce la naissance des épaules et le long cou flexible sur lequel glissait une boucle de cheveux cendrés.

- A Komer, je suis toujours chez moi.

- Peut-être... mais qu'y feriez-vous? Prier, pleurer dans la chapelle, regarder les nuages courir au-dessus de la forêt?

Elle recueillit un brin de buis qui allait tomber et s'en caressa la joue :

- Ce ne serait peut-être pas si mal ! J'ai souvent eu l'impression que c'était ma vraie place. Mais je songeais plutôt à Saint-Malo. C'est là qu'il faut aller si je veux atteindre Pontallec. Il se croit l'unique héritier de ma mère et tôt ou tard il y reviendra. Il n'est pas homme à laisser une fortune lui échapper.

- Ça, je le sais depuis plus longtemps que vous, mais ce n'est plus rien qu'un émigré. La municipalité a dû mettre le grappin sur la maison d'armement... et le reste. Que pourrait-il venir chercher sinon des ennuis ? Tout comme vous, d'ailleurs, si vous vous y montrez...

Soudain, il abandonna son travail et se tourna vers elle :

- Que se passe-t-il ? Vous en avez déjà assez de la vie parisienne et de vos amis ?

Dieu qu'elle était jolie ce matin ! Le soleil caressait ses cheveux au reflet argenté où Jaouen rêvait d'enfouir un jour son visage. Des rubans de satin bleu retenaient négligemment une masse soyeuse qui à chaque instant semblait prête à s'écrouler.

Laura détourna les yeux de ce regard qui la dévorait :

- Il se peut que je m'ennuie parce que je me sens inutile...

- Croyez-vous que je ne sache pas à qui vous voudriez tant être utile ? A ce Jean de Batz qui est venu l'autre nuit mais que l'on n'a pas revu? Qu'est-il au juste pour vous ?

Il allait trop loin. Laura, blessée peut-être parce que Jaouen avait frappé trop juste, redevint instantanément la grande dame qu'elle ne voulait plus être :

- Vous vous oubliez, Jaouen! Je ne vous ai jamais donné le droit de juger mes amis et encore moins mes sentiments pour eux. C'est à vous que la vie de Paris ne vaut rien, vous devriez rentrer chez vous!

La colère est contagieuse. Laura vit monter celle de Joël et crut même un instant qu'il allait la frapper, mais sous le regard impérieux de la jeune femme il se calma :

- Non. Je resterai. Vous avez besoin de moi.

- Je n'en suis plus certaine. Parlons franc, Jaouen, vous m'aviez jadis avoué nourrir des idées que je ne partage pas. Pour ces idées vous avez versé votre sang, ce qui me les rend infiniment respectables, mais ne touchez pas aux miennes !

- Comment pouvez-vous y demeurer attachée? Le Roi est mort !

- Le Roi ne meurt jamais : c'est la loi des dynasties. Louis XVI est mort mais Louis XVII vit. C'est un enfant et il a besoin que sa mère vive.

- Vous la haïssiez pourtant !

- Ne m'avez-vous pas expliqué vous-même que j'avais tort? Finissons-en, Jaouen, et prenons un parti ! Si vous vous sentez incapable de me servir sans intervenir dans mes actions, sans faire tous vos efforts pour éloigner mes amis, sans tenter de leur nuire - me mettant ainsi en danger -, je préfère que vous repartiez pour la Bretagne. Je n'ai pas besoin de quelqu'un en qui je ne peux avoir confiance...

Il devint tout à coup semblable à un enfant malheureux :

- Vous n'avez plus confiance en moi?

- Je n'ai pas dit cela et il dépend de vous qu'elle ne me quitte plus. Je veux votre parole !

- Que je ne tenterai rien contre vos amis quels qu'ils soient? Vous l'avez mais...

- Pas de mais, Jaouen!

- Si. Un seul ! S'ils faisaient quoi que ce soit dont vous pourriez avoir à souffrir, ils me trouveraient devant eux. C'est à vous seule que je me suis voué ! A personne d'autre ! Il ne faut pas demander à un chien de garde de faire de la politique. Il n'est ni royaliste ni républicain et ne connaît que son maître. Si celui-ci est attaqué, il mord. Je suis exactement comme lui... Vous comprenez?

Des paupières elle fit signe que oui, puis sourit et posa sa main sur le bras valide :

- Merci, Jaouen! De cela je n'ai jamais douté... mais faites un peu meilleure mine à votre ancien ami Pitou ! Vous le traitez fort mal et il ne le mérite pas.

- Ça, c'est autre chose. Quand je l'ai connu, il était ardent à la défense des Droits de l'homme et de la liberté...

- Il l'est toujours. Ce sont les hommes qui ont changé depuis ce temps et Pitou n'admettra jamais que l'on tue sans discernement, que l'on tue dans les prisons, qu'un tribunal fanatique et borné envoie n'importe qui à l'échafaud, que l'on pille et que l'on vole. Et puis il est arrivé à Pitou quelque chose qu'il n'attendait pas : il a eu un entretien avec la Reine [xv]...

- Et alors ?

- C'est une étrange expérience, soupira Laura. Il y a en elle quelque chose qui attire et retient. Qu'il parle quelques minutes avec elle et le paysan le plus fruste sent pousser à ses talons les éperons d'or du chevalier. Ce qu'on lui fait subir est indigne, immonde : lui arracher son fils pour le jeter à une brute ignare ! Qui sait même si on lui laissera sa fille... cette petite Marie-Thérèse si mignonne, si... Oh, Jaouen, on ne peut voir cette petite fille sans l'aimer..,

- Et vous l'aimez ?

- Oui... En la regardant, il m'a semblé voir Céline au même âge. Ce sont de ces choses qui arrivent dans la vie et je ne cesse de trembler pour elle... et pour son petit frère.

- Vous auriez dû me le dire plus tôt ! murmura Jaouen en reprenant sa faucille. Cela nous aurait évité, à vous comme à moi, bien des tracas...

Laura n'eut pas le temps de demander à son jardinier amateur ce qu'il entendait par là : Bina accourait, annonçant que " le citoyen Devaux " attendait au salon et, oubliant Jaouen, Laura s'y précipita. Cette visite signifiait des nouvelles de Batz et elle avait tellement hâte d'en avoir !

Au temps où elle habitait la maison de Charonne, Laura avait lié amitié avec ce jeune secrétaire jadis enlevé à la Trésorerie royale devenue nationale. C'était un garçon de vingt-huit ans, aimable, courtois, cultivé, entraîné comme le baron à tous les exercices du corps mais d'un naturel paisible, peu bavard, volontiers philosophe et doué d'un certain sens de l'humour. Elle l'accueillit donc avec un vrai plaisir et le léger reproche qui en découlait :

- Comment se fait-il que vous ne veniez jamais me voir?

- Vous voyez bien qu'il n'en est rien, puisque me voilà, sourit-il en baisant la main qu'elle lui offrait.

- Mais venez-vous de vous-même ou en service commandé ?

- Les deux. Comme l'on citait votre nom à propos du dîner qui aura lieu dimanche à midi, j'ai proposé de vous porter l'invitation.

- Un dîner? Le baron donne une fête? Est-ce bien le moment ?

- D'abord, ce n'est pas lui qui invite, c'est Mlle Grandmaison. Ensuite, il s'agit de réunir quelques amis à d'autres qui le sont moins mais qu'il faut séduire en gardant le ton d'une partie de campagne. Alors, si vous en êtes d'accord, je viendrai vous chercher à dix heures. Inutile de vous recommander de vous faire belle : on ne saurait rien ajouter à votre éclat d'aujourd'hui. A présent, permettez-moi de me retirer.

- Quoi, déjà ? Vous arrivez tout juste ?

- Croyez que j'en suis désolé mais Paris est à nouveau en ébullition : on procède aux funérailles de Marat - vous avez dû entendre les canons - et le cortège qui s'est formé n'a rien de rassurant. Il est même franchement houleux : Robespierre a refusé que l'on porte l'Ami du peuple au Panthéon. Alors on a décidé de l'enterrer aux Tuileries, en face de la Convention, après avoir accroché son cour dans un reliquaire à la voûte du club des Cordeliers. Il est plus prudent de rentrer de bonne heure...

- Le cour de ce monstre dans une église ? Et le Roi dans une fosse commune !

- Bah, le petit cimetière de la Madeleine est certainement plus saint qu'un sanctuaire que le Seigneur a dû déserter depuis longtemps, chassé par les braillards avinés qui s'y sont installés... Je reviens vous chercher dimanche ?

- Avec joie !

- Ah, j'allais oublier! Prenez un petit bagage, Marie voudrait vous garder quelques jours avec elle...

- Pour l'aider à supporter son Anglaise ?

- Non. Lady Atkyns nous a quittés il y a trois jours. Le bruit a couru que l'on allait transférer la Reine à la Conciergerie, alors elle s'est trouvé un logis rue de Lille et le baron l'y a aidée. Avec elle, la petite réception de dimanche n'était pas possible ! Je vous baise les mains...

Et il s'en fut, laissant Laura enchantée. Cependant, elle n'était pas assez naïve pour imaginer que Batz cherchait à s'étourdir dans une fête pour oublier le cuisant échec du dernier mois : ce repas devait avoir une signification profonde, une intention secrète et par là dangereuse, mais l'idée de respirer à nouveau pendant quelques jours le même air que Jean et de le regarder vivre la transportait de joie : c'était un vrai cadeau du Ciel ! Elle s'y prépara avec un soin extrême. Le plus difficile fut de faire admettre à Bina et surtout à Jaouen qu'elle n'avait pas besoin de leurs services pour ces quelques jours " à la campagne ". La jeune femme de chambre, plus conformiste qu'il n'y paraissait, n'acceptait pas qu'une " dame " pût se déplacer sans sa camériste. Quant à Joël Jaouen, il se montra hostile au point qu'elle dut lui rappeler qu'elle entendait mener sa vie comme bon lui semblait et voir qui lui plaisait.

Le dimanche venu, elle prit place dans le fiacre amené par Devaux avec l'agréable impression de partir en vacances. En outre, elle se savait belle dans sa robe de mousseline blanche dont le seul ornement était un piquet de rosés pâles au creux du décolleté profond et quelque peu hypocrite laissé par les plis transparents du grand fichu noué dans le dos. Une capeline de paille toute ronde auréolait son visage et faisait ressortir l'éclat de ses yeux noirs. L'ensemble, tout simple, n'en était pas moins d'une parfaite élégance et Devaux lui en fit compliment.

- Le baron sera content, ajouta-t-il, mais je me demande si vous n'êtes pas un peu trop séduisante ? J'ai bien peur que vous ne soyez la plus jolie parmi celles qui vont prendre place autour de la table tout à l'heure. Et ce n'est pas vous qui devez séduire Chabot!

- Chabot ? Ai-je bien entendu ?

- Aucun doute là-dessus : c'est bien celui-là.

- Le moine défroqué, le monstre qui a plus de sang sur les mains que tout le reste de la Convention, celui qui a violé...

Par Batz et surtout par Marie, elle connaissait l'horrible histoire des dames de Sainte-Alferine qui l'avait bouleversée. A l'idée de rencontrer ce misérable, elle parut si troublée que Devaux osa lui prendre la main :

- C'est encore oui, chère amie et c'est la raison pour laquelle il fallait que je vienne vous chercher afin d'avoir le temps de vous préparer. Alors écoutez-moi bien, et surtout persuadez-vous que c'est M. de Batz qui parle par ma bouche! Chabot va être aujourd'hui l'invité privilégié de Marie Grandmaison. C'est Marie qui reçoit quelques amis, conventionnels ou banquiers, auxquels elle a demandé d'amener ce Chabot qui défraie si souvent la chronique : curiosité féminine bien excusable et Batz, étant son amant, sera là parce que c'est normal. N'oubliez pas que, sauf pour les amis proches, la maison de Charonne appartient à Marie...

- Je vous entends, mais pourquoi ce dîner? Pourquoi Chabot?

- Parce que le baron espère le corrompre sans beaucoup de peine et, l'ayant corrompu, s'en servir afin de pourrir suffisamment la Convention, la Commune et le reste pour les détruire. Alors il organise une petite fête dont, avec un autre invité, un véritable Américain celui-là, vous serez l'élément... exotique. Chabot adore les Américains en qui il voit les pères de notre révolution. En outre, le colonel Swan entretient d'excellentes relations avec la Convention grâce à la maison d'import-export qu'il a montée rue de la Réunion. Elle lui permet de déverser sur la république des flots de viandes et poissons salés, céréales et légumes secs, sans compter des fournitures pour la Marine, l'huile de baleine, les peaux, le salpêtre, l'indigo et le tabac. En outre, il a monté à Passy une distillerie de rhum afin de concurrencer les Anglais et, l'année dernière, il a installé une tannerie. C'est, pour la Convention, une vraie corne d'abondance que cet homme...

- Mais enfin, il ne doit pas faire cela pour l'amour de l'art, et je n'ai jamais entendu dire que la république fût riche.

- Elle n'est pas si pauvre ! En outre, Swan lui fait crédit en se contentant de se faire remettre une partie des dépouilles des demeures royales et seigneuriales : meubles, miroirs, soieries, dentelles, tableaux. On lui ouvre volontiers le Mobilier national... Il est très possible qu'il possède quelques-uns de vos meubles de la rue de Bellechasse, conclut Devaux avec un mince sourire.

- C'est affreux ! s'exclama Laura, scandalisée.

- Non, c'est un homme d'affaires avisé. Le baron l'aime bien, d'autant plus qu'il a ses coudées franches partout en France, dans les ports surtout et auprès des capitaines de navires. Il sert même d'intermédiaire pour soudoyer des maîtres de bateaux jusqu'en Angleterre et sous le nez de Pitt. Un détail : c'est lui qui a emporté à Hambourg le rubis Côte de Bretagne dont vous vous souvenez sûrement, l'a vendu puis s'est arrangé pour le récupérer et le rapporter à la Convention. Il sera là pour donner confiance à Chabot et aussi pour devenir votre ami. Le baron pense qu'il pourrait vous être utile.

- Me faire un ami de ce trafiquant?

- Pourquoi pas ? D'abord, il n'est pas plus américain que vous. C'est un Écossais dont les parents ont émigré à Boston quand il avait onze ans... et c'est aussi un authentique héros! Surtout pour vous qui êtes née à Boston et dont le père était négociant en thé, fit Devaux qui ajouta avec un sourire : Jamais entendu parler de la Tea Party qui a marqué le début de la guerre d'Indépendance ?

Laura fronça les sourcils dans l'effort qu'elle faisait en fouillant sa mémoire :

- Il me semble que Batz me l'a racontée quand il m'aidait à entrer dans mon nouveau personnage. N'était-ce pas l'assaut mené par une bande de faux Indiens contre un navire chargé de thé après que les négociants de Boston eurent refusé de payer l'impôt énorme que les Anglais prélevaient sur cette marchandise ?

- Vous y êtes ! Eh bien, James Swan était l'un de ces Indiens. Ensuite il n'a cessé de combattre et a terminé la guerre avec le grade de colonel. Puis, ruiné par des spéculations malheureuses, il est venu en France voir si l'herbe y était plus verte, s'est installé d'abord au Havre, à Rouen, et enfin à Paris en 1788. Voilà ce que vous devez savoir sur lui.

- Merci, mais vous croyez réellement que je vais pouvoir faire illusion aux yeux de cet homme ?

- Bien sûr, dit Devaux en riant franchement. Il en sait sur vous beaucoup plus que vous-même : il a connu votre père !

- Cependant...

- Allons, soyez en paix! Vous savez bien que Batz ne laisse jamais grand-chose au hasard! J'ajoute que votre " compatriote " a très envie de vous connaître.

- Alors tant mieux ! Mais je me suis pas du tout certaine de partager cette envie-là...

Jamais encore Laura n'avait vu à la maison de Charonne cet air de fête. Toutes les fenêtres aux vitres brillantes étaient ouvertes sur le jardin débordant de fleurs. Les tilleuls et les chèvrefeuilles embaumaient, leurs senteurs mêlées à de séduisantes odeurs issues de la cuisine. La longue table était disposée dans le pavillon en rotonde dont les portes-fenêtres laissaient voir les cristaux et l'argenterie disposés sur une nappe damassée d'une blancheur neigeuse. Des fleurs encore dans le surtout, des fleurs aussi dans le salon ovale que Laura connaissait si bien et où il lui sembla qu'il y avait foule.

Marie vint accueillir son amie au seuil et l'embrassa avant de glisser son bras sous le sien pour faire les présentations. Souriante et gracieuse à son habitude, élégante aussi dans une robe de mousseline blanche presque semblable à celle de Laura, elle n'en parut pas moins différente de ce qu'elle était d'habitude : plus nerveuse, plus tendue, plus pâle aussi sous le léger maquillage qu'elle s'était autorisée mais qui ne trompait pas Laura. Celle-ci, cependant, n'eut pas le temps de se poser de question ni même d'en poser : un grand diable dont les cheveux roux coupés court semblaient faire preuve d'une joyeuse indépendance interposa soudain sa longue silhouette osseuse entre les deux femmes et le reste de la société :

- Miss Adams ! clama-t-il aussi bruyamment que s'il s'agissait de mener une charge de cavalerie. Enfin vous voilà ! Quelle joie de vous revoir... après si longtemps ! Vous ne m'avez pas oublié, j'espère ?

L'accent qui assaisonnait ces paroles interdisait toute erreur. Laura sourit, tendit une main sur laquelle il se cassa en deux :

- Bonjour, colonel Swan, dit-elle. Moi aussi, je suis heureuse de vous revoir. N'êtes-vous pas inoubliable?

- Marie a pensé qu'il était grand temps de vous réunir, fit la voix nonchalante de Batz venu à son tour s'incliner sur la main de la jeune femme. Et puisqu'elle reçoit aujourd'hui ses amis...

Si préparée qu'elle fût à le revoir, le cour de Laura manqua un battement tandis que les lèvres chaudes effleuraient ses doigts. Et quand Jean se redressa, quand le regard de ses yeux noisette rencontra le sien, elle n'y trouva pas trace de l'ironie qui en était l'expression habituelle mais une expression qu'elle ne lui connaissait pas, à la fois avide et admirative. Mais ce ne fut qu'un instant. Déjà il s'écartait, laissant Marie poursuivre la présentation des " amis "... dont, à l'exception du banquier Benoist d'Angers, elle n'en connaissait aucun. Les avertissements de Michel Devaux n'étaient pas inutiles : ce dîner n'était rien d'autre que le lever de rideau d'une pièce écrite par Batz, et ces gens, comme elle-même, en étaient les acteurs, conscients ou non. Cela expliquait sans doute le visage pâle de Marie et l'inquiétude qu'elle avait lue dans ses yeux.

Outre Benoist, il y avait là trois autres banquiers : un certain Jauge et les frères Frey, deux Autrichiens attirés à Paris par leur " enthousiasme pour les idées nouvelles ". Pour échapper au " joug d'un tyran " impérial, ils avaient quitté Vienne, avec leurs millions et leur jeune sour Léopoldine, pour Paris où ils s'étaient plongés dans les délices du club des Jacobins dont ils se proclamaient les soutiens indéfectibles. En arrivant en France, ils avaient, dès leur passage à Strasbourg, renié leur vieux nom juif de Drobuska pour celui de Frey qui, en anglais, signifie liberté. L'aîné avait même pris le prénom romain de Junius tandis que son frère restait Emmanuel comme devant. Leur extérieur était austère et, s'ils portaient le costume révolutionnaire, ce costume était noir, tout juste égayé par le bonnet rouge couvrant des cheveux à la " coupe philosophique ". Aux Jacobins, on montrait beaucoup de respect à ces grands caractères de nobles étrangers décidés à tout pour vivre leur idéal. En revanche, leur sour, une jeune fille de seize ans, blonde comme les blés avec les plus jolis yeux bleus qui soient, était une vraie beauté. Quant à Jauge, c'était un de ces courtiers, mi-banquiers, mi-coulissiers, habiles à lancer des affaires et à " chasser le pigeon ". Laura fut surprise de reconnaître en lui un de ses voisins de la rue du Mont-Blanc. Il la salua d'un air ravi, se déclarant enchanté d'avoir enfin une occasion de l'aborder...

Il y avait aussi des députés : Delaunay, d'Angers comme Benoist dont il était l'ami, ainsi que l'ancien pasteur Julien de Toulouse, présent à Charonne lui aussi. Tous deux avaient amené leurs amies, deux très jolies femmes, l'une d'elles était cette dame de Beaufort dont Batz avait fait une cliente de Lullier et pour laquelle le pauvre La Châtre se desséchait en Angleterre. La belle l'oubliait joyeusement dans les bras de l'ancien pasteur avec qui elle vivait une passion fort peu en rapport avec les anciennes fonctions du député. Delaunay, lui, était accompagné d'une charmante actrice, Louise Descoings, avec qui il semblait s'entendre à merveille. Ces deux hommes n'en étaient pas moins mariés à des femmes respectables restées dans leurs fiefs électoraux... Laura devait apprendre par la suite que tous ces gens étaient à la dévotion de Batz.

Il n'en était pas de même des trois autres convives : le vieux poète La Harpe, pédagogue en renom et auteur de tragédies parfois indigestes, invité pour donner une sorte de respectabilité à une réunion de tournure un peu galante, et surtout Chabot, invité d'honneur avec son confrère Basire, un Dijonnais avec lequel il ne s'entendait que superficiellement, le jugeant un peu mou dans ses convictions révolutionnaires.

Pour une fois, Chabot avait fait toilette. Renonçant à son débraillé habituel, le capucin défroqué portait chemise à haut col et cravate blanche sous une sorte de redingote marron. Il s'était même fait coiffer et, sous le bonnet rouge auquel rien ne l'aurait fait renoncer, ses cheveux châtains légèrement grisonnants montraient quelques ondulations du plus gracieux effet.

Lorsqu'elle se trouva en face de lui et qu'elle rencontra son regard impudent et froidement appréciateur, Laura retint un frisson de dégoût cependant qu'une idée affreuse lui traversait l'esprit : Batz ne l'avait tout de même pas fait venir pour séduire ce monstre ? Mais elle se rassura vite : c'était à la blonde Léopoldine Frey que Chabot s'intéressait. Après l'avoir félicitée d'appartenir à la nation qui avait " vu naître la Liberté espoir du monde entier ", il se hâta de se rapprocher de la jeune fille.

- Cet homme aime les tendrons, chuchota Batz à son oreille. Vos vingt ans doivent lui faire l'effet d'un grand âge !

Elle ne put s'empêcher de rire :

- Vous n'imaginez pas à quel point j'en suis ravie. Un instant j'ai eu peur...

- De quoi? On n'offre pas de perles aux pourceaux.

- Mais... cette jeune fille?

- Est peut-être moins " jeune fille " que vous l'imaginez... Occupez-vous de Swan! Il faut que vous soyez amis...

On passa à table. Chabot, placé à droite de Marie, eut un regard ébloui pour les couverts et le surtout de vermeil, les cristaux étincelants, le linge si blanc, les fleurs. Tout dans cette maison l'enchantait parce que c'était tout ce dont il avait toujours rêvé sans jamais parvenir à l'atteindre. Pourtant, il se sentait fait pour une existence à la fois brillante et confortable. Il ne regrettait qu'une chose : on n'avait pas placé Léopoldine auprès de lui mais de l'autre côté de la table, ce qui lui permettait de l'admirer, sans doute, mais pas de la respirer ou de frôler sa main et ses jupes soyeuses.

En maîtresse de maison accomplie, Marie s'occupait beaucoup de lui, posant avec grâce des questions qui lui permettaient de se mettre en valeur, l'interrogeant sur sa famille et ses talents. Il se mit alors à parler d'abondance de " sa vertueuse mère qui faisait remoudre le son pour en faire du pain pour elle afin de ne pas diminuer ses aumônes et de faire manger du pain blanc à ses enfants ". Des enfants particulièrement brillants dont il était l'étoile ! Est-ce qu'à l'âge de " quatorze ans " il n'était pas chargé de trois cours de mathématiques à la fois dans son pensionnat de Rodez ? Un vrai miracle! Mais dont il entendait faire profiter le plus grand nombre :

- Sorti du noviciat où il avait bien fallu que j'entre pour le bonheur de ma sainte mère, j'ai bravé les fureurs du fanatisme des prêtres et des moines pour faire jouir les enfants des protestants des leçons que je donnais à ceux des catholiques. Vous imaginez ce que j'ai pu souffrir alors? Au point d'avoir été contraint à fuir le couvent-Ce dernier trait déchaîna l'enthousiasme et amena une larme dans les beaux yeux de Léopol-dine. On applaudit, on félicita le héros, et Junius Frey lui déclara du ton pompeux qu'il affectionnait :

- Tu es un homme d'un rare mérite, citoyen Chabot ! N'importe quel personnage, fût-il le plus haut placé, ne peut que se sentir honoré et heureux de t'approcher. J'aimerais que nous soyons amis.

- C'est moi qui serais alors honoré, citoyen Frey, répondit Chabot, l'oil sur une Léopoldine toute rougissante dont les yeux baissés permettaient d'admirer des cils d'une ravissante longueur.

L'assemblée naturellement fit chorus et, aidée par le défilé de plats raffinés arrosés de vins comme Chabot n'en avait jamais bus, l'atmosphère se détendit tout à fait, enveloppant l'invité d'honneur de ces délices quelque peu amollissantes qui marquent les bons repas un peu longs.

On passa au salon pour prendre le café et les liqueurs. Il y faisait plus frais grâce aux stores de toile qui défendaient les fenêtres contre les rayons excessifs du soleil et l'on se répandit avec satisfaction sur les fauteuils, canapés ou sofas aux coussins rebondis et soyeux. Chabot en profita pour se rapprocher de celle qui l'intéressait si fort. Le moment de l'attaque était venu :

- Voilà comme je comprends la vie! soupira Benoist. Une agréable demeure, de bons amis, de jolies femmes, un repas sublime! Que faut-il de plus au bonheur d'un homme ?

- Un gouvernement qui ne fasse pas en sorte que toutes ces délices si naturelles deviennent bientôt inabordables, répondit Julien de Toulouse, dont les richesses n'étaient guère en rapport avec ses goûts ni surtout ceux de Mlle de Beaufort dont il tenait la main dans la sienne.

- Tu fais allusion, dit Delaunay, à la motion déposée il y a quatre jours à la Convention par Fabre d'Eglantine qui demande l'apposition des scellés sur les caisses et les bureaux de toutes les compagnies financières d'assurances et de banque ? Alors là je suis d'accord. On dirait que Robespierre, dont Fabre est le porte-parole, veut appauvrir la France par tous les moyens. Non seulement on n'essaie pas de faire rentrer la quantité d'argent que les aristocrates, effrayés par les débuts de la Révolution, ont fait passer en Angleterre ou ailleurs, mais encore on veut saisir l'argent des banques françaises...

La voix un peu traînante du colonel Swan se fit entendre :

- Vous oubliez la guerre ! Comment voulez-vous faire rentrer l'argent qui est en Angleterre ? Pitt s'y opposera de toutes ses forces.

- Pitt, toujours Pitt! reprit Delaunay. Laissons cet épouvantail de carton et occupons-nous des affaires de notre beau pays. Je n'étais pas à l'Assemblée le 16 au moment de la motion. Comment Fabre a-t-il proposé ce projet de scellés sur les banques ?

- Ma foi, murmura Chabot qui écoutait de toutes ses oreilles, je n'en sais rien.

- Dommage, reprit Benoist d'Angers, c'est important. Ne serait-ce pas afin d'en tirer une grosse somme d'argent?

- D'argent ? Un homme de Robespierre ? s'indigna l'ex-capucin. Tu rêves, citoyen! Robespierre est incorruptible, tout le monde le sait !

- Mais pas Fabre. Notre ami Basire, ici présent, le sait bien qui l'a connu au temps où il vivait d'expédients, jouant dans des théâtres minables ou s'essayant à faire des miniatures sans en avoir le talent.

- C'est un poète! N'est-il pas lauréat des Jeux floraux de Toulouse qui lui ont valu l'Eglantine d'or qu'il a pu ajouter à son nom ?

- Je suis de Toulouse, moi, coupa Julien, et je peux t'assurer qu'il n'a jamais gagné les Jeux floraux même s'il veut le faire croire. En revanche, je lui accorde quelques talents en poésie : sa chanson " II pleut bergère... " est une réussite. Mais il y a beau temps qu'elle ne lui rapporte plus rien et il est toujours à court d'argent. Cependant, et pour en revenir à sa motion, je ne vois pas comment il pourrait en tirer quelque chose...

- C'est simple ! ricana Benoist. Demain les scellés vont être mis, nous liant pieds et poings, mais dans deux ou trois jours, Fabre viendra nous voir, les uns et les autres, et nous proposera, moyennant une belle somme, de faire lever les scellés. Ce que nous accepterons. Quand il aura fini sa tournée, il aura gagné une fortune !

- Nous nous y attendons ! intervint Junius Frey, et nous sommes déjà prêts à payer pour pouvoir reprendre nos affaires, mais je répugne à graisser la patte de cet histrion. Celui, assez puissant pour être entendu, qui le gagnerait de vitesse me rendrait très heureux... tout en faisant ses propres affaires.

- Ce serait bien fait pour Fabre! soupira La Harpe qui, poète lui aussi, détestait son confrère, mais ce serait malhonnête.

- Même pas! dit Delaunay en haussant les épaules. Ce serait de la politique comme la comprennent les Anglais dont nous parlions il y a un instant. Leurs députés au Parlement ont parfaitement le droit de faire fortune en utilisant ce qu'ils savent. Chez nous, on se repaît de grands mots, de belles phrases mais derrière tout cela il y en a qui font leur pelote pendant que des hommes de valeur exceptionnelle... comme notre ami Chabot ici présent - que sa modestie me pardonne! - sont pratiquement dans la misère sans pouvoir tenir leur rang de représentant du peuple ! En ce qui me concerne, je serais enchanté que quelqu'un joue à ce Fabre le bon tour de lui couper l'herbe sous le pied. Qu'en penses-tu, Batz? Toi, l'homme de finances par excellence, tu ne dis rien.

- Parce que je n'ai rien à dire. Vous écouter me suffit : vous n'exprimez que la vérité et je suis d'accord avec vous... Mais ne devrions-nous pas choisir un autre sujet de conversation? Nous ennuyons nos belles compagnes...

Anne-Marie de Beaufort se mit à rire et cessa un instant d'agiter son éventail d'ivoire gravé d'or dont le panneau de soie représentait une scène champêtre.

- En aucune façon, mon cher ami, et je crois parler au nom de toutes. Nous serions de bien pauvres esprits si les affaires de notre pays... et celles des hommes que nous aimons ne nous intéressaient pas. Même, j'en suis certaine, la plus jeune d'entre nous. N'est-ce pas, Léopoldine?

- Tu as tout à fait raison, citoyenne! Fille et sour de banquiers, j'ai toujours vécu dans les affaires et j'avoue que je m'y intéresse.

- Pourtant, à ton âge, tu ne devrais songer qu'à l'amour?

- Certes j'y songe... j'espère de tout mon cour trouver en celui que... j'aimerai un être sensible et bon, soucieux de mon bonheur autant que du sien. Un homme qui ait la grandeur d'âme de mes frères et aussi leur talent pour donner à la vie les couleurs auxquelles je suis habituée...

- Tu n'as donc pas le goût des bergeries si fort à la mode il y a peu ? Une chaumière et un cour ne sauraient te suffire ?

- Pourquoi une chaumière quand on peut avoir un manoir ou un hôtel particulier comme le nôtre ? Ce serait stupide, ajouta la belle enfant en coulant un regard timide vers Chabot assis près d'elle.

- Et surtout, fit celui-ci avec une ardeur qu'il avait peine à contenir, ce serait tellement indigne de toi ! Tu mérites les plus beaux palais, citoyenne !

- Je n'en demande pas tant... Avant tout, je veux être aimée.

Une seconde de plus et Chabot allait se lancer dans une vraie déclaration. Sur un signe de Batz, Marie rompit les chiens en proposant une promenade dans le jardin. La chaleur du jour commençait à baisser et les grands tilleuls donnaient une ombre tellement agréable. Elle ouvrit la marche en compagnie de La Harpe, qui avait tendance à bouder un peu dans son dépit d'avoir vu Chabot accaparer l'attention de la compagnie.

- Venez me dire vos derniers vers, lui dit-elle en passant sa main sous son bras. Toutes ces histoires d'argent m'ennuient et j'ai besoin d'entendre de jolies choses...

Le vieil homme s'épanouit comme une fleur à l'aurore. Bien qu'il eût apprécié la chère et les vins, il avait trouvé cette réunion fort ennuyeuse. Parler politique quand il y avait d'aussi jolies femmes et que l'heure était si propice au contentement de tous les sens ! La compagnie de Marie lui fit retrouver sa belle humeur et, pendant un long moment, il se lança dans une sorte de rétrospective de ses ouvres. Mais elle l'écoutait sans rien manifester et, finalement, il eut l'impression qu'elle était ailleurs et s'en plaignit, reprenant d'instinct le vouvoiement des temps courtois :

- Je ne vous intéresse pas, n'est-ce pas ?

- Si... mais je pensais... Oh, veuillez me pardonner, mais je pensais à ce que vous avez vécu jusqu'à présent. Est-il vrai que vous assistiez à ce fameux souper où Cazotte fit de si étranges prédictions ?

Le vieil homme la regarda avec une sorte d'effroi puis, baissant la voix pour n'être entendu que d'elle :

- Je n'aime pas trop en parler mais c'est vrai que j'y étais. C'était en 1788, chez le prince de Beauvau, et l'on discutait avec animation de Voltaire, des encyclopédistes, de La Fayette aussi et de cet air de liberté que la guerre d'Indépendance américaine faisait souffler sur la France. Il y avait là des académiciens comme le prince lui-même, de grandes dames, il y avait aussi Jacques Cazotte qui avait connu un si grand succès avec son Diable amoureux. On avait beaucoup bu et chacun rêvait tout haut d'une révolution comme celle des Américains. C'est alors que Cazotte qui n'avait pas dit grand-chose jusque-là prit la parole pour annoncer qu'elle allait venir, cette révolution, mais qu'elle ne serait peut-être pas telle qu'on la souhaitait.

- Il a prédit tout ce qui arrive depuis la chute de la royauté ?

- Et pis encore ! A Condorcet, il a dit qu'il mourrait sur le pavé de sa prison après avoir bu, pour échapper au bourreau, le poison qu'il porterait alors sur lui en toutes circonstances. A Chamfort, il a dit que pour la même raison il se couperait les veines de vingt-deux coups de rasoir, à Bailly qu'il monterait à l'échafaud comme beaucoup d'hommes politiques de ses amis. Et, comme la duchesse de Gramont riait en disant qu'au moins les femmes étaient exclues de ses sombres vaticinations, il lui annonça qu'elle irait aussi à l'échafaud dans la charrette du bourreau, les cheveux coupés et les mains liées derrière le dos, avec beaucoup d'autres grandes dames... et même de plus grandes qu'elle. Elle a pâli mais s'est vite reprise en affirmant : " Je ne sais quel crime j'aurais pu commettre... " II lui répondit qu'elle serait aussi innocente que les autres victimes. " Vous allez voir, s'écria-t-elle, qu'il va même me refuser mon confesseur ! " Cazotte, à ce moment, a déclaré : " Le dernier qui ira à l'échafaud avec son confesseur, ce sera le roi de France ! " La duchesse s'est enfuie en criant...

- C'est effrayant, murmura Marie. Et vous, monsieur de La Harpe, vous a-t-on prédit la même chose ?

- Non, mais à moi l'athée, le vieux libertin, Cazotte a annoncé que je mourrais chrétien.

- Je n'ose vous demander ce qu'il en est ?

Il sourit à la jeune femme avec beaucoup de gentillesse :

- Je crois bien qu'il m'est impossible de vous répondre. J'ajoute que Cazotte a prédit sa propre mort sous la guillotine.

- Il a dit que beaucoup mourraient, n'est-ce pas?

- Oui... tous ceux qui prétendraient rester fidèles à leurs convictions, à leur foi... ou simplement à leur raison. Une raison qui n'a pas grand-chose à voir avec celle, de carton, qu'on installe dans les églises. Mais je vous ai effrayée et vous prie de m'excuser.

- Non. C'est moi qui vous ai interrogé parce que je redoute tout cela depuis longtemps. Encore une question : sait-on où est Cazotte ?

- A la prison de l'Abbaye...

- Rentrons, voulez-vous?

Ils remontèrent vers la maison où les autres invités revenaient eux aussi. La journée s'achevait. L'heure était venue de prendre congé et l'on se quitta autour des voitures dans la gloire d'un magnifique coucher de soleil en se promettant de se retrouver bientôt. Batz qui s'était fait discret durant toute la partie de campagne nota non sans satisfaction que Chabot acceptait avec empressement de repartir en compagnie de Léopoldine et ses frères au lieu de rejoindre Basire dans la voiture de Benoist. Seul celui-ci, qui avait bu plus que de raison, repartit avec le banquier angevin. Delaunay et son amie se chargèrent de La Harpe et de Jauge qui, lui aussi, avait forcé sur le chamber-tin. Julien et Mme de Beaufort étaient déjà partis... Un seul se montra déçu : James Swan avait espéré reconduire chez elle sa belle " compatriote ". Il la salua avec un regret tellement évident que cela fit sourire Batz :

- Je crois, lui dit-il en manière de consolation, que les occasions de la revoir ne vous manqueront pas. J'y veillerai...

A Laura, il dit :

- Swan est un homme précieux, un véritable ami, et j'espère sincèrement que vous nouerez de bonnes relations.

La jeune femme ne le contredit pas. C'est vrai qu'il était attirant ce joyeux luron, cette force de la nature habitée par un véritable génie du commerce. Il lui inspirait de la sympathie car elle avait découvert sous l'extérieur expansif un homme fin, sachant écouter et sans doute aussi se taire. Aussi fut-ce d'un ton tout naturel qu'elle l'invita à lui faire visite rue du Mont-Blanc quand, dans quelques jours, elle y retournerait. Jaouen n'aurait aucune raison de réserver un mauvais accueil à ce fils de la Liberté.

Lorsque Biret-Tissot eut refermé le portail sur la dernière voiture, Batz, sans fausse pudeur, prit Marie dans ses bras pour lui donner un baiser enthousiaste.

- Vous avez été merveilleuse, mon cour! Je ne vous remercierai jamais assez pour cette réussite. Tous nos hôtes partent enchantés. Il est vrai que vous n'avez pas ménagé votre peine. Merci...

- Si vous êtes satisfait, alors je suis heureuse, murmura la jeune femme avec sa douceur habituelle.

Laura, qui l'avait observée une bonne partie de la journée, n'en fut pas moins persuadée qu'elle était, justement, bien loin d'être heureuse. Et pour la première fois, Batz n'avait pas l'air de le remarquer. Il était tout entier à la joie de voir son plan prendre le chemin de la réussite.

- C'est vrai, vous avez bien travaillé : Chabot est parti avec les Frey; il semble sous le charme de Léopoldine... approuva Devaux.

- Et quand il va découvrir leur hôtel de la rue d'Anjou, ce charme va continuer... Surtout si Junius, comme il en a l'intention, lui propose de lui donner un appartement !

- Mais continuer jusqu'où ?

- Mais jusqu'au mariage. Nous avons décidé, les Frey et moi, que Chabot épouserait Léopoldine, ce qui nous le livrera pieds et poings liés !

Marie eut un cri de protestation :

- Vous voulez faire épouser cette enfant à cette brute et ses frères sont d'accord ?

Batz prit le bras de la jeune femme pour l'entraîner vers la maison.

- J'ai déjà entendu cela de quelqu'un d'autre, dit-il avec un sourire à l'adresse de Laura. Mais vous pouvez apaiser vos cours compatissants, mesdames : la jeune Léopoldine n'est pas leur sour, c'est une bâtarde de l'empereur d'Autriche élevée dans la galanterie et elle n'ignore déjà plus grand-chose des arts de l'amour. Quant aux Frey, vous savez déjà qui ils sont : des banquiers juifs viennois repeints aux couleurs de la Révolution dans le but d'y faire de l'argent...

- Comment avez-vous connu ces gens-là, baron ? demanda Laura.

- Par un ami, le comte de Proly, un Hongrois dont j'ai fait la connaissance chez les dames de Sainte-Amaranthe. Un homme charmant, bâtard du prince de Kaunitz, le fameux ministre et amant de l'impératrice Marie-Thérèse. Or Proly, qui est à Paris, habite chez eux. La suite coule de source...

- Et vous pensez introduire Chabot dans ce milieu ?

- L'introduction est faite. Il faut à présent le laisser s'y engluer. Junius Frey fera cela très bien.

- Le jeu n'est-il pas dangereux? L'homme pourrait réagir, dénoncer...

- C'est possible, mais le jeu, comme vous le dites, ma chère Laura, en vaut largement la chandelle. Chabot est le ver que j'introduis dans le mauvais fruit de la Convention et des Comités. Il y fera, je l'espère, suffisamment de ravages pour les détruire. Allons, mes amis, buvons un dernier verre de Champagne à cette belle journée et allons nous reposer. Nous l'avons bien mérité !

Le repos, cependant, allait être différé. Marie et Laura gravissaient les premiers degrés de l'escalier pour aller se coucher quand, au portail, la cloche sonna selon le rythme initié par Batz pour les habitués de la maison : un coup isolé, deux coups rapprochés, un coup isolé... Marie tressaillit comme si elle craignait quelque chose :

- Qui peut venir à cette heure ?

- Ce ne peut être qu'un ami. Allez vous reposer, mon cour, je vous rejoindrai plus tard.

Les deux femmes montèrent, mais assez lentement pour voir qui allait entrer. Ils étaient deux : Michonis et le chevalier de Rougeville, qui commencèrent par s'excuser : ils étaient en vue du domaine depuis un moment déjà, mais ils avaient attendu le départ des voitures pour s'assurer que personne ne sortirait plus :

- Michonis a une nouvelle d'importance, dit Rougeville. Nous avons cru bien faire en venant te l'apporter. En été, les gens qui vont à la campagne un dimanche n'attirent guère l'attention.

C'était un petit homme d'environ trente-six ans, au visage volontaire, troué par des traces de variole, avec d'épais cheveux blonds et des yeux vifs. Batz le connaissait depuis longtemps et l'aimait bien à cause de sa folle bravoure et de sa générosité. Il le savait aussi passionnément amoureux de Marie-Antoinette, en dépit d'aventures féminines qui l'attiraient volontiers dans le monde du théâtre. Il les conduisit dans son cabinet de travail après avoir ordonné qu'on leur prépare deux chambres puisqu'il leur serait impossible de rentrer à Paris et que l'on apporte une collation et, bien entendu, du vin frais.

- Alors, cette nouvelle ? demanda-t-il tandis que ses invités de la dernière heure se restauraient avec un plaisir visible.

- J'étais à midi chez Procope, répondit Michonis en s'essuyant la bouche. J'ai parlé un moment avec Danton et Camille Desmoulins. Ils m'ont appris que, dans quelques jours, la Reine sera transférée à la Conciergerie.

- On s'en doutait, dit Batz se souvenant de ce qui avait motivé le déménagement de lady Atkyns rue de Lille.

- Ce n'était qu'un bruit comme il en court beaucoup. Cette fois c'est décidé, et on m'en prévenait en tant de directeur des prisons.

- Tu sais ce que cela veut dire? intervint Rougeville. On va la faire passer en jugement et ensuite...

Il n'eut pas le courage d'articuler les mots qui lui venaient mais sa soudaine pâleur parlait pour lui. Batz comprit ce qu'il souffrait.

- Ce n'est pas encore fait, dit-il, se voulant rassurant. Et il se peut qu'il soit plus facile de la tirer de la Conciergerie que du Temple. D'abord parce que nous n'aurons plus à lutter contre son refus de partir seule. Reste à savoir qui va la garder et s'il est possible d'acheter ces gens-là.

- Je te fournirai tous les détails que tu voudras, dit l'ancien limonadier. Mais il faudrait être sûr de la collaboration de la Reine. Si elle est prévenue, si elle donne son accord, ce sera plus facile. Mais elle n'aura confiance en personne là-bas...

- Conclusion, il faut introduire quelqu'un dont elle ne doute pas. Toi, Rougeville par exemple. Elle t'a vu à l'ouvre deux fois : le 20 juin où tu lui as fait un rempart de ton corps et le 10 août. Elle te reconnaîtra.

De pâle, le chevalier s'empourpra :

- La voir... lui parler? Pour ce bonheur je suis prêt à mourir.

- Plus tard si tu veux bien! Tu vas pouvoir entrer chaque jour à la prison, Michonis. Est-il possible de te faire accompagner par Rougeville en le faisant passer pour... ton adjoint par exemple?

- C'est dangereux, mais tout est dangereux dans cette affaire. Évidemment, il faudrait que les gardes s'habituent à lui avant de l'introduire dans le cachot et cela demandera un peu de patience.

- Pas trop, coupa Rougeville. S'ils n'allaient la laisser là que quelques jours puis la juger...

- Nous aviserions. De toute façon, Michonis sera averti. Et pour que vous ayez davantage encore les coudées franches, sachez que je donnerai un million à qui sauvera la Reine !

- Un million ? souffla Michonis.

- Oui. Il est à toi le jour où elle quitte la France, Avec vous deux bien entendu.

Les yeux du directeur des prisons s'illuminèrent. Batz devina qu'il évoquait la vieillesse dorée qui paierait le danger couru. De fait, l'ancien limonadier n'était pas loin de voir en son ami une sorte de dieu de la Fortune. Il eut un large sourire :

- Magnifique ! Et tu aurais un plan ?

- Peut-être ! J'y songe depuis que l'on a parlé de ce transfert... dont tu seras un élément important?

- Oui. Je serai de ceux qui iront la chercher au Temple.

- Alors, pourquoi ne pas imaginer l'opération inverse? Pourquoi ne pas imaginer qu'un beau soir, nanti d'un ordre confectionné par mes soins, tu irais rechercher la prisonnière pour la ramener au Temple sous le prétexte, justement, d'une conspiration en vue de la délivrer? Auparavant, Rougeville aura vu la Reine et lui aura remis une somme en or destinée à acheter qui lui semblera susceptible de l'être.

- Oui, mais comment l'avertir quand on me présentera à elle ? Je ne pourrai guère lui parler, et lui glisser un papier sera difficile si elle est gardée à vue.

Batz ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait tout en marchant, comme il en avait l'habitude. Et soudain, il s'arrêta devant un vase de fleurs posé sur une console. C'étaient de gros oillets rosés. Il en prit un et considéra un instant l'épaisse gaine verte d'où sortaient les pétales dentelés. Puis il le tendit au chevalier :

- Tu es jeune, tu peux être coquet et nous sommes en été. Je te verrais bien arborer une fleur comme celle-là à ta boutonnière : un papier mince et finement roulé peut se glisser sans peine dans le calice. La Reine n'a pas respiré de fleurs depuis longtemps et l'on ne verrait sans doute guère d'inconvénients à ce que tu la lui donnes, surtout en présence de ce fier sans-culotte de Michonis. Qu'en dis-tu ?

Pour toute réponse, Rougeville se jeta au cou de Batz et l'embrassa.

CHAPITRE VIII DEUX OILLETS ROSES

Laura prit l'une des anses du grand panier de prunes qu'elle venait de récolter avec Marie pour le rapporter à la cuisine où le jeune Rollet procédait depuis deux jours à la confection des confitures. La récolte était belle : l'été chaud mais pas trop sec donnait de magnifiques résultats et le verger de la comédienne regorgeait de fruits si gonflés de sucre que la peau éclatait parfois. Marie prit une prune et la croqua.

- Elles sont vraiment délicieuses cette année, dit-elle. Et il y en a tellement qu'on ne pourra pas tout utiliser....

- Chez nous, en Bretagne, on met le surplus au tonneau pour faire de l'eau-de-vie, dit Laura.

- Chez nous aussi, bien sûr, mais les autres années on donnait des fruits à tout le faubourg : les enfants venaient les ramasser. On en envoyait aussi à la maison de santé du Dr Belhomme. Ceux qui ont des vignes donnaient un peu de vin, maintenant chacun vit enfermé chez soi. A croire que tout le monde a peur de tout le monde. C'est bien triste !

- C'est même lamentable. Est-ce pour cela que vous êtes vous-même si mélancolique ?

- Oh, sans doute. Paris devient tellement dangereux que l'on hésite à s'y aventurer pour la course la plus simple... et cette maison elle-même n'est plus ce qu'elle était. Certes, on y conspirait, mais c'était pour le Roi et ceux qu'elle abritait étaient des amis sûrs avec qui l'on pouvait parler et rire sans arrière-pensée. Depuis dimanche, j'ai l'impression qu'elle porte un masque et que l'air y est moins pur. Ces hommes qu'il a fallu recevoir...

- Je reconnais, dit Laura en riant, que cette plantation de bonnets rouges autour de la table avait quelque chose d'incongru mais vous savez dans quelle intention elle a été décidée et vous avez démontré à cette occasion quelle grande artiste vous êtes ! Et Batz était si heureux !

- Oui, il l'était et moi, quoi que vous en pensiez, je l'étais aussi puisque je pouvais encore partager son projet et le risque dont il s'accompagne. Ce qui n'est plus souvent le cas..., ajouta la jeune femme en détournant son visage.

- Que voulez-vous dire? demanda Laura avec douceur.

- Autrefois il me disait tout, il travaillait ici, près de moi. A présent, je le vois de moins en moins. Il est... dans Paris et j'ignore ce qu'il y fait. Vous avez vu : dès lundi, il repartait sans explications, sans dire surtout quand il espère revenir. Et moi, je reste là... à mourir de peur pour lui !

Elles arrivaient à la cuisine qui embaumait déjà le sucre cuit et les fruits dénoyautés. Biaise Papillon, le petit valet, se précipita pour débarrasser les deux femmes de leur fardeau.

- Je crois qu'il y en a assez pour aujourd'hui. On n'a pas encore fini de préparer la dernière corbeille, dit-il en désignant sa sour Marguerite et Nicole la femme de chambre commises à cette tâche. La vaste salle aux cuivres étincelants, aux faïences brillantes et colorées ressemblait à une ruche silencieuse. Seule la grande horloge comtoise avait droit à la parole lorsque Rollet officiait avec toute la gravité d'un célébrant à l'autel. Le cuisinier n'en trouva pas moins un sourire pour les arrivantes :

- La première fournée est cuite. Voulez-vous goûter? dit-il en faisant couler sur une assiette une petite louche de fruits et de jus d'un beau brun doré encore brûlant où elles plongèrent une petite cuillère prudente. Puis il ajouta : Je crois que M. le baron sera content : il aime beaucoup la confiture de prunes... Il en aura pour tout son hiver.

Brusquement, Marie rejeta la cuillère, étouffa un sanglot et s'enfuit. D'abord prise au dépourvu, Laura reposa l'assiette qu'elle tenait et se précipita derrière elle. Une porte claquée à l'étage lui apprit que la jeune femme s'était réfugiée dans sa chambre, cependant avant d'entrer elle s'arrêta. Le battant était trop mince pour étouffer les sanglots désespérés de Marie. L'abcès que Laura avait deviné en arrivant l'autre jour et qu'elle voyait grossir était en train de crever, mais Marie, dont elle connaissait la pudeur et la retenue, lui laisserait-elle voir le fond de la plaie ?

Après un instant d'hésitation, elle redescendit à la cuisine, appela Nicole d'un geste et l'entraîna dans l'escalier en haut duquel elle s'immobilisa : les sanglots ne cessaient pas.

- Que se passe-t-il, Nicole? interrogea-t-elle. Je ne vous demande pas de trahir les secrets de votre maîtresse, mais depuis mon arrivée ici, je sens qu'elle ne va pas bien... et je sais que vous lui êtes dévouée. Voyez-vous une raison à ce désespoir? M. le baron est-il... moins aimable ?

- Lui? Sûrement pas! Évidemment, on ne le voit plus beaucoup ces temps-ci, mais je le crois toujours aussi amoureux de Mademoiselle. Il est toujours aussi tendre et quand il passe une nuit ici c'est avec elle.

- Alors, comment expliquez-vous ce grand chagrin? Mademoiselle vous a-t-elle dit quelque chose ?

- Non, rien... mais je vois bien, moi aussi, qu'elle n'est plus ce qu'elle était. J'ai essayé de savoir, mais elle n'a rien voulu dire. Nous en avons parlé, avec Marguerite qui est plus âgée que moi et qui connaît Mademoiselle depuis longtemps. Elle dit que cela remonte à une quinzaine de jours... et à une visite que Mademoiselle a reçue.

- Une visite ? Laquelle ?

- Une dame... ou plutôt une demoiselle, tout en noir et assez jolie à ce qu'il paraît. Moi je ne l'ai pas vue : j'étais au lavoir.

- Et... vous ne savez pas son nom?

- Personne ne le sait. Même pas Biret-Tissot qui lui a ouvert le portail quand elle est arrivée dans un fiacre.

- Il n'a pourtant pas l'habitude de laisser entrer n'importe qui?

- Non, mais celle-là a sonné comme font ceux qui sont dans le secret de la maison. Elle a demandé à parler à Mademoiselle de la part de M. le baron. C'était suffisant pour ce gros lourdaud! Moi j'aurais voulu en savoir davantage. Ensuite, cette femme est repartie comme elle était venue. Après son départ, Mademoiselle est remontée chez elle en défendant qu'on la dérange. Elle n'a pas soupe et, le lendemain, on a vu à sa mine qu'elle n'avait pas dû beaucoup dormir...

- Et vous n'avez pas posé de questions ?

- Oh si, bien sûr, mais Mademoiselle s'est refermée comme une huître et, quand Marguerite a voulu revenir sur le sujet, elle s'est fâchée et même elle a défendu à Biret comme à nous autres de faire la moindre allusion à cette visite auprès de M. le baron.

- Merci, Nicole. Je vais essayer d'en apprendre un peu plus !

Laura remonta, frappa brièvement à la porte et entra sans y être invitée. Marie, à plat ventre sur son lit comme elle s'y était jetée, gisait dans un fouillis de percale fleurie, de rubans de satin et de jupons mousseux. Elle pleurait toujours mais moins fort et ne réagit pas quand son amie vint s'asseoir près d'elle.

- Marie, dit Laura avec beaucoup de douceur, si vous me disiez ce qui vous fait tant de peine ? Cela soulage, vous savez, de partager. A moins que vous n'ayez pas confiance en moi ?

La réponse vint de sous la masse brillante de boucles brunes qui cachaient complètement le visage enfoui dans la courtepointe.

- Oh si!...

Et soudain Marie se redressa, offrant le spectacle navrant d'un visage fait pour le sourire et brouillé par les larmes.

- Vous êtes même la seule à qui je puisse me fier en dehors de ma vieille Marguerite et de Nicole. Mais, je vous en prie, oubliez tout cela et ne vous inquiétez pas. J'ai trop demandé à mes nerfs ces temps derniers : ils ont craqué. Des nerfs de comédienne, vous savez...

- N'essayez pas de me leurrer, Marie! Je vous connais à présent et je sais quelle femme courageuse vous êtes. Pour que vos nerfs " craquent ", comme vous dites, il faut une raison grave. Et vous devez me la confier parce que, sans aide, vous ne résisterez plus bien longtemps, je le crains, à la tension que vous subissez depuis des mois. Il y a eu cette agression dont vous avez été victime le jour de la mort du Roi [xvi], puis notre départ à tous pour l'Angleterre alors que vous demeuriez ici. Certes, Batz est revenu mais il ne reste jamais longtemps : il replonge dans Paris sous un aspect ou sous un autre pour tisser la toile d'araignée où il espère prendre la Convention et la Commune. Il joue sa vie à chaque instant et, vous, l'angoisse ne vous quitte plus. C'est bien cela ?

Marie fit un effort pour esquisser un sourire. En même temps, elle répondit d'une voix un peu trop rapide, un peu trop mécanique :

- Oui... oui, c'est cela!

Laura fronça les sourcils, saisit les mains de son amie pour l'obliger à la regarder.

- Non. Vous ne me dites pas tout ! Je viens de vous offrir une échappatoire et vous l'avez saisie, mais il y a autre chose, Marie. Autre chose qui vous torture... depuis que vous avez reçu la visite d'une jeune fille en deuil-Lé cri de protestation de Marie lui apprit qu'elle avait touché juste. Les larmes d'ailleurs revenaient :

- Oh! pourquoi, murmura Marie, pourquoi Nicole et Marguerite vous ont-elles raconté cela ?

- Justement parce qu'elles vous aiment et que vous pouvez leur faire confiance pour vous défendre. Mais contre qui ? Cette fille venue l'autre jour, que voulait-elle de vous ? Qui était-elle ?

- La fiancée de Jean...

- La... qu'est-ce que c'est cette histoire et d'où sort-elle, celle-là?

- De la réalité, hélas, et d'une excellente famille de robe originaire de Bordeaux. Son père, Jacques Thilorier est... ou plutôt était avocat au Parlement et ce sont, je le sais, d'excellents amis de Jean, qui les a mentionnés à plusieurs reprises. Elle s'appelle Michèle. Sa sour aînée a épousé un d'Epremesnil. Elle a vingt-deux ans...

- Ne vous attendrissez pas ! Ce n'est pas une jouvencelle et je vous rappelle que vous n'en avez vous-même que vingt-six. Et que voulait-elle ?

- Que je renonce à Jean... que je lui rende sa liberté...

- Comme s'il l'avait jamais perdue auprès de vous! Jamais femme aimante n'a laissé homme plus libre de ses mouvements que vous ne l'avez fait! Pour en faire quoi de cette liberté? L'épouser?

- Bien entendu... et surtout partir avec lui pour l'Angleterre afin de le soustraire à ses nombreux ennemis !

Laura se pencha pour regarder son amie au fond de ses beaux yeux gris noyés de larmes et se mit à rire :

- Vous avez cru ça? Marie, soyez raisonnable! Vous avez eu affaire à une folle. Vous imaginez Batz plantant là tous ses grands projets, son désir forcené de sauver le jeune roi et sa mère, pour suivre béatement en Angleterre une fille de robin qui en a décidé ainsi ? C'est à pleurer de rire !

- Non, c'est à pleurer tout court ! Si je m'éloigne de lui, elle se fait fort de l'emmener... quand il saura !

- Quand il saura quoi ? Pour Dieu, Marie, il faut vous arracher les mots, s'écria Laura qui sentait la moutarde lui monter au nez,

- Qu'elle... attend un enfant...

Et Marie, secouée de sanglots, enfouit de nouveau son visage dans la courtepointe, laissant Laura assommée par ce qu'elle venait d'entendre.

- Un enfant ? répéta-t-elle d'une voix blanche.

- Co... comment voulez-vous... que je... lutte... contre cela ? hoqueta Marie Laura, elle, luttait contre la colère qu'elle sentait monter en elle et qui pour l'instant l'aveuglait. Les oreilles bourdonnantes, la gorge étranglée par la fureur, elle éprouvait l'irrésistible envie de casser quelque chose.

- Non... non... c'est impossible! Pas Jean! Il n'aurait jamais fait une chose pareille. Il vous aime, Marie... cela crève les yeux! Ou alors c'est le plus habile des comédiens.

Elle regretta aussitôt d'avoir dit cela parce qu'elle savait, et Marie aussi, que Jean était, justement, un merveilleux comédien. Quand elle évoquait le porteur d'eau de Saint-Sulpice, le garde national de la Force, l'austère Dr John Imlay, le médecin quaker de la route de Valmy et du château de Hans - encore ne connaissait-elle pas tous ses avatars ! - il lui fallait bien reconnaître qu'elle ignorait tout de la nature profonde d'un homme infiniment trop séduisant pour le repos moral des femmes qu'il rencontrait.

- Vous lui avez parlé de cette visite ? demanda-t-elle avec une certaine brusquerie.

Marie se redressa aussitôt et lui fit face :

- Non, non, surtout pas! Cette Michèle m'a demandé, pour lui-même, de garder le silence.

- Et de vous retirer sur la pointe des pieds ?

- De le faire doucement... progressivement afin de ne pas le troubler dans sa tâche actuelle. Je lui ai juré de ne rien dire...

- Mais vous êtes folle ? explosa Laura. Complètement folle ! Tout cela ne peut être qu'un tissu de mensonges et, à votre place, j'aurais jeté cette fille dehors et surtout je n'aurais rien juré. Elle a profité de votre faiblesse, de cet amour trop grand que vous éprouvez! J'aurais tout dit à Jean dès son retour.

- Non. Je ne vous cache pas qu'en dépit du mal qu'elle m'a fait, j'ai senti de la pitié pour elle. Une jeune fille aux prises avec un début de grossesse, en ce moment! Elle pleurait, elle suppliait...

- Décidément vous étiez au théâtre ! lâcha Laura méprisante. De la comédie! J'en suis sûre... je le sens! Eh bien, si vous avez été assez sotte pour jurer, moi je saurai parler à Batz! Il faut qu'il sache !

Marie se leva brusquement, ses larmes soudain séchées au feu de l'indignation.

- Si vous faites cela, vous ne serez plus mon amie! Je vous ai tout dit dans l'espoir que vous m'aideriez et je vous interdis de trahir la confiance que j'ai mise en vous !

- Marie, Marie ne soyez pas stupide! Vous ne pouvez pas accepter cela sans mot dire. Vous ne pouvez pas accepter de n'être qu'un jouet et de vous laisser briser ainsi le cour?

Marie ne répondit pas tout de suite. Elle regarda la jeune femme au fond des yeux avec un sourire triste :

- Quand vous êtes arrivée ici, madame la marquise de Pontallec, n'aviez-vous pas tout accepté... et pis encore, de l'homme dont vous portiez le nom parce que vous l'aimiez ? Vous vouliez même mourir... et je me suis efforcée de vous comprendre.

A présent, c'est " mon " histoire et j'entends la vivre comme il me plaît. Jurez de vous taire, Anne-Laure... ou quittez cette maison !

Elle avait beaucoup de grandeur, à cet instant, la petite Marie Grandmaison et tant de noblesse aussi que Laura éprouva de la honte. Ce qu'elle disait était trop juste ! A son tour, elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

- Votre amitié m'est infiniment chère, Marie... et je vous demande pardon !

- Je veux un serment !

- Je vous le jure... mais, à votre tour, promettez-moi quelque chose.

- Et quoi donc?

- De ne rien précipiter, de ne pas quitter votre maison et surtout de ne rien changer de votre façon d'être avec lui tant qu'il n'aura pas mené à bien ses projets ! Quoi que l'on vous ait demandé et quoi que vous en pensiez, je demeure persuadée qu'il vous aime... et vous seule, ajouta-t-elle avec une douleur dont elle ne fut pas maîtresse. S'il ne vous avait plus, il se sentirait déstabilisé, perdu ! Il a tant besoin d'être sûr de vous !

Marie prit son amie dans ses bras et la tint un moment serrée contre elle.

- Vous avez ma parole, Laura ! Jamais je ne ferai rien dont Jean puisse souffrir si peu que ce soit ! Et... pardonnez-moi d'avoir réveillé de si cruels souvenirs !

Un long moment les deux jeunes femmes restèrent là, serrées l'une contre l'autre, en silence, cherchant une sorte d'abri contre des douleurs et des déceptions dont elles ignoraient à quel point elles se ressemblaient...

En revenant de Charonne, les Frey avaient ramené leur ami Chabot dans leur superbe hôtel de la rue d'Anjou. Ils l'y gardèrent à souper et même à coucher, l'ancien capucin de Rodez étant ivre à tomber. De ce jour, les trois hommes... et la belle Léopoldine bien sûr, ne se quittèrent presque plus, vivant une sorte de lune de miel dans laquelle Chabot n'allait pas tarder à s'engluer. Peu de jours après la partie de campagne, en effet, il proposait à la Convention la levée des scellés apposés chez les agents de change et les banquiers, arguant que ces mesures de rigueur interrompaient les relations commerciales et même - Junius Frey avait bien endoctriné son " ami " - servaient de prétexte à plusieurs banqueroutes simulées.

Il obtint satisfaction : les scellés furent levés chez tous les banquiers, à une seule exception : les financiers anglais Boyd et Kerr qui possédaient dans leur coffre parisien plus de quatre millions de valeurs sur l'État. Poussé par Frey, Chabot courut au Comité de salut public où il trouva Lullier qui venait d'y être nommé. Celui-ci l'accueillit avec amabilité, écouta ses reproches, promit de s'occuper de cette " grande injustice "... et n'en fit rien. Indigné, Chabot alla le relancer, cette fois à son bureau de l'Hôtel de Ville. Lullier, volu-bile, s'excusa, invoquant les nombreuses affaires pesant sur ses épaules, promit que tout rentrerait dans l'ordre le lendemain... et ne tint pas parole.

Chabot revint tout furieux chez Frey où Junius le rassura.

- Ne t'inquiète plus ! Les scellés vont être levés. Batz s'en est occupé. Il fait ce qu'il veut à la Commune.

- Batz ? Cet homme un peu trop élégant avec qui nous avons dîné chez la Grandmaison?

- Bien sûr. C'est son amant et sa présence était naturelle.

- Mais n'est-ce pas cet homme qui a tenté d'enlever Capet sur le chemin de l'échafaud ?

- En effet, mais ne t'y trompe pas : en risquant ainsi sa vie, Batz payait une dette d'honneur. Louis XVI lui avait montré beaucoup de bonté et il l'aimait bien. Cependant n'oublie pas qu'il a été député de la Constituante et qu'il est un ami de la Révolution. Son roi mort, il ne songe plus qu'à la fortune de la France et met à son service ses talents de grand financier. Et, en haut lieu, on sait l'apprécier même si certains qui ne le connaissent pas le détestent et veulent sa perte. Souvent d'ailleurs des gens qu'il a obligés. Mieux vaut être son ami, crois-moi!

- Est-ce que tu l'es, toi ?

- Bien sûr, et aussi mon frère. S'il en allait autrement, tu ne nous aurais pas rencontrés chez sa maîtresse.

Quelques jours plus tard, dans un couloir des Tuileries où siégeait la Convention, Chabot qui depuis son discours sur les scellés servait de cible au Père Duchesne, le sulfureux journal d'Hébert, rencontra Delaunay qu'il n'avait pas vu depuis Charonne. Celui-ci le félicita d'avoir " ouvré " pour le bien de la communauté, tout en lui reprochant d'y avoir mis un peu trop de chaleur. Etonnement de Chabot :

- On fait une chose ou on ne la fait pas ! Mais je ne te cache pas que les attaques d'Hébert m'ennuient...

- Ne te tracasse pas! Hébert se calmera, il ne peut pas agir autrement. Les violences de son torchon sont un bon paravent pour masquer ses intérêts personnels. En réalité, il nous appartient...

- Qui, nous?

- Je veux dire... moi, Cambon, Ramel, Batz, Julien et autres bons amis. Il est naturel qu'il veuille faire ses affaires : il a une femme et des enfants. D'ailleurs, il n'est pas le seul : Danton, par exemple, qui couvre de satin et de bijoux sa petite épouse de seize ans dont il est fou...

- Danton ? Tu rêves ?

- Oh non! Quand une femme vous tient... J'ai même entendu dire qu'elle avait exigé que leur mariage soit béni... et par un prêtre non jureur [xvii]. Alors, de l'argent, il lui en faut. Quel mal y a-t-il au fond à faire nos affaires en même temps que celles de la République? Le peuple aime bien que ses représentants mènent un certain train. Cela le flatte. Tu as le tort de vivre trop chichement, mon pauvre Chabot ! Surtout pour quelqu'un qui courtise une fille et sour de banquiers...

- Si elle m'aime, elle me prendra tel que je suis ! assura le défroqué, dans une pose qu'il jugeait suffisamment " romaine ".

- Oui, mais peut-être pas les Frey. Tu connais bien Junius à présent et tu sais quel homme sage, austère et de mours pures il est. Un modèle pour tous.

- Certes, certes mais...

- ... mais c'est un banquier et l'argent compte pour lui. Si tu veux sa sour, il faut t'en montrer digne et ce n'est pas bien difficile. Tu peux devenir riche sans y laisser ta conscience.

- Tu crois ?

- Bien entendu. Tiens, une autre occasion va se présenter de se faire un peu d'argent. Tu sais que l'on réclame la confiscation des biens des étrangers, mais on n'a pas précisé lesquels : biens mobiliers ou immobiliers. Or, les banquiers s'attendent à ce que l'on s'empare de leurs maisons mais pas de ce qu'il y a dedans, et cela représente de vraies fortunes en bijoux, meubles, tableaux, objets d'art...

Aussitôt, Chabot se remémora le décor dans lequel vivait Léopoldine, ce décor raffiné, élégant, fait de belles choses et qui convenait si bien à sa beauté. On n'allait tout de même pas l'en priver? Et lui aussi par la même occasion, puisqu'il était de plus en plus souvent question qu'il emménage rue d'Anjou? Dès l'instant, du moins, où il se serait débarrassé de sa " gouvernante " qui était aussi sa maîtresse. Une maîtresse enceinte par-dessus le marché. Pour ça aussi, il allait falloir des sous !

- Et tu vois un moyen d'éviter ça ?

- Oui : on demande aux banquiers une honnête compensation... un million par exemple, et on les laisse dans leurs meubles. Je sais d'ailleurs que notre ami Batz travaille en ce moment, avec Lullier, à un mémoire ne visant que les immeubles ! Si tu en es, tu toucheras ! Je lui en parlerai, si tu veux?

Batz ! Encore et toujours Batz ! Si tant de gens n'y avaient participé, Chabot aurait fini par se demander si la Révolution n'avait pas été faite au seul profit de cet homme. Il finit par penser tout haut :

- Il est donc dans toutes les affaires, ton Batz ? Delaunay leva un sourcil offusqué :

- Il n'est pas mon Batz plus que le tien ou celui de beaucoup d'autres de nos amis. Dis-toi bien ceci : c'est lui qui inspire toute la politique financière de la Montagne. Junius Frey le sait bien, lui, et n'y voit que des avantages. Tu pourras lui en parler...

- Et... Robespierre dans tout ça? Depuis le 27 juillet, il est au Comité de salut public.

- C'est un cas à part. Nul ne peut savoir ce qu'il pense ni se dire son ami à l'exception de la famille Duplay. Il est froid, secret, méfiant et cruel. Il trace son chemin dans l'ombre, visant le pouvoir suprême, j'en suis sûr, et je peux même te confier une chose : il faisait peur à Marat lui-même. Mais nous avons Danton, Saint-Just, et les bons compagnons de la Montagne pour lui barrer la route au besoin. Quant à toi, pense un peu à ton propre bonheur : tu l'as bien mérité... et la Révolution ne durera pas toujours !

Ça, c'était un langage que Chabot appréciait. N'était-il pas temps que l'on s'occupe de son bonheur à lui ? En quittant Delaunay, il se sentait des ailes : un avenir aux couleurs de l'aurore s'ouvrait devant lui et celle qu'il avait choisie. Il était jeune encore, il avait envie de vivre pleinement et ce fut en sifflant un allègre " Ça ira ! " qu'il s'en alla rue d'Anjou où Junius lui confirma tout ce qu'avait dit Delaunay en y ajoutant sa propre conviction qu'un État aussi violent ne pouvait s'éterniser et qu'il faudrait bien un jour composer avec les réalités d'une vie normale pour un peuple.

Le banquier, au fond, prêchait un converti. Chabot savait que tout allait mal pour la République. Soixante départements étaient en rébellion, les Vendéens partout vainqueurs gagnaient du terrain ; les frontières étaient entamées. On allait guillotiner le général de Custine qui n'avait pas pu garder Mayence, Valenciennes venait de capituler devant le duc d'York et les Autrichiens établissaient dans les territoires occupés du Nord une sorte de " junte " militaire rétablissant l'Ancien Régime. L'approvisionnement de Paris devint difficile. Certes on envoyait dans les provinces des " proconsuls " chargés de mater les rébellions locales et d'imposer leur loi à eux. Ainsi Chalier à Lyon - Fouché viendrait plus tard avec ses mitraillades -, Carrier à Nantes qui, trouvant la guillotine trop lente, institua les noyades en masse - et d'autres encore car on en expédia partout où les Girondins avaient allumé des révoltes. Certes, on avait rattrapé la majorité de ces fauteurs de troubles et Brissot leur chef, dont Hébert ne cessait de réclamer la tête, était à l'Abbaye. Certes, enfin, la Convention décidée à en finir avec la Vendée rappelait des frontières de l'Est quelques-unes de ses troupes et les envoyait, sous les ordres de Westermann, pratiquer la terre brûlée et le massacre systématique, mais l'agitation était encore bien loin de se calmer et nul ne pouvait être sûr des réactions de ce Paris toujours imprévisible qui souffrait de privations sans voir venir les temps heureux qu'on ne cessait de lui annoncer.

Alors, pour lui changer les idées, Barère, l'un des orateurs les plus écoutés, décida de lui offrir une distraction de choix. Le 31 juillet, il montait à la tribune de la Convention pour déclarer :

- Au moment où nous songeons à célébrer dignement l'anniversaire du 10 août qui a abattu le trône, je demande que l'on détruise à jamais les mausolées et tombeaux de Saint-Denis qui rappellent des rois l'effrayant souvenir !

Il n'eut pas besoin de se répéter. Quelle grande idée ! On applaudit, on s'enthousiasma et, pendant des semaines, des hommes armés de pioches vont envahir la basilique royale, briser les monuments, les statues, jusqu'au plus infime emblème royal, et surtout s'acharner sur les cercueils - le premier à être violé sera celui du maréchal de Turenne ! -, en arracher les corps que l'on jette à la voirie ou dans des fosses hâtivement creusées, après les avoir outragés en prélevant quelques souvenirs. Les reines seront les plus maltraitées : des mégères les insultent, leur arrachent des touffes de cheveux ou les débris de leurs robes. Même Henri IV, malgré sa conservation extraordinaire et l'image affectueuse qu'en gardait le peuple, n'échappera pas à la profanation : on lui coupera la barbe et les moustaches pour en faire des cadeaux. Des semaines dans la poussière et l'odeur nauséabonde !

Sur un autre plan, on proposa une loi des Suspects qui ouvrirait la porte à la Terreur en désignant tellement de gens à la fureur populaire qu'il deviendrait de plus en plus difficile de ne pas tomber sous ses coups. Enfin, on transféra la Reine à la Conciergerie pour instruire son procès... C'était le 2 août.

Le lendemain, fut annoncé que les armées autrichienne et anglaise se réunissaient pour marcher sur Paris, ce qui incita la Commune à demander la levée en masse de la Nation pour s'avancer contre l'envahisseur... et amena tout naturellement un ordre d'arrestation visant les sujets britanniques ou autrichiens résidant en France... Non sans peine, Batz obtint de Charlotte Atkyns qu'elle songe sérieusement à rentrer chez elle.

- Votre passeport de dame flamande ne vous protégera pas longtemps et, si vous voulez repartir vers les Flandres, les troupes que l'on dirige de ce côté ne vous laisseront pas passer. On vous accusera d'être une espionne de la régente, l'archiduchesse Marie-Christine, sour de la Reine...

- Je ne veux pas partir, vous le savez bien, et vous feriez mieux de m'aider à pénétrer dans la Conciergerie : je vous rappelle que je veux proposer à la Reine de prendre sa place !

- C'est irréalisable. Vous pensez bien que ses geôliers y ont pensé : aucune femme ne peut l'approcher à l'exception de celles qui s'occupent d'elle.

- J'irai déguisée en homme.

- Elle est gardée à vue ou presque. On n'est plus au Temple. D'ailleurs, sachez que je n'ai pas abandonné mon désir de la sauver. J'ai un plan qui est en voie d'exécution. Alors laissez-moi faire... et repartez ! N'oubliez pas que vous avez un fils et ne sacrifiez pas votre vie pour rien....

- Mais il y a aussi l'enfant, le petit roi. Ce pauvre petit aux mains de cette brute ! Il le tuera !

Un feu sombre s'alluma dans le regard du baron.

- Il s'en gardera bien : le Roi est un otage trop précieux pour la République. En outre, Simon sait que je ne le laisserais pas vivre vingt-quatre heures après sa mort. Enfin je peux vous assurer qu'il est bien traité : la femme Simon en raffole et le soigne comme il faut. Partez tranquille, je garde les yeux sur lui en attendant mieux !

- Partir, mais comment? Par vos bateaux de Boulogne ?

- Depuis la déclaration de guerre, ils ne peuvent plus sortir librement : les flottilles de pêche sont surveillées. Mieux vaut la Normandie. Vous emprunterez... un navire américain : le colonel Swan vous attend au Havre...

Lady Atkyns comprit qu'elle ne pourrait faire plier la volonté de cet homme et que, sans lui, elle ne pouvait rien.

- C'est bien. Je vais me préparer mais... vous avez vraiment un plan pour Elle ?

- Me prenez-vous pour un menteur? La nuit prochaine, je vous fais sortir de Paris. Soyez prête !

Elle lui tendit une main désabusée qu'il baisa, puis elle demanda :

- Vous retournez à Charonne ?

- Non. Je n'y retournerai pas avant que cette affaire ne soit réglée pour ne pas mettre Marie en danger. Je vis... chez des amis.

A l'aube du lendemain, lady Atkyns franchissait la barrière de la Conférence dans un tonneau noyé au milieu d'autres qui allaient se faire remplir de bière à la brasserie de Suresnes, installée depuis l'année précédente dans l'ancien château de la Source par cinq compères dont trois, le colonel Bourgeois, l'ancien garde du corps Fallois et l'ex-abbé Huvelle, étaient des habitués de l'épicerie Cortey et des amis sûrs. Batz lui-même, superbement ivre en apparence malgré l'heure matinale, menait le chariot brinquebalant en braillant des chansons à faire rougir un adjudant. L'Anglaise sortit de là couverte de bleus et à moitié asphyxiée par l'odeur acre de la bière mais ravie au fond de l'aventure. Elle passa la journée à la Source et repartit la nuit suivante dans un véhicule plus confortable, munie d'une liasse d'assignats pas trop neufs et fort bien imités grâce à la fabrique clandestine qui cohabitait harmonieusement, au château, avec la bonne bière de Suresnes.

Quelques jours plus tard, le citoyen Michonis, son écharpe autour du ventre et son chapeau à plumes sur la tête, pénétrait au Palais suivi par un petit rouquin en bonnet rouge et pantalon de toile rayée dont la carmagnole toute neuve d'un élégant gris " boue de Paris " s'ornait de deux oillets rosés plantés dans une boutonnière : c'était le chevalier de Rougeville qui s'apprêtait à jouer le rôle dont il rêvait depuis si longtemps. Et le cour lui battait fort.

Celui de Michonis aussi, quand il fit descendre son ami dans la courette en contrebas, sur laquelle ouvrait la porte de la Conciergerie.

- Nous allons passer le guichet, chuchota-t-il d'une voix un peu oppressée. Surtout ne dis pas un mot et laisse-moi faire !

Rougeville approuva d'un signe de tête et l'on s'avança vers les municipaux de garde à la grille. Ceux-ci connaissaient bien le citoyen Michonis, qui venait chaque jour faire son tour d'inspection comme dans les autres prisons. Ils ne lui demandèrent même pas son laissez-passer, se contentant de toucher leurs bicornes d'un doigt poli, mais ils s'intéressèrent à son compagnon que Michonis se hâta de présenter :

- C'est le citoyen Gousse et c'est mon adjoint, grogna-t-il. Vous feriez aussi bien de vous habituer à sa figure parce que vous le verrez souvent avec ou sans moi. Je ne peux plus suffire. Les prisons regorgent et on ne saura bientôt plus où mettre les suspects...

L'un des municipaux se mit à rire, cracha majestueusement, puis coinça sa bouffarde dans un coin de sa bouche :

- Pourquoi t'en touches pas un mot à Fouquier-Tinville, citoyen administrateur? Un mot de lui et t'auras toute la place que tu veux. Tu pourras même t'offrir des vacances! Comme dit le Père Duchesne, le " rasoir national " n'est pas fatigué...

Et de rire tandis que Michonis répliquait que ce serait trop beau si ça pouvait marcher aussi facilement.

Passé le guichet et atteint le vestibule du concierge qui lui faisait suite, Rougeville sortit son mouchoir et s'épongea le front. L'atmosphère lui semblait déjà irrespirable. Michonis qui le sentit lui donna un coup de coude :

- Fais un peu attention ! Voilà le guichetier !

Un homme en effet sortait de l'ombre. Reconnaissant Michonis, il toucha son bonnet rouge. Le directeur des prisons recommença les présentations et l'on échangea quelques fines plaisanteries. Puis le guichetier demanda :

- Tu commences par la veuve Capet, comme d'habitude?

Bon comédien, Michonis fit la grimace :

- Faut bien mais je te jure que c'est pas pour mon plaisir. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas, avec celle-là!

- Dame, ricana l'autre, ça vaut pas Trianon ici. C'est moins gai, mais par cette chaleur c'est plus frais!

Tout en parlant, il précédait les deux hommes dans un couloir obscur sur lequel ouvraient plusieurs portes à guichets grillés et armées de lourdes ferrures médiévales. Devant la première, qui était ouverte, deux gendarmes jouaient aux dés sur un banc, éclairés par une chandelle pour suppléer au jour trop pauvre. Ils se levèrent pour accueillir l'administrateur et, tandis que l'un d'eux poussait la porte, l'autre, un certain Gilbert, donnait à Michonis les dernières nouvelles. Rougeville combattit de son mieux l'émotion violente qu'il éprouvait.

A la suite de Michonis, il pénétra dans une cellule basse, mal éclairée par une fenêtre placée presque au niveau du sol de la cour des Femmes. Un lit, un fauteuil, une table sur laquelle un crucifix était placé, une toilette et un grand paravent cachant des ustensiles plus intimes composaient tout le mobilier de ce réduit où malgré le grand soleil du dehors ne pénétrait qu'un jour parcimonieux et triste. Il y avait là deux femmes : l'une était une jeune fille. Accorte et fraîche, elle se tenait debout près de la toilette. C'était Rosalie Lamorlière, la nièce du concierge Richard. L'autre, assise dans le fauteuil et toute vêtue de noir, tenait ses mains pâles nouées sur ses genoux. A sa vue, le cour de Rougeville manqua un battement : c'était la Reine.

Elle se leva pour accueillir les deux hommes avec une politesse résignée qu'on ne lui rendit pas.

- Je viens, comme d'habitude, voir si tu n'as besoin de rien, citoyenne, dit Michonis. Et aussi te présenter mon adjoint, le citoyen Gousse qui m'assiste dans ma lourde tâche...

Etranglé d'émotion, incapable de parler, Rougeville toucha vaguement son bonnet tandis que la Reine inclinait la tête. A la retrouver ainsi, son âme se gonflait d'affliction. Il voyait devant lui une femme de trente-sept ans, vieillie bien avant l'âge, un visage cireux marqué par la maladie, la douleur, les injures quotidiennes et surtout le chagrin éprouvé depuis qu'elle était séparée de ses enfants. Certes, sous le bonnet de linon entouré d'un ruban noir, ses beaux cheveux descendaient toujours sur son épaule en boucles gracieuses, mais ils étaient presque blancs. Quant au regard bleu, les larmes en avaient délavé la couleur, éteint la flamme. Pourtant, prisonnière, menacée, insultée, cette femme conservait une inimitable majesté. Pourtant, elle était toujours celle que le chevalier adorait et vénérait depuis qu'à son retour d'Amérique, il s'était incliné pour la première fois devant elle. Et le plus dur était de ne pas pouvoir se jeter à ses genoux.

Cependant, le regard dont Marie-Antoinette avait effleuré le nouveau venu s'animait un peu tandis qu'une rougeur fugitive passait sur ses pommettes. Il y eut même l'ébauche d'un sourire et Rougeville comprit qu'elle l'avait reconnu pour celui qui, le 20 juin, l'avait sauvée en l'obligeant à rejoindre le Roi dans la salle du Conseil. Des larmes, alors, montèrent à ses yeux.

Michonis, pour sa part, entretenait le garde Gilbert des nombreuses difficultés de sa charge. Rougeville en profita pour s'approcher du poêle et laisser tomber comme par mégarde l'un de ses oillets, puis il jeta à la Reine un coup d'oil qu'elle ne comprit pas. Alors, il s'approcha, se pencha et très vite chuchota :

- Ramassez l'oillet qui contient mes voux les plus ardents. Je viendrai vendredi... Puis, plus bas encore : Quand nous serons sortis, formulez une réclamation quelconque !

Cela dit, il sort avec Michonis qui a enfin fini son discours et veut lui faire visiter la cour des Femmes. C'est là que Gilbert les rejoint, annonçant que la prisonnière veut déposer une réclamation au sujet de la nourriture. Et Michonis de grogner :

- Cela m'étonnait aussi qu'elle n'ait rien trouvé à redire. Maintenant, j'en ai pour un quart d'heure à entendre ses jérémiades...

Il semble si mécontent que le citoyen Gousse lui propose tout naturellement d'y aller à sa place. Et Michonis, bien sûr, accepte :

- Bon, vas-y, mais tâche de ne pas te laisser entortiller! C'est qu'elle est finaude la mâtine!

- Dans cinq minutes je suis là...

Le dialogue, en effet, est rapide. Rosalie est sortie, la Reine est seule.

- Votre témérité me fait frémir, dit Marie-Antoinette qui a eu le temps, à l'abri de son paravent, de trouver le billet et de le lire. Il contient l'annonce qu'on reviendra le vendredi suivant avec de l'or pour acheter les gardiens.

- Il fallait que je vienne, répond-il. J'ai de l'argent, des complices dont Michonis et Batz ainsi que des moyens sûrs de vous tirer d'ici.

- J'ai fait le sacrifice de ma vie et seuls mes enfants me tourmentent.

- On s'en occupera. Votre courage est-il abattu?

- Ma santé, oui, mais mon cour ne l'est pas.

- Alors gardez espoir, Madame, nous vous sauverons...

Il n'en dit pas davantage : la femme Harel qui s'occupe de la Reine avec Rosalie vient d'entrer avec un seau d'eau. Celle-là n'était certainement pas une sympathisante : Rougeville le comprit et sortit sans saluer en bougonnant dans le meilleur style Michonis.

En quittant la Conciergerie, il se rendit chez Roussel où il logeait alors avec Batz et qui servait en quelque sorte de quartier général. Il rendit compte de la visite et passa ensuite l'une des meilleures nuits de sa vie, bercé par l'espérance. Mais le lendemain, alors que les trois hommes étaient à table, Michonis accourut. Il semblait très troublé.

- Je viens de là-bas, dit-il en se laissant tomber sur une chaise, et je crois bien que nous l'avons échappé belle...

- Il s'est passé quelque chose? demanda Batz déjà sur la défensive.

- Oui. Quelque chose qui aurait pu être grave. Ce matin, la femme Richard, la concierge qui porte ses repas à la Reine, a voulu, par jeu, explorer les poches du gendarme Gilbert, histoire de lui chiper les lettres d'amour de sa bonne amie. J'ignore s'il y en avait mais, parmi les papiers qu'elle a sortis, elle en a trouvé un qu'elle m'a porté tout droit en disant qu'il lui semblait suspect.

Et il tira de sa poche un rouleau de mince papier gris que Rougeville reconnut aussitôt. Ce n'était, à vrai dire, qu'un morceau de ce qu'il avait glissé dans l'oillet mais, en le déroulant, il s'aperçut qu'il était percé de nombreuses piqûres d'épingle.

- Regarde ! dit-il à Batz. On dirait une écriture... C'en était une en effet. Présenté à la lumière, le papier révéla quelques mots : " Je me fie à vous. Je viendrai... "

- Elle accepte ! s'écria Rougeville en se laissant tomber à genoux d'émotion. Elle accepte! Mon Dieu, j'avais si peur qu'elle refuse pour ne pas abandonner ses enfants à la colère de leurs bourreaux !

- Ouais, fit Michonis, mais c'est heureux que la femme Richard ne nourrisse aucun soupçon en ce qui me concerne. Si au lieu de me l'apporter elle avait eu la mauvaise idée de le faire tenir à Fouquier-Tinville, nous étions perdus et la Reine avec nous.

- Oui... mais elle ne l'a pas fait! coupa Batz agacé. Je pense que ceci est peut-être la meilleure des nouvelles. Dis-moi, Michonis, sais-tu si Gilbert a essayé de défendre ses poches contre la curiosité de la concierge ?

- Oui, il paraît qu'il s'est défendu comme un beau diable !

- Excellent ! Eh bien, mes amis, si le billet était dans sa poche et s'il a voulu empêcher la femme Richard de s'en emparer, cela veut dire que la Reine a réussi à le gagner et qu'il nous laissera agir.

Michonis vida d'un trait le verre de vin que Roussel lui avait servi et le tendit pour le faire remplir de nouveau :

- Tu as raison. Je pensais aussi qu'on n'aurait pas trop de mal avec Gilbert. Je sais qu'il plaint la Reine - il lui a même déjà apporté des fleurs - et je suis presque certain qu'il a laissé un prêtre clandestin pénétrer jusqu'à elle. Quant au maréchal des logis Dufresne, c'est un brave homme qui n'a rien de sanguinaire.

- Résumons-nous! reprit Batz. Demain, je te donne l'or que tu as annoncé à Sa Majesté. Ensuite nous passons à l'action car il faut nous hâter. Le 2 septembre au plus tard, nous enlevons la Reine. Je m'occuperai d'avoir une voiture que j'amènerai dans la cour de la Conciergerie avec deux gendarmes qui seront de nos amis. Pendant ce temps, vous irez réclamer la prisonnière prétendument pour la ramener au Temple sur l'ordre du Comité de salut public. Au besoin vous pourrez vous servir, comme accréditif, de cette affaire de billet piqué : le Comité, inquiet, penserait que la Reine n'est pas assez bien gardée à la Conciergerie. Les Richard ne verront là rien que de très normal...

- Et ensuite, nous l'emmenons où ?

- Au château de Livry, chez Mme de Jarjayes ou plutôt chez son père. L'épouse du chevalier s'y est retirée depuis le départ de son époux. Elle vit avec son père, Quelpée de la Borde, son gendre, M. de Berny, et sa fille qui attend un enfant [xviii]. De là, on conduira la Reine munie d'argent et de faux papiers en Allemagne où elle arrivera j'espère saine et sauve !

- Livry ? murmura Rougeville. L'un des relais du voyage à Varennes...

- Oui, mais c'est à présent le chemin le plus rapide pour la mettre à l'abri et on n'imaginera pas qu'elle aura osé reprendre cette route fatale.

Le lendemain qui était le vendredi 30 août, Michonis et Rougeville réitéraient leur visite à la Conciergerie. Mais cette fois le chevalier dissimulait dans les vastes poches de son habit gris une somme importante en louis d'or et en assignats.

Ils trouvèrent la Reine en compagnie de la femme Harel qui lui donnait quelques soins. La santé de la prisonnière minée par de continuelles hémorragies, les épreuves subies, le manque d'air et la réclusion, se détériorait de façon inquiétante. Quand les deux hommes entrèrent, elle était étendu sur sa couchette, une couverture posée sur ses jambes. A la vue de Rougeville ses mains se mirent à trembler, mais elle les cacha sous la couverture d'un geste naturel comme pour les réchauffer.

La femme Harel ne paraissant pas décidée à quitter la place, Michonis l'entreprit afin de permettre à Rougeville de remettre l'argent. Le sujet de conversation était aisé à trouver : la santé de la prisonnière puisqu'on la trouvait étendue. Afin de pouvoir parler plus discrètement, Michonis entraîna la femme près de la fenêtre, son large dos faisant écran.

- On dirait que la veuve Capet décline? Tu ne trouves pas, citoyenne ?

- Bah, fit celle-ci avec un mauvais sourire, elle tiendra bien jusqu'à l'échafaud. C'est de la mauvaise graine : ça fait des manières mais c'est solide !

- Faut l'espérer, fit Michonis avec un gros rire. Ça serait trop triste qu'elle passe ici.

- On veillera à ce qu'elle tienne jusque-là, ricana-t-elle en écho.

Pendant ce temps, Rougeville se penchait sur le lit comme s'il voulait examiner la figure de la Reine et chuchotait tout en glissant doucement l'argent sous la couverture :

- Ce sera pour lundi soir. Mais aurez-vous la force ?

- Je l'aurai...

- Vos gardiens?

- Sont gagnés. Rosalie aussi...

- Et... cette femme ? dit-il en désignant du menton la femme Harel.

- Non. Elle ne m'aime pas et ne cesse de nie questionner...

- Alors, n'en parlons pas.

Le samedi et le dimanche parurent interminables à Rougeville, qui avait rejoint son amie Sophie Dutilleul mais, pour Marie-Antoinette, la plus dure fut la journée du lundi 2 septembre et ce fut dans la prière qu'elle trouva le meilleur refuge.

Les murs cependant épais de la vieille prison ne défendaient pas vraiment contre la chaleur qui, tout le jour, avait été pesante. L'air stagnait dans la cour des Femmes, difficile à respirer. Quand le soir tomba, la cloche du préau sonna pour ordonner aux détenues de regagner leurs cachots respectifs. Seule, en effet, la Reine était gardée au secret et quand elles passaient devant sa fenêtre les autres prisonnières élevaient toujours la voix afin de l'informer un peu de ce qui se passait dans la prison ou dans la ville.

Lorsque la grande horloge du quai sonna onze heures, les bruits de la Conciergerie s'éteignirent. Il y eut cependant le roulement d'une voiture, attelée de plusieurs chevaux puis des claquements de portes. Des pas se firent entendre dans le couloir et une lumière apparut au guichet tandis que le cour de Marie-Antoinette manquait un battement. La Reine qui était restée dans son fauteuil se tourna vers la porte que franchissaient quatre hommes : Michonis, Rougeville, Gilbert et Dufresne.

- Pas encore couchée, citoyenne ? dit l'administrateur. C'est tant mieux car nous venons te chercher.

- Où m'emmenez-vous ?

- Au Temple. La Commune a décidé que tu y serais ramenée dans l'intérêt de ta sécurité. Je dois t'escorter...

- Je vais donc revoir mes enfants ?

- Je n'ai pas d'ordres à ce sujet, fit Michonis le visage fermé. Prépare-toi !

- Je suis prête, Rosalie m'enverra le reste de mes affaires.

La jeune fille qui était entrée derrière les hommes jeta sur ses épaules une mante à capuchon puis, les larmes aux yeux, lui baisa la main. Émue, Marie-Antoinette l'embrassa. Entre Gilbert et Dufresne, elle quitta sa cellule, précédée de Michonis et suivie de Rougeville au supplice. On arriva dans le vestibule du concierge où Richard attendait, une lanterne à la main. Là on s'arrêta.

Richard alla chercher le registre pour la levée d'écrou et Michonis discuta un instant avec lui, sans difficultés d'ailleurs, car le concierge ne voyait rien d'extraordinaire à ce transfert nocturne. Les deux gardes enfin allaient ouvrir le guichet quand une voix railleuse retentit :

- Bien entendu, citoyen Michonis, tu as un ordre exprès du Comité de salut public qui te commande de ramener la veuve Capet au Temple ?

C'était la femme Harel. Grimaçant un sourire, elle sortait de derrière un gros pilier. Rougeville sentit une main de glace lui étreindre le cour mais Michonis, en face du danger, voulut jouer d'autorité :

- Naturellement, je l'ai.

- Alors montre-le !

- Je ne l'ai pas ici. Je l'ai laissé chez moi et nous n'avons pas le temps d'aller le chercher. Allons-y, vous autres !

Mais forte de sa haine qui la rendait clairvoyante, la femme Harel ne se laissa pas intimider.

- Il vaudrait tout de même mieux, pour toi comme pour ceux qui sont ici, que tu prennes le temps de faire un saut chez toi. Puis, se tournant vers le concierge et les gardiens, et changeant de ton : Vous savez ce que cela signifierait pour nous tous si le citoyen Michonis n'était pas ce qu'il paraît et si la veuve Capet n'allait pas au Temple ? Vous avez envie de faire connaissance avec la guillotine ?

- C'est ridicule, gronda Michonis. Tout le monde ici me connaît et connaît mon civisme. Toi aussi, citoyenne, et tu devrais savoir que je suis homme à te faire payer... très cher une insulte comme celle-là.

- Quand tu reviendras avec ton papier, je te ferai toutes les excuses que tu voudras. D'ailleurs, à propos de papier, qu'est devenu celui que la citoyenne Richard a trouvé sur le gendarme Gilbert ? C'est toi qui l'as ?

- Bien entendu, puisqu'on me l'a remis... Tout en parlant Michonis regardait Rougeville, le vit blême, prêt à défaillir, et détourna les yeux pour constater que les autres n'étaient guère plus frais. Il comprit que tout était perdu. Même un coup de force était impossible : lui et Rougeville étaient sans armes et les deux autres, en dépit de l'or qu'on leur avait donné, avaient bien trop peur pour ne pas changer de camp. Certes, il y avait dehors Batz, sur le siège de la voiture avec les deux faux gendarmes, mais l'épaisseur des murs les mettait hors de portée de voix et l'on pouvait compter sur la femme Harel pour appeler à la garde et ameuter tout le quartier. Pourtant, il allait peut-être se lancer dans l'aventure. Ce fut la Reine qui l'en empêcha.

- Ne vaut-il pas mieux, dit-elle avec douceur, que vous alliez chercher ce malheureux papier? Cela nous retardera peut-être un peu mais est-ce si important ? Quant à moi, j'ai tout mon temps et je préférerais attendre dans ma cellule.

D'elle-même, détournant la tête pour ne pas voir l'expression torturée de Rougeville, elle reprit le chemin de sa prison, suivie par les deux gendarmes qui tremblaient comme feuilles au vent. Michonis haussa les épaules :

- Elle a raison. Allons-y !

Au-dehors, ils rejoignirent Batz déguisé en garde national. Un simple coup d'oil fit deviner au baron qu'une fois de plus, le coup était manqué. Tandis que Rougeville s'effondrait dans la voiture, secoué de larmes, Michonis sauta sur le siège pour raconter ce qui s'était passé.

- Quelle stupidité! gronda Batz. Tu avais bien un ordre de la Commune ? Celui que je t'ai donné.

- Oui, et cela aurait suffi sans cette femme affreuse...

- Au fait, que faisait-elle là en pleine nuit ? Elle n'habite pas la Conciergerie, que je sache ?

- Ça, c'est un mystère !

- Que j'éclaircirai. En attendant, tu vas rentrer chez toi mais comme il faut à tout prix que tu gardes tes fonctions, tu vas crier bien haut que tu as été trompé par le citoyen Gousse - que je vais faire disparaître dès cette nuit - et que tu es innocent. Tu apporteras même le fameux papier aux trous d'aiguille sur la table du Tribunal révolutionnaire après l'avoir rendu illisible avec d'autres trous. Quant à l'ordre resté prétendument chez toi, il t'aura été volé et tu te poseras en victime d'une infâme machination. A présent, séparons-nous! Toi, tu rentres chez toi.

Il avait arrêté la voiture au-delà du pont-au-Change, sautait à bas du siège, ordonnait à Roussel, l'un des faux gendarmes, de conduire la voiture et Rougeville chez lui, confiait l'autre cheval à La Guiche - le second gendarme.

- Et toi? demanda celui-ci, que comptes-tu faire?

- Moi ? Je retourne là-bas, dit-il en désignant les tours pointues qui se découpaient sur le ciel nocturne. Il y a quelque chose que je veux savoir... Ne t'inquiète pas !

- Tu ne veux pas que j'aille avec toi ?

- Et avec toute cette cavalerie? Merci, La Guiche ! Et à bientôt. Prends soin de toi !

Il s'élança vers la Conciergerie, poussé par une hâte, une impulsion qu'il ne s'expliquait pas. Cela lui arrivait parfois et il savait que s'il n'obéissait pas à cet ordre mystérieux que l'on pourrait appeler un pressentiment, il le regretterait. En fait, il était persuadé que, sa vilaine besogne accomplie, la femme Harel ne resterait pas plus longtemps à la prison et il voulait la suivre jusqu'à son logis dans l'espoir qu'il se situerait dans un lieu assez obscur et retiré pour qu'il puisse effacer cette misérable de la surface de la terre. Qu'au moins la Reine ne revoie plus jamais ce visage haineux !

Il était décidé à attendre le temps qu'il faudrait, fût-ce jusqu'au matin et même au-delà, avec la patience du chasseur à l'affût. Ce ne fut pas si long. Une demi-heure ne s'était pas écoulée qu'une femme en cotillon rayé et caraco foncé sous un fichu bariolé quittait la Conciergerie, saluée par l'une des sentinelles d'un :

- T'es encore là, citoyenne Harel ? Tu te plais tellement là-dedans que tu travailles la moitié de la nuit?

- J'avais à faire ! Bonne nuit, citoyen Gras !

Batz pensait qu'elle allait prendre le pont mais au contraire elle lui tourna le dos, passa devant l'ancienne église Saint-Barthélémy devenue théâtre de la Cité, traversa la place pour s'enfoncer dans le dédale de rues plus ou moins sordides qui séparaient le Palais de Justice et Notre-Dame transformée, elle, en temple de la Raison avec, à la place d'un tabernacle, une sorte de montagne devant laquelle officiait Mlle Aubry, actrice promue au rang de déesse. L'endroit étant mal famé, voire dangereux, Batz fut un peu surpris que l'épouse d'un policier s'y rendît ou même y habitât. Mais elle ne rentrait pas chez elle. Batz le comprit quand il la vit s'arrêter devant un cabaret où un peu de lumière filtrait au travers des carreaux sales protégés par une grille. On était alors rue de la Lanterne et, au-dessus de la porte basse pendaient trois grappes de raisin en fonte. Du coup, l'intérêt de Batz s'aiguisa : c'étaient là sans doute les Trois-Pampres dont Lenoir lui avait conseillé de ne jamais s'approcher parce que certains agents d'Antraigues - donc ceux du comte de Provence - y recrutaient leurs hommes de main... Allait-il avoir la chance de faire d'une pierre deux coups ?

Sans hésiter, la femme Harel poussa la porte mais resta sur le seuil, éclairée par les quinquets de l'intérieur. Batz la vit faire un geste d'appel et, en effet, quelques instants plus tard, un homme sortit. Il ne portait pas la sempiternelle tenue égalitaire mais des habits noirs qu'aucun bout de linge blanc n'éclairait. Seule tache de couleur : l'énorme cocarde républicaine de son chapeau rond. Il prit le bras de la femme et l'entraîna un peu à l'écart de la gargote. La chance voulut que ce fût du côté où Batz se tapissait dans l'embrasure d'une porte en contrebas.

- Alors ? demanda l'homme, tu as du nouveau ?

- Et du bon! Ça a eu lieu tout à l'heure. Michonis et Gousse, son adjoint, ont tenté d'enlever Antoinette sous prétexte de la ramener au Temple, mais j'étais là. Je me doutais bien depuis l'affaire du papier trouvé sur Gilbert que quelque chose se préparait et que ça ne traînerait pas. Dire que tu ne voulais pas me croire quand je t'ai prévenu!

- Oh ! c'est que passer ses soirées dans ce bouge, c'est pas bien agréable, même si j'y suis un peu chez moi. Mais je reconnais que tu avais raison. Aussi voilà ce que tu as gagné...

Une bourse assez ronde qui ne contenait certainement pas d'assignats passa de la main de l'homme dans celle de la femme qui la soupesa.

- C'est quoi?

- Des jaunets. Ceux qui nous emploient sont généreux comme tu vois, mais continue à ouvrir l'oil. Il peut y avoir d'autres tentatives et il ne faut pas qu'elle en réchappe ! Sinon les Autrichiens en feraient la Régente avec tout ce qui s'ensuit et on ne veut pas de ça.

- T'inquiète pas ! Le jour où on la raccourcira sera le plus beau de ma vie ! Je la hais bien, tu sais !

- Qu'est-ce qu'elle t'a fait ?

- Elle avait tout et moi rien ! Il était temps que ça change...

- Bon, préviens-moi s'il y a autre chose. Moi, je vais finir mon pichet et je rentre....

Il regagna le cabaret. La femme Harel le suivit des yeux puis, avec un petit rire, elle fit sauter la bourse une ou deux fois dans sa main avant de la fourrer dans son corsage sous l'abri du fichu. Ensuite, elle voulut repartir vers le Palais, mais Batz bondit. Ses doigts d'acier se refermèrent sur le cou de la femme qui ne l'avait pas vu venir. Elle n'eut pas le temps de pousser un cri et s'écroula dans la poussière, morte.

Un instant il la regarda, envahi d'une sombre joie, puis, la tirant par les pieds, la rapprocha des Trois-Pampres pour être certain que l'homme la verrait en sortant. Ce qui ne saurait tarder puisqu'il avait annoncé qu'il retournait seulement terminer son vin. Batz se dissimula de nouveau, mais plus près, et attendit. Pas longtemps, trois ou quatre minutes tout au plus, et l'homme reparaissait.

Il eut un haut-le-corps en voyant le cadavre, faillit s'enfuir mais se ravisa, regarda autour de lui et, suivant ainsi à la lettre le raisonnement de Batz, s'agenouilla pour fouiller sa complice et reprendre la bourse qu'il lui avait donnée. Batz, alors, bondit sur lui en criant " A la garde ! ", tout en sachant fort bien qu'il y avait peu de chance de la voir paraître à cette heure de la nuit, mais sa voix sonore tonna dans le silence nocturne, chassant les chats et attirant au-dehors les quelques clients du cabaret.

Pris au dépourvu, l'homme s'écroula sous son poids au moment précis où il retirait la bourse du corsage. Il tenta de se relever, mais Batz l'étendit à terre d'un maître coup de poing.

- Qu'est-ce qui se passe ? demanda le patron des Trois-Pampres qui accourait avec une lanterne. Qui es-tu ?

- Caporal Forget, de la section Le Pelletier. Je viens de voir ce bandit étrangler cette femme pour la voler. Regarde !

L'agresseur tombé près de sa prétendue victime essayait de reprendre ses esprits. Il avait lâché la bourse et quelques pièces d'or brillèrent dans la poussière, allumant de curieuses flammes dans l'oil du cabaretier et de ceux qui l'avaient suivi.

- Et qu'est-ce que tu veux qu'on y fasse ?

- Que tu la mettes au frais dans ta cave jusqu'à ce que la garde vienne la chercher. C'est une des nôtres, une femme du peuple et elle doit être vengée...

- La Garde nationale? grommela l'autre, on l'aime pas tellement. Elle est presque aussi curieuse que la police... Et puis, c'est un client.

- C'est pas toi qui accuses, c'est moi et j'ai tout vu. En outre, un service en vaut un autre : laisse seulement une pièce dans la bourse. Les autres, tu les partageras avec ces braves gens...

Les " braves gens " avaient tous des têtes à faire frémir, mais ce langage-là avait de quoi leur plaire. En outre, rendre service au caporal Forget leur délivrait presque un certificat de civisme, quelque chose de bien précieux pour des truands en ces temps où la vertu était à l'ordre du jour.

- Va chercher tes copains, citoyen, on s'en occupe, conclut le cabaretier en empoignant le " client " qui tentait de fuir. Puis il éclaira de sa lanterne le visage de la morte :

- Connais pas ! Tu saurais qui c'est, toi ?

- Peut-être, fit Batz en se penchant sur elle. Mais oui, bien sûr que j'ia connais. C'est la femme à Harel, le policier. Je l'ai vue y a pas longtemps à la Conciergerie où elle surveillait l'Autrichienne. Va pas être content, Harel, et Fouquier-Tinville non plus.

Mais il n'avait pas besoin d'en rajouter. Le siège de son auditoire était fait... et les pièces d'or avaient déjà disparu quand l'homme fut ramené à l'intérieur et bouclé dans la cave.

- On t'attend, citoyen caporal, conclut le patron. Tu peux nous faire confiance, y s'envolera pas !

Une heure plus tard, le complice de la femme Harel était arrêté. Batz n'avait eu aucune peine à reconnaître en lui Louis-Guillaume Armand, le mouchard qui avait failli le faire arrêter chez Roussel à son retour de Londres. Il savait maintenant pour qui il travaillait en réalité et, finalement, regretta de ne pas l'avoir reconnu plus tôt. C'eût été si facile de le tuer lui aussi ! Seulement, le caporal Forget n'aurait pas acquis un statut privilégié dans la taverne où recrutaient Antraigues et les autres agents de Monsieur...

CHAPITRE IX LE PARADIS PERDU

Toute sa vie, Jean de Batz devait regretter de n'avoir pas tué Armand. Celui-ci ne resta pas longtemps en prison. Il connaissait toutes celles de Paris, ou presque, pour y avoir séjourné auprès de tel ou tel prisonnier dans le rôle infâme du mouton. On appréciait trop, en haut lieu, les services de l'affreux personnage pour ne pas lui rendre rapidement une liberté dont il faisait si bon usage.

Michonis, de son côté, cria bien haut au scandale et joua l'imbécile avec un naturel admirable, plaidant la bonne foi surprise et rejetant toute la responsabilité de la tentative sur le " citoyen Gousse " dont il n'imaginait pas un seul instant qu'il pût nourrir la moindre sympathie pour la veuve Capet. Il savait pouvoir charger Rougeville sans crainte de lui causer le moindre désagrément : avant que l'aube ne se lève, Batz avait mis son ami à l'abri dans les carrières de plâtre de Montmartre. Michonis n'en fut pas moins emprisonné à la Force.

Ce fut la Reine qui eut le plus à souffrir de cet échec. Les deux gendarmes, Gilbert et Dufresnes, furent destitués, les époux Richard renvoyés. Seule la jeune Rosalie Lamorlière fut autorisée à garder son poste mais, dès le lendemain, la cellule fut fouillée de fond en comble. Par un raffinement mesquin, on ôta à la prisonnière les deux bagues qui lui restaient, et son linge : dorénavant, ses chemises lui seraient données une à une. Ensuite, on la changea de prison, la cellule initiale étant apparue trop proche de la porte. A présent, il faudrait passer cinq grilles avant de l'atteindre et les gardiens s'installèrent dans la chambre même, n'hésitant pas à obliger la Reine à se lever la nuit pour fouiller son lit. Le complot de l'oillet n'avait fait que rendre plus cruel le calvaire qu'elle endurait.

Batz, dont le nom n'avait même pas été prononcé, en eut pleinement conscience et souffrit comme un damné. Le meurtre de la femme Harel ne l'apaisait pas. Il ne cessait de se reprocher de ne pas l'avoir éliminée plus tôt. Sans ce misérable grain de sable pétri de haine, la Reine serait peut-être déjà en sûreté de l'autre côté de la frontière ! Marie, qu'il était allé rejoindre comme le condamné poursuivi se jette dans l'asile d'une église, était le témoin navré de ses nuits sans sommeil passées à arpenter son cabinet de travail ou à errer dans le jardin comme s'il espérait de la terre une réponse aux questions angoissées qu'il se posait.

Les deux premières nuits, Marie ne chercha pas à s'en mêler. Elle avait déjà vécu des heures semblables après la mort du Roi et elle l'aimait trop pour ne pas ressentir sa souffrance d'écorché vif, au point d'en oublier sa propre douleur. La troisième nuit, cependant, elle entendit, vers une heure, le léger grincement de la porte-fenêtre et, s'enveloppant d'un saut de lit, elle le rejoignit au jardin. Il était assis sur un banc de pierre disposé de façon à pouvoir contempler les buissons de rosés, à ce point prisonnier de ses sombres pensées qu'il ne l'entendit pas venir derrière lui et ne tressaillit même pas quand elle appuya la main sur son épaule. D'un geste naturel, il posa, sans se retourner, sa main sur les doigts soyeux :

- Tu ne dors pas ?

- Comment le pourrais-je quand je vois ce que tu endures ? Tu te tortures à te faire des reproches que tu ne mérites pas... que personne d'ailleurs ne mérite. Ni Michonis, ni Rougeville qui doit souffrir le martyre parce que lui, en plus, il est passionnément amoureux de la Reine.

- Mon cour, cela ne change rien au fait que nous n'avons pas pris assez de précautions.

- Vous auriez pu en prendre cent fois plus, mille fois plus, que cela n'aurait rien changé : on ne peut aller contre le Destin.

- Et celui de la Reine était scellé d'avance, selon toi?

Sans répondre, elle vint s'asseoir auprès de son amant qui passa aussitôt un bras autour de ses épaules.

- Pendant ces jours où tu étais absent, La Harpe est venu me voir. Je l'en avais prié, d'ailleurs.

- Tu avais envie d'entendre ses vers ? Ils ne sont pas bien fameux pourtant...

- T'a-t-il jamais raconté ce souper chez le prince de Beauvau dont il a été l'un des convives en 1788?

- Celui où Cazotte a fait de si étranges prédictions ? Une fois, oui, il y a longtemps. Je sais qu'il avait prédit une révolution sanglante. Mais tu sais que ce brave homme m'ennuie un peu, et nous n'en avons pas reparlé.

- Moi je l'ai interrogé à la suite du dîner de Chabot et pour qu'il puisse m'en dire encore davantage, je l'ai prié de revenir. Il a prédit la mort du Roi... et aussi celle de la Reine ! Cesse de te tourmenter, Jean. Quoi que tu fasses, quoi que tu tentes, elle mourra. Essaie de ne pas entraîner trop de monde à sa suite. Tu sais que Sophie Dutilleul a été arrêtée?

- L'amie de Rougeville ? Pauvre innocente ! Son seul crime est de l'aimer... au moins autant qu'il aime la Reine...

- Alors, au lieu de ressasser tes griefs contre toi-même, pourquoi ne pas essayer de la sauver? Au moins elle ! murmura Marie sans pouvoir retenir le sanglot qui lui venait.

Touché, il la saisit dans ses bras, la serra contre lui pour couvrir son visage de baisers.

- Marie, Marie ! Pardonne-moi ! C'est toi qui as raison, toujours raison, et j'ai mieux à faire que pleurer. Je vais essayer de la faire évader. Et puis il y a l'enfant... mon petit roi ! C'est à lui que je me dois, et à la destruction de ces monstres pompeux qui font peser sur nous tous leur sanglante dictature !

La jeune femme eut à peine le temps de goûter la douceur de cet instant. Déjà il se levait, mais sans la lâcher.

- Viens, dit-il tendrement, viens me rendre mes forces ! Je vais en avoir tellement besoin ! Demain, je retourne au combat !

- Que veux-tu faire ?

- Quelques visites ! Et puis voir un peu où en est Chabot !

- Alors, à mon tour de te demander, pour un instant, de ne pas me parler de cet horrible bonhomme ! La nuit est si belle !

- Moins belle que toi !

Plus tard dans la nuit, Marie demanda :

- Puisque tu fais fi des prédictions de Cazotte, pourquoi ne pas aller voir Bonaventure Guyon [xix] ? Ses visions t'ont été bonnes...

- J'y suis allé, mais je ne l'ai pas trouvé. C'est un prêtre, tu sais, et son grenier n'est peut-être plus une cachette... si tant est qu'il l'ait jamais été. Quelqu'un m'a dit qu'il avait disparu tout à coup, comme s'il s'était volatilisé. Mais tu as raison de m'y faire penser. Je verrai Le Noir, il saura peut-être quelque chose.

Pour une fois, l'ancien lieutenant général de police ignorait où était passé l'étrange bonhomme et ne cherchait pas à le savoir : si Bonaventure Guyon avait jugé bon de fuir Paris, c'eût été lui rendre le plus mauvais des services que lui courir après.

- Peut-être feriez-vous bien de l'imiter? soupira Le Noir. Vous devriez emmener Marie et partir pour votre pays d'Armagnac. Votre père vit encore ?

- Bien que je sois sans nouvelles depuis quelque temps, je l'espère...

- Vous n'avez pas envie de le revoir?

- Ce serait une très grande joie, mais vous savez que je ne m'appartiens plus, que je n'ai plus le droit de penser à moi, encore moins au bonheur. Et Marie le sait aussi...

- C'est tout à votre honneur. Cependant songez que le pavé de Paris pourrait devenir brûlant pour vous. Même si l'on n'a pas prononcé votre nom au sujet du complot de l'oillet, il est logé dans quelques mémoires dangereuses. Robespierre, lui-même, commencerait à penser que de tous ses ennemis vous êtes le pire.

- S'il en vient à me haïr, le jour où il tombera je serai l'homme le plus heureux du monde.

- Prenez garde de ne pas tomber avant lui! J'espère que vous ne tenterez plus rien pour sauver la Reine. Elle est perdue sans recours.

- Elle n'est même pas jugée.

- Elle le sera bientôt et, croyez-moi, tout ira très vite : la sentence est déjà rendue et l'exécution interviendra dans les heures suivantes. Vous ne pouvez plus rien!...

Le sourire moqueur de Batz ne dérida pas son vieil ami.

- Vous craignez que je ne recommence ce que j'ai manqué pour le Roi ? L'enlever avec ou sans sa voiture sur le chemin de l'échafaud ?

- La voiture ? Pensez-vous sérieusement qu'elle aura droit au même honneur que son époux? Il était le Roi, envers et contre tout, le Père en quelque sorte. Elle n'est que l'Autrichienne exécrée : on ne lui épargnera rien. C'est dans une charrette, exposée aux yeux de tous, qu'elle partira, pour que le calvaire soit plus cruel encore. Le pilori en quelque sorte avant le couperet !

Le sourire avait disparu, remplacé dans les yeux de Batz par le feu sombre que Marie redoutait tant.

- Alors, il me restera un dernier moyen de la servir : lui tirer une balle dans la tête ou dans le cour pour lui éviter ça !

- Je vous sais assez sûr de votre main et de votre coup d'oil pour tenter cette folie... dont vous ne sortiriez pas vivant. Et vous devez vivre, Jean de Batz ! Pour votre Roi... et pour achever ce que vous avez entrepris. Ou alors, revenons-en à ce que je vous ai conseillé : partez avec Marie ! Il faut de la logique dans la vie et vous n'en avez jamais manqué. Je vous en supplie, prenez garde : le jeu que vous jouez avec Chabot est dangereux. L'homme est un lâche pourri jusqu'à la moelle : il dénoncera tout et n'importe quoi quand il pensera que sa tête risque de lui échapper.

- Croyez-vous que je ne le sache pas ? Mais le jeu, comme vous dites, en vaut la chandelle...

Cependant, ledit Chabot vivait une sorte de rêve éveillé. Ses bons offices à l'Assemblée lui rapportaient de l'argent, il aimait, il était aimé d'une ravissante fille et, quand il l'épouserait, ce qui ne saurait tarder, il recevrait une dot de deux cent mille livres qui, jointes à ce qu'il possédait déjà, feraient de lui un homme riche. Mieux encore, les Frey lui offraient de s'installer dans leur hôtel de la rue d'Anjou où la corne d'abondance et ses délices semblaient inépuisables. On lui proposa l'appartement situé à l'entresol, auquel on accédait par un large et bel escalier de pierre. Tout meublé, bien sûr, et de quelle agréable façon !

Passé l'antichambre que Léopoldine lui avait abandonnée pour y placer quelques souvenirs : un buste de Brutus et des gravures représentant le tombeau de Marat et le serment du Jeu de Paume, plus un portemanteau pour y accrocher son bonnet rouge, on trouvait au-delà un grand salon tendu de lampas vert et blanc avec d'épais rideaux de taffetas à carreaux de même couleur et toutes sortes d'objets rappelant davantage Trianon que le club des Jacobins. Ainsi, entre deux chandeliers d'argent, une pendule de marbre bleu et blanc supportant un amour en biscuit de Sèvres. La chambre à coucher était plus séduisante encore : tentures de damas jaune et blanc doublées de taffetas blanc, dont certaines habillaient un grand lit de bois doré à quatre colonnes soutenant un dais emplumé. Quant à l'ameublement, il se composait de deux canapés, quatre fauteuils, deux chaises, une toilette d'acajou, un grand miroir pour refléter la beauté de la chère " Poldine " et enfin un chiffonnier supportant - Dieu sait pourquoi - un buste de Cicéron destiné sans doute à flatter les convictions républicaines du maître des lieux... La délicatesse de ce choix le ravit : placer ses futurs ébats amoureux sous l'égide du pourfendeur de Catilina lui semblait le comble du raffinement. C'était, pour l'ex-capucin, infiniment plus exaltant que les crucifix placés naguère au-dessus des lits. Et il avait hâte de s'installer dans ce délicieux nid d'amour où sa fiancée, enfin, deviendrait sienne, c'est-à-dire d'atteindre le jour du mariage. Jusque-là, l'austère Junius qui se parfumait à la vertu comme d'autres à l'iris de Florence, veillerait de près à ce que son futur frère tienne en bride son tempérament excessif et respecte les convenances. Pendant les mois d'août et de septembre, Chabot mena une bizarre double vie que soulignaient ses changements d'apparence. Alors qu'il n'abordait la douce Léopoldine que savonné, rasé et accommodé comme un muscadin - le bonnet, auquel il n'aurait renoncé pour rien au monde, s'ornait alors de glands dorés -, il retrouvait ses pantalons déchirés, ses jambes nues, ses chemises débraillées, sa vieille carmagnole et un bonnet crasseux pour aller aux Jacobins ou à la Convention, lancer des motions furieuses dénonçant à tour de bras celui-ci ou celui-là selon les vagues bruits qu'il avait pu recueillir, dans l'espoir, sans doute, de se refaire une virginité sans-culotte dont il craignait par-dessus tout que l'on en vienne à soupçonner qu'elle n'était plus qu'un souvenir. JJ en faisait même un peu trop, ce qui donnait à penser à certains, mais il ne s'en rendait pas compte. Tout à son bonheur, il voyait à présent la France comme un immense trésor dans lequel il allait puiser grâce à cet homme magique, à cet homme tout en or qui s'appelait Jean de Batz et devant lequel les barrières tombaient. Encouragés par les hommes du baron, certains conventionnels commençaient à penser qu'en faisant ses affaires en même temps de celles de la Nation, Chabot n'avait pas tout à fait tort.

Parmi ceux-ci était Stanislas Maillard, le septembriseur, cet ancien huissier qui avait institué les tribunaux d'exception chargés de "juger" puis d'envoyer au massacre les malheureux entassés dans les prisons après la chute des Tuileries. Leur sinistre besogne achevée, Maillard et sa bande de " tape-dur " s'étaient retrouvés autant dire au chômage. On les avait vus au premier rang chaque fois qu'une échauffourée jetait le peuple contre les portes de la Convention, mais sans jamais retrouver d'emploi aussi rémunérateur que celui des prisons où les dépouilles des victimes assommées et égorgées leur avaient beaucoup profité. Maillard et quelques-uns de ses hommes avaient fini par entrer dans la police où l'on vivait plutôt chichement, en dépit de la "protection" que Maillard avait offerte à la brasserie de la Source, à Suresnes, où il allait se goberger de temps en temps. Mais c'était insuffisant.

La soudaine prospérité de Chabot, qui était son ami, lui donna à penser. Il posa les bonnes questions, obtint les bonnes réponses de cette espèce d'illuminé permanent. Celui-ci lui laissa entendre que la source de sa félicité lui venait de ses futurs beaux-frères mais aussi du baron de Batz qui était sans doute l'homme le plus riche de France. Il parla avec âme de l'agréable maison de Marie Grandmaison à Charonne où sa Poldine lui était apparue pour la première fois et où il avait rencontré Batz.

Pour Maillard, ce fut une révélation. Miné, à trente ans, par une tuberculose qui l'épuisait, il en avait assez de tramer sa misère en crachant ses poumons sur le pavé de Paris. Il rêvait d'une maison douillette, avec un jardin où il pourrait se chauffer au soleil en se reposant enfin de ses durs travaux. En outre, ses convictions républicaines n'avaient jamais été bien solides. Son dieu à lui, c'était le profit, et il eût volontiers fait égorger toute la Convention et les deux Comités de sûreté générale et de salut public pour un coffre plein de ces jolies pièces d'or au profil du Roi martyr qui se faisaient si rares. Il demanda à rencontrer Batz, Chabot se chargeant de l'entremise.

On se retrouva chez Corazza, où le baron venait encore de temps en temps boire un café ou manger une glace avec Pitou, Delaunay ou Julien de Toulouse. Grâce à Cortey qui le fréquentait aussi et en dépit de la pénurie engendrée par la guerre, le café y était toujours aussi bon, la vanille aussi parfumée et, grâce à Lullier, la carte de civisme du baron toujours en ordre.

Batz avait un peu hésité à accepter le rendez-vous. Ce Maillard qu'il avait vu à l'ouvre lui répugnait mais, lorsque l'on monte une conspiration de cette envergure, il ne faut pas se montrer trop difficile sur le choix des hommes chargés de l'inévitable vilaine besogne. Il rétribuait déjà quelques-uns de ses confrères policiers ou indicateurs et si celui-là pouvait être utile...

En arrivant au célèbre établissement du Palais-Royal, il y trouva Pitou qui, en civil pour une fois, était occupé à rédiger, sur le coin d'une table de marbre, un article pour l'un des journaux clandestins auxquels il collaborait plus activement depuis que Batz avait préféré le tenir à l'écart de son " grand projet ". Simplement parce qu'il l'aimait bien et redoutait qu'il pût un jour y laisser sa tête. Pitou, c'était l'homme des coups de main en forme d'enlèvement et il retrouverait du service quand son ami déciderait d'enlever du Temple le petit roi. Les affaires de finances n'étaient pas son fait et il l'avait bien compris. Seulement, à présent, Pitou s'ennuyait. Il allait bien, de temps en temps rue du Mont-Blanc et c'étaient pour lui des moments de pures délices parce que, visiblement, Laura était toujours heureuse de le voir, mais il n'osait pas trop multiplier ses visites. Pas à cause de Jaouen : Laura avait fait comprendre à celui-ci avec fermeté qu'elle entendait recevoir qui lui plaisait, mais souvent elle n'était pas seule : Julie Talma et son époux s'étaient acquis le statut d'intimes, et Laura d'ailleurs les appréciait. Il y avait aussi Elleviou qui en avait fait la confidente de ses amours secrètes avec la ravissante Emilie de Sartine comme de ses démêlés avec la danseuse Clothilde Mafleuroy, son officielle maîtresse. Enfin, et surtout, il y avait le colonel Swan qui venait presque chaque jour. Il amenait parfois des amis américains comme Joël Barlow et sa femme, logés rue du Bac à l'hôtel de la citoyenne Saint-Hilaire - Barlow fournissait la Convention en potasse, ce qui lui avait valu la double nationalité -, ou encore Edward Church, son épouse Hannah et ses trois filles qui habitaient eux aussi l'hôtel de la citoyenne Saint-Hilaire. Et parfois Gouverneur Morris, l'ambassadeur, lorsque celui-ci se sentait le courage de quitter sa douillette retraite de Seine-Port, près de Melun. Pitou comprenait bien que tous ces gens formaient, pour l'ex-marquise de Pontallec, la meilleure garantie de civisme et contribuaient à sa sécurité mais il n'en regrettait pas moins le temps où, avec Marie Grandmaison, il était toute la compagnie de miss Laura Adams. Alors, sans jamais les lui offrir, il écrivait pour elle des poèmes où il mettait tout son amour.

Cette fois, Batz ne fit qu'un bref arrêt à la table de son ami.

- Je dois, chuchota-t-il, rencontrer deux personnages qui ne vous plairaient guère.

- Ils vous plaisent, à vous ?

- Quand vous les verrez, la réponse vous sera donnée.

Et il alla s'installer au fond de la salle dans une encoignure où peu de consommateurs pouvaient le voir. Chabot et Maillard arrivèrent ensemble à l'heure dite et les yeux de Pitou s'arrondirent quand il les reconnut. Passe encore pour Chabot : Pitou savait quel rôle Batz lui avait assigné dans la tragédie qu'il composait, mais Maillard le septembriseur, Maillard le féroce assassin de tant de pauvres gens ! C'était à n'y pas croire !

Batz pensait à peu près la même chose en répondant au salut de cet homme et en le regardant s'asseoir en face de lui. En vérité, il avait une mine affreuse que n'arrangeaient pas sa longue veste noire boutonnée jusqu'au cou et son chapeau rond. Le teint était blême avec, aux pommettes, des rougeurs malsaines, la voix basse, enrouée, mais les yeux mobiles qui avaient déjà fait le tour du célèbre café gardaient toute leur acuité. Ils détaillèrent avec une sorte d'avidité l'élégante redingote de toile blanche que Batz portait ce jour-là, ses mains fines et fortes toujours admirablement soignées, le visage énergique aux traits accusés, le pétillement des prunelles noisette sous le surplomb des sourcils droits et la longue bouche au sourire désinvolte. Cet homme-là respirait l'argent, et c'était le parfum que Maillard préférait entre tous. Cependant, Chabot ouvrait le débat.

- Citoyen Batz, dit-il, je t'amène un bon garçon qui a rendu de grands services à la République et que celle-ci ne récompense pas selon ses mérites.

- Je les connais, dit Batz, et je m'étonne justement avec toi que la République se montre si peu avisée. Quoi, citoyen Maillard, on ne t'a pas donné le poste de responsabilité que tu méritais? Que fais-tu ?

- Je suis un policier et rien de plus, grogna l'autre. Un argousin que Garât n'a même jamais l'air de reconnaître quand il le rencontre...

- C'est mesquin! Et en quoi pourrais-je t'être utile? Il me serait difficile de te faire monter en grade, étant seulement un financier, pas un haut fonctionnaire...

- Les hauts fonctionnaires ne pensent qu'à s'emplir les poches et moi, j'aimerais bien qu'on s'occupe des miennes...

Une brutale quinte de toux lui coupa la parole et le plia en deux pendant quelques instants. Vivement, Batz emplit un verre d'eau et le lui tendit. Quand il retrouva un peu de souffle, Maillard le but avec l'avidité d'un fiévreux.

- Tu es malade ? demanda le baron.

- Comme tu peux voir. La fièvre ne me quitte guère et je voudrais au moins pouvoir me soigner autrement qu'en faisant le guet des nuits entières et les pieds dans la boue...

- Si c'est pas malheureux ! s'indigna Chabot. Un homme qui pourrait rendre de si grands services...

- A la Convention sans doute, mais à moi ?

- Si tu peux payer, fit Maillard avec une soudaine brutalité, tu verras ce que je peux faire. Je ne dois rien à personne et c'est à moi qu'on doit ! Ces misérables, j'aimerais pouvoir les massacrer tous comme...

Il eut la présence d'esprit de s'arrêter, mais Batz impitoyable continua :

- ... comme ceux de l'Abbaye ?

- Pourquoi pas ? Je peux toujours compter sur mes garçons, mes tape-dur. C'est une force non négligeable, crois-moi. Et il vaut mieux les avoir avec soi que contre soi !

- Je n'en doute pas, dit Batz qui saisissait la menace. Il se peut que je fasse appel à toi un jour prochain. En attendant et pour te permettre de voir un bon médecin...

Trois pièces d'or se retrouvèrent dans la main du policier sans qu'il comprît comment elles y étaient arrivées. Elles allumèrent un reflet dans son regard, mais il ne jugea pas utile de remercier et se contenta de demander :

- Où puis-je te trouver, désormais ?

- Nulle part et partout. C'est moi qui t'appellerai.

Comprenant que l'entretien était terminé, Maillard se leva et sortit, suivi presque immédiatement par Chabot.

- Tu as bien fait, camarade ! Tu verras que tu en seras content. Quant à moi, il faut que j'aille à mes affaires : c'est demain que je m'installe chez nos bons amis ! Ah, j'oubliais : mon mariage est fixé au 14 octobre. Je compte sur toi...

Et sans écouter la réponse, il s'esquiva de ce pas allègre qui était le sien depuis qu'il fréquentait Léopoldine. Batz attendit un instant, commanda du café et le fit servir à la table de Pitou qu'il rejoignit :

- J'ai rêvé, fit celui-ci, ou bien vous avez payé ce misérable ? Ne me dites pas que vous l'avez enrôlé ?

- Non. M'apporterait-il la tête de Robespierre sur un plat d'argent que je ne le pourrais pas. Il m'inspire trop de dégoût... mais c'est un homme très malade : je lui ai seulement fait la charité...

- Vous placez bien mal vos charités.

- Il ne faut pas voir cela de cette façon. Je n'ai fait que le neutraliser. Dans son état de santé, la seule chose qui l'intéresse, c'est l'argent. En lui faisant espérer qu'il en aura beaucoup, je l'incite à se tenir tranquille. On ne tue pas la poule aux oufs d'or et ce bas policier est un nid de serpents à lui tout seul. Mais parlons d'autre chose. Pourquoi ne vous voit-on plus à Charonne ? Marie s'inquiète et, en ce moment, je la laisse trop souvent seule...

- Avec Devaux et Biret tout de même, sans compter les autres domestiques? Non, ne vous fâchez pas, j'ai compris ce que vous entendiez, mais à mon tour de reprocher : on dirait que vous n'avez plus besoin de moi ?

- Je ne veux pas vous gâcher dans des opérations où vous feriez seulement nombre et qui vous auraient déjà compromis. Disons... que je vous garde pour la bonne bouche !

- Vous n'allez plus tenter de sauver la Reine ?

- Non, répondit Batz le visage soudain figé. Dieu seul, je crois, pourrait la sauver. Elle est trop bien gardée : par la force moins peut-être que par la haine et vous comme moi devons rester vivants.

- Qu'appelez vous la bonne bouche ?

- Ai-je vraiment besoin de vous le dire ? Je suis toujours l'homme du Roi, Pitou, et mon roi existe !

- Pas très heureux sans doute! Je suis allé au Temple, il y a deux jours pour voir... un camarade qui y est souvent de garde. J'ai aperçu l'enfant qui jouait au jardin sous la surveillance de Simon : il m'est apparu bien tenu, propre et en bonne santé...

- La femme Simon est une brave femme. On dit qu'elle s'est prise d'affection pour lui.

- ... mais l'éducation que lui donne Simon est épouvantable. Il a juré d'en faire un parfait sans-culotte et ne néglige rien pour cela : il ne le frappe pas mais il le fait boire, il lui apprend d'affreuses chansons, un vocabulaire abominable et le petit, à ce que l'on dit, apprend trop bien ! Au point, parfois, d'indigner les municipaux...

- Ce n'est qu'un enfant et les enfants adorent les nouveautés ! Passer de Mme de Tourzel à Simon, cela fait une sacrée différence! J'ai eu moi aussi des renseignements : Simon lui explique que c'est se montrer un homme qu'agir et parler ainsi...

- Il y a tout de même des limites, murmura Pitou avec tristesse. On m'a dit qu'un jour - la Reine était encore au Temple - le petit Louis jouait aux dames avec Simon quand, à l'étage au-dessus, il a entendu un grand bruit comme si on traînait des meubles. Cela l'agaçait et il aurait dit alors : " Est-ce que ces salopes ne sont pas encore guillotinées ? " Un enfant qui adorait sa mère peut-il changer à ce point en quelques jours ? ajouta le jeune homme écouré.

Relevant les yeux sur son ami, il lut l'horreur sur son visage.

- Je n'ai pas de réponse à cela, Pitou. Sinon peut-être... sans doute même qu'il répète comme un perroquet les mots nouveaux qu'on lui enseigne sans en connaître le sens.

- Passe pour l'insulte, mais la guillotine il doit tout de même bien savoir ce que c'est ? On ne lui a pas caché la façon dont est mort son père ?

- Là non plus, je n'ai pas de réponse... ou alors, son intelligence aiguisée par la peur et le chagrin est-elle plus vive que nous ne le pensions? Peut-être sait-il déjà que hurler avec les loups est la meilleure façon de se protéger et d'endormir la méfiance de l'ennemi. Mais vous avez raison, Pitou : il faut faire en sorte que cette " éducation " ne se prolonge pas trop longtemps ! Ni l'habitude de boire ! ajouta-t-il avec une rage froide.

Sans qu'il s'en doute, Maillard avait été suivi. Armand, venu chez lui dans l'après-midi, était arrivé juste à temps pour le voir sortir d'un pas pressé qui était inhabituel à ce malade. Ce qui suffît à lancer le mouchard sur ses pas. Il le vit rejoindre Chabot et gagner avec lui le Palais-Royal, entrer chez Corazza et prendre place à la table d'un homme que sa haine reconnut avant ses yeux. Il n'y avait pas assez de monde dans le célèbre café pour qu'il pût entrer lui-même sans se faire voir, alors il resta derrière la vitre et comprit que l'ancien huissier était en train de se vendre et que l'étrange changement de Chabot pourrait bien avoir là sa source.

Quand le conciliabule s'acheva, il se garda bien de suivre ce qui n'était après tout que menu fretin toujours facile à retrouver pour s'attacher à l'homme qui osait paraître en public à visage découvert. L'arrêter était impossible : aucun mandat, en effet, n'existait contre lui et s'il y en avait eu, si l'on avait lancé son nom au moment de l'exécution de Capet, ils avaient disparu. En outre, il aurait fallu avoir du monde sous la main et chez Corazza il n'y avait pas beaucoup de chance de trouver de l'aide. Ce qu'il fallait, c'était savoir où logeait le conspirateur.

II le vit se lever, jeter quelques assignats sur la table, serrer deux mains au passage, adresser un signe d'amitié au patron et enfin sortir un instant sur la galerie, juste le temps de s'engouffrer dans l'escalier voisin menant à l'un de ces salons de jeu presque aussi nombreux au Palais-Égalité que les maisons de passe. Le plus célèbre d'entre eux, le plus élégant aussi, celui de M. Aucane et des dames de Sainte-Amaranthe, ayant disparu, les autres refusaient du monde presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y avait foule autour des tables de pharaon ou de trente-et-quarante, une foule hétéroclite, disparate, sentant le vin, le tabac refroidi et la sueur plus que l'iris, la verveine ou la rosé. Armand vit Batz se frayer un passage jusqu'à la roulette, miser. Malgré lui, l'espion suivit la course de la petite boule d'ivoire. Le numéro joué par Batz gagna... mais la mise resta sur le tapis et, quand l'espion chercha celui qu'il appelait déjà son gibier, il ne le trouva plus. Batz avait disparu sans que personne puisse dire ce qu'il était devenu : les joueurs ne s'intéressent qu'à ce qui se passe sur la table.

Il eut beau chercher, nulle part il ne trouva trace de l'homme à la redingote blanche. Alors, furieux et déconfit, il se rendit chez Robespierre pour lui dénoncer les agissements louches de Maillard et, le soir même, le policier comparaissait devant l'Incorruptible.

Le lendemain soir, Pitou soupait chez Cortey comme cela lui arrivait assez souvent lorsqu'il n'était pas de service. Entre lui et le solide gaillard qu'était l'épicier, l'amitié née pendant la préparation de l'enlèvement de Louis XVI s'était développée, cimentée même. Habités par la même foi royaliste et le même dévouement à Jean de Batz, les deux hommes s'étaient reconnus frères et, dans la période de " basses eaux " que venait de traverser Pitou contraint par les exigences de son service et la volonté du baron à se tenir un peu en retrait des événements, frustré d'autre part dans son amour pour Laura, la belle santé morale, l'optimisme et la chaleur dégagés par le chef militaire de la section Le Pelletier s'étaient révélés singulièrement réconfortants.

En dépit des difficultés de ravitaillement, le repas servi par Marie-Rosé, la robuste quinquagénaire qui veillait sur la petite fille de Cortey et sur sa maison - son épouse était morte peu de temps après la naissance de l'enfant -, avait été fort honorable et s'achevait par un blanc-manger accompagné de craquelins et d'un vin de Malvoisie dont la cave gardait encore quelques bouteilles. Il était à peu près onze heures du soir quand les pas d'une troupe en marche éveillèrent des échos et s'arrêtèrent devant la porte qui résonna bientôt sous les coups d'un pommeau de sabre.

- Seigneur ! marmotta Marie-Rosé qui assistait à la dégustation de son chef-d'ouvre. Qu'est-ce que c'est que ça?

- On va le savoir tout de suite !

Jetant sa serviette, Cortey se précipita à la fenêtre qui était ouverte sur une nuit singulièrement douce pour un 30 septembre, se pencha, reconnut celui qui frappait :

- C'est toi, citoyen Vergne? Qu'est-ce que tu veux?

L'interpellé leva vers le carré lumineux de la fenêtre où se découpait la puissante silhouette un sourire menaçant, tout en agitant un papier :

- Perquisitionner... citoyen. J'ai là un ordre du Comité de sûreté générale !

- Une perquisition? Chez moi et par mes hommes ? gronda Cortey découvrant les quelques gardes nationaux dont s'entourait ce Vergne qu'il n'aimait pas. Ancien huissier comme Maillard, dont il avait été l'un des massacreurs, il remplissait à la section les fonctions de commissaire politique, comme son collègue Lafosse dont le museau de fouine apparut soudain dans la lumière. C'étaient des " robespierristes " purs et durs, hostiles depuis le premier jour à la force militaire de la section. Cortey savait qu'ils le détestaient, le jalousaient et malheureusement, depuis la tentative d'enlèvement de la famille royale au Temple, le généreux capitaine avait éloigné ceux de ses hommes qui pouvaient être compromis. Il en restait, cependant, mais il n'y en avait aucun ce soir où, par malheur, les deux commissaires étaient de permanence.

- Parfaitement, chez toi, grinça Vergne. Tu es accusé d'abriter le dangereux conspirateur qu'on appelle le baron Bac. Alors, tu ouvres, ou on enfonce la porte ?

- Je viens! jeta Cortey en refermant la fenêtre puis, reculant dans la pièce, il ajouta pour Pitou : Inutile... et dangereux que l'on te trouve ici. Marie-Rosé va te faire sortir par la rue des Filles-Saint-Thomas pendant que je vais les recevoir.

La maison de Cortey formait, en effet, l'angle de cette rue et de la rue de la Loi presque en face de la rue Ménars où avaient vécu Batz et Marie. C'était un vaste bâtiment comportant l'habitation, le magasin et même un hôtel meublé dit hôtel de Calais où il hébergeait quelques personnes âgées. Une porte, assez bien dissimulée, sur la première artère permettait de sortir de la maison sans être vu.

Aussitôt Marie-Rosé prit une chandelle d'une main et poussa Pitou vers l'escalier, pressée par Cortey qui, avant d'aller faire face aux assaillants, murmura très vite :

- Tu as entendu ? Ils cherchent Batz. Va le prévenir si tu sais où il est.

- Je crois, oui.

En le quittant la veille chez Corazza, le baron lui avait dit son intention d'aller passer un ou deux jours près de Marie " pour se laver l'esprit et les yeux " après son entrevue avec le massacreur. Cependant, Pitou ne voulait pas s'éloigner sans avoir vu comment se terminerait l'incompréhensible visite domiciliaire. Une fois dehors, il fila vers l'ancien couvent abandonné, prit la rue Vivienne, la rue Colbert où il s'arrêta un instant près de la fontaine pour se rafraîchir la figure et chasser les fumées du vosne-romanée et du malvoisie de Cortey, puis revint par la rue de la Loi où il se dissimula dans une porte cochère d'où il voyait parfaitement ce qui se passait chez Cortey.

De toute évidence, on fouillait la maison de fond en comble, sous l'oil goguenard de l'épicier que Pitou pouvait apercevoir par la fenêtre, les bras croisés et la pipe au coin de la bouche, suivant les efforts des envahisseurs pour découvrir ce qu'ils ne pouvaient trouver. Le tout orchestré par les braillements de Marie-Rosé qui, criant au voleur, faisait un assez joli vacarme qui fit ouvrir bien des volets et attira du monde dans la rue. Ce qui permit à Pitou de se rapprocher. Prenant le quartier à témoin d'un pareil scandale, Marie-Rosé descendit rejoindre deux voisines à qui elle racontait avec indignation comment les gens de la section l'avaient empêchée de finir son dessert : " Un blanc-manger comme autrefois et que j'avais réussi à confectionner pour le " petit " et moi, rugissait-elle. Et venir me mettre mon ménage cul-pardessus tête que je vais en avoir pour au moins huit jours à tout remettre en ordre? Sans compter la casse? Et tout ça pour rien?... "

C'était l'évidence même. Les hommes de Vergne et de Lafosse qui avaient sorti de leurs lits tous les clients de l'hôtel de Calais, retourné leurs matelas et fouillé le moindre placard, étaient bredouilles. Sans se soucier de la poignée de curieux, les deux chefs tinrent conseil au milieu de la rue. Quatre hommes furent détachés pour conduire Cortey à la section aux fins d'interrogatoire, mais on renonça à emmener Marie-Rosé autour de laquelle de vigoureuses commères formaient un rempart inquiétant.

- De toute façon, grogna Vergne, on n'en a rien à faire ! C'est Bac qu'on veut, pas une mégère en furie !

- Il est pas là, dit l'autre. Alors on fait quoi ?

- On va être obligés d'marcher un peu. Le citoyen Maillard a parlé de la maison de campagne de sa bonne amie, la comédienne Grandmaison.

- A la campagne? gémit quelqu'un qui devait avoir mal aux pieds. Mais laquelle ?

- Charonne... C'est pas si loin.

- Ah, tu trouves? Et tu sais quelle heure il est?

- Y pas d'heure pour les braves ! Et puis ça suffit Lognon ! Ou tu marches ou j'te signale à la section... des fois qu'tu serais complice?

La menace était claire. Le nommé Lognon se le tint pour dit et tenta d'oublier ses pieds douloureux, mais déjà Pitou n'écoutait plus. Il avait regagné la rue Colbert où les hauts murs de la Bibliothèque du Roi entretenaient une obscurité propice. De là il s'élança vers la place des Victoires et s'enfonça dans le dédale des rues du Marais qu'en bon journaliste parisien il connaissait comme sa poche, pour rejoindre le désert mal éclairé où s'était élevée la Bastille et l'interminable rue de Charonne. Il fallait à tout prix qu'il arrive chez Marie avant les lourdauds qui s'apprêtaient à l'envahir, mais l'avantage était pour lui : il était jeune, alerte et ce n'était pas la première fois, à beaucoup près, qu'il effectuait le trajet.

L'inquiétude et l'amitié lui donnèrent des ailes et, une heure et demie après, il atteignait le porche couvert d'un auvent qui fermait le domaine de Marie. Tout était calme. Il n'y avait de lumière nulle part. Il actionna la cloche suivant le code prévu mais dut s'y reprendre à trois fois avant que la voix de Biret-Tissot se fît entendre :

- Qui va là ?

- Moi, Pitou! Ouvre... et vite!

Clés et verrous claquèrent, mais le vantail s'entrouvrit sans un grincement. Pitou se faufila à l'intérieur :

- Il est là?

- Le baron? Bien sûr! Il dort mais pas depuis longtemps... on a eu un petit souper avec deux amis qui dorment ici.

- Il faut les réveiller. Un détachement de la section Le Pelletier vient fouiller la maison. Je me charge de Batz.

Il le trouva en haut de l'escalier, drapé dans une robe de chambre. L'ombre blanche de Marie apparut aussitôt derrière lui et s'appuya à son épaule. En quelques mots, Ange Pitou raconta ce dont il venait d'être témoin.

- Vous devez ça à votre nouvel ami Maillard! cracha-t-il avec dégoût. Vous devez tous fuir... et vite!

- Non, dit Marie en venant se placer devant son amant. Lui doit fuir, mais moi je n'ai aucune raison. Bien au contraire! On vient fouiller ma maison? Eh bien, j'accueillerai moi-même les visiteurs...

- Marie, tu es folle ! protesta Batz en l'entourant de ses bras. Tu n'imagines pas que je vais te laisser faire ça?

- Eh quoi, reprocha-t-elle avec un sourire, vous me tutoyez en présence d'un tiers ? Vous n'avez pas le choix. Moi, je n'ai rien à craindre : mes papiers sont en règle et j'ai une carte de civisme en bonne et due forme. Ce qu'il faut, c'est que vous enleviez d'ici toute trace de votre passage : vêtements, papiers, tout ce qui peut être compromettant. Ensuite nous allons tous nous recoucher, ajouta-t-elle à l'adresse des " invités " qui accouraient. C'étaient La Guiche, Sartiges et un vieux comédien nommé Marignan que Marie aimait bien et qu'elle hébergeait depuis quelques jours.

- Vous voulez qu'ils soient arrêtés? s'indigna Batz.

Ce fut le marquis de La Guiche qui lui répondit :

- Marie a raison. On n'a pas le temps de remettre toute la maison en état comme s'il n'y avait eu personne. Sartiges et moi, le " citoyen Sévignon ", avons de faux noms, de faux papiers très bien faits. Dépêche-toi de vider les lieux, mon cher Batz. Nous, nous regagnons nos lits après quoi, on éteint tout... et on attend. J'espère tenir convenablement mon rôle, ajouta-t-il en souriant.

Les domestiques étaient là eux aussi, tous animés du même courage. Le regard de Batz passa sur ce cercle de visages déterminés et d'yeux brillants.

- Pressons! fit Pitou. Ils ne vont plus tarder maintenant ! Hâtez-vous de regagner vos chambres et d'éteindre. Je vais aider notre ami à déménager. Je me charge des vêtements, lui va prendre les documents qui ne doivent pas tomber aux mains de l'ennemi.

Mais Batz ne l'écoutait pas. Il s'était rapproché de Marie et l'étreignait :

- Viens avec moi, mon cour ! Je ne supporte pas l'idée de te laisser courir ce risque insensé. Je veux rester près de toi...

- Et moi je ne le veux pas ! Songez à... tous ceux qui ont besoin de vous ! En outre, je n'ai pas grand-chose à craindre.

Elle s'échappa de ses bras et remonta l'escalier suivie de Pitou qui allait fourrer dans un sac les vêtements de Batz - peu nombreux, car il en laissait toujours dans ses diverses résidences. Pendant ce temps, Jean enlevait de son cabinet de travail l'argent et les plus importants de ses documents. De cela non plus il n'y avait guère, car il savait qu'aucune maison en France n'était plus à l'abri d'une perquisition. Depuis longtemps il avait transporté le principal dans la cave secrète où était la presse à imprimer les assignats et dont il était certain qu'elle ne serait pas découverte.

La maison était redevenue obscure quand les deux hommes traversèrent le jardin en courant pour franchir le mur qui l'isolait du parc du château de Bagnolet, ancienne résidence du duc d'Orléans. Un parc abandonné qui retournait lentement à l'état sauvage et dans lequel Batz et Pitou se fondirent.

Pendant ce temps, Vergne, Lafosse et leurs hommes, un peu fatigués tout de même, étaient arrivés au village de Charonne où ils commencèrent par aller réveiller le maire, Jean Piprel, et le chef du poste de garde nationale de l'endroit afin de s'assurer une légalité absolue pour investir la demeure d'un dangereux conspirateur. L'officier municipal connaissait bien Marie Grandmaison et commença par envoyer promener les perturbateurs de sa nuit, mais ceux-ci se disaient envoyés par le Comité de sûreté générale et il n'était pas question de badiner avec ces gens-là. Il se laissa donc convaincre, fit chercher Jean Panier qui commandait la garde nationale, et tout ce monde s'en alla tirer la cloche de la citoyenne Grand-maison.

Marie joua son rôle en grande artiste. Quand les envahisseurs eurent pénétré dans la cour, elle parut au seuil, les bras croisés sur son déshabillé de batiste et de dentelle blanche orné de rubans de satin bleu pâle. Elle jouait à merveille la femme réveillée en sursaut, mais elle était si belle et si gracieuse que Vergne et Lafosse la saluèrent machinalement :

- Ce n'est pas à toi qu'on en veut, citoyenne Grandmaison. On cherche le baron de Batz - entretemps le maire avait rectifié la consonance du nom. On sait qu'il est ton amant...

- Peut-être, mais il n'est pas ici...

- Tu es seule dans cette maison?

- Avec mes " officieux [xx]" que vous pouvez voir et quelques amis qui se sont attardés et que j'ai gardés à souper... et que voici, ajouta-t-elle en désignant les trois hommes qui sortaient du pavillon.

- Et Batz n'est pas là?

- Je ne l'ai pas vu depuis au moins quinze jours.

- C'est ce qu'on va voir! Allez, vous autres! Fouillez-moi cette maison... ces deux maisons. Pendant ce temps-là on va vous interroger toi, tes " amis " et tes " officieux ".

Cela dura des heures. La propriété fut visitée de la cave au grenier et jusqu'au fond du jardin tandis que Vergne, assis à la table pas encore desservie dans la salle à manger du pavillon - Biret-Tissot avait adroitement subtilisé l'un des couverts -, interrogeait les gens et les amis de Marie tout en appréciant avec les restes du gâteau le talent du cuisinier Rollet. Lafosse, lui, se chargeait de la jeune femme dans un coin du salon. Elle semblait le fasciner mais comme il n'était pas très intelligent, il ne savait lui poser qu'une seule question : où était Batz? En se contentant de varier le ton, alternant menaces et bonnes paroles du genre : " On te laisse tranquille tout de suite si tu nous dis où il est. " Et inlassablement, sans que sa voix douce trahît la moindre impatience, la jeune femme répétait qu'elle n'en savait rien. Ce qui était l'exacte vérité, même si elle pensait qu'il chercherait peut-être refuge dans les carrières de Cha-ronne, dans le couvent désaffecté des Hospitalières de Saint-Mandé installées auparavant dans l'ancienne demeure du surintendant Fouquet, ou plus simplement dans le bois de Vincennes en attendant que l'ouverture des barrières lui permette de se perdre dans Paris.

Finalement, Vergne rejoignit son collègue :

- On emmène tout le monde, grogna-t-il. Va t'habiller, citoyenne.

Elle obéit sans protester, éprouvant même un peu de soulagement en constatant, de retour dans sa chambre, que la perquisition n'avait pas causé trop de dégâts. Elle s'habilla d'une robe de toile de laine légère du même gris clair que ses yeux et garnie de velours noir ainsi que des rituels fichu et manchettes de mousseline blanche, prit une mante à capuchon assortie et, à tout hasard, emplit un sac de linge de rechange et de quelques objets usuels avec une liasse d'assignats. Elle savait que, dans les prisons, tout s'achetait et qu'elle pourrait en avoir besoin pour elle-même ou pour Marguerite, son habilleuse, et Nicole sa femme de chambre. Quelque chose lui disait qu'elle ne reverrait pas de sitôt sa chère maison. Si même elle la revoyait jamais... Ce fut pourtant d'un pas ferme qu'elle la quitta. La douleur qui habitait son cour depuis tant de jours se doublait d'une farouche résolution : tout faire pour protéger Jean. Jamais son amour pour lui n'avait été aussi grand, aussi pur car elle le croyait déjà perdu pour elle... Lorsqu'elle reparut dans la cour où l'on avait préparé sa voiture, elle traversa la petite foule des sectionnaires et des municipaux, et le maire vint courageusement l'aider à monter dans le cabriolet que l'on avait attelé :

- J'espère qu'on te reverra bientôt, citoyenne ! Tu as toujours été généreuse pour ceux d'ici...

- Merci ! Essaie de prendre soin de ma maison, citoyen Piprel.

On avait amené un chariot pour les autres " prévenus " et la troupe se mit en marche. Pour mieux garder son courage, Marie ne tourna pas la tête pour voir encore ce domaine dont elle avait fait son paradis. Et c'est ainsi qu'à son tour, elle quitta l'ermitage de Charonne...

A la section Le Pelletier, elle trouva Maillard qui se promenait de long en large dans la salle, l'air féroce et rébarbatif comme au plus fort de ses exploits de massacreur. Son impatience était à son comble car il ne cessait, depuis deux heures, de répéter qu'on allait lui amener le baron, et il ne cacha pas sa déception en voyant qu'il n'était pas là. Marie en fit les frais et aussi La Guiche qu'il envoya à la Force séance tenante. Tous les autres furent autorisés à rentrer, au grand soulagement de la jeune femme, heureuse de savoir qu'ils allaient retourner à Charonne...

Et l'interrogatoire reprit, rendu plus féroce, plus insidieux par les quelques minutes fort désagréables que le septembriseur avait passées chez Robespierre. Celui-ci lui avait mis le marché en main : soit il livrait l'homme auquel il voulait se vendre, soit il allait tâter de ces prisons qu'il s'entendait si bien à vider !

Marie fut, par ce misérable, couverte d'injures et de menaces, sans qu'il osât toutefois porter la main sur elle. Finalement, il lui dit :

- Tu as un logis au numéro 7 rue Ménars. Donne-moi tes clefs !

- Je n'y habite plus depuis des mois. Et je ne veux pas que l'on prétende y trouver ce qui n'y est pas. Quant aux objets qui m'appartiennent, je tiens à ce qu'on les examine en ma présence !

Maillard avait bonne envie de la malmener, de lui arracher de force ce qu'il demandait mais à la section Le Pelletier, où l'influence de Cortey était si grande, on lui fit comprendre qu'il valait mieux emmener la citoyenne Grandmaison - une actrice aimée du public et non une aristocrate! - pour cette visite domiciliaire. On la conduisit rue Ménars, et ce ne fut pas sans émotion qu'elle retrouva le décor de ses premières amours avec Jean. Bien entendu, on ne découvrit rien et le procès-verbal de cette visite domiciliaire porte qu'" il ne s'est trouvé rien de suspect chez la citoyenne Grandmaison... ".

En bonne justice elle aurait dû être libérée, mais Maillard était trop déçu pour la laisser lui échapper. Mettre cette ravissante femme en prison, n'était-ce pas le meilleur moyen de faire sortir le conspirateur de son trou? Fort de l'appui de Robespierre, il passa outre à toutes les protestations du comité de la section.

Et Marie fut conduite sur l'heure à la prison de Sainte-Pélagie [xxi].

CHAPITRE X LE REFUGE

Au soir de ce jour, le premier de la prison pour Marie, Laura s'était laissé convaincre par Julie Talma de l'accompagner au théâtre. On était le 1er octobre 1793. On disait déjà le 10 vendémiaire an II, car dans quatre jours, le calendrier républicain serait imposé en lieu et place du calendrier grégorien, ce qui allait compliquer singulièrement la vie des gens sensés et des autres davantage encore.

C'était pour faire plaisir à son amie que Laura avait accepté. Depuis la capture de leurs amis girondins, l'inquiétude grandissait rue Chantereine et Talma tenait à donner des gages au pouvoir montagnard. On chuchotait même qu'il en avait donné un énorme en dénonçant les comédiens rivaux du faubourg Saint-Germain. Ce qui était complètement faux. Si, dans la nuit du 3 au 4 septembre, on les avait arrêtés en masse et jetés en prison -les hommes aux Madelonnettes, les femmes à Sainte-Pélagie - pour incivisme, correspondance avec l'étranger et surtout fidélité au théâtre traditionnel, la vedette de la rue de la Loi n'y était pour rien. C'était Barère, du Comité de salut public, qui avait obtenu la fermeture de la vénérable maison et l'incarcération de ses acteurs.

Craignant pour lui-même et pour les siens, Talma s'était gardé provisoirement de démentir mais cherchait à préserver un peu l'avenir en se montrant avec des gens qui n'avaient rien à voir avec les enragés dont son théâtre se peuplait. Bien vue de la Convention, la petite colonie américaine était de ceux-là et le comédien avait supplié sa femme de lui obtenir au moins une fois la présence du colonel Swan, chevalier servant quasi officiel de Laura, et de leurs amis Ruth et Joël Barlow. Des gens " du monde " en quelque sorte.

Il y avait des années que Laura n'avait mis les pieds dans une salle de spectacle. Encore n'était-ce pas elle, en tant que Laura Adams, mais Anne-Laure de Pontallec qui, au moment de son mariage à Versailles, avait reçu la faveur d'être admise avec son époux au petit théâtre de la Reine, à Trianon, pour une représentation privée du Mariage de Figaro. Elle avait gardé au fond des yeux l'image raffinée d'une symphonie bleu et or sur laquelle se détachaient comme autant de bouquets de fleurs les robes immenses des femmes couvertes de joyaux et les costumes somptueux des hommes. Tout alors respirait le faste, la jeunesse, l'éclat mais dans ce théâtre de la République - dont la salle avait été belle cependant - tout était négligé, voire sale, à commencer par le public où fleurissaient plus de bonnets rouges que de chapeaux à plumes et plus de tabliers que de robes à paniers. Au point que la direction avait cru bon d'afficher une recommandation que l'on n'y aurait jamais Ame deux ou trois ans plus tôt : "Vous êtes priés, citoyens, d'ôter vos bonnets et de ne pas faire d'ordures dans les loges "... En outre, on passait balai et serpillières après chaque représentation.

A vrai dire, Talma n'était pas sans inquiétudes sur l'effet que produirait le spectacle de ce soir sur les invités de sa femme. On inaugurait, en effet, une nouvelle pièce : Le Jugement dernier des rois, due à la plume courtisane d'un certain Sylvain Maréchal, et le tragédien s'avouait tout bas qu'il s'agissait d'une franche horreur mais, à présent, c'était le peuple le plus grossier, pour ne pas dire la racaille, qui commandait, qui payait - tarif réduit bien entendu ! - et qui exigeait de voir des pièces à son goût jouées par les comédiens qui avaient sa faveur. Talma était de ceux-là et David qui dessinait les costumes se plaisait, comme jadis les patriciens romains vis-à-vis de leurs " clients ", à leur donner les spectacles qu'ils aimaient, fussent-ils affreux.

Il était là, d'ailleurs, David. Assis dans une loge avec deux jolies filles, il étalait une admirable redingote jaune et l'attitude nonchalante et blasée d'un potentat oriental au milieu de son harem. Laura qui ne l'aimait pas avait fait la grimace en constatant qu'une seule loge la séparait de celle occupée par le peintre. Il allait certainement lui demander encore de poser pour lui... et elle refuserait une fois de plus avec toute la grâce dont elle disposait. Le peintre était un grand artiste, mais l'homme était détestable.

Talma avait raison de se faire du souci. Le Jugement dernier des rois était d'une telle indigence, d'une telle trivialité, qu'il ne méritait pas le nom d'ouvre théâtrale. Le décor représentait une île peuplée par des sauvages où de vaillants sans-culottes français amenaient enchaînés tous les rois d'Europe et en premier lieu le pape, suivaient le roi d'Espagne, orné d'un long nez de carton, le gros roi d'Angleterre, le roi de Prusse, le roi de Naples, celui de Pologne, et, pour finir la Grande Catherine, impératrice de toutes les Russies. Afin d'obéir à Dieu sait quelle idée baroque, on les amenait là pour les pendre. En attendant, comme ils mouraient de faim, ils imploraient de la nourriture et le chef des sans-culottes leur faisait jeter un seul morceau de pain sur lequel ils sautaient comme des chiens affamés, la pièce - assez courte à vrai dire mais encore beaucoup trop longue - se terminant par une bataille féroce au cours de laquelle le roi d'Espagne perdait son nez, le pape envoyait sa tiare à la tête de Catherine qui lui répondait à coups de sceptre, avant que la Nature ne reprenne ses droits et que le volcan de l'île, en se réveillant, n'engloutisse tout ce beau monde sous les applaudissements frénétiques d'une foule en délire qui ne cessait de réclamer que l'on rejoue certains passages...

Dans la loge de Julie Talma, c'était la consternation :

- Il faut applaudir ! chuchota-t-elle. David nous regarde...

- Moi, applaudir cette infamie? s'insurgea Laura devenue rouge de colère et de honte.

- C'est indispensable ! Tenez, voilà l'auteur qui vient saluer.

La voix de Joël Barlow intervint, conciliante :

- On peut toujours applaudir le combat de boxe! Il était très réussi, même si les règles du marquis de Queensbury n'y trouvaient pas beaucoup leur compte.

Et, se levant, il se mit à battre des mains avec conviction, accompagné par le colonel Swan qui venait de chuchoter à Laura :

- Feignez de vous trouver mal! Il fait assez chaud pour ça...

L'idée était bonne. Laura l'exécuta aussitôt avec tant de conviction qu'elle tomba à terre. Ruth Barlow que le fracas des applaudissements venait de réveiller - la plate monotonie des vers jointe au fait qu'elle n'y comprenait rien lui avait procuré un bienheureux sommeil - se précipita pour lui faire respirer des sels.

La jeune femme ne put faire autrement que " reprendre conscience " en éternuant violemment. Les acclamations duraient encore mais en ouvrant les yeux, elle vit une main tendue pour l'aider à se relever :

- La pièce est peut-être un peu violente pour une dame, ironisa David, mais je croyais les filles de la libre Amérique moins soumises à leurs émotions ? L'auteur, lui, devrait être heureux !

- Il aurait tort ! fit Laura. Il n'est pour rien dans ce bref malaise. Seulement la chaleur...

- En ce cas allons tous manger des glaces chez Corazza. Cela vous remettra !

- Mais nous devons avoir une autre pièce, protesta Julie en jetant un coup d'oil au programme.

- Cela m'étonnerait qu'on la joue, répondit le peintre. Écoutez-les! Ils sont tellement contents qu'ils veulent une seconde édition du Jugement.

- Alors je vote pour les glaces ! dit James Swan en prenant la main de Laura. Il ne faut jamais abuser des bonnes choses. Venez-vous, Mrs Talma? L'entracte va sûrement être long si l'on doit tout remettre en place... Ensuite, je ramènerai miss Adams chez elle !

- En attendant, intervint David, c'est moi qui invite et c'est moi qui l'emmène !

Il fallut bien accepter la main offerte et l'on se rendit chez l'Italien au milieu du tohu-bohu qui était l'atmosphère habituelle de la galerie Mont-pensier. Chemin faisant, David se pencha sur sa compagne :

- Soyez franche ! Ce n'est pas l'émotion qui vous a fait pâmer, n'est-ce pas ? Vous êtes une femme de goût. Vous ne pouvez pas être sensible à pareille ânerie !

- Si vous en jugez ainsi, pourquoi y avez-vous travaillé? Les costumes sont très beaux... d'une grande élégance !

- Ma chère, la plèbe romaine réclamait pour ses jeux du cirque du sang et de la mort. La nôtre n'est guère plus raffinée et ceci est moins méchant : il faut lui donner ce qu'elle veut...

- Est-ce pour cela que la guillotine fonctionne chaque jour... ou presque?

- Ce n'est pas du tout la même chose ! fit sèchement le peintre. Là, il ne s'agit plus de jouer mai bien de tirer le sang impur qui étouffait la France. Mais nous reparlerons de tout cela à loisir... si vous me faites la faveur de me recevoir chez vous prochainement ?

Difficile de dire non. Avec grâce mais de ce ton un peu impersonnel qui banalise les paroles les plus aimables, Laura répondit qu'elle apprécierait une visite. C'était dit sans chaleur et il fallut bien qu'il s'en contente. En sortant de chez Corazza pour regagner le théâtre où il avait abandonné ses deux compagnes avec une belle désinvolture, David offrit son bras à une Julie peu enthousiaste mais qui ne pouvait échapper à la corvée pour raisons conjugales, et marqua une surprise ennuyée quand les trois Américains déclinèrent son invitation à les suivre.

- Je ramène miss Adams ! déclara James Swan.

- Ma femme supporte mal la chaleur du théâtre, allégua Joël Barlow. Elle n'est venue que pour faire plaisir à Talma...

- Moi aussi, riposta le peintre. Pour faire plaisir au peuple. Il apprécie la présence de ses dirigeants.

- Ce que nous ne sommes pas! dit sèchement Swan agacé par l'arrogance du personnage. Et ce peuple qui se vautre dans une boue sanglante n'est pas le nôtre.

- N'êtes-vous plus nos frères ?

- Bien sûr que nous le sommes ! Mais vous devriez savoir que des frères ne sont pas toujours d'accord.

David n'insista pas, mais le regard dont il enveloppa l'Américain parlait pour lui.

- Je crains que vous ne vous soyez fait un ennemi, murmura Laura.

- Ne vous tourmentez pas! Il ne s'attaquera jamais à moi. La Convention a trop grand besoin de mes bateaux et de ce qu'ils apportent...

Il était déjà plus d'une heure du matin et Laura ne trouvait toujours pas le sommeil. Le lamentable spectacle de la soirée en était sans doute responsable mais il n'avait fait qu'augmenter ce qu'elle ressentait depuis le matin. Inquiète, nerveuse, elle avait eu tout le jour l'impression d'une catastrophe imminente. Lasse de se tourner et de se retourner dans son lit, elle enfila pantoufles et robe de chambre pour descendre dans l'intention de faire un tour au jardin. Sans allumer la moindre chandelle. La nuit était claire et elle connaissait si bien sa maison !

Elle allait atteindre l'une des portes-fenêtres du salon quand elle entendit la cloche du portail et se figea, le cour arrêté. Les visiteurs d'une heure aussi tardive n'étaient généralement pas animés de bonnes intentions. Cela signifiait le plus souvent visite domiciliaire, voire arrestation... Cependant, elle prit son courage à deux mains et se dirigea vers le vestibule. Mais déjà une lumière s'était allumée dans la loge du portier où habitait Jaouen et elle le vit sortir pour aller ouvrir la porte piétonne prise dans le grand vantail. Deux gardes nationaux entrèrent très vite. A l'éclairage de la lanterne que tenait Jaouen, Laura reconnut Pitou qui parlementa un instant avec le majordome. Quant à l'autre, il lui était inconnu mais quelque chose dans sa silhouette retint son attention. Etait-ce la façon désinvolte de porter l'uniforme fatigué, la largeur des épaules, le dos si droit, un je ne sais quoi... elle sortit sur le perron :

- Qu'y a-t-il, Jaouen? C'est notre ami Pitou, il me semble ? Pourquoi le retenez-vous ?

- Je ne voulais pas vous réveiller...

- Je ne dormais pas encore. J'allais même faire un tour au jardin. Entrez ! Entrez vite !

Elle les regarda monter vers elle et une joie soudaine emplit son cour, un cour que les apparences du caporal Forget ne pouvaient tromper. Ce fut vers lui, d'ailleurs, qu'elle tendit d'abord les mains.

- Aurais-je cette joie que vous ayez besoin de moi?

Son sourire était rayonnant mais Batz n'y répondit pas. Tandis qu'il arrachait chapeau, perruque, moustache d'un geste las, le pli douloureux creusé entre ses sourcils ne s'effaça pas.

- C'est vrai, Laura, je viens vous demander asile. Charonne a été investi la nuit dernière; Marie et Pitou m'ont contraint à fuir mais... Marie a été arrêtée avec tous nos gens. Peu de temps avant, on s'est saisi de Cortey.

Laura eut un cri :

- Marie ! Marie arrêtée ? Mais pourquoi ?

- Sans doute pour lui faire dire où l'on a une chance de me trouver... Mais ne pouvons-nous parler ailleurs que dans ce vestibule ?

- Je suis impardonnable! Venez! Jaouen, du vin... et quelque chose pour les réconforter! Vous semblez recrus de fatigue, mes pauvres amis.

Elle avait pris le bras de Batz pour l'entraîner au salon où Bina, accourue au bruit, était déjà en train d'allumer un candélabre. Elle reçut l'ordre d'aller préparer une chambre et même deux, Pitou ayant lui aussi besoin de repos.

- J'accepte volontiers, soupira celui-ci en s'abandonnant aux douceurs d'une bergère. Nous n'avons pas cessé de courir depuis la nuit dernière...

Il raconta, plus en détail, ce qui s'était passé chez Cortey puis chez Marie, comment, après avoir fui par le parc du château de Bagnolet, Batz et lui avaient trouvé un refuge provisoire dans le couvent abandonné de Saint-Mandé pour y attendre l'ouverture des barrières. C'est là que Batz avait revêtu l'uniforme du caporal Forget. Ensuite ils étaient allés à la section Le Pelletier pour y apprendre des nouvelles : Cortey n'avait pas reparu et Marie avait été conduite à Sainte-Pélagie. On s'y était alors rendu et Pitou, qui connaissait vaguement le concierge, lui avait remis de l'argent pour que la " citoyenne Grandmaison " dont il était l'admirateur et qui était aussi l'amie de plusieurs conventionnels, soit traitée aussi bien que possible. Rassurés sur ce point, on était reparti : il s'agissait de trouver un abri pour la nuit et dans cette quête on alla de déception en déception : Roussel était absent pour quelques jours, Benoist d'Angers et Delaunay en mission, chez Pitou lui-même c'était impossible, le logement étant trop exigu et l'oil de sa logeuse trop curieux. Restaient les maisons de la rue de la Tombe-Issoire et le local de la rue des Deux-Ponts, mais Batz n'y apparaissait que sous un certain aspect et, pour l'instant, celui de garde national était le plus commode.

- C'est moi qui ai pensé à vous, Mademoiselle Laura, dit Pitou. Le baron ne voulait pas...

- Et pourquoi, s'il vous plaît ?

Batz, à demi étendu dans un fauteuil, avait fermé les yeux. Il répondit cependant :

- Parce qu'il devient dangereux d'être de mes amis. Me donner l'hospitalité relève de la témérité.

- Je croyais, dit Laura avec douceur, vous avoir exposé un jour à cet endroit même que ma maison vous était ouverte à quelque moment que ce soit et vous aviez accepté, il me semble ?

- Oui parce que j'étais persuadé n'y avoir jamais recours. Cela dit, ne me croyez pas ingrat ! Je vous remercie du fond du cour. Ce ne sera d'ailleurs que pour peu de temps. Quand Roussel reviendra...

- Non, coupa la jeune femme, ce ne serait pas prudent puisque cette adresse est déjà connue. Rappelez-vous, quand vous m'avez amenée chez vous, ne m'avez-vous pas dit que personne ne m'y chercherait? A mon tour de vous dire : personne ne vous cherchera chez une... Américaine. Ou alors quittez Paris !

- En abandonnant Marie... et mes projets? Je mourrai plutôt que renoncer! Mes plans sont en bonne voie, je dois continuer...

- Alors restez ici, je vous en prie ! Le temps qu'il vous faudra.

- Et si votre amitié vous menait à l'échafaud? Sachez-le, ce peuple est en train de devenir fou.

- Je m'en suis aperçue ce soir même. Il est possible, en effet, que mon passeport américain devienne insuffisant. Alors je vous rappellerai que, lorsque vous m'avez obligée à accepter de continuer à vivre, c'était contre la promesse d'utiliser cette vie pour une noble cause au lieu de la perdre pour rien. Notre pacte, à ce moment, sera rempli.

- Ne l'aviez-vous pas déclaré caduc ?

- Peut-être, mais j'ai changé d'avis. Courir sus à Pontallec ne me paraît plus une priorité. J'ai mieux à faire dès l'instant où vous avez besoin de moi...

A cet instant Pitou applaudit comme s'il était au théâtre et, tandis que les deux autres le regardaient avec une surprise un peu scandalisée, il eut un bon sourire :

- Bravo! Mais ne pourrait-on remettre cette belle joute oratoire à demain matin ? Je tombe de sommeil, moi!

Laura se mit à rire :

- Vous avez raison. Allons dormir!

Mais si elle se coucha, elle ne trouva pas davantage le sommeil qu'avant l'arrivée des deux hommes. La présence de Batz dans sa maison lui causait une grande excitation en même temps qu'un sentiment étrange. Il était là, chez elle, à deux pas d'elle, l'homme qu'elle aimait plus que tout au monde, et pourtant elle n'éprouvait pas la joie qu'en d'autres temps, elle en eût ressenti. Certes elle le défendrait, le cacherait, l'aiderait de tout son pouvoir de dévouement, mais les confidences douloureuses de Marie, de Marie qui s'était laissé jeter en prison pour préserver sa fuite, donnaient un goût amer à cet amour : celui du doute qui s'insinuait. Pour elle, Jean et Marie ne faisaient qu'un et si le bonheur dont rayonnait la jeune femme, certains matins de Charonne, lui faisait sentir les tourments d'une envie dont elle avait honte, c'était un fait que l'on ne pouvait remettre en question. Même s'il était arrivé à Jean de lui témoigner, à elle, quelque chose d'un peu plus chaud que de l'amitié et si parfois il lui arrivait d'espérer. A présent il y avait cette jeune fille qui se disait sa fiancée... et plus encore, cette Michèle Thilorier assez audacieuse pour venir réclamer son amant jusque chez sa rivale. Alors, la question lancinante se posait : qui était Batz et qui aimait-il? Les femmes qu'il admettait à partager sa vie de conspirateur n'étaient-elles pour lui que le repos du guerrier? Des fleurs qu'il cueillait pour oublier, le temps d'une griserie, la grande idée qui l'habitait et l'austère devoir qui en découlait? Comment savoir quel visage se cachait au fond de ce cour hermétique ?

Laura ouvrit sa fenêtre et vint à son balcon dans l'espoir que la fraîcheur de la nuit calmerait les battements trop rapides du sien. Le jour allait bientôt paraître et tout était tranquille. Aucun souffle ne faisait bouger les feuilles des grands arbres. Il y avait là quelque chose de magique. Bien souvent, lorsque, avant son mariage, elle séjournait dans son petit château de Komer, elle en était sortie dans l'obscurité pour voir se lever le jour au bord de la forêt. Et celui qui allait naître lui parut d'une telle importance qu'elle voulut aller au-devant de lui comme autrefois. Elle descendit.

Assise sur un banc de pierre tournant le dos à la maison silencieuse, la tête levée vers le ciel, elle attendit. Le jour vint. Mauve d'abord puis rosé tendre, et qui se chargea d'or et de pourpre à mesure que montait le soleil encore invisible. Et Laura frissonna parce que cette aurore-là ressemblait à un couchant glorieux mais sanglant, fascinant et qu'elle contempla de longues minutes. Si longues qu'elle n'eut pas conscience du temps passé et ce fut là que Jaouen la trouva.

- Vous n'avez pas dormi, n'est-ce pas ? dit-il, et c'était à peine une question.

- Vous non plus, je suppose ? Ou alors vous êtes très matinal. C'est aussi bien, d'ailleurs. Il faut que je vous parle.

- De ce qui s'est passé cette nuit et de ce que seront les jours à venir, je suppose ?

Sa voix était calme, froide, presque impersonnelle mais en levant les yeux sur lui, Laura vit la crispation de ses traits. Elle étendit la main, toucha le crochet de fer qui remplaçait son avant-bras.

- Asseyez-vous près de moi.

- Pardonnez-moi. Je préfère rester debout. Ce sera mieux, plus convenable si vous avez décidé de me renvoyer.

- Le devrais-je ?

- Je ne sais pas. C'est à vous de voir...

- Croyez-vous? Alors je vais poser une autre question : le souhaitez-vous ?

- A mon tour de dire : le devrais-je ?

- Peut-être. L'attachement que vous me portez - et dont je ne doute pas -ne vous oblige en aucune façon à me suivre dans les directions que je choisis. Vous n'en faites jamais état mais vous êtes un vrai, un pur républicain dans le sens le plus noble du terme. Et celui qui va vivre ici... quelque temps est votre contraire : un homme voué au Roi, je pourrais dire depuis la nuit des temps. Il a renoncé à sauver la Reine parce qu'il sait bien, à présent, que c'est impossible mais il veut la liberté pour le petit roi qui vit au Temple et moi je la veux pour sa sour, la petite Madame que je me suis mise à aimer parce qu'elle me rappelle un peu Céline.

- Je sais tout cela et vous n'avez aucune raison de plaider une cause que je connais. Quand nous avons quitté Cancale, je ne vous ai pas suivie uniquement pour vous protéger de Pontallec et tenter de sauver votre mère - dont Dieu ait l'âme ! - mais bien pour être votre rempart, votre secours contre tout mal, toute souffrance...

- Alors vous me restez ? demanda Laura émue.

- Ne me dites pas que vous en avez douté? Ce n'est pas à l'heure où le danger se rapproche de vous que je vais vous abandonner. Je vous accompagnerai sur tous les chemins que vous choisirez, je vous aiderai en toute loyauté... au besoin je vous tuerai pour vous éviter l'échafaud, mais n'oubliez pas ceci : c'est vous que je sers... pas l'homme qui dort là-haut ! ajouta Jaouen avec un regard à l'étage où les volets demeuraient clos.

- Vous ne l'aimez pas ?

- Bien qu'il vous ait sauvée, non. Je ne l'aime pas, même si je ne peux me défendre d'une certaine admiration pour son courage, mais il est mauvais pour les femmes !

- Mauvais?

- Oui, parce que c'est un homme de l'aventure et qu'il n'y a pas de place pour elles dans sa vie. Il prend tout et ne donne rien ! S'il vous fait du mal, il aura en moi un ennemi...

Jaouen salua et s'éloigna sur ces derniers mots. En dépit du ton menaçant dont il les avait teintés, Laura se sentit soulagée : il lui eût été pénible de se séparer de cet ami - le terme lui semblait plus approprié que celui de serviteur - taciturne sans doute mais dont elle ne mettrait jamais en doute la loyauté.

Deux gardes nationaux étaient entrés, deux gardes nationaux ressortirent, accompagnés au seuil par un Jaouen presque jovial.

- Je reviendrai ce soir, dit Batz. Peut-être sous un autre aspect. Le mieux serait de me confier une clef... comme si j'étais un serviteur.

- N'est-ce pas imprudent? objecta Laura. Batz se mit à rire :

- Vous n'imaginiez tout de même pas que j'allais demeurer tapi chez vous, portes et volets clos sans en bouger jamais? Ne changez rien à vos habitudes pour moi! Laissez-moi aller et venir à ma guise et s'il m'arrive de tenir ici quelque réunion, je vous en demanderai auparavant l'autorisation.

Il allait partir, elle le retint encore.

- Et... Marie?

- C'est d'elle, bien entendu, que je vais m'occuper à présent...

- Et si vous me laissiez faire... pour une fois? J'ai peut-être une idée.

- Laquelle?

Le ton était si raide qu'elle regretta aussitôt son geste spontané. Et elle n'avait pas besoin de sa permission pour agir à sa façon.

- Je vous en parlerai ce soir. Agissez comme vous l'entendez !

Il la regarda un instant puis, comprenant qu'elle n'en dirait pas davantage, il eut un vague haussement d'épaules et sortit. Déjà, Laura se précipitait dans l'escalier pour aller s'habiller. Elle se souvenait trop de ce qu'était une prison pour ne pas tout essayer pour en tirer la douce et charmante Marie qui, un an plus tôt, avait accueilli comme une sour l'inconnue désespérée et suicidaire qu'elle était alors...

Une heure plus tard, elle remontait, en courant presque, l'allée de la rue Chantereine qui menait chez Talma.

En approchant du vaste perron, cependant, elle ralentit l'allure : des éclats de voix traversaient murs et fenêtres et n'étaient guère propices à une conversation sérieuse où la sérénité était indispensable. Cunégonde, qui jaillit de la porte pour gagner les eaux plus calmes de sa cuisine, acheva de la renseigner :

- Ça dure comme ça depuis minuit! Si j'étais vous... citoyenne -Cunégonde, toujours fâchée avec le vocabulaire révolutionnaire, consentait parfois à lui jeter quelques miettes - j'y regarderais à deux fois avant de me jeter là-dedans.

- C'est que... j'avais quelque chose d'important à leur dire...

- Et ça peut pas attendre ?

Ce fut Julie qui se chargea de la réponse. Elle avait aperçu Laura et se ruait sur elle pour l'entraîner à l'intérieur et renforcer ses positions :

- Ma chère Laura, vous tombez à merveille! Venez, venez dire à ce monstrueux imbécile ce que vous pensez de la représentation d'hier !

Le champ clos, ce matin-là, c'était la salle à manger. Talma, drapé dans une sorte de toge violette, ses coudes nus planté sur la table et ses poings fermés étayant son masque romain couronné drôlement par les mèches en désordre de sa coiffure à la Titus, ressemblait à un bulldog grincheux. L'apparition de Laura ne lui arracha même pas un sourire : il sauta de sa chaise pour s'emparer d'elle.

- Voilà des heures que cette mégère me crie dessus ! Comme si j'étais pour quelque chose dans le choix des programmes ! En outre, elle ne veut pas comprendre que si l'on n'en passe pas par ce qui plaît au peuple, on risque de lui déplaire définitivement.

- Il y a tout de même des limites ! s'écria Julie en essayant de récupérer son amie. Avez-vous jamais vu quelque chose de si grotesque, de si bas, de si ridicule que ce Jugement dernier? Jamais les Raucourt, les Contât, les Fleury, les Saint-Prix, ceux du théâtre de la Nation enfin ne se seraient abaissés à jouer une aussi répugnante sottise !

- Ah non? Et quand, au début de Britannicus, on entendait Albine dire à Agrippine :

" Citoyenne, rentrez dans votre appartement ! " ce n'était pas ridicule peut-être ? Pendant des mois, ils se sont évertués à éplucher les grands textes pour en éliminer les mots roi, reine, empereur, majesté, etc., ce n'était pas non plus ridicule? Cela ne les a pas empêchés d'être jetés en prison pour y attendre Dieu sait quel sort affreux ! C'est ça que tu veux pour nous ?... Et vous, ma chère Laura, voulez-vous un peu de café ? On vient d'en refaire.

Sa belle voix venait de retrouver d'un seul coup son charme onctueux. En même temps, il avançait une chaise à la jeune femme, prenait une tasse, y versait le café fumant cependant que, saisie par la soudaineté de cette volte-face, Julie restait un instant sans voix et sans arguments, calmée elle aussi. Machinalement, elle s'assit auprès de Laura, tendant sa tasse vide à son époux.

- Vous n'avez pas de chance avec les spectacles que nous vous offrons, soupira-t-elle. Celui d'hier était stupide et celui de ce matin ne vaut guère mieux ! Notre excuse est que nous sommes mariés. Un état que vous avez la chance d'ignorer.

- Mais que je peux très bien imaginer, sourit celle qui avait été Anne-Laure de Pontallec. C'est à moi, d'ailleurs, de vous demander pardon : arriver ainsi chez vous sans crier gare serait inexcusable si je n'avais une raison grave-Ce fut aussitôt le silence. Deux paires d'yeux se

fixèrent sur elle avec sympathie : rien de tel que les ennuis d'autrui pour calmer les querelles sans consistance.

- Si grave que cela ? murmura Talma.

- Oui. Ce matin le... colonel Swan est accouru chez moi. Il venait d'apprendre l'arrestation d'une de nos amies communes, une amie qui m'est chère

- Presque tous nos amis à nous sont en prison, fit Julie avec amertume. Ce genre de nouvelle est malheureusement trop fréquent ces temps-ci.

- Oui, mais les vôtres sont tous des hommes politiques. Marie n'est rien qu'une artiste !

- Marie ? demanda Talma. Laquelle ?

- Marie Grandmaison. Je sais que vous la connaissez et aussi sa maison de Charonne d'où elle a été arrachée l'avant-dernière nuit avec tous ses gens. Et cela sans la moindre raison...

Le masque romain se fit grave, mais ce fut Julie qui répondit :

- Les femmes de tous nos amis, Brissot, Pétion, Roland, sont incarcérées. Leur seul crime est d'être leurs femmes. Tout Paris sait que Marie est la compagne aimée de Batz et, depuis quelque temps, on prononce ce nom-là un peu trop souvent...

- C'est ridicule ! Batz, que j'aime bien, n'est pas non plus un politique : c'est un financier!

- Seriez-vous naïve à ce point ? soupira Talma. Batz, dont la légende dit qu'il a voulu enlever le Roi, ne serait pas politique? Sachez d'ailleurs qu'on ne peut être homme de finances sans se mêler aux affaires de la Nation.

- Peut-être. C'est possible mais vous connaissez Marie ? Elle s'est retirée du théâtre, écartée même de la vie parisienne pour vivre son amour loin des turbulences. La prison la brisera.

- Non. Je la crois plus forte que vous ne pensez. Mais si vous espériez que je pourrais vous aider à la tirer de là, vous vous trompez. Je n'ai aucun pouvoir, sinon vous pensez bien que je m'en servirais.

- Vous non, mais votre ami David? C'est un artiste. Il ne peut qu'être sensible aux malheurs d'une autre artiste...

- Pourquoi ne pas lui demander vous-même? intervint Julie. Il vous a montré hier beaucoup d'attention, il me semble ?

- En effet, mais... je ne vous cache pas qu'il me fait un peu peur. Cela me gêne de lui demander quelque chose. Vous, vous êtes ses intimes amis. Il vient chez vous presque chaque jour...

- Il y vient moins ces temps derniers, remarqua Julie qui s'était levée pour aller arranger, devant une glace, des mèches échappées à son chignon noué lâche. Il n'a jamais aimé les Girondins qu'il a toujours trouvés tièdes et, nous, je me demande si nous ne sommes pas pour lui une habitude plus qu'une véritable affection. D'ailleurs, David ne sait pas ce que c'est que d'aimer. Croyez-moi : s'il veut bien consentir à vous aider - et il en a le pouvoir car il est l'un des rares amis de Robespierre ! - il faut aller le lui demander vous-même. Vous savez où il habite ?

- Au Louvre, il me semble ?

- Oui. Il y a un immense atelier. Allez le voir, Laura ! Que risquez-vous ?

C'était justement ce que se demandait la jeune femme quand, au début de l'après-midi, elle fit atteler sa voiture pour se rendre chez le peintre.

Il avait bien changé, le vieux Louvre ! Depuis le temps des rois mais aussi depuis les débuts de la Révolution où il abritait non seulement l'Académie mais aussi nombre d'artistes, peintres, sculpteurs, graveurs, les plus grands sans doute. L'envahissement des Tuileries, le 10 août 1792, le massacre des Suisses que l'on avait poursuivis jusque chez eux, avaient chassé, en les épouvantant, nombre d'artistes comme Carie Vernet - parti sans même emporter l'admirable groupe de chevaux laissé sur son chevalet -Vien, Mme Vigée-Lebrun, Lagrenée et d'autres encore, même Fragonard qui un moment eut peur. Depuis, une foule disparate de prétendus artistes s'était emparée des lieux, s'établissant n'importe où, n'importe comment, saccageant les décorations intérieures en abattant murs et cloisons, installant des cuisines de fortune qui augmentèrent considérablement les risques d'incendie et mettant démocratiquement son linge à sécher aux fenêtres où s'étaient penchés tant d'illustres personnages. Quant aux anciens parterres, transformés en jardins de banlieue, il y poussait plus de poireaux et de carottes que de rosés. L'Académie de sculpture et de peinture venait d'être jetée bas par David qui assouvissait sur elle une vieille rancune - et Dieu sait s'il les avait tenaces ! -, les autres Académies furent supprimées sur la lancée. Seuls devaient régner au Louvre le maître et ses élèves qui parfois se comportaient à la manière des terroristes.

La mort des Académies livra au pillage les trésors d'art (tapisseries des Gobelins, bronzes, bustes, bas-reliefs et, pour celle des inscriptions et médailles, une fortune en pièces de grande valeur) que David ne jugea pas utile de faire protéger. Ce qui était d'autant plus absurde que le peintre voulait s'assurer la direction du " Muséum " que la Convention souhaitait installer au Louvre.

En fait, le jour où Laura se résigna à se rendre chez lui, David régnait à peu près seul sur les Galeries. Il y avait bien encore Hubert Robert, le bon vivant, la force de la nature qui méprisait avec désinvolture les ukases du gouvernement, refusait de participer au moindre comité et n'avait jamais voulu porter à la Commune son diplôme de peintre du Roi pour en faire un autodafé. En outre, sa peinture plaisait toujours, il était riche et, jusqu'à nouvel ordre, conservateur du futur Muséum. De bien mauvaises notes, tout cela, et que son voisin consignait avec délectation [xxii]. Il y avait aussi le vieux Fragonard, qui était revenu car il ne pouvait vivre loin de Paris et que David protégeait parce qu'ils avaient toujours été amis et que sa peinture coquine n'était plus du tout à la mode...

Au Louvre, Laura n'eut aucune peine à se faire indiquer le chemin des appartements du maître. C'était le plus important du premier étage.

En atteignant la galerie qui le desservait, elle chercha le numéro indiqué et allait frapper quand elle eut juste le temps de se rejeter en arrière : la porte venait de s'ouvrir violemment, lâchant une jeune femme en robe de soie noire ceinturée de bleu pâle dont la toilette était dérangée et qui semblait en proie à une véritable terreur. Elle avait de grands yeux sombres et quand ils rencontrèrent les siens, Laura crut y lire un appel au secours.

- Madame..., commença-t-elle, mais au même moment une voix furieuse hurlait de l'intérieur :

- Va-t'en!... Et que je ne te revoie jamais, tu entends ? Plus jamais ! C'est toi qui entendras parler de moi !

Avec un cri, l'inconnue s'enfuit dans les profondeurs de la galerie tandis que David, écumant de fureur, surgissait à son tour, la chemise largement ouverte sur la poitrine et la figure convulsée par la rage. Il était tellement effrayant que Laura faillit suivre la jeune femme, mais déjà il l'avait reconnue :

- Miss AdamsL. haleta-t-il, cherchant son souffle. Quelle surprise!

- Je suis désolée, je tombe mal. Veuillez m'excuser, je reviendrai un autre jour.

Elle tremblait presque en face de cet homme qui s'efforçait de retrouver son sang-froid et elle n'avait qu'une envie, quitter cet endroit étrangement désert : les cris n'avaient pas attiré le moindre curieux. N'y avait-il plus personne, ou bien était-il courant d'entendre crier une femme dans l'atelier de David? Comme il n'était plus possible d'y échapper, elle entra lentement dans la vaste pièce éclairée par de hautes fenêtres où s'entassaient en un désordre assez séduisant beaux meubles et matériel de peinture. Au mur, une superbe tapisserie mais aussi des toiles où s'affirmait la maîtrise du peintre. Une autre, encore sur le chevalet, et Laura y reconnut celle qui venait de fuir. Elle se tenait assise sur une chaise devant une tenture d'un beau rouge sombre sur lequel ressortaient sa robe noire, ses rubans bleus et la pâleur de son teint délicat. Elle était vraiment très belle et, tout naturellement, Laura fascinée demanda :

- Qui est-ce ?

- Une sotte sans intérêt !

Sans intérêt? Vraiment? Laura s'y connaissait mal en peinture mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas sentir que ce portrait inachevé était l'ouvre d'un amoureux. Elle eut envie d'en savoir plus :

- Même les sots ont droit à un nom ? J'aimerais la connaître.

- Ne cherchez pas, vous perdriez votre temps !

- Mais encore?

- Si vous y tenez... C'est la citoyenne Emilie Chalgrin. Elle est la fille du peintre Joseph Vernet, la sour de Carie, et elle a passé son enfance ici. Elle avait épousé l'architecte Chalgrin, de vingt ans plus âgé qu'elle mais fort riche... et qui s'est hâté d'émigrer, comme un lâche qu'il est, abandonnant femme et fille.

- Elle n'a pas voulu le suivre ?

- Non. Emilie est stupide mais elle est acquise à nos idées de liberté. Seulement, après le 10 août, elle a eu peur : pendant que Carie et sa famille se réfugiaient à Asnières, elle a rejoint son amie Rosalie Filleul qui habite à Passy les communs du château de la Muette. Elle s'y sent plus en sécurité sans doute mais c'est ridicule ! Ici, sous ma protection, elle n'aurait rien à craindre !

- Elle est revenue, pourtant?

- Pas à demeure. Elle vient de temps en temps pour ce portrait qui n'en finit pas. C'est pourquoi j'ai voulu la convaincre de rester.

Les moyens qu'il avait employés étaient on ne peut plus lisibles parmi les coussins malmenés d'une sorte de divan rouge. La lutte avait dû être chaude... Laura remarqua, posé contre un mur, un fusain qui représentait une gigantesque statue d'homme s'appuyant d'une main sur une massue et tenant de l'autre deux figures féminines dont l'une devait être la Liberté, car elle avait des ailes. Sur le front de la statue on avait écrit " Lumière ", sur sa poitrine " Nature " et " Vérité ", sur ses bras " Force " et sur ses mains " Travail ".

- Qu'est-ce là? demanda-t-elle, enchantée de trouver un sujet de diversion.

- Le projet d'une statue pour le Pont-Neuf. Elle est destinée à y remplacer la statue équestre d'un despote que l'on y a vu trop longtemps. Elle aura quinze mètres de haut et, sous ses pieds, on élèvera une montagne.

- Une montagne? Sur un pont? Il ne résistera jamais !

- On l'élargira... avec les pierres de la ci-devant Notre-Dame que je vais faire démolir... comme tous les autres repaires du prétendu Dieu.

Laura frémit. Cette fois, elle en était sûre, l'homme était fou ! Son génie dont il ne doutait pas le conduisait à la mégalomanie. Pourtant, elle ne put s'empêcher de murmurer :

- Je sais que vous supprimez Dieu. Cependant, il me semble que les hommes ont besoin de croire en quelque chose?

- Ils croiront à la Liberté, à la Fraternité, au Progrès et, s'il leur faut à tout prix une idole, ils auront Robespierre, le plus grand homme que la terre ait porté!

- C'est donc à lui qu'il faudra adresser des prières? J'en ai une, justement...

- Une prière? Auriez-vous besoin d'aide? demanda David en prenant son bras pour la diriger doucement vers le divan... qu'elle évita habilement au profit d'un petit fauteuil.

- Pas pour moi, mais pour une amie qui m'est aussi chère qu'une sour. C'est elle qui m'a accueillie lorsque je suis arrivée à Paris juste à temps pour voir mourir mon seul parent, l'amiral John Paul-Jones. C'est la femme la plus paisible, la plus douce que je connaisse. Depuis qu'elle a renoncé au théâtre, elle ne s'occupe guère que des fleurs et des fruits de son jardin. C'est là qu'on est venu l'arrêter, avant-hier...

- Une actrice ? Du théâtre de la Nation ?

- Non. Des Italiens. Elle chantait. Son nom est Marie Grandmaison. Vous la connaissez peut-être ? ajouta Laura en épiant le visage du peintre, mais elle n'y lut qu'une indifférence teintée de dédain :

- Je n'ai jamais aimé l'Opéra, ni les Italiens, des repaires du vice et de la prostitution où les seigneurs pourris de Versailles venaient faire leur choix comme sur un marché d'esclaves.

- C'est peut-être pour cela que Marie en est partie ? dit Laura avec douceur. Elle a acheté une maison hors les murs et elle y vit tranquille depuis plusieurs années...

- Pas d'amants?

- Un seul, depuis toujours je crois... et qui est parti au loin.

- Encore un de ces lâches émigrés ? Son nom ?

- Jean de Batz, mais tout le monde le sait et vous avez des amis communs.

La déplaisante moue naturelle de Louis David se fit agressive :

- Nous ne sommes plus au temps où les " amis " constituaient une recommandation valable. Cette femme s'est acoquinée avec un homme dangereux, un homme que je n'aime pas et qui commence à gêner Robespierre.

Laura se leva, poussée par une brusque colère qui empourpra son teint délicat :

- Acoquinée? C'est le nouveau mot révolutionnaire pour signifier l'amour? Le moins que l'on puisse dire est qu'il ne gagne pas au change. Celui de Marie est pur. Elle a renoncé à sa vie brillante pour choisir sinon la solitude, du moins une existence simple... telle que nous la concevons chez nous, en Amérique.

- Comme c'est touchant! Eh bien, ma chère, vous allez être déçue. Votre amie ne m'intéresse pas et je n'ai aucune raison de m'occuper d'elle... à moins que...

- Je ne suis pas la femme des " à moins que... ", lâcha Laura avec un dédain écrasant. L'affection pour une femme innocente m'a menée chez vous parce que je croyais que vous mettiez en pratique vos grands mots de Justice, Vertu, Solidarité, mais vous essayez de finasser comme un maquignon avec une fille de joie! Cela ne se fait pas, chez nous, à Boston !

Ayant dit, elle tourna les talons et fila vers la porte où il la rattrapa :

- Allons, ne vous fâchez pas ! Vous m'avez mal compris et surtout vous ne m'avez pas laissé achever ma phrase. J'allais dire : à moins que vous n'acceptiez de poser pour moi. Vous savez combien je souhaite faire votre portrait? Celui d'une femme de la libre Amérique justement! Il pourrait être le clou du prochain Salon.

- Je n'ai aucune envie d'être le clou de quoi que ce soit ! Tout ce que je désire, c'est que Marie soit secourue.

- Accordez-moi le temps d'une rapide esquisse... et je vous promets d'y penser !

Laura hésita. S'il n'y avait eu que son impulsion profonde, elle serait partie en claquant la porte, mais la pensée de Marie la retint. Cet homme était dangereux, elle en était certaine, et elle n'aimait pas du tout ces narines frémissantes quand il s'était approché d'elle : " Un chien qui renifle un os! pensa-t-elle sans trop s'encombrer de poésie, mais après tout une esquisse est vite faite et je peux accepter cela si Marie doit en bénéficier... "

Sans dire un mot, elle revint vers le centre de l'atelier, permit au peintre de l'asseoir sur une chaise près d'une fenêtre. Elle n'avait pas voulu de celle de l'estrade. D'ailleurs, le rideau rouge tendu derrière allait mal avec sa robe de soyeuse étoffe prune complétée d'un fichu empesé remontant jusqu'au menton et d'un petit chapeau de même tissu orné de courtes plumes blanches. David aurait voulu qu'elle ôte cet accessoire, mais elle s'y refusa :

- Je ne reste pas longtemps et je n'ai pas envie d'être décoiffée.

Il n'insista pas, prit un cahier de feuilles blanches, un fusain, et se mit à dessiner à une incroyable vitesse. Une feuille puis une autre et une autre encore et encore, tandis que d'une voix brève il ordonnait à son modèle de changer de position ou de tourner la tête. En un quart d'heure, il avait fini...

- Voilà! soupira-t-il. Je n'ai pas abusé de votre patience ?

- Non, c'est vrai !

- Ce sera plus long la prochaine fois. Et... s'il vous plaît, habillez-vous de blanc aussi simple que possible et ne faites pas friser vos cheveux. L'image de la libre Amérique n'a pas besoin des complications d'un coiffeur.

- Et... Marie?

- Je vais m'en occuper.

- Je l'espère. Sinon il n'y aura pas de prochaine fois...

Elle n'avait aucune envie qu'il y eût une prochaine fois, mais l'important était que Marie soit libérée. Quand elle serait loin - car il faudrait la mettre à l'abri ! - Laura pourrait éluder les invitations du peintre. Le sort d'Emilie Chalgrin ne la tentait pas !

Pendant ce temps, celle dont l'avenir occupait tant son amie et son amant vivait des heures pénibles. Sainte-Pélagie, placée jadis sous le vocable d'une comédienne d'Antioche entrée sous la bure monacale après avoir scandalisé ses contemporains par ses débauches, était l'une des maisons d'arrêt les plus malsaines de Paris. Comme presque toutes les nouvelles prisons écloses après la chute de la royauté, c'était un ancien couvent. On y recevait naguère des femmes, recluses volontaires, épouses adultères, filles séduites et abandonnées à leurs larmes et à la fureur de leurs familles " déshonorées ". Elle tenait le milieu entre les Madelonnettes, réservées aux femmes de haut rang, et la Salpêtrière où l'on incarcérait celles appartenant à la lie du peuple. Chose curieuse, ce fut l'une des rares prisons où les massacreurs de Septembre ne trouvèrent rien à tuer, les concierges d'alors, Bouchard et sa femme, ayant choisi de se faire ligoter par leurs pensionnaires pour leur permettre de fuir : une belle action sur laquelle ils méditaient depuis à la Force. A la suite de cela, le statut changea : Sainte-Pélagie devint une importante prison politique pour les deux sexes. Après un court séjour à l'Abbaye, Mme Roland y était enfermée depuis le 24 juin.

La mise au secret de Marie ayant été décrétée par Maillard - sans qu'il en eût le pouvoir - la jeune femme fut jetée dans un cachot en sous-sol qu'une ouverture à ras de terre éclairait à peine. Il n'y avait rien là-dedans qu'une paillasse à moitié pourrie et une couverture en lambeaux. Ce n'était qu'une cave humide et froide où la malheureuse s'efforça de se réchauffer un peu en s'enroulant dans ladite couverture et en se pelotonnant sur le mauvais matelas. Pour toute nourriture, on ne lui donna qu'un morceau de pain dur et une cruche d'eau, elle ignorait encore que, pour être un peu mieux traitée, elle devrait payer le nouveau concierge qui avait pour devise une phrase lapidaire : " Ici on n'a rien pour rien ! " D'ailleurs, elle n'avait plus d'argent. Maillard s'était servi.

Le soir venu, pourtant, ledit concierge lui apporta un plat de haricots, un peu de vin et une vraie couverture : le résultat de l'argent déposé par Pitou. Et comme, en se retirant, l'homme ajoutait :

- On dirait qu't'as des amis qui te veulent du bien, citoyenne. S'ils peuvent te tirer du secret, tu s'ras pas trop à plaindre ! Surtout s'ils continuent à payer !

Le lendemain, à l'heure où Laura pénétrait au Louvre, c'était chose faite. Extraite de sa cave, Marie fut élevée au rang de prisonnière normale. C'est-à-dire qu'on la transféra dans une cellule du rez-de-chaussée, à peine moins humide et pas beaucoup plus confortable. A Sainte-Pélagie, en effet " le corps de logis destiné aux femmes est divisé en longs couloirs fort étroits de l'un des côtés desquels sont de petites cellules [xxiii]... " On y trouvait une petite fenêtre garnie de gros barreaux de fer, une paillasse aplatie, un matelas, une couverture et, selon l'argent dont on disposait, une table, une chaise et divers ustensiles. La grande différence c'était le fait que, chaque matin, le gardien faisait jouer les gros verrous et ouvrait toutes les portes, les prisonnières ayant le loisir de sortir dans les couloirs, de s'asseoir sur les escaliers, dans la petite cour ou dans une salle répugnante où le ménage n'était jamais fait.

A peine Marie eut-elle le temps de " s'installer " qu'elle se retrouvait au centre d'une véritable volière composée de femmes de tous âges mais dont une bonne partie appartenait à la Comédie-Française du faubourg Saint-Germain. Elle fut tout de suite reconnue :

- Mais c'est la Grandmaison ! s'écria une grande et belle femme blonde qui était la fameuse Raucourt. Que venez-vous faire ici? Il y a des lustres que Paris ne vous a vue ?

- Je vivais à la campagne, dit Marie en tendant la main à la tragédienne. C'est pourtant là qu'on est venu me chercher.

- Sous quel prétexte?

- On veut obtenir de moi que je livre un homme.

- Un homme? Mais que je suis donc sotte! s'écria Françoise Raucourt en frappant un front qui avait porté tous les diadèmes antiques. Le baron de Batz, bien sûr ! Celui qui vous a enlevée à vos admirateurs ! Un fameux gaillard ! Il court sur lui toutes sortes de légendes. Un vrai chevalier égaré chez les fous !

De la part de Raucourt ce n'était pas un mince compliment car, si les amants " utiles " ne lui avaient jamais manqué, tout le monde savait que ses goûts l'attiraient plutôt vers ses jolies compagnes, ce qui ne l'empêchait nullement d'être femme jusqu'au bout des ongles, gardant au fond de cette prison une élégance et une bonne humeur incroyables. Elle fit faire à Marie le tour de la société, présentant celles que la nouvelle venue ne connaissait pas. Il y avait là en effet tout le " gratin " en jupons de la maison de Molière : Mmes La Chassaigne, Suin, Contât, Thénard, Joly, Devienne, Petit, Fleury, Mézeray, Montgautier, Ribou et Lange. Marie fut reçue en amie, même par les autres prisonnières n'appartenant pas au théâtre comme Mmes de Gouy, de Créqui-Montmorency, Mlle de Montcrif et les épouses de Brissot et Pétion - l'ancien maire de Paris -, deux des Girondins incarcérés au Luxembourg. Seule Mme Roland manquait à l'appel : elle ne quittait guère sa cellule où elle écrivait la plupart du temps.

- Vous ne serez pas si malheureuse ici, expliqua Raucourt. Toutes ces dames sont charmantes et quand nous sommes arrivées, au matin du 4 septembre, elles nous ont applaudies comme si nous entrions au théâtre. En échange, nous leur avons fait une belle révérence-Marie, cependant, remarquait une femme qui se tenait à l'écart, écrivant sur ses genoux dans un cahier et relevant de temps en temps la tête, les yeux au ciel, dans l'attitude de quelqu'un qui cherche à se rappeler quelque chose. D'une blondeur à peine marquée de blanc, elle pouvait avoir une quarantaine d'années. Cependant, sa beauté demeurait remarquable.

- Mais..., souffla Marie. C'est la Du Barry?

- Oui. Elle a été arrêtée récemment, à son retour de Londres où elle était partie à la recherche des joyaux volés dans son pavillon de Louveciennes. Telle que vous la voyez là, elle prépare sa défense au cas où elle serait traduite devant le Tribunal révolutionnaire. Marie ouvrit de grands yeux :

- Au cas où ? Ne sait-elle pas que c'est une quasi-certitude ?

- Si, mais elle ne croit pas qu'on puisse lui vouloir du mal. D'abord, elle n'est pas émigrée puisqu'elle est rentrée. En outre, elle pense qu'elle pourra toujours acheter son acquittement avec la fortune qui lui reste. Voulez-vous que je vous présente ? Nous sommes très amies, vous savez ? C'est à elle et au roi Louis XV que je dois mes premiers engagements... Et puis elle est vraiment charmante. Elle nourrit celles d'entre nous qui sont démunies.

- Avec plaisir, mais ce sera pure curiosité. J'ai, moi aussi, quelques moyens de survivre.

- De toute façon, on vous y aiderait. Nous formons une sorte de communauté, ici. C'est, ajouta la Raucourt avec une soudaine angoisse qui fit fléchir sa célèbre voix, la seule façon de faire face à la peur d'un lendemain dont nous nous efforçons d'oublier l'horreur

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