Paris, mercredi 11 octobre 1307

Durant le couvre-feu, après la fermeture des portes de la cité, personne ne sortait sans nécessité, excepté la garde et la pègre. Le sauteur apparut dans une rue totalement déserte. C’était une machine pourvue de huit sièges, qui se posa dans la boue avec un bruit nettement audible.

Everard et ses hommes mirent pied à terre. Étroite, bordée de hautes façades où couraient des galeries, la rue était noire comme un four, et l’air y était froid et puant. La lueur émanant de deux petite fenêtres à l’étage d’un bâtiment ne faisait qu’accentuer l’obscurité. Les agents y voyaient comme en plein jour. Leurs amplificateurs optiques passeraient pour des masques grotesques. Ils étaient vêtus de guenilles parfaitement ordinaires. Tous étaient armés d’un poignard ; on comptait aussi dans leur arsenal deux hachettes, un gourdin et un bâton ; Everard avait passé à sa ceinture un fauchon, une courte épée à la lame recourbée – autant d’armes prisées par les bandits.

Il fixa les fenêtres en plissant les yeux. « Merde ! gronda-t-il en anglais. Il y a encore des gens réveillés ? Ce n’est peut-être qu’une veilleuse. Enfin, on y va. » Il passa au temporel. Les membres de son commando provenaient des pays et des époques les plus divers. « A toi, Yan, feu ! »

La porte était en chêne massif, à en croire Marlow. Et on l’avait sûrement barrée. Il fallait faire vite. Si les voisins ne risquaient pas d’accourir en entendant du bruit, peut-être enverraient-ils quérir la garde, à moins que celle-ci ne se manifeste de son propre chef. Everard et ses hommes ne devaient pas traîner, pas plus qu’ils ne devaient laisser de traces sortant du commun.

Yan, qui resterait posté près du sauteur, salua et s’affaira sur le mortier monté sur celui-ci. L’idée venait d’Everard, qui avait consacré plusieurs heures à sa mise en œuvre, sans parler des essais. Le mortier tonna. Cracha une bille de bois dur. La porte s’effondra dans un fracas, à moitié arrachée à ses gonds. La barre était brisée. On pouvait laisser la bille sur place, les gens d’armes la prendraient pour un bélier. On s’inquiéterait de la force physique de ces rufians, mais la rafle des Templiers ferait passer cette affaire au second plan.

Everard fonça, Tabaryn, Rosny, Hyman et Uhl sur les talons. Ils franchirent le seuil, traversèrent le vestibule – la porte de communication était ouverte –, débouchèrent dans l’atelier. Là, ils se déployèrent, le chef du commando se mettant en pointe, et scrutèrent les lieux.

Une salle vide, au sol dallé et aux multiples piliers. Au fond, la porte de la cuisine, fermée pour la nuit. En guise de meubles, un coffre de fer, trois tabourets, un immense comptoir sur lequel brûlaient quatre chandelles de suif diffusant une chiche lumière. Elles empestaient. A droite, une porte donnant sur une pièce logée sous l’escalier, jadis une salle forte, à présent une geôle cadenassée. Devant elle se tenait un homme au visage dur, vêtu de la tenue de l’Ordre, armé d’une hallebarde.

« La ferme ! lui lança Everard dans l’argot parisien qu’il avait assimilé le jour même. Jette ton arme et nous t’épargnerons.

— Jamais, par les os de Dieu ! » répliqua le Templier. Était-il simple soldat avant de prononcer ses vœux ? « Jehan ! Sire ! A l’aide ! »

Everard fit un signe à ses hommes. Ils cernèrent le gardien.

Il n’était pas question de le tuer. Leurs armes blanches dissimulaient des soniques. Ils allaient le distraire, lui envoyer une décharge. En revenant à lui, il penserait avoir reçu un coup sur la tête... oui, mieux valait lui laisser une petite bosse en souvenir.

Deux hommes surgirent du vestibule. Ils étaient nus, car l’époque ignorait la chemise de nuit, mais armés. Le plus râblé brandissait une hallebarde. Le plus grand était armé d’une longue épée. Sa lame mouvante, captant la chiche lumière des chandelles, était comme une flamme nue. Son visage aquilin...

Everard le reconnut tout de suite. Marlow l’avait souvent filmé avec son microscanner, illustrant ses rapports de plusieurs portraits. Les avait-il collectionnés afin de les contempler à loisir une fois sa mission achevée ?

Foulques de Buchy, chevalier du Temple.

« Ho ! lança-t-il. Appelez la garde, quelqu’un ! » Un rire destiné à Everard. « Les gens d’armes emporteront ton cadavre, canaille. »

D’autres personnes firent leur apparition, une douzaine d’hommes et de jouvenceaux, désarmés, désemparés, seulement capables de prier... et de témoigner.

Et merde ! jura Everard dans son for intérieur. Foulques a décidé de passer la nuit ici, et il a fait revenir le personnel.

« Gaffe avec les étourdisseurs ! » lança-t-il en temporel. Pas question d’abattre un adversaire comme par magie. L’avertissement était peut-être inutile. Ces hommes étaient des Patrouilleurs, après tout. Mais ce n’étaient pas des flics comme lui, seulement des volontaires connaissant bien ce milieu, qui n’avaient eu droit qu’à une formation accélérée.

Ils foncèrent sur les hallebardiers. Foulques voulait en découdre avec lui.

Il fait trop clair ici. Je ne pourrai l’étourdir en douce que si nous nous affrontons en combat rapproché – ou si j’arrive à le mener derrière un pilier –, son allonge est supérieure à la mienne et je suis sûr qu’il manie l’épée mieux que moi. D’accord, je connais des techniques d’escrime qui n’ont pas encore été inventées, mais avec de telles lames, elles ne me serviront pas à grand-chose. Pour la énième fois de sa vie, Everard songea qu’il allait peut-être mourir.

Mais il était trop occupé pour céder à la peur. On eût dit que son moi intérieur le quittait, observait ses actes avec détachement, lui dispensant des conseils de temps à autre. Le reste de lui-même se consacrait à l’action.

La longue épée fondit sur son crâne. Il bloqua le coup de son fauchon. Un claquement de métal. Il était plus lourd, plus musclé. L’arme de Foulques dut reculer. La main libre de Manse forma un poing. Jamais un chevalier ne s’attendrait à un uppercut. Souple comme un félin, Foulques esquiva le coup et se mit hors de portée.

Séparés par deux mètres de dallage, ils échangèrent un regard assassin. Everard vit que les piliers allaient le gêner. Cela risquait de lui être fatal. Il faillit retourner son arme pour user de l’étourdisseur logé dans le pommeau. S’il était assez rapide, personne ne verrait qu’il avait terrassé son adversaire à distance. Mais Foulques ne lui laissa pas le temps d’agir. Un bond, et son épée était sur lui.

Everard exécuta un kata. Un genou qui se détend, une jambe qui bouge pour éviter la lame. Il s’en fallut d’un cheveu. Il frappa, visant le poignet.

Foulques était trop rapide pour lui. Il faillit lui arracher le fauchon de la main. Il présentait son flanc gauche à l’adversaire, le bras replié sur le cœur. Comme s’il portait un bouclier invisible, frappé de la croix. Un sourire féroce se peignait sur ses traits. Sa lame jaillit, vive comme un serpent.

Everard s’était déjà jeté à terre. L’épée lui frôla le crâne. Il se reçut de façon parfaite. Les arts martiaux étaient inconnus ici. Foulques n’aurait pas hésité à frapper un homme se relevant tant bien que mal. Mais Everard était tendu, prêt à bondir. Il avait une demi-seconde de répit. Le fauchon frappa Foulques à la cuisse.

La lame heurta l’os. Le sang jaillit. Foulques hurla. Il mit un genou à terre. Leva de nouveau son épée. Everard eut à peine le temps de réagir. Cette fois-ci, il frappa au ventre. Sa lame s’enfonça profondément, se tordit. Un bout de tripe accompagna le torrent de sang.

Foulques s’abattit. Everard se releva d’un bond. Les deux épées gisaient sur le sol. Il se pencha sur l’homme effondré. Son sang l’avait taché. Quelques gouttes tombèrent sur le geyser qui alimentait la mare autour de lui. Puis le rythme se ralentit, le cœur robuste défaillit.

Les dents de Foulques luisaient dans sa barbe. Un ultime rictus jeté à son meurtrier ? Il leva sa main droite. Fit le signe de croix en tremblant. Mais ses dernières paroles furent : « Hugues, ô Hugues...»

La main retomba. Les yeux se révulsèrent, la bouche béa, les entrailles se vidèrent. Everard huma la puanteur de la mort.

« Pardon, croassa-t-il. Je n’ai pas voulu cela. »

Mais il avait du travail. Il regarda autour de lui. Les deux hallebardiers étaient à terre, inconscients mais apparemment indemnes. Terrassés depuis quelques secondes, sinon ses hommes seraient venus à son aide. Ces Templiers se sont bien battus. Voyant qu’il n’était pas blessé, les Patrouilleurs se tournèrent vers les domestiques blottis dans l’entrée.

« Caltez, ou vous allez y passer, vous aussi ! » hurlèrent-ils.

Ces hommes et ces enfants n’étaient pas des soldats. Ils s’enfuirent, pris de panique, dans un concert de cris et de gémissements, disparaissant dans la rue.

Si terrorisés fussent-ils, ils risquaient quand même d’alerter la garde. « Ne traînons pas, ordonna Everard. Ramassez votre butin en vitesse et on fiche le camp. Prenez ce que prendrait une bande de rufians qui ne voudrait pas faire long feu. » Il ne put s’empêcher d’ajouter pour lui-même : De peur de finir sur le bûcher. Puis, redevenant sérieux : « Sélectionnez les objets les plus travaillés et manipulez-les avec soin. Ils finiront dans un musée en aval, après tout. »

Ainsi, quelques modestes trésors seraient sauvés de l’oubli, pour le bénéfice d’un monde que cette opération avait peut-être sauvé, lui aussi. Il ne pouvait en être sûr. Peut-être que la Patrouille aurait pu traiter le problème différemment. A moins que les événements n’aient retrouvé leurs cours initial sur le long terme ; le continuum était doté d’une incroyable résilience. Il s’était contenté de faire pour le mieux.

Il contempla le mort à ses pieds. « Nous avions notre devoir à accomplir, murmura-t-il. Je crois que tu nous aurais compris. »

Pendant que ses hommes s’affairaient à l’étage, il se dirigea vers la chambre forte. Le cadenas aurait fini par céder devant un outil contemporain, mais ceux dont il était équipé étaient plus sophistiqués, et ils en eurent raison en un instant. Il poussa la porte.

Hugh Marlow surgit des ténèbres. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il en anglais. J’ai entendu... oh ! la Patrouille. » Il aperçut le chevalier. Étouffa un cri. Puis il alla près du corps et s’agenouilla devant lui, indifférent au sang, luttant visiblement pour ne pas pleurer. Everard s’approcha et attendit. Marlow leva les yeux.

« Est-ce que... est-ce que vous étiez obligé de faire ça ? » bredouilla-t-il.

Everard acquiesça. « Les choses sont allées trop vite. Nous ne pensions pas le trouver ici.

— Non. Il... est revenu. Vers moi. Il disait qu’il ne pouvait pas me laisser seul pour affronter... ce qui allait arriver. J’espérais... malgré tout... j’espérais pouvoir le convaincre de fuir... mais il ne voulait pas non plus abandonner ses frères...

— C’était un homme, déclara Everard. Au moins... n’allez pas croire que je m’en réjouisse, mais au moins n’aura-t-il pas à subir la torture. » Les os broyés à coups de bottes, ou fracassés par la roue ou le chevalet. Les chairs carbonisées par des tisonniers portés au rouge. Des pinces sur les testicules. Des aiguilles... Peu importe. Les gouvernements sont ingénieux. Si, par la suite, Foulques avait renié la confession ainsi arrachée, et le déshonneur qui l’accompagnait, on l’aurait brûlé vif.

Marlow opina. « C’est une consolation, hein ? » Il se pencha sur son ami. « Adieu{En français dans le texte. (N. d. T.)}, Foulques de Buchy, chevalier du Temple. » Il lui ferma les yeux et la bouche, puis l’embrassa sur les lèvres.

Everard l’aida à se relever, car le sol était glissant.

« Je vous assure de ma pleine et entière coopération, déclara Marlow d’une voix atone. Je ne chercherai pas à implorer la clémence.

— Vous êtes allé trop loin, répondit Everard, et cela a permis à la flotte de s’échapper. Mais cet épisode a “ toujours ” fait partie de l’Histoire. Il se trouve que vous en avez été la cause. Sinon, aucun mal n’a été fait. » Sauf qu’un homme était mort. Mais tous les hommes sont mortels. « Je ne pense pas que la Patrouille se montrera trop sévère. On ne vous confiera plus de missions de terrain, ça va de soi. Mais vous pourrez encore faire œuvre utile dans les tâches d’analyse et de compilation, et ainsi vous racheter. »

Ce discours puait la suffisance.

Enfin, l’amour n’excuse pas tout, loin de là. Mais l’amour en lui-même est-il un péché ?

Les hommes redescendaient avec leur butin. « Allons-y », dit Everard, et il les conduisit au-dehors.

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