Trois jours plus tôt, ou quatre en tenant compte du décalage horaire, il avait fait l'amour avec elle pour la dernière fois.
Le ferry, pour la vingtième fois peut-être, accosta côté Kowloon et, au lieu de descendre parmi les derniers, comme il en avait pris l'habitude, il bondit sur la passerelle, prêt à prendre un taxi pour l'aéroport, à rentrer tout de suite. Mais, en remontant l'escalier métallique, le contact dans son poing fermé de la pièce de 50 cents qu'il serrait en prévision de la traversée suivante lui fit ralentir le pas. Il retourna la pièce entre ses doigts, hésitant à tirer à pile ou face, mais en fait il avait déjà pris sa décision. Une fois de plus, devant le tourniquet, il glissa 50 cents dans la fente et descendit lentement l'escalier opposé à celui qu'il venait de gravir, patienta devant le grillage pendant que le ferry finissait de se vider. Il ne pouvait pas revenir, une nouvelle tentative ne servirait à rien. Il prendrait le visage d'Agnès entre ses mains, le caresserait, et puis? Et puis ce serait pareil, plus douloureux encore après l'espoir d'une rémission. Ou peut-être Agnès le regarderait approcher, dirait: «Qui êtesvous?» Il hurlerait: «C'est moi, c'est moi, je t'aime» et le mal aurait encore empiré en son absence, elle ne le reconnaîtrait plus, ne se rappellerait même plus qu'il avait existé.
Durant cette traversée, il ne quitta pas le sillage des yeux et pleura. Il pleura sur Agnès, sur son père, sur lui-même. Il poursuivit ses allers-retours. Sur l'eau parfois, une rébellion plus vive lui faisait se promettre d'arrêter la fois suivante, de prendre un taxi, un avion, au moins de passer un coup de téléphone, mais à l'embarcadère il préparait encore sa pièce. L'employé, de temps à autre, lui adressait un petit signe de la main, empreint d'une sympathie perplexe. Il refit même de la monnaie, en achetant un Sprite dont il but quelques gorgées, puis il laissa rouler la bouteille entre ses pieds.
Enfin, ce qu'il craignait se produisit. Lorsqu'il débarqua, côté Hong-Kong, un cadenas verrouillait la grille d'embarquement. Avec un geste d'interrogation impuissante, il la désigna à l'employé qui répondit en riant: «To-morrow, to-morrow» et montra sept doigts, l'heure d'ouverture probablement.
Et maintenant? pensa-t-il en s'asseyant sur les marches humides de la jetée.
Maintenant, il pouvait toujours regagner son hôtel, sur la rive opposée. Il serait sans doute facile de trouver un petit bateau qui accepte de jouer les taxis, mais il n'en avait pas envie. Il n'avait pas envie non plus de s'aventurer dans la ville qui se dressait derrière lui, dont les lumières se reflétaient dans l'eau grasse de la baie. Alors, rester sur la jetée, attendre le lever du jour et reprendre le ferry? Recommencer le lendemain, et les jours qui suivraient? En dépit de l'absurdité de ce projet, aucun autre ne lui venait à l'esprit et il se surprenait à en examiner les conditions matérielles, à faire des calculs. En restant sur le bateau de sept heures à minuit, en dormant la nuit sur la jetée, combien de temps pourrait-il tenir? La traversée coûtait 50 cents, il en effectuait environ quatre par heure, soit 2 dollars de l'heure, à raison de 17 heures par jour, cela revenait à 34 dollars la journée et encore, peut-être existait-il des forfaits. En comptant six dollars de nourriture, hamburgers, soupes ou nouilles peu coûteuses, il s'en tirait à 40 dollars HongKong par jour, environ 40 francs s'il avait bien compris le taux de change. Multipliés par 365 jours, 14600 F par an, pas même une brique et demie, c'était ce qu'il gagnait par mois à Paris et à peine le double du budget alloué pour l'entretien des fous dans le Sud-Ouest. Il suffirait, de temps à autre, qu'il aille chercher de l'argent grâce à l'une de ses cartes de crédit et le sursis, à ce train, devenait pratiquement illimité. Sauf qu'au bout d'un moment la banque s'étonnerait; Agnès devait avoir prévenu de sa disparition les services responsables des cartes de crédit, elle ne tarderait pas à retrouver sa trace. Il l'imaginait débarquant à Hong-Kong, ivre d'inquiétude, le rencontrant sur le ferry, et lui, alors, lui expliquerait calmement que la vie lui était devenue trop pénible, qu'il ne la supportait que dans ces conditions, en prenant le ferry à longueur de journée, qu'il retrouvait à ce prix seulement la paix de l'âme et que, si elle l'aimait, la seule chose qu'elle pouvait désormais faire pour lui consistait à le débarrasser de ses cartes de crédit, à lui verser chaque année l'argent nécessaire, environ 15000 F donc, sur un compte qu'elle lui ouvrirait dans une banque locale, et à le laisser seul. Elle pleurerait, l'embrasserait, le secouerait, mais finirait par céder, que faire d'autre? De temps en temps, fréquemment au début, de moins en moins par la suite, elle ferait le voyage de Hong-Kong, viendrait le rejoindre sur son ferry, lui parlerait doucement en lui tenant la main, en évitant de prononcer certains mots. Kowloon-Hong-Kong, Hong-Kong-Kowloon, elle s'habituerait à le voir vivre ainsi, à la longue. Peut-être ne serait-elle pas seule, peut-être aurait-elle refait sa vie. A l'homme qui l'accompagnerait et resterait discrètement sur le quai, elle expliquerait tout, montrerait ce clochard hébété, devenu pour les usagers du ferry une sorte de mascotte bizarre, bientôt mentionnée dans les guides touristiques, The crazy Frenchman of the Star Ferry, et dirait: «Voilà, c'est mon mari.» Ou bien elle n'en parlerait à personne, ses amis ignoreraient toujours la raison de ses pèlerinages solitaires en Asie. Et lui, le mari, hocherait doucement la tête. A la fin de la journée, elle voudrait le persuader de l'accompagner à son hôtel, une nuit au moins, et il dirait non, toujours doucement, étendrait sa natte sur la jetée, il ne serait jamais allé au-delà, ne connaîtrait de la ville que le court chemin le séparant de la banque où il irait chaque mois renouveler sa provision de piécettes. Absurde, bien sûr, pensait-il, mais que peut espérer d'autre un homme à qui est arrivé ce qui m'est arrivé? A tout prendre, il préférait cela à l'enfermement, à la folie prise en charge et cadenassée par un quelconque docteur Kalenka et sa horde d'infirmiers musculeux. Il aimait mieux vivre sur le ferry que dans le patelin du Sud-Ouest où il finirait par échouer, après tout un parcours de cures sophistiquées et de maisons de repos haut de gamme. Car c'était bien, à terme, le sort qui l'attendait s'il retournait en France. Il se savait pourtant sain d'esprit, mais la plupart des fous entretiennent la même conviction, rien ne les en ferait démordre, et il n'ignorait pas qu'aux yeux de la société une mésaventure comme la sienne ne pouvait signifier que la démence. Alors qu'en vérité, il s'en rendait bien compte à présent, les choses étaient plus complexes. Il n'était pas fou. Agnès, Jérôme et les autres non plus. Seulement l'ordre du monde avait subi un dérèglement à la fois abominable et discret, passé inaperçu de tous sauf de lui, ce qui le plaçait dans la situation du seul témoin d'un crime, qu'il faut par conséquence abattre. Quand bien même, dans son cas, rien ne se produisait plus de suspect, rien ne rentrerait pour autant dans l'ordre et mieux valait décidément, plutôt que le cabanon, le sursis répétitif, morne, mais librement choisi, de la vie sur le ferry. Ne plus jamais rentrer, repousser la tentation, rester caché comme le témoin que la Mafia doit éliminer. Il devait faire comprendre cette nécessité à Agnès: sa disparition n'était pas une foucade, mais une obligation vitale; il fallait que, de loin, sans chercher à le revoir, elle l'aide à s'en tirer le moins mal possible. Qu'elle mette fin aux recherches engagées, ne fasse pas opposition à ses cartes de crédit, plus tard lui envoie de l'argent pour assurer sa survie. Maintenant, comment accueillerait-elle de telles consignes? Et lui, à sa place, comment réagirait-il? Il s'avoua avec amertume qu'il ferait sans doute l'impossible pour la rapatrier, contre son gré, la confier aux meilleurs psychiatres, et c'était justement ce qu'il ne fallait pas faire. Il fallait qu'elle s'incline, comprenne. Assis sur les marches, face aux lumières de Kowloon, aux gigantesques enseignes Toshiba, Siemens, TDK, Pepsi, Ricoh, Citizen, Sanyo, dont il connaissait par cœur, à présent, les rythmes de clignotement, il s'efforçait de bâtir des phrases, de trouver le ton juste pour lui faciliter l'effort surhumain de ne pas voir dans son exigence un témoignage supplémentaire de folie, mais au contraire une réaction raisonnable, réfléchie. La moustache, son père, Java, Serge et Véronique, tout cela n'avait plus d'importance, il ne servait à rien d'y revenir, seule comptait désormais l'attitude matérielle qu'il convenait d'adopter face à ce bouleversement sans remède. Il fallait qu'elle comprenne, ce serait dur, et qu'elle l'aide, mais il faudrait aussi que lui-même s'y tienne. Il ne pouvait sous-estimer la vitalité déréglée de son esprit, ignorer que ce qu'il pensait à cet instant, il ne le penserait plus dans deux jours, ou deux heures. L'évidence absolue de ses conclusions ne l'avait pas moins aveuglé quand il croyait Agnès et Jérôme coupables. Il savait à présent qu'il s'était trompé, qu'il voyait enfin clair, mais bientôt, inutile de se leurrer, son cerveau se remettrait à osciller, à courir d'un butoir à l'autre. Déjà, il lui suffisait de penser qu'il ne referait jamais l'amour avec Agnès pour que la machine infernale se réveille, pour qu'il soit tenté d'abandonner toutes ses résolutions, de rentrer, de la serrer dans ses bras en se figurant que la vie allait reprendre. Le ferry lui plaisait, lui avait plu d'emblée parce qu'il offrait un cadre à ses hésitations pendulaires, parce qu'il suffisait d'avoir assez de pièces pour suivre le mouvement, hésiter, se rebeller, mais sans agir pour autant. Car une fois choisie la seule action raisonnable, savoir s'enfuir au bout du monde, tout le problème était de s'en tenir là, de ne plus bouger, de ne plus agir, de ne pas accomplir autrement qu'en pensée le mouvement inverse. Hors du ferry qui le prenait en charge, le monde n'opposait pas à ses velléités suffisamment de résistance. Il aurait fallu pouvoir couper les ponts, se placer dans une situation matérielle ou physique telle que le retour lui soit à jamais interdit. Or, quand bien même il jetterait ses cartes de crédit, son passeport, il lui suffirait de franchir le seuil du consulat pour être bientôt rapatrié. Faute de pouvoir murer ces portes de sortie, rien ne l'assurait que sa détermination ne flancherait pas, qu'une vague mentale plus forte n'emporterait pas sa conviction présente pour lui en substituer une autre, et même le faire sourire de ce qu'il considérerait alors comme une lubie. Aucune puissance au monde ne pouvait le prémunir contre cette versalité, pas même le rythme tranquillisant des traversées en ferry, dont il pressentait qu'il se lasserait vite. Au moins les fous du patelin, ou des asiles, avaient-ils pour alliée la torpeur provoquée par les médicaments: elle réglait la pendule, en circonscrivait le mouvement, comme un ferry intérieur jamais lassé d'aller et de venir, paisiblement, dans leurs cerveaux engourdis. La machine ne grippait plus, carburait aux pilules, aux gélules, aux capsules quotidiennes, plus sûres encore que les pièces de 50 cents parce qu'il y avait toujours quelqu'un pour les administrer. Il se rappelait même l'aveu d'une villageoise expliquant naïvement au reporter que l'avantage, avec ces malades-là, tenait à ce qu'ils étaient incurables, donc à l'assurance de les garder à vie, de toucher jusqu'à leur mort le modeste pactole gratté sur leur entretien. Il les enviait presque d'être ainsi déchargés de toute responsabilité, hors d'atteinte.
Plus tard le ciel pâlit, des bruits, des esquisses d'agitation troublèrent le calme nocturne de la jetée. Il devina des mouvements dans la pénombre. Un homme en short et maillot de corps, à quelques mètres de lui, dessinait une tache claire, mouvante, lançait les bras en avant, en arrière, s'accroupissait, se relevait. D'autres apparurent. Un peu partout, le long du quai, des silhouettes progressivement distinctes se contorsionnaient avec lenteur, calmement, presque en silence. Il entendait des souffles profonds et réguliers, parfois un craquement d'articulation, une phrase lancée à mi-voix, à laquelle répondait alors une autre phrase en écho, empreinte d'une expression qui lui semblait joviale. Un petit vieux en survêtement, qui venait de s'approcher de lui pour faire sa gymnastique, lui adressa un sourire aimable et, du geste, l'invita à l'imiter. Il s'était levé, exécutait maladroitement les mouvements que le vieux lui montrait, sous les rires étouffés de deux très grosses femmes, occupées à toucher leurs orteils du bout des doigts, à une cadence très souple, sans précipitation. Au bout d'une minute, il rit à son tour, fit comprendre à ses compagnons d'exercice qu'il n'avait pas l'habitude, qu'il arrêtait. Le vieux dit «good, good», une des femmes mima un applaudissement et, sous leurs regards à peine ironiques, il s'éloigna, gravit un escalier, se retrouva bientôt sur une large passerelle bétonnée que prolongeait une esplanade bordée de bancs. Partout, des gymnastes de tous âges exécutaient sans hâte leurs mouvements. Il s'étendit sur un des bancs, tournant le dos à la baie. L'embarcadère du ferry, visible en contrebas de la balustrade, restait grillagé. Au-dessus de lui, une petite tonnelle composée de tubulures bleu pâle encadrait un immeuble très haut, dont les fenêtres rondes ressemblaient à des écrous, et un autre encore inachevé, habillé jusqu'à mi hauteur de vitres-miroirs. Les étages supérieurs disparaissaient sous les échafaudages de bambou et les bâches vertes. Entre ces deux blocs, des grues, des bouts d'autres immeubles se détachaient sur la masse vert sombre du Pic dont, si haut qu'il levât les yeux, il ne pouvait voir le sommet, perdu dans une brume scintillante. Le soleil, déjà, cognait sur les vitres, sur les plaques métalliques, les tubulures, un tumulte affairé commençait à monter du port et, pour la première fois, l'idée d'être à Hong-Kong lui procura une sorte d'excitation. Il resta allongé une demi-heure encore, à regarder le soleil se lever dans tous les reflets érigés par la ville. Quand il se retourna vers la baie, il reconnut son ferry qui progressait lentement, entre cargos et sampans, en suivit des yeux le sillage jusqu'à l'embarcadère de Kowloon et, en le voyant prendre le chemin du retour, c'était comme s'il avait été à bord. La reprise de la navette lui inspirait un sentiment de sécurité si grand qu'il se surprit à penser: après tout, je ne suis pas pressé. Il pensa aussi que le matin, tout était plus facile.
Il se leva, longea la promenade où la paisible gymnastique matinale faisait déjà place au mouvement plus désordonné et hâtif des gens qui se pressent vers leur travail. Dans la cohue, cependant, des bureaucrates strictement vêtus interrompaient parfois leur marche, posaient leur attaché-case pour consacrer vingt ou trente secondes à étirer les bras, plier les genoux, bomber le torse, soudain très calmes. Personne ne prenait garde à lui. A travers la foule devenue compacte, il déboucha sur un patio, au pied de l'immeuble en construction dont il s'aperçut que les étages inférieurs, terminés, abritaient déjà des bureaux. Une banque: il sourit, se rappelant son projet de vie sur le ferry. Plus loin, un bureau de poste, pas encore ouvert: il se promit d'y revenir plus tard, pour téléphoner à Agnès. Enfin, il aviserait, peut-être qu'une longue lettre vaudrait mieux.
Abandonnant la passerelle, il descendit sur la large avenue qu'elle enjambait et qu'on ne pouvait traverser autrement, longea le trottoir encombré. Il faisait déjà très chaud. Au moment précis où il s'en rendait compte, la sueur devint froide sur ses épaules, il s'arrêta net, comme si ses pieds prenaient racine dans le tapis rouge déroulé sur le trottoir et comprit qu'il passait devant un hôtel dont l'air conditionné entretenait un microclimat jusque dans la rue. Il enfila sa veste, entra. Le hall était glacial, un autre monde d'un coup. Fauteuils de cuir, tables de verre fumé, plantes vertes, le tout ceint d'une loggia et de boutiques de luxe, les murs ornés de bas-reliefs en bronze évoquant un agglomérat de fusibles grillés et d'une fresque hideuse aux motifs vaguement asiatiques. Une pancarte indiquait la direction de plusieurs restaurants et d'une coffee-shop où il résolut, en boutonnant sa veste, de prendre un petit déjeuner.
Il mangea et but de bon appétit, puis demanda qu'on lui apporte de quoi écrire. Mais, devant la feuille de papier, méditant la première phrase de sa lettre à Agnès, il s'aperçut que ses craintes de la nuit étaient fondées, d'autant plus fondées qu'elles lui inspiraient une sorte d'incrédulité rétrospective. Son projet de passer le reste de sa vie à faire la navette entre Kowloon et Hong-Kong, ses calculs de budgets, le fait surtout d'avoir considéré cette solution comme la seule alternative à l'internement dans un patelin du Sud-Ouest lui paraissaient, comme prévu, aussi dérisoires maintenant que le soupçon d'une conspiration ourdie par Agnès contre lui. Dans le naufrage de ses raisonnements nocturnes, d'une détermination à laquelle il s'était pourtant juré de se tenir, l'inquiétude subsistait cependant de ce que pourrait être son retour. Le grand jour, le discret cliquetis des couverts dans la coffee-shop de l'hôtel Mandarin évacuaient l'affaire de la moustache et ses suites vers une zone de doute, presque d'oubli, mais en même temps qu'elle le rassurait, sa présence dans cette coffee-shop l'obligeait à se rappeler qu'il s'était produit des événements irréductibles, qu'il avait franchi une frontière et dépassé peut-être un point de non-retour. A force de rester sans réponse, la question pour lui s'était déplacée du «pourquoi?» au «comment?», mais ce «comment», dès qu'il ne s'agissait plus de mettre un pied devant l'autre, des pièces dans une fente, des aliments dans sa bouche, se mettait lui aussi à flotter, dépouillait sa substance de mot censé déboucher sur une ligne de conduite pour n'être plus qu'un point d'interrogation, un «alors quoi?», un «et maintenant?» dont les effets paralysants ne pouvaient être contrés qu'au coup par coup, en se fixant des buts immédiats, des obstacles bénins qu'il se réjouissait de surmonter parce qu'ils cachaient, le temps de mobiliser son attention, l'obstacle gigantesque du choix entre partir et rester. Pour le moment, tout demeurait ouvert. Mais s'il écrivait à Agnès, il fallait qu'il prenne une décision. Ou bien il se contentait de la rassurer, de dire ne t'inquiète pas, je traverse une crise, bientôt je t'enverrai des nouvelles plus précises. Différer encore. Le mieux, alors, était de téléphoner, qu'au moins elle le sache en vie et ne le fasse pas rechercher.
Renonçant provisoirement à sa lettre, il se servit toutefois du papier à en-tête de l'hôtel pour noter les numéros de téléphone de son appartement, de ses parents et de l'agence, afin d'être certain de ne pas les oublier. Il glissa le feuillet plié en quatre dans la poche intérieure de sa veste et, après avoir réglé son petit déjeuner, se dirigea vers les cabines téléphoniques qu'il avait repérées dans un renfoncement du lobby. Un employé lui fournit l'indicatif pour la France et il le nota également. Puis il forma successivement les trois numéros, mais n'obtint pas de réponse. Selon ses calculs, il était 11 heures du soir à Paris, ce qui expliquait le silence de l'agence, mais il comprenait mal, une fois de plus, qu'Agnès en sortant n'ait pas branché le répondeur. Si elle l'avait fait, il aurait pu, grâce à la télécommande, écouter les messages récents, en tirer une idée de l'atmosphère qui régnait en son absence. A condition, cependant, que l'interrogateur fonctionne encore à une telle distance. Il s'était déjà posé la question, quand ils avaient acheté l'appareil: existait-il une frontière au-delà de laquelle l'impulsion sonore cessait d'agir? A priori, il n'y avait pas de raison. Et, du reste, il pouvait se renseigner facilement sur ce point: les boutiques de matériel électronique ne manquaient pas à Hong-Kong. La réponse, ceci dit, ne changerait rien au problème tant qu'Agnès n'aurait pas remis le répondeur en marche. Elle finirait bien par le faire, à moins qu'il ne soit cassé, ou bien… Il sourit sans gaieté: à moins qu'Agnès lui assure, lorsqu'ils se parleraient, s'ils se parlaient encore un jour, qu'ils n'avaient jamais eu de répondeur. Bien entendu, il se rappelait très bien la forme de l'appareil, l'époque où ils l'avaient acheté, les milliers de messages enregistrés, effacés, parmi lesquels celui de son père leur rappelait le déjeuner dominical; bien entendu, il pouvait suivre du doigt, dans sa poche, les arêtes métalliques de l'interrogateur, mais qu'est-ce que cela prouvait? Il avait encore refait son numéro, laissait sonner. Sans lâcher l'écouteur d'où s'échappait toujours la tonalité monotone, il sortit le petit appareil, lut avec attention la notice imprimée sur la plaque: «1) Composez votre numéro de téléphone. 2) Dès le début de votre annonce, placez le boîtier de télécommande sur le microphone de votre combiné et envoyez la tonalité pendant deux à trois secondes. 3) La cassette Annonce s'arrête, la cassette Messages se rebobine et vous prenez connaissance des messages enregistrés…» Machinalement, il effleura le bouton placé sur la tranche du boîtier, appuya sans relever le doigt jusqu'à ce que la stridence faible mais continue du bip vrille insupportablement les oreilles d'un Chinois corpulent qui, occupant la cabine voisine, se mit à cogner sur la vitre avec véhémence. Comme dégrisé, il relâcha sa pression, remit la télécommande dans sa poche, raccrocha et sortit. Plus encore que le silence au bout du fil, l'inutilité d'un accessoire grâce auquel il comptait pouvoir tâter le terrain, surprendre les réactions provoquées par sa fuite, l'accablait. Il se sentait démuni, trahi: à supposer que l'existence même du répondeur n'ait pas rejoint à la trappe celles de sa moustache, de son père, de ses amis, était-il possible qu'Agnès l'ait délibérément débranché en constatant la disparition de la télécommande? Qu'elle ait sacrifié une chance d'avoir de ses nouvelles rien que pour le priver de l'usage du mouchard? Où était-elle? Que faisait-elle? Que pensait-elle? Continuait-elle à parler, manger, boire, dormir? A effectuer les gestes de la vie quotidienne, en dépit de cette insupportable incertitude? Se rappelait-elle, au moins, qu'il avait disparu? Qu'il avait existé?
Dans le miroir gravé qui revêtait le mur, derrière la rangée de cabines, il avait pu, en écoutant résonner les sonneries sans réponse, s'observer à loisir: veste fripée, trop chaude, chemise grise de crasse et de sueur, cheveux embroussaillés et barbe de trois jours. Il résolut, pour se calmer, d'acheter des vêtements de rechange. Il traversa le lobby pour gagner un patio bordé de boutiques luxueuses où, sans se presser, il choisit une chemise légère, munie de larges poches pectorales qui le dispenseraient de porter une veste, un pantalon de toile, une paire de slips, des sandales de cuir, enfin un élégant nécessaire à raser, le tout lui coûta un prix insensé mais il s'en moquait et, à la réflexion, décida même de transférer ses quartiers à l'hôtel Mandarin. Le fait de s'engager dans des dépenses fastueuses lui donnait l'impression de prendre une décision. En outre, comme il n'avait rien de particulier à faire à Kowloon, ce déménagement l'écarterait un peu des tentations du ferry. Il n'avait pas davantage à faire «on the Hong-Kong side», mais bon…
Claire, spacieuse, confortable, sa nouvelle chambre comportait deux lits jumeaux, la fenêtre donnait, non sur la grande avenue parallèle au quai, mais sur une rue transversale dont les vitres scellées et doublées filtraient le vacarme. Dès que le groom fut parti, il se déshabilla, prit une douche et rasa sa barbe, maniant avec précaution le coupe-chou, à l'usage duquel il n'était pas habitué. La moustache reprenait tournure, et cette repousse éveilla en lui l'espoir bizarre que le retour à son aspect antérieul entraînerait la disparition et même l'annulation rétrospective de tous les mystères provoqués par son initiative. D'un coup, il retrouverait son intégrité, physique, mentale, biographique, aucune trace ne subsisterait du désordre. Il reviendrait de HongKong, persuadé à juste raison d'y avoir effectué un voyage d'affaires, pour le compte de l'agence, il aurait dans sa serviette, car il en achèterait une, les documents témoignant de son travail, des contacts qu'il avait établis. Agnès l'accueillerait tendrement à l'aéroport, elle connaîtrait l'heure exacte de son retour. Elle ne se souviendrait de rien, lui non plus, tout serait rentré dans l'ordre. Aucune incohérence ne se produirait par la suite, le mystère se serait effacé de lui-même, n'aurait en fait jamais eu lieu. Voilà ce qui pouvait arriver de mieux et, en y réfléchissant, ce n'était ni plus ni moins impossible que ce qui était arrivé. Il pouvait même, songe a-t-il, donner un coup de pouce aux puissances qui, après s'être jouées de lui, consentiraient à tout remettre en place. Aide-toi, le ciel t'aidera… Oui, mais s'aider, dans son cas, cela signifiait réunir des documents prouvant la réalité et l'utilité de son voyage d'affaires, téléphoner à Jérôme pour mettre au point la fiction justifiant son départ impromptu, lui demander de préparer psychologiquement Agnès à croire qu'elle avait rêvé, bref recommencer le cirque, donner de nouvelles preuves de sa folie, à peu de choses près convoquer soi-même l'ambulance qui le cueillerait au sortir de l'avion… Non, seul le ciel, si on pouvait appeler ça le ciel, était en mesure de l'aider: il ne s'agissait pas, surtout pas, de truquer la réalité, mais d'accomplir un miracle, de faire que n'ait pas eu lieu ce qui avait eu lieu. Gommer cet épisode de leurs vies, et ses conséquences, mais aussi gommer la trace de la gomme, et la trace de cette trace. Ne pas truquer, ne pas oublier, mais n'avoir plus rien à truquer ni à oublier, sans quoi le souvenir reviendrait, inéluctablement, les détruirait… Non, vraiment, la seule aide qui fût à sa portée, s'il voulait s'attirer la miséricorde du ciel, c'était de se laisser repousser la moustache, d'en prendre soin, de faire confiance à ce remède. Allongé sur le lit, il effleurait du doigt sa lèvre supérieure, caressait le poil renaissant, sa seule chance.
Plus tard dans l'après-midi, il fit une nouvelle tentative pour téléphoner à Agnès et à ses parents, sans plus de succès. Puis il passa ses vêtements neufs, roula, faute d'ourlet, le bas du pantalon et répartit ce qu'il possédait dans ses poches fessières et pectorales: le passeport, les cartes de crédit, l'argent liquide, la feuille portant les numéros de téléphone. Il hésita à garder sur lui la télécommande et, comme elle l'alourdissait, finit par la caler entre bol et blaireau dans l'étui de cuir contenant le nécessaire à raser, qu'il laissa dans la salle de bains. Il sortit et, empruntant les passerelles au-dessus des avenues, se dirigea vers le débarcadère. Le ciel était gris, la chaleur moite. Le reconnaissant, l'employé du ferry agita les bras en signe de bienvenue, mais il débarqua à Kowloon et ne reprit le bateau qu'une demi-heure plus tard, après avoir réglé sa note à l'hôtel King et récupéré ce qui restait de sa cartouche de cigarettes. Bizarrement, il n'avait pas fumé, pas eu l'idée, depuis son arrivée à HongKong.
De retour sur l'île, il marcha sans but, en tâchant de suivre les quais, ce qui s'avéra impossible à cause des nombreuses voies intraversables, des chantiers de construction, des palissades où il cherchait en vain des brèches pour entrevoir la baie. A la disposition des enseignes publicitaires, au sommet des gratte-ciel qui le surplombaient, il reconnut des quartiers qui, de l'embarcadère du ferry, la nuit précédente, lui avaient paru très éloignés du centre. Dans un autre hôtel de luxe, le Causeway Bay Plaza, il essaya encore de téléphoner, mais il n'y avait toujours personne. Le soir venu, il regagna en taxi le Mandarin, but un Singapore Sling au bar puis monta dans sa chambre pour se regarder dans la glace de la salle de bains, se raser à nouveau, comme un convalescent qui s'assure de ses forces. Plus ses joues étaient lisses, mieux ressortait la barre déjà noire de sa lèvre supérieure. Il savait que la nuit, comme d'habitude, serait dure à passer, que des idées contradictoires, obstinées, exclusives, se porteraient à l'assaut de son cerveau, qu'il voudrait tour à tour, sûr de ne plus varier, reprendre le ferry, filer à l'aéroport, se jeter par la fenêtre, et que le sport consistait à ne rien faire de tout cela, de manière à se retrouver au matin en vie, la moustache croissante, en s'étant contenté de rêver des actes irrémédiables. Il craignait plus que tout, sous l'effet d'une nouvelle lubie, de raser sa moustache et de devoir ensuite tout reprendre à zéro. Il entrevit une suite de jours et de nuits scandée par l'alternance des rasages, des espoirs de repousse, vainement éternisée dans l'attente, l'indécision, la succession plutôt de décisions contraires. Les idées noires revenaient, c'était prévu, bien sûr, le tout était de tenir. Tenir, rien de plus.
Il songea à se soûler, mais c'était trop dangereux. Après avoir appelé Paris encore une fois, inquiet de ce qu'il dirait si par extraordinaire Agnès décrochait, il descendit à la recherche d'une pharmacie où il pourrait se procurer des somnifères, mais lorsqu'il en eut trouvé une ouverte, qu'il eut expliqué ce qu'il voulait à grand renfort de mimiques ridicules, mains croisées sous un oreiller imaginaire et ronflements puissants, la vendeuse prit un air réprobateur et lui fit comprendre qu'il fallait une ordonnance. Il dîna sans faim, de nouilles et de poisson, dans un restaurant en plein air, marcha longtemps, pour se fatiguer, prit un tramway. Accoudé à une fenêtre dépourvue de carreaux, à l'étage supérieur, fumant cigarette sur cigarette malgré l'interdiction que personne ne respectait, il regarda défiler les façades des immeubles, les lumières, les enseignes, les quartiers qui se succédaient, animés ou déserts, les trams qui arrivaient en sens inverse, si proches qu'il lui fallait, à chaque fois, retirer précipitamment son coude.
Des relents de friture, de poisson, s'engouffraient par les fenêtres. La ligne traversait l'île en longueur, parallèlement au port et quand, au terminus, il fut tenté de repartir en sens inverse, il se força à descendre. S'il voulait épuiser les possibilités de va-et-vient offertes par les transports en commun de la ville, il lui restait le métro, pour le lendemain, puis le funiculaire qui conduisait au sommet du Pic. Ensuite il n'aurait plus qu'à recommencer, ou bien à arpenter sa chambre d'un mur à l'autre. Occuper alternativement l'un et l'autre des lits jumeaux, se demander s'il valait mieux dormir la moustache au-dessus ou au-dessous des draps, il trouverait toujours des ersatz pour traduire physiquement l'indécision dont il souffrait et dont il avait pourtant décidé de faire sa politique. Provisoirement, ricana-t-il, jusqu'à ce qu'une idée même pas nouvelle l'emporte au forcing. Dans l'ensemble pourtant, en dépit de poussées ponctuelles qui ne le surprenaient plus, il accédait à une sorte de calme indifférent, un progrès, tout de même, par rapport à la veille. Provisoire, répétait-il en marchant, provisoire.
Il se retrouva devant son hôtel presque par hasard, vers deux heures du matin, et se rasa pour la troisième fois de la journée. Pour la cinquième fois, ensuite, il composa les numéros de téléphone notés sur la feuille de papier et, n'obtenant toujours pas de réponse, en composa d'autres, au hasard, prêt à réveiller n'importe quel Parisien inconnu pour s'assurer qu'au moins la ville existait toujours. Certains de ces numéros, dont il formait les chiffres au petit bonheur, ne devaient pas être attribués, mais alors il aurait entendu: «Il n'y a pas d'abonné au numéro que vous demandez, veuillez consulter l'annuaire ou le centre de renseignements…» Il appela aussi les renseignements, le 12, l 'horloge parlante, une compagnie de taxis, la réception de l'hôtel, pour se faire confirmer l'indicatif, cela dura une bonne heure durant laquelle il fuma cigarette sur cigarette. Dans la trousse de rasage, il avait récupéré l'interrogateur à distance qu'il gardait à la main, comme un fétiche sans emploi, et la vague de panique qu'il sentait approcher le submergea peu à peu: ce n'était plus seulement son passé, ses souvenirs, mais Paris tout entier qui s'engloutissait dans le gouffre creusé derrière chacun de ses pas. Et si, le lendemain, il se rendait au consulat? On lui dirait, sans aucun doute, que les liaisons téléphoniques fonctionnaient à merveille, on irait même, le cas échéant, jusqu'à lui en donner la preuve, mais les numéros qu'il voulait obtenir continueraient à ne pas répondre. «C'est qu'il n'y a personne, essayez une autre fois», conclurait logiquement le serviable consul, celui-là même qui, peut-être, informerait Agnès de son tragique décès – et, pour la circonstance, elle décrocherait tout de suite.
Il avait mis en marche le téléviseur de sa chambre, coupé le son, et somnola par à-coups, tout habillé. Quand il ouvrait les yeux, écœuré par l'odeur du tabac refroidi, des Chinois bien vêtus agitaient les lèvres sur l'écran muet. Plus tard, des cow-boys chevauchèrent dans une sierra, sans doute reconstituée en Espagne – si toutefois l'Espagne n'avait pas disparu, comme semblait l'insinuer le planisphère de Bahrein. Les chaînes de Hong-Kong devaient diffuser toute la nuit, comme aux États-Unis, mais peut-être le lendemain apprendrait-il que non, que les programmes prenaient fin à minuit… La hantise de l'invérifiable revenait le torturer, il se retournait sur le lit, saisissait à tâtons le téléphone sur la table de nuit. A un moment, pour entendre une voix, il forma des chiffres sans indicatif, en serrant la télécommande entre ses doigts crispés, et réveilla quelqu'un, à Hong-Kong probablement, qui brailla sans qu'il comprenne rien. Il raccrocha, se leva, se rasa encore, se recoucha. A l'aube, les yeux ouverts, il sortit, erra dans les rues peuplées de gymnastes matinaux, reprit le ferry et, à la visible satisfaction de l'employé, toujours le même, ne le quitta pas de la journée. L'enchevêtrement des mâts dans la baie, le vol criard des oiseaux tournoyant dans le ciel nuageux, les visages, l'odeur du goudron, le scintillement des immeubles, l'afflux de perceptions désormais familières l'absorbèrent. Lorsqu'une velléité le prenait d'aller au consulat, ou à l'aéroport, il attendait qu'elle passe et, très vite, elle passait. Il fumait beaucoup, sa cartouche à la main. Il bronzait, songeant qu'il devrait acheter des lunettes de soleil et se demanda, sans y attacher d'importance excessive, à quel moment il avait retiré de la poche de sa veste celles qui lui avaient servi, quelques jours plus tôt, pour jouer les faux aveugles sur le boulevard Voltaire. Il portait bien, alors, la veste qui à présent gisait, roulée en boule, au bas du placard de sa chambre. Et, après avoir ôté ses lunettes dans le café de la République, les avoir remises dans sa poche, il ne se rappelait pas les en avoir sorties, ni au Jardin de la Paresse, ni dans l'appartement, ni à Roissy. Il s'efforçait, pour situer ce geste anodin, de reconstituer en détail les 24 heures précédant son départ, mais la vanité de son effort ne l'affectait pas, une sorte d'engourdissement privait de tout enjeu des actes qui, doucement, glissaient vers l'irréel, la brume d'une légende dont il n'était plus le héros. Avec la même indolence, il étouffait les projets ou représentations à long terme de son avenir, tels que séjour prolongé sur le ferry, dérive aventureuse dans les ports de la mer de Chine, visite d'inspection à Java, retour au domicile conjugal: tout devenait indifférent, les questions autrefois coupantes comme des rasoirs s'émoussaient, l'urgence de choisir ou de ne pas choisir retombait.
Vers le milieu de la journée, l'employé vint lui tapoter l'épaule et, dans un anglais approximatif, lui dit que s'il voulait il pouvait ne pas descendre aux débarcadères, lui régler, à lui, une somme forfaitaire pour ses allées et venues. Qu'elle fût inspirée par la simple gentillesse ou l'appât d'un gain frauduleux, il déclina cette proposition, expliqua que monter et descendre faisait partie pour lui du plaisir du voyage, et c'était vrai, il ne pensait plus guère qu'à compter ses piécettes. Il n'interrompit son va-et-vient que le temps d'avaler des brochettes de poulet grésillantes, debout devant un éventaire où l'on soldait aussi des cassettes de variétés, puis de repasser à l'hôtel Mandarin où il récupéra son nécessaire à raser, qu'il utilisa un peu plus tard dans les toilettes malpropres du ferry. L'employé, quand son service ne le mobilisait pas, venait parfois lui faire un brin de causette, attirait son attention sur tel détail du paysage, disait «nice, nice», et il approuvait. Un orage éclata en début de soirée, le ferry tangua fortement. Les passagers, en débarquant, s'abritaient sous des journaux imprimés en rouge et noir. Puis ce fut la nuit, la dernière traversée, et il se retrouva, comme deux jours plus tôt, arpentant la promenade éclairée par les lampes en verre dépoli qui, encastrées dans le béton, clignotaient sous le ciel sans étoiles. En longeant le quai, il arriva à un autre embarcadère, encore ouvert celui-ci, se laissa tomber sur un banc, face à un homme d'une soixantaine d'années, rubicond, qui portait des tennis avec un costume de toile jaune et ne tarda pas à engager la conversation. «Oh, Paris…», commenta-t-il après la réponse à son rituel «Where are you from?». Lui était d'un endroit qui, compte tenu de sa prononciation, pouvait être aussi bien «Australia» que «Nazareth». «Nice place», ajouta-t-il, rêveur. Il attendait le bateau qui, à 1 h 30, partait pour Macao, où il habitait depuis deux ou dix ans. C'était bien, Macao? Pas mal, reposant, dit l'homme, plus tranquille que Hong-Kong. Et on trouvait de la place sans peine sur le bateau? Sans peine.
Ils se turent, montèrent tous les deux quand le bateau arriva. Il était obligatoire de prendre une couchette et, entre le dortoir à cinquante, la cabine de première classe à quatre et la suite V.I.P. à deux, son compagnon lui conseilla de choisir la suite V.I.P., qu'il partagerait avec lui. Ce qu'il fit, mais il ne la partagea pas et resta sur le pont, son nécessaire à raser entre les mains, à regarder la mer sombre, les lumières de la ville lorsqu'ils s'en éloignèrent, puis la mer seulement.
Le vent portait parfois, sans doute en provenance du dortoir, des éclats de voix stridents, des rires et surtout un cliquetis de dominos abattus à grand fracas sur des tables en métal. Il pensa fugitivement qu'il aurait aimé faire cette traversée nocturne avec Agnès, passer son bras autour de ses épaules, il lui sembla entendre, mêlée à une nouvelle salve de dominos, la tonalité morne du téléphone qui sonnait en vain, dans un appartement vide. Sortant de la trousse l'interrogateur à distance, il l'approcha de son oreille, envoya le bip en pressant le bouton puis, quand il s'en fut lassé, tendit la main par-dessus le bastingage, desserra lentement les doigts tout en continuant d'appuyer sur le bouton. A cause de la trépidation du moteur, du bruit des vagues contre la coque, il n'entendait plus le bip au bout de son bras et il entendit encore moins, bien sûr, la disparition de l'appareil lorsqu'il ouvrit la main. Il comprit seulement qu'il ne téléphonerait plus, déchira la feuille de papier portant les numéros. Et lorsqu'un peu plus tard il repensa à Agnès, c'était devenu trop lointain pour que l'absence du corps serré contre le sien, de la voix rieuse, excitée par l'approche de l'enfer du jeu, soit autre chose qu'un mirage ténu, inconsistant, porté et dissipé aussitôt par l'air tiède, par une lassitude qui ne venait plus buter contre rien.
Le bateau accosta au petit matin dans une sorte de banlieue industrielle semée d'immeubles en construction que recouvraient des échafaudages de bambou. A la sortie du débarcadère, des chauffeurs de taxi se bousculaient pour attirer l'attention des voyageurs, chinois pour la plupart, et, au moment où il s'apprêtait à accepter le service, son compagnon de la veille, descendu après lui, s'approcha en proposant de le conduire en ville. Ils empruntèrent une passerelle au-dessus d'une de ces routes à plusieurs voies, séparées par des barrières qu'on ne pouvait, comme à Hong-Kong, franchir que tous les dix kilomètres, et gagnèrent un parking où les attendait une poussiéreuse jeep Toyota. Durant le trajet, l'Australien – s'il l'était bien – s'excusa de ne pouvoir l'héberger en laissant entendre que des histoires de femmes perturbaient sa maisonnée, mais lui recommanda, plutôt que l'hôtel Lisboa, où l'aurait conduit n'importe quel taxi pour toucher une commission, de prendre une chambre à l'hôtel Bela Vista, plus typique et plus calme, dont il vanta notamment la terrasse. Ils pourraient même s'y retrouver le soir, pour prendre un verre.
Une demi-heure plus tard, après que l'autre l'eut déposé devant l'hôtel, il était assis sur la terrasse en question, les pieds sur les fûts crépis à la chaux du balcon colonial, bercé par une rangée de ventilateurs plafonniers qu'ornaient, sous les quatre pales, quatre petites lampes jaillissant de collerettes en verre filé, encore allumées malgré le soleil éclatant. La mer de Chine s'étendait devant lui, ocre entre les colonnes, blanches et vert tilleul, qui soutenaient le plafond aux caissons noircis. A la réception, on lui avait donné avec la clé de sa chambre, inconfortable mais immense et fraîche, une brochure polyglotte concernant Macao, où il avait lu que «l'eau des chambres d'hôtel est généralement bouillie, moins par mesure de sécurité que pour atténuer le goût du chlore. Néanmoins tout le monde, visiteurs et résidents, préfère suivre les coutumes locales et délaisse l'eau pour le vin». Sur la foi de quoi il avait commandé pour son petit déjeuner une bouteille de vinho verde dont le col dépassait d'un énorme seau à glace. Il la vida sans penser à rien, hormis au vague contentement que lui procurait la température, puis, en titubant, gagna sa chambre dont une fenêtre donnait sur la terrasse et l'autre, placée au-dessus de la porte, sur un spacieux couloir qui sentait le drap encore humide, comme dans une blanchisserie. Il coupa le climatiseur, un de ces trucs semblables à des postes de télé dont les culs opulents et rouillés hérissaient la façade mal entretenue de l'hôtel. Il songea à se raser, mais y renonça, se sentant ivre, s'allongea sur le lit après avoir ouvert la fenêtre et s'endormit. A plusieurs reprises, il s'éveilla à demi, voulut se lever, se raser, retourner sur la terrasse ou aller jusqu'aux casinos dont l'Australien lui avait parlé, dans la voiture, comme de la principale attraction locale avec le Crazy Horse importé de Paris, mais ses projets se mélangeaient à des rêves confus, à la certitude aussi qu'il se préparait un typhon. Le vent agitait les branches d'un arbre qui venait cogner contre la fenêtre ouverte, il entendait la pluie et la bourrasque, mais ce n'était en fait que le climatiseur qui soufflait et gouttait, il l'avait déglingué en voulant l'arrêter.
Plus tard, il se rasa devant un miroir posé en équilibre sur la tablette du lavabo – pour une raison ou pour une autre, on ne l'avait pas fixé au mur, et tout semblait aller ainsi dans l'hôtel, à vau-l'eau. Puis il sortit, les jambes molles, se promena dans les rues bordées de petites maisons chaulées, à un étage, roses ou vertes comme des berlingots. Peuplées de Chinois, ces rues s'appelaient toutes rua del bom Jesu, estrada do Repuso ou des choses de ce genre, il y avait des églises de style baroque et de grands escaliers de pierre, des immeubles modernes, aussi, à mesure qu'on allait vers le Nord où il avait débarqué, des odeurs d'encens, de poisson frit, un climat de puérile et douce décrépitude, de houle depuis longtemps apaisée. Il éprouva à un moment l'angoisse, absurde dans une si petite ville, de s'être égaré et répéta plusieurs fois le nom de son hôtel à un policier chinois dont le visage finit par s'éclairer, et qui déclara en hochant la tête: «Very fast», sans qu'il fût possible de savoir si cela signifiait qu'on pouvait y arriver très vite, qu'il fallait courir très vite pour y arriver ou bien que c'était très loin, «very far». Pour lui permettre de redemander son chemin à de non-anglophones, le policier calligraphia l'adresse en caractère chinois sur le rabat d'une pochette d'allumettes qu'il venait d'acheter en même temps qu'un paquet de cigarettes locales. Cela donnait à peu près ceci:
Pic.1
mais il n'eut pas l'occasion d'utiliser ce viatique et, en marchant au hasard, se retrouva sur le bord de mer, en vue de son hôtel qui, un peu à l'écart de la ville, ressemblait à un vieux ferry en cale sèche. Il passa la fin de l'après-midi et la soirée sur la terrasse, où un bas-relief en bronze représentant Bonaparte au pont d'Arcole était surmonté de l'inscription: «There is nothing impossible in my dictionary», approximation, supposa-t-il, de l'adage selon lequel impossible n'est pas français, mais le fait qu'il fût exprimé en anglais, et pour illustrer l'effigie d'un ennemi historique, lui parut pour le moins déroutant. Il mangea légèrement, des plats qui lui rappelaient la cuisine brésilienne, but beaucoup en comptant que cela l'aiderait à dormir, et il avait raison.
Deux jours passèrent ainsi. Il dormait, fumait, mangeait, buvait du vinho verde, se promenait dans la presqu'île et, sans le vouloir vraiment, accomplissait ce qui devait être un circuit touristique. Il traîna dans les casinos: celui, luxueux, de l'hôtel Lisboa, et le casino flottant, où le fracas des dominos le plongeait dans une hébétude qui se dissipait lentement après qu'il était sorti, dormit au soleil dans des jardins publics, longea la frontière de la Chine populaire, visita le musée consacré à Camoens et, assis sous un arbre, sourit béatement au souvenir étonnamment précis du roman de Jules Vernes où le géographe Paganel se flatte d'apprendre l'espagnol en potassant l'épopée de ce poète portugais du Grand siècle. Sauf pour commander ses repas, il ne parlait à personne; l'Australien, sans doute débordé par ses soucis domestiques, ne vint pas au rendez-vous qu'il lui avait fixé sur la terrasse. Parfois, à la périphérie de sa conscience engourdie, remuaient des embryons de pensées menaçantes, concernant Agnès, son père, la proximité relative de Java, les recherches poursuivies pour retrouver sa trace, l'avenir qui l'attendait. Mais il lui suffisait de secouer la tête, de fermer longuement les yeux ou de boire quelques gorgées de vin pour disperser des images de plus en plus exsangues, vidées de leur substance, bientôt des fantômes aussi peu redoutables qu'un boîtier de télécommande noyé dans la mer de Chine, qu'une impression troublante mais fugitive de déjà vu. Il ne refit aucune tentative pour téléphoner, se contentant de marcher au soleil dans l'odeur du poisson séché et de la sueur imprégnant ses vêtements, d'entrecouper de longues siestes ses promenades sans but. Deux fois par jour, néanmoins, il se rasait, rectifiant pour son usage la plaisanterie voulant que la farniente consiste à écouter pousser sa barbe. Il écoutait sa moustache, même pas très attentivement, savourait quelquefois, allongé sur un banc, l'idée abstraite et désormais sans enjeu de s'être échappé. Ces idées lui passaient vite.
Le troisième jour, il alla à la plage. Il n'yen avait pas à Macao, mais un pont de construction récente reliait la péninsule à deux petites îles où, selon l'affable réceptionniste de l'hôtel Bela Vista, on pouvait se baigner. Un minibus, partant de l'hôtel Lisboa, les desservait trois fois par jour, mais il préférait aller à pied et se mit en route vers onze heures du matin. Il marcha en regardant le béton, parfois l'eau qui l'entourait, seul sur le pont où passaient de rares voitures. L'une d'elles s'arrêta. Le conducteur ouvrit la portière, mais il refusa poliment, rien ne le pressait. Il déjeuna de poisson, face à la mer, dans un restaurant de la première île, appelée Taipa, repartit vers deux heures et suvit la route Ocre jusqu'à ce qu'en contrebas il aperçoive une plage de sable noir, à laquelle on accédait par un chemin escarpé. Quelques voitures stationnées, des motos japonaises indiquaient qu'il n'y serait pas seul mais cela ne le gênait pas. Il y avait du monde en effet, surtout de jeunes Chinois qui jouaient au hand-ball en poussant des cris joyeux. Les oiseaux criaient aussi. Il faisait chaud. Avant de se baigner, il commanda un soda, fuma une cigarette dans une petite buvette dont le toit en paillotte était ceinturé de haut-parleurs diffusant des chansons de variété américaines parmi lesquelles il reconnut Woman in love de Barbara Streisand. Ensuite, il ôta ses vêtements, les roula en boule, posa ses sandales sur le petit tas et entra sans se presser dans l'eau tiède, presque opaque. Il nagea quelques minutes, on avait pied très loin, puis regagna le rivage et, sans s'être levé, resta étendu sur le dos, à la frontière mouvante entre le sable humide et les vaguelettes roulant contre son flanc. La marée descendait, il suivit le mouvement en reculant sur les coudes, face à la plage. La réverbération lui brûlait les paupières, qu'il entrouvrait de temps à autre pour vérifier que ses vêtements n'avaient pas disparu. Une vingtaine de mètres plus loin, un autre occidental, de son âge environ, barbotait dans la même position. A un moment, il somnolait, il entendit soudain une voix qui prononçait très haut des mots anglais et ouvrit les yeux, regarda autour de lui, ébloui et un peu inquiet car il lui semblait qu'on s'était adressé à lui. Et c'était en effet l'autre baigneur blanc qui, tourné dans sa direction, répétait en criant pour couvrir le bruit des vagues: «Did you see that?» Il distinguait mal ses traits, pensa cependant qu'il n'était ni anglais ni américain et s'assura qu'il ne se passait rien de spécial sur la plage: rien, juste les adolescents qui continuaient à se renvoyer le ballon, et un jeune homme en short, chinois aussi, qui s'éloignait à petites foulées, un walkman fixé à la ceinture de son maillot. «What?», dit-il, pour la forme, et l'autre, toujours couché dans l'eau, se détourna en riant, criant à pleins poumons: «Nothing, forget it!» Il referma les yeux, soulagé que la conversation s'en tienne là.
Plus tard, il sortit de l'eau, se rhabilla sans se sécher et reprit le chemin en sens inverse. Le minibus qui retournait à Macao s'arrêta à sa hauteur, sur la route, et cette fois, fatigué, il accepta de monter, prit place à l'arrière. A l'irritation de sa peau, il comprit qu'il avait attrapé un coup de soleil, anticipa avec plaisir le contact des draps frais, un peu rêches, sur la brûlure. Quand le bus traversait des zones ombragées, il essayait de saisir son reflet dans les vitres couvertes de poussière et d'insectes morts. Il avait les cheveux collés par le sel, la moustache barrait son visage d'un trait noir, mais cela n'avait plus tellement de sens pour lui. Aucun projet ne le retenait, sinon celui de prendre un bain, une fois rentré à l'hôtel, et de s'installer sur la terrasse, face à la mer de Chine.
Au tableau où il la laissait d'habitude, sa clé manquait. Le réceptionniste, un vieux Chinois dont le torse maigre flottait dans une ample chemise de nylon blanc, dit en souriant: «The lady is upstairs», et il sentit un froid courir le long de son dos brûlé.
«The lady?
– Yes, Sir, your wife… Didn't she like the beach?»
Il ne répondit pas, hésita, interdit, devant le comptoir bien ciré. Puis il gravit lentement l'escalier dont on avait ôté le tapis, sans doute pour le nettoyer. Les tringles de cuivre, rassemblées en une botte gisant le long du mur, accrochaient des éclats de soleil déclinant. Des particules de poussière dansaient dans le rayon oblique venu de la fenêtre grande ouverte, à l'étage. La porte de sa chambre, au bout du couloir, n'était pas fermée. Il la poussa.
Allongée sur le lit, dans la même lumière blonde, Agnès lisait un magazine, Time ou peut-être Asian week, qu'on trouvait à la réception. Elle portait une robe de coton très courte, qui ressemblait à un teeshirt trop grand. Ses jambes nues et bronzées se détachaient sur le drap blanc.
«Alors, dit-elle en l'entendant entrer, tu l'as achetée finalement?
– Quoi?
– Eh bien, la gravure…
– Non, finit-il par répondre d'une voix qui lui parut normale.
– Le type n'a pas voulu baisser le prix?»
Elle alluma une cigarette, attira sur le lit le cendrier publicitaire.
«C'est ça», dit-il, les yeux fixés sur la mer qu'encadrait la fenêtre. Un cargo passait à l'horizon. De la poche de sa chemise, il sortit son paquet de cigarettes, en alluma une à son tour, mais elle était humide, sans doute les avait-il mouillées en se rhabillant sur la plage. Il tira en vain sur le filtre ramolli, puis l'écrasa dans le cendrier en frôlant de la main la jambe à demi-repliée d'Agnès et dit:
«Je vais prendre un bain.
– J'irai après toi», répondit-elle pendant qu'il franchissait le seuil de la salle de bains, laissant la porte ouverte. Puis elle ajouta: «C'est bête que la baignoire soit si petite…»
Il fit couler l'eau, appuyé au rebord de la baignoire, trop petite en effet, on ne pouvait s'y tenir qu'assis et évidemment pas à deux. S'approchant du lavabo, il remarqua sur la tablette deux brosses à dents, un flacon à demi vide de pâte gingivale made in Hong-Kong, plusieurs pots de crèmes de beauté, de produits démaquillants. Il faillit en renverser un en soulevant de la tablette sur laquelle il reposait, légèrement incliné, le miroir rectangulaire qu'il plaça dans la même position, contre le mur, au bord de la baignoire. S'étant assuré qu'il était bien calé, il se déshabilla, prit son nécessaire à raser, le posa à côté du miroir et entra dans l'eau tiède. La salle de bains n'était éclairée que par une petite fenêtre une lucarne presque; il y régnait une lumière aquatique, sombre et reposante, accordée au clapot de la goutte d'eau qui, à intervalle régulier, se détachait du climatiseur détraqué. Il faisait frais, on aurait volontiers fait la sieste. Plongé dans l'eau jusqu'à la taille, assis sur la marche, il orienta le miroir, en face de lui, de manière à pouvoir regarder son visage. La moustache était bien fournie maintenant, comme avant. Il la lissa.
«On retourne au casino, ce soir? demanda Agnès d'une voix paresseuse.
– Si tu veux.»
Il agita longuement le blaireau dans le bol, barbouilla de mousse son menton et ses joues, les rasa avec soin. Puis, sans hésiter, attaqua la moustache. Faute de ciseaux, le travail de débroussaillage prit du temps, mais le coupe-chou taillait bien, les poils tombaient dans la baignoire. Pour mieux voir ce qu'il faisait, il prit le miroir et le posa sur ses cuisses, de manière à pouvoir pencher le visage dessus. L'arête lui cisaillait un peu le ventre, sur lequel il devait l'appuyer. Il appliqua une seconde couche de mousse, rasa de plus près. Au bout de cinq minutes, il était glabre de nouveau, et cette pensée ne lui en inspira aucune autre, c'était simplement un constat: il faisait la seule chose à faire. Encore de la mousse, les flocons se détachaient, tombaient soit dans l'eau soit à la surface du miroir qu'il épongea plusieurs fois du tranchant de la main. Il rasa de nouveau la place de sa moustache, de si près qu'il lui sembla découvrir sur cette mince bande de peau des dénivellations jusqu'alors insoupçonnées. Il n'observa en revanche aucune différence de teint, bien que son visage fût bronzé par les journées passées au soleil, mais cela tenait peut-être à la pénombre qui régnait dans la salle de bains. Abandonnant un instant le rasoir, mais sans le replier, il saisit à deux mains la glace, l'approcha de son visage, si près que sa respiration forma une légère buée, puis la replaça sur ses genoux. Derrière la fenêtre de la salle de bains, en biais, il pouvait voir des rameaux de feuillage et même un bout de ciel. Hormis la goutte tombant du climatiseur et les pages qu'Agnès tournait, aucun bruit ne venait de la chambre. Il aurait fallu qu'il se retourne, tende le cou pour jeter un coup d'œil par la porte entrebâillée, mais il ne le fit pas. A la place, il reprit le rasoir, continua de polir sa lèvre supérieure. Une fois, il le passa sur ses joues, comme quand, la bouche enfouie dans le sexe d'Agnès, il s'en écartait le temps d'embrasser l'intérieur de ses cuisses, puis revint à l'endroit où s'était trouvée sa moustache. Il en avait suffisamment repéré le relief à présent pour être capable d'appuyer la lame à l'exacte perpendiculaire de sa peau et il se força à ne pas fermer les yeux lorsque, sous cette pesée, sans qu'il ait déplacé le rasoir sur le côté, la chair céda, s'ouvrit. Il accentua sa pression, vit le sang couler, plus noir que rouge, mais c'était aussi à cause de la lumière. Ce ne fut pas la douleur, qu'il s'étonnait de n'éprouver pas encore, mais le tremblement de ses doigts crispés sur le manche de corne qui l'obligea à poursuivre son incision latéralement: la lame, comme il s'y attendait, entrait beaucoup plus facilement. Il retroussa la lèvre, pour arrêter le filet noirâtre dont quelques gouttes perlèrent cependant sur sa langue, et cette grimace fit dévier encore la trajectoire. Il avait mal à présent, et comprit qu'il serait hasardeux de raffiner plus longtemps, alors il taillada sans souci que les coupures soient nettes, les dents serrées pour ne pas crier, surtout lorsque la lame atteignit la gencive. Le sang giclait dans l'eau sombre, sur sa poitrine, ses bras, sur la faïence de la baignoire, sur le miroir qu'il épongea à nouveau de sa main libre. L'autre, contrairement à ce qu'il craignait, ne faiblissait pas, semblait soudée au rasoir et il prenait seulement la précaution de n'éloigner jamais la lame de sa peau déchiquetée dont des lambeaux, sombres comme de petits paquets de viande avariée, tombaient avec un bruit mou sur le miroir à la surface duquel ils glissaient lentement pour enfin plonger dans l'eau, entre ses jambes arc-boutées par la douleur, les pieds crispés contre les parois de la baignoire, tendus comme pour les repousser tandis qu'il continuait, triturait dans tous les sens, de haut en bas, de gauche à droite parvenant malgré tout à n'écorcher qu'à peine son nez et sa bouche, alors que le flot de sang l'aveuglait. Mais il gardait les yeux ouverts, se concentrait sur une portion de peau que la lame fouillait sans perdre jamais le contact, le plus difficile était de ne pas hurler, de tenir bon sans hurler, sans déranger en rien le calme de la salle de bains, de la chambre où il entendait Agnès tourner les pages du magazine. Il craignait aussi qu'elle pose une question à laquelle, les mâchoires serrées comme un étau, il ne pourrait répondre, mais elle restait silencieuse, tournait seulement les pages, à un rythme peut-être un peu plus rapide, comme si elle se lassait, tandis que le rasoir maintenant attaquait l'os. Il n'y voyait plus rien, pouvait seulement imaginer l'éclat nacré de sa mâchoire à vif, une chose nette et brillante dans la bouillie noirâtre des nerfs sectionnés, semée d'éclairs, tourbillonnant devant ses yeux qu'il croyait ne pas fermer, alors qu'il serrait les paupières, serrait les dents, crispait les pieds, contractait chacun de ses muscles afin de supporter les brûlures de la souffrance, de ne pas perdre conscience avant que le travail soit achevé, sans discussion possible. Son cerveau, comme indépendant, continuait à fonctionner, à se demander jusqu'à quand il fonctionnerait, s'il parviendrait avant que le bras retombe à trancher au-delà de l'os, à pousser encore plus loin, au fond de son palais rempli de sang et, lorsqu'il comprit qu'il allait forcément s'étouffer, qu'il ne pourrait jamais finir de cette manière, il arracha le rasoir, craignant que la force lui manque pour le porter à son cou, mais il y arriva, il gardait encore sa conscience, même si son geste était mou, si la contraction tétanique de tout son corps se retirait du bras, et il trancha, sans rien voir, sans même sentir, au-dessous du menton, d'une oreille à l'autre, l'esprit tendu jusqu'à la dernière seconde, dominant le gargouillis, le soubresaut des jambes et du ventre sur lequel le miroir se brisait, tendu et apaisé par la certitude que maintenant tout était fini, rentré dans l'ordre.
Biarritz - Paris
22 avril - 27 mai 1985