CHAPITRE VIII


LE CAUCHEMAR

— C’est à n’y pas croire ! L’histoire la plus insensée, la plus démente, la plus abracadabrante, la plus invraisemblable, la plus incohérente, la plus délirante, la plus… la plus… Donnez-moi un verre d’eau, Plan-Crépin !

À bout de souffle et d’adjectifs, bien mièvres pour traduire la fureur qui l’habitait, la marquise de Sommières cessa d’arpenter son jardin d’hiver en brandissant un journal froissé et se laissa tomber dans le fauteuil vers lequel on s’efforçait de la guider depuis un moment. Là elle parut reprendre un peu de calme, surtout après avoir bu le verre que lui tendait Marie-Angéline du Plan-Crépin, sa demoiselle de compagnie, cousine éloignée et esclave quotidienne. Elle reprit en même temps du souffle :

— Aldo ! « Mon » Aldo ! Le prince Morosini descendant d’une des dix familles fondatrices de Venise sur laquelle deux doges de son nom ont régné ! Mon neveu enfin – petit-neveu eût été plus exact ! – soupçonné d’avoir égorgé sa maîtresse avant de prendre la fuite comme un vulgaire marlou qui a fait la peau de sa gonzesse ? Mais où allons-nous ?

Les dernières paroles furent noyées dans le hoquet horrifié de Marie-Angéline :

— Oh !… Mais où sommes-nous allée chercher des mots pareils ? s’écria-t-elle employant comme d’habitude la première personne du pluriel quand elle s’adressait à la vieille dame.

— Chez Francis Carco ! Vous qui êtes en principe ma lectrice, vous n’avez jamais lu Francis Carco ? Vous avez tort c’est un génie ! Voilà un homme qui a une langue vivifiante ! Lisez donc Jésus la Caille ! Ça vous dépoussiérera !

En dépit des heures tragiques vécues par lui depuis le meurtre, Adalbert ne put retenir un éclat de rire qui lui fit grand bien. Ce n’est jamais bon de plonger toujours plus profond dans les ténèbres du désespoir. Il y avait cinq jours à présent qu’Aldo s’était volatilisé – ainsi d’ailleurs que Martin Walker ! – et, en recevant, la veille au soir un télégramme de Nice lui enjoignant de venir chercher « Tante Amélie » à l’arrivée du Train Bleu en gare de Lyon, il avait commencé à éprouver un peu de soulagement. Nul n’était plus dynamique, plus combatif que la vieille dame née sous le Second Empire et dont, souventes fois, il avait pu apprécier l’énergie, le courage et l’humour. Une très grande dame en vérité, cette marquise-là, et le langage des barrières dans sa bouche distinguée n’en était que plus savoureux.

Elle braqua sur lui un face-à-main serti de petites émeraudes et un regard indigné :

— Vous trouvez ça drôle ?

— Oh oui ! Pardonnez-moi ! Mais c’est la première fois qu’il m’arrive de rire depuis…

— Mon pauvre ami ! C’est à vous de me pardonner ! Venez-vous asseoir près de moi ! ajouta-t-elle en désignant un petit fauteuil en osier garni de coussins de cretonne fleurie qui se trouvait à côté du sien.

Là elle le regarda mieux :

— Vous avez une mine à faire peur, mais maintenant que nous voilà tranquilles ici, racontez-moi tout ! Plan-Crépin, allez dire à la cuisine qu’on nous prépare un petit déjeuner convenable. Le café des wagons-lits est imbuvable !

Marie-Angéline n’avait pas attendu la fin de la phrase. Elle était déjà partie, en courant même tant elle craignait de perdre une miette de ce qu’allait raconter l’archéologue. Ce qui arracha un mince sourire à Mme de Sommières :

— Attendons qu’elle revienne ! décida-t-elle. Cela m’évitera de répéter. Depuis qu’hier matin elle m’a mis sous le nez cet abominable torchon, elle a entendu sonner en elle toutes les trompettes de la croisade. Elle s’est jetée sur les valises sans attendre que je lui en donne l’ordre et, quand j’ai décidé de rentrer à Paris, elle avait déjà retenu les billets. Elle brûle de se lancer à la recherche d’Aldo, dont elle est persuadée qu’il est captif quelque part. Ou alors elle fait semblant de le croire pour me ménager…

— J’aurais plutôt confiance dans son jugement et aussi dans son flair. Elle nous a bien souvent donné un fichu coup de main dans l’affaire du Pectoral comme dans celle des Sorts sacrés et sous son air de vieille fille timorée, elle est loin d’être idiote…

— Et comme Aldo et vous êtes devenus ses héros préférés, elle va me faire une vie impossible, mais peut-être efficace. J’ajoute qu’elle aime aussi beaucoup Lisa et les petits…

Puis le timbre de sa voix baissa presque au murmure :

— Avez-vous de ses nouvelles ? L’information a bien dû arriver à Venise ?…

— Je n’en sais rien. Elle n’est pas chez elle en ce moment, mais à Ischl auprès de sa grand-mère…

— Eh bien, il faut espérer que les montagnes du Salzkammergut ont formé un barrage contre cette abominable nouvelle. Il y a de quoi la rendre folle…

— Ravagée d’inquiétude, oui, mais folle je ne crois pas. Lisa, en bonne Suissesse, est un caractère solide et elle connaît bien son Aldo. Souvenez-vous du temps où pour devenir sa secrétaire, elle s’était transformée en une sorte de quakeresse hollandaise…

— C’est bien ça qui me fait peur. Elle a su à peu près tout de sa vie sentimentale de célibataire et, surtout, l’espèce de passion funeste dont il s’était pris pour cette Polonaise qu’il avait été contraint d’épouser.

— Et vous craignez qu’il ait pris feu une fois de plus ? J’ai peine à y croire…

— Moi je n’y crois pas ! claironna Marie-Angéline qui revenait, précédant Cyprien, le vieux maître d’hôtel attelé à une table roulante nappée de blanc et chargée d’argenterie, dont il releva les deux côtés pour disposer le couvert.

— Laissez, Cyprien ! Je vais le faire moi-même. Monsieur Vidal-Pellicorne, vous pouvez parler.

Ce qu’il fit.

Tout en parlant il regardait tour à tour ces deux femmes si différentes en dépit du fait qu’elles appartenaient au même monde, désuet en cette ère des années folles, mais qui ne s’y dessinaient qu’avec plus de force. À plus de soixante-quinze ans, Amélie de Sommières était encore une belle vieille femme de haute taille – pas si vieille que ça après tout ! –, qui ressemblait toujours à Sarah Bernhardt, portant comme elle ses cheveux blancs marqués de roux en une sorte de coussin mousseux ombrageant des yeux verts comme de jeunes pousses d’arbre et tout aussi vifs. Elle restait obstinément fidèle à la mode des robes « princesse » chère à la reine Alexandra d’Angleterre, qui mettait en valeur une taille restée mince en dépit du champagne que la marquise s’octroyait chaque soir aux lieu et place du « five o’clock tea ».

Quant à Marie-Angéline, elle était, la quarantaine dépassée, le prototype de la vieille fille à l’anglaise portant souliers de tennis et casque colonial agrémenté d’un voile dès que l’on atteignait le midi de la France. Silhouette longiligne et nez pointu, elle chaussait de lunettes un regard gris-bleu singulièrement brillant qu’abritait une toison frisée qui l’apparentait à un mouton jaune. Au demeurant intelligente et cultivée, habile dessinatrice, parlant plusieurs langues et versée dans les antiquités presque autant qu’Aldo. Enfin, elle pratiquait avec une belle régularité la gymnastique suédoise et la messe de six heures à l’église Saint-Augustin, qui était pour elle une précieuse mine de renseignements.

Quand Adalbert eut fini son récit, elle ne posa qu’une seule question :

— Mais enfin, ce journaliste qui était avec vous l’autre soir, il n’y a vraiment pas moyen de savoir où il est passé ? Son rédacteur en chef devrait en avoir une petite idée.

— Pas la moindre, mais il paraît que c’est courant chez lui : quand il lui arrive une information qu’il juge intéressante, il prend sa casquette et disparaît pendant des jours sans dire où il va et ramène en général un reportage sensationnel. Il faut attendre.

— Attendre, attendre ! coupa la marquise. C’est très joli, mais moi je ne suis pas patiente et je voudrais bien revoir mon neveu avant de mourir !

— Grâce à Dieu, nous ne sommes pas en train de mourir ! s’écria Marie-Angéline en se signant précipitamment. Mais pourquoi ne ferions-nous pas appel à notre vieil ami le commissaire principal Langevin ?

— Il est à la retraite depuis belle lurette !

— Ce qui ne l’a jamais empêché de se tenir au courant des affaires les plus importantes. C’est le cas de la nôtre et M. Langevin sait les liens qui nous attachent au prince Morosini…

Mme de Sommières se leva et fit, dans la cage de verre peint qui abritait une collection de plantes, quelques pas rapides qui firent cliqueter les nombreux – et précieux ! – sautoirs qui ne la quittaient jamais.

— J’aurais dû y penser plus tôt. C’est une excellente idée, Plan-Crépin. Allez téléphoner !

Marie-Angéline partit en direction de la loge du concierge. En effet c’était le seul endroit de son hôtel où Mme de Sommières tolérât un ustensile qu’elle jugeait incompatible avec sa personne. Née au temps des belles manières, elle n’accepterait jamais l’idée que l’on puisse la sonner comme une domestique. Pendant ce temps-là Adalbert prenait congé avec l’assurance que, s’il y avait du nouveau on le préviendrait immédiatement…

Il repartit chez lui à pied. Le chemin n’était pas long entre la rue Alfred-de-Vigny, où Tante Amélie habitait une demeure de style troubadour bourrée de passementeries Second Empire héritée d’une tante par alliance, Anna Deschamps, qui avait été une « grande farceuse » (traduisez une dame de petite vertu) en vogue au temps où Offenbach régnait sur Paris, et la rue Jouffroy. Il suffisait de traverser le parc Monceau sur lequel ouvrait le jardin privé de la marquise et par ce joli matin encore frais mais ensoleillé la promenade tentait Adalbert. Ne sachant plus où chercher son ami, il vivait enfermé chez lui, près du téléphone, fumant comme une cheminée d’usine et ne quittant son fauteuil que pour se laver, se nourrir – en chipotant beaucoup ! – et rejoindre, fort tard, un lit qui lui semblait aussi confortable que le gril de saint Laurent. Découvrir des rhododendrons fleuris et des feuilles toutes neuves aux arbres lui fit du bien. Il s’arrêta même sur un banc, près de la Naumachie, pour regarder les cygnes évoluer. C’est alors qu’une idée lui vint. Tellement simple qu’il se traita d’imbécile de n’y avoir pas songé plus tôt. Aldo ne lui avait-il pas raconté ses bizarres relations avec la fille de Raspoutine ? Or, celle-ci était l’une des marionnettes que manipulait le mystérieux Napoléon VI. Elle devait donc avoir quelques lumières sur les endroits qu’il était susceptible de fréquenter. Avec ses idées de chevalerie d’un autre âge, Morosini s’était refusé à faire mention d’elle devant la police parce que, selon l’histoire racontée par Walker, elle était plus à plaindre qu’à blâmer et qu’elle avait des enfants, mais le temps n’était plus aux délicatesses excessives quand il s’agissait de retrouver le disparu. Un seul ennui, et de taille : il ignorait où elle habitait. Tout ce qu’il avait retenu est qu’elle dansait quelque part mais où ? Aldo l’avait mentionné mais l’information avait dû tomber au moment où son ami pensait à autre chose et il ne s’en souvenait plus.

Un instant, il caressa l’idée de retourner rue Alfred-de-Vigny pour savoir si Mme de Sommières avait pu joindre l’ancien policier, mais il hésita à la déranger au milieu d’une nuée de malles et de valises. Si ce soir il n’avait rien trouvé il pourrait toujours téléphoner et confier l’affaire à Marie-Angéline.

Rentré chez lui, il alla trouver Théobald qui épluchait des légumes à destination d’un pot-au-feu.

— Toi qui sais tout, est-ce que tu connais les music-halls de Paris ?

— Ben… oui. Monsieur aussi, je suppose ?

— Cela n’a jamais été ma tasse de thé. Dis un peu pour voir !

Théobald leva les yeux au plafond pour y puiser l’inspiration et commença à réciter :

— … Il y a le Casino de Paris… l’Olympia… le Bataclan… les Folies-Bergère… le Moulin-Rouge… le…

— Attends ! C’étaient des folies mais elles n’étaient pas bergères…

— Ah ! Ça devient plus difficile. Je vous ai cité, je crois, le dessus du panier. Après il y a le tout venant que je connais encore plus mal… Mais si Monsieur consultait le Bottin ? Il doit bien y avoir le téléphone dans ce machin-là ? En cherchant à Folies…

— Excellente idée ! Heureusement que je t’ai. Je pense que je commence à me rouiller.

— Une impression fugitive, Monsieur !

Un moment plus tard, Adalbert avait trouvé ce qu’il cherchait : les Folies-Rochechouart, et se promit d’y aller le soir.


Situé dans la rue du même nom, qui depuis qu’elle existait avait vu éclore une quinzaine de cabarets, le théâtre des Folies-Rochechouart, s’il n’égalait pas les établissements cossus évoqués par Théobald, n’en offrait pas moins des spectacles honnêtes plus à la portée des bourses modestes, mais où il n’était pas rare de voir s’aventurer des fêtards élégants et argentés, surtout depuis que le nom de Marie Raspoutine s’étalait sur les affiches. C’était le cas ce soir-là et les habitués ne prêtèrent pas plus d’attention au smoking d’Adalbert qu’à celui des autres.

Sachant que la jeune femme – vedettariat oblige ! – passait en seconde partie du spectacle, Adalbert arriva à l’entracte et réussit à trouver une bonne place dans les premiers rangs d’orchestre. Ce qui lui permit d’apprécier en connaisseur les jambes de Marie lorsqu’elle apparut pour son numéro. Elle portait un costume plus ou moins traditionnel : foulard bariolé de paysanne, robe de plusieurs tons de rouge, bottes bleu azur et, sur la tête le fameux « kokochnik », ce diadème qui ressemble à un éventail déployé, scintillant de pierreries et de perles fausses.

En dépit des longues jambes et de la silhouette agréable, Adalbert ne la trouva pas belle : le maquillage trop poussé accentuait la lourdeur des traits. Elle chanta et dansa pas plus mal qu’une autre, mais pas mieux non plus, ne justifiant guère le tonnerre d’applaudissements qu’elle recueillit et qui s’adressait surtout à ce qu’elle représentait pour ces gens : le symbole d’une Russie décadente, fastueuse et perverse. Leurs yeux voyaient à travers elle l’ombre sulfureuse de son père, le paysan de Sibérie qui avait fait son jouet d’une orgueilleuse tsarine que doublait, par malheur, une mère ravagée d’angoisse…

Tous ces hommes au regard allumé qui l’ovationnaient ne rêvaient que de passer un moment dans son lit. Aussi, quand le rideau se baissa, se produisit-il une sorte de ruée vers les coulisses mais la porte en était étroite et il suffisait d’une paire de vigoureux machinistes pour repousser le flot. Qui changea de direction et se précipita dans la rue pour assiéger la petite porte de côté baptisée « entrée des artistes ». Adalbert, plutôt contraint suivit le mouvement en se demandant comment il allait bien pouvoir obtenir l’entretien en tête à tête qu’il était venu chercher.

Il constata vite que sa déception serait partagée. Lorsque Marie parut, chapeautée et vêtue de son manteau garni de singe, les deux gaillards qui l’accompagnaient n’eurent guère de peine à repousser les amateurs trop pressants. La jeune femme passa au milieu d’eux en distribuant sourires et baisers du bout des doigts dans la meilleure tradition hollywoodienne, mais se laissa pousser dans la voiture qui s’était rangée le long du trottoir, déchaînant une marée de protestations…

— Ça se complique ! murmura Adalbert qui soliloquait volontiers lorsque quelque chose n’allait pas.

Cependant, Dieu était avec lui car il avisa aussi tôt un taxi qui passait au ralenti et se précipita dedans :

— Suivez cette voiture ! ordonna-t-il en tendant un billet au chauffeur.

— Allons, bon ! Ça recommence ? émit le chauffeur en tournant vers son client un visage barbu qu’Aldo eût identifié sans peine.

— Quoi, ça recommence ? Filez, vous dis-je !

— J’entends par là que ce n’est pas la première fois qu’on me fait pister la fille Raspoutine. Vous allez être déçu, d’ailleurs ! Elle ne va pas loin. On va juste faire un petit tour avant de la déposer chez elle. Alors je peux vous donner son adresse si ça vous arrange ?

— Ma foi non, j’aime autant faire cette promenade avec vous. Est-ce que par hasard vous ne seriez pas le colonel Karloff ?

— Vous me connaissez ?

— Je n’ai pas encore cet honneur, mais mon meilleur ami a déjà couru l’aventure avec vous il n’y a pas si longtemps.

— Vous voulez dire ce pauvre Morosini ?

— Eh oui ! soupira Adalbert en pensant que cette épithète déprimante allait bien mal au descendant des doges de Venise. Ne me dites pas que vous le prenez pour un assassin, vous aussi. Sinon, vous me donnez l’adresse et je descends !

Le colonel-taxi haussa les épaules :

— Il faut être aussi idiot que la police pour croire même un instant que ce vrai gentilhomme a pu se vautrer dans le sang de la malheureuse Tania. Même moi qui ne le connais pas beaucoup, je parierais ma barbe sur son innocence. D’ailleurs, il n’a pas reparu et c’est plutôt inquiétant !

— C’est bien mon avis, mais cette disparition n’a pas l’air de les inquiéter beaucoup. C’est pourquoi il faut que je parle à cette Marie Raspoutine. Elle peut-être quelque chose à m’apprendre. Mais que faites-vous ?

En effet, Karloff venait de tourner carrément dans le boulevard sans plus s’occuper de la voiture qui s’en allait, elle, dans une autre direction. Et même, après quelques dizaines de mètres, il se rangea et s’arrêta. Puis il se retourna :

— Je vous économise de l’argent. Inutile de risquer de se faire repérer : il n’y a qu’à les attendre.

Puis désignant l’immeuble à porte étroite qui se situait après la cordonnerie devant laquelle on s’était arrêtés :

— La Raspoutine… ou plutôt la femme Solovieff puisque c’est son nom d’épouse, habite là !

Adalbert n’insista pas : ce bonhomme paraissait sûr de son affaire. Tirant alors un étui à cigares de sa poche, il en offrit un qui fut accepté avec un plaisir visible :

— Ah, des « Londrès » ! Il y a longtemps que je n’en ai vu !

Laissant la glace de séparation ouverte, on se mit à fumer chacun dans son coin, l’un avec béatitude l’autre avec une nervosité croissante. On attendit ainsi un bon quart d’heure et Adalbert commençait à s’inquiéter quand la voiture reparut, s’arrêta devant la maison indiquée. L’un des deux hommes en descendit, fit sortir la jeune femme et l’entraîna dans l’immeuble dont la porte se referma sur eux.

— Il habite avec elle ? demanda Adalbert.

— Oui. Je ne sais pas si c’est son amant ou un simple garde du corps, mais il va rester la nuit entière. Et vous avez vu les dimensions du gars ?

— Ce n’est pas ça qui me tourmente : simplement il est difficile de parler calmement en s’administrant des coups de poing. Il doit bien y avoir un moyen de la voir seule ?

— Dans la journée, elle vit comme tout le monde, je crois. C’est seulement la nuit qu’on la garde pour éviter sans doute qu’elle ne tombe dans des mains… dangereuses. Que faisons-nous ?

La voiture, en effet, redémarrait :

— On va suivre cette charrette ! Le conducteur doit faire partie de la bande. Autant savoir où il va…

— C’est comme si c’était fait !

Et on repartit à travers les rues du Paris nocturne. Chemin faisant, on causa.

— Comment se fait-il que je vous aie trouvé devant les Folies-Rochechouart et que vous en sachiez si long sur Marie Raspoutine ?

— Oh, je n’y suis pas tous les soirs. Ça dépend des courses que je fais avec mes clients, mais, quand je le peux, je viens avec l’idée qu’une nuit peut-être il se passera quelque chose qui me mettra sur la voie de l’assassin de Piotr. J’ai essayé une fois de parler avec elle, mais c’est une drôle de femme ! En même temps craintive, méfiante et têtue. Je me suis même demandé si, sous la torture, elle laisserait échapper un mot sur l’homme pour qui elle travaillait la nuit de Saint-Ouen…

— Et cette voiture ? Vous n’avez jamais tenté de la suivre ?

— Si, bien sûr, mais je commence à me faire vieux. J’ai des rhumatismes et je ne suis plus aussi solide qu’autrefois. Alors je vous avoue que risquer ma vie – et je ne suis pas seul, il y en a qui ont besoin de moi – pour tomber peut-être dans une embuscade ne me dit vraiment rien.

Il hésita un instant, puis reprit :

— Je dois vous dire qu’un soir j’ai pris la piste Jusqu’à la porte Maillot seulement. Quand je l’ai vue plonger dans le plus épais du bois de Boulogne j’ai fait demi-tour…

— Eh bien, ce soir on ne fera pas demi-tour. Vous êtes armé ?

— Toujours ! La nuit on ne sait jamais sur qui on tombe et ça, c’est très dissuasif, ajouta Karloff en tirant de dessous son siège un ancien pistolet d’ordonnance.

— Comme j’ai moi aussi ce qu’il faut, nous voila parés ! s’écria joyeusement Adalbert. En avant toute !

Suivre une automobile dans des rues désertes sans se faire repérer n’est pas un exercice facile. Le colonel Karloff semblait y exceller, laissant à l’adversaire une distance suffisante pour ne pas attirer son attention. On alla ainsi jusqu’à la porte Maillot encore éclairée par les lumières de Luna-Park et quand la grosse Renault s’engagea dans l’allée menant à Longchamp, le taxi de Karloff s’y glissa à son tour, mais, à la surprise d’Adalbert, éteignit ses phares :

— Vous allez nous perdre…

— Aucun danger ! Il suffit de ne pas quitter de vue son feu arrière, et puis moi je suis comme les chats : j’y vois très bien la nuit !

— Un talent précieux, apprécia Adalbert en se rejetant dans le siège.

On traversa ainsi le Bois sur toute sa largeur pour rejoindre à Boulogne le quai de la Seine que l’on suivit jusqu’au pont de Saint-Cloud et même au-delà, car on s’engagea dans la rue Dailly, qui escaladait en forte pente le coteau en formant, à mi hauteur, un grand virage. Or, quand le taxi atteignit ce virage, force lui fut de constater que le véhicule avait complètement disparu. Karloff s’arrêta à raser un mur et descendit, suivi d’Adalbert, pour examiner les alentours et l’entrée des différentes artères dont les unes montaient vers l’église et les autres se dirigeaient vers Suresnes, mais l’œil rouge du feu arrière ne brillait nulle part.

— Eh bien, on l’a perdu ! soupira Adalbert en s’asseyant sur le marchepied du taxi. Au point où nous en sommes, il faudrait fouiller tout Saint-Cloud !

— Et là, j’avoue que je ne connais pas !

— Moi si ! J’ai une maison, dans ce coin, un peu plus bas.

— Une maison ? On pourrait peut-être y aller ?

— Pour quoi faire ? bougonna l’archéologue, l’œil désabusé. Elle est vide comme ma main ! J’ai été cambriolé…

— Ça c’est triste ! Et ils ne vous ont rien laissé ? Pas même une bouteille de vin ? déplora Karloff en venant s’asseoir près de son client qui lui offrit un nouveau cigare en guise de compensation.

— Pas même, non ! Mais vous savez, je n’y venais pas souvent. Elle me servait plutôt… d’entrepôt. Je suis archéologue et tout ce que j’ai pu rapporter de mes campagnes n’entrait pas dans mon appartement de la rue Jouffroy !

Les deux hommes fumèrent un moment silence, attendant Dieu sait quoi peut-être que l’automobile reparaisse…

— Dites donc ! reprit Vidal-Pellicorne. Il y quelque chose que je m’explique pas.

— Quoi ?

— Le mal que se donnent ces gens pour ramener chez elle cette petite théâtreuse de rien du tout…

— Mais qui s’appelle Marie Raspoutine et dont le prince Morosini, vous et moi savons qu’elle est plus ou moins à la dévotion de Napoléon VI. Seule la police l’ignore parce que Morosini est un vrai gentleman et, selon moi, ce qu’ils voulaient éviter c’est ce qui allait se produire ce soir : qu’un admirateur l’approche, lui fasse du plat, l’emmène souper, par exemple, et avec quelques verres de champagne lui tire les vers du nez. Alors ils ont fabriqué la légende d’un riche protecteur qui vient la chercher tous les soirs pour l’emmener finir la nuit ailleurs, mais qui en fait la ramène chez elle entre un quart d’heure et une demi-heure plus tard…

— …Et le protecteur qui n’est peut-être pas riche reste avec elle pour une surveillance rapprochée tandis que la voiture, un peu trop « chic » pour le quartier, s’en va remiser à Saint-Cloud ? compléta Adalbert. Ça me paraît un peu compliqué. Ce serait évidemment plus simple d’installer Mme Raspoutine dans un meilleur quartier et de lui faire avoir un engagement dans un beau music-hall ?

— Plus simple mais sûrement plus cher. Or je ne suis pas certain que votre Napoléon roule sur l’or. Quelque chose me dit qu’il a de gros besoins d’argent. Au fait, est-ce que je vous ai dit que la voiture qu’on vient de suivre est la même que celle de Saint-Ouen ? Avec un autre numéro…

— Non, vous ne me l’avez pas dit, mais au fond ça ne nous avance guère… sinon à nous prouver que les protecteurs de Marie sont bien les assassins du tzigane.

Karloff fuma un moment sans rien dire, uniquement attentif au plaisir d’un tabac de luxe. Puis, se levant :

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre que rentrer. Si vous voulez bien me ramener chez moi ?

— Bien sûr ! Cependant, si j’étais vous et que j’aie ici une maison, même vide, je crois que j’y ferais un petit séjour. Ne serait-ce que pour observer les environs.

— J’y pensais, mais ça ne peut pas se faire cette nuit. Cependant, à y réfléchir, il me vient une autre idée. Pour laquelle j’aurai besoin de vous.

— Dites toujours…

— Au lieu de pister la voiture, pourquoi ne pas venir l’attendre au tournant ? Une expression très juste en l’occurrence. On vient ici, on cache le taxi et on fait le guet ! Qu’en dites-vous ?

— Que ça pourrait marcher ! fit Karloff avec enthousiasme. C’est une rudement bonne idée Allez, je vous ramène.


En rentrant chez lui, Adalbert trouva Théobald qui l’attendait en faisant des réussites sur la table de la cuisine.

— Pourquoi n’es-tu pas encore couché ? Je t’avais dit de ne pas m’attendre.

— Je sais, mais j’ai un message urgent à délivrer.

— Tu sais écrire, non ? Donne-moi un verre d’eau, j’ai la gorge comme du papier buvard !

— Monsieur fume trop ! décréta Théobald en se mettant en devoir de servir ce qu’on lui demandait.

Adalbert but avidement non pas un, mais deux verres de Vichy :

— Alors, ce message ?

— Mlle du Plan-Crépin a téléphoné. Madame la Marquise veut voir Monsieur dès qu’il rentrera même si c’est très tard.

— Il est très tard ! protesta Adalbert. Ça veut dire qu’il faut que j’y aille malgré tout ?

— Hé oui !

— Mais le parc Monceau est fermé à cette heure. Je vais être obligé de faire le détour.

— Monsieur peut prendre sa voiture ?

— Elle est fantastique, mais elle fait un boucan d’enfer : je vais réveiller le quartier !

— Alors Monsieur va à pied… et je vais accompagner Monsieur. À deux on se sent moins seul !

— Signé La Palice ! grogna Adalbert en s’octroyant un troisième verre, mais cette fois c’était du bordeaux. Il avait besoin de reprendre des forces.


Un moment plus tard, tous deux trottaient en direction de la rue Alfred-de-Vigny et Adalbert, qui commençait à avoir sommeil, songeait avec nostalgie au confortable taxi du colonel Karloff ou aux sièges de cuir dur de sa petite Amilcar, en se demandant pourquoi la marquise tenait absolument à le voir d’urgence sans attendre que le jour se lève. Il était en outre mécontent de n’avoir pu convaincre Théobald de rester à la maison quand, au coin de la rue Cardinet, deux ombres suspectes qui se détachèrent du renfoncement d’une porte pour se dissoudre dans la nuit lui firent comprendre que la précaution n’était peut-être pas vaine. Fatigué comme il l’était, il aurait mis doute eu le dessous en cas d’attaque, et la silhouette de Théobald, raide comme un parapluie sous son long pardessus noir, le melon enfoncé sur sa tête jusqu’aux sourcils, évoquait non seulement la force tranquille mais vous avait un petit air de policier nettement dissuasif.

Ils trouvèrent Marie-Angéline debout et Mme de Sommières dans son lit, où sa lectrice l’avait convaincue de s’installer plutôt que de tourner en rond dans le jardin d’hiver ou dans sa chambre. Bien étayée sur de nombreux oreillers garnis de dentelles, le buste habillé d’une liseuse de batiste mauve à multiples et minuscules volants de valenciennes, un bonnet du même style posé sur sa mousse de cheveux, la vieille dame évoquait les agréables habitudes du Grand Siècle où l’on pouvait recevoir ses amis au lit sans être à l’article de la mort. Mais ce qu’elle avait à dire l’était moins.

— Désolée de vous faire galoper jusqu’ici alors que vous préféreriez dormir, mais si vous n’étes pas prévenu, vous risquez de patauger lamentablement quand le commissaire Langlois viendra tirer votre sonnette dès potron-minet rien que pour voir quelle tête vous allez faire !

— Chère marquise, émit Adalbert, je n’ai pas l’esprit très vif à cette heure et votre discours est peu près aussi clair que l’évangile de saint Jean !

— Allez lui préparer du café, Plan-Crépin. J’explique !

— Avec votre permission, Théobald est venu avec moi. Il va s’en charger très bien.

— En ce cas j’en prendrai aussi. Et écoutez-moi. Hier, comme promis, j’ai eu la visite de mon vieil ami Langevin qui était naturellement au courant de l’affaire et qui s’est mis volontiers à mon service. Pour cela il s’est rendu quai des Orfèvres chez Langlois qui a été, paraît-il, son élève préféré. C’était à la fin de la journée et tous deux étudiaient les faits quand les Mille et Une Nuits ont envahi le quai des Orfèvres sous les espèces d’un prince hindou habillé de velours rose et dégoulinant de perles, escorté d’une suite presque aussi chamarrée que lui…

— Seigneur ! Le maharadjah d’Alwar ? émit Adalbert abasourdi, mais pour qui cette description désignait le personnage. Et qu’est-ce qu’il venait faire ?

— Offrir à Aldo un alibi en or massif.

— Mais Aldo n’a pas besoin d’un alibi ! Il a besoin qu’on le retrouve. Et vite !…

— Tout à fait d’accord, mais Sa Grandeur pense autrement. Aussi a-t-elle expliqué avec une dignité douloureuse qu’Aldo n’avait pas pu assassiner la malheureuse comtesse Abrasimoff parce que cette nuit-là, ils l’avaient passée ensemble.

— Quoi ? Mais il est fou !

— C’est possible. Quoi qu’il en soit, rien n’a pu l’en faire démordre : il est prêt à jurer devant la terre entière qu’Aldo et lui ne se sont pas quittés avant l’aube.

— Incroyable ! Et ils ont fait quoi pendant ce temps ?

— Ils ont… causé !

— Causé ? fit Adalbert dont l’œil noircissait. Et de quoi ?

— De sujets touchant à la plus haute philosophie, de réincarnation, d’union des âmes… que sais-je ? Il a dit qu’Aldo était un être de lumière et qu’il éprouvait pour lui une… vénération. Je crois que c’est le mot employé…

— Ça ne tient pas debout ; Morosini avait déjà passé toute la journée avec lui. Il n’y serait pas retourné… Rien que ça devrait suffire à Langlois !

— Il n’y est pas retourné. Le maharadjah dit qu’il est venu le chercher chez vous après l’avoir appelé au téléphone. Vous veniez de partir. Quant au prince, à peine Aldo l’eut quitté qu’il a senti un vide immense et le besoin de se réchauffer à cette lumière qu’il venait de découvrir. Il a bien essayé de lutter mais c’était impossible. Alors il est allé chercher…

— Et Aldo se serait laissé emmener ainsi par un homme qui lui déplaît… souverainement ?

— Eh bien… pas à ce point ! D’après Alwar, il serait même né entre eux une de ces communions comme en connaissent seulement les grandes âmes. Cependant l’horreur du crime a d’abord laissé Sa Grandeur pantoise, puis, dans une illumination, la vérité lui est apparue et il a reçu l’ordre de se porter au secours de ce frère aux prises avec la sottise des hommes.

— Et Langlois a avalé tout ça ?

— Non. Bien sûr que non, mais il est obligé de tenir compte d’une déposition faite par un prince souverain étranger. Le ministère a été formel à cet égard : on ne peut pas renvoyer le maharadjah à ses petits plaisirs comme n’importe quel pékin.

— Est-ce qu’il a aussi expliqué ce qu’il a fait de Morosini à l’aube de cette grande nuit ? Il ne l’a pas fait reconduire dans sa Rolls ?

— Non. Aldo paraît-il éprouvait le besoin de marcher un peu dans la fraîcheur du matin. De sa fenêtre, le maharadjah l’a vu descendre les Champs-Elysées en direction de la Concorde…

— … dans la gloire d’une aurore qui l’habillait de rayons roses ! s’écria Adalbert saisi par la colère. Mais quel incroyable tissu d’âneries ! Si on lit entre les lignes, Aldo a le choix entre un meurtre sordide suivi d’une fuite qui ne l’est pas moins, ou être convaincu d’avoir passé la nuit dans le lit d’Alwar. Parce que les illuminations, les âmes sœurs, la méditation transcendantale, à d’autres ! Tout le monde optera pour ma version et Aldo passera soit pour un assassin, soit pour le mignon du maharadjah ! Autrement dit, il sera de toute façon déshonoré !

— À condition qu’il soit encore vivant ! émit une pauvre voix enrouée et la vieille dame éclata soudain en en sanglots dont la violence donna la mesure de son angoisse et de sa douleur.

Adalbert, lui, se calma net.

— Pardonnez-moi ! murmura-t-il en se penchant sur elle. J’ai laissé parler ma colère, ma peur aussi ! Mais je ne voulais pas vous blesser. Vous semblez toujours si forte que l’on finit par oublier votre fragilité de femme, votre…

— Ajoutez « votre âge » et je ne vous revoie de ma vie ! Et retirez cette saleté, Plan-Crépin, ajouta-t-elle en repoussant le flacon de sels que Marie-Angéline approchait de son nez. Je ne suis pas en train de m’évanouir. Je pleure, vous comprenez, je pleure !

— C’est que… c’est tellement inhabituel ! fit la pauvre fille affolée. Je crois bien que je ne vous ai jamais vue pleurer !

— Eh bien, voilà qui est fait ! C’est d’un ridicule !

Mais elle se remit à pleurer de plus belle tandis que Marie-Angéline s’asseyait précautionneusement sur le lit en se demandant visiblement ce qu’elle devait faire : prendre la marquise dans ses bras ou la laisser à son chagrin…

— Laissez-la ! conseilla tout bas Adalbert, mais restez près d’elle. Je vais rentrer et voir, au matin le commissaire Langlois sans attendre qu’il m’appelle.

Il avait hâte à présent de rentrer chez lui pour essayer de voir un peu clair dans cette histoire qui semblait s’embrouiller à plaisir. Mais il n’était qu’à mi-chemin du vestibule quand Marie-Angéline le rejoignit dans l’escalier.

— Est-ce que vraiment je ne peux rien faire pour vous aider ? demanda-t-elle. C’est terrible de rester là à tourner en rond sans savoir quoi faire.

— Je n’en doute pas, ma pauvre amie, mais je suis à peu près dans le même cas que vous. L’histoire d’Alwar n’arrange rien et, tant que Martin Walker n’aura pas reparu, ceux qui ont fait disparaître Aldo auront la vie belle. Lui seul peut confirmer ce que nous avons vécu, lui et moi, la fameuse nuit…

— Et la servante russe de la comtesse ? Elle s’obstine à accuser le prince du meurtre ? Je ne peux pas essayer de lui parler ?

— En quelle langue ? Vous parlez russe ?

— Non, hélas !

— De toute façon, elle ne quitte pas l’appartement du drame où la police la surveille. Rien à faire de ce côté…

Et soudain une idée traversa l’esprit d’Adalbert :

— Mais peut-être pourriez-vous réussir là où moi je n’arrive à rien. Mme de Sommières a-t-elle des relations dans la colonie russe de Paris ?

— Je… ne crois pas. Au fait, je n’en sais rien.

— Il faut savoir ! Venez, on remonte ! ajouta-t-il en la prenant par la main pour regrimper l’escalier pour réintégrer la chambre de la marquise où celle-ci était levée et buvait tristement une tasse de café froid.

Il expliqua son idée : envoyer Marie-Angéline chez Marie Raspoutine sous l’étiquette de secrétaire d’une dame russe membre de l’Assistance aux réfugiés, venue s’enquérir charitablement de son état.

— Raspoutine n’est guère en odeur de sainteté chez, ces gens-là, remarqua Mme de Sommières. Et puis en quoi cette femme est-elle mêlée à notre affaire ?

Il le lui dit sans oublier d’expliquer ce qu’il avait tenté au début de la nuit ni comment la jeune femme était surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Un homme n’a aucune chance de l’aborder, mais une femme… surtout aussi… habile que Marie-Angéline pourrait…

— Pas de flagorneries ! bougonna l’intéressée. Si vous me pensez aussi terne, aussi visiblement éloignée du style des grandes aventurières, vous n’avez qu’à le dire tout net ! J’ai le type idéal pour ce rôle. Reste à savoir de qui je peux être la secrétaire parce que, si ces gens sont aussi méfiants que vous le dites, ils voudront savoir si je suis vraiment ce que je prétends être.

— Aucun doute là-dessus ! Alors, marquise, connaissez-vous quelqu’un ?

— Ouuuui ! Seulement je ne sais pas si elle est encore vivante. Il s’agit de la vieille princesse Lopoukhine avec qui, avant la guerre, j’allais prendre les eaux à Marienbad. Je l’ai revue à Paris mais il y a un bout de temps. Elle avait un fichu caractère et, si je me présente chez elle, elle risque de me recevoir à coups de pierres… Cependant il y a peut-être un moyen. Plan-Crépin et moi irons tout à l’heure à l’office de l’église russe. Si elle vit encore, elle y sera…

— Magnifique ! s’écria Adalbert. Je vais vous apprendre ce que je sais de Marie Raspoutine. À commencer par son adresse…

Un moment plus tard, soulagé d’un poids appréciable et confiant dans les talents de Plan-Crépin, Adalbert regagnait enfin son logis et son lit. Où il put d’ailleurs dormir tout son soûl car, au contraire de ce que pensait Mme de Sommières, le commissaire ne se manifesta pas.

Adalbert le regretta presque. La journée, en effet, parut s’étirer indéfiniment dans la morosité en dépit d’une visite au Matin où l’on était toujours sans nouvelles du journaliste, et d’une autre au quai des Orfèvres où, vers la fin de l’après-midi Adalbert décida d’aller voir ce qui se passait, mais ne trouva qu’un planton : Langlois n’y était pas et ne rentrerait certainement pas avant plusieurs heures…

La nuit ne fut pas plus réconfortante. Comme convenu, le taxi du colonel Karloff conduisit Adalbert à Saint-Cloud où l’on se dissimula au mieux pour attendre le passage de la Renault mais les heures s’écoulèrent sans qu’elle parût. En rentrant à Paris au petit jour, Adalbert avait le moral au plus bas…

Moins cependant que celui d’Aldo Morosini qui, lui, vivait l’enfer…


Quand il ouvrit péniblement les yeux après un temps indéterminé, ce fut pour les refermer aussitôt avec l’horrible impression d’être devenu aveugle. Devant ses paupières il ne trouvait qu’une obscurité totale. En même temps il ressentit les élancements d’un furieux mal de tête joint à une forte nausée provoquée par l’odeur du chloroforme attachée à ses habits. Il rouvrit les yeux, y porta les mains et s’aperçut qu’elles étaient enchaînées : à chacune d’elles un bracelet de fer relié à une double chaîne lui laissait une certaine liberté de mouvements mais, en suivant les anneaux, il découvrit qu’elle était scellée dans la muraille. Et certainement depuis longtemps parce qu’elle était rouillée.

Il crut d’abord à un cauchemar : le temps n’était plus des forteresses médiévales où l’on enchaînait les prisonniers dans des culs-de-basse-fosse. Pourtant la réalité s’imposa à lui degré par degré. L’endroit où il se trouvait était froid et humide, et en se redressant il sentit sous lui une paillasse posée à même un sol en terre battue. Comment avait-il pu en arriver là ?

Au prix d’un pénible effort, il rassembla quelques souvenirs. Le coup de téléphone… la voix terrifiée de Tania… l’échange de vêtements avec Adalbert… le parcours jusqu’à la rue Greuze, une violente douleur… et puis plus rien ! Mais vraiment rien. Aucun souvenir de ce qui avait pu se passer depuis qu’on l’avait frappé et anesthésié ensuite. Aucune idée non plus du temps écoulé.

D’un geste machinal il chercha sa montre, bien qu’il fût incapable d’y lire l’heure, mais de toute façon il ne l’avait plus. On la lui avait ôtée, comme d’ailleurs la sardoine gravée à ses armes qu’il portait toujours à l’auriculaire, comme aussi son alliance !… Pour la première fois depuis bien longtemps il eut peur. Cette geôle qu’il ne pouvait pas voir était aussi noire, aussi sourde qu’un tombeau ! Et si c’en était un, après tout ?… Perdu au bout du monde dans un lieu désert, loin de la vie et des hommes ? Une tombe où il allait pourrir lentement jusqu’à ce que Dieu le prenne en pitié et le délivre. Lorsqu’on l’avait jeté, deux ans plus tôt dans la prison d’Istanbul, même derrière les murs énormes de Yédi Koulé, il pouvait percevoir autour de lui la vie, l’activité des autres, la respiration du monde extérieur. Ici rien ! Jamais il n’aurait imaginé que se trouver captif pût éveiller dans son cœur un sentiment d’abandon aussi total. Jamais le sang n’avait battu dans ses oreilles au rythme désordonné d’une vraie terreur…

Alors quelque chose se déclencha en lui et il pleura. Et les larmes, en relâchant ses nerfs tendus par l’effroi, lui firent du bien, le rendirent à ce qu’il avait toujours été : un homme sachant affronter le pire. Et le pire, il semblait l’avoir atteint, mais ce n’était pas une raison pour accepter ce naufrage au fond de lui-même. En cherchant un mouchoir dans sa poche – cela au moins il l’avait encore ! – il sentait le poids, la gêne des fers à ses poignets et en tira de l’assurance : pourquoi enchaîner quelqu’un, sinon pour l’empêcher de fuir ? Et on ne s’enfuit pas d’une tombe. Donc ceci n’en était pas une et il devait exister un moyen d’en sortir. Il se leva, tâta le mur près de l’attache des chaînes et acquit ainsi la certitude qu’il était fait de grosses pierres et que l’endroit avait une forme ronde qu’il put suivre sur une certaine distance grâce à la longueur de ses entraves. Il sut qu’il était dans une sorte de puits et son cœur manqua un battement : rien ne ressemble plus à un puits qu’une oubliette. Pourtant son pied heurta sans le renverser un seau dans lequel il y avait de l’eau, Cela lui rappela qu’il avait soif et, s’agenouillant près du seau, il y plongea son visage pour y boire. C’était froid, mais un peu revigorant car il ne s’agissait pas d’eau croupie. Il en conclut que, si on lui donnait à boire, on lui donnerait peut-être aussi de quoi manger. En attendant, il trempa son mouchoir pour en tamponner son front douloureux, revint s’asseoir sur sa paillasse et attendit…

Quoi, il n’en savait trop rien, n’ayant plus aucun moyen de compter le temps ; mais petit à petit, il fit moins noir dans sa prison et ce n’était pas seulement parce que ses yeux s’accoutumaient, c’était parce que le jour se levait et glissait un mince rayon de lumière entre deux pierres. Mince en vérité, mais suffisant pour qu’Aldo sût qu’il n’était pas au fond de la terre comme il le craignait, mais peut-être dans une de ces tours féodales comme il en existait encore aux environs de Paris. Malheureusement ses chaînes étaient trop courtes pour lui permettre d’aller coller son œil à cette bienheureuse fissure.

Voyant mieux, il put examiner son logis, qui était rond en effet et d’à peu près trois mètres de diamètre. Seulement il n’y avait pas de porte. Quant au mobilier, il se composait de la paillasse, du seau contenant de l’eau et d’un autre destiné sans doute à l’hygiène ; mais pas la moindre nourriture en vue, hélas ! Et il se sentait affamé…

Cherchant l’issue par laquelle on l’avait fait entrer, il regarda au-dessus de sa tête, mais les ombres étaient épaisses là-haut et ne permettaient pas de distinguer quoi que ce soit. Pourtant, ce fut de là-haut que soudain la lumière lui arriva après qu’un bruit de tôle se fut fait entendre et il sut qu’il était bien au fond d’un puits ou d’une citerne dont il évalua la hauteur à cinq ou six mètres.

Il y avait un homme qui se tenait accroupi au bord du trou, un homme qui portait un masque grimaçant de carnaval :

— Eh bien, mon cher prince, ricana-t-il, que pensez-vous de votre nouveau logis ? Un peu austère peut-être ?

L’oreille d’Aldo était trop sensible aux sons pour qu’il ne reconnût pas cette voix bien timbrée et somme toute agréable :

— Il m’est déjà arrivé d’être prisonnier, répondit il avec une désinvolture qu’il était bien loin d’éprouver mais qui était chez lui une seconde nature. Toutes les prisons se valent. Il est vrai qu’on pourrait attendre mieux de l’hospitalité d’un grand d’Espagne.

— Parce que vous pensez que j’en suis un ?

— Hélas oui ! Ôtez donc ce masque, mon cher marquis ! Vous êtes ridicule !

— Dans quelques jours vous me trouverez moins ridicule, messer Morosini. Quand vous apprécierez mieux les agréments de votre séjour. Il se peut que vous me suppliiez à genoux de vous en tirer. Seulement cela ne servira à rien tant que…

— Tant que quoi ?

— Tant que je n’aurai pas reçu ce que je veux !

— Et que voulez-vous de plus ? Vous avez déjà la « Régente », les bracelets de la princesse Brinda et l’émeraude d’Ivan… sans compter ma montre, mon alliance et ma chevalière.

— J’admets que c’est intéressant. La perle surtout qui ne quittera plus les Joyaux de la Couronne. Le reste va entrer dans mon trésor de guerre ainsi que ce que j’attends de vous.

— Là où j’en suis, je ne vois pas très bien ce que je pourrais vous donner. Ma chemise ? Si ça peut vous faire plaisir.

— Il faudra qu’elle vous serve encore un bout de temps. Non, ce que je veux, c’est votre collection de bijoux. On dit que vous avez des pièces magnifiques…

— Pas mal, oui, mais j’aurais quelque peine à aller vous la chercher. C’est loin, Venise !

— N’exagérons rien ! L’un de mes serviteurs y est justement parti. Je l’ai chargé de déposer chez vous, sous l’aspect anodin d’un commissionnaire un petit paquet contenant votre sardoine ancestrale et une lettre. Le tout adressé à votre femme…

— Ma femme n’est pas à Venise !

— C’est contrariant, mais comme le paquet va arriver en urgence, il y aura bien quelqu’un pour lui faire parvenir mon message ? Votre séjour risque seulement de se prolonger un peu plus !

— Et que dit ce message ?

— Qu’elle doit, si elle veut vous revoir vivant m’apporter elle-même ces babioles là où je le lui indiquerai. Si elle tardait trop, d’ailleurs, j’ai spécifié qu’elle pourrait recevoir votre alliance… et le doigt qui va avec !

Si quelque chose trembla dans le cœur d’Aldo ce ne fut pas à la pensée de la mutilation annoncée, mais bien à l’évocation de Lisa invitée à se jeter dans les griffes de ce fou. Sa voix cependant resta ferme :

— Pourquoi elle-même ? J’ai un fondé de pouvoir qui peut sortir de mes coffres ce que je veux…

— Je préfère que ce soit elle. D’abord parce qu’elle est, paraît-il, une fort jolie femme et que rien ne me plaît plus qu’un joli visage. Ensuite, parce que j’ai des projets pour elle.

— Vous voulez la couronner impératrice ? Je vous signale qu’elle est déjà mariée…

— Cessez de me prendre pour un imbécile ! gronda Agalar. Je me marierai lorsque le souci de la dynastie sera à l’ordre du jour. Quand je parle de projets pour votre femme, ils sont de tout autre nature.

— On peut savoir ?

— Pourquoi pas ? Cela va vous permettre d’apprécier. Si mes renseignements sont bons, la princesse est la fille de Moritz Kledermann, le banquier suisse ?

— Tout le monde le sait ! fit Aldo en haussant les épaules.

— Et une fille unique ? Eh bien, mais c’est très simple : lorsqu’elle m’apportera ce que je veux, je l’inviterai à un petit séjour dans ma demeure jusqu’à ce que son père ait payé la rançon que je me ferai un plaisir de fixer… assez haut ! Mais rassurez-vous, continua-t-il en réponse au grondement sourd qui monta du puits, elle sera traitée en… impératrice. D’ailleurs… il se pourrait que je l’épouse quand vous aurez disparu. Ce qui pourrait se produire dans un laps de temps assez court.

— Vous êtes un fier misérable ! s’écria Morosini envahi de dégoût. Ainsi, rançon payée, vous me tuerez, simplement ?

— Je n’en aurai même pas besoin : il suffira de sceller l’entrée de ce puits désaffecté et de vous y oublier. Personne n’aura l’idée de vous y chercher : il est au fond du parc et à flanc de coteau où un éboulis s’est produit, dénudant la muraille à moitié de sa profondeur. Vous n’y manquerez donc jamais d’air. Évidemment, quand on aura cessé de vous nourrir et de vous abreuver, le séjour sera moins agréable… Et je vous préviens que crier ne vous servirait à rien : il n’y a pas une âme à moins de deux cents mètres…

— Il serait plus simple de me tuer tout de suite.

— Que non pas ! Je tiens à vous montrer vivant à votre charmante épouse. Vous serez extrêmement convaincant. Et, à ce propos, voici de quoi vous nourrir pendant deux jours, ajouta-t-il en lançant dans le puits un gros pain de campagne qui manqua la tête d’Aldo d’un centimètre. Pour ce qui est de l’eau, vous en avez assez jusque-là.

— La princesse Morosini exigera que vous me libériez.

— Croyez-vous ? Je vois les choses autrement : il me suffira de rendre votre situation encore plus pénible pour l’obliger à se plier à mes désirs. Eh oui, en vérité, je crois que je vais être très heureux !

— Vous n’oubliez qu’une chose : la police qui doit me chercher…

— Oh, mais je ne l’oublie pas et je puis même vous assurer qu’elle vous cherche déjà. Mais pas pour ce que vous imaginez.

— Ah non ? Et pourquoi donc ?

— Elle cherche un assassin. Vous êtes accusé mon cher, d’avoir égorgé la nuit dernière la belle comtesse Tania Abrasimoff qui était votre maîtresse depuis quelques jours mais voulait rompre. On a trouvé une lettre de vous… une bien belle lettre ! Débordante de passion… et de menaces.

Tétanisé d’horreur, Aldo ne réagit pas immédiatement. Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’il articula :

— Vous l’avez tuée ! Vous avez tué cette pauvre fille dont vous aviez fait votre complice et que vous terrorisiez ?

L’autre se mit à rire. Un rire grinçant, cruel. Un rire de dément bien qu’on ne pût vraiment assurer que cet homme en fût un. Il passa comme une râpe sur les nerfs tendus à l’extrême d’Aldo qui retint un gémissement tandis que son bourreau poursuivait :

— Terrorisée ? Vous en êtes sûr ? Elle n’en avait pas l’air, croyez-moi, quand je lui faisais l’amour. Il vrai qu’elle le faisait volontiers dès qu’il y avait un bijou en perspective. Vous auriez dû en profiter…

— Et vous l’avez égorgée ? Vous êtes décidément ignoble !

— Moi, l’égorger ? Vous rêvez, mon cher ! Je ne fais jamais le vilain travail de mes mains. J’ai, pour le faire, des exécuteurs. Cette brave Tamar, par exemple ! C’est elle d’ailleurs qui vous accuse : elle jure de vous avoir vu à l’œuvre…

— Et elle vous est dévouée ? C’est à peine croyable…

— Elle est surtout dévouée à l’opium que je lui donne et à quelqu’un d’autre. Eh bien, mon cher prince, je pense que vous en savez assez maintenant pour occuper votre esprit ces jours à venir. Quant à moi, j’ai eu le plus grand plaisir à cet entretien. Que je renouvellerai peut-être ? Ne fût-ce que pour vous tenir au courant… C’est la moindre des choses.

Le couvercle retomba avec une résonance lugubre, plongeant à nouveau le prisonnier dans des ténèbres d’autant plus cruelles qu’au mal-être physique allaient se joindre l’angoisse, la terreur de ce qui arriverait à Lisa quand elle viendrait s’engluer à son tour dans la toile de cette immonde araignée…

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