I


C'était le temps où je dissipais mon héritage vénézuélien. Certains ne parlaient plus que de ma belle jeunesse et de mes boucles noires, d'autres m'abreuvaient d'injures. Je relis une dernière fois l'article que me consacra Léon Rabatête, dans un numéro spécial d'Ici la France : « ... Jusqu'à quand devrons-nous assister aux frasques de Raphaël Schlemilovitch ? Jusqu'à quand ce juif promènera-t-il impunément ses névroses et ses épilepsies, du Touquet au cap d'Antibes, de La Baule à Aix-les-Bains ? Je pose une dernière fois la question : jusqu'à quand les métèques de son espèce insulteront-ils les fils de France ? Jusqu'à quand faudra-t-il se laver perpétuellement les mains, à cause de la poisse juive ?... » Dans le même journal, le docteur Bardamu éructait sur mon compte : « ... Schlemilovitch ?... Ah ! la moisissure de ghettos terriblement puante !... pâmoison chiotte !... Foutriquet prépuce !... arsouille libano-ganaque !... rantanplan... Vlan !... Contemplez donc ce gigolo yiddish... cet effréné empaffeur de petites Aryennes !... avorton infiniment négroïde !... cet Abyssin frénétique jeune nabab !... A l'aide !... qu'on l'étripe... le châtre !... Délivrez le docteur d'un pareil spectacle... qu'on le crucifie, nom de Dieu !... Rastaquouère des cocktails infâmes... youtre des palaces internationaux !... des partouzes made in Haifa !... Cannes !... Davos !... Capri et tutti quanti !... grands bordels extrêmement hébraïques !... Délivrez-nous de ce circoncis muscadin !... ses Maserati rose Salomon !... ses yachts façon Tibériade !... Ses cravates Sinaï !... que les Aryennes ses esclaves lui arrachent le gland !... avec leurs belles quenottes de chez nous... leurs mains mignonnes... lui crèvent les yeux !... sus au calife !... Révolte du harem chrétien !... Vite !... Vite... refus de lui lécher les testicules !... lui faire des mignardises contre des dollars !... Libérez-vous !... du cran, Madelon !... autrement, le docteur, il va pleurer !... se consumer !... affreuse injustice !... Complot du Sanhédrin !... On en veut à la vie du Docteur !... croyez-moi !... le Consistoire !... la Banque Rothschild !... Cahen d'Anvers !... Schlemilovitch !... aidez Bardamu, fillettes !... au secours !... »


Le docteur ne me pardonnait pas mon Bardamu démasqué que je lui avais envoyé de Capri. Je révélais dans cette étude mon émerveillement de jeune juif quand, à quatorze ans, je lus d'un seul trait Le Voyage de Bardamu et Les Enfances de Louis-Ferdinand. Je ne passais pas sous silence ses pamphlets antisémites, comme le font les bonnes âmes chrétiennes. J'écrivais à leur sujet : « Le docteur Bardamu consacre une bonne partie de son œuvre à la question juive. Rien d'étonnant à cela : le docteur Bardamu est l'un des nôtres, c'est le plus grand écrivain juif de tous les temps. Voilà pourquoi il parle de ses frères de race avec passion. Dans ses Œuvres purement romanesques, le docteur Bardamu rappelle notre frère de race Charlie Chaplin, par son goût des petits détails pitoyables, ses figures émouvantes de persécutés... La phrase du docteur Bardamu est encore plus “juive” que la phrase tarabiscotée de Marcel Proust : une musique tendre, larmoyante, un peu raccrocheuse, un tantinet cabotine... » Je concluais : « Seuls les juifs peuvent vraiment comprendre l'un des leurs, seul un juif peut parler à bon escient du docteur Bardamu. » Pour toute réponse, le docteur m'envoya une lettre injurieuse : selon lui, je dirigeais à coups de partouzes et de millions le complot juif mondial. Je lui fis parvenir aussitôt ma Psychanalyse de Dreyfus où j'affirmais noir sur blanc la culpabilité du capitaine : voilà qui était original de la part d'un juif. J'avais développé la thèse suivante : Alfred Dreyfus aimait passionnément la France de Saint Louis, de Jeanne d'Arc et des Chouans, ce qui expliquait sa vocation militaire. La France, elle, ne voulait pas du juif Alfred Dreyfus. Alors il l'avait trahie, comme on se venge d'une femme méprisante aux éperons en forme de fleurs de lis. Barrès, Zola et Déroulède ne comprirent rien à cet amour malheureux.

Une telle interprétation décontenança sans doute le docteur. Il ne me donna plus signe de vie.

Les vociférations de Rabatête et de Bardamu étaient étouffées par les éloges que me décernaient les chroniqueurs mondains. La plupart d'entre eux citaient Valery Larbaud et Scott Fitzgerald : on me comparait à Barnabooth, on me surnommait « The Young Gatsby ». Les photographies des magazines me représentaient toujours la tête penchée, le regard perdu vers l'horizon. Ma mélancolie était proverbiale dans les colonnes de la presse du cœur. Aux journalistes qui me questionnaient devant le Carlton, le Normandy ou le Miramar, je proclamais inlassablement ma juiverie. D'ailleurs, mes faits et gestes allaient à l'encontre des vertus que l'on cultive chez les Français : la discrétion, l'économie, le travail. J'ai, de mes ancêtres orientaux, l'œil noir, le goût de l'exhibitionnisme et du faste, l'incurable paresse. Je ne suis pas un enfant de ce pays. Je n'ai pas connu les grand-mères qui vous préparent des confitures, ni les portraits de famille, ni le catéchisme. Pourtant, je ne cesse de rêver aux enfances provinciales. La mienne est peuplée de gouvernantes anglaises et se déroule avec monotonie sur des plages frelatées : à Deauville, Miss Evelyn me tient par la main. Maman me délaisse pour des joueurs de polo. Elle vient m'embrasser le soir dans mon lit, mais quelquefois elle ne s'en donne pas la peine. Alors, je l'attends, je n'écoute plus Miss Evelyn et les aventures de David Copperfield. Chaque matin, Miss Evelyn me conduit au Poney Club. J'y prends mes leçons d'équitation. Je serai le plus célèbre joueur de polo du monde pour plaire à Maman. Les petits Français connaissent toutes les équipes de football. Moi, je ne pense qu'au polo. Je me répète ces mots magiques : « Laversine », « Cibao la Pampa », « Silver Leys », « Porfirio Rubirosa ». Au Poney Club on me photographie beaucoup avec la jeune princesse Laïla, ma fiancée. L'après-midi, Miss Evelyn nous achète des parapluies en chocolat chez la « Marquise de Sévigné ». Laïla préfère les sucettes. Celles de la « Marquise de Sévigné » ont une forme oblongue et un joli bâtonnet.

Il m'arrive de semer Miss Evelyn quand elle m'emmène à la plage, mais elle sait où me trouver : avec l'ex-roi Firouz ou le baron Truffaldine, deux grandes personnes qui sont mes amis. L'ex-roi Firouz m'offre des sorbets à la pistache en s'exclamant : « Aussi gourmand que moi, mon petit Raphaël ! » Le baron Truffaldine se trouve toujours seul et triste au Bar du Soleil. Je m'approche de sa table et me plante devant lui. Ce vieux monsieur me raconte alors des histoires interminables dont les protagonistes s'appellent Cléo de Mérode, Otéro, Emilienne d'Alençon, Liane de Pougy, Odette de Crécy. Des fées certainement comme dans les contes d'Andersen.

Les autres accessoires qui encombrent mon enfance sont les parasols orange de la plage, le Pré-Catelan, le cours Hattemer, David Copperfield, la comtesse de Ségur, l'appartement de ma mère quai Conti et trois photos de Lipnitzki où je figure à côté d'un arbre de Noël.


Ce sont les collèges suisses et mes premiers flirts à Lausanne. La Duizenberg que mon oncle vénézuélien Vidal m'a offerte pour mes dix-huit ans glisse dans le soir bleu. Je franchis un portail, traverse un parc qui descend en pente douce jusqu'au Léman et gare ma voiture devant le perron d'une villa illuminée. Quelques jeunes filles en robes claires m'attendent sur la pelouse. Scott Fitzgerald a parlé mieux que je ne saurais le faire de ces « parties » où le crépuscule est trop tendre, trop vifs les éclats de rire et le scintillement des lumières pour présager rien de bon. Je vous recommande donc de lire cet écrivain et vous aurez une idée exacte des fêtes de mon adolescence. A la rigueur, lisez Fermina Marquez de Larbaud.


Si je partageais les plaisirs de mes camarades cosmopolites de Lausanne, je ne leur ressemblais pas tout à fait. Je me rendais souvent à Genève. Dans le silence de l'hôtel des Bergues, je lisais les bucoliques grecs et m'efforçais de traduire élégamment L'Énéide. Au cours d'une de ces retraites, je fis la connaissance d'un jeune aristocrate tourangeau, Jean-François Des Essarts. Nous avions le même âge et sa culture me stupéfia. Dès notre première rencontre, il me conseilla pêlemêle la Délie de Maurice Scève, les comédies de Corneille, les Mémoires du cardinal de Retz. Il m'initia à la grâce et à la litote françaises.

Je découvris chez lui des qualités précieuses : le tact, la générosité, une très grande sensibilité, une ironie mordante. Je me souviens que Des Essarts comparait notre amitié à celle qui unissait Robert de Saint-Loup et le narrateur d'A la recherche du temps perdu. « Vous êtes juif comme le narrateur, me disait-il, et je suis le cousin de Noailles, des Rochechouart-Mortemart et des La Rochefoucauld, comme Robert de Saint-Loup. Ne vous effrayez pas ; depuis un siècle, l'aristocratie française a un faible pour les juifs. Je vous ferai lire quelques pages de Drumont où ce brave homme nous le reproche amèrement. »

Je décidai de ne plus retourner à Lausanne et sacrifiai sans remords à Des Essarts mes camarades cosmopolites.

Je raclai le fond de mes poches. Il me restait cent dollars. Des Essarts n'avait pas un sou vaillant. Je lui conseillai néanmoins de quitter son emploi de chroniqueur sportif à La Gazette de Lausanne. Je venais de me rappeler qu'au cours d'un week-end anglais quelques camarades m'avaient entraîné dans un manoir proche de Bournemouth pour me montrer une vieille collection d'automobiles. Je retrouvai le nom du collectionneur, Lord Allahabad, et lui vendis ma Duizenberg quatorze mille livres sterling. Avec cette somme nous pouvions vivre honorablement une année, sans avoir recours aux mandats télégraphiques de mon oncle Vidal.

Nous nous installâmes à l'hôtel des Bergues. Je garde de ces premiers temps de notre amitié un souvenir ébloui. Le matin, nous flânions chez les antiquaires du vieux Genève. Des Essarts me fit partager sa passion pour les bronzes 1900. Nous en achetâmes une vingtaine qui encombraient nos chambres, particulièrement une allégorie verdâtre du Travail et deux superbes chevreuils. Un après-midi, Des Essarts m'annonça qu'il avait fait l'acquisition d'un footballeur de bronze :

– Bientôt les snobs parisiens s'arracheront à prix d'or tous ces objets. Je vous le prédis, mon cher Raphaël ! S'il ne tenait qu'à moi, le style Albert Lebrun serait remis à l'honneur.

Je lui demandai pourquoi il avait quitté la France :

– Le service militaire, m'expliqua-t-il, ne convenait pas à ma délicate constitution. Alors j'ai déserté.

– Nous allons réparer cela, lui dis-je ; je vous promets de trouver à Genève un artisan habile qui vous fera de faux papiers : vous pourrez sans inquiétude retourner en France quand vous le voudrez.

L'imprimeur marron avec lequel nous entrâmes en rapport nous délivra un acte de naissance et un passeport suisses au nom de Jean-François Lévy, né à Genève le 30 juillet 194...

– Je suis maintenant votre frère de race, me dit Des Essarts, la condition de goye m'ennuyait.

Je décidai aussitôt de transmettre une déclaration anonyme aux journaux de gauche parisiens. Je la rédigeai en ces termes :

« Depuis le mois de novembre dernier, je suis coupable de désertion mais les autorités militaires françaises jugent plus prudent de garder le silence sur mon cas. Je leur ai déclaré ce que je déclare aujourd'hui publiquement. Je suis JUIF et l'armée qui a dédaigné les services du capitaine Dreyfus se passera des miens. On me condamne parce que je ne remplis pas mes obligations militaires. Jadis le même tribunal a condamné Alfred Dreyfus parce que lui, JUIF, avait osé choisir la carrière des armes. En attendant que l'on m'éclaire sur cette contradiction, je me refuse à servir comme soldat de seconde classe dans une armée qui, jusqu'à ce jour, n'a pas voulu d'un maréchal Dreyfus. J'invite les jeunes juifs français à suivre mon exemple. »

Je signai : JACOB X.

La Gauche française s'empara fiévreusement du cas de conscience de Jacob X, comme je l'avais souhaité. Ce fut la troisième affaire juive de France après l'affaire Dreyfus et l'affaire Finaly. Des Essarts se prenait au jeu, et nous rédigeâmes ensemble une magistrale « Confession de Jacob X » qui parut dans un hebdomadaire parisien : Jacob X avait été recueilli par une famille française dont il tenait à préserver l'anonymat. Elle se composait d'un colonel pétainiste, de sa femme, une ancienne cantinière, et de trois garçons : l'aîné avait choisi les chasseurs alpins, le second la marine, le cadet venait d'être reçu à Saint-Cyr.

Cette famille habitait Paray-le-Monial et Jacob X passa son enfance à l'ombre de la basilique. Les portraits de Gallieni, de Foch, de Joffre, la croix militaire du colonel X et plusieurs francisques vichyssoises ornaient les murs du salon. Sous l'influence de ses proches, le jeune Jacob X voua un culte effréné à l'armée française : lui aussi préparerait Saint-Cyr et serait maréchal, comme Pétain. Au collège, Monsieur C, le professeur d'histoire, aborda l'affaire Dreyfus. Monsieur C. occupait avant-guerre un poste important dans le P.P.F. Il n'ignorait pas que le colonel X avait dénoncé aux autorités allemandes les parents de Jacob X et que l'adoption du petit juif lui avait sauvé la vie de justesse, à la Libération. Monsieur C. méprisait le pétainisme saint-sulpicien des X : il se réjouit à l'idée de semer la discorde dans cette famille. Après son cours, il fit signe à Jacob X de s'approcher et lui dit à l'oreille : « Je suis sûr que l'affaire Dreyfus vous cause beaucoup de peine. Un jeune juif comme vous se sent concerné par cette injustice. » Jacob X apprend avec effroi qu'il est juif. Il s'identifiait au maréchal Foch, au maréchal Pétain, il s'aperçoit tout à coup qu'il ressemble au capitaine Dreyfus. Cependant il ne cherchera pas à se venger par la trahison, comme Dreyfus. Il reçoit ses papiers militaires et ne voit pas d'autre issue pour lui que de déserter.

Cette confession créa la discorde parmi les juifs français. Les sionistes conseillèrent à Jacob X d'émigrer en Israël. Là-bas il pourrait légitimement prétendre au bâton de maréchal. Les juifs honteux et assimilés prétendirent que Jacob X était un agent provocateur au service des néo-nazis. La gauche défendit le jeune déserteur avec passion. L'article de Sartre : « Saint Jacob X comédien et martyr » déclencha l'offensive. On se souvient du passage le plus pertinent : « Désormais, il se voudra juif, mais juif dans l'abjection. Sous les regards sévères de Gallieni, de Joffre, de Foch, dont les portraits se trouvent au mur du salon, il se comportera comme un vulgaire déserteur, lui qui ne cesse de vénérer, depuis son enfance, l'armée française, la casquette du père Bugeaud et les francisques de Pétain. Bref, il éprouvera la honte délicieuse de se sentir l'Autre, c'est-à-dire le Mal. »

Plusieurs manifestes circulèrent, qui réclamaient le retour triomphal de Jacob X. Un meeting eut lieu à la Mutualité. Sartre supplia Jacob X de renoncer à l'anonymat, mais le silence obstiné du déserteur découragea les meilleures volontés.


Nous prenons nos repas aux Bergues. L'après-midi, Des Essarts travaille à un livre sur le cinéma russe d'avant la Révolution. Quant à moi, je traduis les poètes alexandrins. Nous avons choisi le bar de l'hôtel pour nous livrer à ces menus travaux. Un homme chauve aux yeux de braise vient s'asseoir régulièrement à la table voisine de la nôtre. Un après-midi, il nous adresse la parole en nous regardant fixement. Tout à coup, il sort de sa poche un vieux passeport et nous le tend. Je lis avec stupéfaction le nom de Maurice Sachs. L'alcool le rend volubile. Il nous raconte ses mésaventures depuis 1945, date de sa prétendue disparition. Il a été successivement agent de la Gestapo, G.I., marchand de bestiaux en Bavière, courtier à Anvers, tenancier de bordel à Barcelone, clown dans un cirque de Milan sous le sobriquet de Lola Montès. Enfin il s'est fixé à Genève où il tient une petite librairie. Nous buvons jusqu'à trois heures du matin pour fêter cette rencontre. A partir de ce jour, nous ne quittons plus Maurice d'une semelle et lui promettons solennellement de garder le secret de sa survie.


Nous passons nos journées assis derrière les piles de livres de son arrière-boutique et l'écoutons ressusciter, pour nous, 1925. Maurice évoque, d'une voix éraillée par l'alcool, Gide, Cocteau, Coco Chanel. L'adolescent des années folles n'est plus qu'un gros monsieur, gesticulant au souvenir des Hispano-Suiza et du Bœuf sur le Toit.

– Depuis 1945 je me survis, nous confie-t-il. J'aurais dû mourir au bon moment, comme Drieu la Rochelle. Seulement voilà : je suis juif, j'ai l'endurance des rats.

Je prends note de cette réflexion et, le lendemain, j'apporte à Maurice mon Drieu et Sachs, où mènent les mauvais chemins. Je montre dans cette étude comment deux jeunes gens de 1925 s'étaient perdus à cause de leur manque de caractère : Drieu, grand jeune homme de Sciences-Po, petit bourgeois français fasciné par les voitures décapotables, les cravates anglaises, les jeunes Américaines, et se faisant passer pour un héros de 14-18 ; Sachs, jeune juif charmant et de mœurs douteuses, produit d'une après-guerre faisandée. Vers 1940, la tragédie s'abat sur l'Europe. Comment vont réagir nos deux muscadins ? Drieu se souvient qu'il est né dans le Cotentin et entonne, quatre ans de suite, le Horst-Wessel Lied, d'une voix de fausset. Pour Sachs, Paris occupé est un éden où il va se perdre frénétiquement. Ce Paris-là lui fournit des sensations plus vives que le Paris de 1925. On peut y faire du trafic d'or, louer des appartements dont on revend ensuite le mobilier, échanger dix kilos de beurre contre un saphir, convertir le saphir en ferraille, etc. La nuit et le brouillard évitent de rendre des comptes. Mais, surtout, quel bonheur d'acheter sa vie au marché noir, de dérober chacun des battements de son cœur, de se sentir l'objet d'une chasse à courre ! On imagine mal Sachs dans la Résistance, luttant avec de petits fonctionnaires français pour le rétablissement de la morale, de la légalité et du plein jour. Vers 1943, quand il sent que la meute et les ratières le menacent, il s'inscrit comme travailleur volontaire en Allemagne et devient, par la suite, membre actif de la Gestapo. Je ne veux pas mécontenter Maurice : je le fais mourir en 1945 et passe sous silence ses diverses réincarnations de 1945 à nos jours. Je conclus ainsi : « Qui aurait pu penser que ce charmant jeune homme 1925 se ferait dévorer, vingt ans après, par des chiens, dans une plaine de Poméranie ? »


Après avoir lu mon étude, Maurice me dit :

– C'est très joli, Schlemilovitch, ce parallèle entre Drieu et moi, mais enfin je préférerais un parallèle entre Drieu et Brasillach. Vous savez je n'étais qu'un farceur à côté de ces deux-là. Écrivez donc quelque chose pour demain matin, et je vous dirai ce que j'en pense.

Maurice est ravi de conseiller un jeune homme. Il se rappelle sans doute les premières visites qu'il rendait, le cœur battant, à Gide et à Cocteau. Mon Drieu et Brasillach lui plaît beaucoup. J'ai tenté de répondre à la question suivante : pour quels motifs Drieu et Brasillach avaient-ils collaboré ?

La première partie de cette étude s'intitule : « Pierre Drieu la Rochelle ou le couple éternel du S.S. et de la juive. » Un thème revenait souvent dans les romans de Drieu : le thème de la juive. Gilles Drieu, ce fier Viking, n'hésitait pas à maquereauter les juives, une certaine Myriam par exemple. On peut aussi expliquer son attirance pour les juives de la façon suivante : depuis Walter Scott, il est bien entendu que les juives sont de gentilles courtisanes qui se plient à tous les caprices de leurs seigneurs et maîtres aryens. Auprès des juives, Drieu se donnait l'illusion d'être un croisé, un chevalier teutonique. Jusque-là mon analyse n'avait rien d'original, les commentateurs de Drieu insistant tous sur le thème de la juive chez cet écrivain. Mais le Drieu collaborateur ? Je l'explique aisément : Drieu était fasciné par la virilité dorique. En juin 1940, les vrais Aryens, les vrais guerriers, déferlent sur Paris : Drieu quitte avec précipitation le costume de Viking qu'il avait loué pour brutaliser les jeunes filles juives de Passy. Il retrouve sa vraie nature : sous le regard bleu métallique des S.S., il mollit, il fond, il se sent soudain des langueurs orientales. Bientôt il se pâme dans les bras des vainqueurs. Après leur défaite, il s'immole. Une telle passivité, un tel goût pour le Nirvâna étonnent chez ce Normand.


La deuxième partie de mon étude s'intitule : « Robert Brasillach ou la demoiselle de Nuremberg ». « Nous avons été quelques-uns à coucher avec l'Allemagne, avouait-il, et le souvenir nous en restera doux. » Sa spontanéité rappelle celle des jeunes Viennoises pendant l'Anschluss. Les soldats allemands défilaient sur le Ring et elles avaient revêtu, pour leur jeter des roses, de très coquets dirndles. Ensuite, elles se promenaient au Prater avec ces anges blonds. Et puis venait le crépuscule enchanté du Stadtpark où l'on embrassait un jeune S.S. Totenkopf en lui murmurant des lieds de Schubert. Mon Dieu, que la jeunesse était belle de l'autre côté du Rhin !... Comment ne pouvait-on pas tomber amoureux du jeune hitlérien Quex ? A Nuremberg, Brasillach n'en croyait pas ses yeux : muscles ambrés, regards clairs, lèvres frémissantes des Hitlerjugend et leurs verges qu'on devinait tendues dans la nuit embrasée, une nuit aussi pure que celle que l'on voit tomber sur Tolède du haut des Cigarrales... J'ai connu Robert Brasillach à l'École normale supérieure. Il m'appelait affectueusement « son bon Moïse » ou « son bon juif ». Nous découvrions ensemble le Paris de Pierre Corneille et de René Clair, semé de bistrots sympathiques où nous buvions des petits blancs. Robert me parlait avec malice de notre bon maître André Bellessort et nous échafaudions quelques canulars savoureux. L'après-midi, nous « tapirisions » de jeunes cancres juifs, bêtes et prétentieux. Le soir, nous allions au cinématographe ou bien nous dégustions avec nos amis archicubes de plantureuses brandades de morue. Et nous buvions vers minuit ces orangeades glacées dont Robert était friand parce qu'elles lui rappelaient l'Espagne. Tout cela, c'était notre jeunesse, le matin profond que nous ne retrouverons jamais plus. Robert commença une brillante carrière de journaliste. Je me souviens d'un article qu'il écrivit sur Julien Benda. Nous nous promenions parc Montsouris, et notre Grand Meaulnes dénonçait à voix virile l'intellectualisme de Benda, son obscénité juive, sa sénilité de talmudiste. « Pardonnez-moi, me dit-il tout à coup. Je vous ai blessé sans doute. J'avais oublié que vous êtes israélite. » Je rougis jusqu'au bout des ongles. « Non, Robert, je suis un goye d'honneur ! Ignorez-vous qu'un Jean Lévy, un Pierre-Marius Zadoc, un Raoul-Charles Leman, un Marc Boasson, un René Riquier, un Louis Latzarus, un René Gross, tous juifs comme moi, furent de chauds partisans de Maurras ? Eh bien moi, Robert, je veux travailler à Je suis partout ! Introduisez-moi chez vos amis, je vous en supplie ! Je tiendrai la rubrique antisémite à la place de Lucien Rebatet ! Imaginez un peu le scandale : Schlemilovitch traitant Blum de youpin ! » Robert fut enchanté par cette perspective. Bientôt je sympathisai avec P.-A. Cousteau, « Bordelais brun et viril », le caporal Ralph Soupault, Robert Andriveau, « fasciste endurci et ténor sentimental de nos banquets », le Toulousain jovial Alain Laubreaux, enfin le chasseur alpin Lucien Rebatet (« C'est un homme, il tient la plume comme il tiendra un fusil, le jour venu »). Je donnai tout de suite à ce paysan dauphinois quelques idées propres à meubler sa rubrique antisémite. Par la suite Rebatet ne cessa de me demander des conseils. J'ai toujours pensé que les goyes chaussent de trop gros sabots pour comprendre les juifs. Leur antisémitisme même est maladroit.

Nous nous servions de l'imprimerie de L'Action française. Je sautais sur les genoux de Maurras et caressais la barbe de Pujo. Maxime Real del Sarte n'était pas mal non plus. Les délicieux vieillards !

Juin 1940. Je quitte la petite bande de Je suis partout en regrettant nos rendez-vous place Denfert-Rochereau. Je me suis lassé du journalisme et caresse des ambitions politiques. J'ai pris la résolution d'être un juif collaborateur. Je me lance d'abord dans la collaboration mondaine : je participe aux thés de la Propaganda-Staffel, aux dîners de Jean Luchaire, aux soupers de la rue Lauriston, et cultive soigneusement l'amitié de Brinon. J'évite Céline et Drieu la Rochelle, trop enjuivés pour mon goût. Je deviens bientôt indispensable ; je suis le seul juif, le bon juif de la Collabo. Luchaire me fait connaître Abetz. Nous convenons d'un rendez-vous. Je lui pose mes conditions ; je veux 1° remplacer au commissariat des Questions juives Darquier de Pellepoix, cet ignoble petit Français ; 2° jouir d'une entière liberté d'action. Il me semble absurde de supprimer 500000 juifs français. Abetz paraît vivement intéressé, mais ne donne pas suite à mes propositions. Je demeure pourtant en excellents termes avec lui et Stülpnagel. Ils me conseillent de m'adresser à Doriot ou à Déat. Doriot ne me plaît pas beaucoup à cause de son passé communiste et de ses bretelles. Je flaire en Déat l'instituteur radical-socialiste. Un nouveau venu m'impressionne par son béret. Je veux parler de Jo Darnand. Chaque antisémite a son « bon juif » : Jo Darnand est mon bon Français d'image d'Épinal « avec sa face de guerrier qui interroge la plaine ». Je deviens son bras droit et noue à la milice de solides amitiés : ces garçons bleu marine ont du bon, croyez-moi.

L'été 1944, après diverses opérations menées dans le Vercors, nous nous réfugions à Sigmaringen avec nos francs-gardes. En décembre, lors de l'offensive von Rundstedt, je me fais abattre par un G.I. nommé Lévy qui me ressemble comme un frère.


J'ai découvert dans la librairie de Maurice tous les numéros de La Gerbe, du Pilori, de Je suis partout et quelques brochures pétainistes consacrées à la formation des « chefs ». Exception faite de la littérature pro-allemande, Maurice possède au complet les œuvres d'écrivains oubliés. Pendant que je lis les antisémites Montandon et Marques-Rivière, Des Essarts s'absorbe dans les romans d'Édouard Rod, de Marcel Prévost, d'Estaunié, de Boylesve, d'Abel Hermant. Il rédige un petit essai : Qu'est-ce que la littérature ? qu'il dédie à Jean-Paul Sartre. Des Essarts a une vocation d'antiquaire, il propose de remettre à l'honneur les romanciers des années 1880, qu'il vient de découvrir. Il se ferait, tout aussi bien, le défenseur du style Louis-Philippe ou Napoléon III. Le dernier chapitre de son essai s'intitule « Mode d'emploi de certains auteurs » et s'adresse aux jeunes gens avides de se cultiver : « Édouard Estaunié, écrit-il, doit se lire dans une maison de campagne vers cinq heures de l'après-midi, un verre d'armagnac à la main. Le lecteur portera un complet strict de chez O'Rosen ou Creed, une cravate club et une pochette de soie noire. Pour René Boylesve, je conseillerai de le lire l'été, à Cannes ou à Monte-Carlo, vers huit heures du soir, en costume d'alpaga. Les romans d'Abel Hermant exigent du doigté : on les lira à bord d'un yacht panaméen, en fumant des cigarettes mentholées... »

Maurice, lui, poursuit la rédaction du troisième volume de ses Mémoires : Le Revenant, après Le Sabbat et La Chasse à courre.

Pour ma part, j'ai décidé d'être le plus grand écrivain juif français après Montaigne, Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline.


J'étais un vrai jeune homme, avec des colères et des passions. Aujourd'hui, une telle naïveté me fait sourire. Je croyais que l'avenir de la littérature juive reposait sur mes épaules. Je jetais un regard en arrière et dénonçais les faux jetons : le capitaine Dreyfus, Maurois, Daniel Halévy. Proust me semblait trop assimilé à cause de son enfance provinciale, Edmond Fleg trop gentil, Benda trop abstrait : Pourquoi jouer les purs esprits, Benda ? Les archanges de la géométrie ? Les grands désincarnés ? Les juifs invisibles ?


Il y avait de beaux vers chez Spire :


O chaleur, ô tristesse, ô violence, ô folie,

Invincibles génies à qui je suis voué,

Que serais-je sans vous ? Venez donc me défendre

Contre la raison sèche de cette terre heureuse...

Et encore :


Tu voudrais chanter la force, l'audace,

Tu n'aimeras que les rêveurs désarmés contre la vie

Tu tenteras d'écouter les chants joyeux des paysans,

Les marches brutales des soldats, les rondes gracieuses des fillettes

Tu n'auras l'oreille habile que pour les pleurs...

Vers l'est on rencontrait de plus fortes personnalités : Henri Heine, Franz Kafka... J'aimais le poème de Heine intitulé Doña Clara : en Espagne, la fille du grand inquisiteur tombe amoureuse d'un beau chevalier qui ressemble à saint Georges. « Vous n'avez rien de commun, avec les mécréants juifs », lui dit-elle. Le beau chevalier lui révèle alors son identité :


Ich, Señora, eur Geliebter,

Bin der Sohn des vielbelobten

Grossen, schriftgelehrten Rabbi

Israel von Saragossa1.

On a fait beaucoup de bruit autour de Franz Kafka, le frère aîné de Char lie Chaplin. Quelques cuistres aryens ont chaussé leurs sabots pour piétiner son œuvre : ils ont promu Kafka professeur de philosophie. Ils le confrontent au Prussien Emmanuel Kant, à Sœren Kierkegaard, le Danois inspiré, au Méridional Albert Camus, à J.-P. Sartre, polygraphe, mi-alsacien, mi-périgourdin. Je me demande comment Kafka, si fragile et si timide, résiste à cette jacquerie.


Des Essarts, depuis qu'il s'était fait naturaliser juif, avait épousé notre cause sans réserve. Maurice, lui, s'inquiétait de mon racisme exacerbé.

– Vous rabâchez de vieilles histoires, me disait-il. Nous ne sommes plus en 1942, mon vieux ! Sinon je vous aurais vivement conseillé de suivre mon exemple et d'entrer dans la Gestapo, pour vous changer les idées ! On oublie très vite ses origines, vous savez ! Un peu de souplesse. On peut changer de peau à loisir ! De couleur ! Vive le caméléon ! Tenez, je me fais chinois sur l'heure ! apache ! norvégien ! patagon ! Il suffit d'un tour de passe-passe ! Abracadabra !

Je ne l'écoute pas. Je viens de faire la connaissance de Tania Arcisewska, une juive polonaise. Cette jeune femme se détruit lentement, sans convulsions, sans cris, comme si la chose allait de soi. Elle utilise une seringue de Pravaz pour se piquer au bras gauche.

– Tania exerce une influence néfaste sur vous, me dit Maurice. Choisissez plutôt une gentille petite Aryenne, qui vous chantera des berceuses du terroir.


Tania me chante la Prière pour les morts d'Auschwitz. Elle me réveille en pleine nuit et me montre le numéro matricule indélébile qu'elle porte à l'épaule :

– Regardez ce qu'ils m'ont fait, Raphaël, regardez !

Elle titube jusqu'à la fenêtre. Sur les quais du Rhône, des bataillons noirs défilent et se groupent devant l'hôtel avec une admirable discipline.

– Regardez bien tous ces S.S., Raphaël ! Il y a trois policiers en manteau de cuir, là, à gauche ! La Gestapo, Raphaël ! Ils se dirigent vers la porte de l'hôtel ! Ils nous cherchent ! Ils vont nous reconduire au bercail !

Je m'empresse de la rassurer. J'ai des amis haut placés. Je ne me contente pas des petits farceurs de la Collabo parisienne. Je tutoie Goering ; Hess, Goebbels et Heydrich me trouvent fort sympathique. Avec moi, elle ne risque rien. Les policiers ne toucheront pas à un seul de ses cheveux. S'ils s'obstinent, je leur montrerai mes décorations : je suis le seul juif qui ait reçu des mains d'Hitler la Croix pour le Mérite.


Un matin, profitant de mon absence, Tania se tranche les veines. Pourtant, je cache avec soin mes lames de rasoir. J'éprouve en effet un curieux vertige quand mon regard rencontre ces petits objets métalliques : j'ai envie de les avaler.

Le lendemain, un inspecteur venu spécialement de Paris m'interroge. L'inspecteur La Clayette, si je ne me trompe. La dénommée Tania Arcisewska, me dit-il, était recherchée par la police française. Trafic et usage de stupéfiants. Il faut s'attendre à tout avec ces étrangers. Ces juifs. Ces délinquants Mittel-Europa. Enfin, elle est morte, et c'est tant mieux.

Le zèle de l'inspecteur La Clayette et le vif intérêt qu'il porte à mon amie m'étonnent : un ancien gestapiste, sans doute.


J'ai gardé en souvenir de Tania sa collection de marionnettes : les personnages de la commedia dell'arte, Karagheuz, Pinocchio, Guignol, le Juif errant, la Somnambule. Elle les avait disposés autour d'elle avant de se tuer. Je crois qu'ils furent ses seuls compagnons. De toutes ces marionnettes, je préfère la Somnambule, avec ses bras tendus en avant et ses paupières closes. Tania, perdue dans un cauchemar de barbelés et de miradors, lui ressemblait.


Maurice nous faussa compagnie à son tour. Depuis longtemps, il rêvait de l'Orient. Je l'imagine prenant sa retraite à Macao ou à Hong kong. Peut-être renouvelle-t-il son expérience du S.T.O. dans un kibboutz. Cette hypothèse me paraît la plus vraisemblable.

Pendant une semaine, nous sommes très désemparés, Des Essarts et moi. Nous n'avons plus la force de nous intéresser aux choses de l'esprit et nous considérons l'avenir avec crainte : il ne nous reste que soixante francs suisses. Mais le grand-père de Des Essarts et mon oncle vénézuélien Vidal meurent le même jour. Des Essarts hérite d'un titre de duc et pair, je me contente d'une fortune colossale en bolivars. Le testament de mon oncle Vidal m'étonne : il suffit sans doute de sauter à cinq ans sur les genoux d'un vieux monsieur pour qu'il vous institue son légataire universel.

Nous décidons de regagner la France. Je rassure Des Essarts : la police française recherche un duc et pair déserteur, mais pas le dénommé Jean-François Lévy, citoyen de Genève. Après avoir franchi la frontière, nous faisons sauter la banque du casino d'Aix-les-Bains. Je donne ma première conférence de presse à l'hôtel Splendid. On me demande ce que je compte faire de mes bolivars : Entretenir un harem ? Édifier des palais de marbre rose ? Protéger les arts et les lettres ? M'occuper d'œuvres philanthropiques ? Suis-je romantique, cynique ? Deviendrai-je le playboy de l'année ? Remplacerai-je Rubirosa ? Farouk ? Ali Khan ?

Je jouerai à ma façon le rôle du jeune milliardaire. Certes, j'ai lu Larbaud et Scott Fitzgerald, mais je ne pasticherai pas les tourments spirituels d'A.W. Olson Barnabooth ni le romantisme enfantin de Gatsby. Je veux qu'on m'aime pour mon argent.

Je m'aperçois, avec épouvante, que je suis tuberculeux. Il faut que je cache cette maladie intempestive qui me vaudrait un regain de popularité dans toutes les chaumières d'Europe. Les petites Aryennes se découvriraient une vocation de sainte Blandine en face d'un jeune homme riche, désespéré, beau et tuberculeux. Pour décourager les bonnes volontés, je répète aux journalistes que je suis JUIF. Par conséquent, seuls l'argent et la luxure m'intéressent. On me trouve très photogénique : je me livrerai à d'ignobles grimaces, j'utiliserai des masques d'orang-outang et je me propose d'être l'archétype du juif que les Aryens venaient observer, vers 1941, à l'exposition zoologique du palais Berlitz. Je réveille des souvenirs chez Rabatête et Bardamu. Leurs articles injurieux me récompensent de mes peines. Malheureusement, on ne lit plus ces deux auteurs. Les revues mondaines et la presse du cœur s'obstinent à me décerner des louanges : je suis un jeune héritier charmant et original. Juif ? Comme Jésus-Christ et Albert Einstein. Et après ? En désespoir de cause j'achète un yacht, Le Sanhédrin, que je transforme en bordel de luxe. Je l'ancre à Monte-Carlo, Cannes, La Baule, Deauville. Trois haut-parleurs fixés sur chaque mât diffusent les textes du docteur Bardamu et de Rabatête, mes public-relations préférés : oui, je dirige le complot juif mondial à coups de partouzes et de millions. Oui, la guerre de 1939 a été déclarée par ma faute. Oui, je suis une sorte de Barbe-Bleue, un anthropophage qui dévore les petites Aryennes après les avoir violées. Oui, je rêve de ruiner toute la paysannerie française et d'enjuiver le Cantal.

Bientôt je me lasse de ces gesticulations. Je me retire en compagnie du fidèle Des Essarts à l'hôtel Trianon de Versailles pour y lire Saint-Simon. Ma mère s'inquiète de ma mauvaise mine. Je lui promets d'écrire une tragicomédie où elle tiendra le rôle principal. Ensuite, la tuberculose me consumera gentiment. Ou alors je pourrais me suicider. Réflexion faite, je décide de ne pas finir en beauté. Ils me compareraient à l'Aiglon ou à Werther.


Ce soir-là, Des Essarts voulut m'entraîner dans un bal masqué.

– Surtout ne vous costumez pas en Shylock ou en juif Süss, comme à votre habitude. J'ai loué pour vous un superbe habit de seigneur Henri III, et pour moi un uniforme de spahi.

Je refusai son invitation, prétextant qu'il me fallait achever ma pièce au plus vite. Il me quitta avec un sourire triste. Quand la voiture eut franchi le portail de l'hôtel, j'éprouvai un vague remords. Un peu plus tard, mon ami se tuait sur l'autoroute de l'Ouest. Un accident incompréhensible. Il portait son uniforme de spahi. Il n'était pas défiguré.


J'achevai bientôt ma pièce. Tragi-comédie. Tissu d'invectives contre les goyes. J'étais persuadé qu'elle indisposerait le public parisien ; on ne me pardonnerait pas d'avoir mis en scène mes névroses et mon racisme d'une manière aussi provocante. Je comptais beaucoup sur le morceau de bravoure final : dans une chambre aux murs blancs, le père et le fils s'affrontent : le fils porte un uniforme rapiécé de S.S. et un vieil imperméable de la Gestapo, le père une calotte, des guiches et une barbe de rabbin. Ils parodient un interrogatoire, le fils jouant le rôle du bourreau, le père le rôle de la victime. La mère fait irruption et se dirige vers eux les bras tendus, les yeux hallucinés. Elle hurle la ballade de la Putain juive Marie Sanders. Le fils serre son père à la gorge en entonnant le Horst-Wessel Lied, mais il ne parvient pas à couvrir la voix de sa mère. Le père, à moitié étouffé, gémit le Kol Nidre, la prière du Grand Pardon. La porte du fond s'ouvre brusquement : quatre infirmiers encerclent les protagonistes et les maîtrisent à grand-peine. Le rideau tombe. Personne n'applaudit. On me dévisage avec des yeux méfiants. On s'attendait à plus de gentillesse de la part d'un juif. Je suis vraiment ingrat. Un vrai mufle. Je leur ai volé leur langue claire et distincte pour la transformer en borborygmes hystériques.

Ils espéraient un nouveau Marcel Proust, un youtre dégrossi au contact de leur culture, une musique douce, mais ils ont été assourdis par des tam-tams menaçants. Maintenant ils savent à quoi s'en tenir sur mon compte. Je peux mourir tranquille.


Les critiques du lendemain me causèrent une très grande déception. Elles étaient condescendantes. Je dus me rendre à l'évidence. Je ne rencontrais aucune hostilité autour de moi, sauf chez quelques dames patronnesses et de vieux messieurs qui ressemblaient au colonel de La Rocque. La presse se penchait de plus belle sur mes états d'âme. Tous ces Français avaient une affection démesurée pour les putains qui écrivent leurs mémoires, les poètes pédérastes, les maquereaux arabes, les nègres camés et les juifs provocateurs. Décidément il n'y avait plus de morale. Le juif était une marchandise prisée, on nous respectait trop. Je pouvais entrer à Saint-Cyr et devenir le maréchal Schlemilovitch : l'affaire Dreyfus ne recommencera pas.


Après cet échec, il ne me restait plus qu'à disparaître comme Maurice Sachs. Quitter Paris définitivement. Je léguai une partie de ma fortune à ma mère. Je me souvins que j'avais un père en Amérique. Je le priai de me rendre visite s'il voulait hériter de trois cent cinquante mille dollars. La réponse ne se fit pas attendre : il me fixa un rendez-vous à Paris, hôtel Continental. Je voulus soigner ma tuberculose. Devenir un jeune homme sage et circonspect. Un vrai petit Aryen. Seulement je n'aimais pas le sanatorium. J'ai préféré voyager. Mon âme de métèque réclamait de beaux dépaysements.

Il me sembla que la province française me les dispenserait mieux que le Mexique ou les îles de la Sonde. Je reniai donc mon passé cosmopolite. J'avais hâte de connaître le terroir, les lampes à pétrole, la chanson des bocages et des forêts.

Et puis j'ai pensé à ma mère qui faisait souvent des tournées en province. Les tournées Carinthy, théâtre de boulevard garanti. Comme elle parlait le français avec un accent balkanique, elle jouait les rôles de princesses russes, de comtesses polonaises et d'amazones hongroises. Princesse Berezovo à Aurillac. Comtesse Tomazoff à Béziers. Baronne Gevatchaldy à Saint-Brieuc. Les tournées Carinthy parcourent toute la France.


1 « Moi, votre amant, Señora, je suis le fils du docte et glorieux Don Isaac Ben Israël, grand rabbin de la synagogue de Saragosse. »

Загрузка...