4. LA PORTE DES MONDES

J’étais plutôt content que la chaudière ait attendu le moment où Quéquex conduisait pour exploser.

Ça se produisit le deuxième jour de notre voyage. La veille, nous avions parcouru environ cent kilomètres à travers une plaine boueuse, vibrante de chaleur, passant d’une zone de jungle marécageuse à une autre complètement dénudée. Nous n’avions pas eu d’ennuis mécaniques, seulement des moments d’anxiété, quand la chaudière se mettait à suffoquer et hoqueter comme un éléphant asthmatique.

Notre gîte pour la nuit fut une petite auberge de campagne et là je vis Quéquex exploiter ses dons de sorcier. On nous avait donné une chambre grouillante d’insectes horribles. Vous n’avez jamais vu d’insectes si vous n’avez pas vu ceux du Mexique. Ceux-ci avaient au moins deux centimètres de long, et des pattes si charnues qu’on y distinguait nettement le renflement des cuisses. Quéquex sortit de ses bagages une petite chandelle verte qu’il alluma en murmurant des incantations. Magie brûlante, bougie brûlée, je ne sais ce qui incommoda le plus les insectes, mais ils ne tardèrent pas à disparaître et notre sommeil fut tranquille.

Le jour suivant, cependant, aucun sortilège ne put sauver notre véhicule.

Le matin, nous lui avions fourni une bonne ration de charbon avant de reprendre la route, tout de suite après le petit déjeuner.

Dès le départ, ce jour-là, le comportement de la chaudière nous donna des inquiétudes ; elle gloussait, elle haletait, le moteur marchait par à-coups, et chaque fois qu’il reprenait son souffle toute la carrosserie était agitée de violents soubresauts.

Quéquex fut au poste de commande durant la première étape. Au bout d’une heure il me passa le levier.

Je conduisis pendant une heure.

Il conduisit pendant une heure et demie.

À l’heure du déjeuner il s’arrêta dans une région de collines sablonneuses et nous prîmes notre repas : les mets habituels, toujours aussi épicés et accompagnés d’une boisson légèrement alcoolisée.

Après déjeuner je conduisis pendant une heure un quart.

Il conduisit pendant une heure.

Nouvel arrêt à l’ombre d’un arbre pour laisser le moteur refroidir. Nouveau départ.

Je conduisais. Il conduisait. La nuit commença à tomber. Le moteur commença à faiblir.

Il fit entendre une série de toussotements aigres. Je regardai derrière moi et vis une fumée bleuâtre sortir de la cheminée. J’en avertis Quéquex, il regarda à son tour et grommela entre ses dents quelque chose que je ne compris pas. Après encore deux ou trois kilomètres, le moteur hulula soudain, la chaudière rugit sauvagement. Quéquex freina avec violence en criant : « Sauve qui peut ! »

Il empoigna ses bagages ; j’empoignai les miens. Puis ce fut une fuite éperdue. Comme je l’ai déjà signalé, Quéquex était du genre corpulent et il ébranlait le sol dans sa course mais il courait ce jour-là comme il n’avait probablement jamais couru. Il y eut même un moment où il allait plus vite que moi.

Le bruit d’une violente explosion retentit derrière nous. Un instant plus tard je sentis des gouttes brûlantes sur ma peau ; l’eau de la chaudière retombait en une averse serrée. Je courais. Quéquex courait. Enfin il se jeta sur le sol en gémissant, la tête cachée dans ses bras repliés.

Mais c’était fini, nous n’avions plus rien à craindre. Jetant un regard en arrière je vis un tas de ferrailles tordues, tout ce qui restait de notre automobile. Une bien triste fin pour la grosse bête hargneuse et toussotante que j’avais prise en amitié depuis que je savais la conduire.

« Ce sont des choses qui arrivent, dit Quéquex. La voiture sans chevaux n’en est encore qu’à ses débuts. »

« On ne voit pas la moindre habitation. Qu’allons-nous faire, à présent ? »

« Marcher. Acheter des chevaux lorsque nous en trouverons. Et continuer notre route. »

« Et la voiture ? »

« Nous la laissons ici. Je suis un dignitaire à la cour de Moctezuma. Je réglerai l’affaire sans difficulté. En offrant une petite indemnité, peut-être… »

Il se remit sur ses pieds et nous partîmes. Pour un vieux bonhomme alourdi par l’embonpoint, il avait des jambes singulièrement agiles. Pas une fois il ne se plaignit tout au long des huit ou dix kilomètres qu’il nous fallut parcourir, dans l’obscurité grandissante, avant d’atteindre un village. Sous sa graisse et sa faconde, Quéquex dissimulait une énergie surprenante.

Le soir même nous achetions des chevaux. Je ne vis pas l’argent changer de mains et pourtant les paysans s’empressèrent de nous fournir une jument au dos solide – assez pour porter Quéquex – et un fringant petit poney. À minuit nous étions toujours sur la route. Je n’étais pas habitué à la selle aztèque, si étriquée qu’on se demande à quoi elle sert, mais mon poulain d’ébène était vif et agile et j’avais plaisir à le monter. Quant à dire s’il aimait m’avoir sur son dos, c’est un point que je ne cherchai pas à éclaircir. Je doute que la jument aie ait été très satisfaite de véhiculer l’énorme Quéquex mais elle ne se plaignait pas, ou du moins pas en un langage clair, et nous avancions à une allure tout à fait satisfaisante. Comme il n’y avait en vue aucune auberge, Quéquex suggéra une nuit de bivouac. Il devait pourtant se trouver quelque hôtellerie dans les parages, car les Aztèques ont adopté la coutume Inca de disposer des relais le long de grandes routes royales. Nous avions dû passer devant l’un d’eux sans le remarquer. Quand nous fûmes installés dans l’herbe haute, épaisse et fraîche, Quéquex sortit de son sac quelques biscuits de farine de maïs qu’il avait mis de côté pour le dîner. Je les grignotai de bon cœur.

« Huitzilopochtli ! s’exclama Quéquex en se donnant une grande claque sur la cuisse. Jamais, depuis que nos ancêtres ont quitté les Sept Cavernes, on n’aura vu un homme aussi fatigué que je le suis en ce moment. »

Moi aussi j’étais fatigué. Mais ni lui ni moi n’avions envie de dormir. L’air était chaud. La lune énorme et brillante semblait un cercle de cuivre cloué sur le ciel. Assis jambes croisées dans l’herbe, nous bavardions.

Quéquex parlait de Tenochtitlan, cette ville merveilleuse, et des nobles Aztèques qui s’y pressaient. Je détectais dans sa voix une note d’ironie quand il évoquait les princes, certes ils étaient grands et bien faits, mais pour Quéquex des membres déliés n’étaient rien sans un esprit subtil et il laissait entendre que les nobles ne se distinguaient guère par leur intelligence. Du roi Moctezuma, cependant, Quéquex ne me dit que du bien. Le roi, assurait-il était un monarque ambitieux, dynamique et perspicace, qui ferait du Mexique la plus grande nation de notre planète.

« Mais bien sûr, ajouta-t-il, nous ne savons jamais avec certitude ce qui nous attend de l’autre côté de la Porte des Mondes. Qui peut prétendre ce que sera l’avenir ? »

Je demandai : « La Porte des Mondes ? »

« Tu ne sais pas ce que c’est ? »

Non, je ne savais pas.

Quéquex sourit et leva vers la lune son visage rond qui prit l’air entendu du sage de profession. « La Porte des Mondes, dit-il d’une voix solennelle, est la porte au-delà de laquelle se tiennent en réserve tous nos avenirs. À tout instant, pour chacun de nous, divers avenirs sont en attente. Et à chaque avenir possible correspond un monde possible, derrière la Porte. »

Un peu interdit, je soupirai : « Plus vous m’expliquez et moins je comprends. »

Quéquex arracha une douzaine de brins d’herbe, il en posa un devant lui et fit rayonner les autres à partir de ce brin initial qu’il désigna du doigt en déclarant : « Voici la Porte des Mondes. » Indiquant les brins d’herbe qui s’en écartaient sous des angles variés il continua : « Et au-delà de la Porte, voilà les mondes possibles. »

« Mais… »

« Silence. Écoute ! Chaque fois qu’un homme prend une décision il crée des mondes nouveaux au-delà de la Porte, l’un dans lequel il fait une chose, l’autre dans lequel il en fait une autre. Le paysan laboure son champ et s’arrête pour écraser d’une tape une mouche qui l’importune. Dans un monde il l’écrase, dans un autre il ne prend pas la peine de s’arrêter pour si peu au milieu de son sillon. Cela ne fait guère de différence. Mais suppose que le paysan, en s’arrêtant pour écraser la mouche, échappe ainsi aux griffes d’un jaguar tapi à la lisière du champ. Dans un monde, le paysan chasse la mouche. Dans un autre, il continue son chemin et il est mangé. Sauf pour la famille du paysan, la différence cette fois encore est négligeable. Qu’il vive ou meure, le monde n’en sera pas bouleversé. À moins, toutefois que le destin d’un de ses descendants soit d’aller à Tenochtitlan pour assassiner le roi. Si le paysan meurt, ce lointain descendant ne verra pas le jour : le roi continue de régner ; tout est différent de ce qui serait si le paysan s’était arrêté pour écraser la mouche, donc était resté en vie et avait engendré les ancêtres de l’assassin. »

Toutes ces histoires de mondes probables me faisaient tourner la tête. Des paysans ? Des jaguars ? Des assassins ?

Quéquex ne se souciait pas de mon trouble. Il continuait à m’entraîner dans le flot tumultueux de son discours.

« La complexité du système varie suivant l’importance de l’individu. Considérons le roi Moctezuma. S’il vit, il ajoute à la grandeur du Mexique. Si, ce soir, il glisse dans sa baignoire et se noie, Axayacatl devient roi et l’avenir est différent. À chaque instant et pour chacun de nous la Porte s’ouvre sur une infinité de mondes. »

« Vous voulez dire qu’il y a un monde dans lequel la voiture a explosé et nous avec, et un monde dans lequel elle n’a pas du tout explosé, et un monde dans lequel elle n’a pas même pu démarrer ? »

« Exactement, dit Quéquex, radieux. Il y a aussi un monde dans lequel les bandits de Chalchiuhcueyecan nous ont tués tous les deux. Un monde dans lequel ton bateau s’est perdu corps et biens avant d’atteindre le Mexique. Un monde où tu n’existes pas parce que ton grand-père est mort au berceau. Un monde où je ne suis jamais né. Un monde dans lequel je suis roi du Mexique. Un monde dans lequel le Mexique a été conquis par l’Europe il y a cinq cents ans. Un monde sans hommes, habité seulement par des serpents verts aux multiples pattes. Un monde… »

Tout étourdi, je criai : « Arrêtez ! Oh, je vous en prie, arrêtez ! »

Quéquex rit. « Ça vous donne le frisson, n’est-ce pas, de mettre le nez à la Porte des Mondes ? »

Il disait vrai. Pour un instant j’avais contemplé l’infini, et ce n’était pas très agréable.

Je dis pensivement : « Mais certains de ces mondes possibles sont absolument ridicules. »

« Ridicules, peut-être. Néanmoins, possibles. Si un homme peut les imaginer, alors ils existent dans ce royaume derrière la Porte. Là existent tous les mondes possibles. Une infinité de mondes, créés à tout instant. Certains sont presque semblables. Il y a un milliard de mondes dans lesquels, au cours de ces dix dernières minutes, j’ai fait des gestes différents avec mon petit doigt, mais où tout le reste est pareil. Il y a un milliard de mondes dans lesquels j’ai arrangé d’une façon légèrement différente les mots que j’emploie pour t’expliquer ces choses mais où le reste est semblable. Il y a un milliard de mondes… »

J’eus peur de l’avoir lancé dans un autre voyage vers l’infini. J’étais encore tout étourdi. Je l’arrêtai vivement par une nouvelle question. « Comment certains de ces mondes qui sont à peine imaginables pourraient-ils exister vraiment ? Par exemple celui dans lequel l’Europe a conquis le Mexique ? »

« Tu ne vois pas comment ça pourrait arriver. »

« Mais l’Europe est bien incapable de la moindre conquête. Tout ce que nous avons pu faire, et ça nous a pris des siècles, c’est nous débarrasser des Turcs. Il nous a fallu attendre que leurs forces aient décliné dans le bien-être et la mollesse. Alors comment pourrions-nous conquérir le Mexique ? Surtout le Mexique ! »

« Ça aurait pu arriver il y a cinq cents ans. »

« Impossible, Quéquex. Il y a cinq cents ans nous étions dans une situation encore plus précaire qu’à présent. Les Turcs nous avaient conquis et… »

Quéquex sourit. « Mais cela se passait dansnotre monde. Pense à tous ces mondes, au-delà de la Porte. Essaie d’en imaginer un où vous êtes les forts et nous les faibles. »

« Pour y arriver il faut faire tant de suppositions absurdes… »

Il secoua la tête. « Réfléchis, mon jeune ami. De déduction en déduction tu trouveras le pivot, la charnière. Efforce-toi de découvrir les raisons qui, au-delà de la Porte, font diverger les mondes. Connais-tu bien ton histoire européenne ? »

« Pas trop mal. Je suis allé à l’école. »

« Que signifie pour toi l’année 1348 ? » Ma réponse fut immédiate : « La Peste Noire, bien sûr. »

« Bravo. La Peste Noire ! Le fléau qui a dévasté l’Europe, détruisant des villes entières. La Peste et ses millions de victimes, les trois quarts de la population, aussi bien en Grande-Bretagne qu’en Pologne. L’Europe transformée en un immense cimetière. Les routes désertes, les maisons vides, les cadavres pourrissant dans les rues, et partout le silence. Un silence terrible. L’Europe a reçu là un coup fatal. Sur quatre habitants, un seul survivant. »

Je m’écriai : « J’ai compris. Si la Peste Noire avait frappé les Hespérides au lieu de ravager l’Europe… »

« Doucement, veux-tu ? Doucement, doucement. Il n’est pas même nécessaire de changer les événements d’une façon aussi radicale. Disons que la peste a frappé l’Europe avec moins de sauvagerie. Les morts : non plus trois quarts mais un quart de la population. L’Europe en sort amoindrie mais elle garde quelque force. La France, l’Angleterre, l’Espagne ont encore de la vitalité. La convalescence est longue. Il faut bien cent ans pour que le nombre d’habitants redevienne ce qu’il était. Mais l’Europe de l’Ouest finit par guérir. En 1450, elle a retrouvé sa vigueur. »

« Et quand les Turcs nous envahissent… »

« Tu vois à présent comment tout s’enchaîne. Dans notre monde, les Turcs, pas plus que les Russes et les peuples d’Afrique, n’ont rien subi de semblable à la dévastation dont l’Europe de l’ouest a été la victime. C’est pourquoi les Turcs n’ont pas rencontré d’opposition lorsqu’ils se sont aventurés vers l’ouest. En 1420 ils prennent Constantinople que tu connais sous le nom d’Istanbul. En 1440 ils sont à Vienne, en 1460 à Paris, en 1490 à Londres. Et en même temps les Arabes venant d’Afrique du Nord occupent une fois de plus l’Espagne, et l’Italie par-dessus le marché. Puis les Turcs et les Arabes se querellent, et quand est dissipée la fumée des canons, les Turcs sont maîtres de toute l’Europe à l’exception de la Russie. Et les Russes ont fait la même chose dans la direction opposée, descendant de Sibérie pour s’emparer de la Chine, du Japon, puis du reste de l’Asie. »

« Ça c’est dans le monde réel. Qu’arrive-t-il dans cet autre monde où la Peste Noire n’a pas été aussi meurtrière ? »

« Nous y voilà ! Dans cet autre monde, les Turcs envahissent l’Europe mais ils sont repoussés. Ils ne vont pas plus loin que Vienne. La France, l’Angleterre, l’Espagne, peut-être même le Portugal sont libres de s’étendre. Des bateaux commencent à explorer l’océan. Quelqu’un contourne l’Afrique et arrive aux Indes, quelqu’un d’autre met le cap vers l’ouest et découvre les Hespérides. »

« Comme l’a fait Diogo Lobo, en 1585. »

« Oui, dit Quéquex, mais la découverte vient plus tôt. À peu près un siècle plus tôt. Et, en 1500, les Européens ont atteint le Nouveau Monde. »

J’essayais de saisir dans son ensemble cette vision déformée de l’Histoire : l’Europe assez puissante pour battre les Turcs et lancer des bateaux sur les mers. Je savais ce que l’Europe avait été en réalité au début du XVIe siècle : un pays morne et désolé, converti de force à l’Islam, gémissant sous l’oppression des Turcs. En 1500, Londres comptait environ six mille habitants. Comment un pays aussi misérable aurait-il pu équiper des navires qui traversent les mers ?

Quéquex continuait : « Lorsque quelques marins portugais sont arrivés au Mexique, en 1585, Moctezuma III les fit saisir et mettre à mort. C’était un homme fort et violent. Pour lui « étranger » signifiait « danger ». Imagine toutefois que les Européens soient venus soixante ans plus tôt. Moctezuma II régnait alors. Sais-tu quel genre d’homme il était ? »

« Heu… Je ne connais pas très bien l’histoire du Moyen Âge aztèque. »

« Rien d’étonnant. Comment pourrais-tu ? Eh bien, Moctezuma II était un poète, un rêveur, un mystique. Il attendait dans la crainte le retour de Quetzalcoatl, le dieu à la peau blanche qui viendrait de l’est. Si les Européens avaient débarqué durant son règne, crois-tu qu’il les aurait écorchés vifs ? Certainement pas. Il se serait incliné devant eux en les appelant des dieux. Il leur aurait donné le Mexique. »

« C’est possible. »

« Autre chose. Notre empire était tout neuf, à l’époque. Nous avions imposé notre loi aux États qui nous entouraient, nous venions de conquérir Chalco, Coyoacan, Xochimilco, et des douzaines d’autres États. Mais tous nous haïssaient ; les conquérants sont toujours détestés. Tlaxcala n’était pas même encore sous notre domination. À l’arrivée d’envahisseurs, les États vassaux se seraient soulevés et, et pour nous détruire, ils auraient fait alliance avec les Européens. Au Pérou, tout se serait passé de la même façon. Les Incas, eux aussi, étaient, de nouveaux maîtres. Si les Européens avaient, en 1515, attaqué leur empire, il se serait effondré. À la fin du siècle, c’était trop tard. Les Aztèques et les Incas, au pouvoir bien établi désormais, ne craignaient plus rien de l’Europe. »

Je me pris à rêver. « À quoi ressemblerait le monde si l’Angleterre ou l’Espagne, ou encore le Portugal avaient, en 1515, conquis les Hespérides ? »

Quéquex sourit. « Les Blancs seraient les maîtres du Nouveau Monde. Nous en serions les esclaves. La croix du Christ s’élèverait partout, remplaçant nos temples et nos pyramides. Il y aurait davantage de machines dans le monde, parce que les Européens sont beaucoup plus intéressés que nous par la mécanique. Des machines volantes, peut-être, et – qui sait ? – des machines permettant aux hommes de se parler de très loin. »

« Mais tout cela n’est pas arrivé. »

« Non, ce n’est pas arrivé. La Peste Noire a ébranlé l’Europe et nous avons ainsi bénéficié du siècle supplémentaire dont nous avions besoin pour consolider notre pouvoir. Aujourd’hui nous sommes ici les maîtres, tout comme les Incas dans le sud, et comme eux nous le resterons. Vous, les Blancs, vous étiez bien capables de conquérir aussi l’Afrique car l’esprit de conquête vous habite. Mais l’Afrique aussi s’est trouvée à l’abri de votre violence et ses royaumes noirs ont subsisté. La Peste était peut-être une punition des dieux, pour vous apprendre à respecter les terres des autres. »

Je protestai : « Pourtant nous sommes des gens paisibles. Doux, bienveillants, et même humbles. Toujours prêts à tendre l’autre joue. »

« Votre douceur vient du temps où vous avez été touchés par la tragédie. Mais avant la Peste ? Qu’étiez-vous alors ? Connais-tu l’histoire des Croisades ? Sais-tu que les soldats d’Europe ont parcouru la Syrie et la Palestine en conquérants sanguinaires ? Un peuple assoiffé de sang, voilà exactement ce que vous étiez. »

« C’est un sentiment religieux qui inspirait les croisés. »

« Vraiment ? Oui, bien sûr, vous les chrétiens, vous réclamiez la terre du Christ. Elle appartenait à d’autres, aussi l’avez-vous volée. Et si les dieux ne vous avaient pas brisés vous auriez de même volé l’Afrique, et puis notre territoire, au nom de principes sacrés. Vous seriez venus nous enfoncer votre croix dans la gorge, tuer nos rois, brûler nos temples. Mais les dieux ne vous ont pas laissé faire, ils vous ont envoyé la Peste, puis les Turcs. D’oppresseurs, vous deveniez opprimés. Et c’est seulement à présent que vous commencez à vous en remettre. Trop tard ! Nous sommes en 1963, pas en 1500. Il est trop tard pour la conquête ! »

La voix de Quéquex montait à l’aigu, se faisait stridente ; et, mal à l’aise, je sentais que nous nous aventurions sur un tout autre terrain que celui de la discussion philosophique. C’était presque comme si, à travers la Porte des Mondes, il voyait cette autre Terre où mon peuple écrasait son peuple. Et il se laissait emporter par l’amertume et par la haine.

Mais bien sûr, cette conquête qu’il dénonçait si âprement n’avait jamais eu lieu. Au XVe siècle l’Europe sombrait. Le Mexique aztèque et le Pérou Inca régnaient sur les Hespérides. En Afrique, les Noirs détenaient le pouvoir. Pourquoi donc s’émouvoir de la sorte à propos d’un conte, d’un rêve extravagant, d’un simple jeu de l’imagination ?

Quéquex, après un moment, dut sentir qu’il perdait son sang-froid. Je le vis s’efforcer au calme, redevenir le Quéquex familier, ironique, légèrement sarcastique, bon vivant et un peu cabotin. Il cessa de déplorer une conquête imaginaire, de s’en prendre à une Europe qui n’aurait pas même pu envisager un instant de se lancer dans ce genre d’aventure.

Je dis tranquillement : « Cette Porte des Mondes est une idée intéressante. Mais il ne faut pas la prendre au sérieux, sous peine de migraines et d’émotions déplaisantes. »

« Tu as raison, Dan Beauchamp. Oublions tout ce que j’ai dit. D’ailleurs il est temps de dormir. »

Nous étions à présent silencieux, blottis dans l’herbe, les yeux fermés. Pour moi le sommeil fut long à venir. Cette vision d’un monde transformé, je m’en emparai de nouveau. Je l’amplifiais, l’enjolivais, j’étais sur le seuil de la Porte des Mondes. Je voyais dans les deux Hespérides une foule tumultueuse : les descendants des conquérants d’Europe. Des villes, immenses, plus orgueilleuses que Londres, Paris, Istanbul, que la Tenochtitlan aztèque, que Cuzco, chez les Incas. Des machines volantes ! Des autos qui roulaient sans à-coups et sans exploser. D’énormes constructions dressées droit vers le ciel. Et les hommes à la peau cuivrée, les vaincus, les indigènes des Hespérides rendus à une forme d’existence primitive, repoussés aux frontières de leur territoire.

Bien sûr, je ne pouvais souhaiter que les Européens s’emparent des Hespérides. J’étais anglais, je partageais le fardeau de mon peuple courbé pendant tant de siècles sous le joug des païens turcs. Comment aurais-je pu désirer que l’Europe impose à d’autres, à part les Turcs, peut-être, ce qu’elle avait souffert ? Seul, je n’aurais pas ouvert la boîte à miracles. Mais Quéquex avait bâti pour moi cette vision fantastique. Toute la nuit, tantôt à demi assoupi, tantôt endormi et rêvant, et tantôt bien éveillé, paupières battantes sur mes yeux étonnés, je contemplai cet autre monde.

Parfois, je regardais Quéquex. Il était étendu sur le dos, les mains croisées sur son ventre qui lentement se soulevait et retombait, au rythme d’un léger ronflement. Cette nuit-là, nulle vision ne le tourmentait !

Vers l’aube, mon imagination me laissa enfin quelque répit. Les villes que j’avais inventées – New York, New London, New Paris, New Rome – se dissipèrent en une brume légère. Et soudain ce fut le jour, j’étais ébloui par une lumière dorée et Quéquex me secouait sans ménagement : « Il y a bien des kilomètres jusqu’à Tenochtitlan. Allons, debout ! Et en route ! »

« Quéquex ? »

« Oui, mon garçon ? »

« Parmi tous vos sortilèges, n’en serait-il pas un qui permettrait de passer de monde en monde, de l’autre côté de la Porte ? »

Il eut un rire ironique : « Hier soir, je parlais en philosophe. La Porte des Mondes, c’est un concept abstrait, une façon de se représenter les multiples points-pivots de l’Histoire. Ce n’est rien de tangible. Cette porte-là, on ne peut pas la passer. »

« Alors New York et New Paris ne sont que des rêves ? »

« Quoi ? »

« Les villes que j’avais imaginées dans le Nouveau Monde dont vous parliez, où les Européens étaient des conquérants ? »

Quéquex tiraillait son triple menton. « Oui, seulement des rêves, dit-il. New York n’existe pas. N’existera jamais. Et même si cette ville existait, tu ne pourrais pas l’atteindre. Détache les chevaux à présent, nous partons. Il y a bien loin encore d’ici à notre petit déjeuner. »

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