Troisième partie LES MASQUES DU CARNAVAL

CHAPITRE IX LA DAME EN BLANC

Avec une majestueuse lenteur, la puissante locomotive démarra, entraînant les wagons du Méditerranée-Express vers leur course au bout de la nuit. Pelotonnée dans un coin près de la vitre, Orchidée regarda défiler les faubourgs tristes et les banlieues grises mais dans un état d’esprit bien différent de celui du premier voyage. Cette fois, personne ne la poursuivait ; elle n’avait plus à craindre d’être reconnue, dénoncée et ramenée entre deux gendarmes vers quelque prison répugnante. Une ennemie particulièrement coriace était sous des verrous qu’elle espérait solides et même si un danger demeurait il ne l’effrayait pas. En conséquence, elle pouvait s’accorder le loisir d’une détente et se laisser emporter par le plaisir du voyage dans ce compartiment raffiné où tout était prévu pour le confort et même le bien-être des voyageurs. Une bien innocente satisfaction, mais qui procédait du même phénomène dont elle avait éprouvé l’effet en mangeant des œufs brouillés en face de Lartigue dans le silence de sa cuisine : elle aimait encore la vie et si elle était toujours disposée à la remettre en jeu pour le repos de l’âme d’Édouard, elle entendait saisir au passage les menues satisfactions qui se présenteraient. Ainsi, dans ce cocon de velours brun, elle se sentait merveilleusement bien.

Seule déception : l’absence de Pierre Bault. Orchidée s’était naïvement attendue à le trouver devant le marchepied du wagon avec son sourire timide et ses yeux couleur de brume. Cependant, elle admit bien vite que sa déconvenue était stupide et qu’il valait beaucoup mieux ne pas le rencontrer. Qu’aurait-il pensé de cette toute neuve baronne Arnold née en Indochine des amours d’une belle indigène avec un officier de marine français et veuve depuis peu d’un baron balte riche et ennuyeux ? Ce petit chef-d’œuvre d’identité était né de l’imagination d’un Lartigue passionné par Madame Butterfly, le récent opéra de Puccini qu’il avait pu applaudir à Londres, et naturellement le conducteur n’y aurait rien compris… Néanmoins, Orchidée ne put s’empêcher de demander de ses nouvelles. Sans doute n’était-il pas de service ce soir ?

L’homme grisonnant, moustachu et corpulent qui le remplaçait répondit :

— Ni ce soir ni avant un certain temps ! Il s’est cassé une jambe, voici quinze jours, et se trouve encore à l’hôpital de Nice. Madame la Baronne est bien bonne de se soucier de lui. Je dois admettre d’ailleurs qu’elle n’est pas la seule.

Le ton légèrement vinaigré disait clairement qu’on n’appréciait guère une telle popularité et Orchidée se garda bien de confier à ce jaloux qu’une fois à Nice, elle se hâterait d’aller visiter son ami.

Lasse de contempler un paysage sans intérêt, elle cherchait un journal dans son sac de voyage lorsqu’on frappa à la porte dans laquelle, une seconde plus tard, Lartigue s’encadrait :

— Vous ? fit Orchidée, mais que faites-vous dans ce train ?

— Je pars pour Nice. Que voulez-vous, l’idée de vous savoir seule pendant toute une nuit ne me plaisait pas et puisque votre camériste n’aime pas les voyages, j’ai pensé que vous seriez mieux gardée si je m’en occupais moi-même.

En effet, quand Orchidée lui avait demandé de l’accompagner dans le Midi de la France, la nouvelle bonne, éclatant en sanglots, l’avait suppliée de la laisser avenue Velazquez : elle éprouvait une peur bleue du chemin de fer, détestait sortir et n’aimait rien tant que rester à la maison.

— Qu’est-ce que Madame veut que j’aille faire dans un grand hôtel où tous les autres me regarderont de haut, où l’on me traitera comme la paysanne que je suis et où je n’aurai rien à faire de toute la journée ? Si Madame est contente de moi, qu’elle me laisse ici : sa maison sera bien gardée, bien entretenue et j’aurai au moins les conseils de la Tante lorsque je ne saurai pas comment m’y prendre.

Que répondre à cela ? Comprenant que cette petite possédait une âme de vestale plus que de globe-trotter… et préférant d’ailleurs de beaucoup partir seule, Orchidée accorda à Louisette tout ce qu’elle demanda, fit ses bagages avec son aide, lui donna quelques directives pour le soin des plantes vertes et finalement lui laissa une somme d’argent suffisante pour plusieurs semaines.

— Puis-je entrer un instant ? demanda le journaliste. Je venais vous inviter à dîner. Ce train est bondé et si nous voulons une table il faut nous y prendre maintenant :

Orchidée hésitait :

— Croyez-vous que ce soit bien prudent pour moi de me montrer en public… et avec vous ?

— Moi je suis en vacances et, en outre, je peux vous jurer qu’aucun de mes confrères ne s’est embarqué ce soir. Il y a surtout des étrangers. De plus, je ne vois pas comment vous allez pouvoir séjourner au Regina sans descendre à la salle à manger et vous mêler à la clientèle ? Alors ? Je retiens notre table ?

— Faites à votre idée !

Elle était un peu surprise. Au lieu du complet fatigué au pantalon en vis de pressoir dans lequel il lui était apparu l’autre nuit, le journaliste portait avec une certaine désinvolture un costume de serge bleu marine, une chemise blanche – vraiment blanche ! – et une cravate de soie. Elle savait déjà qu’il pouvait être un compagnon amusant. Ç’eût été idiot de refuser. Elle accepta.

Une heure plus tard, le maître d’hôtel en habit écartait pour elle l’une des deux lourdes chaises d’une petite table fleurie placée contre une fenêtre sur laquelle un chandelier d’argent à deux branches laissait tomber la lumière douce de ses abat-jour de soie rose.

Il y avait beaucoup de monde dans le wagon-restaurant qui ressemblait à une tour de Babel traversée par un régiment d’autruches : pas un chapeau féminin qui n’en montrât fièrement deux ou trois brins, de couleurs variées, quand ce n’était pas une couronne entière comme celle qui entourait le chapeau-corbeille d’une Américaine, lui donnant un peu l’air d’un plat à barbe plein de savon mousseux. Seule et dominant de haut ce moutonnement, une lady écossaise arborait sur une toque de musicien tzigane une longue aigrette noire. En dépit de ces deux-là, une bonne moitié des dames présentes étaient vêtues avec une parfaite élégance.

— Je ne sais pas si vous en êtes consciente, remarqua le journaliste avec une vive satisfaction, mais vous êtes sans conteste la plus jolie femme de tout ce train.

Le compliment était sincère et d’ailleurs mérité. Sous sa toque de zibeline d’un brun presque noir assortie à son manteau – dernier et fastueux présent d’Édouard lors de leur voyage en Amérique –, Orchidée était ravissante. La fourrure sombre faisait ressortir l’ivoire clair de son teint délicatement nuancé de rose aux pommettes, ainsi que la masse brillante et soyeuse de son épaisse chevelure d’ébène. Sous le manteau, elle portait une simple robe de velours noir que rehaussait un large collier-de-chien de perles et d’or. Toutes les femmes, tous les hommes aussi eurent au moins un coup d’œil pour la belle inconnue.

Celle-ci remercia d’un sourire la galanterie de son compagnon puis elle s’absorba dans la lecture du menu que lui offrait un garçon déférent. Il proposait de l’oxtail en tasse, du saumon fumé de Hollande, une selle d’agneau de lait Polignac, une salade aux noix et des crêpes flambées au grand-marnier. Pour accompagner le tout, le journaliste fit choix, à la place du champagne qu’Orchidée n’aimait pas, d’un Château-Dauzac 1884 qui devait leur convenir également.

— Comment vous sentez-vous, ma chère baronne ? demanda-t-il lorsque le maître d’hôtel se fut retiré. Pas trop dépaysée ?

— Un peu, si ! Cependant cette précaution que vous m’avez aidée à prendre était indispensable pour ce que je veux faire. Il fallait absolument que je sois autre qu’une femme désolée ensevelie dans des voiles de crêpe à la mode européenne.

— Comment porte-t-on le deuil en Chine ?

— En se vêtant de toile à sac et en se couvrant de cendres dans les débuts. Ensuite, on s’habille de blanc. C’est d’ailleurs ce que j’ai l’intention de faire arrivée à destination : en dehors de ce que je porte ce soir, à cause du froid et pour ne pas trop attirer l’attention, j’ai l’intention de me vêtir uniquement de blanc.

— Pas en toile à sac, tout de même ?

— Non, mais ainsi je resterai fidèle à nos coutumes sans que personne le sache… Dans un pays du soleil, ce doit être assez normal ?

— Tout à fait. Me permettez-vous une question ?

— Et si je ne permettais pas ?

— Je la poserais tout de même ou je m’arrangerais pour la poser sans que vous vous en doutiez.

— Alors parlez !

Renseignée par Langevin, Orchidée savait à présent à quoi s’en tenir sur le journaliste. Avec ses yeux candides, ses boucles blondes et son sourire angélique, Lartigue était plus têtu qu’une mule, plus rusé qu’un renard et plus menteur qu’un perroquet mais c’était un ami aussi fidèle à ceux qu’il aimait que redoutable pour qui lui déplaisait.

— Eh bien, cette question ? reprit-elle.

— Qu’allez-vous faire à Nice ? Et d’abord pourquoi Nice ? Pourquoi tout ce luxe de précautions ? Pourquoi…

Orchidée se mit à rire, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps :

— Vous appelez ça une question ? Cela fait beaucoup, il me semble, mais je vous dois plus encore et je sais que vous ne me trahirez pas : j’ai bon espoir d’y retrouver l’homme qui a fait assassiner mon époux.

— Vous savez qui il est ?

— Je crois le savoir.

— Et… vous ne voulez rien me dire ?

La main d’Orchidée glissa sur la nappe et se posa doucement sur celle de son vis-à-vis :

— Cher ami, soyez sûr que si je possédais une certitude je vous la ferais partager mais je n’ai que des doutes.

— Alors partageons vos doutes ! Je vais même vous aider. Nice, pour moi, signifie la famille Blanchard… et pourquoi donc pas le frère ?

— Qu’est-ce qui vous fait penser à lui ?

— La simple logique. Lorsqu’il y a de gros intérêts à la clef l’esprit de famille n’est qu’une vaste rigolade. Trucider votre mari et vous faire porter le chapeau du meurtre me paraît une idée… rentable ?

— Vous ne croyez pas, comme le commissaire, à la culpabilité de mes compatriotes ?

— Pas un instant. Et je serais fort étonné s’il y croyait vraiment.

— Il vous a fait des confidences ?

— Lui ? Faire des confidences ? Et à un journaliste en plus ? Nous sommes quittes d’ailleurs car je ne lui en ai pas fait.

Il n’acheva pas sa phrase : une sorte de géant blond portant favoris et longue moustache venait de s’arrêter près de leur table et après un bref salut, considérait Orchidée avec un sourire d’extase :

— Madame Blanchard ! Quel ravissement vous revoir après jours affreux !

Catastrophée, Orchidée leva sur le prince Kholanchine un regard navré qui n’échappa pas à son compagnon. Il intervint aussitôt :

— Vous faites erreur, Monsieur ! Le nom que vous venez de prononcer n’est pas celui de cette dame.

— Impossible ! Impossible faire erreur. Pareille beauté ne se peut oublier et Grigori Kholanchine ne se trompe jamais !

— Il y a un commencement à tout. Votre erreur est d’ailleurs compréhensible, ajouta-t-il d’un ton bénin. Si vous y tenez absolument, je peux vous présenter à la baronne Arnold… dont la sœur s’appelle en effet Mme Blanchard.

— La sœur ? fit le Russe avec ahurissement. Incroyable !

— Jumelle ! assena le journaliste avec assez d’aplomb pour convaincre un bataillon d’incrédules. Cela explique une ressemblance…

— Stu-pé-fian-te ! scanda l’autre. Mais combien agréable ! Baronne ! Prince Grigori Kholanchine est à vos pieds… Puis-je espérer que vous acceptez, tout à l’heure, de boire champagne à l’heureuse rencontre ?

— Je ne bois jamais de champagne, prince, mais je vous remercie de l’intention…

— Vous allez Côte d’Azur ? Nice peut-être ?

— En effet. Nous allons à Nice.

— Alors on se revoit ! Joie extrême ! Grigori Kholanchine fera l’impossible pour vous contempler encore !

Et après un salut qui amena presque sa tête au contact du saumon fumé, le prince voltigea à travers le wagon-restaurant jusqu’à sa propre table que surveillait, debout et les bras croisés, ce qui gênait fort le service, le cosaque nommé Igor dont Orchidée conservait le souvenir.

Elle poussa un soupir de soulagement, sourit à son compagnon et le remercia de sa présence d’esprit :

— Heureusement que vous étiez là. Je ne savais plus que dire. J’ai été prise au dépourvu…

— D’où le sortez-vous, celui-là ?

— De ce même train, justement ! Nous nous sommes rencontrés lors de mon dernier voyage dans des circonstances… disons… originales.

Le récit qu’elle fit de son aventure amusa beaucoup Lartigue. Naturellement, il posa des questions sur cette Mme Lecourt entrevue seulement dans le hall de l’hôtel Continental. La dernière fut :

— Étant donné l’amitié qu’elle vous a montrée, vous ne souhaitez pas vous arrêter à Marseille pour passer un moment avec elle ?

— Il vaut mieux pas. Ou bien je me laisserais entraîner à m’attarder auprès d’elle ou bien elle proposerait peut-être de m’accompagner à Nice et je n’y tiens pas. D’ailleurs, depuis que nous nous sommes séparées, je n’ai pas eu de ses nouvelles.

Le repas s’acheva en bavardant de choses et d’autres…

De retour dans son compartiment où le journaliste la reconduisit avant de gagner le salon dans l’espoir d’y trouver des partenaires pour une partie de cartes, Orchidée qui n’éprouvait pas la moindre envie de dormir se résigna à s’asseoir près de la fenêtre après avoir éteint la lumière et tiré les rideaux de velours. La lune se levait révélant un large panorama de coteaux, de vallées et de forêts coupé d’une rivière dont les eaux lisses brillaient faiblement. Elle avait toujours aimé contempler un ciel nocturne et, bien souvent, lorsqu’elle habitait la Cité Interdite, elle sortait dans la cour sur laquelle ouvrait sa chambre pour s’asseoir au bord du bassin, au pied du grand « taihu », un haut rocher de peu de largeur étrangement sculpté par la nature et dans les formes capricieuses duquel les jardiniers impériaux cultivaient des scabieuses, des perce-neige ou de petites orchidées suivant le cours des saisons. Le ciel qui lui apparaissait alors encadré par les toits recourbés aux tuiles dorées ressemblait à un tableau sans cesse recommencé.

À de rares mais d’autant plus précieuses occasions, Ts’eu-hi venait la rejoindre, lorsqu’elle était encore enfant, pour lui expliquer les étoiles et leur vie fabuleuse. De ces moments-là, Orchidée gardait un chaud souvenir. Moins ardent sans doute que celui d’autres nuits passées dans les bras d’Édouard sur une terrasse italienne ou dans un patio espagnol mais tout aussi précieux parce qu’il appartenait au domaine enchanté de la première jeunesse.

Dans ce train, les vitres ternies par la fumée et les flammèches ne permettaient pas de bien distinguer les astres. En outre la rapidité imprimée par la puissante locomotive faisait défiler trop vite le paysage. Orchidée se lassa vite. Elle allait remonter la flamme du gaz quand, passant sous la porte, une odeur de tabac fin arriva jusqu’à ses narines. Elle regretta de n’avoir pas emporté de cigarettes. Non que ce fût chez elle une habitude : c’était Édouard qui s’était amusé à lui en mettre parfois une entre les lèvres et elle trouvait toujours cela agréable, beaucoup plus que l’odeur dégagée, en Chine, par les longues pipes dont les dames âgées s’autorisaient l’usage. À cet instant, elle éprouvait une grande envie de fumer et pensa que, peut-être le conducteur pourrait lui procurer ce qu’elle souhaitait mais, au lieu de sonner, elle choisit de sortir dans le couloir après avoir fait la lumière dans son sleeping.

Un homme était là, appuyé des coudes à la barre de cuivre d’une fenêtre et Orchidée faillit battre en retraite quand elle reconnut cet envahissant prince russe, mais il était déjà trop tard : il se tournait vers elle et son large sourire disait assez qu’il la reconnaissait :

— Divine baronne ! Très heureux être voisin…

Il allait écraser dans le cendrier la cigarette qu’il tenait au bout des doigts mais Orchidée l’en empêcha :

— N’en faites rien ! Et même, si vous voulez me faire plaisir, offrez-m’en une !

— Vraiment ?

— Oui. J’en ai envie. C’est même l’odeur du tabac qui m’a fait sortir de chez moi.

Il s’empressa d’ouvrir un étui en or dans lequel étaient rangés les minces rouleaux de fin Lattaquié, l’offrit à la jeune femme et se hâta de lui donner du feu :

— Tellement heureux vous faire plaisir !…

Ils fumèrent un instant en silence adossés à la cloison d’acajou, regardant sans la voir la nuit qui défilait. Orchidée, en redécouvrant une odeur familière, en savourait le plaisir. C’était exactement ce dont ses nerfs avaient besoin et son compagnon, devinant peut-être à son demi-sourire ce qu’elle ressentait, se garda bien de parler pendant quelques minutes. Ce fut seulement à la seconde cigarette qu’il hasarda :

— Madame Blanchard raconter rencontre préalable ?

Orchidée se mit à rire :”

— Oui. Elle m’a tout dit. J’ai trouvé cela très amusant…

— Et elle ? Pardonner ?

— Bien sûr. Vous étiez à la recherche de celle que vous aimiez et l’amour a toutes les excuses.

Si, sur le plan de la langue française le prince Kholanchine n’était pas très fort en thème, encore qu’il possédât un vocabulaire étendu, voire imagé, il était extrêmement calé en version et capable de saisir toutes les nuances. Il le prouva sur l’heure :

— Aimiez ? Grigori aime toujours. Il rejoindre volage et cruelle Lydia…

— Encore ? Ne l’avez-vous donc pas retrouvée après… ce qui s’est passé… avec ma sœur ?

— Oui et non !

Et d’expliquer comment, après ses démêlés avec la Compagnie des Chemins de Fer et la police il avait dû rentrer à Paris où il s’était hâté de s’assurer les services d’un détective privé afin de retrouver la trace de la belle enfuie. Il obtint très vite des résultats grâce à l’argent dont son émissaire pouvait disposer libéralement : Lydia était à Nice, chez sa mère, une marchande de fleurs de la vieille ville. Naturellement la fable du père « soyeux » à Lyon n’avait pas résisté à la perspicacité du Sherlock Holmes parisien. Il n’avait eu qu’à interroger le directeur des Bouffes Parisiens et les fiches de la police pour découvrir les origines réelles – quoique fort honorables ! – de la divette.

Évidemment, rien dans tout cela ne pouvait offenser la jalousie du prince et il se fût bien gardé d’aller troubler par sa présence cette espèce de retraite que Lydia entendait faire dans le sein maternel si des informations beaucoup moins lénifiantes n’étaient arrivées jusqu’à lui par le canal de son enquêteur invité, tout de même, à rester sur place et à surveiller discrètement celle qu’il considérait comme un trésor sans prix : la belle Lydia filait le parfait amour avec un jeune, séduisant et noble italien qui faisait miroiter à ses yeux de mirifiques engagements dans des théâtres de son pays.

— Les planches ! Il propose ça quand moi j’ai offert mariage ! Devenir princesse ! C’est mieux, non ?

— Beaucoup mieux mais peut-être n’est-ce pas ce qu’elle souhaite ? Je suppose que lorsque l’on veut faire du théâtre on doit avoir de la peine à vivre autrement ? En outre vous êtes russe, donc habitué à un climat froid. Si elle est du Midi c’est une chose qu’il faut prendre en considération…

— Vous défendez elle ? fit Grigori déçu.

— Non. J’essaie de comprendre et, peut-être, de vous éviter un moment désagréable.

Le visage boudeur s’éclaira soudain :

— Je suis sympathique à vous ? C’est grande, grande joie ! Vous tellement belle !… Beaucoup plus que Lydia !

Orchidée pensa qu’il lui fallait mesurer ses paroles. Ce cosaque était bien capable de lui proposer de prendre auprès de lui la place de la volage.

— Naturellement vous m’êtes sympathique… à première vue. Pour l’amitié il faut plus longtemps… En attendant me permettez-vous de vous poser une question ?

— Posez !

— Qu’espérez-vous en allant là-bas ? Convaincre votre amie de vous revenir ?

— Oui. Je veux convaincre.

— Et si elle refuse ?

— Ils sont morts… tous les deux ! fit-il avec simplicité.

— C’est peut-être un peu… définitif ? plaida la jeune femme qui sentait un petit frisson désagréable glisser le long de son dos mais le regard qu’il lui offrit était d’une parfaite sérénité et il l’accompagna d’un bon sourire :

— Non. C’est naturel !… Impossible vivre avec grand chagrin d’amour et vilaine jalousie. Quand une dent fait mal il faut arracher. Après c’est paix et soulagement… Ne pensez-vous pas ?

— Je suis d’accord pour la dent. Pas pour l’amour. Perdre celui ou celle que l’on aime est une chose affreuse… À présent, si vous le voulez bien, je vais rentrer chez moi. Je sens le sommeil qui me gagne.

— Alors vous dîner avec moi demain !

Elle n’eut même pas le temps de protester : il venait de s’éclipser en lui baisant la main et la porte se refermait. Un instant plus tard, un bruit de cataracte dans le cabinet de toilette voisin apprit à Orchidée qu’il se livrait sans perdre une minute aux soins de sa toilette du soir.

Étendue dans les draps frais de sa couchette, elle songeait à l’étrangeté des rencontres de voyage. C’était la seconde fois qu’elle se trouvait en face de ce personnage baroque, excessif, démesuré même et pourtant sympathique. Ses intentions homicides qui eussent fait pousser des cris d’indignation plus ou moins hypocrites à n’importe laquelle des femmes voyageant dans ce train, elle ne se reconnaissait pas le droit de les condamner. Tous deux comptaient sur la mort pour résoudre leurs problèmes : une façon radicale d’apaiser une souffrance. Pour Grigori elle représentait la fin des tortures de la jalousie et en comparant un meurtre à une opération chirurgicale il n’avait pas tout à fait tort. Est-ce qu’elle-même ne comptait pas sur l’exécution d’Étienne Blanchard pour calmer cette rage d’impuissance qu’elle portait en elle ? Pas plus que le prince russe elle ne se souciait des lois de ce pays car tous deux obéissaient à un code d’honneur venu du fond des âges.

Lorsque le lendemain matin, aux environs de Toulon, elle rejoignit Lartigue dans le wagon-restaurant inondé de soleil pour y prendre son petit déjeuner, elle fut plutôt satisfaite de ne pas apercevoir son tumultueux voisin.

— Bien dormi ? demanda le journaliste en l’aidant à prendre place à table.

— Comme un petit enfant.

C’était vrai ; bercée par le balancement du train, Orchidée venait de passer une nuit telle qu’en procurent une conscience pure et des décisions fermement prises. Lartigue se mit à rire :

— Je ne cesserai jamais d’admirer le sommeil de l’enfance. Quoi, vous n’avez rien entendu ?

— Devais-je entendre quelque chose ?

— Eh oui ! Le retour tumultueux de votre prince-cosaque sur le coup de deux heures du matin.

— Comment est-ce possible ? J’ai bavardé avec lui quelques instants dans le couloir environ une demi-heure après vous avoir quitté et je l’ai entendu rentrer dans son compartiment qui est voisin du mien.

— Eh bien il en est ressorti. Je l’ai vu faire irruption au salon où je faisais un bridge avec des compagnons de rencontre et je peux vous assurer que ce Russe s’est saoulé comme un Polonais. Nous avons dû interrompre notre partie parce qu’il s’est mis à chanter.

— À chanter ?

— Il a une voix superbe ! fit Lartigue en attaquant un plat composé de quatre œufs au jambon ! Il nous a interprété, accompagné à la balalaïka par l’homme des bois qui lui sert de valet, des complaintes sublimes et affreusement tristes qu’il dédiait à une certaine « petite colombe » et entre lesquelles il descendait sans respirer une pleine bouteille de champagne. Il nous en a d’ailleurs offert une bonne demi-douzaine. Et puis, d’un seul coup, il s’est mis à pleurer. Mais ce qui s’appelle pleurer, avec des sanglots qui ressemblaient au brame du cerf. C’était dantesque !

— Et cela s’est terminé comment ?

— D’une façon bien prosaïque. Quand il a jugé que son maître avait assez pleuré, l’homme des bois l’a chargé sur son épaule comme un sac de farine et l’a emporté vers son lit avec l’assistance du conducteur qui lui ouvrait les portes. Nous avons suivi le cortège pour voir l’effet produit parce que « Grigori » s’était mis à déclamer je ne sais quel poème en russe et que toutes les portes s’ouvraient sur son passage pour voir qui l’on était en train d’égorger. Et vous, vous n’avez rien entendu ?

— J’avoue ne pas le regretter… Regardez comme ce paysage est beau !

Le train, à cet instant, glissait entre de douces collines couvertes de pinèdes ou de chênes-lièges et les rochers roux qui sertissaient la mer indigo à laquelle le jeune soleil arrachait des éclairs, des scintillements et d’innombrables paillettes : la Méditerranée s’offrait dans toute sa splendeur matinale et, autour des tables, les exclamations admiratives ne cessaient de s’élever. C’était tellement délicieux de se retrouver au bord d’un tel paradis après les grisailles et les froidures des capitales du Nord !

— C’est la première fois que vous venez ? demanda Lartigue.

— Non mais il me semble ce matin que c’est encore plus beau. Je ne saurais vous dire pourquoi.

— Oh ! c’est assez simple si vous me permettez de traduire : vous venez de subir des moments cruels et, en outre, vous avez échappé récemment à un grand danger. Or, vous êtes jeune, belle et pleine de vitalité, ce dont peut-être vous ne vous doutiez plus ? La Côte d’Azur et sa lumière viennent de vous en faire souvenir.

— Vous avez sans doute raison.

— J’ai sûrement raison et c’est pourquoi je m’autorise à risquer un conseil : quand nous serons arrivés, accordez-vous au moins quelques jours de détente, de repos et de flânerie avant de vous lancer dans l’aventure périlleuse que vous projetez… Non, ne m’interrompez pas : je suis certain de ne pas me tromper. Et… je vous en prie, promettez-moi que vous allez vivre un petit moment de vacances. Vous en avez vraiment besoin.

— Pourquoi voulez-vous que je promette ?

— Mais parce qu’il m’est impossible de vous surveiller continuellement, que j’ai des affaires à régler là-bas… et que le Carnaval commence bientôt. Oubliez un moment Mme Blanchard ! La baronne Arnold ne doit pas se comporter de la même manière.

Il semblait tellement inquiet tout à coup qu’Orchidée se sentit touchée. En outre elle admettait volontiers son point de vue. D’autant plus qu’il lui fallait découvrir une ville nouvelle et y dépister son gibier ; ce qui ne pouvait se faire en cinq minutes.

— Je vous le promets ! dit-elle.

— Merci. Me voilà soulagé d’un grand poids ? Voulez-vous encore un peu de thé ?


Devant la gare de Nice, les omnibus et chariots de bagages des principaux hôtels attendaient. Lartigue dirigea la fausse baronne vers celui de l’Excelsior Regina où un personnel aussi respectueux que stylé s’empressa autour d’elle. Comme elle allait y monter, Robert Lartigue se découvrit :

— J’irai vous saluer cet après-midi pour voir si vous êtes bien installée.

— Vous ne m’accompagnez pas ?

— À mon grand regret mais mon journal n’est pas assez fastueux pour m’offrir le séjour d’un palace. Bien inutile, d’ailleurs : j’ai un cousin qui habite la vieille ville. Vous songerez à votre promesse ?

— Une promesse est une promesse ! Venez dîner avec moi ce soir !

— Pas ce soir ! Merci baronne !

En fait, Orchidée se trouvait tout à fait satisfaite d’échapper au moins un peu à la surveillance du journaliste malgré l’amitié qu’il lui inspirait. Difficile de jouer le rôle qu’elle s’assignait sous l’œil méfiant d’un homme aussi habile que lui ! En revanche, elle fut beaucoup moins enchantée en voyant le cortège qui s’approchait de l’omnibus : soutenu d’un côté par Igor et de l’autre par l’un des voituriers, le prince Kholanchine, raide comme une planche et l’œil franchement glauque, vint prendre place en face d’elle. De toute évidence ils descendaient dans le même établissement et elle n’était pas près de se voir débarrassée du Russe.


Plusieurs caravansérails s’étalaient au sommet de la douce colline de Cimiez au pied de laquelle Nice égrenait ses vieux quartiers roses, ses jardins et ses villas somptueuses tout au long de l’arc splendide de la Baie des Anges. Ils écrasaient de leur masse les vergers d’orangers, le cloître empli de rosiers d’un petit couvent veillant sur les croix blanches du cimetière et quelques vestiges romains, envahis de ronces et de lierre, qui s’efforçaient de rappeler qu’à cet endroit vivait jadis une cité riche et bénie des dieux où il arrivait que les césars vinssent prendre quelques vacances…

L’Excelsior Regina était le plus formidable de ces bastions du tourisme mondain. Sa gigantesque barrière de pierres blanches tenait le milieu entre le palais d’un maharajah névrosé et la Chambre des lords avec, ici et là, une touche italianisante destinée à rappeler que son architecte, Biasini, était né pas bien loin. Ainsi, outre une coupole et des terrasses, la superstructure alignait des flèches et des toits de pavillons en ardoise rappelant le défunt pavillon central du palais des Tuileries.

Pour les Anglais, le Regina représentait un monument historique, sanctifié depuis son ouverture par la présence auguste de la reine Victoria – d’où son nom ! – qui débarquait alors pour six semaines hivernales avec une suite de cinquante personnes plus ses chevaux, ses voitures, son âne favori Jacquot et ses meubles. En effet, la reine, bien que voyageant incognito, ne se supportait que dans un mobilier directement exporté d’Osborne et de Balmoral sans oublier le linge et la vaisselle armoriée qui achevaient de rendre illusoire un incognito auquel personne ne croyait.

Depuis sa mort la direction de l’hôtel ne voyait plus paraître le « cirque » royal, le nouveau roi Édouard VII préférant Cannes à Nice. Elle se rattrapait avec les innombrables Anglais venus en pèlerinage dans ce qu’ils n’hésitaient pas à considérer comme une annexe de la Couronne. Aussi le service y était-il un rien solennel et l’atmosphère essentiellement reposante, l’agitation et l’exubérance y faisant figure de graves fautes de goût.

Pour sa part, Orchidée se déclara satisfaite d’une ambiance à la fois noble et raffinée qui, dans un décor totalement différent, trouvait le moyen de lui rappeler un peu les palais de Pékin. Cela tenait peut-être un peu aux superbes jardins du palace. Par contre, elle suivit d’un œil amusé l’entrée du prince Kholanchine dont elle avait expérimenté par deux fois la débordante vitalité.

Tandis que le directeur l’escortait vers sa chambre accompagné d’une femme de chambre, elle ne put s’empêcher de demander :

— C’est la première fois que vous recevez le prince Grigori ?

— Non, Madame la Baronne. Son Excellence nous a déjà fait l’honneur de deux séjours et nous sommes prêts à faire face à toute éventualité. Nous lui réservons toujours un appartement éloigné de ceux des personnes trop sensibles au bruit et d’ailleurs convenablement calfeutré… Je comprends fort bien le sens de sa question : elle ne sera dérangée en rien…

— Je vous remercie, fit-elle avec un sourire qui acheva de lui conquérir l’admiration de cet homme. J’avoue qu’ayant voyagé dans le même wagon…

— Mon Dieu ! soupira-t-il en levant les yeux au plafond.

Situé au second étage, l’appartement dont il ouvrait la porte se composait d’une chambre et d’un salon, tous deux tendus de damas bleu avec un lit Louis XVI et des meubles laqués gris Trianon. Par les fenêtres ouvertes le soleil entrait à flots et l’on découvrait un merveilleux panorama de verdure, de toits roses et de blanches terrasses au-delà duquel l’azur du ciel rejoignait celui plus profond de la mer. Orchidée se déclara satisfaite de son nouveau logis ainsi que de la femme de chambre mise à sa disposition. Devant l’air inquiet du directeur en constatant que cette grande dame voyageait seule, elle s’était résignée à déclarer que sa propre camériste était malade et la rejoindrait plus tard.

Durant quelques jours, Orchidée observa scrupuleusement la promesse faite à Lartigue. Sans peine aucune, d’ailleurs, bien au contraire. Le journaliste s’était montré sage et perspicace en insistant pour qu’elle s’accorde ce temps de repos et de réflexion : elle en avait vraiment besoin et, avant de replonger dans les eaux troubles d’une affaire criminelle où son cœur et son avenir se trouvaient si gravement engagés, il était doux de se laisser vivre dans la calme sérénité d’un paysage dessiné tout exprès pour le farniente et les joies paisibles de l’existence.

Une sérénité qui n’allait sans doute pas durer longtemps. Le « dimanche gras » approchait et avec lui l’ouverture d’un carnaval qui faisait courir une bonne moitié de l’Europe, l’autre partie choisissant plutôt Venise. L’Excelsior Regina, pas encore au complet lors de l’arrivée de la jeune femme, se remplissait de jour en jour. Chaque matin les voitures de l’hôtel remontaient de la gare leur contingent de gentlemen habillés à Bond Street, d’évanescentes ladies harnachées de longs sautoirs en perles qui tintaient à chacun de leur pas, d’Américaines rieuses et pleines d’entrain devant qui craquait un peu le vernis victorien du palace, sans compter un authentique maharajah, le prince de Pudukota, qui se coiffait plus volontiers d’un canotier que de son turban, mais dont les joyaux réduisirent vite à l’état de colifichets les bijoux des belles Bostoniennes ou New-Yorkaises et ceux nettement moins « vivants » de la gentry anglaise : sur le souverain hindou chaque pierre – il possédait des rubis sublimes ! – semblait issue de sa propre chair avec tout ce que cela comportait de vitalité. Sur les décolletés souvent un peu maigres des sujettes d’Édouard VII ils avaient l’air d’être exposés dans la vitrine d’un bijoutier.

Au milieu de tout ce monde, Orchidée, dans ses toilettes blanches, passait comme un cygne tellement altier qu’aucun homme n’osait l’approcher. Le seul qui s’y risqua – l’héritier d’un empire américain bâti sur la conserve – reçut en plein visage un regard si glacé et un sourire à ce point dédaigneux qu’il se garda bien de revenir à la charge en dépit d’un toupet puisé tout entier dans une détestable éducation. Il fut vite évident pour tous que « la dame en blanc », ainsi qu’on la surnomma aussitôt, ne souhaitait se lier avec personne. Le seul capable d’une si folle témérité demeurait invisible : trois jours après son arrivée le prince Grigori n’avait toujours pas fait surface mais chaque matin les femmes de ménage sortaient de son appartement une quantité de bouteilles vides. Un après-midi, Orchidée qui prenait le thé dans le jardin d’hiver entendit le directeur confier à son adjoint :

— Je me demande ce qu’il est venu faire chez nous ? Depuis la visite, peu après son arrivée, de cet homme mal habillé, il n’a pas mis le nez dehors.

La jeune femme en conclut que les affaires sentimentales du prince ne devaient pas s’arranger et si elle lui accorda une certaine compassion, elle s’avoua plutôt satisfaite de ne pas le voir tourner autour d’elle comme elle le craignait. Quant à Lartigue, venu en coup de vent s’assurer qu’elle se trouvait bien installée, il s’éclipsa lui aussi sans donner de raisons précises, laissant ainsi la jeune femme dans son superbe isolement.

Libre d’elle-même, la fausse baronne put organiser son temps à sa convenance : elle se levait tôt, prenait son petit déjeuner devant une fenêtre ouverte, puis vaquait à une minutieuse toilette et enfin, vêtue d’un tailleur à jupe courte en flanelle blanche, chaussée de bottines à talons plats et abritant d’une large ombrelle en taffetas sa tête enveloppée de mousseline, elle faisait une promenade à pied dans les environs de l’hôtel.

Pas entièrement gratuite cette promenade ! Certes, on put voir la jeune femme errer dans les ruines antiques, aux abords du petit couvent et dans les chemins plantés de cyprès, de pins parasols et de myrtes mais ces excursions apparemment dictées par le hasard avaient un but, et très précis : découvrir la propriété des Blanchard dont elle ne savait que deux choses : elle se trouvait à Cimiez et s’appelait « villa Ségurane ».

Il eût été facile d’en demander l’adresse à l’hôtel ou même au notaire avant de partir mais les événements s’étaient chargés d’enseigner la méfiance à la jeune veuve. Quant au commissaire Langevin ou même à Lartigue, il n’était pas question d’aborder le sujet avec eux pour des raisons évidentes. Aussi, après s’être munie, auprès du portier de l’hôtel, d’un plan de Nice et de ses abords, jugea-t-elle plus simple de se mettre en campagne.

Ce fut le quatrième jour qu’au bout d’un chemin planté d’eucalyptus elle découvrit, sur l’un des piliers encadrant une belle grille ouvragée, le nom qu’elle cherchait. Le cœur, à cet instant, lui battit un peu plus vite : là vivait l’homme qu’elle s’était juré d’abattre de ses mains. Elle approchait enfin le but de son voyage et se mit à examiner les alentours avec attention. Des murs élevés filaient de chaque côté des piliers, escaladant un sol capricieux et se perdant sous les branches basses de vieux pins tordus par le mistral. Après réflexion, elle choisit de longer celui qui suivait une pente montante et, soudain, parvenue sur une petite éminence dont le sommet arrivait presque à la hauteur du mur, elle put apercevoir la maison par une échappée entre de grands mimosas couverts de leurs boules jaunes dont le parfum s’exhalait jusqu’à elle.

C’était, sur une terrasse ornée d’orangers en caisse, une sorte de grande villa italienne avec un toit plat bordé de balustres à laquelle on avait jugé bon d’ajouter deux tourelles à poivrières de part et d’autre d’une énorme serre en vitraux de couleur qui formait une excroissance tout à fait incongrue sur l’un des flancs de là maison, lui ôtant ainsi toute chance de jamais prétendre à l’harmonie.

— Je ne sais pas ce que vous en pensez mais il y a vraiment des architectes qui font n’importe quoi ! déclara une voix venue d’en haut.

Levant la tête, elle vit Robert Lartigue installé sur une grosse branche et qui, armé d’une paire de jumelles, observait la villa Ségurane.

— Que faites-vous là ?

— Exactement la même chose que vous, ma chère : je regarde, je m’instruis… Ça fait même deux jours que je m’instruis et j’avoue que je vous attendais plus tôt.

— Vous saviez que je viendrais ?

— Bien entendu. Je croyais même que vous rappliqueriez dès le lendemain de votre arrivée.

— Encore aurait-il fallu connaître l’adresse ! Et je vous avais promis de ne pas bouger.

— Faire une promenade n’est pas contraire au repos. Quant à l’adresse vous n’aviez qu’à me la demander.

— Vous me l’auriez donnée ?

Le rire de Lartigue fusa à travers les branches :

— Bien sûr que non ! Je tenais à déblayer un peu le paysage. Cela m’a permis d’apprendre pas mal de choses…

— Quoi, par exemple ?

— Que votre beau-père est fort malade et ne quitte sa chambre que dans l’après-midi pour une chaise longue que l’on installe sur la terrasse. Au fait, est-ce que vous savez monter aux arbres ?

— Je savais très bien lorsque j’étais en Chine. Quoi que vous en pensiez cela pouvait, dans certaines circonstances, faire partie de l’éducation d’une princesse.

— Alors venez donc me rejoindre ! Il n’y a personne en vue et je vais à votre rencontre.

Avec son aide vigoureuse Orchidée se retrouva bientôt assise devant lui sur la grosse branche qu’il n’avait quittée qu’un instant. L’ombrelle était plantée un peu plus haut dans le cœur de l’arbre et les deux observateurs se trouvaient complètement cachés à tout promeneur qui n’aurait pas l’idée de regarder en l’air. Lartigue mit ses jumelles dans les mains de sa compagne :

— Tenez ! Regardez un peu, au premier étage, la troisième fenêtre en partant de la gauche. Elle est ouverte et l’on peut voir un pan de rideau blanc qui bouge. Si vous observez attentivement le fond de la pièce juste au-dessus de ce bout de tissu, vous apercevrez un visage d’homme barbu.

Orchidée s’efforça de régler l’instrument de façon à voir l’intérieur de la maison mais juste à ce moment une figure de femme s’interposa et elle baissa un instant les jumelles : en effet, sortant de la pièce une dame à cheveux gris vêtue d’une robe de soie noire à guimpe blanche venait d’apparaître sur le large balcon qui prolongeait la porte-fenêtre.

— Je gage que voici ma belle-mère ? murmura-t-elle d’une voix qui s’altéra malgré elle.

— Si vous parlez de celle qui vient de mettre le nez dehors c’est bien elle. La mère de votre époux, autrement dit.

— Elle ne lui ressemble pas ! fit Orchidée sèchement.

Aucune comparaison possible, en effet – sinon la taille élevée –, entre le blond et charmant Édouard et cette femme puissante au profil impérieux dont on devinait qu’elle n’avait qu’à paraître pour s’emparer de tout théâtre humain avec une implacable efficacité.

Cela n’avait d’ailleurs rien d’étonnant pour qui savait la vérité. Encore belle au demeurant !

Le journaliste ne releva pas la remarque. Il avait repris les jumelles mais ce fut pour les remettre à son épaule :

— Je crois que nous pouvons redescendre, dit-il. Je sais à présent tout ce que je voulais savoir.

— Vous peut-être mais je ne suis pas dans le même cas. Ainsi je n’ai pas aperçu Étienne Blanchard, mon beau-frère ?

— Et vous ne l’apercevrez pas. Il est absent…

— Absent ? Où est-il allé ?

— En Italie mais où, je ne sais pas exactement.

— Comment avez-vous pu apprendre cela ?

Lartigue haussa les épaules et entreprit d’aider sa compagne à quitter la branche :

— Savoir où et à qui poser les bonnes questions, c’est l’a b c du métier. On obtient de grandes choses avec un billet de banque. Quant à Étienne, il paraît qu’il s’éclipse de temps en temps – et même assez souvent – sans prendre la peine de dire où il va. Lui et sa mère ne s’entendent pas au mieux…

La déception était sévère pour Orchidée. En venant à Nice, elle n’imaginait pas un seul instant qu’elle pût ne pas trouver son gibier au repaire. D’après Édouard, ses parents étaient d’humeur plutôt casanière et son frère quittait rarement la propriété paternelle où il se livrait à des études d’horticulture et à des études sur les essences de fleurs qui, d’après ce qu’elle avait pu comprendre, lui servaient surtout d’alibi pour mener l’agréable existence d’un fils de famille riche. Où le trouver à présent ?

Le plan qu’Orchidée s’était assigné envers le meurtrier offrait l’avantage d’une grande simplicité : elle voulait approcher Étienne Blanchard, s’arranger pour obtenir de lui un rendez-vous dans un endroit un peu écarté ou même simplement chez lui et l’abattre sans autre forme de procès. Ensuite, elle ferait de son mieux pour échapper à la police et gagner un port – Gênes par exemple ! – d’où elle pourrait s’embarquer sinon directement pour la Chine, du moins en direction de l’Extrême-Orient. Si elle n’y parvenait pas, eh bien il lui resterait à subir le sort que la justice française lui réserverait !

Tandis que tous deux reprenaient en silence le chemin de l’hôtel, Lartigue observait sa compagne. Elle marchait lentement, les yeux fixés sur les bouts pointus de ses souliers, sans plus s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle et remâchant visiblement de sombres pensées.

— Êtes-vous donc si pressée de commettre une folie ? demanda-t-il avec beaucoup de douceur.

Elle tressaillit et tourna vers lui son visage en replaçant la mousseline blanche qui glissait :

— Que voulez-vous dire ? De quelle folie parlez-vous ?

— De celle qui vous a conduite jusqu’ici et que je voudrais vous empêcher de réaliser. Vous appartenez à un peuple qui ne pardonne pas les offenses et, en outre, vous êtes de sang impérial. L’homme qui a tué celui que vous aimiez n’est rien pour vous qu’une bête nuisible et vous n’entendez pas vous encombrer des finasseries de la justice ou des enquêtes plus ou moins tortueuses de la police. Vous êtes décidée à faire payer à Étienne Blanchard le prix du sang… quelles qu’en soient les conséquences. Je me trompe ?

Orchidée ne répondit pas et détourna la tête. Lartigue ne vit plus qu’un profil hautain et de longues paupières à demi baissées.

— Pourquoi croyez-vous que je m’attache à vos pas ? demanda le journaliste.

— Vous me l’avez dit : Antoine vous a demandé de me protéger… et puis je suppose que vous ne seriez pas fâché d’obtenir une information sensationnelle ? Je sais que votre métier vous tient beaucoup à cœur.

Lartigue fronça les sourcils tandis que sa figure faussement angélique s’empourprait :

— Je devrais me fâcher pour ce jugement que je ne mérite pas. S’il est une chose que je place au-dessus de mon journal, c’est l’amitié. De plus j’ai horreur du gâchis et le pire serait de vous laisser vous jeter en aveugle dans une aventure où vous risquez d’être à jamais brisée.

— Je le suis déjà.

— Ce n’est pas vrai mais vous considéreriez comme indigne de vous d’avouer que vous n’avez aucune envie d’aller croupir au fond d’une prison et que vous tenez à la vie. Quant à ce que je suis venu faire ici, je vais vous le dire : mener mon enquête afin de faire arrêter l’assassin avant que vous ne l’exécutiez. Alors, même si je savais où est Étienne Blanchard, je ne vous le dirais pas.

— Je n’ai pas l’intention de lui courir après. Il reviendra bien un jour ou l’autre. J’attendrai le temps qu’il faudra… ce que vous ne sauriez faire, mon ami. Votre journal vous rappellera bien un jour ou l’autre ?

— N’en soyez pas trop sûre ! Il m’est arrivé de faire de très longues enquêtes. En outre…

La main de la jeune femme, en se posant sur son bras, coupa court à la furieuse diatribe dans laquelle il se lançait :

— Taisez-vous ! Si nous continuons ainsi nous allons nous disputer et je n’en ai pas envie. Je n’oublie pas ce que je vous dois et je vous demande pardon si je vous ai blessé. Faites comme vous l’entendez ! Je ne vous en empêcherai pas mais sachez seulement ceci : je ne laisserai pas ce misérable jouir de la vie. Ou la justice me donnera sa tête ou je la prendrai. Et je n’ai pas l’intention de patienter longtemps.

— D’accord ! Dans ce cas, je vous propose un pacte : vous me direz tout ce que vous savez de cette affaire et je vous tiendrai au courant de mon côté.

— Alors commençons tout de suite ! Où est Étienne Blanchard ?

— Je n’en sais rien, parole d’honneur ! Peut-être à San Remo ou à Bordighera, et j’ai l’intention d’aller y faire un tour après avoir bu un dernier verre avec quelqu’un qui pourrait peut-être me renseigner. En attendant je vous invite à déjeuner.

Orchidée se mit à rire :

— Ne renversez pas les rôles ! Nous arrivons au Regina : c’est moi qui vous invite.

— À manger de la cuisine de palace ? Jamais de la vie ! Moi je vais vous emmener au port de la Lympia manger une bouillabaisse et des artichauts à la barigoule sur une nappe à carreaux et boire du vin de Cassis dans de gros verres…

Avant qu’elle eût trouvé quelque chose à objecter, il hélait une calèche qui redescendait à vide vers le centre de la ville et y fit monter la jeune femme en la poussant même un peu.

— On dirait un enlèvement ? fit-elle amusée. Vous voilà bien pressé, tout à coup ?

— Je suis très pressé quand j’ai faim, déclara-t-il en ouvrant lui-même l’ombrelle de taffetas et en la plaçant, avec une apparente maladresse, de façon à cacher leurs visages. En même temps, Orchidée entendit quelqu’un qui, dans le voisinage, sifflait vigoureusement le Temps des cerises. Elle comprit alors la soudaine précipitation du journaliste : perché sur un vélo, l’inspecteur Pinson, pédalant vigoureusement, gravissait la côte de Cimiez. Il passa près d’eux sans les remarquer.

— Qu’est-ce qu’il vient faire ici ? souffla Orchidée.

— Chercher un petit supplément d’enquête ! Je vous l’ai déjà dit : ce serait une grave erreur de prendre le commissaire Langevin pour un imbécile.

— Vous croyez qu’il est là, lui aussi ?

— Pas encore peut-être mais Pinson constitue une avant-garde suffisamment explicite. Raison de plus pour que vous – et il appuya sur le mot – vous teniez tranquille !…

CHAPITRE X UN DÎNER AU CASINO…

— Il doit être dans le jardin. Voulez-vous que je vous accompagne ?

Orchidée sourit à l’infirmière entre deux âges qui se proposait si aimablement :

— Merci ! Je pense que je trouverai seule.

Lentement elle marcha dans les allées sablées encadrées de palmiers, de lauriers et de mimosas où des bancs étaient disposés pour le repos des malades. C’était l’heure des visites et il y avait pas mal de monde mais elle aperçut vite celui qu’elle cherchait. Il était assis un peu à l’écart près d’un massif de genêts, ses béquilles posées auprès de lui. Un livre était ouvert sur ses genoux et pourtant il ne lisait pas. Comme lorsque l’on poursuit un songe, ses yeux fixaient sans le voir un point de verdure de l’autre côté de l’allée. N’attendant sans doute aucune visite, il ne s’intéressait pas aux quelques personnes qui arrivaient en même temps qu’Orchidée.

Celle-ci s’arrêta un instant pour l’observer. Le costume clair qu’il portait effaçait l’image marron du fonctionnaire des Wagons-Lits pour restituer celle du jeune interprète de la Légation de France tel qu’il lui était apparu à leur première rencontre. Une fois de plus elle remarqua l’élégance naturelle de cet homme, la mélancolie répandue sur son visage aux traits fins mais bien dessinés et aussi le joli reflet qu’une flèche de soleil allumait dans ses cheveux châtains. Pas un instant, depuis qu’elle avait pris la décision de faire cette visite, elle ne s’était demandé si elle ne commettait pas une erreur puisqu’elle était à Nice sous un faux nom. Simplement, elle avait éprouvé l’envie soudaine de voir Pierre Bault, une envie qu’elle n’expliquait pas mais qui lui semblait impérative. Alors elle venait.

Elle s’approcha silencieusement et s’arrêta près du banc :

— Comment allez-vous ? dit-elle. Il me semble que vous avez bonne mine ?

Il tressaillit, eut le réflexe de chercher à se mettre debout ce dont elle l’empêcha, et leva sur elle un regard tellement illuminé par la joie qu’elle en resta confondue. De son côté il ne trouvait rien à dire et ils restèrent là un instant à se regarder. Ce fut lui qui, le premier, retrouva la parole. Dédaignant les habituelles formules de politesse il dit seulement :

— Je pensais à vous et voilà que vous apparaissez. Je vais croire aux miracles, Madame…

— Un tout petit miracle alors ? L’autre jour, en prenant le train, j’ai appris que vous aviez eu un accident, que vous étiez soigné ici et puisque j’ai décidé d’y séjourner il m’est apparu naturel de venir vous voir. Ne sommes-nous pas d’anciens amis ?

— Je n’en espérais pas tant ! Pas plus que je n’imaginais que, sur cette terre, il me serait donné de vous revoir. Ainsi, vous n’êtes pas partie ?

Orchidée prit les béquilles et les repoussa pour prendre place auprès de Pierre.

— Qui vous a dit que je devais partir ? Lorsque nous nous sommes revus je vous ai menti. Il n’était… oh ! que c’est difficile à exprimer ! En fait je n’allais pas rejoindre Édouard…

— Je sais. Je l’avais compris bien avant qu’un journal me tombe sous les yeux. Alors même que vous étiez encore dans le train je savais, je sentais que vous étiez en difficulté… que quelque chose n’allait pas. J’ai demandé alors à descendre à Marseille afin de m’occuper de vous. C’était impossible après les exploits du prince Kholanchine. Je devais aller jusqu’à Nice et le malheur a voulu qu’en gare je me retrouve blessé, sans aucune possibilité d’aller à votre secours. Tout ce que j’ai pu faire a été de téléphoner à Antoine Laurens. Par chance, je l’ai trouvé chez lui : il rentrait tout juste de Rome.

— À ce moment, vous saviez à quoi vous en tenir pourtant ? Vous aviez lu la presse…

— Oui mais j’étais certain que vous n’étiez pour rien dans cette horrible histoire. Vous ne pouviez pas avoir tué Édouard. Vous vous aimiez trop tous les deux.

Une telle conviction, une si grande foi vibraient dans la voix de Pierre que, dans le cœur de la jeune femme, quelque chose s’émut. Celui-là croyait en elle réellement et elle devinait qu’il eût même nié l’évidence. Alors elle eut envie de le lui entendre dire :

— Vous avez à ce point confiance en moi ? Pourquoi ?…

Visiblement, la question, un rien brutale, le troubla. Il eut un geste évasif, un petit sourire un peu triste et détourna son regard où passait un nuage :

— Sait-on pourquoi on croit en Dieu ?… murmura-t-il.

Que c’était bon à entendre ! Orchidée sourit et posa sa main sur celle de son compagnon qu’elle sentit trembler.

— Merci pour cette joie que vous me donnez ! fit-elle avec une grande douceur, mais je suis loin d’être sans péchés comme disent les prêtres de chez vous… Puis, changeant soudain de ton : Restez-vous ici encore quelque temps ?

— Dans peu de jours j’espère que l’on m’enlèvera ce piège, fit-il en désignant le gros manchon blanc qui entourait sa jambe. Antoine a promis de venir me chercher… Au fait, il n’est pas avec vous ?

— Non. Il a dû, à ce que l’on m’a dit, se rendre en Espagne mais je pense que vous le verrez bientôt. C’est un homme qui tient toujours ce qu’il promet. Quant à moi… je suis venue ici me reposer un peu. J’avais besoin de calme, de soleil, d’un autre climat.

— Quelle bonne idée ! mais… pour le calme je ne suis pas certain que vous ayez bien choisi : le Carnaval commence après-demain.

— Je ne crois pas qu’il me dérangera. Je suis installée là-haut… sur la colline. C’est plein de jardins et très paisible… un peu comme ici. Vous vous trouvez bien dans cet hôpital ?

— Très bien… surtout depuis quelques minutes…

Orchidée rougit un peu : les yeux gris devenaient étrangement éloquents et elle ne résista pas au plaisir de s’y mirer un instant. Si jamais homme l’avait regardée avec amour c’était bien ce presque inconnu dont cependant elle devinait qu’il ne parlerait pas. Même Édouard au plus fort de leur commune passion n’avait jamais eu cette expression un peu affamée que voilait un sourd désespoir. Elle toussota un peu pour s’éclaircir la voix puis demanda :

— Est-ce que… est-ce que cela vous ferait plaisir que je revienne ?

— Vous demandez à un homme assoiffé s’il désire de l’eau fraîche, princesse ?

L’emploi soudain de son ancien titre la surprit :

— Pourquoi, tout à coup, m’appelez-vous ainsi ?

— C’est difficile à expliquer. Je viens d’avoir l’impression que vous n’étiez plus tout à fait Mme Blanchard, que… que vous êtes redevenue la jeune fille d’autrefois lorsque la tempête soulevée par les Boxers n’était pas encore passée… Je me trompe ?

— Un peu tout de même… Il est vrai que je désire retrouver ma première identité parce que je n’ai plus rien à attendre de ce pays mais je ne serai plus jamais celle que j’étais avant la guerre. Souvenez-vous que les murailles de la Cité Interdite formaient tout mon horizon ! J’ai parcouru les mers, j’ai visité une partie du monde occidental, j’ai appris d’autres leçons et d’autres façons de voir…

— Pourtant vous souhaitez retourner en Chine, n’est-ce pas ?

— Oui. Je voudrais revoir avant qu’elle ne parte pour les Sources Jaunes celle qui m’a servi de mère et que j’ai abandonnée… ma chère impératrice.

— Vous ne craignez pas son ressentiment ? On la dit impitoyable.

— On le dit mais je sais qu’elle m’aimait et j’ai un grand besoin de retrouver cette chaleur-là. C’est terrible, vous savez, d’être seule et étrangère sur une terre du bout du monde d’où le seul être qui vous aimait a disparu pour toujours…

— Qui vous dit qu’il était le seul ?…

Les mots qui venaient d’échapper à Pierre moururent soudain. L’esprit de la jeune femme n’était plus auprès de lui. Elle regardait s’avancer dans l’allée une femme en grand deuil portant à la main un paquet blanc de confiseur attaché par une mince ficelle dorée. Celle-ci marchait d’un pas assuré, sans regarder rien ni personne en direction d’un banc sur lequel trois vieilles dames étaient en train de tricoter tout en bavardant. Au premier coup d’œil Orchidée la reconnut : les jumelles de Robert Lartigue étaient assez puissantes pour qu’avec leur secours il fût possible de détailler un visage : celui d’Adélaïde Blanchard, avec son profil impérieux et ses yeux sombres, appartenait à la catégorie de ceux qui marquent une mémoire.

— Vous connaissez cette dame ? demanda Pierre à qui l’intérêt soudain de sa visiteuse n’échappait pas.

— Je crois l’avoir déjà vue. Et vous, est-ce que vous savez qui elle est ?

— Non. Depuis que je suis arrivé ici j’ai dû la voir deux ou trois fois. J’avoue n’avoir pas eu la curiosité de me renseigner auprès d’une infirmière mais si vous le souhaitez…

— Non… Je vous remercie : c’est inutile. Je dois l’avoir rencontrée dans le train.

Tout en parlant, elle se levait et tendait à Pierre une main qu’il osa conserver un instant dans la sienne :

— Vous reviendrez ? murmura-t-il.

— Naturellement ! Voulez-vous demain ?

— Le temps va me paraître long jusque-là mais je ne voudrais pas que vous vous imposiez une contrainte…

— Le vilain mot !… Il ne convient pas du tout lorsqu’il s’agit de passer un agréable moment avec un ami.

Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu sous la colonnade du péristyle, osant à peine croire à ce bonheur et cherchant à retrouver dans l’air la trace de son parfum. Pour le sentir encore un peu, il prit ses béquilles afin de suivre le même chemin mais il les reposa aussitôt. C’était idiot de s’enfiévrer ainsi. La dame de son cœur ne venait-elle pas de lui indiquer, d’un mot, la limite qu’elle entendait donner à leurs relations ? Un ami, rien de plus. C’était déjà beaucoup, sans doute, pour un homme qui, une heure plus tôt, n’osait en espérer autant mais lorsqu’elle s’était assise auprès de lui, son cœur s’était mis à crier de joie cependant qu’il éprouvait un mal fou à retenir les mots qui lui venaient en foule. Oh ! pouvoir lui dire l’amour amassé depuis si longtemps comme un trésor ! Un trésor inutile d’ailleurs et que Pierre ne se reconnaissait pas le droit de dépenser. En dépit de l’attention qu’elle lui montrait, elle demeurait une grande dame et lui un simple employé de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits… même si cette situation modeste lui permettait de rendre, comme Antoine Laurens lui-même, certains services occultes à son pays. Rien ne serait jamais possible entre eux. Bientôt l’orchidée précieuse retrouverait sa place au palais impérial et s’efforcerait d’oublier ces quelques années où l’amour l’avait entraînée plus loin certainement qu’elle ne le souhaitait.

— Il faudra essayer de l’oublier, mon fils ! se dit-il. En attendant prends ce qu’elle veut bien te donner : quelques heures de sa présence pour en faire le bouquet séché dont, plus tard, tu chercheras à retrouver le parfum mais surtout tais-toi ! Il ne faut pas qu’elle sache que tu l’adores ! Elle serait capable d’avoir pitié et ce serait pire que tout !

C’est à ce moment qu’il découvrit qu’il avait oublié de lui demander son adresse…


Pendant ce temps et au fond de la voiture qui la ramenait vers Cimiez, Orchidée elle aussi réfléchissait et cherchait à comprendre pourquoi, tout à l’heure, elle s’était sentie presque heureuse en découvrant que Pierre l’aimait. Car il n’y avait aucun doute à avoir là-dessus. Elle en eut honte d’ailleurs et se reprocha cette petite bouffée de joie comme un crime. Comment la veuve douloureuse d’un homme assassiné depuis moins d’un mois pouvait-elle s’intéresser aux sentiments d’un autre ? Même si elle savait que cet autre était un être de qualité en dépit d’une situation subalterne, c’était indigne de celle qu’elle croyait être. Lorsque l’on porte en soi le sang des grands empereurs mandchous, on doit aux ancêtres et l’on se doit à soi-même de n’éprouver que des sentiments à la hauteur du rang : la douleur éternelle, la soif de vengeance, la recherche constante de la purification qui conduit à la suprême sagesse… Retrouverait-elle tout cela quand les portes de bronze du palais se refermeraient sur elle ? Il le fallait si elle ne voulait pas perdre la face devant sa propre image car, en délaissant ses devoirs et sa patrie pour l’amour d’un Blanc, elle avait commis une grave faute qu’il ne s’agissait pas d’alourdir en se penchant avec complaisance sur les sentiments d’un autre.

C’était une sottise d’avoir promis de revenir, surtout si vite, et la sagesse commandait d’oublier le chemin de l’hôpital Saint-Roch…

« Tu ne peux pas faire cela ! chuchota une douce et complaisante voix intérieure. Il en aurait trop de peine ! Cette visite était une faute mais ce serait injuste d’en laisser supporter tout le poids à un innocent. Tu iras demain, comme promis, mais pour la dernière fois… D’ailleurs tu te fais peut-être des illusions ? Quand on est malade dans une ville où l’on ne connaît personne, la moindre attention doit procurer un grand plaisir… »

Étant ainsi parvenue à un compromis qui lui parut satisfaisant, Orchidée s’efforça de repousser le souvenir d’une paire d’yeux un peu trop attachants. Ce qui l’attendait dans le hall de l’Excelsior Regina y réussit en partie.

En voyant sortir de derrière un aspidistra géant la robuste silhouette de Grigori Kholanchine, la jeune femme frémit et chercha du regard un autre palmier en pot pour se soustraire à la rencontre mais, outre qu’il n’y en avait pas, c’était tout à fait impossible : le Russe lui coupait le chemin vers les ascenseurs et elle se fût couverte de ridicule en battant en retraite vers le grand escalier. Elle prit donc son parti, constatant d’ailleurs à la rectitude de ses pas et au calme de sa personne que Grigori était certainement à jeun. Elle poussa même la longanimité jusqu’à lui adresser la parole la première :

— Comment, prince, vous êtes encore ici ? fit-elle de son ton le plus mondain. Ne vous voyant plus, je vous croyais parti.

Il la salua profondément puis, en se redressant, la couvrit d’un regard d’épagneul malade :

— Parti ?… Non ! Je voudrais mais tout à fait impossible tant que Lydia n’a pas donné réponse.

— Est-ce que vous ne l’avez pas vue ?

— C’est ça tout juste mais venez ! Venez prendre thé avec moi ! Difficile parler en dansant d’un pied sur l’autre devant ascenseurs !

— Vous voulez me parler ?

— Oui. J’ai besoin… compréhension, chaleur d’amitié…

Il semblait si malheureux qu’Orchidée, qui d’ailleurs n’avait rien d’autre à faire, pensa qu’elle pouvait bien lui accorder quelques instants. Le plaisir du thé aiderait à faire passer les confidences.

Comme il sied à un palace arborant la couronne anglaise sur ses menus, ses cartes postales, ses étiquettes et sa publicité en général, l’heure du thé y était élevée à la hauteur d’un rite et le salon où on le célébrait et que prolongeait une terrasse était l’un des plus beaux et des mieux ornés. Défendu du trop grand soleil par des plantes vertes et des stores blancs, il montrait, en dépit de l’affluence, cette atmosphère de dignité sereine et de bon ton qui rappelait un peu celle des clubs de Londres. Le bruit des conversations n’excédait jamais le murmure et seul, parfois, un tintement d’argenterie ou de porcelaine révélait qu’un peuple de serviteurs s’occupait des nombreux clients. L’air sentait les buns chauds, le « Darjeeling » de bon cru, la marmelade d’oranges et la fumée légère des cigarettes de « lattaquié » ou de tabac anglais.

L’entrée de la « dame en blanc » et de son imposant compagnon ne passa pas inaperçue. Un maître d’hôtel qui voilait de respect la vague inquiétude que lui causait l’arrivée d’un client réputé au moins bruyant les guida vers une petite table un peu à l’écart dans l’un des coins-fenêtres, et protégée de plus par une jardinière contenant des plantes exotiques. À la très vive satisfaction d’Orchidée que cette ambiance un rien austère tracassait un peu. Que se passerait-il si son compagnon se mettait à pleurer ou à déclamer de sauvages poèmes d’amour sentant le vent de la steppe et le crottin de cheval ?

Elle s’attendait à ce qu’il commande de la vodka ou du champagne et se trouva grandement soulagée quand il réclama du thé à la mode de son pays tandis qu’elle-même, bien entendu, demandait celui qu’elle préférait.

Nouvelle surprise : il n’entama pas le récit de ses déboires – au propre comme au figuré ! – avant que l’on eût servi. Et même lorsque la petite table fut couverte d’un assortiment de sandwiches, de pâtisseries, d’un service à thé et même d’un samovar, il garda le silence des grandes douleurs dont tout un chacun sait qu’elles sont muettes. Et ce fut seulement quand il eut englouti une grande quantité d’eau bouillante additionnée d’un thé noir comme de l’encre et fait disparaître la plus grande partie du contenu des plateaux qu’il poussa enfin un soupir :

— Partie, ma Lydia !… Partie avec ridicule petit comte italien !… Pourquoi ?

Les yeux se mouillaient déjà et Orchidée craignant que tout le liquide ingurgité se changeât en torrent de larmes, se hâta de lancer la conversation :

— C’est à elle qu’il faut poser la question ! Comment se fait-il que vous ne soyez pas parti à sa recherche ? Vous savez où elle est ?

— San Remo ! fit-il d’une voix caverneuse.

— Alors que faites-vous ici ? Vous devriez être là-bas ?

— Inutile ! fit-il en secouant sa crinière fauve. Petit voyage quelques jours. Doit revenir pour chanter théâtre du Casino. Sera plus facile à attraper surtout quand j’aurai étranglé ridicule petit comte…

— Excellent programme ! approuva Orchidée qui retenait de son mieux une soudaine envie de rire. Pourtant j’avoue ne pas vous comprendre. Vous n’avez pas l’air tellement patient, or vous attendez qu’elle revienne ? N’est-ce pas pénible ?

— Si. Très !… C’est peut-être parce que… attente c’est encore un peu espoir. Si je vais San Remo, Lydia refuse parler avec moi. Alors reste seulement à tirer pistolet… ou étrangler ! Si j’attends… et la vois seule… peut-être elle comprendra…

— Vous pensez qu’en lui passant… ce caprice, elle peut comprendre que vous l’aimez ? Car vous l’aimez vraiment, n’est-ce pas ?

Crigori ne répondit pas tout de suite. Il prit le dernier toast qui restait dans l’assiette, le beurra et plaça soigneusement dessus de fines lamelles d’estragon frais avant d’engouffrer le tout. Puis il regarda sa compagne d’un air si malheureux qu’elle n’eut plus envie de rire et même sentit sa sympathie s’éveiller pour cet autre échappé d’un monde lointain qui était en train de fourvoyer un véritable amour dans ce qui n’était sans doute, pour sa partenaire, qu’une aventure flatteuse mais plus rémunératrice que sentimentale. Même elle tira de son sac un petit mouchoir de batiste brodée et en essuya doucement les grosses larmes avant qu’elles n’aillent imbiber la moustache. Alors il prit sa main au vol et y posa un baiser, puis il renifla et finalement avoua :

— Vous dire grande vérité mais aussi stupide vérité !… Merveilleuse amie ! C’est femme comme vous que prince devrait aimer.

— Il ne faut jamais rien regretter ! Le destin de chacun de nous est écrit… et peut-être qu’un jour vous serez heureux avec Lydia ?

— Difficile croire ! Plus simple en finir : Lydia, ridicule petit comte… et grand prince Grigori !

— Si vous recommencez sur ce sujet, je vous laisse ! À aucun prix vous ne devez le faire ! Même si elle ne veut pas revenir avec vous, même si elle dit qu’elle ne vous aime plus ! Vous détruiriez votre vie pour rien. Vous êtes jeune et vous rencontrerez encore beaucoup de jolies femmes : laissez-la vivre !… et aussi le ridicule petit comte : il arrivera bien un jour où ils se sépareront…

Kholanchine l’écoutait avec la mine d’un croyant qui a vu le ciel s’ouvrir et qu’un ange vient chapitrer. Il en montra une reconnaissance touchante, supplia Orchidée de ne pas l’abandonner durant ces jours si pénibles et, finalement, lui demanda de dîner avec lui. Elle refusa, se disant fatiguée et décidée à prendre le repas du soir dans son appartement mais il était trop content d’avoir trouvé une oreille amie et une douce épaule pour pleurer et il sut se montrer si persuasif qu’elle finit par accepter, pour avoir la paix, de dîner avec lui le lendemain soir au Casino de la jetée.


Lorsqu’elle arriva devant l’hôpital, dans l’après-midi, Orchidée commença par demander s’il lui était possible d’emmener son « malade » faire une promenade. Elle pensait en effet que ce serait moins dangereux de visiter la ville en sa compagnie que de rester assis en tête à tête dans le jardin de l’hôtel à se regarder dans les yeux.

Permission accordée, Pierre accepta volontiers cet agréable changement de décor et quelques intants plus tard tous deux prenaient place dans la calèche découverte mise à la disposition de la « baronne Arnold ».

— Où voulez-vous aller ? demanda Orchidée à son compagnon.

— Ma foi je n’en sais rien. Où vous voudrez.

Le cocher pensa qu’il était temps pour lui de s’en mêler et se retourna pour proposer la très belle promenade du Mont-Boron :

— De là-haut, vous aurez une vue ma-gni-fi-que ! fit-il avec un redoutable accent de terroir. Rien de mieux pour se refaire une santé ! Et puis, quand on est amoureux, c’est le Paradis ! On rêve, on rêve tant qu’on veut !

— Je ne suis pas certain que nous ayons tellement besoin de rêver, dit Pierre avec un sourire amusé. Pourquoi pas la promenade des Anglais, ou le vieux port, ou…

— C’est pas le jour ! fit l’autre sévèrement. Dans toute la ville on prépare le Carnaval de demain et si vous avez envie de vous balader au milieu des échelles…

— Conduisez-nous à l’endroit dont vous parliez ! coupa la jeune femme. C’est une excellente idée.

En effet, dans les artères de la ville où, demain, passerait le cortège du roi Carnaval, on s’activait devant toutes les façades. Sur les murs soudain verdis de guirlandes, on piquait des drapeaux, on garnissait les fenêtres d’un cadre de fleurs cependant que les appuis se rembourraient de satins multicolores. Sur les trottoirs, on hissait de grands mâts entre lesquels couraient des cordons de verre de couleur et de lanternes chinoises. Dans chaque maison on faisait provision de confetti et de « bonbons », ces petites boules de plâtre avec lesquelles on répondrait aux projectiles du défilé.

— Vous avez déjà vu une telle fête ? demanda Orchidée à son compagnon que cette agitation amusait visiblement.

— Une ou deux fois, et si je peux me permettre un conseil, à moins que vous ne soyez invitée dans une demeure particulière, ne quittez pas votre hôtel demain après-midi surtout. Aucune voiture ne peut passer et si vous décidiez de descendre, vous risqueriez d’être piétinée par la foule. Sans compter que vous rentreriez couverte de plâtre… Par contre, lundi il ne faut pas manquer le Corso fleuri qui est un merveilleux spectacle et là vous ne recevrez d’autres projectiles que des fleurs.

— Je ne pourrai pas venir vous voir, alors, demain ? dit Orchidée oubliant totalement sa résolution de se tenir à distance.

— Ce sera la sagesse… fit-il calmement et sans autre commentaire.

Par la rampe de Villefranche, la voiture gagna un chemin forestier qui s’élevait tour à tour sur les flancs du Mont-Boron et ceux du Mont-Alban. À travers les pins, les promeneurs purent apercevoir le phare de Saint-Jean perché sur une pointe, le village d’Èze, la tour de la Turbie, le port de Villefranche et même, un peu plus loin, Bordighera dans une brume de soleil. Et puis soudain, le panorama de Nice s’étala sous leurs yeux tandis que le cocher arrêtait ses chevaux pour les faire reposer.

— Voulez-vous essayer de descendre et de faire quelques pas appuyé à mon bras ? proposa Orchidée. Regardez là-bas ce vieux château avec ses tours pointues et ses créneaux !… Il me donne l’impression d’avoir changé d’époque.

— Moi c’est en Chine que j’avais l’impression d’avoir changé d’époque et je vous avoue que je regrette ce temps-là…

— Malgré… tout ce que vous avez eu à souffrir ? murmura la jeune femme dont la main s’attardait sur la manche de son compagnon.

Il l’en retira doucement puis, avec l’aide du cocher, il descendit de voiture et saisit ses béquilles. Orchidée voulut l’en empêcher.

— Je vous ai proposé mon bras…

— Merci. J’ai entendu mais la charge serait trop lourde. Et je ne veux pas aller loin : simplement au bord de ce plateau…

Elle le suivit et, durant quelques instants ils contemplèrent en silence l’immense paysage marin et les méandres capricieux de la côte qui le cernait d’une frange vert et or, rose et blanc. De là-haut, il était facile d’imaginer qu’en écartant simplement les bras, on pourrait s’envoler comme un oiseau. Pierre pensait que c’était un spectacle à la fois exaltant et délicieux, surtout lorsque l’on est deux à le contempler et il comprenait que ce fût l’excursion favorite des amoureux. Il se disait aussi que c’était une erreur d’être venu là parce qu’un et une cela ne fait pas toujours deux.

Pourtant Orchidée, sans même en avoir conscience, vint tout près de lui. Sans se retourner il le sentit à une légère bouffée de parfum que la brise lui apporta. C’était comme si un bouquet de fleurs venait de se poser sur son épaule. Il ferma les yeux pour mieux le respirer, luttant contre le brusque désir d’abandonner l’un de ses grotesques appuis, de passer un bras autour de cette taille si mince et d’enfouir son visage dans cette fraîcheur embaumée…

Ce fut la voix du cocher qui rompit le charme :

— C’est beau, pas vrai ? cria-t-il. Peuchère ! D’ici, on a l’impression qu’en se penchant juste un peu on pourrait voir jusqu’en Afrique… et même jusqu’en Chine.

Pourquoi avait-il dit ça ? Pierre sentit un frisson courir le long de son dos.

— Quand pensez-vous y retourner ? demanda-t-il d’une voix si basse qu’elle s’enrouait un peu.

— Je ne sais pas…

C’était vrai. À cette minute, son pays lui paraissait encore plus lointain qu’il ne l’était en réalité, situé quelque part dans la lune. Durant le trajet elle avait goûté un extraordinaire moment de douceur qui, devant ce paysage miraculeux, aurait dû atteindre une sorte de point d’orgue. Pourquoi donc Pierre refusait-il son bras, pourquoi repoussait-il sa main ? Pourquoi lui tournait-il le dos ? Elle savait bien qu’elle était en totale contradiction avec les résolutions prises mais elle savait aussi que s’il faisait un seul geste pour l’attirer à lui, elle ne l’en empêcherait pas. Elle avait envie de le voir sourire, de ce charmant sourire asymétrique et incertain qui lui donnait un air un peu mystérieux. Elle avait envie de sentir sa joue contre la sienne, de tenir dans ses mains cette autre main qui tremblait un peu sur l’appui de la béquille… À son tour, elle ferma les yeux.

« Je dois être en train de devenir folle ! » pensa-t-elle mais elle s’approcha encore un peu, jusqu’à ce que son bras touchât celui de Pierre. Sa voix alors lui parvint comme de très loin, peut-être à cause de sa subite altération :

— Nous devrions rentrer ! Il commence à faire frais.

— Comme vous voudrez.

Elle se détourna pour rejoindre la voiture en baissant un peu la tête pour que nul ne vît qu’elle avait envie de pleurer.

Le retour se fit en silence. Quand elle glissait un regard vers Pierre, Orchidée n’apercevait qu’un profil immobile, des paupières ouvertes selon un angle qui ne variait pas. À aucun moment il ne chercha son regard à elle. Par contre, il y avait, au coin de sa bouche un pli amer, un pli douloureux qu’elle voyait pour la première fois. C’était affreusement triste !

Lorsque la voiture s’arrêta devant la porte de l’hôpital, Pierre descendit, aidé par le cocher. Orchidée voulut en faire autant mais, de la main, il l’en dissuada.

— Ne vous donnez pas cette peine !.. Au revoir, Madame et… merci pour cette magnifique promenade.

— Puisque vous l’avez aimée, rien ne nous empêche d’en faire d’autres ? Pas demain, bien sûr, puisque vous pensez qu’il est préférable que je reste à Cimiez mais…

— Non. Je vous en prie, ne vous dérangez plus pour moi !

— Vous ne voulez plus que je vienne vous voir ? fit-elle peinée.

— Ne me croyez pas ingrat, mais je vous l’ai dit : je ne supporte pas la pitié.

— Il n’en a jamais été question et je vous assure…

— Il se peut que vous n’en soyez pas tout à fait consciente parce que votre cœur est généreux mais c’est le seul sentiment qu’un… éclopé peut inspirer. Non, n’ajoutez rien de plus ! Je vous dois quelques moments de joie et je n’en veux pas davantage. Sinon… tout pourrait devenir plus difficile…

— Est-ce que vous n’êtes pas un peu trop modeste… ou un peu trop fier ?

— Je ne sais pas… Adieu, Madame ! N’ayez aucun regret : je vais quitter bientôt cet hôpital et reprendre mon service à bord du Méditerranée-Express peu après.

— Ce serait imprudent ! Vous n’êtes pas encore guéri.

— Il en manque si peu ! En outre, je ne me sens jamais aussi heureux que dans mon train… C’est… c’est ma maison, vous comprenez ?

Une infirmière qui avait dû observer le dialogue et qui trouvait sans doute que le blessé demeurait trop longtemps debout surgit à cet instant avec une petite voiture :

— Assez d’imprudences, Monsieur Bault ! fit-elle d’un ton mécontent. Il faut aller vous étendre !

Pierre eut un petit rire plein de dérision :

— Vous n’êtes pas charitable, Mademoiselle ! J’étais en train d’évoquer un grand express et vous m’offrez une brouette…

— Si vous voulez le reprendre, votre express, commencez donc par la brouette ! En voiture ! Et veuillez m’excuser de ne pas avoir de sifflet à ma disposition.

Sous sa poigne vigoureuse, l’engin et son occupant furent avalés en un rien de temps par la gueule béante de la grande entrée. Ils avaient même disparu depuis un petit moment quand le cocher, devant l’immobilité de sa cliente, jugea qu’il était peut-être temps de la ramener sur terre.

— Hé bé ! soupira-t-il sans songer un instant à dissimuler le fond de sa pensée. En voilà une fin de promenade ! Qu’on me coupe en petits morceaux si j’aurais pas juré que vous étiez des amoureux tous les deux !

— Et qui donc vous demande votre opinion ? riposta Orchidée soudain furieuse. Mêlez-vous de ce qui vous regarde… et ramenez-moi à l’hôtel ! En voilà assez !

Si on lui avait posé la question, elle eût éprouvé quelque difficulté à dire ce qu’elle entendait par là mais, au fond, c’était une façon comme une autre d’affirmer son intention de tourner une page. Elle s’était trompée en pensant que Pierre l’aimait et si cette constatation se révélait un tout petit peu douloureuse, elle n’en était pas moins salutaire. Une heure plus tôt, s’il avait seulement dit les mots qu’elle attendait, elle eût peut-être tout abandonné de ses projets pour un destin sans aucune grandeur qui l’eût couverte de honte devant l’autel des ancêtres où, d’ailleurs, il lui eût été à jamais interdit de s’agenouiller. Il était temps, grand temps, d’en finir avec la France et ses habitants ! Et s’il fallait aller chercher Étienne Blanchard au fond de l’Italie, eh bien elle irait ! Dès que Lartigue referait surface et lui apporterait des nouvelles, elle bouclerait ses bagages ! En attendant, il fallait accomplir ici une dernière bonne action en allant dîner avec le pauvre prince Kholanchine, mais ensuite il ne faudrait plus jamais lui parler de charité !


Construit au bout d’une estacade sur le lit du Paillon, le clair petit torrent où les lavandières venaient laver leur linge à grands coups de battoirs et d’éclats de rire, le Casino de la jetée avait l’air d’un gros bijou baroque planté dans l’eau bleue de la Méditerranée. Cette impression venait des verres de couleur, enchâssés dans une armature de fer, qui, auprès d’une grosse coupole vaguement byzantine, composaient une sorte de petit palais oriental avec tours à bulbes et fenêtres tarabiscotées, le tout couronné d’un génie ailé et doré du plus bel effet.

Les salles de jeu en étaient très fréquentées par une clientèle riche et internationale. Ainsi d’ailleurs que le restaurant sur lequel régnait, comme sur celui du Casino municipal dont il était une dépendance, un Roumain de trente-cinq ans, fort rompu aux usages de la haute société, aimable et disert, qui se nommait Negresco[4]

Ce fut lui qui accueillit Orchidée et son prince russe, à l’entrée de la grande salle ornée de plantes vertes et de gros bouquets. L’éclairage des tables y était doux, flatteur pour les visages et volontairement assourdi pour n’occulter en rien la vue magique de la ville illuminée dont le reflet s’étendait sur la mer.

Le coup d’œil offert par les dîneurs était, lui aussi, bien joli. Ce n’étaient qu’hommes en habit et cravate blanche, le revers fleuri de gardénias, femmes superbement parées, enroulées de satins, de tulles, de velours, de crêpes de Chine, de dentelles sur lesquels scintillaient diamants, rubis, émeraudes et saphirs ou bien luisaient doucement l’éclat laiteux des perles. Le plumage d’une quantité d’oiseaux exotiques, aigrettes, autruches ou paradis, frissonnait dans les chevelures et donnait à cette salle l’apparence d’une volière cependant qu’abrités en partie sous une forêt d’araucarias, d’aspidistras, de yuccas et de dracænas, un orchestre de cordes jouait de langoureuses valses anglaises.

Coulée dans une robe de dentelle blanche qui soulignait les lignes de son corps élégant, des étoiles de diamant au corsage, aux oreilles et dans ses cheveux noirs coiffés bas, Orchidée fit d’autant plus sensation qu’au milieu de décolletés vertigineux, sa robe ne montrait sa peau que par transparence et, couvrant ses bras et son long cou, ne laissait à nu que la fleur délicate de son visage. Derrière elle l’immense Grigori faisait figure de chevalier d’une grande reine et ce fut sous le feu d’une centaine de regards qu’ils gagnèrent leur table près d’une des baies.

Chemin faisant, le prince adressa quelques saluts sans s’arrêter pour ne pas mettre sa compagne dans l’embarras mais, une fois assis, son regard bleu, extraordinairement clair et paisible ce soir, fit le tour de l’assistance. Grâce à lui, Orchidée sut qu’il y avait là un grand-duc russe, la duchesse de Marlborough, le pianiste polonais Paderewski, l’Américain Pierpont Morgan, le maharajah de Pudukota déjà rencontré à l’hôtel mais qui arborait cette fois un turban neigeux piqué d’une émeraude grosse comme un petit œuf de poule, la belle Gaby Deslys sous une parure de perles noires sans rivales, le prince autrichien Kevenhüller, et un petit jeune homme brun, au visage rond, à la moustache frisée dont l’habit, coupé à Londres, n’indiquait nullement qu’il était l’Aga Khan III, descendant du Prophète.

D’autres noms, moins illustres, venaient tout naturellement aux lèvres de Grigori. Il se révélait un conteur aimable, indulgent et très intéressant, surtout quand, ayant épuisé les plaisirs de l’assistance et tandis que tous deux dégustaient langoustes et palourdes farcies, il évoqua pour sa belle compagne les rives de la Volga et de la mer Caspienne où se situait son immense domaine, les steppes fleuries d’iris au printemps sous le vol des canards sauvages venus nicher dans les roseaux du fleuve presque au pied des antiques murailles du château gardées jour et nuit par des Tcherkesses en armes.

En l’écoutant, Orchidée pensait que l’amour faisait bien mal les choses ! Cet homme pouvait offrir à une femme tout ce dont elle rêvait, il était jeune et d’une certaine façon séduisant ; son nom et sa fortune suffisaient pour lui permettre de briguer la main d’une princesse royale et cependant il brûlait de passion pour une petite théâtreuse née sur le vieux port de Nice et qui, très certainement, s’ennuierait à mourir dans les splendeurs quasi sauvages que son amoureux décrivait. Lorsque l’on a l’habitude d’une vie joyeuse menée sous le ciel de Paris et même si l’on dépose à vos pieds des trésors, il doit être lassant de plonger à longueur de journée ses mains dans les pierreries et de chercher à inventer de nouvelles parures.

À ce point de ses réflexions, Orchidée se surprit elle-même. Au fond, cette vie telle qu’elle l’imaginait était à peu près celle des nobles dames de son propre pays et des concubines impériales ou princières. Elle aurait même dû être la sienne. D’où venait, tout à coup, qu’elle pouvait comprendre les aspirations et les réactions d’une jeune femme placée par la naissance à des années-lumière d’elle-même ? L’amour d’un Européen, la magie de Paris, ses outrances, ses folies, ses crimes et ses excès mais aussi son magnétisme, son charme et ses sortilèges possédaient-ils le pouvoir de changer une âme, de l’amener à devenir leur complice ? Et comment parvenir à le faire comprendre à un amoureux capable néanmoins d’évoquer sa terre natale avec une si poignante ferveur ? D’ailleurs en avait-elle réellement envie ? C’est tellement vain et tellement stupide de vouloir se mêler à tout prix des affaires des autres ! Tout ce qu’il lui était possible de faire, ce soir, c’était écouter, sourire et offrir à cet écorché vif la détente d’une soirée pleine de chaleur amicale. N’était-elle pas elle-même tout à fait incapable de « délabyrinther » ses sentiments ainsi que le disait une fieffée coquette dans une admirable pièce de M. Edmond Rostand dont elle avait oublié le titre[5].

Les choses allaient au mieux et la soirée promettait d’être une réussite quand soudain tout bascula dans le bruit et la fureur.

Tournant le dos à l’entrée du restaurant, elle ne comprit pas d’abord pourquoi Kholanchine s’arrêtait brusquement de parler et se figeait tandis que son œil devenait glauque et qu’une bouffée de chaleur montait de son faux-col à son visage. Une de ces prémonitions qui vous font couler dans le dos un petit ruisseau glacé lui tourna la tête et elle vit, drapée dans un fabuleux métrage de satin rose dragée dont la large ceinture ne faisait que souligner la quasi-nudité des seins et des épaules sous une cascade de diamants, la blonde Lydia d’Auvray, maniant un éventail de plumes assorties et qui venait de faire une entrée sensationnelle suivie d’un jeune homme brun, grand et mince dont le visage étroit et le profil nettement découpé n’étaient pas inconnus d’Orchidée. Sans l’épaisse moustache noire, il lui parut même qu’elle eût pu mettre immédiatement un nom sur cette figure… Et soudain la lumière se fit : cet élégant dîneur ressemblait curieusement à l’homme qu’au jour des funérailles d’Édouard elle avait pu dévisager à l’abri du voile de crêpe tombant de son chapeau… son beau-frère, Étienne Blanchard en personne, ou alors son sosie.

Elle n’eut pas le temps de se poser beaucoup de questions. Déjà Grigori, oubliant totalement sa présence, quittait la table et s’avançait vers le couple. Lydia qui faisait un petit signe d’amitié au chef d’orchestre le vit trop tard. Déjà, il la saisissait par le poignet et cherchait à l’entraîner vers la sortie… Lydia, alors, poussa une sorte de hennissement qui fit que tout le monde se retourna en pensant qu’un cheval venait d’entrer dans le restaurant. L’illusion fut courte car tout de suite elle se mit à se débattre en poussant des cris perçants. Son compagnon tenta courageusement de l’arracher à son ravisseur et n’en fût sans doute pas venu à bout si le maître d’hôtel, affolé, n’avait volé à son secours flanqué de deux serveurs, que rejoignit le directeur en personne.

Un instant la bataille fit rage non sans provoquer la déroute d’un sublime plat de canard à l’orange qu’un chef de rang apportait majestueusement en l’élevant à deux mains, comme un évêque son ostensoir, à la table du maharajah de Pudukota. Le canard partit dans une direction, les oranges dans une autre, sans causer beaucoup de dommages sinon au tapis, à la seule exception d’une mince rondelle de fruit enrobée de sauce qui vint se loger douillettement entre les seins rebondis de l’épouse d’un banquier belge.

M. Negresco s’efforçait de pousser les perturbateurs vers la sortie. Orchidée, se voyant mal achever de dîner seule après un pareil esclandre, se levait de table aussi bien pour sortir que pour voir la scène de plus près quand son voisin, un homme d’une cinquantaine d’années portant monocle, moustache en brosse et cheveux poivre et sel qui dînait seul, se précipita pour écarter sa chaise et lui offrir son bras en se présentant brièvement dans un excellent français tout juste teinté d’accent britannique :

— Lord Sherwood, Madame ! Voulez-vous me permettre de vous reconduire ? Il est inadmissible que vous quittiez seule cette maison.

Orchidée accepta d’un sourire et prit avec dignité le chemin de la sortie, un chemin encore obstrué par le groupe agité dont Lydia d’Auvray était le centre. Cependant les voies de faits cessaient pour laisser place à une discussion qui ne s’annonçait guère plus cordiale. La voix de basse-taille du Russe tonnait au-dessus des gémissements hystériques de Lydia, des protestations méprisantes de son compagnon et des représentations anxieuses des intermédiaires comme un bourdon de cathédrale au-dessus de carillons plus modestes.

Kholanchine réclamait la divette comme sa propriété, assurant qu’ayant rompu sans l’en avertir le contrat moral (?) passé entre eux mais sans oublier d’emporter les bijoux dont il l’avait couverte, elle ne pouvait se commettre avec un « ridicule petit comte italien » et devait rentrer au bercail.

— Monsieur, riposta l’interpellé, sachez d’abord qu’un Alfieri ne saurait tolérer les injures d’un ours moscovite assez pingre pour reprocher quelques babioles à une jolie femme…

— Babioles ? rugit Grigori, les diamants de princesse ma grand-mère offerts à elle par tzar Alexandre Ier ? J’ai fait présent parce que je comptais épouser…

— Mais Gri-gri, larmoya Lydia, je t’ai déjà dit que je n’ai pas envie de me marier. Je suis trop jeune !

— Vingt-trois ans, c’est juste à temps ! Filles nobles se marient à quinze ou seize ans. Après : trop vieilles !

Cette mise au point publique de son âge – elle en avouait dix-neuf – fit redoubler les sanglots de la malheureuse et provoqua chez le « comte Alfieri » un redoublement de colère.

— Eh ! reprenez-les vos bijoux si vous y tenez tellement ! Lydia en aura d’autres !

D’un geste furieux il allait arracher le collier du cou de la jeune femme quand celle-ci protesta avec véhémence : elle ne voulait en aucune façon se séparer de pierres qu’elle aimait dans l’attente hypothétique d’autres qui ne viendraient peut-être jamais.

— Elles sont à moi et je ne veux pas qu’on me les prenne !

Ce qui parut ravir son ancien amant pour qui les diamants de sa grand-mère étaient inséparables de sa personne :

— Petite colombe ! Tu ravis mon cœur. Reviens, tu auras aussi émeraudes, saphirs…

— C’est ce qui s’appelle de l’amour désintéressé ! lança Alfieri, sarcastique. Il est évident qu’elle vous aime pour vous-même ! Allons, Lydia, cessez de vous comporter comme une enfant gâtée ! Songez à ce que je vous ai promis et…

Parole imprudente. Avec un grognement sauvage, Grigori se jeta sur lui et tout eût été à recommencer si le comte italien n’eût esquivé habilement la charge. Le Russe alla s’écrouler dans les bras d’un chasseur qui plia sous le poids, se releva avec une incroyable souplesse et fonça de nouveau sur son ennemi. Negresco et le maître d’hôtel le retinrent à temps mais il écumait de colère et couvrit l’autre d’injures bilingues dont une bonne moitié au moins était on ne peut plus compréhensibles. Attaqué dans ses mœurs intimes autant que dans la vertu de sa mère, l’Italien, blanc de colère, gifla l’irascible prince que ce traitement calma tout net. Ou a peu près…

— Je vais tuer misérable moujik ! Au sabre !… hurla-t-il.

— Permettez, Madame ! fit le nouveau cavalier d’Orchidée. Il est temps que je mette de l’ordre !

Laissant la jeune femme à l’abri d’un palmier nain, il s’avança entre les deux hommes :

— Puis-je vous rappeler au sens de la dignité, gentlemen, et par la même occasion vous offrir mes services puisque, apparemment, vous ne sauriez sortir de cette situation sans vous rendre sur le pré…

— Vous voulez que je me batte en duel avec ce… cet homme des cavernes ? glapit l’Italien. Tout ce qu’il mérite c’est une volée de coups de bâton… Que je suis tout prêt à lui offrir d’ailleurs !

— Ce n’est pas si simple, coupa Sherwood. Le prince Kholanchine, outre qu’il est cousin de Sa Majesté le Tzar, se trouve être l’offensé puisque vous l’avez giflé. Le choix des armes lui appartient donc et vous n’avez aucun moyen de vous dérober sous peine de forfaiture !

— Bravo ! Très bien ! applaudit Grigori en roulant furieusement les r. J’ai déjà dit : sabre ! Mais sabre cosaque. Pas ridicule petite chose européenne !

— Pourquoi pas un cimeterre ou un yatagan, pendant que vous y êtes ? gronda Alfieri. C’est grotesque !

— Le comte n’a pas tout à fait tort, fit sèchement l’Anglais. Le folklore ne saurait intervenir dans une affaire d’honneur et les chances doivent être égales. Veuillez faire choix de vos témoins, gentlemen, et je réglerai le combat. Mais auparavant je tiens à dire, prince, que si je n’anticipais pas pour vous une leçon méritée, je m’en chargerais volontiers moi-même.

— Pourquoi ? fit Grigori en ouvrant de grands yeux douloureusement surpris. Vous êtes inconnu pour moi…

— Sans doute mais vous ne vous en êtes pas moins conduit comme un goujat. Quand on a l’honneur d’escorter une dame aussi distinguée que belle, on ne la plante pas là en plein restaurant pour courir après une autre. Aussi lorsque le comte Alfieri sera satisfait, j’aurai, moi, le plaisir de vous boxer ! À présent, voici ma carte. J’ajoute que mon yacht, le Robin Hood, est ancré dans le port. Je serai à bord dès que j’aurai raccompagné cette lady chez elle et j’y attendrai vos témoins. Gentlemen !

Un salut bref et lord Sherwood, tournant les talons, s’en vint offrir derechef son bras à Orchidée que jusqu’à présent aucun des protagonistes de la scène n’avait remarquée. N’écoutant que ses remords Grigori voulut lui emboîter le pas mais l’autre l’en empêcha d’un sec :

— Il suffit, prince ! Seul le silence peut vous éviter un nouveau ridicule !

Le groupe, et tous les curieux qui s’étaient agglutinés autour, s’écarta devant le couple. Lorsque la jeune femme quitta le clair-obscur des palmiers en pots et apparut en pleine lumière, blanche et véritablement royale dans ses dentelles neigeuses, Lydia d’Auvray ne put retenir une exclamation :

— Oh ! Mais c’est ma princesse ! Comme je suis contente et…

Quelqu’un dut la faire taire et la retenir. Orchidée, d’ailleurs, réussit à ne pas tourner la tête et sa sortie au bras du lord s’effectua au milieu d’un murmure admiratif tandis qu’un groom courait avertir le voiturier d’appeler l’équipage de lord Sherwood. Elle s’était contrainte à ne pas poser son regard sur cet étrange comte Alfieri dont la ressemblance avec un beau-frère exécré lui semblait de plus en plus frappante. Elle ignora ainsi qu’il la suivit des yeux jusqu’à ce que l’écume de sa traîne eût disparu dans l’ombre des grands rideaux de velours pourpre.

En fait d’équipage, celui de lord Sherwood se composait uniquement de chevaux-vapeur : ceux dissimulés sous le capot d’une puissante automobile Panhard et Levassor rutilante de cuivres et conduite par un immense Sikh barbu dont le turban blanc semblait flotter au-dessus de la voiture comme une petite lune.

— J’espère, Madame, que cet engin ne vous fait pas peur ? dit le lord en aidant la jeune femme à s’installer sur les coussins de cuir. Sinon nous prendrons une calèche.

Pour rien au monde, Orchidée n’eût avoué qu’elle détestait ces mécaniques bruyantes et pestilentielles. Il n’est jamais bon de décourager les bonnes volontés. Elle se laissa donc envelopper, par-dessus sa cape d’hermine, d’un vaste cache-poussière muni d’un capuchon et le « mécanicien » lui étala sur les genoux une couverture en peau de léopard doublée de velours tandis que son nouveau chevalier servant enfilait sur son habit un paletot en chèvre du Tibet, se coiffait d’une casquette à carreaux et chaussait de grosses lunettes qui lui donnaient l’air d’un batracien moustachu.

— J’aime à mener moi-même, fit-il, mais rassurez-vous, je n’irai pas vite.

Après quoi, il s’installa sur le siège. Le Sikh prit respectueusement place auprès de lui et l’on partit à travers la ville brillamment éclairée.

Tandis que la machine pétaradait allègrement sur la route de Cimiez, Orchidée pensait que sa bonne action tournait bien mal : au lieu d’apporter un réconfort au pauvre Grigori, cette soirée lui valait un duel. Quant à elle-même, non seulement elle n’avait eu droit qu’à la moitié d’un dîner – et elle avait encore faim ! – mais en plus, le Tcherkesse semblait l’avoir complètement oubliée. Le dernier coup d’œil qu’elle lui avait jeté le montrait à nouveau rivé au bras de la belle Lydia qu’il couvait d’un regard passionné. Cependant elle n’arrivait pas à lui en vouloir : c’était un personnage extrêmement distrayant. Au fond, elle lui était même plutôt reconnaissante : sans lui elle n’aurait jamais rencontré ce curieux comte Alfieri dont la personnalité faisait naître dans son esprit toute une série de points d’interrogation…

Elle en était à penser que, dès le matin, elle enverrait un billet chez le cousin de Robert Lartigue, car seul le journaliste lui paraissait capable de résoudre ce mystère, quand la voiture s’arrêta devant l’entrée de l’Excelsior Regina. Lord Sherwood sauta à bas de sa machine, tout en se dépouillant de sa peau de bique, tandis que la jeune femme se déballait elle-même, et vint l’aider à mettre pied à terre.

— J’aurais été fort heureux, Madame, de vous offrir une plus agréable fin de soirée, dit-il, mais je dois rentrer à bord pour recevoir les témoins des adversaires.

— Je vous en prie, ne vous excusez pas ! Vous m’avez tirée d’une situation pénible et je vous en remercie. Puis-je, néanmoins, vous demander une grâce ?

— Je suis à votre service. Laquelle ?

— Celle de ce pauvre prince Kholanchine. Renoncez, je vous en prie, à le… boxer ? C’est bien ça ?

— C’est tout à fait ça ! approuva le lord. Il le mérite amplement.

— Non, car j’avais accepté de dîner avec lui avec la seule pensée de l’aider à passer quelques-unes des heures difficiles que lui fait éprouver un amour, mal placé peut-être, mais très sincère. Quand il a vu celle qu’il ne cesse de regretter il a tout oublié.

— Même vous ?

— Même moi et je ne peux vraiment pas lui en vouloir. J’ai de la sympathie pour lui.

L’ombre d’un sourire passa sur le visage un rien empesé de l’Anglais. Il s’inclina légèrement :

— Il sera fait selon vos désirs, Madame. Où dois-je dire… princesse ?

Apparemment il possédait d’excellentes oreilles. Orchidée sourit :

— Je l’étais mais ne suis plus que la baronne Arnold. Bonne nuit, lord Sherwood, et encore merci !

— Encore un mot, baronne !… Me feriez-vous l’honheur et le plaisir de venir demain déjeuner à bord du Robin Hood ? Vous pourrez ainsi connaître l’issue du combat. En outre j’y recevrai des amis désireux d’assister d’un peu loin au début du Carnaval en évitant ainsi d’être couverts de plâtre. Viendrez-vous ?

Orchidée accepta sans hésiter mais refusa qu’on lui envoie « Abdul Singh et la voiture ». Celle que l’hôtel mettait à sa disposition ferait tout à fait l’affaire et l’idée de respirer des odeurs de pétrole avant le déjeuner lui donnait mal au cœur.

Rentrée dans son appartement, elle griffonna hâtivement quelques mots puis sonna la femme de chambre, lui remit la lettre en insistant pour qu’elle soit portée tôt le matin, demanda qu’on lui serve du thé et des petits gâteaux puis se fit déshabiller et se coucha mais fut longue à trouver le sommeil : le visage moustachu du comte Alfieri la hantait. Était-elle victime d’une illusion ou bien s’agissait-il vraiment de l’homme dont elle avait juré la mort ?

CHAPITRE XI À BORD DU ROBIN HOOD…

Robert Lartigue se mit à fourrager à pleines mains dans ses boucles blondes puis tira de sa poche un carnet et le porte-plume à réservoir Waterman dont il était si fier.

— Alfieri ? fit-il. Vous êtes bien sûre que c’est ce nom-là ?

De sous le bord de son grand chapeau bergère, Orchidée regarda le journaliste avec sévérité.

— Vous avez quelque chose contre ?

— N… on mais je trouve ça incroyable. Vous êtes bien sûre de la ressemblance ? Il peut s’agir d’un sosie ? Il paraît que nous en avons tous un…

— Je ne dis pas le contraire mais, en général, les différences sont plus marquées. Ici, il s’agit uniquement d’une moustache.

— Rien de plus facile à imiter ! Et la voix ?

— C’est la même. J’en jurerais !

— Évidemment !

Lartigue prit quelques notes, visiblement sans grand enthousiasme. Il semblait tracassé :

— Naturellement, vous n’avez pas son adresse ?

— Du comte Alfieri ? Non. Pas encore mais je peux peut-être l’obtenir. Tout à l’heure je déjeune sur le yacht de lord Sherwood. Il a dirigé le duel… J’essaierai de savoir…

— Et ce duel, vous n’en connaissez pas l’issue ?

Orchidée se leva, fit quelques pas sur la terrasse où elle avait choisi de recevoir le journaliste.

— Non mais je suppose qu’il n’a pas dû causer beaucoup de mal. Si je vous emmenais dans mon appartement vous verriez qu’il est rempli de fleurs. Vers le milieu de la matinée on m’a apporté d’énormes brassées d’œillets, de mimosas, de violettes, de gardénias et, que sais-je encore ? : le contenu d’une boutique de fleuriste tout entière accompagné d’un mot du prince Kholanchine.

Elle tendit à Lartigue le bristol armorié sur lequel une main appliquée avait écrit : « Merci et pardon, parfaite amie ! Grigori n’oubliera jamais. »

— Il n’est pas rentré à l’hôtel ?

— Non. Igor, son domestique, et les serviteurs d’une dame dont je n’ai pas retenu le nom sont venus chercher ses bagages et payer la note, j’imagine.

— Une chose est certaine : il n’est pas mort. Reste à savoir ce qu’il est advenu de son adversaire. Vous vous avancez beaucoup en disant que le duel n’a pas dû faire beaucoup de dégâts : le cosaque est bien capable d’avoir embroché l’Italien ?

— J’espère le savoir tout à l’heure. En attendant, j’aimerais que vous vous renseigniez sur cet Alfieri. Que ce soit auprès des journaux ou même de la police, un journaliste de votre force doit être capable d’apprendre bien des choses ?…

— Quand on se bat, on n’y mêle pas la police mais après un pareil esclandre elle a bien dû entendre quelques échos…

Visiblement, il répondait machinalement et son esprit était ailleurs. Orchidée murmura :

— Vous ne croyez pas qu’Étienne Blanchard et cet Alfieri puissent n’être qu’une seule et même personne ?

— Non, je l’avoue. C’est tellement invraisemblable ! Pour quelle raison un homme appartenant à l’une des familles les plus huppées de la ville, donc assez connu tout de même, aurait-il l’idée de se fabriquer une fausse identité pour mener une double vie dans cette même ville ? À Paris ça pourrait passer mais ici ?…

— Dans le voyage que vous venez de faire, avez-vous trouvé la trace d’Étienne Blanchard ?

— Pas la moindre. Je ne sais pas pourquoi on m’a parlé de la Riviera italienne. J’ai fait tous les hôtels convenables entre Bordighera et Gênes. Il n’a été inscrit nulle part. Il doit être allé beaucoup plus loin : quand on veut avoir la paix ce n’est pas très malin de donner son adresse… Bon ! À présent, je vais vous laisser mais, si vous le permettez, je reviendrai ce soir en espérant que vous aurez appris quelque chose chez votre Anglais…

— Qu’allez-vous faire de votre journée ?

Lartigue grimaça un sourire et reprit sur une chaise le panama cabossé qu’il y avait déposé en arrivant.

— Quelques visites ! Par exemple dans les hôtels de Nice pour essayer de trouver trace de cet Alfieri. Je sais déjà qu’il n’est pas dans celui-ci : c’est toujours ça !

— Bonne chasse !

Orchidée regarda la petite montre attachée à sa ceinture par une châtelaine. L’heure avançait et, en dépit de l’envie qu’elle éprouvait de s’attarder un peu au soleil sur cette terrasse fleurie d’où l’on entendait tinter les cloches du petit couvent voisin appelant les fidèles à la messe dominicale, il était temps d’aller changer de toilette avant de se rendre à l’invitation de lord Sherwood.

On pouvait trouver bizarre, à première vue, l’idée d’amarrer un yacht dans le vieux port de Lympia (des Eaux Pures) fréquenté par les courriers pour la Corse et les bateaux de pêche au lieu d’en étaler la splendeur dans l’admirable baie des Anges que le Créateur semblait avoir dessinée pour la seule joie de vivre. Cela tenait autant au caractère du propriétaire, fort amateur de folklore et de couleur locale, qu’au fait que le Robin Hood était un steamer de fort tonnage à peine moins imposant que le Britannia du roi Édouard VII.

Pareil navire ne représentait pas, d’ailleurs, la simple fantaisie d’un homme riche : voyageur passionné et grand marin devant l’Éternel, le lord se fût senti déshonoré en prenant passage à bord d’un quelconque long-courrier ou autre paquebot. Ses mâts, ses cheminées et son fanion s’étaient découpés sur tous les cieux, sur toutes les mers du monde, même sur les gigantesques vagues du Sud austral et, pour lui, appareiller à destination du Japon, de l’Amérique ou des îles Sandwich était aussi simple et naturel que, pour un Londonien moyen, prendre un omnibus pour Chelsea. Aussi préférait-il toujours un véritable port même s’il y voisinait avec des rafiots plus ou moins rouillés et de pittoresques tartanes sentant fortement le poisson et les algues. Les élégants mouillages pour navires de plaisance n’étaient pas sa « cup of tea » !

Au surplus, le cadre de la Lympia lui donnait d’ailleurs pleinement raison : serré entre les pentes du Mont-Boron et le roc du Château, le port faisait surgir de l’eau un jaillissement de vieilles maisons dont les murs patinés allaient de l’ocre au pourpre foncé en passant par des roseurs de chair et des brillances de corail. Des plantes grimpantes s’y accrochaient avec des filets en train de sécher et la lumière, selon l’heure, s’y faisait douce ou éclatante. Le flot, évidemment, ne possédait plus sa limpidité d’antan : les moirures du pétrole y remplaçaient parfois l’écume scintillante que soulevaient jadis les rames des galères mais les terrasses des petits cafés s’y emplissaient, à l’heure de l’apéritif, d’une foule bigarrée et bon enfant dont les rires et les plaisanteries faisaient chanter tout le décor… Au milieu de ces couleurs, la longue coque blanche du Robin Hood mettait une note d’élégance pure et de raffinement offrant un agréable contrepoint aux ruines sévères du château au pied duquel il était amarré.

Lord Sherwood accueillit Orchidée à la coupée de son bateau. Il arborait un demi-sourire qui était chez lui le signe d’une extrême satisfaction ou d’une grande gaieté.

— Vous êtes l’exactitude en personne, baronne, et j’en suis très heureux. En effet, je vous ai demandé de venir à cette heure dans l’espoir de pouvoir causer un instant avec vous avant l’arrivée de mes autres invités. Voulez-vous une coupe de champagne ?

Tout en parlant, il la guidait vers la plage avant où, sous une tente, un salon de rotin et de chintz était disposé autour d’une table supportant des verres et des boissons variées. Le Sikh de la veille, qui remplissait les doubles fonctions de chauffeur et de maître d’hôtel, se tenait debout à côté de la table, prêt à servir. Orchidée déclina le champagne offert mais accepta un verre de porto. Son hôte prit un whisky écossais, après quoi le serviteur se retira :

— Vous désiriez me parler ? demanda la jeune femme.

— Bien entendu ! Je pensais que vous souhaiteriez connaître le résultat de l’affaire d’hier soir ?

— En effet et je vous remercie de nous avoir ménagé ces quelques instants. Pour ma part j’ai reçu un mot accompagnant une quantité de fleurs de la part du prince. D’où j’ai conclu qu’il s’en est tiré sans trop de dommages mais j’avoue un peu d’inquiétude pour son adversaire ?

— Ne soyez pas en peine. Il va assez bien. Vous pourrez vous en assurer tout à l’heure car je l’ai prié à déjeuner en compagnie de la grande dame qui a bien voulu nous prêter son jardin. Il se trouve d’ailleurs qu’elle est une amie du prince Grigori comme de moi-même.

— Ainsi, grâce aux dieux, cette affaire stupide n’a pas tourné au drame ?

— Au drame ? Vous voulez dire, baronne, que nous avons donné dans l’opéra-bouffe.

Et il se mit à raconter comment le combat s’était achevé rapidement, après quelques passes d’armes, les combattants s’étant égratignés mutuellement avec une simultanéité tout à fait remarquable.

— Nous avions, les témoins et moi-même, obtenu que l’on s’arrêterait au premier sang ; la dame en l’honneur de qui l’on se battait ne méritant guère que l’on s’égorgeât pour elle. Notre jugement se trouva renforcé quand nous la trouvâmes debout dans une voiture barrant la sortie du domaine, gémissant et sanglotant sous un deuil d’opérette et en compagnie d’un reporter du Petit Niçois…

— Elle avait prévenu les journaux ?

— Eh oui ! Enfin, ce qu’elle a pu trouver. Dans son métier une bonne publicité n’est pas à dédaigner. Elle ne pouvait rêver mieux qu’un duel.

Orchidée ne put s’empêcher de rire :

— Si je vous ai bien compris, tous deux ont été blessés ? Lequel a-t-elle choisi de soigner ?

— À votre avis ?

La jeune femme n’hésita même pas. Elle n’aurait pas reçu tant de fleurs si Grigori avait été malheureux.

— Je parie pour celui qu’elle appelle « Gri-gri ». On ne tourne pas le dos à quelqu’un qui vous offre les trésors de Golconde.

— Gagné ! Elle a couru se jeter à son cou en versant des torrents de larmes et en accablant de sa malédiction le pauvre Alfieri qui n’était plus là pour les entendre : il m’avait déjà demandé de le recueillir dans ma voiture pour échapper aux journalistes.

— C’est un Italien, n’est-ce pas ? Savez-vous d’où il vient ?

— De Rome… ou plutôt de Sardaigne ! Oui, il me semble que c’est cela. Il voyage beaucoup mais revient toujours à Nice pour le Carnaval. Il y possède une maison, je crois.

— Somme toute, vous ne le connaissez pas ? Pas plus que moi, d’ailleurs, et cependant vous nous avez invités l’un et l’autre aujourd’hui. Pourquoi ?

Lord Sherwood prit un moment pour répondre, employant ce temps à dévisager aimablement sa belle visiteuse :

— Votre miroir, Madame, vous donnerait une meilleure réponse que je ne saurais le faire, fit-il galamment, mais je dirais que j’aime à recevoir ici des personnalités hors du commun. Certaines demeurent mes amies, d’autres ne font que passer… Au nombre des premières, il y a la princesse Yourievski chez qui nous étions ce matin. C’est une femme extraordinaire : elle a été d’une grande beauté dont il ne reste rien, malheureusement. Le tzar Alexandre II qui l’épousa morganatiquement l’aurait sans doute élevée au trône s’il n’avait été assassiné. Elle a quitté la Russie après sa mort et vit la plupart du temps à Nice où elle possède, sur les collines, une grande culture de fleurs.

— Et… le comte Alfieri vous est apparu comme étant une personnalité hors du commun ?

— Dans un sens, oui… mais surtout il a demandé à vous être présenté.

— À moi ? Quelle idée !

— Je ne la trouve pas si sotte. Je crois que vous avez fait grande impression sur lui.

— Je ne suis pas certaine d’être flattée… Mlle d’Auvray semblait, elle aussi, lui avoir fait grande impression…

Sherwood se mit à rire :

— Quoi qu’il en soit, baronne, vous en ferez ce qu’il vous plaira. Ici vous n’êtes même pas obligée d’être polie si cet Italien vous déplaît… Veuillez m’excuser !

Il se levait pour accueillir un couple de compatriotes, lord et lady Queenborough : lui un homme aimable et placide possédant sans doute la plus belle collection de tableaux de marine qui soit en Europe, et sa femme, une Américaine pas très belle mais follement distinguée et passionnée de musique. Tous deux déjà d’un certain âge. Sur leurs talons arrivait un autre Américain d’allure tout aussi remarquable : la soixantaine, la moustache conquérante et le chapeau crânement posé sur l’œil bleu, le teint bronzé et la silhouette dégagée d’un jeune homme. Il se nommait James Gordon Bennett, directeur du très puissant New York Herald et fondateur d’une coupe automobile qui, tous les deux ans, faisait courir les sportsmen d’Europe. Il vivait une partie de l’année dans sa propriété de Beaulieu.

Pendant quelques instants, Orchidée se sentit étrangère à ces gens qui parlaient anglais, langue qu’elle n’avait jamais réussi à assimiler pleinement, mais lorsque lord Sherwood, en procédant aux présentations, employa le français, elle constata que ces trois personnages la possédaient aussi. La conversation, arrosée de champagne et de whisky, lui prouva qu’elle pouvait y tenir sa place sans la moindre peine. Lady Queenborough se montra même particulièrement aimable :

— Nous sommes au Regina, nous aussi, et j’avoue que vous me posez un véritable problème. Lord Queenborough et moi-même avons parié sur vous.

— Sur moi ? fit Orchidée un peu scandalisée. Mais à quel propos ?

— Mon mari prétend que vous êtes Eurasienne. Je ne suis pas de son avis.

— Quel est le vôtre ?

Il était écrit qu’Orchidée ne saurait pas ce que lady Queenborough pensait d’elle : précédée d’une dizaine de serviteurs, une femme qui pouvait avoir soixante ans et dont le visage envahi de graisse ressemblait à un ivoire jauni venait de faire son apparition. Le deuil somptueux qu’elle portait s’allégeait de grands sautoirs de perles qui cliquetaient à chacun de ses pas. À l’exception d’une superbe chevelure d’un châtain doré à peine strié de blanc, il ne restait rien de l’émouvante beauté qui parait jadis la jeune Catherine Dolgorouki et ensorcelait le tzar de toutes les Russies. En revanche l’orgueil, lui, était intact. Orchidée s’en aperçut lorsqu’elle fut présentée. Assez ignorante des usages de cour en Europe, elle se contenta de saluer avec le respect qui convient à une dame âgée mais eut le tort de l’appeler « princesse ».

— On me dit Altesse Sérénissime, et il est d’usage de plier le genou devant moi… D’où sortez-vous donc pour l’ignorer ?

Le dédain qui vibrait dans cette voix perchée suscita soudain chez Orchidée une bouffée de colère et lui fit oublier toute prudence :

— Pour parler votre langage, Madame, je sors des palais de l’Impératrice de Chine et, jusqu’à mon mariage, j’étais, moi, une altesse impériale. Ce qui n’enlève rien au respect que ma jeunesse doit à une vénérable dame et je salue bien volontiers ses cheveux blancs…

Ayant dit, elle s’inclina à la manière chinoise, ce qui lui permit d’ignorer le regard venimeux de l’ancienne favorite. Lord Sherwood, sentant planer une catastrophe sur son déjeuner, se hâtait d’intervenir :

— Katia très chère !… Vous ne devez incriminer que moi-même qui me suis montré un hôte négligent. La baronne, elle vous l’a dit, vient d’un lointain pays où, très certainement, elle n’a pas eu le loisir d’apprendre l’histoire et les usages de nos régions. C’était à moi de l’informer…

La princesse Yourievski fit, de la main, un geste qui balayait l’incident comme elle eût chassé une mouche puis tourna carrément le dos à Orchidée. Celle-ci revint à son hôte :

— Lord Sherwood, vous avez été très aimable de m’inviter mais il vaut mieux, je crois, que je me retire.

Elle avait parlé assez bas. Lui descendit jusqu’au chuchotement :

— My goodness ! N’en faites rien ! Je tiens beaucoup à ce que vous restiez. Cette princesse est intéressante mais j’aurais dû vous dire qu’elle est une vraie peste de méchanceté… Pardonnez-lui et ne me privez pas du plaisir que j’aurai à bavarder avec vous tout à l’heure quand elle sera partie… Ah ! voilà le comte Alfieri !

Il s’avança vers le nouveau venu tandis que lady Queenborough s’emparait d’Orchidée :

— Eh bien, j’ai gagné mon pari ! fit-elle joyeusement. J’étais certaine que vous étiez chinoise.

— Si c’est le terme que vous avez employé, fit la jeune femme en souriant, vous n’avez pas vraiment gagné : je suis mandchoue…

— Il y a une différence ?

— Une grande, oui… Nous sommes les conquérants mongols qui, dans ce que vous appelez le dix-septième siècle, ont franchi la Grande Muraille et déferlé sur la Chine devenue notre esclave. Nous étions des guerriers… ajouta-t-elle avec une nuance de tristesse qui n’échappa pas à son interlocutrice.

— Vous l’êtes toujours et, en outre, ajouta-t-elle avec beaucoup de gentillesse, vous êtes devenus des bâtisseurs, des artistes, des lettrés…

— Peut-être. Il semble en effet que ce soit le sort commun aux hordes barbares d’être conquises à leur tour par la civilisation qu’elles venaient détruire. La revanche des vaincus en quelque sorte…

Le comte Alfieri, chaperonné par son hôte, approchait des deux femmes qu’il salua avec grâce en dépit de l’évidente raideur d’un de ses bras. Lorsque sa main toucha celle d’Orchidée, celle-ci posa sur son visage le masque d’un sourire qui n’atteignit pas ses yeux. En échangeant les rituelles formules de courtoisie sans y attacher d’ailleurs la moindre signification, elle pensait que les dieux continuaient de l’exaucer et se montraient infiniment favorables puisqu’elle pouvait, enfin, contempler la face de son ennemi.

Car, pour elle, aucun doute n’existait plus en dépit de ce que pouvait raconter Lartigue : ce beau jeune homme au sourire charmeur avait naguère ordonné la mort de son propre frère… ou de celui qu’il croyait tel, et lancé des tueurs jusque dans sa maison. Une vague de dégoût et de haine la submergea et elle dut faire un effort pour s’en dégager afin de continuer à jouer le rôle qu’elle s’était imposé : celui d’une riche étrangère un peu bizarre venue chercher comme tant d’autres le soleil de la Côte d’Azur… Ce qui impliquait d’ailleurs qu’elle prêtât peu d’attention aux paroles aimables qu’il lui adressait. Que disait-il ?

— N’ai-je pas eu déjà, baronne, la joie de vous rencontrer ?

Orchidée pensa aussitôt que ce n’était vraiment pas la peine qu’on l’arrache à ses pensées pour entendre de telles banalités.

— Vous avez une excellente mémoire ! Nous nous sommes aperçus hier soir.

— Permettez-moi de laisser en dehors le grotesque vaudeville du Casino. Je voulais dire : auparavant.

— Si vous ne vous en souvenez pas, pourquoi voulez-vous que je me rappelle une circonstance qui n’existe pas. Vous êtes le comte Alfieri ?

— On vient de vous l’apprendre et…

— Moi, je suis la baronne Arnold et je puis vous certifier que ces deux personnages se trouvent en face l’un de l’autre pour la première fois… Voulez-vous m’excuser un instant ?

Trois retardataires venaient d’apparaître. Le ballet bien réglé des présentations reprenait, après quoi lord Sherwood donna l’ordre d’appareiller tandis que l’on passerait à table. La vieille princesse Yourievski jugea spirituel de pousser des petits cris effrayés !

— Il s’agissait donc d’une croisière ? Mon Dieu… mais vous auriez dû nous prévenir !

— En aucune façon, chère amie ! Le Robin Hood vous conduit tout simplement de l’autre côté du rocher du Château. Avec des jumelles vous y serez admirablement placée pour assister à l’entrée de Sa Majesté Carnaval dans sa bonne ville de Nice… Si Votre Altesse Sérénissime veut bien me faire l’honneur de prendre mon bras ?

On gagna en cortège l’arrière du bateau où une table somptueuse attendait les invités sous un vélum de toile blanche. Comme il se devait lord Sherwood offrit à « Katia » de présider en face de lui tandis que lady Queenborough prenait place à sa droite et Orchidée à sa gauche. La table était ronde, ce qui permettait une meilleure convivialité. Néanmoins la fausse baronne perdit un peu de vue le « comte » qui se trouvait, lui, à la droite de lady Queenborough alors qu’elle-même héritait de Gordon Bennett. Ce dont elle éprouva une sorte de soulagement : il lui eût été difficile de se trouver côte à côte avec Alfieri.

Le repas fut exquis bien qu’assez ennuyeux : pendant les « ris de veau à la Maréchale », l’ancienne favorite causa pratiquement toute seule, égrenant d’une voix languissante des souvenirs sur l’Exposition universelle de 1868 à Paris qui ne captivaient personne. Le saumon de la Loire en sauce verte incita lord Queenborough à endiguer le flot en se lançant sur la pêche de ces intéressants bestiaux. Là gigue de chevreuil sauce poivrade donna des ailes à James Gordon Bennett au sujet des préparatifs de sa prochaine « Coupe », après quoi il parla du tout récent exploit du président Théodore Roosevelt qui venait, contre toutes les tempêtes du Sénat, de nommer un Noir, Mr. Gran, au poste de directeur des Douanes en Caroline du Sud. Ce qui mit tout de même un peu d’animation, les Anglais du déjeuner étant franchement contre. Lady Queenborough, pour tirer d’affaire son compatriote, profita de l’apparition des bécasses flambées pour lui conseiller, en tant que directeur de journal, de s’intéresser davantage aux fillettes américaines en prenant modèle sur le nouvel illustré français destiné aux jeunes filles : La Semaine de Suzette où les aventures d’une petite Bretonne cocasse nommée Bécassine faisaient la joie des lectrices et même de leurs mères. Gordon Bennett déclara que c’était, en effet, amusant bien qu’un peu trop folklorique pour les États-Unis. Hélas, la princesse Yourievski, ayant appris qu’il s’agissait d’une paysanne, s’indigna que l’on pût accorder quelque importance à de tels gens et prit pour exemple les moujiks russes dont la condition n’intéressait personne. Elle en profita pour se plaindre des difficultés qu’elle rencontrait avec ses cultures de fleurs et la mauvaise volonté de ses gens :

— Feu le tzar Alexandre a été bien inspiré en se faisant assassiner juste avant de couronner cette mégère, chuchota lord Queenborough à l’oreille d’Orchidée. Imaginez-vous la vieillesse qu’il aurait eue auprès d’elle ? C’était déjà beaucoup de l’avoir épousée mais au moins la solitude du trône lui aurait accordé quelque répit… Je crains fort que nous n’en ayons guère…

C’était sans doute aussi l’avis de sa femme car, lorsque l’on servit d’admirables truffes « à la serviette », elle en complimenta son hôte, lui demanda comment, ancré dans le port de Nice, il parvenait à se procurer toutes ces merveilles puis s’enquit de sa prochaine destination :

— Vous n’êtes pas homme à rester longtemps au même endroit, observa-t-elle. Malheureusement on ne vous voit pas souvent en Amérique.

— Plus que vous ne croyez, Milady ! J’ai passé l’automne en Floride et dans votre ville natale : La Nouvelle-Orléans que j’aime beaucoup en dépit de son côté un peu trop français. Vous voyez que vous êtes injuste.

— Je fais amende honorable ! Où allez-vous à présent ?

— À Singapour.

Le nom était évocateur et provoqua un brouhaha dont le lord profita pour murmurer à la seule intention de sa belle voisine :

— Il se peut que j’aille jusqu’en Chine. Au cas, Madame, où vous souhaiteriez revoir votre pays, je serais heureux de vous y conduire.

Un éblouissement passa devant les yeux de la jeune femme. Cette proposition tellement inattendue était-elle encore un présent des dieux ? Ce serait si simple d’accepter et de partir sans plus rendre de comptes à quiconque.

— Qui vous dit que je désire y retourner ? fit-elle.

— Rien ni personne ! Une simple intuition. Depuis que je vous ai offert mon bras au restaurant du Casino, j’ai l’impression que vous jouez un rôle et que vous ne vous sentez pas à votre place. Ce que vous avez lancé tout à l’heure à cette chère Katia a fait de cette impression une conviction. J’ignore pourquoi vous êtes ici mais je jurerais que vous avez envie de rentrer chez vous.

— Je n’ai plus vraiment de chez moi. Alors ici ou ailleurs…

— J’ajoute que je pourrais être votre grand-père et que vous seriez en parfaite sécurité sur ce bateau. Réfléchissez à ma proposition. Je lèverai l’ancre mercredi matin à l’aube.

Il n’en dit pas davantage. D’ailleurs sa voisine de droite lui parlait. Orchidée lui fut reconnaissante de ne pas insister et de la laisser à ses pensées. Son autre compagnon de table se consacrait tout entier à la dégustation des fameuses truffes qu’il arrosait d’un somptueux Château-Petrus et ne risquait pas de troubler sa méditation.

C’en était une, en vérité, et aussi une violente tentation. Ce serait si simple de tout oublier de ce qui lui empoisonnait l’existence : la vengeance d’abord et aussi peut-être ce sentiment bizarre que lui inspirait Pierre Bault et dont elle n’arrivait pas à démêler ce qu’il était au juste. Il n’y aurait plus à jouer la comédie, plus de partie de cache-cache avec la police, plus rien à craindre du tout ! Le beau yacht blanc, sous l’abri de son pavillon britannique, tracerait sa route à travers les mers jusqu’au port de Takou et alors…

À cet instant, la voix d’Alfieri vantant les charmes du printemps sur le lac Majeur parvint jusqu’à elle et lui arracha un frisson. Pas question de partir tant qu’il serait en vie, celui-là ! L’Europe avec ses pièges trop faciles et ses mollesses était en train de la pervertir jusqu’à l’âme et il était grand temps de réagir.

Prenant au hasard l’un des verres placés devant elle et qu’elle n’avait guère touchés, elle le but lentement mais jusqu’à la dernière goutte. Une idée lui venait : si elle arrivait à exécuter le meurtrier dans la nuit précédant l’appareillage du Robin Hood, personne n’aurait l’idée de venir la chercher à bord. En peu de temps, ce puissant marcheur aurait quitté les eaux territoriales françaises et elle se trouverait hors d’atteinte de la police. Sans s’en douter lord Sherwood venait de lui offrir ce qu’elle souhaitait obscurément : le moyen d’assouvir sa vengeance en évitant d’avoir à en répondre devant un tribunal français. C’était peut-être la faute du pays séduisant qui l’entourait mais elle avait envie de vivre, à présent. N’importe où peut-être sauf en prison !

Lorsqu’on se leva pour prendre le café, elle sourit à son hôte.

— Il se peut que j’accepte votre proposition, lord Sherwood. Ce serait très agréable de faire ce voyage en votre compagnie. Et puis la guerre est finie depuis longtemps et je suis certaine que notre grande Impératrice saurait vous remercier de m’avoir ramenée.

— Vous êtes si proche d’elle ?

— C’est elle qui m’a élevée. Mon nom réel est Dou-Wan… princesse Dou-Wan, mais veuillez l’oublier à présent.

— Soyez tranquille… baronne ! Il vous suffira d’embarquer avant cinq heures du matin.

Orchidée l’aurait embrassé. Aucun étonnement, aucune question ! En bon Anglais, lord Sherwood eût considéré comme une incongruité de s’immiscer si peu que ce soit dans les secrets et la vie privée d’une dame qui jouissait de sa sympathie. Il avait fait une proposition : elle acceptait ou elle refusait. Aussi simple que cela ! Ses raisons n’appartenaient qu’à elle seule.

Soudain, sur les anciennes murailles du château, un canon tonna, lâchant dans le ciel bleu un petit panache de fumée blanche. La ville parut exploser en une bourrasque de sons et de couleurs qui partit de la préfecture où la gigantesque effigie en carton-pâte du Roi Carnaval, assis sur un tonneau, commençait sa promenade triomphale à travers sa bonne ville, escorté des Lanciers du Champagne et des Chevaliers de la Fourchette au milieu d’une énorme foule travestie et masquée qui hurlait sa joie et acclamait l’éphémère souverain.

Le Robin Hood s’était ancré à la hauteur de l’Opéra et, depuis le pont, ses passagers découvraient toute la Promenade des Anglais plantée de palmiers et de lauriers-roses, kaléidoscope de verts, de roses et de blancs avec ses hôtels neufs, ses villas, son immense plage de galets où les fils de Britannia découvraient depuis des dizaines d’années le plaisir d’une douce errance entre la mer bleue et la foisonnante végétation.

Tout à l’heure, après son passage dans les artères principales de la ville et surtout le Cours où se livrerait le plus gros des batailles de confetti, le cortège des chars représentant des scènes de contes de fées ou des animaux fantastiques traités sur le mode humoristique déboucherait finalement sur la Promenade où l’on pourrait les admirer sans même avoir besoin de jumelles.

Lord Sherwood en avait muni chacun de ses invités qui pouvaient ainsi suivre la fête sans craindre les fameux « bonbons » qui se déversaient à pleins sacs de toutes les fenêtres sur la foule colorée où le scintillement des paillettes allumait de brefs éclairs. Le bruit des fanfares emplissait l’air. Naturellement, Orchidée regardait comme les autres et s’amusait de ce tohu-bohu un peu délirant avec ses crépitements de pétards qui lui rappelaient le Nouvel An chinois :

— Ce délire ne vous paraît pas vulgaire ? fit une voix auprès d’elle, et il faut avoir le goût de la bagarre pour s’y mêler. Par contre, j’aimerais vous montrer le Corso fleuri de demain.

Le comte Alfieri venait de s’accouder à son côté. Son cœur manqua un battement : le moment était venu d’engager le fer. Sans cesser de regarder dans l’appareil optique, elle eut un petit sourire.

— On m’a déjà proposé de me montrer la bataille de fleurs. Merci de votre offre mais je n’aime pas beaucoup la foule et je suppose qu’elle sera aussi dense qu’aujourd’hui.

— Sans aucun doute mais le spectacle devrait vous plaire davantage. Il mérite d’être vu de plus près. De la terrasse de l’hôtel Westminster, par exemple, où nous pourrions prendre le thé ?

— C’est donc une invitation ?

— Formelle.

— Et pourquoi me l’adressez-vous ? Nous ne nous connaissons pas.

— Croyez-vous ? Il me semble, quant à moi, que je vous connais depuis longtemps.

Orchidée se mit à rire :

— Ah ? Voilà qui est mieux ! Tout à l’heure vous ne trouviez rien de plus original que demander où vous m’avez déjà rencontrée.

— Si vous avez envie de vous moquer de moi ne vous privez pas ! Votre rire est le plus joli qui soit.

— Ne me prêtez pas de si noires intentions et répondez d’abord à une question, s’il vous plaît !

— Laquelle ?

— Hier, lorsque vous escortiez Mlle d’Auvray, vous étiez bien loin de songer à moi. D’où vient cet intérêt soudain ? Du fait qu’on vous a préféré ce cher Grigori ?

— Vous ne pensez pas ce que vous dites ? Du moins je veux l’espérer, fit-il avec une gravité inattendue. Il faudrait être fou pour établir la moindre comparaison entre vous et cette jolie fille. Charmante, sans doute, mais incapable d’attacher sérieusement le cœur d’un homme.

— Ce n’est pas ce qu’en pense le prince Kholanchine. Et je vous rappelle que vous vous êtes battu pour elle. Un bien grand honneur, non ? Surtout s’il est immérité…

— Dois-je vous rappeler que je me suis battu contraint et forcé ? Sans ce cher lord Sherwood…

— Vous auriez sans doute vidé cette querelle à coups de poings comme des portefaix sur le quai d’un port, dit la jeune femme avec un dédain qui fit rougir la figure mate du jeune homme. J’estime que lord Sherwood vous a rendu service à l’un comme à l’autre. Le spectacle que vous offriez était sans doute amusant mais sans la moindre grandeur.

— Vous êtes impitoyable ! murmura-t-il sans songer à dissimuler sa colère. Au prix d’un effort qui fit saillir les veines de ses tempes, il parvint néanmoins à se maîtriser. Sa voix ne fut plus que douceur lorsqu’il remarqua :

« Nous voilà bien loin de notre point de départ, il me semble ! S’il m’en souvient, ce fut, de ma part, une innocente invitation à une tasse de thé en regardant le Corso…

— Seule avec vous ? Serait-ce bien convenable ? Je ne sais rien de vous à l’exception de quatre choses : vous êtes italien, jeune, comte et… plutôt séduisant.

— Enfin une parole aimable ! Ah, Madame, quelle joie vous me donnez !

Il semblait soudain tellement heureux que la jeune femme se demanda s’il était en possession de tout son bon sens. Ses yeux noirs irradiaient une joie semblable à celle d’un enfant que l’on vient de récompenser. Elle eut un sourire dédaigneux :

— Vous m’en voyez ravie mais vous ne répondez pas à ma question : qui êtes-vous ?

L’attitude du jeune homme changea complètement et se fit provocante :

— Acceptez mon invitation et je vous dirai tout…

Sa soudaine assurance déplut à la jeune femme. Elle eut un sourire narquois et, haussant les épaules :

— Qu’est-ce qui peut bien vous faire supposer que cela m’intéresse ?… Veuillez m’excuser : j’ai très envie d’une seconde tasse de café.

Elle le planta là et rejoignit lady Queenborough que le serviteur sikh était justement en train de resservir. Elle prit une tasse et s’assit auprès d’elle.

— J’avais envie d’aller vers vous, dit celle-ci, mais ce beau ténébreux vous assiégeait et j’ai craint d’être importune.

— C’était une erreur. Il semble appartenir à ces hommes qui se croient tout permis… Mais il s’agit peut-être d’un de vos amis et il se peut que je vous choque ?

— Moi ? Pas du tout ! C’est la première fois que je le vois. Il n’est pas d’ici, je pense ?

— Lord Sherwood dit qu’il y possède une maison et qu’il assiste toujours au Carnaval.

— C’est bizarre car nous venons chaque année, mon mari et moi, et je ne l’ai jamais rencontré. Il a pourtant un physique assez remarquable. Il est vrai qu’en cette période, on rencontre plus de masques que de visages découverts. Allez-vous, ce soir, au bal des Kotchoubey ?

— Non. Je connais peu de monde. Je suis seulement venue me reposer. L’invitation de lord Sherwood me semblait un bon moyen de voir la fête sans m’y mêler. Mais je n’ai guère envie de sortir.

— Ce n’est pas bon pour une aussi jeune femme de rester isolée pendant que les autres s’amusent. À la limite, ce n’est pas normal. Je parie que le beau comte souhaitait vous inviter et que vous l’avez envoyé promener ?

Apparemment lady Queenborough pariait beaucoup mais c’était plutôt amusant.

— Cette fois vous avez gagné tout à fait, dit Orchidée. Il voulait que j’aille voir le Corso fleuri demain, en prenant le thé avec lui sur la terrasse de l’hôtel Westminster…

— Alors, il faut accepter !

— Comment ? Vous voulez que je…

— Mais oui. L’idée est excellente et l’endroit fort agréable, bien choisi et tout ce que vous voulez. L’important est de ne pas y aller seule. Je vous propose de vous chaperonner : nous irons ensemble. Ce qui me permettra de vous présenter un tas de gens qui seront ravis de vous inviter à leur tour. Vous serez de toutes les fêtes pendant un mois si vous le désirez.

— Dans ces conditions, ce serait tentant…

Voyant qu’Alfieri revenait dans sa direction, l’air un peu penaud, elle lui sourit :

— Allons, ne faites pas cette tête ! Si je vous ai un peu malmené, vous l’avez cherché. Faisons la paix ! Pour vous prouver ma bonne volonté, j’accepte d’aller prendre le thé avec vous demain.

— D’ailleurs nous irons tous ! renchérit lady Queenborough sans paraître remarquer la mine déconfite du jeune homme. La terrasse du Westminster est l’endroit favori des Anglais pour les cortèges. Pendant le Carnaval il faut être en groupe sinon on ne s’amuse pas.

Il approuva courtoisement mais lorsque les yeux d’Orchidée croisèrent son regard celui-ci se chargea d’un reproche douloureux qui la surprit. Était-il susceptible au point de prendre au tragique le tour bien anodin qu’elle venait de lui jouer ?

Elle en fut persuadée quand, un peu plus tard, il réussit à l’isoler une nouvelle fois.

— Pourquoi vous moquez-vous de moi ?

— Mais je ne me moque pas de vous…

— Allons donc ! Vous savez très bien que je voulais être seul avec vous.

— Au milieu d’une foule d’Anglais ? Mon cher comte, vous me semblez bien peu au fait des usages du monde lorsqu’il s’agit des femmes. Avant d’oser en exiger des privilèges, il convient de s’assurer qu’on leur plaît.

Il devint aussitôt très pâle :

— C’est donc cela ? Je ne vous plais pas…

— Laissez-moi le temps de vous connaître un peu ! Je vous dirai ensuite ce que j’en pense.

— Soit ! Je saurai donc attendre.

— Étant donné qu’il ne s’est pas encore écoulé vingt-quatre heures depuis notre première rencontre, vous n’aurez sûrement pas de grandes difficultés. D’autant que nous nous verrons demain…

— Permettez-moi au moins de vous raccompagner chez vous ?

— J’ai le choix entre deux voitures : celle que lord Sherwood m’avait envoyée et celle des Queenborough. Ce sera sûrement celle-là puisque nous habitons le même hôtel.

— Alors, dînons ensemble ce soir ! Je vous emmènerai…

Il ressemblait de plus en plus à un enfant, gâté et impatient, qui ne se résigne pas à un refus :

— Vous venez de me dire, il y a un instant, que vous sauriez attendre… N’insistez pas, je vous en prie. Je n’ai aucune envie de sortir encore et, ce soir, je désire rester chez moi.

— Comme vous voudrez… soupira-t-il avec mauvaise grâce. Puis il salua et s’éloigna vers l’avant du navire où Gordon Bennett et lord Sherwood discutaient mécanique. Restée seule, Orchidée se félicita mentalement : ce premier engagement lui donnait entière satisfaction. Certes, il eût été facile d’accepter un dîner en tête à tête mais elle n’y voyait guère d’opportunité pour accomplir son projet. Où qu’ils aillent, il y aurait foule. En outre le plan de la jeune femme était arrêté à présent. Elle tuerait l’assassin d’Édouard dans la nuit de Mardi gras, sans doute à la faveur du grand feu d’artifice qui clôturait les fêtes du Carnaval. Les fêtes officielles tout au moins, car les rigueurs ecclésiastiques du Carême ne souciaient guère la société cosmopolite de Nice qui, jusqu’à la Semaine Sainte au moins, irait de bals en redoutes, de thés dansants en comédies de salon, en concerts, en joyeux pique-niques, etc. Cette nuit-là, Orchidée était décidée à attirer sa victime dans un endroit écarté, même sous le vil prétexte de se laisser courtiser. Aucune difficulté à redouter puisque cet homme ne songeait qu’à se ménager des tête-à-tête avec elle. Là, elle agirait, puis, effaçant au mieux les traces de son passage, elle se hâterait de rallier le Robin Hood où ses bagages la précéderaient. Pour éviter les curiosités, il serait peut-être sage de les faire déposer d’abord à la consigne de la gare, comme si elle comptait prendre un train. Après quoi un quelconque commissionnaire bien payé se chargerait de les porter au port. Un seul détail restait encore incertain : l’arme dont Orchidée comptait se servir. Un poignard, évidemment, offrait l’avantage du silence mais il obligeait à une proximité gênante et faisait courir le risque des taches de sang. Le revolver permettait de ne pas se salir. Par contre il était bruyant… Il est vrai qu’au milieu des détonations d’un feu d’artifice, il serait peut-être facile d’en dissimuler une de plus.

Ainsi songeait Orchidée, gracieusement étendue sur une chaise longue tandis que ses yeux de velours regardaient la mer se mordorer sous les rayons déclinants du soleil. Auprès d’elle, lord Queenborough, devenu lyrique en face de ce magnifique spectacle, lui vantait le pinceau visionnaire de Turner, son peintre chéri, évoquant tour à tour La Dogana à Venise, certaines toiles de l’Odyssée, l’Incendie du Parlement de Londres et, surtout, son tableau préféré le Téméraire halé vers son dernier mouillage dans les fulgurances d’un coucher de soleil où se devinait déjà la nuit. Orchidée ne l’écoutait pas mais il ne s’en rendait pas compte, appréciant surtout un auditoire silencieux et à cent lieues d’imaginer les pensées meurtrières qui s’agitaient derrière le ravissant visage de cette longue et charmante jeune femme tandis que le yacht les ramenait au port.

Un moment plus tard, accoudée à la rambarde, Orchidée observait avec attention les manœuvres d’amarrage et surtout repérait soigneusement l’endroit du quai où le Robin Hood se situait, afin d’être certaine de le retrouver en pleine nuit sans trop de difficultés. C’est alors qu’elle aperçut, à la terrasse d’un des cafés du quai, deux hommes attablés qui buvaient de grands verres d’un liquide opalescent et mangeaient des petits poissons frits. Ils se ressemblaient un peu, portaient des panamas identiques et semblaient être les gens les plus inoffensifs du monde. Pourtant, elle aurait juré que c’étaient ses agresseurs de la gare d’Orléans. Cela tenait à peu de chose : une façon de se tenir, l’inclinaison spéciale du chapeau. Toujours est-il qu’elle en aurait mis sa main au feu.

L’ancienne favorite du Tzar – qui avait d’ailleurs dormi profondément pendant la plus grande partie de l’après-midi – partit la première au milieu des révérences, des saluts et des empressements de son armée de serviteurs, accompagnée jusqu’à sa voiture par un hôte aussi attentif que respectueux. Lady Queenborough se tourna vers Orchidée qui s’apprêtait à la suivre sur la passerelle de coupée :

— Vous regagnez l’Excelsior Regina avec nous, baronne ? Et que diriez-vous d’un dîner paisible dans le jardin d’hiver de l’hôtel, rien que vous et nous ? Ni mon époux ni moi n’avons envie de ressortir ce soir.

— Je croyais que vous alliez au bal ?

— Ma foi, non ! Quelque chose me dit que sitôt le café avalé, j’aurai ma migraine.

— Alors, ce sera pour moi un réel plaisir.

Tandis que toutes deux rejoignaient la terre ferme, Orchidée regretta vivement que le soleil eût disparu derrière le massif du château, ce qui aurait rendu ridicule l’usage de son ombrelle, mais elle s’arrangea pour tourner la tête le plus souvent possible : de leur terrasse de café les deux hommes regardaient descendre les passagers du yacht. Instinctivement, elle chercha Alfieri dans l’espoir d’observer, entre lui et ces gens, un signe quelconque susceptible de prouver une connivence mais elle ne le vit pas. Il semblait avoir complètement disparu. Lord Sherwood était seul à la coupée de son bateau, levant parfois une main pour saluer l’un de ceux qui partaient.

La soirée fut charmante et brève. Quand les dames se retirèrent, laissant lord Queenborough en tête à tête avec un flacon de porto, elles montèrent se coucher. Robert Lartigue ne s’était manifesté d’aucune manière et Orchidée en fut plutôt satisfaite. En dépit de l’accord passé entre eux, elle était décidée à garder ses projets secrets afin d’être bien certaine que personne ne viendrait se mettre en travers.

En revanche, le lendemain matin, l’un des grooms lui apporta une lettre que l’on venait de déposer à son intention. De toute évidence et bien qu’il n’y eût aucune signature, elle venait de Lartigue. Le texte en était court et s’accompagnait d’une coupure de journal soigneusement pliée : « C’est bien lui, écrivait le journaliste. Soyez prudente et ne cherchez pas à l’approcher sans moi. L’article ci-joint vous montrera à quel point il est important que vous ne bougiez pas. Je viendrai dès que je le pourrai. Confiance !… »

Cette mise en garde fit sourire Orchidée. Elle lui prouvait à quel point le journaliste prenait à cœur sa tâche d’ange gardien, ce qui était plutôt touchant et, surtout, elle confirmait sa certitude : Étienne Blanchard et le comte Alfieri ne faisaient qu’un seul et même personnage mais, comme cet homme à double visage mourrait dans la nuit du lendemain et que l’aurore suivante se lèverait pour Orchidée sur les eaux bleues de la Méditerranée, les précautions n’étaient vraiment plus à l’ordre du jour. Pour la première fois depuis bien longtemps, la jeune femme se sentait sûre d’elle et d’une décision désormais irrévocable.

Aussi fut-ce d’un œil presque serein qu’elle lut le morceau de journal. On y annonçait que Pivoine venait d’échapper une fois de plus à la Justice. « La Chinoise meurtrière », comme l’appelait le rédacteur de l’article, avait trouvé moyen de simuler une grave crise d’appendicite nécessitant son transfert à l’Hôtel-Dieu d’où elle s’était enfuie le plus tranquillement du monde en volant les vêtements d’une infirmière. On était sur ses traces… Bien que grave, et même inquiétante, la nouvelle n’affecta pas Orchidée. Dans quarante-huit heures elle serait loin. Par contre, elle lui inspira une sorte d’admiration pour son ancienne compagne des « Lanternes rouges ». Le courage de cette fille était vraiment indomptable et lui permettait de se sortir de n’importe quelle situation, même celles qui paraissaient désespérées. En tant que Mandchoue, l’ancienne favorite de Ts’eu-hi en éprouva une certaine fierté et se sentit stimulée : c’était à elle, à présent, de faire montre de sa propre valeur.

CHAPITRE XII UN VIEUX PALAIS.

Le spectacle était enchanteur et le ciel étincelant semblait tissé de fleurs… Tout au long de la Promenade des Anglais, une double file de chars et de voitures décorés, chargés de jolies femmes, marchaient au pas en se croisant. La bataille faisait rage mais, cette fois, les confetti et les désagréables « bonbons » faisaient place aux branches et aux bouquets d’œillets, de pensées, de pâquerettes, de primevères, de violettes, de mimosas, de camélias et de tout ce dont regorgeaient les généreux jardins de Nice et de ses environs. Des fleurs, il y en avait partout : au corsage des femmes et à la boutonnière des hommes mais aussi aux roues des chars et aux oreilles des chevaux, en motifs poétiques sur les équipages et au bord des grandes tribunes disposées le long de la plage. Les corolles parfumées emplissaient les corbeilles, tapissaient calèches et victorias où de jeunes et jolies femmes se tenaient debout, pour mieux viser leurs cibles. Certaines étaient à genoux pour résister à la tempête printanière. Les plus belles étaient l’objet des tirs les plus nourris et quelques-unes disparaissaient jusqu’à la taille dans l’amoncellement multicolore. Des chars représentant une fontaine de village ou une maison campagnarde véhiculaient de fausses paysannes habillées à Paris, une caravelle en camélias roses avec des voiles en narcisses portait une vraie princesse vêtue comme au temps d’Élisabeth et défendue par de joyeux pirates dont certains appartenaient au Jockey-Club. La moitié du gotha européen oubliait pour un moment le maintien compassé des salons pour s’abandonner, avec une ardeur communicative, au plaisir d’être jeune, charmant et de n’avoir d’autre souci que de s’amuser le plus possible. Sur toute cette gaieté régnait la statue, abondamment fleurie elle aussi, du roi Carnaval entouré de sa cour. L’éphémère souverain souriait béatement et semblait bénir de son sceptre agrémenté de rubans et d’une énorme touffe de mimosas le galant combat auquel se livraient ses bons sujets. À visage découvert, d’ailleurs, car le masque avait disparu.

Pour sa part, la terrasse de l’hôtel Westminster faisait une concurrence victorieuse au célèbre Marché aux Fleurs, dépouillé à cette heure du moindre pétale. De grandes corbeilles étaient mises à la disposition des clients, plus âgés en majorité que les occupants des attelages. Des bouquets enrubannés étaient disposés partout et il fallait faire très attention, lorsque l’on en saisissait un, de ne pas les confondre avec les chefs-d’œuvre floraux de tulle, de taffetas, de soie ou de velours qui coiffaient les dames. Ce qui n’empêcha pas le parterre d’iris mauve qui coiffait la marquise de Cessole d’atterrir dans les bras d’un berger façon Watteau qui le renvoya avec adresse, après un salut très Grand Siècle accompagné d’un merveilleux bouquet de camélias.

Ainsi que le fit remarquer lady Queenborough, « prendre le thé dans ces conditions relevait de l’exploit à moins d’aimer en faire une sorte de soupe à l’œillet ou à la violette… » mais, en fait, quand sonnerait l’heure sacro-sainte, une grande toile de tente serait déroulée au-dessus de la terrasse afin de permettre le service.

Admirablement accommodé dans un costume couleur biscuit, « Alfieri » attendait ses invités en compagnie de lord Sherwood qui, lorsqu’il ne portait pas l’habit, ne quittait guère sa tenue de yachtman, frappée de l’écusson de son bateau, et sa casquette galonnée. Le faux comte s’était fait réserver l’une des meilleures tables : pas trop proche de la balustrade ponctuée de vases Médicis en fonte mais suffisamment pour ne rien perdre du spectacle. À leur arrivée, il baisa la main des dames et leur offrit de ravissants bouquets : celui de lady Queenborough était composé d’énormes roses pâles et d’iris noirs. Quant à celui de sa jeune compagne, celle-ci eut en le recevant un battement de paupières trahissant sa surprise : un flot de rubans de satin liait une touffe d’orchidées blanches…

— On dirait un bouquet de mariée ! remarqua l’Anglaise qui ajouta avec un charmant sourire : Vous avez fait des folies, cher comte, et vous pouvez être sûr que je ne laisserai personne s’emparer de ces superbes fleurs…

— Je l’espère de tout mon cœur, fit le jeune homme en s’inclinant. Tant qu’elles dureront, vous m’accorderez peut-être une pensée amicale, milady ?

Orchidée, elle, ne dit rien. Sous son grand chapeau garni de mousseline blanche et de muguet, son teint s’était légèrement avivé. Étienne – puisque aussi bien il fallait en venir à lui donner ce nom – ne put s’empêcher de demander si les fleurs lui plaisaient.

— Elles sont magnifiques, murmura-t-elle, puis, relevant brusquement les yeux, elle s’offrit l’audace de demander la raison qui avait guidé ce choix. Avec une soudaine gravité, il répondit :

— Il me semblait qu’elles vous iraient bien.

Un char représentant les vestiges d’un temple grec servi par de jolies prêtresses drapées de voiles aux couleurs tendres et couronnées de roses souleva juste à cet instant une vague d’enthousiasme qui se traduisit par des acclamations en toutes langues et un déchaînement de fleurs.

Orchidée mit ses mains sur ses oreilles.

— Sommes-nous encore en France ? dit-elle en riant. Je ne comprends rien à tous ces cris.

— C’est peut-être, observa lord Sherwood, parce que Nice n’est pas française depuis longtemps qu’elle est si cosmopolite…

— En bonne justice elle devrait être anglaise, fit lady Queenborough occupée à lire la petite carte épinglée sur son bouquet. C’est nous qui l’avons découverte, lancée, et regardez ! Nous sommes une minorité à présent. Il n’y a guère que les Français à être moins nombreux que nous !… Comte, vous êtes un amour !

— Qui sont les autres, alors ? demanda Orchidée.

— Oh, il y a de tout ! Beaucoup de Russes mais aussi des Yankees, des Roumains, des Allemands, des Valaques, des Suisses, des Belges… quelques Italiens pleins de galanterie et des Hindous par-dessus le marché, ajouta l’Anglaise en désignant la victoria du maharajah de Pudukota qui passait devant l’hôtel, entièrement tapissée d’œillets pourpres au milieu desquels le prince, un sourire béat installé à demeure sur son visage, offrait à l’admiration générale une fabuleuse batterie d’émeraudes et de rubis plus deux ravissantes créatures, voilées jusqu’aux yeux, mais de mousselines vert pâle dont les transparences révélaient leur beauté et les nombreux bijoux d’or dont elles étaient chargées.

Autour du petit groupe l’agitation grandissait. Les compagnons de la jeune femme retrouvaient sur les chars ou simplement autour d’eux des gens de connaissance et se laissaient entraîner dans la folie ambiante. Seul Étienne n’y participait pas plus qu’Orchidée : assis de l’autre côté de la table, il se contentait de la regarder fixement.

Ce regard insistant la gênait. Pour se donner une contenance elle prit à son tour la petite enveloppe qui accompagnait ses fleurs, en tira la carte et comprit pourquoi on la dévisageait si obstinément : les quelques mots écrits n’avaient rien à voir avec un quelconque madrigal. « Faites comme si vous vouliez aller vous repoudrer. Je vous rejoindrai dans le hall pour un instant. Ne refusez pas, je vous en supplie ! Il faut absolument que je vous parle… »

Sans lever les yeux, elle remit calmement le bristol dans l’enveloppe, glissa le tout dans son réticule. Son visage soudain sévère n’avait rien d’encourageant mais, en face, le regard se fit implorant. Quelques minutes passèrent sans qu’elle fît mine de bouger. Même si elle brûlait d’envie de savoir ce qu’on avait à lui dire, son personnage exigeait qu’elle se fît attendre suffisamment pour que l’espoir d’Étienne diminuât… Il eut même l’air si malheureux qu’elle réprima un sourire. Enfin, tranquillement, elle se leva et se dirigea vers l’intérieur de l’hôtel, se rendit dans le salon des Dames, ne remit pas de poudre pour l’excellente raison qu’elle n’en usait jamais, rectifia pour la forme l’ordonnance d’une coiffure qui n’en avait pas besoin, se trouva plutôt belle et finalement regagna le hall. Assis sur une banquette dans l’attitude d’un homme que tout ce vacarme fatigue, Étienne l’y attendait. Il se leva et la rejoignit près d’une grande jardinière contenant un buisson d’azalées. Sans lui laisser l’avantage de l’attaque, elle dit très vite :

— Que voulez-vous ? Je n’ai pas beaucoup de temps à vous donner, alors faites vite !

— Justement j’ai besoin de temps et ici, ce n’est ni le lieu ni l’heure. Accordez-moi un rendez-vous dans un endroit où nous serons seuls. J’ai tant de choses à dire… et depuis si longtemps !…

— Nous serions-nous déjà rencontrés sans que je le sache ? persifla-t-elle avec un mince sourire.

— Oui. Je vous ai vue un jour à Paris mais vous n’aviez aucune raison de me remarquer. Vous brilliez de tout votre éclat à une soirée de ballets à l’Opéra. Moi j’étais au fond d’une loge d’où je vous dévorais des yeux et, par ces mêmes yeux, vous êtes entrée en moi… Non, ne parlez pas tout de suite ! Abandonnez un instant ce rôle que vous jouez et auquel je ne comprends rien. Je sais qui vous êtes. Je vous ai reconnue tout de suite l’autre soir au Casino. Ne me regardez pas ainsi ! Je ne suis pas fou… Je suis…

— Étienne Blanchard, le frère de mon époux assassiné. Vous voyez, moi aussi je vous connais et nous sommes à égalité de jeu. À présent répondez-moi ! Qu’avez-vous à me dire ?

— Tant de choses dont vous n’avez certainement pas la moindre idée ! N’imaginez surtout pas qu’il s’agisse de reproches ou d’invectives ! Quand vous viendrez chez moi vous comprendrez…

— Chez vous ? Dans la maison de vos parents qui n’ont eu pour moi que mépris ?

— Non. Je possède dans la vieille ville une antique demeure. C’est le seul endroit au monde où je me sente chez moi. Je vous y attendrai ce soir, pour dîner…

— Moi ? Que j’aille chez vous ? Il ne vous est jamais arrivé de penser que je puisse vous haïr ?

— C’est cela justement que je veux faire cesser. Je ne vous ai jamais détestée, Orchidée… bien au contraire, et c’est là mon malheur. Laissez-moi vous parler, vous expliquer !

— Ne pouviez-vous le faire à l’église, devant le cercueil de votre frère que vous m’avez défendu de suivre ?

— Non. C’était impossible ! Le frère d’Édouard ne pouvait agir autrement. Il me fallait m’éloigner. Je comptais revenir vers vous après quelques semaines… quand tout serait apaisé…

— Et, en attendant, vous êtes allé filer le parfait amour sous un nom d’emprunt avec Mlle d’Auvray ? ironisa Orchidée.

— Je la connais depuis l’enfance. C’est même elle, avec sa manie du théâtre, qui m’a donné l’idée de me créer une double vie, moins morne, moins étouffante que la mienne… mais il faut que je vous explique tout cela, il le faut ! Venez ce soir !

— Non. Pas ce soir !

— Vous n’êtes pas libre ? Alors demain ?… Oui, c’est cela : demain ! De chez moi on découvre toute la ville et nous pourrons admirer ensemble le feu d’artifice. Ne refusez pas, je vous en supplie ! Vous pourriez me pousser à… des réactions que nous regretterions l’un et l’autre…

— Quoi par exemple ? fit-elle avec hauteur.

Étienne passa une main sur son front où perlait la sueur et cette main tremblait tandis que l’œil s’égarait.

— Je ne sais pas… Pour obtenir de vous ces quelques instants je suis capable… d’un scandale peut-être ! Il faut que vous veniez ! Il faut que je puisse vous dire combien je vous aime… Prenez cela !… Je vous attendrai à neuf heures…

Il lui mit un billet dans la main, presque de force, puis s’enfuit vers la terrasse en courant. Orchidée, sidérée, demeura sur place un petit moment. Elle ne savait plus très bien où elle en était. D’un pas machinal elle retourna vers les toilettes des dames où, cette fois, elle tira son mouchoir et tamponna doucement son visage avec de l’eau fraîche. Avait-elle rêvé ou bien l’assassin d’Édouard venait-il de lui dire qu’il l’aimait ?

Bien loin de l’attendrir, cette idée lui inspira du dégoût car elle ajoutait une raison sentimentale aux raisons financières qui avaient poussé Étienne Blanchard au crime. Pouvait-on d’ailleurs employer le mot « raison » s’agissant de cet homme ? Il était imprévisible, bizarre et certainement instable. Dangereux très certainement. Pourtant l’idée d’aller le retrouver, la nuit, dans sa demeure ne lui faisait pas peur. Tout au contraire cela servait merveilleusement son dessein, plus fermement ancré que jamais. En outre, elle ne lui laisserait pas le temps de délirer sur ses sentiments : elle entendait l’accuser en face puis l’exécuter sans attendre davantage.

Revenant vers la terrasse, elle trouva lady Queenborough qui venait à sa rencontre et s’inquiétait de ne pas la voir reparaître.

— Êtes-vous souffrante, baronne ? demanda celle-ci.

Orchidée saisit la balle au bond. À travers les grandes baies vitrées elle apercevait Étienne qui avait repris sa place comme si de rien n’était et causait avec lord Sherwood. Se retrouver en face de cet homme lui parut au-dessus de ses forces :

— Un peu, oui. J’ai eu un malaise tout à l’heure… tout ce bruit, peut-être ? J’avoue que j’aimerais rentrer à l’hôtel. Si, toutefois, c’est possible ?

— Bien sûr ! Je vais faire appeler une voiture qui vous prendra sur l’arrière du Westminster… Je vous excuserai auprès de nos amis et j’irai prendre de vos nouvelles tout à l’heure !

Un moment plus tard, Orchidée roulait à travers les rues relativement paisibles de Nice, toute l’animation de ce lundi étant concentrée sur la Promenade des Anglais. Elle pensa soudain qu’elle avait oublié sur son siège du Westminster le beau bouquet de fleurs blanches mais n’en éprouva aucun regret, bien au contraire. Pour rien au monde, surtout à présent, elle ne voulait garder le moindre objet venant de cet homme. Ce qu’elle avait pu lire dans ses yeux lui faisait horreur. Et soudain, elle eut envie de revoir un autre regard, gris et doux celui-là, où elle pourrait retrouver d’elle-même une image pure, sereine et magnifiée, une image qui, dans peu de temps désormais, serait ternie, brouillée et déformée lorsque Pierre apprendrait la mort d’Étienne Blanchard et la fuite de sa meurtrière.

Bien sûr, Pierre ne voulait plus qu’elle revienne mais elle avait besoin de le rejoindre une dernière fois, de toucher sa main, de voir son sourire avant de plonger vers l’enfer… Vivement, elle se pencha pour appeler le cocher et lui demander de la conduire à l’hôpital Saint-Roch dont, d’ailleurs, l’attelage ne se trouvait pas très éloigné à cet instant.

Lorsque l’on s’arrêta, elle sauta à terre en recommandant au conducteur de l’attendre puis, heureuse tout à coup, elle se précipita dans le grand vestibule où la première personne qu’elle rencontra fut cette même infirmière qui était venue chercher son malade à sa descente de voiture.

— J’espère qu’il n’est pas trop tard pour une visite ? plaida Orchidée. Je veux juste lui dire quelques mots. C’est… très important.

La femme eut un geste évasif qui ressemblait à une excuse :

— Si c’était encore possible, je vous laisserais volontiers le voir, Madame…

— Je sais bien que l’heure des visites est passée et que je vous demande une faveur…

— Ce n’est pas cela. Vous ne pouvez pas le voir parce qu’il est parti. Quelqu’un est venu le chercher ce matin…

— Est-ce que vous savez qui ? Des gens de la gare, sans doute ?

— Je ne crois pas. C’était un vieux bonhomme avec une grande casquette sur des cheveux gris assez longs et une grosse moustache. Il avait un peu l’air d’un paysan mais il conduisait une belle voiture jaune et noir. Pas bavard, par exemple ! En installant M. Bault sur les coussins j’ai demandé où on l’emmenait. Le vieux a bougonné qu’il allait chez des amis où on le soignerait bien. Notre cher blessé avait l’air content. Il semblait bien connaître le vieux qu’il appelait « Prudent » mais, avant de partir, il m’a dit beaucoup de choses gentilles. Ah, conclut-elle en soupirant avec âme, des hommes aussi charmants, on n’en rencontre pas beaucoup, croyez-moi !

— Et il n’a pas laissé d’adresse ? Ni un mot pour moi ?

— Rien du tout ! Je lui ai demandé s’il fallait dire quelque chose de sa part à la dame en blanc. Il m’a répondu : « C’est inutile. Elle ne reviendra pas… » Peut-être que j’aurais mieux fait de me taire parce que je vois bien que ça vous fait peine, ajouta-t-elle en voyant briller une larme aux yeux de la belle visiteuse.

— Non. Vous avez bien fait. Merci… merci beaucoup !

Avec l’ébauche pas très réussie d’un sourire, Orchidée remonta dans sa calèche et ordonna au cocher de reprendre son chemin vers l’hôtel. Ainsi, tout était dit ! Le dernier refuge lui était refusé et plus rien n’arrêterait le destin en marche mais, sous le double abri de son grand chapeau et de son mouchoir, Orchidée s’accorda la détente silencieuse des larmes en s’efforçant de se persuader qu’il valait beaucoup mieux ne plus revoir Pierre Bault puisque rien, jamais, n’aurait pu être possible entre eux.

Ce soir-là, occupée aux préparatifs du lendemain, elle ne quitta pas sa chambre, même pour dîner, et se fit servir chez elle. Ce que comprit parfaitement lady Queenborough lorsqu’elle vint la voir comme promis. L’Anglaise ne montra même aucune surprise lorsque sa jeune amie lui apprit son départ pour le lendemain soir :

— Je compte prendre le train de nuit pour Paris, dit Orchidée qui avait consulté les annuaires. Je n’aurais jamais dû venir ici en cette période, ajouta-t-elle. Il y a trop de bruit, trop de folie !… et l’on y est exposé à des rencontres… inquiétantes. N’allez surtout pas croire que je parle de vous ! ajouta-t-elle. Je suis très heureuse de vous connaître…

— Moi aussi ! fit spontanément l’Américaine qui, croyant deviner que la « baronne » fuyait un comte italien trop entreprenant, soupira : La fatuité de certains hommes est proprement inconcevable et ne nous laisse parfois d’autre issue qu’un brusque départ… Je vous donne entièrement raison. Nous-mêmes rentrerons prochainement à Londres. Nous y habitons une assez agréable demeure à Berkeley Square où, durant la « season », nous donnons toujours au moins une grande fête. Nous serions très heureux de vous y recevoir…

— Je viendrai avec plaisir, dit Orchidée qui, sans la moindre gêne, donna son adresse avenue Velazquez en sachant parfaitement que toute lettre envoyée à la baronne Arnold en reviendrait avec la mention « inconnue ». Lorsque la grande dame ouvrirait sa maison à ses invités, elle-même serait certainement en train de respirer le vent chargé de sable venu des déserts de Tartarie.

On se quitta en se serrant la main avec dignité puis Orchidée se remit aux apprêts de son départ. Elle commença par écrire une courte lettre à lord Sherwood où elle lui renouvelait son acceptation au voyage, le remerciant d’avoir su deviner son désir profond de revoir la mère-patrie et ajoutait que, désirant quitter Nice le plus discrètement possible, elle lui demandait instamment de ne dire à personne qu’elle embarquait avec lui. Elle ferait porter ses bagages en fin d’après-midi et elle-même rejoindrait le Robin Hood assez tard dans la soirée afin de ne donner aucune prise à des commentaires malveillants que sa situation de « veuve récente » lui faisait redouter par-dessus tout… Elle ajoutait qu’au cas, toujours possible, où lord Sherwood devrait annuler son invitation, elle ne lui en voudrait aucunement mais souhaitait en être informée avant midi afin de prendre des dispositions pour gagner Marseille et y prendre passage sur un long-courrier à destination de l’Extrême-Orient…

Remise à un chasseur avec des recommandations précises, la lettre atteignit sa destination le soir même et, tranquille de ce côté, Orchidée, après avoir donné des ordres à la femme de chambre pour la préparation de ses malles, alla s’accouder à son balcon pour regarder la nuit descendre sur la mer et sur le collier scintillant de lumières dont la ville rose et blanc la cernait. Le spectacle était émouvant pour une âme éprise de beauté mais avivait l’impression d’abandon que la jeune femme traînait après elle depuis sa sortie de l’hôpital. Sur ce balcon elle était comme suspendue entre ciel et terre en face d’un univers beaucoup trop grand et trop dangereux pour une femme qui n’aspirait plus à présent qu’à la musique silencieuse dispensée par les grands murs et les jardins exquis de la Cité Interdite.

Après avoir achevé sa lettre à lord Sherwood, elle hésita un instant devant une autre, adressée à Robert Lartigue pour lui dire adieu, mais elle pensa qu’il vaudrait mieux l’écrire au matin et la laisser à l’hôtel pour qu’elle soit remise au journaliste après son départ. C’était une bonne chose qu’il n’eût pas donné signe de vie ce soir et s’il ne se montrait pas avant qu’elle ne parte, les choses n’en seraient que plus satisfaisantes.

En pensant ainsi, elle n’obéissait pas à une sèche et froide ingratitude. Bien au contraire ! Elle ne voulait pas payer le dévouement de ce garçon en le mêlant au dernier et sanglant épisode de son existence européenne. Cette heure suprême n’appartenait qu’à elle et il convenait de s’y préparer dans la solitude et le recueillement comme faisaient en Chine les jeunes guerriers à la veille de leur premier combat.

Elle ne dormit guère cette nuit-là. Les images du passé revenaient en foule. Elle revoyait ses années de bonheur auprès d’Édouard, leur amour, si grand et si chaleureux qu’il leur tenait lieu de tout. Dire qu’ils vivaient ensemble n’était qu’une image sans signification. En réalité ils vivaient l’un contre l’autre tant étaient étroits les liens qui les unissaient. Et la première séparation fut irrémédiable comme ces ouragans où se brisent les navires les plus solides. Celui-là en se retirant laissa sur le sable une femme désemparée qui, à présent et avec le recul des jours, s’apercevait de ce qu’une existence semblable avait d’exceptionnel mais aussi de dangereux. Celui des deux qui restait n’avait d’autre choix que la folie ou le suicide et, dans un sens, en obligeant la jeune femme à se défendre sans lui laisser une seule minute pour mesurer l’étendue du désastre, le destin lui avait rendu une sorte de service en la faisant sortir brutalement de son personnage d’épouse adorante et comblée pour la précipiter dans un combat sauvage contre la peur, l’angoisse, la haine d’où lui venait cette soif de vengeance que seul le sang d’Étienne Blanchard pouvait apaiser.

Orchidée savait que, des quelques semaines écoulées depuis la mort d’Édouard, une troisième créature était née, différente de la jeune épouse, peut-être plus différente encore de la princesse mandchoue, à la fois barbare et raffinée, orgueilleuse, cruelle et uniquement soucieuse de la gloire de l’empire et de l’obéissance à sa souveraine. Celle-là ne reviendrait plus, même lorsqu’elle serait de retour à Pékin, à cause de cette nouvelle Orchidée capable de s’apercevoir qu’un homme attirant se cachait sous la modeste vareuse d’un conducteur de wagons-lits.

Curieusement cette nuit de quasi-insomnie ne lui laissa pas de traces. Au matin, après son bain et un solide petit déjeuner, elle se sentait même, tout au contraire, extraordinairement dispose. Elle écrivit la lettre prévue pour Lartigue, puis, tandis que l’on enlevait ses bagages pour les déposer à la consigne de la gare ainsi qu’elle le demandait – elle disait hésiter entre deux trains de destinations différentes –, elle alla flâner dans le parc en écoutant le chant des oiseaux qu’aucun vacarme venu de la ville ne troublait. Même durant ces trois jours de folie, la matinée était consacrée à la vie quotidienne.

Elle accepta de prendre le lunch avec les Queenborough qui lui renouvelèrent leur invitation. Après le café, elle leur fit ses adieux, régla sa note et remonta chez elle une dernière fois pour revêtir le costume de voyage qu’elle avait choisi : un discret ensemble gris dont le chapeau, assez petit, s’enveloppait d’un voile de même nuance et plutôt hermétique. En se regardant dans la glace, Orchidée s’avoua volontiers qu’ainsi emballée elle ressemblait assez à un lustre pendant les vacances de ses propriétaires, mais il était difficile de distinguer ses traits là-dessous et en outre c’était la mode pour prendre le train.

Elle vérifia une dernière fois le bon fonctionnement du petit revolver emporté de Paris et le glissa dans la poche ménagée dans son manchon de petit-gris. Elle accomplissait tous ces gestes sans hâte et avec le calme, la froideur même, indispensable à la réussite de son plan. Finalement, elle demanda une voiture et quitta l’hôtel saluée très bas par une domesticité envers laquelle elle s’était montrée généreuse…

Elle se fit conduire à la gare où elle fit enlever ses malles de la consigne, ordonna qu’elles fussent chargées dans un fourgon, prit un fiacre fermé, indiqua au véhicule de charge de la suivre et mena le tout jusqu’au port afin de s’assurer de l’embarquement, mais sans mettre pied à terre et sans bouger du fond de sa voiture. Ensuite elle quitta le port et se fit conduire au Marché aux fleurs, miraculeusement reconstitué pendant la nuit : sous les toiles bigarrées tendues entre les vieux lampadaires, c’était à nouveau une orgie de couleurs et de parfums venus d’un arrière-pays à peu près inépuisable.

Elle paya sa voiture, erra un petit moment parmi les étals croulant sous les roses, les œillets et les tulipes au milieu du chœur piaillant des marchandes en fichus multicolores sans pourtant se laisser séduire… En fait son but n’était pas de visiter la célèbre halle ainsi que le faisaient tous les touristes. Il fallait que le cocher du fiacre pût dire plus tard où il l’avait déposée si on le lui demandait. Ensuite elle escalada les rues en pente raide de la vieille ville où il était à peu près impossible à un attelage de s’engager. Elle voulait « repérer » à la lumière du jour la maison où Étienne l’attendrait ce soir… Ce n’était déjà pas si facile : les ruelles pavées de pierres rougeâtres, coupées de vrais escaliers, devaient être difficiles à fréquenter avec des hauts talons mais le costume de voyage autorisait des chaussures confortables grâce auxquelles Orchidée se sentait l’aisance d’une jeune chèvre. La chaussée étroite et sans trottoirs tapissait le fond d’une sorte de « canyon » en réduction formé par les façades, couleur de pain cuit ou de framboise, des hautes maisons dont les volets épinard étaient tous fermés. À cette heure tout le monde était « en bas » pour profiter des derniers moments du carnaval. La seule animation venait des chats ou encore du linge qui séchait d’une façade à l’autre et qu’un peu de vent faisait voleter. Enfin, la promeneuse trouva ce qu’elle cherchait : à l’angle d’une ruelle et presque en face d’une chapelle, une espèce de palais lépreux dont les murs vieux rose montraient des traces de fresques avec coquilles et rinceaux. Des cariatides, rongées au point qu’il était impossible de distinguer ce qu’elles représentaient du temps de leur splendeur, soutenaient un balcon de fer au-dessus d’une porte étroite ornée d’un mascaron.

Craignant d’être remarquée si elle restait plantée devant, la jeune femme choisit d’entrer dans la chapelle, descendit deux marches et se trouva dans une ombre fraîche d’où il était possible d’observer sans risques mais elle eut beau écarquiller les yeux rien ne bougea dans la bâtisse qui semblait tout aussi vide que ses voisines.

Regardant l’heure à sa montre, Orchidée vit qu’il était un peu plus de six heures. Qu’allait-elle faire jusqu’à neuf heures ? Rester dans cette chapelle ne la tentait pas. Elle n’aimait pas les églises et celle-ci devait fermer à la nuit. Monter jusqu’au Château comme elle avait pensé le faire lui semblait à présent un exercice trop rude : la fatigue de sa nuit sans sommeil commençait à se faire sentir. Elle décida de prendre quelque repos là où elle était et alla s’asseoir au pied d’un riche retable peuplé de personnages rouge, bleu et or devant lequel un cierge unique brûlait sur une espèce de herse en bronze doré. Des fleurs se fanaient sur la marqueterie de marbre de l’autel : bedeau et fidèles devaient avoir rejoint eux aussi la foule en fête. On y sentait l’encens refroidi, l’humidité et la cire rance mais il faisait frais et le silence était délassant.

Lorsqu’elle se sentit mieux elle repartit : mieux valait ne pas s’attarder. Elle descendit vers la Préfecture, héla un fiacre et se fit ramener à la gare ; un lieu, somme toute, où une voyageuse risquait le moins d’être remarquée. La manière la plus simple de tuer le temps était de se faire servir un repas au buffet puisqu’il n’était pas question d’accepter même un petit four de l’homme qu’elle voulait abattre.

Elle ne toucha qu’à peine à ce qu’on lui servit et qu’elle avait choisi au hasard. En revanche elle avala plusieurs tasses d’un thé noir et fort qui accentua sa nervosité. À mesure qu’approchait le moment de l’action, elle sentait une boule se gonfler dans sa gorge. Enfin, avec la mine de qui vient d’attendre en vain, elle paya et se dirigea vers la station des voitures de place.

Il était environ neuf heures moins le quart. La nuit, belle et plutôt froide, fourmillait d’étoiles. Orchidée avait hâte à présent que tout fût fini. Avec quel soulagement elle rejoindrait le havre confortable que représentaient le Robin Hood et son chevaleresque propriétaire !

La ville était encore plus illuminée que les autres soirs parce que tout le monde y promenait des moccoletti[6] dont il s’agissait de protéger la flamme tout en s’efforçant d’éteindre celle du voisin : autant dire que l’on passait son temps à les rallumer tout en se hâtant vers la plage où le roi Carnaval vivait ses derniers instants avant d’éclater joyeusement en flammes et en étincelles. Il donnerait ainsi le signal du grand feu d’artifice marquant la fin des réjouissances et le début d’un carême dont la colonie étrangère se souciait peu mais que les Niçois prenaient très au sérieux : à minuit tout s’éteindrait pour faire place à l’austérité de la pénitence.

Ce soir, c’était donc la fête de la lumière mais quand Orchidée quitta les abords éclairés de la Préfecture pour gagner le palais du « comte Alfieri », les ténèbres des ruelles où tremblaient de rares quinquets firent courir un filet glacé le long de son dos et elle referma la main sur la crosse de son arme. Les maisons étaient différentes de ce qu’elles paraissaient le jour : toutes étaient noires et leurs montées obscures inquiétaient. Même si Étienne adorait le vieux palais où il laissait s’épanouir sa fausse personnalité, c’était, il faut le reconnaître, un drôle d’endroit pour un rendez-vous galant. Fût-ce avec une meurtrière en puissance !

Les bruits de la ville reculaient à mesure que la jeune femme avançait. L’idée qu’on l’attirait dans un piège s’ancrait de plus en plus dans son esprit et elle commença à regretter la présence rassurante de Lartigue. Il lui avait pourtant dit qu’Étienne était dangereux mais son orgueil fermait ses oreilles aux plus élémentaires conseils de prudence. La peur lui mordit le cœur. Elle s’arrêta, prête à battre en retraite, à se sauver à toutes jambes vers la lumière, la foule, la sécurité…

Une brusque montée de honte suspendit son élan. Dans sa main elle tenait de quoi vendre chèrement sa vie, alors que pouvait-elle craindre d’un être de chair et de sang ? N’avait-elle pas, jadis, appris à se battre et ne restait-il rien, dans son sang, de la vaillance de ses ancêtres ? Il fallait aller jusqu’au bout quelles qu’en pussent être les conséquences…

Lorsqu’elle atteignit la vieille demeure, elle vit, avec soulagement, que de la lumière filtrait derrière les volets et, quand elle chercha la sonnette, elle s’aperçut que la porte n’était pas fermée. En la poussant elle se trouva au pied d’un escalier de pierre qui, sous une voûte arrondie, filait droit vers un palier qu’éclairait une grosse lanterne de bronze, assez semblable à celles que portent, en Espagne, les pénitents de la Semaine Sainte.

Lentement, Orchidée monta les marches usées sans autre bruit que le froissement léger de ses jupons. Arrivée à l’étage, elle vit deux hautes portes de bois foncé qui se faisaient face. Celle de gauche était entrouverte sur ce qui devait être un salon. Naturellement, elle choisit celle-là et découvrit une grande pièce très haute de plafond, des murs aux fresques écaillées, un sol de tommettes rouges recouvert partiellement de tapis, une massive cheminée sculptée à la mode italienne où brûlait un grand feu de pin dont la senteur emplissait la salle.

L’ameublement, composé surtout de divans, de coussins et de quelques meubles d’ébène incrusté venus de Chine, était étrange mais plus étrange encore le grand portrait qui, tout de suite, attira son regard : un portrait qui était le sien et qui la représentait dans une toilette qu’elle n’avait jamais possédée : un enroulement de velours noir qui laissait nus ses bras, ses épaules et une partie de sa gorge. Une grande gerbe d’orchidées trempait dans un vase de Canton posé devant, sur une console dorée d’un baroque délirant. De chaque côté du bouquet, il y avait de hauts candélabres allumés qui prêtaient à la toile une vie singulière. Orchidée pensa que c’était sans doute à ce tableau qu’Étienne faisait allusion en disant qu’elle comprendrait lorsqu’elle viendrait chez lui. Cet homme était bel et bien amoureux d’elle. Cette certitude fit renaître sa colère : elle expliquait trop bien la raison profonde du meurtre d’Édouard ! Il était intolérable de découvrir qu’elle en était la cause principale et elle tourna le dos à son image en dégageant le revolver des plis du manchon. C’est alors qu’elle le vit et l’arme lui tomba des doigts…

Étienne était étendu face contre terre devant la grande cheminée. Le manche de bronze d’un poignard chinois surgissait de son dos.

Orchidée étouffa sous ses poings serrés le cri qui allait jaillir et dut s’appuyer à la console pour ne pas tomber. Ses yeux épouvantés contemplaient cette horreur qui recommençait pour elle. Étienne gisait devant elle dans la même position qu’Édouard, frappé par une arme presque identique.

Une boule dans la gorge et les oreilles bourdonnantes, la jeune femme tenta vainement de lutter contre l’évanouissement. Ses jambes fléchirent, et sans comprendre ce qui lui arrivait, elle glissa à terre sans connaissance… C’est là que la trouvèrent quelques minutes plus tard les policiers niçois.

La brûlure de l’alcool succédant à une paire de gifles ressuscita Orchidée. Elle vit devant elle un petit homme brun comme une châtaigne et pourvu d’une moustache mongole qui lui donnait l’air féroce. Peut-être d’ailleurs n’en avait-il pas que l’air : lorsqu’il se pencha sur Orchidée pour la regarder sous le nez ses petits yeux brillaient d’un éclat cruel :

— Alors, Fleur-de-bambou, on en a fini avec les simagrées ? On se sent mieux ?… On va pouvoir répondre aux petites questions de papa Graziani ?

Son haleine empestait l’ail. L’odorat offensé, Orchidée détourna la tête, cherchant le verre secourable qu’un agent tenait encore auprès d’elle mais l’inspecteur Graziani lui tapa sur la main :

— Assez bu ! Ça s’rait trop commode d’avoir l’air pompette ! Et j’te conseille de répondre sans faire d’histoires…

— Répondre à quoi ? Que voulez-vous savoir ?

— Pas grand-chose ! Pourquoi t’as trucidé ton amant, par exemple ?

— Mon amant ? Où avez-vous pris une chose pareille ?

— Ben… ici !

D’un geste circulaire, le policier désigna le portrait, la petite table sur laquelle le souper attendait, les soieries chinoises du décor !

— Ça doit pas être la première fois qu’tu viens, ma belle ! D’ailleurs, autant te l’dire tout d’suite : on a été prévenus par téléphone qu’une fille jaune qui était sa maîtresse depuis longtemps v’nait d’assassiner M. le comte Alfieri. Et, tu vois, y s’trouve que c’est vrai. On n’a plus qu’à t’cueillir. Mais avant tu vas nous dire qui tu es…

— N’y comptez pas ! fit sèchement la jeune femme qui, fidèle à elle-même, retrouvait du courage en face de ce nouveau combat. Tout ce que j’ai à vous dire est que je n’ai pas tué cet homme.

— Non ? Alors tu venais faire quoi ? Si on en juge à ce qu’il y a sur cette table, il t’attendait pour un souper galant ?

— Trouvez-vous vraiment que je suis habillée pour un souper galant, comme vous dites ? Je venais lui dire au revoir avant de quitter Nice et, je le répète, je ne suis pas sa maîtresse. Je ne l’ai jamais été. Nous nous connaissons seulement depuis quelques jours…

— Tiens donc ! C’est comme ça qu’t’as l’habitude de faire tes adieux à de vagues relations : en pleine nuit et presque en cachette ?

— Je ne me cachais pas. Le… comte m’avait invitée à venir contempler le feu d’artifice depuis la terrasse de sa maison avant de partir. Qu’il ait prévu une collation n’a rien d’extraordinaire.

Elle savait qu’elle allait avoir du mal à se défendre, que le piège était bien tendu et elle disait un peu ce qui lui passait par la tête. De toute évidence, d’ailleurs, on ne la croyait pas. Graziani eut un petit ricanement fort désagréable :

— Viens donc voir un peu par ici !

Les agents qui encadraient Orchidée la firent lever et la conduisirent dans la pièce voisine qui était une chambre éclairée doucement par des lampes chinoises. Un très grand lit bas, au-dessus duquel s’élevait la forme fantomatique d’une moustiquaire de mousseline, y était tout préparé, les couvertures de satin ouvertes sur des draps neigeux. Sur l’un des oreillers, un souffle de dentelles blanches attendait un corps féminin. De grands lys et des orchidées fleurissaient autour de cette couche, alternant avec des brûle-parfums de bronze d’où s’échappaient de minces filets de fumée.

L’inspecteur eut une quinte de toux que sa prisonnière partagea. Parfumée ou non la fumée est toujours de la fumée. On revint dans la grande salle.

— Tu me diras pas qu’il avait préparé ça pour lui tout seul ? Alors j’vais te dire comment j’vois la chose ; c’est peut-être vrai qu’tu t’apprêtais à filer et à le plaquer. Lui il voulait rien savoir. Et comme toi, t’avais décidé de plus coucher avec lui, il a dû s’énerver et, pour t’en débarrasser, tu l’as tué…

— Et là-dessus j’étais tellement bouleversée qu’au lieu de m’enfuir, je me suis évanouie ?… En outre, si j’avais eu à me défendre contre lui, j’aurais sûrement eu du mal à le frapper dans le dos…

La justesse de ce raisonnement inspiré par la colère et la peur réussit à percer l’épaisse couche de certitudes de Graziani. Il repoussa son chapeau en arrière et se gratta la tête :

— Ça se tiendrait assez, admit-il, seulement il a bien été tué par quelqu’un, ce type, et si c’est pas toi, j’vois pas qui aurait pu…

Il laissa la phrase en suspens. Rouge et visiblement un peu essoufflé, la cravate de travers et le cheveu en bataille, l’inspecteur Pinson faisait irruption dans la salle inquiétant sérieusement Orchidée et ne causant à Graziani qu’un plaisir des plus limités traduit par un « Encore vous ! » significatif, tout de suite suivi par :

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

— Mon travail !… Ah ! on dirait que j’arrive trop tard !… ajouta-t-il en découvrant le corps auquel personne n’avait encore touché. Ensuite son regard atteignit la jeune femme qu’il dévisagea avec une grande tristesse :

— Bizarre, tout de même, comme les choses se répètent !

— Ce n’est pas moi ! protesta celle-ci. Je l’ai trouvé mort en arrivant. J’en ai éprouvé une telle émotion que je me suis évanouie. Ce monsieur peut le confirmer, je pense.

— C’est vrai, grogna Graziani. On l’a trouvée par terre, blanche comme de la craie, et il a fallu du cognac en plus des claques pour la ranimer.

Pinson eut un soupir de soulagement :

— Dans ce cas elle a sans doute raison car elle n’a pas dû avoir le temps matériel de le tuer.

— Comment pouvez-vous savoir, le Parisien ? fit le Niçois.

— Parce que je la suis depuis qu’elle a quitté son hôtel…

— C’est impossible ! protesta Orchidée. Je vous aurais vu. On ne peut pas dire que vous passiez inaperçu…

— Savoir faire une bonne filature, Madame, c’est l’enfance de l’art, fit Pinson avec dignité. Vous voulez que je vous dise où vous êtes allée ?

— C’est inutile mais si vous me suiviez, pourquoi arrivez-vous seulement maintenant ?

— Un vélo ça crève ! Et j’ai crevé en arrivant place Masséna. Le temps de trouver un café à qui confier mon engin et finir le chemin à pied avec cette cohue, j’ai pris du retard sinon j’arrivais sur vos talons.

— C’est bien dommage pour votre belle amie, grimaça l’inspecteur Graziani, mais ça ne signifie pas du tout qu’elle a pas eu le temps de suriner son galant.

Pinson leva une jambe avec une souplesse de danseur :

— Regardez un peu ça ! Quand je cours, je cours vite.

— Et vous, vous savez le temps qu’il faut pour poignarder un homme ? Pas même une seconde et celui-là il est pas encore froid ! Alors lâchez-nous avec votre histoire ! Le compte de celle-ci est bon !

— Un moment ! protesta Pinson qui sentait la moutarde lui monter au nez. Comme dit mon patron : il faut se méfier des choses trop évidentes.

— Y avait longtemps que vous ne nous aviez pas cassé les pieds avec votre génial commissaire Langevin ! fit Graziani dont les dents grincèrent littéralement. Ici, on fait notre boulot comme on l’entend et tant pis si ça vous plaît pas ! Allez, la fille, on s’en va ! ajouta-t-il en saisissant Orchidée par le bras.

Aussitôt la poigne de fer de Pinson l’obligea à lâcher la jeune femme tandis qu’il grondait :

— Chez nous, en tout cas, on le fait poliment ! Qu’est-ce qui vous prend, inspecteur, de traiter Mme Blanchard comme une de vos roulures ? Vous avez envie d’avoir des ennuis avec vos chefs, le Préfet et quelques autres ? Nous allons vous suivre si vous y tenez absolument, mais dans la dignité. Cependant j’aimerais qu’on attende encore un peu.

— Et qu’est-ce qu’il vous faut encore ? aboya Graziani hors de lui. Que la Bonne Mère descende du ciel avec des angelots et des séraphins pour escorter votre madame… au fait, comment avez-vous dit qu’elle s’appelle ?

— Je vous le rappellerai plus tard ! Vous pouvez bien patienter encore un moment ?

— Mais pour quoi faire ? Qu’est-ce que vous espérez ?

— L’arrivée d’un ami… Il devrait être là depuis longtemps. Il a dû lui arriver quelque chose.

— Et qu’est-ce qu’il a de rare, cet ami ?

— Il s’était chargé de suivre… celui-là, fit Pinson en désignant le cadavre. De toute façon vous n’avez pas fini votre travail ou bien est-ce qu’il n’existe pas de médecin légiste ici ?

— Si, môssieur, si, on en a un et il va venir ! Seulement il a pas besoin de la présence de… mâdame que mes subordonnés vont emmener illico en prison ! Qu’est-ce que c’est que ce tintamarre ?

Claquements de portes, bruits de galopade, de coups et vociférations en tout genre, l’entrée de la pièce parut exploser quand Robert Lartigue, les vêtements déchirés, le chapeau déformé et les cheveux roussis, en surgit à la façon d’un bouchon de champagne qui saute.

— Non mais, quelle ville de fous ! brailla-t-il. Ce soir c’est du délire et avec leurs foutues bougies ils ont bien failli me faire cramer…

Soudain il aperçut Orchidée et déversa sur elle son trop-plein de mauvaise humeur :

— C’est ainsi que vous suivez mes conseils ? Vous ne pouvez pas laisser les hommes travailler en paix ? Vous avez vu le travail ? Il est mort, votre ennemi, et si je m’étais fait étouffer par la foule vous seriez bonne pour la prison à vie ! Mais qu’est-ce que vous avez donc dans la peau, les bonnes femmes ?

Pinson s’efforça de le calmer tandis que Graziani s’époumonait à demander ce que c’était encore que cet hurluberlu. Lartigue, alors, décida de se consacrer à lui :

— Moi, mon vieux, je suis Robert Lartigue du journal le Matin et je vous conseille de remercier votre saint patron de m’avoir rencontré parce que je vais vous éviter la plus grosse connerie de votre carrière en arrêtant une innocente… C’est pas elle la coupable.

— C’est qui alors, môssieur l’envoyé du Ciel, môssieur l’ange gardien… ?

— Je vais vous le dire. D’abord, donnez-moi à boire !

On se hâta de le servir mais, tandis qu’il cherchait des yeux un endroit où s’asseoir un instant, son pied heurta le revolver à demi dissimulé sous l’angle d’un meuble. Un coup d’œil lui apprit de quoi il s’agissait. Alors, faisant mine de glisser sur les tommettes trop bien cirées, il se pencha et, s’emparant de l’objet, il le fit disparaître dans l’une de ses vastes poches.

— Il vaudrait mieux ne pas trop s’attarder ici, dit-il après avoir avalé la moitié de la bouteille de champagne qui attendait dans un rafraîchissoir en argent. Un « panier à salade » n’est pas ce que je préfère comme véhicule mais on y tient nombreux et celui qui attend en bas fera l’affaire. On causera chemin faisant…

— Des délais, des atermoiements ? grinça Graziani. Où prétendez-vous nous emmener à présent ?

— Là où se trouve le meurtrier. Dans une villa de Cimiez.

Il se dirigeait déjà vers la porte. Force fut à l’inspecteur de le suivre avec sa prisonnière, deux de ses hommes et Pinson. Celui-ci offrit galamment son bras à Orchidée qui se laissa emmener machinalement.

Une voiture cellulaire attendait en effet un peu plus bas, au-delà des marches. Tous y montèrent et l’on partit en évitant le plus possible les endroits transformés en réunion de feux follets. Lartigue alors raconta comment, attaché aux pas d’Étienne Blanchard, il avait vu celui-ci gagner le vieux palais un peu avant huit heures et s’était mis en faction à l’abri d’un contrefort de la chapelle. De ce recoin, il put observer, un peu plus tard, la venue d’un homme dont la silhouette ne lui était pas inconnue. Celui-ci après un regard circulaire, tira de sa poche une clef, ouvrit la porte sans faire le moindre bruit et disparut à l’intérieur de la maison. Un moment plus tard, l’homme ressortit tout aussi discrètement, tira de sa poche un mouchoir, s’essuya le front et les mains puis redescendit d’un pas tranquille vers la ville, filé à distance par Lartigue après un instant d’hésitation et un dernier regard vers la maison dont l’éclairage disait assez que son occupant n’avait pas l’intention de ressortir de sitôt.

L’un derrière l’autre, le journaliste et son gibier gagnèrent un des grands cafés de la place de la Préfecture. Le second alla droit au téléphone. Lartigue suivit et réussit à entendre que l’homme appelait la police en indiquant qu’un homme venait d’être assassiné…

— Mon premier mouvement a été de retourner d’où je venais, dit Lartigue, mais j’ai préféré continuer ma filature. De toute évidence, l’occupant du vieux palais n’avait plus besoin d’aide… Le meurtrier – car je ne doutai pas un instant que ce fût lui – avala deux pastis coup sur coup puis ressortit, se dirigea vers la station des calèches, en prit une. Je l’entendis sans peine ordonner au cocher de le conduire à Cimiez, à la villa Ségurane. J’en savais assez ; je suis revenu mais je me suis trouvé pris au milieu d’une bande d’enragés occupés à s’entr’arracher leurs moccoletti et prétendant m’en faire accepter un de force afin de prendre part à leurs ébats. Vous voyez le résultat…

— Cet homme, c’était qui, d’après vous ? demanda Pinson. L’un des frères Leca ?

— Oui. L’aîné des deux Corses, Orso. J’aurais pu deviner où il allait mais je voulais en être sûr…

— Et vous croyez que c’est lui l’assassin ? murmura Orchidée complètement désorientée.

Lartigue lui décocha un coup d’œil moqueur :

— C’est lui ou vous. Choisissez !

— Mais pourquoi ? J’ai acquis la conviction que ces deux hommes ont tué mon époux sur l’ordre d’Étienne Blanchard et je ne vois pas pourquoi…

— Apparemment vous vous êtes trompée et nous aussi.

— À qui obéissaient-ils, alors ?

— C’est ce que nous allons savoir, du moins je l’espère ! dit Pinson gravement.

Bien entendu, pendant ce court dialogue l’inspecteur Graziani n’était pas resté muet et tentait de voir clair dans une situation qui lui échappait de plus en plus. D’autant qu’il craignait de commettre l’une des gaffes monumentales dans lesquelles sombrent les carrières les plus prometteuses. Le seul nom des Blanchard, si honorablement connus à Nice, lui donnait la chair de poule et il ne parvenait pas à comprendre par quelle magie ils se trouvaient mêlés au meurtre de ce jeune comte italien… Pinson employa le reste du trajet à lui donner tous les apaisements possibles : il se trouvait entièrement couvert par l’action de la Sûreté Générale.

Lorsque l’on atteignit la colline de Cimiez, la grande effigie du roi Carnaval flambait joyeusement et les premières chandelles romaines s’élançaient vers le ciel qu’une profusion de fusées et d’étoiles allaient embraser au son des acclamations et des cris de joie. Orchidée, elle, songeait tristement à lord Sherwood qui allait sans doute l’attendre longtemps. Si elle ne parvenait pas à le rejoindre avant l’aube, prendrait-il la mer sans elle… et avec ses bagages ?

Ce genre de préoccupation typiquement féminine mais tout à fait disproportionnée avec le drame qui se jouait lui fit un peu honte mais elle n’y pouvait rien. Elle était seulement fatiguée jusqu’aux larmes. Son dos, habitué cependant depuis des années à se tenir bien droit, lui faisait mal et ses pieds brûlaient. Elle aurait tout donné pour un bain chaud et un lit moelleux mais il était peu probable qu’une prison fût aussi confortablement équipée.

Elle ne comprenait pas bien ce que l’on allait faire chez les Blanchard. Si l’assassin était allé s’y cacher, on nierait très certainement sa présence. D’autant que l’inspecteur Graziani n’avait pas l’air enthousiaste pour envahir de la sorte et à cette heure la maison de gens à la fois riches et honorablement connus… Justement il était en train de dire :

— J’ai l’impression que vous me faites faire une sacrée boulette. Heureusement, on n’arrivera certainement pas à se faire ouvrir la grille.

Or, lorsque l’on atteignit l’entrée de la villa Ségurane, la grille était largement ouverte et un coupé élégant stationnait non loin des marches du perron que gardaient plusieurs agents en uniforme.

— Ben !…, V’là aut’chose ! souffla Graziani désorienté.

CHAPITRE XIII LE DERNIER ACTE

Le spectacle qui attendait les arrivants, dans le grand salon gothique dont un maître d’hôtel affolé venait de tenter en vain de leur défendre l’entrée, se révéla plutôt surprenant. Surtout pour Orchidée car, au-delà des grandes portes ornées de vitraux, elle découvrit, debout l’une en face de l’autre, la maîtresse de maison et la générale Lecourt dans une attitude évoquant celle des coqs de combat. Sur un canapé, le plus jeune des frères Leca, visiblement ivre mort, ronflait sous la garde d’un jeune homme qui avait l’air d’un policier en civil. Un agent en uniforme surveillait Orso, l’aîné, assis sur un escabeau. Enfin deux hommes à peu près du même âge se tenaient debout près de la cheminée : l’un était le commissaire Langevin avec sa mine des mauvais jours et un regard chargé de nuages qui n’annonçait rien de bon. Son compagnon n’avait pas l’air plus avenant.

Pour la première fois depuis plus de trente ans, Adélaïde Blanchard et sa cousine se rencontraient et, de toute évidence, ces retrouvailles n’avaient rien de familial. En pénétrant dans le salon, Orchidée put entendre Agathe Lecourt s’écrier :

— Tu m’entendras, que cela te plaise ou non ! Je suis venue te demander compte de la vie de mon fils, Édouard, assassiné par tes valets sur l’ordre de ton fils Étienne…

— Tu as toujours été un peu folle, ma pauvre Agathe, et l’âge ne t’a pas améliorée : tu l’es plus que jamais. Édouard, ton fils en vérité ? Alors que tu n’as jamais été capable de donner le jour ? Mais qu’est-ce qui nous arrive là ? Que signifie, Sosthène ?

— Encore de la police, Madame ! Je n’ai rien pu faire, gémit le maître d’hôtel au bord des larmes.

Déjà, d’ailleurs, l’inspecteur Graziani se précipitait vers le compagnon de Langevin qui n’était autre que le commissaire Rossetti :

— Ah, vous êtes là, patron ? Ça me soulage drôlement : ces gens qui m’accompagnent m’ont obligé à venir jusqu’ici mais, dans un sens, c’est une bonne chose ; vous allez pouvoir leur faire entendre raison.

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

Ce fut Pinson qui se chargea de la réponse en désignant Orso Leca :

— Nous recherchons cet homme. Selon toutes prévisions, il vient d’assassiner Étienne Blanchard de la même manière qu’il avait tué son frère…

— Ce n’est pas vrai ! glapit Graziani. La coupable, la voilà ! Nous l’avons trouvée évanouie près du cadavre…

— Orchidée ! s’écria la Générale qui courut prendre la jeune femme sous sa protection en l’embrassant. Ma pauvre petite ! Qu’êtes-vous venue faire dans cette ville impossible ?

Orchidée n’eut pas le temps de répondre. Adélaïde se jetait sur elle, toutes griffes dehors et les yeux fous :

— Tu as tué mon Étienne, espèce de sale Chinoise, tu l’as tué comme tu avais déjà tué mon Édouard !… Je vais t’étrangler…

Elle l’eût peut-être fait si Pinson et Lartigue ne l’avaient ceinturée et maîtrisée en dépit des menaces qu’elle ne cessait de hurler. Le visage convulsé de cette femme encore belle suait la haine et la fureur. Entre les mains des deux hommes, elle se débattait comme une furie, essayant même de mordre les mains qui l’emprisonnaient. Pétrifiée d’horreur et de dégoût, Orchidée, accrochée au bras de Mme Lecourt, regardait en frissonnant cette femme possédée par tous les démons de la rage. Elle n’aurait jamais cru être à ce point exécrée.

Le combat aurait sans doute duré si la Générale, après avoir fait asseoir Orchidée, ne s’en était mêlée. Elle marcha vers le groupe tumultueux, se déganta et gifla vigoureusement sa cousine dont les cris s’arrêtèrent net :

— Mettez-la dans un fauteuil, conseilla-t-elle, et trouvez-lui un verre de quelque chose de fort ! Après tout, elle vient d’apprendre la mort de son fils et il convient d’en tenir compte.

Elle fut obéie. Profitant du répit accordé, le commissaire niçois ordonna à son subordonné de lui faire son rapport. Trop heureux d’avoir un tel auditoire, Graziani s’y employa avec un zèle qu’à plusieurs reprises Lartigue et Pinson essayèrent de tempérer, mais l’inspecteur était lancé et force fut aux deux autres d’attendre qu’il eût fini. Pour sa part, Langevin ne disait rien.

— À présent, messieurs, je vous écoute, dit Rossetti après un coup d’œil à son collègue parisien. L’un après l’autre s’il vous plaît.

Le récit de Pinson fut rapide. Par contre, celui du journaliste prit plus de temps car il s’efforça de ne laisser dans l’ombre aucun détail. Néanmoins, lorsqu’il ajouta que, pour lui, la culpabilité d’Orso Leca ne faisait aucun doute, le commissaire le pria de s’en tenir aux faits, ce qui n’empêcha pas Lartigue de déclarer :

— Je ne dois pas être le seul à le penser, sinon pourquoi se trouve-t-il en ce moment sous la surveillance d’un policier ? Je suppose que vous l’avez arrêté au moment où il rentrait ici ?

— Vous n’avez pas non plus à supposer. À présent, je souhaiterais entendre cette jeune dame et surtout sa version de ce qui vient de se passer… Et d’abord, Madame, je veux savoir qui vous êtes.

Mme Lecourt, qui s’était assise auprès d’Orchidée, posa vivement sa main sur elle comme pour indiquer qu’elle se trouvait sous sa protection.

— Étant donné l’accusation portée par l’inspecteur… ici présent, vous êtes en droit de ne répondre qu’en présence d’un avocat, ma chère petite. Un commissaire n’est pas un juge d’instruction…

— Sans doute, mais quand on refuse de lui répondre, c’est le meilleur moyen de se retrouver en face dudit juge, fit Rossetti. Et je crois pouvoir tout de même demander que cette dame veuille bien me confier son identité ?

— Je vais répondre, dit Orchidée qu’un grand calme venait d’envahir. Aussi bien, je n’ai aucune raison de mentir puisqu’il y a ici au moins trois personnes qui me connaissent. Avant de rencontrer Édouard Blanchard, j’appartenais à la famille des empereurs mandchous, j’étais… princesse et notre souveraine occupait dans mon cœur la place d’une seconde mère. À présent, je suis seulement la veuve d’Édouard Blanchard…

— Dont vous étiez initialement soupçonnée d’être aussi la meurtrière. N’est-ce pas ?

— En effet.

— Cette accusation, le commissaire Langevin ici présent en a prouvé la fausseté, donc nous n’en parlerons plus. Cependant, votre conduite par la suite s’est révélée pour le moins bizarre. Vous êtes venue ici, à Nice, sous une fausse identité ?

— C’est exact.

— Pourquoi ?

Il y eut un instant de silence. Les yeux d’Orchidée cherchèrent tour à tour le regard de Lartigue, de Pinson, de Langevin qui semblait se désintéresser de la question, enfin d’Agathe Lecourt qui lui sourit et lui pressa la main :

— C’est simple. J’ai acquis la certitude que mon époux a été victime de la jalousie et de l’avidité de son jeune frère… J’entendais lui faire payer le prix du sang selon le code d’honneur de mon pays.

— Autrement dit, vous vouliez le tuer ? C’est bien cela ?

— C’est bien cela… Seulement je ne l’ai pas tué…

— Il est mort cependant.

— Pas de ma main. Il avait cessé de vivre lorsque je suis arrivée dans la vieille maison.

— Cette maison appartenait au comte Alfieri et c’est lui, en réalité, que vous alliez rejoindre.

— Non. C’était bien Étienne Blanchard. Je savais qu’il se cachait sous un faux nom comme je le faisais moi-même. Pour quelle raison, je n’ai aucune réponse à cette question. Lorsque je suis arrivée à Nice, je désirais rencontrer… mon beau-frère. Il semblait avoir mystérieusement disparu et j’hésitais sur ce que je devais faire quand le hasard l’a mis sur mon chemin ou plutôt a mis le comte Alfieri sur mon chemin. Mais, en dépit du visage qu’il s’était composé, je l’ai reconnu aussitôt. Lui aussi d’ailleurs savait qui j’étais. Hier, pendant le Corso fleuri, il m’a donné rendez-vous dans le vieux palais. Il disait que c’était le seul endroit où il se sentait chez lui. Il disait aussi… qu’il m’aimait.

Ce simple mot réveilla la fureur apparemment endormie d’Adélaïde. Elle éclata en malédictions et en injures : cette femme mentait. Étienne n’éprouvait pour elle que de l’horreur pour avoir brisé la carrière et même la vie d’un frère tendrement chéri.

Ce fut Graziani qui lui coupa la parole :

— Il disait peut-être la vérité. Dans la salle où on l’a trouvé il y a un portrait de sa meurtrière. Parce qu’elle l’a tué, vous pouvez en être sûrs maintenant. Elle vient de vous le dire elle-même…

— J’ai dit que je voulais le tuer, reprit fermement Orchidée. J’avais apporté ce qu’il fallait…

— Et quoi ? On n’a trouvé que le couteau et il n’y avait rien dans votre sac.

— Monsieur Lartigue, je sais que vous souhaitez m’aider mais je préfère que vous donniez à ce policier l’arme que vous avez ramassée tout à l’heure.

Le journaliste haussa les épaules et tira le revolver de sa poche pour le tendre à Rossetti :

— Vous avez peut-être raison, après tout ! Il est chargé mais aucune balle ne manque.

Le commissaire prit l’arme qu’il examina un instant en silence avant de la tendre à Langevin et de revenir à Orchidée :

— Continuez ! Donc vous aviez accepté ce rendez-vous dans le but d’abattre M. Blanchard ? C’est bien cela ?

— Oui. Je voulais faire feu tout de suite, dès qu’il serait devant moi, pour ne pas lui laisser une chance de fléchir ma résolution, mais quand je suis arrivée quelqu’un était passé avant moi. L’émotion que j’en ai ressentie m’a fait perdre connaissance.

— Et ensuite ? Que comptiez-vous faire ?

— Quitter Nice aussitôt…

— Qu’avez-vous fait de vos bagages ? Vous les avez laissés à la gare sans doute.

Cette fois, ce fut Pinson qui se chargea de la réponse, après avoir glissé deux mots à l’oreille de Langevin :

— J’ai suivi Mme Blanchard toute la journée et je sais où ils sont. Si vous le voulez bien, Monsieur le Commissaire, nous aborderons cette question plus tard…

— Entendu. Je vous remercie, Madame. Surtout de votre franchise !…

— Alors, coupa Adélaïde, vous allez l’arrêter à présent ? Vous l’avez entendue ? Elle ose se vanter ici de son crime ! Quant à cette fable, inventée par un homme qui sait si bien subtiliser les revolvers, elle ne tient pas debout. Pourquoi ce brave Orso aurait-il voulu tuer quelqu’un qu’il ne connaissait pas ? Car ici personne ne pouvait imaginer que cet… Alfieri, c’est bien ça ?… que cet homme n’était autre que mon pauvre Étienne ?…

— Dans ce cas, qu’allait-il faire chez lui ? lança Lartigue.

— Est-ce que je sais ? Interrogez-le ?… Ces deux garçons, d’ailleurs, ne font pas partie de notre personnel : ils sont les petits-fils de mon ancienne femme de chambre. Une bien brave femme dont la santé laisse beaucoup à désirer et qui est actuellement à l’hôpital Saint-Roch. Naturellement ils logent ici quand ils viennent voir leur grand-mère. C’est bien naturel…

— Cela ne nous dit tout de même pas ce qu’Orso allait faire au vieux palais ? remarqua Rossetti.

— C’est simple, grogna l’intéressé : j’y ai jamais mis les pieds. Ce type, là, le Parisien il a eu des visions ? Vous avez pas encore compris qu’il est là pour aider la Chinetoque ? Moi, je sais rien, j’ai rien vu et j’ai pas encore compris pourquoi tout à l’heure, quand je suis rentré après avoir été regarder brûler Carnaval, on m’a sauté dessus. J’ai rien fait…

— Oh si !…

Brûlante d’indignation, Orchidée se dressait pour, d’accusée, devenir accusatrice. Le cynisme et l’aplomb de cet individu l’exaspéraient :

— Vous et votre frère avez essayé de m’enlever dernièrement à Paris alors que je sortais de l’hôpital de la Salpêtrière où j’étais allée voir cette malheureuse Gertrude Mouret…

— Pourquoi qu’on aurait voulu faire ça ? coupa l’autre goguenard. On vous connaît même pas…

— Cessez donc de mentir ! Vous agissiez au nom de quelqu’un qui ne souhaitait pas se salir les mains et j’ai parfaitement retenu vos paroles : vous avez dit que les gens pour qui vous travailliez payaient bien et qu’ils voulaient ma peau jaune… Ce ne sont pas des choses que l’on oublie :

— C’est une honte, oui ! s’écria la Générale. Comment avez-vous réussi à leur échapper ?

— C’t’une bonne question, ça ! goguenarda Orso. Non mais, regardez et regardez-la ! Si on avait voulu l’enlever, elle nous aurait pas échappé…

— Vous voulez que je vous fasse une démonstration ? proposa Orchidée. Vous avez dû avoir de la peine à marcher pendant un moment…

À nouveau, le Corse haussa les épaules, cracha sur le tapis avec la même décontraction que s’il était dans la rue et lança, méprisant :

— Vous trouvez que vous n’vous êtes pas encore assez ridiculisée ? Et pour qui qu’on travaillerait, nous autres ? C’est bien joli d’accuser mais vaudrait mieux avoir des preuves…

Orchidée retint de toutes ses forces l’envie qui lui venait de se jeter sur cet homme pour déchirer de ses ongles sa figure matoise et insolente. En effet, elle n’avait ni preuves ni témoins, rien que sa parole, et elle se sentait perdre pied. Un être aussi abject que celui-là n’avouerait jamais à moins d’être confié à quelqu’un d’aussi habile qu’un bourreau mandchou. Quelle joie ce serait de lui glisser des petits morceaux de bambou sous les ongles et d’y mettre le feu !…

Elle cherchait une réplique cinglante quand, soudain, le commissaire Langevin se décida à bouger. Jetant ce qui restait de son cigare dans la cheminée, il s’approcha de Leca. Complètement écœurée, Orchidée remarqua son expression bénigne, voire aimable, et ce fut même avec un bon sourire qu’il se pencha sur le prisonnier :

— Calme-toi, Orso ! Il est inutile de te mettre dans tous tes états !

— Moi ? mais j’suis tout à fait calme, Commissaire ! J’ai pas la moindre inquiétude…

— Peut-être. Cependant tu n’es pas dans ton état normal et je le comprends. Crois-bien que je compatis à ton chagrin.

— Mon chagrin ?… Quel chagrin ?

Langevin prit l’air navré :

— Comment ? Tu ne sais pas ? Tu n’es donc pas allé à l’hôpital cet après-midi ?

Devenu soudain blanc comme un cierge, l’aîné des Leca se leva lentement, ce qui porta son visage au niveau de celui du commissaire. Empoignant les revers du paletot mastic du policier, il rugit :

— Qu’est-ce que j’devrais savoir ? Qu’est-ce qui s’est passé à l’hôpital ? La Mamma ? Il lui est arrivé quelque chose ?…

— Pourquoi crois-tu que ton frère s’est saoulé comme il l’a fait…

— Vous voulez pas dire qu’elle est…

Le mot terrible ne voulait pas sortir. Par contre un flot de larmes venait de jaillir de ces yeux inflexibles qui semblaient incapables de refléter un sentiment humain. Langevin posa sur l’épaule de l’homme une main compatissante puis murmura :

— Morte ?… Eh oui ! Je sais bien qu’elle n’était pas toute jeune mais je crois qu’il aurait mieux valu pour sa santé qu’elle ne mange pas cette boîte de chocolats…,

— Des… chocolats ?

Dans sa bouche, chacune des trois syllabes du mot eut l’air de peser une tonne. Il les mâcha péniblement comme pour en extraire une saveur écœurante. Le silence emplissait la pièce, ce silence d’attente fait des respirations retenues, et, soudain, ce fut l’explosion : avec un râle de fureur, Orso Leca fonça devant lui, droit sur Adélaïde Blanchard :

— Salope !… Tu pouvais pas la laisser vivre en paix ? Fallait la tuer elle aussi ?.. Elle avait jamais rien fait qu’te servir…

Cette fois on eut beaucoup de mal à lui arracher une proie qui, entre ses cris de terreur, balbutiait qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne savait pas… La voix de Langevin, sèche, froide et précise, prit le dessus et domina le tumulte tandis que tous les hommes présents s’unissaient pour maintenir le forcené auquel Graziani réussit, non sans peine, à passer les menottes :

— Tu te rends compte que tu viens d’avouer et que tous ici sont témoins ?

— J’en ai rien à foutre ! râla Orso au milieu de ses sanglots. La Mamma… j’aimais qu’elle au monde…

— Tu reconnais que, ton frère et toi, vous avez assassiné Édouard puis Étienne Blanchard ?

— Oui.

— Et à l’instigation de Mme Adélaïde Blanchard ici présente ?

— Oui. Je sais que je vais y laisser ma tête mais si elle crève elle aussi, je mourrai content.

Accablée sans doute sous le coup du sort qui venait de la démasquer, la mère indigne n’éleva pas la moindre protestation. Elle semblait changée en statue. Les yeux fixes, immobile et muette, elle paraissait totalement inconsciente de ce qui se passait dans sa propre maison. Elle ne réagit pas davantage quand on emmena Orso Leca et son frère, toujours endormi, que deux agents emportèrent. Dans le salon régna ce silence pesant qui suit habituellement les grandes catastrophes lorsque le raz de marée s’étale ou que la terre cesse de trembler. Serrées l’une contre l’autre, Orchidée et sa vieille amie s’efforçaient de ne pas tourner les yeux vers Mme Blanchard, mais leurs regards, attirés irrésistiblement comme cela arrive devant un monstre, y revenaient malgré elles.

Les deux commissaires de police échangèrent quelques paroles à voix basse, hésitant visiblement sur la conduite à tenir en face du problème délicat posé par la culpabilité de cette femme. Soudain, l’une des portes du salon s’ouvrit pour livrer passage à une infirmière d’un certain âge qui toussota pour s’éclaircir la voix et demanda s’il y avait ici une dame prénommée Agathe. La Générale leva la tête :

— Oui… moi !

— Voulez-vous me suivre, Madame. Monsieur Blanchard désire vous parler. Il semble, ajouta-t-elle en couvrant les policiers d’un œil sévère, que l’on ne se soit guère soucié de la présence dans la maison d’un grand malade ? Un tel comportement est inadmissible ! Nous pouvions entendre de là-haut des cris et des vociférations proprement scandaleux…

— Je crains, dit Langevin, que ce qui s’est passé ici ne crée un scandale beaucoup plus grand et ne porte un coup dramatique à votre patient.

Tandis que l’infirmière emmenait Mme Lecourt, Lartigue alla prendre place auprès d’Orchidée mais celle-ci ne parut pas s’apercevoir de sa présence : elle regardait toujours Adélaïde en essayant de découvrir sur ses traits les raisons d’une conduite aussi monstrueuse. Qu’une mère pût décider, préparer dans les moindres détails la mort de deux hommes dont l’un était vraiment son enfant la bouleversait… en dépit des histoires effrayantes que les femmes de la Cour se chuchotaient jadis sous l’éventail ou à l’abri de leurs mains dans les cours et les chambres de la Cité Interdite. On disait que Ts’eu-hi n’avait pas craint, avant qu’Orchidée ne fût au monde, d’ordonner la mort de son fils, bien-aimé cependant : le jeune empereur Tong-tche, lumière de ses yeux par sa beauté et son amour de la vie, parce qu’il aimait trop la femme qu’on lui avait choisie et aussi parce qu’il prétendait exercer un pouvoir que l’on n’était pas disposé à lui abandonner.

Orchidée se souvenait bien de ses réactions d’adolescente lorsque les affreux bruits parvenaient jusqu’à ses oreilles : elle refusait farouchement de croire qu’une mère pût détruire l’ouvrage de sa chair et de son sang, outre qu’il s’agissait là d’une grave offense aux dieux et surtout aux ancêtres. Or, à présent, il y avait là, devant elle, une mère tout aussi criminelle et dont, cette fois, les motivations lui échappaient complètement. Passe encore, si l’on peut dire, pour Édouard qu’elle n’avait pas mis au monde, mais Étienne !… À la pensée qu’elle-même avait failli tuer ce malheureux garçon dont le seul crime était sans doute d’être tombé amoureux de l’épouse d’un frère qui n’en était pas un, le rouge de la confusion lui montait aux joues. Un crime gratuit, voilà ce qu’elle avait été sur le point de commettre !

Les cancanières de la Cour disaient aussi qu’à la mort du jeune souverain, et sans doute pour donner le change, Ts’eu-hi avait affiché un chagrin violent, bruyant et un deuil d’une extrême austérité. Vêtue de toile à sac et les cheveux défaits comme une pauvresse, elle avait multiplié visites aux temples et macérations de toute sorte. Peut-être pour tenter d’apaiser sa conscience ?… Cette Occidentale, elle, ne faisait rien de tout cela. Éprouvait-elle un remords quelconque ou même un simple regret ? En fait elle avait l’air de ne rien éprouver du tout : assise dans un haut fauteuil à dossier raide garni de coussins rouges, elle serrait autour de ses épaules une grande écharpe de satin noir brodé d’or et son visage ne reflétait aucun sentiment. Plus incroyable encore, Orchidée vit passer sur ses lèvres un fugitif sourire et même elle crut l’entendre chantonner.

Se tournant alors vers son voisin, elle chuchota :

— Vous ne croyez pas qu’elle est en train de devenir folle ?

— Peut-être. Ou alors elle a décidé de le laisser croire… Je pencherais assez pour cette version : elle n’a pas précisément l’air d’une femme fragile.

— Que va-t-on faire d’elle ? Va-t-on la conduire en prison ?

Lartigue eut un sourire en coin et fourragea furieusement dans la masse désordonnée de ses cheveux bouclés :

— M’est avis que c’est ce qui tourmente nos deux commissaires. Son arrestation causera un scandale énorme qui empoisonnera les derniers jours de son malheureux mari. D’un autre côté, un crime aussi monstrueux ne peut rester impuni…

— Pourquoi l’a-t-elle commis, selon vous ?

— Allez savoir ! fit Lartigue avec un geste évasif.

Il ne tenait pas à donner son opinion à Orchidée car elle était sans doute, la pauvre innocente, au fond de tout cela… Au bout d’un instant il reprit :

— À la réflexion… l’asile psychiatrique serait une assez bonne formule…

— Elle mérite la mort, gronda sourdement la jeune femme. La Justice l’exige et moi j’ai juré…

— Je sais ce que vous avez juré mais je vous conseille à présent de vous tenir tranquille. Vraiment tranquille si vous voyez ce que je veux dire !

— Je sais que votre justice ne condamne plus les femmes à la peine de mort, ce qui est stupide. Vous voulez que ce monstre continue à vivre ?

— Je veux que « vous » viviez ! dit gravement le journaliste. Quant à elle, je crois qu’être enfermée à vie dans un asile de fous – je dis bien un asile de fous et pas une élégante clinique psychiatrique où les femmes du monde soignent leurs vertiges et leurs phantasmes – sera pour elle la pire des punitions. Surtout si elle n’est pas réellement folle. Je suis à votre service pour vous en faire visiter un…

Il s’interrompit et se leva : Agathe Lecourt venait de reparaître, visiblement bouleversée et les yeux rougis. En entrant dans le salon, elle se moucha vigoureusement avec le mouchoir qu’elle tenait à la main puis se dirigea vers les policiers qui attendaient son retour :

— Il veut vous voir, messieurs, mais auparavant il vous demande de lui accorder un instant d’entretien avec elle, fit-elle avec un léger mouvement de tête en direction de sa cousine.

— Comment est-il ? demanda Rossetti.

— Je crois que la fin n’est pas loin mais son esprit demeure intact et son âme d’une grande fermeté. Essayez tout de même de le ménager… Il n’a pas mérité un tel calvaire.

Incapable de se contenir plus longtemps, elle eut un sanglot et alla s’abattre, en larmes, dans les bras d’Orchidée tandis que les deux policiers faisaient lever Adélaïde et l’emmenaient en la tenant chacun par un bras, sans qu’elle opposât la moindre résistance. Au contraire, elle leur souriait…

Le coup de feu retentit au bout de quelques minutes seulement.


Une heure plus tard, réunis dans le salon de la Générale au Riviera-Palace, Orchidée, Lartigue et le commissaire Langevin buvaient du thé, du café et du cognac en écoutant leur hôtesse raconter son entretien avec Henri Blanchard. L’inspecteur Pinson, porteur d’une lettre d’excuses de la jeune femme, était parti pour récupérer les bagages à bord du Robin Hood et mettre ainsi un terme à la perplexité de lord Sherwood qui devait se demander s’il allait pouvoir lever l’ancre à l’heure prévue.

Il n’y avait pas bien longtemps que les larmes de Mme Lecourt ne coulaient plus. Cependant elles étaient encore présentes dans sa voix quand elle dit :

— Henri savait depuis longtemps qu’Édouard n’était pas son fils. Sa ressemblance avec son véritable père qu’il avait bien connu lui fit soupçonner assez tôt la vérité. Il contraignit d’ailleurs Adélaïde à en faire l’aveu, mais c’était bien après la venue au monde d’Étienne et il préféra laisser les choses en l’état afin de ne pas perturber les deux garçons. En outre, il les aimait tous les deux sans faire vraiment de différence et il en était fier. Cela compensait l’amour qu’il ne réussit jamais à éprouver pour sa femme… Je crois… je crois qu’il en vint même à la détester lorsqu’il s’aperçut d’un fait étrange : Adélaïde portait plus d’affection à Édouard qu’à son propre fils qu’elle couvrait de dédain et de sarcasmes. Ce qui fut cause de plusieurs scènes pénibles entre elle et son mari, surtout quand, l’enfant étant devenu homme, Adélaïde se mit à éprouver les sentiments de Phèdre envers Hippolyte.

— Cela veut dire qu’elle est tombée amoureuse de lui, traduisit Lartigue à l’intention d’Orchidée qui n’avait jamais lu Racine.

— Oh ! fit celle-ci choquée. Une chose pareille peut-elle arriver ?

— Cela peut se produire d’autant plus qu’Édouard n’était rien pour elle par le sang sinon un petit-cousin, reprit la Générale. Aussi, pour le mettre à l’abri, Henri poussa-t-il vivement la carrière de son fils aîné dans la diplomatie. Il souffrit, bien sûr, lorsque celui-ci partit pour la Chine, mais il estimait qu’une aussi longue distance était une excellente chose.

« Évidemment, l’annonce de votre mariage fit l’effet d’une bombe. Adélaïde, déçue dans ses sentiments intimes comme dans les espoirs qu’elle fondait sur une future gloire des ambassades, jeta feux et flammes et décréta la mise à l’index du coupable. Le tort d’Henri, déjà malade à cette époque, fut de lui laisser le champ libre. Il était las de cette longue bataille qui durait depuis plus de trente ans mais il donna, paraît-il, des ordres secrets à son notaire afin qu’Édouard ne fût pas lésé.

— En effet, approuva Orchidée. Maître Dubois-Longuet me l’a dit. J’ai refusé de toucher à cet argent.

— Pourquoi donc ? demanda Langevin. Cela vous revient de droit, selon nos lois… comme d’ailleurs tout le reste de la fortune des Blanchard dont vous êtes à présent la seule héritière.

Orchidée eut un joli geste qui traduisait refus et dégoût tout à la fois :

— Ne trouvez-vous pas, Monsieur le Commissaire, qu’il y a vraiment beaucoup de sang sur tout cet argent ? Jusqu’à cette pauvre vieille femme qui est morte aujourd’hui.

Langevin fit alors bénéficier l’assistance d’un de ses deux ou trois sourires annuels :

— Elle se porte comme vous et moi… Annoncer qu’elle venait d’être empoisonnée était l’unique moyen de faire craquer son petit-fils. Comme tous les Corses, Orso considère la fidélité au chef – même s’il s’agit d’une femme ! – comme une manière de sacerdoce. Il se serait fait découper en lanières plutôt que trahir Mme Blanchard.

Lartigue sifflota entre ses dents tout en se servant une nouvelle tasse de café :

— Je ne sais pas si vous êtes croyant, Commissaire, mais je vous conseille de prier pour que Leca soit rapidement condamné et encore plus rapidement exécuté. Sinon vous devriez songer à porter une cotte de mailles…

— Si je devais compter les fois où la cour d’Assises a retenti de menaces de mort lancées contre moi, je devrais vivre terré ou seul au milieu d’un désert. Ce qui compte c’est la Justice. La seule chose que je peux faire c’est laisser la vieille Renata Leca en dehors de cette histoire… bien qu’elle ait porté elle-même à Gertrude Mouret les chocolats qui l’ont empoisonnée…

— Elle est à l’hôpital où je l’ai vue moi-même, dit Orchidée. Je veux bien qu’elle ne soit pas au fond d’un lit, mais comment aurait-elle pu aller à Paris et se rendre au chevet de ma cuisinière ?

— Le plus simplement du monde. Mme Blanchard, sous prétexte de la faire examiner par un professeur parisien, l’a emmenée avec elle et lui a demandé ensuite comme un service d’aller porter la boîte de chocolats à Gertrude qu’elle connaissait, d’ailleurs, car les Mouret ont été longtemps au service des Blanchard lorsque votre beau-père occupait encore des postes consulaires. Tous deux portaient à Étienne une espèce de vénération. Ne me demandez pas pourquoi… Par contre, ils n’aimaient guère Édouard et ont été d’accord pour aider leur maîtresse à se débarrasser de lui… et de vous par la même occasion. Ils croyaient agir pour le bonheur et la richesse d’Étienne… C’est la raison pour laquelle ils ont accepté d’entrer à votre service : ils attendaient leur heure.

— Quatre ans ! Ils l’ont attendue quatre ans ? Pourquoi si longtemps ?

— La hâte eût été dangereuse mais quand Gustave a appris de votre concierge, un soir après boire, que des Chinois s’intéressaient à vous, il a prévenu Adélaïde Blanchard et le piège a été tendu : elle était enfin là, l’occasion rêvée…

— Dire que je me suis ruiné en rhum de qualité pour tirer de ce fichu Fromentin des confidences qu’il vous a données gratis, gémit Lartigue…

— Surtout, ne regrettez rien ! C’est vous qui m’avez appris les affres du pipelet. Lui faire dire ensuite qu’il s’était confié à Gustave a été un jeu d’enfant. Je suis donc votre obligé… tout comme je suis celui de Mme Lecourt. C’est elle qui m’a mis sur la piste des frères Leca, ajouta-t-il en adressant à la vieille dame un salut malicieux. Si, un beau matin, elle ne m’était tombée dessus comme la foudre en réclamant sa protégée…

— Vous me cherchiez ? fit Orchidée contente. Je croyais que vous m’aviez oubliée.

— Moi, vous oublier ?… Mon appareil de téléphone avait tout simplement rendu l’âme dans l’incendie et quand j’ai enfin pu vous appeler je n’ai reçu aucune réponse. Dieu sait pourtant que j’ai essayé !

— Rien d’étonnant ! fit Orchidée en souriant. Louisette, ma petite bonne, a une peur bleue de ce que j’appelais jadis le fil qui parle.

— C’est ce que nous avons compris lorsque nous sommes allés chez vous, Mme Lecourt et moi, après la… franche explication que nous avions eue tous les deux…

— Le commissaire m’a parlé alors des chocolats empoisonnés et de ces deux hommes qui vous ont attaquée près de la gare d’Orléans. Et je me suis souvenue de Renata, la camériste corse de ma cousine Adélaïde qui lui était tellement dévouée parce qu’elle l’avait sauvée de la misère avec son enfant de deux ans qui a dû devenir le père d’Orso et d’Angelo. J’ajoute que Renata était avec nous en Suisse… Donc nous sommes allés chez vous…

— … où nous avons enfin trouvé votre petite bonne mais tout ce qu’elle a su nous dire est que vous étiez partie pour Nice, sans autre adresse.

— Evidemment, elle ne pouvait pas non plus savoir que vous aviez changé de nom. Cependant Mme Lecourt a décidé de s’y rendre sur-le-champ…

— Le temps de passer chez moi et d’y récupérer Romuald dont je pensais qu’il pourrait m’être utile.

Lartigue interrompit alors sans vergogne l’espèce de duo dans lequel le commissaire et la Générale se lançaient depuis un instant :

— Qu’aviez-vous à faire d’un maître d’hôtel ? Ce n’est pas le genre de bagages qu’on apporte en voyage. Passe encore pour une femme de chambre.

Mme Lecourt tira son face-à-main afin d’examiner sévèrement le visage angélique du journaliste :

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, mon jeune ami ! Romuald est spécial. J’entends par là qu’il n’a pas toujours eu le rang social important qui est le sien aujourd’hui et qu’il honore de sa dignité toute britannique. Lorsque nous avons fait sa connaissance sur le port de Shanghai, mon mari et moi, il courait comme un lapin devant un gros marchand chinois et un policier assorti qui prétendaient lui faire restituer le contenu du tiroir-caisse du premier et l’envoyer pourrir dans une geôle infecte après lui avoir mis la cangue au cou. Il s’est jeté dans le fourgon de nos malles où nous l’avons gardé après l’avoir obligé à restituer les sapèques du marchand. Nous n’avons jamais regretté cette acquisition : chez nous, il a lu les bons auteurs, pris du ventre et, à présent, c’est une vraie perle…

— Vous avez une curieuse façon de recruter votre personnel, remarqua le commissaire, narquois. Votre dame de compagnie est une ancienne missionnaire, votre maître d’hôtel un truand repenti. Nous confierez-vous d’où viennent votre cuisinière et vos caméristes ?

— Ne prenez pas votre mine de matou qui flaire un bol de crème ! Si vous espérez m’entendre dire qu’elles sortent d’un bordel du Caire ou de Tanger, vous allez être déçu : ce sont d’honnêtes et respectables Marseillaises. En tout cas, mon Romuald nous a été fort utile : c’est bien lui qui a découvert Angelo Leca dans ce bistrot du port où il ingurgitait pastis sur pastis en pleurant comme un ciel londonien.

— Pourquoi pleurait-il ? demanda le journaliste. Ce n’était pas sur sa grand-mère puisqu’elle est en bon état ?

— Sur Étienne, tout simplement ! Il l’aimait bien et ne supportait pas l’idée de participer à son assassinat. Alors il a laissé Orso faire la sale besogne et pendant ce temps, il est allé s’enivrer. Or, il se trouve qu’il a l’alcool bavard et que l’illustre Romuald, sous prétexte de le reconduire chez lui, nous l’a amené ici où je m’entretenais avec Mme Lecourt, expliqua Langevin. Il faut dire qu’elle et moi nous étions rencontrés à la gare de Nice la veille du Carnaval. Mes soupçons, grâce aux rapports de Pinson, se portaient de plus en plus sur les gens de la villa Ségurane.

Orchidée quitta son siège et alla vers les fenêtres derrière lesquelles le ciel commençait à pâlir, enveloppant les jardins d’une grisaille uniforme.

— Ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi il fallait tuer aussi Étienne ? Pour que je sois encore une fois accusée du meurtre ?

— Il n’y a aucun doute là-dessus. En venant ici, vous avez offert à Mme Blanchard une occasion inespérée de se débarrasser d’un fils dont, depuis longtemps certainement, elle voulait la perte, dit doucement le commissaire en rejoignant la jeune femme.

— Et vous pouvez me donner une raison valable à cette monstruosité ?

— Il n’y a jamais de raison valable pour supprimer une vie humaine. Celle de Mme Blanchard est malheureusement la plus courante : l’argent. Il fallait que les deux garçons meurent avant leur père pour que la mère hérite de la totalité des biens. Le temps commençait à presser car Henri Blanchard est mourant. Il lui a fallu une énergie surhumaine pour soulever le pistolet et abattre sa femme mais il ne l’a pas manquée…

— Elle n’est plus jeune. Qu’avait-elle besoin d’une si grande fortune ?

— Même quand le visage se fane, le cœur demeure jeune et les passions prennent plus d’ampleur lorsqu’elles viennent sur le tard. C’est ce qui est arrivé à cette femme. L’an dernier, au casino de Monte-Carlo, elle a rencontré un certain José San Esteban, joueur professionnel de vingt ans plus jeune qu’elle. Il lui promettait de l’épouser dès qu’elle serait libre… Tout cela est d’une affreuse banalité.

— Comment l’avez-vous appris ?

— Par Rossetti. Il garde toujours un œil sur les salles de jeu. San Esteban est à Nice à présent, dans une belle villa que sa maîtresse a louée pour lui. Évidemment, depuis qu’il est là, elle ne se montre plus au Casino mais elle allait chez lui et la police qui le surveillait l’a su.

— Je vois…

Prise d’un soudain besoin d’air pur, Orchidée ouvrit largement une fenêtre et respira lentement, profondément, le vent frais qui venait de la mer et fit s’écrouler sa chevelure mal attachée par les deux ou trois épingles qui lui restaient.

— Vous allez prendre froid ! s’écria Mme Lecourt qui alla chercher un mantelet de fourrure pour le poser sur ses épaules.

Orchidée l’en remercia d’un sourire.

— Un dernier mot, Commissaire, puisque apparemment plus rien de cette triste histoire ne vous demeure caché : pourquoi Étienne se cachait-il sous un faux nom et pourquoi le vieux palais alors que ses parents possèdent une si grande demeure ?

— Il vous l’a dit, répondit la Générale. Pour être lui-même et se sentir chez lui. Sa mère le méprisait parce qu’aucune profession ne le tentait. Il ne s’intéressait qu’aux plantes, aux fleurs. Il essayait d’extraire des parfums, des essences, et c’est sans doute chez lui qu’Adélaïde a trouvé le poison dont elle truffait les chocolats de son confiseur. Pourtant, il se sentait étouffer là-haut Il a dû vouloir s’amuser, se créer un autre personnage. Une idée qui doit venir toute seule dans une ville où le Carnaval tient une si grande place. L’attrait du masque, si vous voyez ce que je veux dire.

— En ce cas, pourquoi M. Lartigue m’a-t-il écrit que je prenne garde à lui, qu’il y avait danger ?

Le journaliste qui commençait à s’endormir sur son canapé souleva ses paupières au bruit de son nom, puis les laissa retomber :

— J’aurais écrit n’importe quoi pour vous faire tenir tranquille, jeune dame ! grogna-t-il.

— Vous feriez mieux d’avouer que vous vous êtes trompé, lança Orchidée avec un petit rire.

Ce qui ne parut pas le troubler le moins du monde :

— « N’avouez jamais ! » a dit je ne sais plus quel condamné à mort au moment où on allait lui couper le cou. C’est un principe que je me suis juré d’appliquer en toute circonstance…

— Alors priez le dieu des menteurs de ne jamais me tomber dans les pattes ! ricana Langevin. Je vous parie que vous finirez par me confier que vous êtes le fils de Jack l’Éventreur et que vous avez tué au moins dix personnes !

Il n’obtint pas de réponse : un doux sourire aux lèvres, Robert Lartigue dormait à présent du sommeil paisible des gens fatigués et des consciences honnêtes.

— Laissons-le tranquille ! conseilla Mme Lecourt. Dans cette course qui nous a lancés les uns à la suite des autres, il a fait sa bonne part…

Orchidée n’écoutait pas. Indifférente à ce qui se passait dans le salon, elle s’avança vers le balcon pour regarder le jour se lever. C’était une aube grise, chargée de nuages, bien différente des aurores radieuses des jours précédents. On aurait dit que, las des lumières et des folies, le monde revêtait pour ce début de Carême les couleurs ternes de la pénitence. La mer, si bleue d’habitude, ressemblait, immobile et plate, à une plaque de mercure… C’était triste à pleurer, bien éloigné de la joie que la jeune veuve espérait tirer d’une vengeance satisfaite. Trop d’innocents venaient de payer les appétits d’Adélaïde Blanchard ! Ce superbe paysage devenu si neutre et si gris le ressentait peut-être. Il eût été indécent que le soleil brillât sur l’anéantissement d’une famille qui aurait dû, normalement, vivre dans la paix et les joies de la richesse.

— Qu’allez-vous faire, à présent ? murmura Langevin. Rentrer à Paris sans doute ?

— Sans doute… pour donner mes ordres au notaire. Je pense que la seule façon d’épurer cette fortune souillée est d’en faire don à qui en a besoin. Ensuite je repartirai…

— Vous nous détestez tant ? Vous avez pourtant su vous faire des amis dévoués. Il y a des gens qui vous aiment…

— Je les aime aussi et j’espère qu’ils me comprendront : j’ai encore un devoir à accomplir. Maintenant que l’esprit de mon cher époux va pouvoir reposer en paix, je dois tenter d’effacer la blessure que mon égoïsme a causée à celle qui m’a élevée. Je le dois à mes ancêtres et à moi-même.

— N’exagérez pas vos obligations ! Si votre mari avait vécu, votre vie se serait écoulée auprès de lui et jamais vous n’auriez revu la Chine. Y auriez-vous seulement pensé ?

— Il est très difficile d’oublier les temps heureux de l’enfance. En outre, nous croyons, chez nous, que le Destin est écrit quelque part. C’est pour ça qu’Édouard est mort et ses assassins n’ont été que des instruments. Même si je voulais absolument rester ici, tôt ou tard il me faudrait repartir parce que toute joie me serait refusée jusqu’à ce que j’aie accompli ma tâche. Le sage dit, chez nous : « On ne peut marcher en regardant les étoiles avec une pierre dans son soulier. » Maintenant que l’amour d’Édouard ne se dresse plus entre la vérité et moi, j’ai pris conscience de ma trahison. Il faut que je parte avant que mes pieds ne puissent plus me porter. Il faut que je fasse la paix avec les miens…


Trois semaines plus tard, au quai des Messageries Maritimes à Marseille, le paquebot Yang-Tsé se préparait à appareiller pour l’Indochine. C’était, dans le port de la Joliette, l’agitation d’un départ de long-courrier. Toutes sortes de voitures s’alignaient près de la coque noire du bateau, environnées de porteurs charriant les bagages de cabine et aussi de voyageurs dont certains, s’autorisant de l’éclatant soleil, étaient déjà coiffés de casques coloniaux d’un blanc superbe tandis que les dames, bien qu’abritées sous de vastes chapeaux fleuris, jugeaient cependant utile de déployer des ombrelles.

Adossé à la caisse d’un fiacre, Antoine Laurens lisait un journal en attendant l’arrivée des voyageuses qu’il venait saluer. Il ne venait même que pour cela : débarqué à l’aurore du Méditerranée-Express, il voulait leur faire la surprise de sa présence. Aussi avait-il choisi de se rendre directement au port plutôt qu’à l’avenue du Prado afin d’être sûr de ne pas les manquer.

Orchidée, en effet, partait ce matin mais pas seule : Mme Lecourt s’embarquait avec elle, bien décidée à veiller le plus longtemps et le plus efficacement possible sur celle qu’elle considérait à présent comme sa fille… En outre, l’idée de revoir Pékin qu’elle aimait beaucoup autrefois, de refaire une longue traversée et de courir un peu les aventures lui semblait extraordinairement stimulante : durant les préparatifs du voyage, elle avait rajeuni de dix ans. Violet Price aussi, d’ailleurs : définitivement rassurée sur son avenir, elle retrouvait l’ardeur voyageuse qui sommeille en toute Britannique digne de ce nom. Elle en oubliait même d’avoir peur…

Compte tenu que l’on ignorerait jusqu’aux portes de la Cité Interdite quel accueil Ts’eu-hi réserverait à la revenante – on espérait beaucoup qu’il serait bon, la vieille impératrice entretenant à présent d’excellentes relations avec les gens d’Occident –, l’odyssée se présentait sous les auspices les plus agréables : les navires des Messageries étaient de belles unités dotées d’un excellent confort et le Yang-Tsé conduirait la petite troupe dans les meilleures conditions jusqu’à Singapour… où l’on retrouverait le yacht de lord Sherwood pour remonter jusqu’à Takou.

En effet, lorsque l’inspecteur Pinson était descendu au port pour récupérer les bagages d’Orchidée, l’Anglais tint absolument à remonter avec lui jusqu’au Riviera-Palace afin de s’assurer de visu qu’il n’était rien arrivé de fâcheux à sa passagère éventuelle. Au fond, il se trouvait déçu de ne pas courir les mers en compagnie de celle qu’il appelait « la princesse » avec un rien de snobisme. D’autant que la perspective d’approcher peut-être la désormais légendaire Ts’eu-hi lui souriait vivement. D’où l’incroyable manquement qu’il venait d’opérer à un programme traditionnellement immuable : ne pas appareiller au jour et à l’heure choisis. Ce qui lui valut de faire la connaissance de la pétulante Générale qui ne put mieux faire que l’inviter à déjeuner quelques heures plus tard… Et c’est entre les truites à la Parisienne et le pâté de foie gras que tout se décida : le départ d’Orchidée trois semaines plus tard par le prochain paquebot – il n’en partait que tous les mois – et celui de Mme Lecourt. Quant à lord Sherwood, la seule pensée de laisser des dames aussi distinguées s’embarquer, en bout de ligne, sur un quelconque rafiot de navigateurs souvent proches des pirates lui glaçait le sang : étant donné qu’il devait impérativement se rendre à Singapour afin d’y traiter quelques affaires, il partirait de Nice le lendemain puis attendrait là-bas l’arrivée des voyageuses.

Sa proposition fut accueillie avec enthousiasme, surtout chez la Générale. L’idée d’avoir à ses côtés pour aborder la Chine un homme aussi solide que Sherwood, doublé en plus d’un équipage, lui souriait tout à fait… On arrosa le tout au champagne et, après un coup de téléphone aux Messageries à Marseille, on prit date pour le rendez-vous en Malaisie… Le soir même tout le monde quittait Nice : le commissaire Langevin et l’inspecteur Pinson pour Paris, Orchidée, Lartigue et Mme Lecourt pour Marseille où cette dernière désirait accueillir le journaliste afin de le remercier pour le mal qu’il s’était donné au service de sa « fille »… Elle l’y garda quatre jours, le nourrit fastueusement, l’abreuva des plus rares trésors de la cave de feu le Général et, pour finir, lui offrit, choisis dans sa collection d’œuvres d’art chinoises, une paire de « chiens de Fô » en émail cloisonné, fort beaux mais fort lourds, qu’il fallut expédier à son domicile de Paris car il eût été incapable de les transporter.

— Il va déjà falloir que je me transporte moi-même, confia-t-il à Orchidée avec un sourire épanoui, et j’ai dû prendre au moins dix kilos !

Celle-ci appréciait aussi son séjour dans la grande maison du Prado. Le jardin surtout où elle passait des heures à admirer les fleurs. Elle ne prit pas de poids mais s’attacha un peu plus chaque jour à Mme Lecourt. Elle découvrit également dans miss Price un personnage plutôt divertissant et, somme toute, se trouvait heureuse de partir en leur compagnie. Quand vint le moment de monter en voiture pour gagner le port, elle se sentait sereine. Le sort en était jeté : son chemin se trouvait tout tracé… Avec le temps, la mince silhouette d’un homme aux yeux gris pleins de douceur finirait bien par s’effacer.


Sur son quai, Antoine achevait de parcourir son journal. Les nouvelles n’étaient guère réjouissantes : la Russie était définitivement battue par le Japon, on était sans nouvelles de l’expédition dans l’Antarctique du commandant Charcot et, à Moscou, le grand-duc Serge venait d’être assassiné. Une seule lui parut amusante : le musée Cernuschi venait d’être à nouveau victime d’un cambriolage. Le journal titrait : « Y a-t-il une malédiction sur les objets provenant du Palais d’Été ? » Le rédacteur de l’article accumulait les poncifs mêlés à quelques sottises et Antoine pensa qu’il lui fallait acheter le Matin pour voir ce qu’en dirait Lartigue. Puis il regarda l’heure mais n’eut pas le temps de se demander si ses amies allaient être en retard : la voiture de Mme Lecourt arrivait au grand trot…

En reconnaissant le peintre, Orchidée eut un cri de joie et courut vers lui :

— Vous êtes venu ?… Oh, Antoine, c’est tellement gentil à vous !

— Jamais je n’aurais admis que vous partiez sans que je puisse vous dire au revoir.

— Mais j’ignorais que vous étiez rentré d’Espagne. Comment avez-vous su ?

— Lartigue, voyons ! Alors je suis venu… Mes hommages, Madame la Générale. Ainsi vous avez décidé de revoir la Chine ?… J’en suis heureux pour Orchidée…

Il n’ajouta pas qu’il craignait pour elle les humeurs toujours imprévisibles de l’Impératrice et aussi qu’il ressentait de la tristesse à la voir partir à cause des souvenirs d’amitié chaleureuse qu’elle emportait. À cause d’un autre aussi…

— Vous êtes sûre de ne rien regretter ? demanda-t-il. Rien… ni personne ?

— Je n’ai pas droit aux regrets, cher ami Antoine. Et puis les regrets sont stériles qui ne sont pas partagés…

La sirène du bateau appelant les derniers passagers mugit dans l’air bleu du matin. Mme Lecourt prit Antoine aux épaules et l’embrassa :

— Nous devons aller, à présent…, puis, plus bas, elle ajouta : Priez pour nous ! Je crois que nous en aurons besoin !

— Comptez sur moi !

Il embrassa ensuite Orchidée puis lui tendit un paquet soigneusement enveloppé :

— Je vous ai apporté ce petit souvenir… Ne le regardez qu’une fois à bord et tâchez de nous revenir un jour !

Longtemps, il resta sur le quai, regardant le Yang-Tsé s’en détacher lentement. Le mince ruban d’eau s’élargit encore et encore jusqu’à devenir un large espace tandis que le grand navire, dressé sur l’horizon, commençait à rapetisser. Orchidée, elle, n’avait pas voulu rester sur le pont pour mieux lutter contre le chagrin inattendu qu’elle éprouvait à quitter ce pays étrange et attachant. Fidèle à ce qu’il lui avait demandé, elle ouvrit le dernier présent d’Antoine et ne put retenir une exclamation de surprise : c’était l’agrafe de l’empereur Kien-Long. N’ayant pas lu le journal, elle ne réussit pas à comprendre comment Antoine s’était procuré le joyau. Elle pensa seulement qu’il était le meilleur des amis et remercia les dieux…

Pendant ce temps l’homme admirable rejoignait son fiacre. Il y grimpa et se laissa tomber auprès de Pierre Bault.

— Tu es content ? bougonna-t-il. Tu as suffisamment souffert ?… Comment as-tu pu rester là sans bouger à quelques pas d’elle ?

— Pour lui dire quoi ? Que je l’aime comme un imbécile ? Je me serais couvert de ridicule et j’aurais gâché, avec ses dernières minutes en France, le souvenir qu’elle a de moi… À présent, elle retourne vers les siens, son pays, son rang aussi. Elle redevient la princesse Dou-Wan et il n’y a plus d’Orchidée. C’est très bien ainsi…

— Pourquoi as-tu voulu venir, alors ?

— Pour l’apercevoir une dernière fois.

Antoine hocha la tête et ordonna au cocher de les ramener à l’hôtel du Louvre et de la Paix. Prudent et son automobile qui avaient amené Pierre les y attendaient pour rentrer à Château-Saint-Sauveur. Un long chemin pour une joie si brève et si amère ! La douceur d’un printemps provençal et la chaude amitié d’une vieille maison et de ses habitants, serait-ce suffisant pour apaiser ce cœur douloureux ?… Il fallait l’espérer et faire confiance au temps…

L’attelage atteignait le Vieux-Port et s’efforçait d’évoluer sans cesse au milieu des étals de fruits, de poissons et de fleurs quand Antoine le fit arrêter, ouvrit la portière et sauta à terre sans que Pierre, absorbé par son chagrin, parût seulement s’en apercevoir. Un bateau venait de doubler le fort Saint-Jean et s’avançait dans la lumière éclatante du matin. C’était une longue goélette noire profilée comme un espadon et, sur le pont, les matelots s’affairaient à affaler les voiles d’un rouge ancien… Une brutale émotion étreignit le peintre devant ce navire qu’il croyait bien reconnaître…

Se tournant vers la voiture, il dit à son ami :

— Rentre à l’hôtel sans moi ! J’ai une course à faire et je te rejoindrai plus tard.

— Bien sûr.

La voiture repartie, Antoine se mit à courir le long du port, cherchant à distinguer l’homme de barre. Le beau navire avançait très lentement et dépassait les travaux d’ancrage du futur pont transbordeur. Soudain, Antoine pensa que c’était idiot de se précipiter ainsi puisqu’il ne pouvait savoir auquel des trois quais le coureur des mers allait s’amarrer. Il s’arrêta pour mieux le détailler mais, avant même de lire les cinq lettres peintes sous le bordage, il savait déjà que c’était l’Askja.

Le bateau obliqua sur tribord et Antoine jura d’impatience : il allait accoster à Rive-Neuve ! C’était une grosse moitié du tour du port à parcourir. Il l’entreprit à toute allure sans se soucier de ceux qu’il bousculait et qui le poursuivaient de leurs imprécations. Par un miracle incroyable, la goélette du vieux Desprez-Martel, vouée d’habitude à l’Atlantique et aux brumes du septentrion, venait de faire son entrée à Marseille ! Le cœur d’Antoine trépignait de joie. Enfin, il allait pouvoir demander des nouvelles de Mélanie sans manquer à sa parole ! Les deux ans étaient révolus… ou presque !

Lorsqu’il arriva, rouge et essoufflé, on venait de placer la passerelle. Il s’y rua si impétueusement qu’il déboucha droit dans les bras du propriétaire, un vieux burgrave à barbe blanche striée de roux qu’il entraîna dans sa charge avant de s’écrouler avec lui, manquant le grand mât d’un cheveu.

— Qu’est-ce qui m’a f… u un abruti pareil ? s’indigna celui-ci en essayant de se dégager. Et d’abord, où vous croyez-vous ? À l’abordage ?

— J’espère… que je ne vous ai… pas fait de mal ? hoqueta Antoine tellement secoué par le fou rire qu’il n’arrivait pas à retrouver son souffle. Je ne suis qu’un ami, Monsieur Desprez-Martel… un vieil ami…

Il se relevait vivement pour aider sa victime à reprendre sa dignité avec son équilibre. Cette dernière d’ailleurs venait de le reconnaître :

— Sacrebleu ! Antoine Laurens !... Mais qu’est-ce que vous faites ici ?

— C’est à vous qu’il faudrait poser la question. Vous n’avez guère l’habitude de sillonner les eaux bleues de notre Méditerranée…

— Non sans raison ! aboya l’autre. Cette espèce de lac est aussi trompeur qu’une femme ! Bourré de caprices, de hauts-fonds perfides, de récifs sournois et de mauvaises intentions ! Seulement Mélanie voulait connaître la Sicile et la Corse. Comme si elle ne pouvait pas attendre que vous l’emmeniez ? Résultat : une avarie trois heures après avoir doublé les Sanguinaires ! Et nous voilà !

De tout ce discours, Antoine n’avait retenu qu’un nom : Mélanie ! Il le soupira d’une voix émue puis ajouta :

— Elle… elle est donc ici ?

— Si elle n’y était pas, je n’y serais pas non plus ! ragea le vieux Timothée avant d’ajouter : Ça vous arrive souvent de bêler comme ça ?

— J’en suis le premier surpris, reconnut Antoine. Veuillez m’excuser : c’est la première fois que je suis amoureux… À ce point-là tout au moins… Je m’en étonne moi-même.

— Faut pas ! Vous allez pouvoir bêler en duo ! Voilà des mois et des mois que je trimballe ma petite-fille sur toutes les mers du monde sans parvenir à la satisfaire.

— Elle n’aime plus naviguer ? Elle adorait cela.

— Du diable si je le sais ! Devant les lieux les plus enchanteurs, elle réussit tout juste à établir des comparaisons avec un bled nommé Château-Saint-Sauveur. Et Château-Saint-Sauveur par-ci, et Château-Saint-Sauveur par-là !… J’en ai les oreilles rebattues !

— Vous devriez venir vous rendre compte par vous-même ! fit Antoine aux anges. Ce n’est pas bien loin…

À cet instant la porte du roof s’ouvrit libérant une puissante odeur de sardine grillée et un mousse en tricot marin, un bonnet de laine rouge enfoncé jusqu’aux yeux. Enveloppé d’un vaste tablier blanc et armé d’une longue fourchette à deux dents, il annonça :

— Je crois que c’est prêt, Grand-père !…

Le dernier mot s’acheva dans un cri d’horreur mais déjà Antoine bondissait, attrapait le mousse par son tricot et, arrachant le bonnet, libérait une somptueuse chevelure châtain doré qui s’écroula le long d’un petit visage brun comme une châtaigne. Puis, enfermant le tout dans ses bras, y compris la fourchette, il distribua des baisers un peu au hasard sans tenir compte des protestations de sa capture qui, à vrai dire, se débattait faiblement :

— Lâchez-moi, Antoine, par pitié !… Je suis affreuse !…

— Je ne vous ai jamais vue plus belle ! Le soleil vous a tellement dorée qu’on ne voit plus vos taches de rousseur. C’est Madame votre mère qui serait contente !

— Quel homme impossible vous êtes ! On n’a pas idée de tomber comme ça sur les gens sans prévenir…

— On vient quand on peut ! Quel imbécile j’ai été de vous laisser partir, il y a deux ans ! Mais maintenant c’est fini ! Je vous tiens, je ne vous lâche plus… J’ai été trop malheureux !

— Voyons, Antoine !…

— Mélanie, Mélanie, mon amour, dites-moi que vous m’aimez ! Moi, je vous adore, je suis fou de vous… Voulez-vous m’épouser ?

Mélanie fronça son petit nez tandis que ses yeux se mettaient à pétiller de malice :

— Et si je ne voulais plus ?

— Répétez-le et je me jette à l’eau avec vous ! Si on ne vit pas ensemble, au moins on mourra ensemble !

Pour toute réponse, la jeune fille glissa ses bras autour du cou d’Antoine et posa sur ses lèvres une bouche douce et fraîche parfumée au romarin et à l’huile d’olive qu’il savoura comme un fruit. Leur baiser se fût peut-être prolongé indéfiniment si Grand-père, après avoir toussoté poliment, ne s’était décidé à taper sur l’épaule d’Antoine :

— Hum !… Excusez-moi, tous les deux, mais le septième ciel ne nourrit pas son homme. Alors, je propose d’aller casser une petite croûte dans un bistrot du port parce que tes sardines, ma fille, elles sont en train de brûler…


Ce même jour, à Paris, des mariniers découvraient dans les herbes près de l’île de la Grande Jatte, le corps défiguré d’une femme qui avait dû séjourner longtemps dans l’eau. On l’y avait jetée avec un poids aux pieds : un morceau de la corde qui l’attachait était resté autour de ses chevilles. Après examen, le médecin légiste déclara qu’il s’agissait d’une Asiatique et sans doute d’une Chinoise, mais le commissaire Langevin tira d’autres conclusions. Le cadavre était celui d’une Mandchoue nommée Pivoine. Quant à ceux qui l’avaient assassinée, il était fermement décidé à ne pas leur courir après. Regrettant seulement de ne pouvoir prévenir Orchidée, il classa le dossier assez rapidement.

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