Chapitre 3 Chacun sa vérité.
Construite en 1820, la prison de Brixton n’était pas vraiment un pénitencier. On l’utilisait surtout pour les prévenus en attente de leur procès, mais ce n’était pas pour autant un endroit aimable. Les pierres séculaires suaient la tristesse et l’humidité. Une fois à l’intérieur et les formalités d’admission accomplies, Morosini baigna dans une atmosphère angoissante jusqu’à ce qu’on l’introduise dans l’espèce de placard vitré baptisé parloir où il attendit.
Lorsque lady Ferrals parut, escortée d’une femme que, seuls, le port de la jupe et l’absence de moustache différenciaient d’un gendarme, Aldo sentit son cœur bondir. Elle était plus belle que jamais dans ce décor grisâtre et la sévère robe noire qui faisaient ressortir l’éclat de sa blondeur, mais elle n’était plus Anielka...
Cela tenait à ce qu’elle n’avait pas l’air de vivre. Avec son visage pâli, ses cheveux et ses yeux d’or, elle ressemblait à l’une de ces statuettes chryséléphantines qui faisaient alors le triomphe du sculpteur Chiparus. Tout aussi droite ; tout aussi froide.
La vue de son visiteur n’alluma aucune flamme dans son regard. Elle vint s’asseoir de l’autre côté de la table tandis que sa gardienne restait au-delà du vitrage. Aldo s’inclina. Elle demeura impassible.
– C’est vous ? dit-elle seulement. Que venez-vous faire ici ?
Le ton laissait entendre qu’il n’était pas le bienvenu.
– Savoir si je peux vous être de quelque utilité.
– Vous m’avez mal comprise. Je voulais dire : comment se fait-il que vous soyez à Londres ?
– Bien que j’aie su, avant de quitter Venise, la mort tragique de votre époux, ce n’est pas la raison de mon voyage. Je me suis rendu en Ecosse pour assister aux funérailles d’un vieil ami et c’est à Inverness qu’un journal m’a appris...
– Que j’ai tué Eric. N’ayez donc pas peur, des mots ! Ils me sont indifférents.
Elle lui fit signe de s’asseoir sur la chaise placée en face d’elle.
– Je n’ai pas peur des mots, dit-il en obéissant. C’est ce qu’ils signifient qui me fait peur et que je n’arrive pas à croire. Vous ? Une meurtrière Y Allons donc !
Elle eut un mince sourire dédaigneux :
– Pourquoi pas ? Vous savez bien que je ne l’aimais pas. Et même que je le détestais. Auprès de lui mes jours étaient dorés, mais mes nuits tissées de répugnantes ténèbres.
– Pas au point de le tuer. Et surtout pas de cette façon stupide parce que trop évidente : un sachet de poudre antinévralgique donné devant témoins pour être dilué dans un verre de whisky, et cela après une querelle ? Vous êtes trop intelligente pour ça. Telle que je vous connais, je vous imaginerais mieux armée d’un revolver et tirant sur Eric Ferrals, mais ce médicament offert pour apaiser et qui foudroie, non ! Ça ne vous ressemble vraiment pas.
– Pourquoi ? Chez vous, en Italie, on a bien souvent offert avec le sourire du poison à un invité !
– C’est une habitude perdue depuis longtemps et vous n’êtes pas une Borgia. Depuis votre arrestation, vous ne cessez de clamer votre innocence.
– En pure perte, mon cher prince ! Au point que je commence à être fatiguée de le répéter. On me rétorque, non sans raison, que la strychnine n’est pas venue toute seule dans le verre puisqu’elle n’était ni dans l’alcool ni dans l’eau... Pourtant, on a analysé les autres sachets qui se trouvaient dans ma chambre...
– Mais celui-là seul contenait le poison ? D’où vient, en ce cas, que l’on n’ait pas analysé aussi le papier qui l’enveloppait ?
– C’est ce que j’ai demandé mais on ne l’a pas retrouvé. Le feu était allumé dans la pièce.
Quelqu’un l’aura jeté dans la cheminée. Eric l’avait froissé et laissé sur le plateau.
– Qui pouvait être ce quelqu’un ? En avez-vous une idée ?
Anielka émit alors le bruit que son visiteur s’attendait le moins à entendre : elle eut un rire brusque mais amer et sans gaieté.
– Peut-être John Sutton, le brillant, le dévoué secrétaire d’Eric, celui qui n’a pas hésité à m’accuser du crime dès qu’il a vu son maître s’abattre sur le sol. Il me hait.
– Pour quelle raison ? Que lui avez-vous fait ?
– Je l’ai giflé. C’est, il me semble, la réaction normale d’une femme honnête quand un homme la pousse dans un coin en lui prenant les seins et en l’embrassant dans le cou...
Aldo savait depuis longtemps que la jeune Polonaise ne mâchait pas ses mots et possédait le talent des évocations précises. Celle-ci, cependant, lui arracha une grimace de dégoût. Le souvenir qu’il gardait du secrétaire, toujours d’une parfaite correction, ne correspondait guère à cette soudaine image relevant du répertoire d’un satyre, mais il savait que sous la glace britannique se cachaient parfois d’étranges pulsions volcaniques.
– Il est amoureux de vous ?
– Si l’on peut appeler ça ainsi ! Il y a longtemps que je sais qu’il a envie de coucher avec moi.
– L’avez-vous dit à votre mari ?
– Il m’a traitée de folle et n’a fait qu’en rire.
Son attachement pour ce... domestique dépassait les bornes permises. Je crois qu’il aurait préféré se couper un bras plutôt que s’en séparer. Sans doute existait-il entre eux un cadavre quelconque bien caché dans une armoire...
– Les cadavres, ma chère, sir Eric, en bon marchand d’armes, en avait trop sur la conscience pour tenir compte d’un isolé. Et si vous me parliez à présent de ce serviteur polonais que vous avez fait entrer à votre service ?
De pâle, la jeune femme devint soudain très rouge et détourna la tête.
– Comment savez-vous ça ?
Aldo lui sourit avec une grande gentillesse.
– On dirait que vous n’avez pas perdu cette bonne habitude de répondre à une question par une autre. Je le sais, voilà tout !
Mais comme elle restait muette, cherchant peut-être une nouvelle attaque, il reprit :
– Parlez-moi un peu de ce Stanislas... ou bien dirons-nous Ladislas ?
Les yeux de la jeune femme s’agrandirent et ce qu’il y lut ressemblait à de l’épouvante :
– Vous êtes le Diable ! souffla-t-elle.
– Pas vraiment... ou alors un brave homme de diable tout à votre service. Voyons, Anielka, cessez de vous méfier et dites-moi comment vous en êtes arrivée à introduire votre ancien amoureux dans la maison de votre époux !
Elle détourna la tête mais, dans la triste lumière de cet endroit lugubre, il vit une larme perler à ses cils.
– Amoureux ? L’a-t-il seulement jamais été ? J’en doute beaucoup à présent... comme je doute aussi de ce grand amour que vous prétendiez éprouver pour moi.
– Laissons cela de côté pour l’instant, si vous le voulez bien ! coupa doucement Morosini. Ce n’est pas moi qui, dans la maison du Vésinet, ai choisi de tomber dans les bras de sir Eric.
– Il venait de me sauver et je n’avais pas le choix. Comme je n’ai pas eu le choix avec Ladislas lorsque je l’ai rencontré dans Hyde Park où d’ailleurs il m’attendait...
– Comment pouvait-il savoir que vous y seriez ? Personne n’ignore à présent que les parcs ont votre prédilection, mais pourquoi celui-là ? Ce ne sont pas les jardins qui manquent à Londres.
– Non, mais j’y faisais chaque matin une promenade à cheval.
– Seule ?
– Bien sûr, seule ! Je n’aime pas être accompagnée, j’aurais trop l’impression d’être surveillée. Oh, évidemment, je rencontrais toujours des gens de connaissance, mais j’arrivais assez bien à m’en débarrasser.
– On dirait que ça n’a pas marché avec Ladislas. Je suppose d’ailleurs que l’effet de surprise a dû jouer en sa faveur ?
– En effet. D’autant qu’il est sorti d’un buisson, presque dans les jambes de ma jument, et que j’ai failli vider les étriers.
– Étiez-vous contente de le revoir ?
– Sur le moment, oui... Il m’apportait l’air de mon cher pays et aussi le souvenir des premières amours. C’est quelque chose qui compte pour une femme...
– Pour un homme aussi. Mais vous venez de dire : sur le moment. Cela n’a pas duré ?
– Non. J’ai vite compris que j’avais devant moi un adversaire, pour ne pas dire un ennemi. Oh, il s’est d’abord montré aimable. À sa façon bien sûr. Il disait qu’il n’était venu en Angleterre que pour me retrouver, que c’était trop bête de s’être quittés comme nous l’avions fait...
– Il désirait reprendre vos relations d’autrefois ?
– Pas vraiment. Ce qu’il exigeait – car il exigea très vite ! – c’était que je l’introduise dans l’entourage de mon époux. Il s’est déclaré indigné que j’aie pu devenir la femme d’un trafiquant d’armes mais il comptait surtout s’en servir pour « sa cause ». En fait, ce sont ses compagnons anarchistes qui l’ont envoyé ici avec de faux papiers et un but bien précis : obtenir de l’argent pour leur révolution. Il leur était apparu comme une idée d’une sublime drôlerie de tirer ces subsides d’un marchand de canons. Ils voulaient aussi des armes.
Aldo tira son étui à cigarettes de sa poche, en offrit une à la jeune femme avant de se servir et d’allumer les deux minces rouleaux de tabac.
– C’est une histoire de fous, dites-moi ! Il voulait que vous voliez pour lui donner...
– Non, je vous l’ai dit. Tout ce qu’il demandait c’était d’entrer au service d’Eric. Il se faisait fort, une fois dans la place, de trouver lui-même ce qu’il espérait.
– Et pourquoi avoir accepté ? Vous n’aviez, il me semble, qu’une attitude convenable à adopter : remonter en selle – car je suppose que vous aviez mis pied à terre ? — et tirer votre révérence en lançant votre cheval à fond de train.
– J’aurais bien aimé. Seulement c’était impossible. Vous devez vous douter que Ladislas ne m’a pas abordée sans avoir protégé ses arrières.
– Du chantage ?
– Naturellement. Quand on est jeune et que l’on aime pour la première fois, il arrive que l’on se montre imprudent. Ce fut mon cas. J’ai écrit des lettres...
– Déplorable manie et qui vous coûte parfois très cher, à vous autres femmes ! Et il voulait en faire quoi de ces lettres ? Les montrer à Ferrals ? Il n’était pas idiot et devait bien se douter que vous aviez eu jadis quelque amourette ? En outre, ça n’est jamais bien méchant des lettres de jeune fille...
– Les miennes pouvaient l’être. J’avais une telle confiance en Ladislas que je lui ai raconté tout du long les plans de mon père pour obliger Eric à m’épouser.
– Oh, que je n’aime pas ça ! émit Morosini avec une grimace.
– Il y a pis encore. À cette époque, j’étais assez acquise aux idées de Ladislas et de son groupe. Je voulais qu’il reste au moins mon amant.
– Parce qu’il était votre amant ? lâcha Aldo abasourdi.
Le regard qu’elle leva sur lui était un poème de candeur :
– Plus ou moins... oui. Et comme je tenais à le garder – je crois vous en avoir donné la preuve à deux reprises – j’ai donné des assurances, promis mon aide pour... comment disaient Ladislas et ses amis ? ... ah oui : plumer le gros pigeon capitaliste. Vous imaginez l’effet d’une telle correspondance sur mon mari ?
– J’imagine très bien ! La suite aussi d’ailleurs : vous avez dû émouvoir Ferrals avec la triste histoire d’un cousin à vous tombé dans la misère et retrouvé par miracle...
– C’est presque ça : j’ai dit qu’il était le fils de ma nourrice et on lui a offert tout de suite une place de valet.
– On se croirait dans un roman. Les nourrices y sont toujours pourvues de rejetons aussi encombrants et dévoyés que pittoresques ! Et, bien entendu, c’est lui qui a tué !
– Bien entendu. C’était sans doute le but recherché mais l’on s’était bien gardé de m’en informer.
– Mais sacrebleu ! Pourquoi n’avoir pas tout raconté à la police au lieu de vous laisser arrêter, emprisonner ? À ce moment-là, les dénonciations du secrétaire se seraient trouvées bien atténuées.
– C’était impossible ! Je ne pouvais pas faire ça sans risquer ma vie. Comprenez donc ! Ladislas n’est pas venu seul en Angleterre. Il a des compagnons... une cellule comme il disait, chargée de veiller sur lui, de récupérer ce qu’il rapporterait et de l’aider à fuir en cas de danger. Et moi, j’étais bien prévenue : dans ce cas-là je ne devais rien dire qui puisse mettre la police sur sa trace sinon...
– Sinon vous n’aviez à attendre ni pitié ni merci, dit lentement Aldo. Vous seriez condamnée à mort d’office.
– C’est bien ça. Et puis, voyez-vous, je me suis dit qu’au moins en prison je n’aurais rien à craindre de personne. Je serais protégée.
– Sauf de la corde qui vous guette ! Mais, malheureuse, comprenez enfin que si l’on ne met pas la main sur le vrai meurtrier, vous risquez tout simplement d’être pendue ! ...
– Non, je ne crois pas. Mon père va rentrer d’Amérique. Il saura me défendre. Mieux que le jeune imbécile qui remplaçait sir Geoffrey Harden. Il trouvera quelqu’un de bien.
– À ce propos, dit Aldo en tirant un papier de sa poche, on m’a recommandé un avocat très habile et très combatif. Son nom et son adresse sont inscrits ici...
– Qui vous l’a recommandé ?
– Si étrange que cela puisse vous paraître, c’est un haut fonctionnaire de police. Il se trouve que je connais un peu sir Desmond Saint Albans, et qu’il ne m’inspire pas une grande sympathie, mais il paraît que, la perruque sur la tête, c’est un champion qui s’accroche à sa cause comme un chien à son os. Afin d’être complet, j’ajoute qu’il vous coûtera cher, mais ça en vaut peut-être la peine...
Elle prit le papier, le lut et le garda dans sa main.
– Merci, dit-elle. Je vais le demander. L’argent importe peu.
La geôlière entra à cet instant :
– Le temps qui vous est imparti est écoulé, sir...
– Encore un mot ! fit Morosini en se levant. Quand vous verrez votre nouveau défenseur, je vous conjure de lui dire la vérité, toute la vérité. À propos, comment s’appelle au juste votre Ladislas ?
– Wosinski. Pourquoi demandez-vous ça ?
– Vous ne pensez pas que le mieux, pour vous, serait encore qu’on les trouve, lui et sa bande ? Vous n’auriez alors plus rien à craindre... Essayez de conserver l’espoir, Anielka. J’espère pouvoir revenir. Vous n’avez besoin de rien ?
– Wanda doit m’apporter quelques petites choses...
Sans rien ajouter, pas même le plus petit signe de satisfaction pour la visite reçue, la jeune femme rejoignit sa gardienne qui faisait déjà jouer bruyamment la serrure de la porte. Aldo ne put supporter de la quitter ainsi. Il la rappela :
– Anielka ! Cet homme que vous vous efforcez de protéger, vous êtes bien certaine de ne plus l’aimer ?
– Vous devriez être le dernier à me poser cette question, Aldo ! J’y ai répondu voici quelques mois dans un billet et je n’ai pas changé depuis
Par un de ces petits miracles que seul l’amour peut accomplir, Aldo eut l’impression qu’un rayon de soleil venait éclairer et réchauffer les sinistres murs gris, et ce fut d’un pas allègre qu’il sortit de la prison.
Au moment où il rejoignait la voiture qui l’attendait, un autre taxi s’arrêta derrière le sien. Une femme entre deux âges et de solide corpulence descendit et se mit en devoir d’extraire du véhicule une valise qui semblait pesante. N’écoutant que sa galanterie, Aldo se précipita.
– Laissez-moi faire, madame. Ceci est trop lourd pour vous !
– Oh, merci, monsieur ! fit avec un accent étranger la dame qui aussitôt se mit à pleurer. Aldo vit alors que c’était Wanda, la fidèle femme de chambre d’Anielka, lui apportant sans doute les « quelques petites choses » dont elle avait besoin.
– Le seigneur Morosini ! s’exclama-t-elle entre deux sanglots. Vous êtes donc là ? Mais quelle joie, mon Dieu ! Quelle grande joie !
Et de pleurer de plus belle !
– Si vous êtes si contente, il faut vous calmer ! dit celui-ci auquel vint soudain une idée.
– Comment se fait-il que vous soyez venue en taxi ? N’y a-t-il plus de voitures de maître chez sir Eric ?
– Il n’y en a plus pour le service de ma pauvre petite lady, s’indigna Wanda qui semblait à présent maîtriser le français. Cet affreux Mr. Sutton l’interdit sous le prétexte que rien ne doit être fait pour aider une... une meurtrière. Oh ! c’est... c’est affreux !
– Pour un Anglais, cet homme connaît bien mal la loi de son pays : tout prévenu est réputé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit démontrée...
– Alors, pourquoi est-ce que ma pauvre petite est en prison ?
– C’est ce que l’on appelle la prévention. Vous allez lui porter cette valise ?
– Oui. Elle a demandé différentes choses. Pauvre ange, elle qui est si...
Coupant court au panégyrique d’Anielka qui ne pouvait manquer d’être long, Aldo dirigea Wanda vers la porte de Brixton et lui proposa de l’attendre pour la ramener à domicile.
– Une seule voiture suffira bien pour nous deux, dit-il. Je vais renvoyer la vôtre.
Un début d’accalmie se fit jour dans le désespoir de Wanda.
– Vous voulez bien m’attendre ?
– Bien sûr. Cela nous permettra de parler un moment... Ne soyez pas trop longue !
– Oh non, je n’aurai pas le droit de la voir. Je dépose ça au greffe et je reviens.
Quelques minutes plus tard, elle était de retour et prenait place auprès d’Aldo qui ne perdit pas de temps pour entrer dans le vif du sujet.
– Je viens de donner à votre maîtresse le nom et l’adresse d’un avocat sérieux. Il semblerait qu’elle ait été, jusqu’ici, fort mal défendue.
– Oh, ça c’est bien vrai ! Jamais elle n’aurait dû être jetée dans cette prison. Et sans ce menteur de secrétaire...
– Je sais à quoi m’en tenir à son sujet, coupa Morosini. Je voudrais que vous me parliez de celui qui a disparu : ce Ladislas Wosinski entré voilà peu dans la maison sous un nom d’emprunt. Ce qui me paraît d’ailleurs superflu, sir Eric n’ayant certainement jamais entendu parler de lui.
– Lui, non, mais monsieur le comte aurait été furieux de sa présence. Ma colombe aurait eu de gros ennuis s’il avait su qu’il était là.
– Je suppose qu’il le sait, à présent. Hier, je l’ai vu arriver à Grosvenor Square. Il n’y est pas resté bien longtemps et quand il est parti il avait l’air furieux, bien qu’il fît un grand effort pour se contenir.
Wanda leva les yeux au ciel et joignit les mains au souvenir de ce qui s’était passé.
– Oh ! Il y a eu une terrible dispute avec Sutton à cause de ce qu’il a fait et aussi du serviteur polonais, mais, grâce à Dieu, le secrétaire connaît seulement un certain Stanislas Razocki et monsieur le comte n’en sait pas plus !
– Gomment ça « grâce à Dieu » ? Voilà un homme qui a obligé votre maîtresse à l’accueillir, qui a assassiné son mari et qui s’est enfui en lui laissant toute l’affaire sur le dos, et vous avez l’air de considérer que tout est bien comme ça ?
– Mais, naturellement ! Ladislas Wosinski est un patriote, un noble cœur et s’il a tué c’était pour protéger celle qu’il aime... car il l’aime toujours et d’un très grand amour. Il a dû entendre la scène horrible que son époux lui avait faite, peu de temps auparavant.
– Je sais qu’il y a eu dispute, mais ce n’était peut-être pas la première fois ?
– C’était la première fois que c’était aussi violent. Depuis un moment déjà, mon cher petit ange refusait de coucher avec lui. Elle souffrait de fortes migraines qu’elle calmait avec un médicament.
En dépit de la gravité du sujet, Morosini eut un petit sourire. De tout temps la migraine, relayée par des maux plus intimes, avait été l’arme favorite des femmes contre le devoir conjugal.
– Et ce jour-là, elle avait encore mal à la tête ? Il était un peu tôt pour aller au lit ?
– Sans doute, mais notre jeune lady était à sa toilette et se préparait pour la soirée. Je dois dire qu’elle portait une robe très décolletée et qu’elle était particulièrement belle et désirable. Le mari avait bu. Il a pris feu ; il m’a jetée dehors et je n’ai rien vu de plus mais ce que j’ai entendu était horrible. Sir Eric est sorti peu après, très rouge, presque violet et il était en train d’arracher son faux col pour ne pas étouffer. Quant à ma petite colombe, elle pleurait, assise sur son lit et presque nue : sa robe était déchirée... peu après, sir Eric est revenu pour s’excuser mais on ne lui a pas ouvert.
Ce qu’Aldo entendait était sans doute la vérité. Ce qu’il avait appris des premières relations d’Anielka avec Ferrals, et surtout ce qui s’était passé le soir du contrat de mariage confirmait que Wanda ne mentait pas. Il imaginait assez bien la scène dont la suite s’était déroulée dans le cabinet de travail, en présence de la duchesse de Danvers : sir Eric se plaignant d’un mal de tête et Anielka, froidement ironique, proposant de lui faire porter un sachet de ce qu’elle prenait elle-même en pareil cas...
– C’est elle qui est allée chercher l’aspirine, ou c’est quelqu’un d’autre ? demanda-t-il.
– Elle a demandé à Ladislas d’aller m’en demander et c’est moi qui le lui ai donné.
– Mais alors, sacrebleu, pourquoi diable a-t-elle été arrêtée ? Qu’est-ce que Sutton a bien pu raconter qui l’accuse ? Le sachet est passé par deux paires de mains et je suppose que lorsqu’on est venu vous le demander vous en avez pris un au hasard dans une boîte ?
– Naturellement, et c’est ce que j’ai dit au monsieur de la police. Seulement Sutton a demandé à parler en confidence à ce monsieur et je n’ai rien entendu de ce qu’il a dit... Tout ce que je sais c’est que ma colombe est en prison.
– Vous faites bien de me le rappeler ! fit Morosini sarcastique. À ce propos, il est temps, je crois, que vous m’expliquiez pourquoi vous êtes si contente que Ladislas coure les grands chemins, laissant votre petite colombe sur la paille humide des cachots.
– Il ne l’y laissera pas, soyez-en certain ! ... Il l’aime trop pour ça !
– Vraiment ? s’écria Morosini que l’air inspiré de Wanda commençait à agacer prodigieusement. Vous ne croyez pas qu’il aurait été plus simple de ne pas prendre la poudre d’escampette, d’assumer ses responsabilités et de protéger Anielka autant qu’il était possible ?
– Non. Car ça aurait eu pour résultat de les faire emprisonner tous les deux. Tant qu’il est dehors, il y a de l’espoir pour ma jeune lady. Je suis sûre qu’il a des amis dans le pays et qu’il est en train de préparer sa libération... ou son évasion pour qu’ils puissent enfin retourner vivre leur amour dans le vieux pays qu’on n’aurait jamais dû quitter.
Morosini renonça. On nageait en pleine science-fiction et, de toute évidence, il n’arriverait pas à tirer cette brave femme de ses rêves bleus. Une chose était certaine : entre la version de la jeune femme et celle de sa fidèle camériste, il existait un fossé beaucoup trop profond et broussailleux pour s’y aventurer.
– Pendant que j’y pense, reprit Morosini, vous ne sauriez pas, par hasard, de quel côté chercher Ladislas Wosinski ?
Brutalement ramenée des célestes régions où elle s’était laissé emporter, Wanda gratifia son voisin d’un regard sévère.
– Pourquoi demandez-vous ça ? Vous n’auriez bas dans l’idée de le livrer à la police ?
– Pas le moins du monde, répliqua Aldo en se gardant bien d’ajouter qu’il en avait déjà touché un lot au superintendant Warren, mais voyez-vous, j’aimerais tout de même bien savoir où il se trouve, imaginez un instant qu’oubliant son grand amour pour Anielka, il choisisse sa propre sécurité et l’abandonne à la justice anglaise ?
– Si vous le connaissiez, vous ne penseriez pas une telle abomination. C’est le cœur le plus généreux qui soit, un vrai paladin qui a voué sa vie à la liberté de son pays, la vraie liberté, et au soulagement des misères dont souffre le peuple polonais. Croyez-moi, il fera ce qu’il faut en temps voulu. Il suffit d’un peu de patience...
Morosini eut une moue dubitative. Il fallait avoir la foi du charbonnier pour être ainsi persuadée des pures intentions d’un homme qu’Anielka présentait comme un maître chanteur. Il renonça.
Le reste du voyage se déroula dans un silence meublé par le chuchotement de Wanda qui priait, mais quand on fut en vue de l’hôtel Ferrals, Aldo déclara :
– Avant que nous ne nous quittions, sachez ceci : je tiens, moi, à sauver votre maîtresse. D’abord parce que je la crois innocente, ensuite parce que je l’aime. Au cas ou j’aurais besoin de votre aide, puis-je faire appel à vous ?
Immédiatement, Wanda fut toute contrition :
– Oh, pardonnez-moi ! J’avais oublié que vous l’aimiez vous aussi et j’ai dû vous faire mal mais, bien sûr, je suis prête à vous aider. Si vous voulez me parler, je vais chaque matin entendre la messe de neuf heures à l’église de l’Oratoire, près du Victoria and Albert Museum. Ce n’est pas trop loin pour moi alors que l’église polonaise est dans une banlieue. Elle vous plaira : c’est une église italienne, je crois. Il n’y a pas trop de monde et on peut y parler tranquillement. Et puis, à la messe, on se trouve sous le regard de Dieu ! ajouta Wanda en pointant un doigt sentencieux vers le plafond de la voiture.
– C’est parfait mais si, d’autre part, vous souhaitiez me dire quelque chose, vous pouvez laisser un message à l’hôtel Ritz. Je vous écris le numéro ici, fit-il en arrachant une page de son calepin pour inscrire les chiffres annoncés.
Le taxi s’étant arrêté, Wanda allait descendre quand Morosini la retint :
– Encore un mot ! Ne vous étonnez pas si, d’ici un quart d’heure, je viens sonner à cette porte. Ce ne sera pas pour vous. Je désire avoir un entretien avec Mr. Sutton.
– Vous voulez lui parler ? gémit la femme soudain inquiète. Mais de quoi ?
– Gela, ma chère, c’est mon affaire. J’ai une ou deux questions à lui poser.
– Il ne vous recevra pas.
– Ce serait maladroit. De toute façon, je ne risque rien. Rentrez ! Je vais faire un tour et je reviens.
Un quart d’heure plus tard, en effet, un maître d’hôtel au visage glacé ouvrait devant lui la maison de feu Eric Ferrals puis l’abandonnait momentanément au pied d’une belle ellipse d’escalier qu’il gravit en annonçant qu’il allait s’assurer que Mr. Sutton pouvait recevoir un visiteur. Lequel fut bien obligé d’attendre en compagnie d’une collection de bustes romains aux yeux aveugles, d’un sarcophage byzantin et d’un vase à ablutions en bronze qui avait dû voir le jour quelque part du côté de Pékin. La demeure londonienne du marchand d’armes ressemblait beaucoup à celle du parc Monceau mais en plus sinistre encore si cela était possible, la pompeuse lourdeur du style géorgien qui régnait là n’arrangeant rien. On devait étouffer facilement dans cette atmosphère habillée de lourdes passementeries et de velours chocolat.
C’était à peine plus gai dans le petit bureau où Aldo fut introduit quelques instants plus tard. Et encore, uniquement grâce à la marée de papiers couvrant la table de travail et à la puissante lampe qui les éclairait. Alentour un bataillon de classeurs vert foncé occultaient les murs. Planté au milieu comme le gardien d’un temple, vêtu de noir de la tête aux pieds, John Sutton attendait son visiteur.
Le silence qui régnait dans l’hôtel était impressionnant. Pas un bruit, pas un froissement, pas un chuchotement ! Même le feu de charbon qui brûlait dans la cheminée se taisait comme si un craquement ou une étincelle eussent été sacrilèges.
Le secrétaire s’inclina à l’entrée de Morosini, se déclara enchanté de le revoir en pleine forme – il n’avait pas eu ce plaisir depuis la fameuse nuit où Aldo était venu prendre, rue Alfred-de-Vigny, la rançon d’Anielka et la Rolls-Royce – et ajouta, en lui désignant un siège, qu’il considérerait comme une faveur s’il pouvait lui être d’une quelconque utilité.
Morosini s’assit en prenant grand soin du pli de son pantalon, contempla un instant le jeune homme tout en cherchant une cigarette qu’il tapota sur la surface brillante de son étui d’or.
– Je suis venu vous poser une question, monsieur Sutton ! dit-il enfin.
– On m’en a déjà posé beaucoup depuis quelques jours.
– Je serais assez surpris que l’on vous ait posé celle-ci : dites-moi pourquoi vous semblez tenir à ce que lady Ferrals soit pendue haut et court ?
Avant d’ouvrir la bouche, Aldo s’était préparé à toute sorte de réactions sauf à celle qui vint. John Sutton soutint son regard sans manifester la moindre émotion puis répondit d’une voix douce :
– Mais parce qu’elle ne mérite rien d’autre. C’est une meurtrière de la pire espèce qui a prémédité son crime.
Et il sourit, ce qui contraignit Morosini à maîtriser une violente réaction de son sang latin. Pour y arriver, il alluma sa cigarette et en tira une bouffée qu’il envoya vers le plafond gaufré.
– Comment pouvez-vous être aussi affirmatif ? demanda-t-il d’une voix parfaitement unie. Possédez-vous des preuves ?
– Palpables, non ! La seule qui eût été déterminante – le sachet de papier qui avait contenu le poison – a disparu miraculeusement, jeté sans doute au feu par une main diligente. Seulement j’ai vu, j’ai entendu et c’est pourquoi je n’ai pas eu un instant d’hésitation pour porter mon accusation. Il est possible que cela vous cause beaucoup de peine, prince, mais croyez-moi, le doute n’est pas permis : elle est coupable !
– Je n’aurai aucune raison d’infirmer vos convictions dès l’instant où vous aurez bien voulu me confier ce que vous avez vu et entendu. Vous étiez, je pense, très attaché à sir Eric ?
– Très ! Dès ma sortie d’Oxford je suis entré à son secrétariat et ne l’ai plus quitté.
– Vous n’êtes pas très vieux. Cela ne doit pas faire un grand laps de temps ?
– Trois ans, mais avec un homme de sa qualité quelques semaines auraient suffi.
– Peut-être ! ... Je n’ai pas eu le privilège de le fréquenter bien longtemps, outre que nous nous trouvions opposés dans certaine affaire dont vous avez eu connaissance. Je n’en reviens pas moins à ma question d’il y a un instant : qu’avez-vous vu et entendu ?
– Vous y tenez ? En ce cas, il me faut d’abord vous apprendre que, depuis deux mois environ, nous avions engagé un serviteur polonais...
– Passons ce détail ! C’est Sa Grâce la duchesse de Danvers qui m’a raconté la soirée tragique : elle m’a parlé de ce serviteur qui s’est envolé dans la nature...
– Ce détail, comme vous dites, ne manquait pas d’importance. Vous l’admettrez volontiers quand je vous aurai dit que j’ai surpris lady Ferrals dans ses bras...
– Dans ses bras ? ... Êtes-vous bien sûr de ne pas... dramatiser la situation ?
– Jugez vous-même ! C’était il y a trois semaines environ. Sir Eric dînait ce soir-là chez le Lord-Maire et je m’étais rendu au ballet à Covent Garden. Comme je possède ma propre clef, je suis rentré sans faire de bruit et même sans allumer. Je connais si bien cette maison que cet exercice m’est familier. D’autant que sir Eric détestait que mes rentrées nocturnes ne soient pas discrètes. Je montai donc l’escalier quand j’ai entendu un rire, des chuchotements. Cela venait de chez lady Ferrals et j’ai constaté alors que la porte de son boudoir était entrebâillée. La lumière qui en sortait était faible mais suffisante pour que je puisse voir ce Stanislas sortir sur la pointe des pieds. Au moment où il se glissait hors de la pièce, lady Ferrals l’a suivi jusqu’au seuil et là ils se sont embrassés... passionnément avant qu’il ne la repousse avec douceur pour la faire rentrer... Sutton s’arrêta, prit deux ou trois fortes inspirations puis jeta, laissant percer sa colère :
– J’ajoute qu’elle était à peu près nue. Si toutefois on peut appeler vêtement le chiffon de linon blanc qu’elle portait... Voilà pour ce que j’ai vu ! Je ne vous cache pas qu’ensuite je les ai épiés...
– Et pour ce que vous avez entendu ? émit péniblement Aldo dont la gorge venait de sécher.
– Beaucoup de choses dont je n’ai pas compris un mot parce qu’ils parlaient leur langue natale et que je n’y connais rien. Sauf une fois... Une seule
où je l’ai entendue, elle, lui dire : « Si tu veux que je t’aide, il faut d’abord que je sois libre. Aide-moi, toi, le premier... » C’était quatre jours avant la mort de sir Eric.
– Et c’est ce que vous avez raconté à la police ?
– Naturellement. Qu’elle ait eu l’audace d’introduire son amant dans cette maison, c’était déjà difficile à supporter. Cependant, j’avais choisi de ne pas parler, d’attendre que la vérité saute aux yeux de sir Eric, ce qui ne pouvait manquer d’arriver. Mais quand je l’ai vu mourir, lui, presque à mes pieds, il ne m’était plus possible de me taire. J’aurais voulu la tuer de mes propres mains !
Il y eut un silence. Morosini ne savait plus trop que penser. Cette version se rapprochait de celle de Wanda, trop dévouée à Anielka pour qu’on pût la suspecter vraiment. D’autre part, elle était tellement éloignée de celle de la jeune femme ! ... De sa propre expérience, il savait qu’Anielka pouvait manier le mensonge avec un certain talent mais, à ce point-là, c’était difficile à admettre. Il décida alors de pousser Sutton dans ses retranchements.
– Pour éprouver tant de... colère il faut que vous ayez beaucoup aimé sir Eric... ou alors que votre haine envers sa femme – car vous la haïssez, n’est-ce pas ? – vienne du fait que vous étiez amoureux d’elle et qu’elle vous aurait repoussé.
Le jeune homme eut un petit rire tandis qu’un éclair traversait ses yeux sombres profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière :
– Aimée ? Non : elle ne m’inspirait aucune tendresse, mais désirée oui ! fit-il avec une rudesse toute britannique. J’avoue que j’avais envie d’elle et que j’en ai encore envie. Mon seul espoir est que ce désir mourra avec elle !
Il n’y avait rien à ajouter. Morosini venait d’apprendre tout ce qu’il souhaitait et même au-delà. Il se leva.
– Je vous remercie, dit-il, de m’avoir parlé avec cette franchise. Je ne suis peut-être pas aussi convaincu de la culpabilité de lady Ferrals que vous l’êtes. Quant à vous, je crois comprendre mieux vos motivations bien que la jalousie m’en paraisse le moteur principal...
Le mot fit réagir John Sutton qui semblait perdu dans une sombre rêverie. Il tressaillit, darda sur son visiteur un regard scintillant de larmes.
– La jalousie ? Oh, j’en conviens mais pas celle que vous imaginez. Je n’étais pas jaloux d’elle parce qu’elle me refusait son corps qu’elle galvaudait avec un larbin, mais pour une tout autre raison que je ne suis pas disposé à vous confier. Je vous donne le bonsoir, prince Morosini !
– Moi aussi. J’aimerais pouvoir vous souhaiter du même coup la paix de l’âme, bien que vous ne sembliez pas engagé sur le bon chemin pour y atteindre...
En dépit de la petite pluie fine qui semblait décidée à ne pas lâcher prise de sitôt, Aldo choisit de rentrer à pied. Il avait besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées et la marche lui était toujours apparue comme favorable à cet exercice. En outre la distance n’avait rien d’effrayant. Les mains au fond de ses poches, il partit d’un pas rapide à travers la lumière incertaine – la nuit tombait – d’où surgissait parfois la forme pyramidale d’un policeman casqué enveloppé de sa pèlerine. Quelques passants aussi, bien que, dans ce quartier aristocratique, on se déplaçât surtout en voiture.
Son entrevue avec Sutton lui laissait un goût amer. Ce qu’il venait d’entendre au cours de cette journée le laissait indécis, découragé, avec l’impression qu’un filet tissé de mensonges et de demi-vérités venait de s’abattre sur lui pour paralyser ses mouvements. Les images trop précises évoquées par le secrétaire le bouleversaient d’autant plus qu’il ne niait pas avoir tenté sa chance auprès d’Anielka. Quelle femme était-elle au juste ? Qui, de Ladislas ou d’elle, manœuvrait l’autre ? Et lui, Morosini, quel crédit pouvait-il accorder aux sentiments qu’elle affirmait lui porter ? Qu’attendait-elle de lui et jusqu’à quel point essayait-elle de le manipuler ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête d’autant plus irritantes qu’il était impossible d’y apporter une seule réponse... Et dire que, tout à l’heure, en sortant de Brixton Jail, il était tellement heureux, tellement décidé à rompre des lances pour les yeux dorés de sa belle, à tout tenter pour lui venir en aide ! À présent, il hésitait sur la conduite à tenir.
Il lui revint à l’esprit une phrase de Chateaubriand que son précepteur, Guy Buteau, lui avait serinée durant son adolescence lorsqu’il restait indécis sur ce qu’il voulait faire : « Avancez si toutefois vous n’avez pas peur et n’aimez mieux fermer les yeux ! ... »
Fermer les yeux ? Il en était d’autant moins question qu’il se sentait presque aveugle. Alors avancer ? Mais dans quelle direction ?
Soudain la douleur l’envahit, presque physique tant elle était aiguë : celle que ressent tout homme atteint par le doute d’avoir donné son amour à une femme indigne. Il eut mal au point qu’il aurait pu crier et qu’il lui fallut s’arrêter, s’appuyer à un réverbère. Jamais il n’avait éprouvé ce sentiment de désespoir et d’impuissance ! Même au moment de ses adieux à Dianora, quelques années plus tôt. D’un geste brusque il arracha son chapeau et, les yeux clos laissa la pluie froide tremper sa tête. Les larmes qu’il ne pouvait retenir s’en trouvèrent noyées.
Une voix de femme lui fit ouvrir les yeux.
– Puis-je vous aider, monsieur ? Vous semblez souffrant...
L’inconnue était jeune, pas vilaine, et abritait sous un vaste parapluie un visage clair surmonté d’une toque en velours. Morosini réussit à lui sourire :
– Merci, madame ! Cela va passer ! ... Une vieille blessure de guerre qui se rappelle parfois à mon souvenir.
Ni l’un ni l’autre n’eurent le temps d’en dire plus : sortant d’une limousine vert foncé qui venait de s’arrêter, un chauffeur en livrée noire s’était approché et prenait Morosini par le bras avec tant d’autorité que celui-ci, saisi à froid et dans un état de moindre résistance, ne trouva rien à objecter.
– Monsieur le prince ne devrait pas sortir par un temps pareil ! Je l’ai déjà dit à monsieur le prince mais il ne m’écoute pas. Heureusement que je l’ai aperçu... dit ce serviteur dont le type mongol parut soudain familier à Morosini. Il l’entraînait vers la voiture. Aldo eut à peine le temps de jeter un dernier remerciement à la charitable Londonienne avant de se retrouver saisi par une main venue de nulle part, assis sur des coussins de velours au fond d’une puissante automobile et au côté d’un homme dont le visage disparaissait en partie sous le bord roulé d’un élégant chapeau, une paire de lunettes teintées et le col relevé d’une pelisse doublée d’astrakan ; mais ce qui attira d’abord le regard d’Aldo fut une canne d’ébène à pommeau d’or avec laquelle jouait une main gantée. Il fut si surpris qu’il en oublia provisoirement ses tourments :
– Vous ici ? souffla-t-il. C’est inattendu !
– En effet. Sachez que je ne suis venu que pour vous, et que nous vous suivons depuis que vous avez quitté votre hôtel.
– Mais... pourquoi ?
– Parce qu’en apprenant la mort de Ferrals j’ai craint ce qui arrive : l’amour que vous portez à la fille de Solmanski a commencé de vous détruire et mènera cette tâche à bonne fin si l’on ne vous aide pas.
– N’exagérez-vous pas un peu ? protesta Morosini. Moi, détruit ?
– Pas encore, mais ça va venir. Songez qu’en bien peu d’heures vous êtes passé du bonheur à la souffrance et au doute. Car vous souffrez. C’est écrit en toutes lettres sur votre visage.
Morosini haussa les épaules et fit toute une histoire de s’éponger la tête avec son mouchoir.
– Ce sont des choses qui arrivent ! soupira-t-il. Pour l’instant, j’ai bien peur de devenir idiot. Je ne sais plus qui croire ni que penser.
– Et si vous pensiez à autre chose ?
La voix profonde aux sonorités de violoncelle de Simon Aronov n’était que douceur, pourtant Aldo ressentit un reproche voilé qui le fit rougir.
– Vous me laissez entendre que je ne suis pas venu ici pour m’occuper des affaires de lady Ferrals et je ne peux pas vous donner tort, mais il y a du nouveau. Vous devez le savoir... et admettre que la mort de Harrison a changé bien des choses. Dans la situation où nous nous trouvons, Vidal-Pellicorne et moi, il m’a semblé qu’Adalbert suffisait pour tenter d’en savoir plus et que je pouvais me consacrer à celle...
– Qui vous a ensorcelé et pour qui, déjà, vous avez risqué votre vie. Vous êtes prêt à recommencer et je ne peux pas vous en blâmer : c’est une réaction humaine. En outre elle vous ressemble. Moi je vous demande de ne pas vous en mêler davantage... au moins pendant quelque temps. C’est trop dangereux !
– Dangereux ? Allons donc. J’ai agi jusqu’ici en accord avec le superintendant Warren à qui, d’ailleurs, je dois rendre compte de ce que j’ai pu apprendre. Où est le péril ?
– Au Claridge ! Solmanski vient de rentrer d’Amérique.
– Je le sais : je l’ai vu arriver hier chez son gendre et en ressortir furieux...
– Admettez qu’il y a de quoi : il revenait tranquillement afin d’assister à la vente du diamant, ravi sans doute d’avoir appris la mort de son gendre, ce qui allait lui permettre de récupérer à la fois le saphir, ou ce qu’il croit être l’original, et une belle fortune. Or c’est sa fille que l’on arrête et, quant à la Rose d’York, elle a disparu. Cet homme-là déteste les contrariétés !
– Je n’en doute pas, mais cela ne me dit pas en quoi je courrais un péril quelconque en essayant de découvrir le véritable meurtrier.
– Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise : dès l’instant où Solmanski vous retrouvera sur son chemin vous ne serez plus en sûreté. Comprenez donc que sa fille est son meilleur instrument et qu’il ne permettra à personne de s’interposer entre elle et lui !
– Je veux seulement m’interposer entre elle et la pendaison. Ne savez-vous pas qu’elle est perdue si l’on ne vient pas à son aide, qu’elle doit faire face à un accusateur acharné à sa perte et dont aucun avocat ne réussira à faire changer la déposition d’une virgule !
– Nous sommes d’accord mais... si vous laissiez Scotland Yard faire son métier ? Ils sont habiles ces gens-là et capables de mettre la main au collet du Polonais envolé. Ajoutez-y que Solmanski ne permettra jamais que l’on exécute, ni même que l’on condamne cette belle enfant. N’allez pas vous fourrer au milieu de tout ça. D’ailleurs ne m’avez-vous pas dit, il y a un instant, que vous ne saviez plus qui croire ?
– C’est vrai, je l’ai dit, mais vous ne pouvez pas comprendre !
– Alors expliquez-moi ! soupira Simon Aronov. En ce qui me concerne je ne suis pas pressé et Wong peut faire encore deux ou trois fois le tour de Hyde Park ! Vous avez vu trois personnes aujourd’hui. Peut-être pourrais-je vous aider à y voir plus clair si vous consentiez à me confier ce qu’elles vous ont raconté.
– Après tout... pourquoi pas ?
Aldo savait raconter sans se noyer dans les détails. Il réussit à relater ses trois entretiens sans se laisser envahir à nouveau par l’angoisse de tout à l’heure.
– Eh bien, dit-il enfin, qu’en pensez-vous ? Quelle version est la bonne ? Qui dit la vérité ?
– Personne et tout le monde. Chacun s’accroche à « sa » vérité et la déguise selon son tempérament. Le secrétaire se complaît dans son rôle de vengeur au point de ne pas nier sa frustration sexuelle, mais il est difficile de croire qu’un simple patron puisse inspirer un sentiment justifiant un tel acharnement ; la fidèle servante vit dans la nostalgie des amours adolescentes de sa jeune maîtresse. Quant à lady Ferrals, votre visite inattendue a dû lui faire l’effet de l’apparition miraculeuse du Chevalier au Cygne. Elle a compris que vous l’aimiez toujours, et sans doute son récit s’en est-il ressenti. Peut-être même de façon inconsciente : elle est encore très jeune.
– Vous ne voulez pas croire qu’elle m’aime ?
– Si. Pourquoi pas ? Je suppose qu’elle vous aime... aussi ! Mais ne vous cramponnez pas à cette seule idée ! Vous y perdriez votre âme... et peut-être la vie. Croyez-moi ! Achevez ce que vous avez commencé en rendant compte au superintendant de votre visite à la prison puis retirez-vous de cette affaire-là ! Au moins pour un temps. C’est la piste du diamant qu’il faut suivre tant qu’elle est encore chaude !
– La piste ? Mais nous n’en avons aucune puisque la pierre pour laquelle on a tué est fausse !
– C’est peut-être en cherchant la fausse que vous avez le plus de chances de trouver la vraie. Que fait Adalbert en ce moment ?
– Il passe son temps en compagnie d’un petit journaliste miteux qui a eu la chance de voir sortir les assassins. Des Chinois à ce qu’il paraît, ajouta Aldo avec un coup d’œil vers le chauffeur.
– Tous les Asiatiques ne sont pas chinois, mais votre journaliste ne fait sans doute pas la différence : ainsi Wong vient du pays du Matin calme. C’est un Coréen. Cela dit, je pense qu’Adalbert a raison de s’attacher aux moindres informations.
– Et je ferais mieux d’en faire autant, fit Morosini en retrouvant pour la première fois un vague sourire. Mais, après tout, pourquoi croyez-vous qu’en recherchant la fausse pierre on tomberait sur la vraie ? Il n’y a aucune raison pour ça : on a tué Harrison pour s’approprier ce que l’on croyait être le joyau du Téméraire, un point c’est tout.
– À moins que, la campagne de lettres anonymes n’ayant rien donné, celui que nous recherchons n’ait trouvé ce moyen simple et pratique de retirer de la circulation un objet irritant sans se démasquer.
– Auquel cas, il l’aura détruit et nous ne retrouverons rien !
Le Boiteux eut un petit rire doux et indulgent.
– Connaissez-vous si mal vos clients et confrères, les amoureux passionnés des joyaux anciens ? Ce qui a été volé est une copie mais tellement belle, tellement réussie ! Si le propriétaire du vrai diamant est à l’origine du meurtre, il n’aura pas le courage de s’en séparer mais la gardera... à titre de curiosité ! Aussi soigneusement que l’original !
– Je devrais savoir que vous avez réponse à tout, fit Aldo sans parvenir à masquer sa mauvaise humeur. Cependant, rien ne dit que l’objet en question soit encore en Angleterre. Si même son demi-frère s’y trouve. L’emploi d’Asiatiques...
– ... est la chose la plus aisée à Londres pour qui a les moyens de payer. Les bas quartiers de la Tamise sont bourrés de Chinois et de la lie jaune ou noire de l’Empire. De toute façon, le parcours du diamant jusqu’à nos jours indique que l’Angleterre a toujours eu ses préférences...
– Vous le connaissez, ce parcours ? En ce qui me concerne je n’en sais pas grand-chose : il était le motif central d’un joyau de belle taille représentant les armes de la maison d’York et que l’on appelait la Rose blanche, disparue avec d’autres bijoux pillés dans le camp du Téméraire après la bataille de Grandson en 1476. La ville de Bâle en aurait acheté secrètement quelques-uns, en dépit de l’accord passé avec les autres cantons qui souhaitaient réunir le trésor entier. Par la suite, Bâle aurait revendu aux Fugger d’Augsbourg.
– Pas « aux » Fugger ! À Jacob Fugger, l’homme le plus riche d’Europe à cette époque, celui de la branche « au lys » qui se distinguait de ceux de la branche « à l’écureuil » moins argentés, mais déjà le diamant formant la fleur elle-même avait été extrait de l’ensemble. Cependant, la pierre était si belle que Jacob refusa de la vendre et c’est son neveu Mathias qui, après sa mort, la céda à Henry VIII d’Angleterre en même temps qu’un rubis ayant aussi appartenu au duc de Bourgogne.
Le diamant demeura dans les bijoux de la couronne anglaise jusqu’à Charles Ier qui l’offrit à son favori, George Villiers, duc de Buckingham, pour le remercier d’avoir mené à bien les négociations de son mariage avec Henriette de France. La Rose d’York – c’était désormais son nom ! – passa au second duc et c’est chez lui que la trace disparaît. Un bruit de cour prétend qu’il le perdit en jouant aux cartes contre l’actrice Neil Gwyn, alors favorite du roi Charles II et enceinte du fils qu’elle allait lui donner en cette année 1670. L’un des nombreux bâtards de ce souverain trop ami des plaisirs et qui ne réussit jamais à obtenir un héritier de sa femme Catherine de Bragance...
– Pourquoi ne serait-ce pas la vérité ? Cela me paraît tout à fait plausible. Et depuis, on ne sait plus rien ?
– Pas grand-chose en tout cas : la pierre aurait réapparu à deux ou trois reprises dans les mains d’usuriers qui, pour être juifs, n’en ignoraient pas moins la tradition du pectoral, mais une chose est certaine : depuis le XVIIe siècle, elle n’a jamais quitté cette île.
– Vous pourriez avoir raison. Vous savez sans doute comment le vol chez Harrison a été possible ?
– J’avoue que je n’en connais pas les détails. Ce meurtre m’a pris au dépourvu.
– Eh bien, les assassins ont dû apprendre, par je ne sais quelle indiscrétion, qu’une très vieille et très noble dame souhaitait voir le diamant en privé avant qu’il ne soit porté chez Sotheby’s. Ils sont entrés sur ses talons ou peu s’en faut. Elle a eu tout juste le temps de s’enfuir avec l’aide de sa suivante et de rentrer chez elle où elle s’est alitée. Or, ce qui me frappe dans votre récit est que cette dame s’appelait lady Buckingham.
Aronov eut une exclamation.
– Lady Buckingham ? Vous êtes sûr ?
– Il n’y a aucun doute. Harrison n’aurait pas accepté cette visite pour une personne quelconque.
– Vous me surprenez beaucoup, mon ami. Il se trouve que je connais cette dame. Je crois bien me souvenir qu’elle est non seulement fort âgée mais paralysée des jambes.
– D’après ce qu’on m’a dit, on la portait plus qu’elle ne marchait et il arrive que sous le coup d’une forte émotion le corps puisse fournir un effort particulier. Or elle souhaitait pouvoir admirer cette pierre qui avait appartenu à son ancêtre.
– Mmmm... oui ! Gela me paraît tout de même bizarre. Je sais bien que la marquise vit tout à fait retirée depuis qu’elle se considère comme une ruine – elle a été fort belle autrefois ! -, qu’elle ne reçoit jamais personne et que, même, on l’a pour ainsi dire oubliée, mais il me semble que, eu égard à son nom, à son rang et à son état de santé, elle pouvait obtenir facilement de Harrison qu’il se dérange pour exaucer son vœu.
– C’eût peut-être été imprudent ! Surtout si elle habite assez loin. Et puis il aurait fallu une escorte de police et toute cette agitation pouvait attirer la presse devant sa porte. Or, si elle souhaite l’ombre et le silence...
– Vous avez probablement raison, admit le Boiteux, mais il faut tout de même que j’essaie d’en savoir davantage.
– Vous pensez à une imposture ? C’est impossible : elle avait sa voiture, ses serviteurs...
– Sans doute, sans doute... cependant il faut que j’en aie le cœur net. Revenons à vous. Puis-je espérer que vous allez à présent vous consacrer à la recherche de la Rose ?
– Bien entendu, mais si je dois pour cela abandonner lady Ferrals...
– C’est pourtant ce que vous ferez, prince Morosini !
La voix de velours sombre venait de se charger soudainement d’une impérieuse volonté.
– Dans l’île de San Michèle et dans le mausolée de vos pères, je vous ai offert de vous rendre votre parole. Vous avez refusé avec beaucoup de noblesse et je n’en ai pas été surpris. À présent, il n’est plus temps de vous retirer.
– Mais je ne le souhaite pas ! s’écria Aldo mortifié. Il est peut-être possible de mener les deux affaires de front.
– Non. Je viens de vous le dire, il n’est pas bon que vous retombiez dans le champ de vision de Solmanski. Pour l’instant – et même si vous trouvez que c’est de mauvais goût – il a d’autres chats à fouetter que de courir après une pierre au risque de se cogner à la police. Il faut en profiter. Me comprenez-vous ?
– Oh, c’est très clair et, soyez tranquille, je ne faillirai pas ! Cependant, s’il m’est donné de découvrir un fait pouvant lui être utile, vous ne m’empêcherez pas d’en faire usage. Ni vous ni personne ! affirma Morosini têtu.
De nouveau, le masque impassible du Boiteux s’éclaira d’un sourire teinté d’ironie.
– Je ne vous ai jamais demandé de vous arracher le cœur ! Mais comme j’éprouve pour vous estime et amitié, je crains que vous n’y parveniez un peu trop vite et j’essaie de vous défendre contre vous-même. À présent je dois vous quitter. Vous ramènerai-je à votre hôtel ?
La voiture venait de tourner Hyde Park Corner pour s’engager dans Piccadilly.
– Non. Laissez-moi ici ! Je suis presque arrivé et peut-être vaut-il mieux que cette automobile ne s’arrête pas devant les lumières du Ritz. Restez-vous à Londres encore quelque temps ?
– Je ne séjourne jamais à Londres. Soudain, Simon Aronov se mit à rire :
– Votre envie d’être débarrassé de moi est transparente, mon cher prince ! Vous allez avoir toute satisfaction. Jusqu’au revoir ! ...
Les deux hommes se serrèrent la main en silence. Un instant plus tard, ayant déposé son passager, la Daimler effectuait un impeccable demi-tour et s’éloignait sur l’asphalte mouillée dans un bruit de soie déchirée. Debout sur le trottoir sablé qui longeait Green Park, Morosini la regarda se fondre dans la nuit.
Dans le hall de l’hôtel régnait une agitation inhabituelle. La vente chez Sotheby’s venait d’avoir lieu mais, bien que proposant quelques pièces de valeur, elle s’était révélée plutôt décevante en raison de la dramatique disparition du joyau vedette. Aussi nombre d’amateurs étrangers descendus au
Ritz échangeaient-ils leurs impressions tout en se préparant au départ. L’opinion générale était la suivante : puisque nul ne savait quand reparaîtrait le diamant et si même on le retrouverait un jour, le mieux était de ne pas perdre plus de temps, de rentrer chacun chez soi et d’y attendre d’éventuelles nouvelles. Tout le monde parlait à la fois, la vaste salle brillante de lumières et si harmonieusement ornée de plantes vertes et de fleurs ressemblait à un jardin habité par une centaine d’oiseaux babillards.
Au milieu de cette foule, Adalbert Vidal-Pellicorne avait l’air de jouer les chefs d’orchestre. Il s’efforçait d’inciter ces messieurs à faire confiance à l’inégalable Scotland Yard qui ne désespérait pas, selon les derniers bruits, de remettre rapidement la main sur le bijou envolé. Cela, bien sûr, pour ceux qui venaient de loin : outre-Atlantique, Afrique du Sud, voire les Indes.
Debout au milieu d’un groupe de quatre personnes, il discourait avec une assurance qui amusa Aldo mais jugeant que son ami perdait son temps, il le rejoignit et l’entraîna à l’écart, non sans avoir distribué avec nonchalance excuses et saluts.
– Qu’est-ce qui te prend de vouloir à tout prix que ces gens restent là ? Tu défends les intérêts de la maison Sotheby’s à présent ?
– Pas du tout ! Je défends les nôtres : tant qu’il croira qu’une meute importante est prête à se jeter sur la fausse pierre, le propriétaire de la vraie ne sera pas tranquille. Il croira que la presse cache des informations et se laissera peut-être aller à un faux pas... Tu as eu tort de ne pas me laisser continuer...
– Ne dis pas de sottises ! Tous ces gens sont sans intérêt, même s’ils sont très riches !
– Ah, tu crois ça ? ... Regarde un peu celui qui se dirige en ce moment vers les ascenseurs... ce grand type habillé de gris qui ressemblerait assez à un clergyman s’il n’était si élégant. Sais-tu qui il est ?
– Comment veux-tu ? Je ne suis pas devin. Avec un large sourire, Adalbert, la mine gourmande, détailla alors :
– C’est un banquier suisse, mon cher, un Zurichois dont tu connais très bien la femme. Un peu trop bien même.
– Moritz Kledermann ? C’est lui ?
– En personne ! Et habité par ce qu’il considérait comme un devoir sacré : rapporter dans son pays la pierre du Téméraire indûment subtilisée jadis aux cantons par la rapacité de Bâle ! Autant dire qu’il était prêt à payer le prix fort !
Morosini ne répondit pas : il examinait avec attention le personnage qui, à quelques pas de lui, attendait calmement l’ascenseur en pensant qu’il ne l’imaginait pas du tout comme ce quinquagénaire aux traits fins et intelligents sous un grand front dont les cheveux, d’un blond grisonnant, se retiraient en découvrant un crâne puissamment modelé. Sans s’être jamais beaucoup soucié de ce que pouvait être le mari de son ancienne maîtresse, il le croyait plus lourd, plus massif, plus... suisse ! En vérité, Dianora n’avait pas, en l’épousant, fait preuve de mauvais goût ! Cet homme avait autant d’allure sinon plus que la plupart des gentlemen présents.
– Dire qu’il pourrait être mon beau-père ! pensa-t-il amusé en se souvenant de la proposition matrimoniale de son notaire vénitien au jour de son retour à Venise après la guerre. Si sa fille lui ressemble, j’ai peut-être eu tort de ne pas au moins demander à la voir...
– Tu veux que je te le présente ? proposa Vidal-Pellicorne qui jouissait de la surprise de son ami.
– Surtout pas ! Il est seul ici ? ajouta Morosini saisi d’une soudaine inquiétude.
– Seul ! Réfléchis un peu : si la belle Dianora était au Ritz ou même simplement à Londres, ça se saurait ! Elle n’est pas femme à laisser sa lumière sous le boisseau. Maintenant, dis-moi un peu comment s’est passée ta visite à la prison.
– Bien... Enfin, à peu près, mais j’ai vu beaucoup plus de monde que tu ne l’imagines. Après Anielka, j’ai rencontré Wanda sa femme de chambre et j’ai rendu visite à John Sutton. Et tous trois m’ont donné des récits si différents que je ne sais plus trop où j’en suis. Pour finir j’ai fait une promenade en voiture avec Simon Aronov.
– Il est ici ?
– On dirait. Il m’a enlevé dans une voiture verte conduite par un chauffeur coréen. Selon lui c’était pour mon bien et il m’a littéralement lavé la tête. Ce qu’il veut, c’est que je cesse de m’occuper de l’affaire Ferrals.
– Il n’a pas tort. Ce n’est jamais bon de courir deux lièvres à la fois. Mais viens me raconter tout ça au bar en buvant quelque chose de réconfortant ! Tu es trempé. Et tu n’as pas l’air bien.
Avec une délicatesse quasi paternelle, Adalbert aida son ami à ôter son vêtement mouillé qu’il remit à un valet, avant de l’emmener dans un coin tranquille.
– Raconte ! dit-il après avoir passé commande au barman.
Quand ce fut fini, il considéra Morosini d’un œil perplexe puis, repoussant la mèche blonde qui s’obstinait à lui retomber sur le nez :
– Qu’est-ce que tu éprouves ? demanda-t-il. Aldo, qui buvait distraitement son whisky, haussa les épaules, le regard ailleurs.
– Je n’en sais rien... sinon peut-être une grande fatigue.
– Alors, si tu veux m’en croire, suis le conseil de Simon. Pour être ainsi sorti de l’ombre, il faut que tu l’inquiètes et je ne suis pas loin de partager son souci. Tu n’as aucun moyen de voler au secours de la belle captive. En revanche, Warren n’en manque pas. Raconte-lui ton entrevue puis laisse-le chercher le Polonais. Si tu t’en mêles, tu risques d’intervenir à contretemps dans son enquête.
Tout cela était marqué au coin de la saine raison. Morosini en convint volontiers : il promit de laisser les investigations policières suivre leur cours sans intervenir.
– Bravo ! s’écria Adalbert tout sourire retrouvé en choquant son verre contre celui de son ami. Pour la peine, je vais te procurer de la distraction : cette nuit, nous allons jouer Shakespeare chez les Chinois !
– Les Chinois ? D’où sors-tu cette idée ? C’est encore Bertram ?
– Exactement ! Il croit avoir une piste mais il aimerait bien que nous allions l’explorer avec lui.
– Pourquoi ? Il a peur ?
– Mm... C’est un peu ça. Essaie de comprendre : Cootes est un garçon normalement courageux dans la plupart des circonstances mais il a des Chinois une frousse horrible. La seule idée de tomber dans leurs pattes lui donne la nausée : il se voit déjà soumis à l’un de leurs mille supplices tellement ingénieux ; livré aux rats, par exemple, ou découpé vivant en menus morceaux par un couteau savant. Alors, aller traîner seul et de nuit à Lime-house, leur quartier, ça ne lui dit rien du tout.
Aldo se mit à rire.
– Le fait est que cela n’a rien de réjouissant. On le retrouve où ?
– Dans un bistrot du Strand où il a ses habitudes. En attendant, je te propose un bon dîner pour aborder l’aventure en pleine forme. Ici de préférence où l’on n’a rien à craindre de la nourriture.
– Excellente idée ! On va aller se changer.
– Pendant que j’y pense et à propos de nourriture, nous sommes invités après-demain soir chez la duchesse de Danvers. Enfin, toi tu es invité : elle désire te présenter à une amie américaine qui veut te rencontrer et comme c’est une femme bien élevée, elle m’a convié aussi. Je te servirai de suivante ! conclut-il avec sa bonne humeur habituelle.
Morosini qui était en train d’achever son whisky fit la grimace :
– Une Américaine ? L’idée ne m’enchante guère. La plupart de ces gens-là possèdent beaucoup d’argent mais assez peu de goût. Et quand il s’agit d’antiquités, ils mélangent tout.
– Bof ! Tu ne risques pas grand-chose. Une femme ? Elle veut sûrement te parler bijoux. Ça m’étonnerait qu’elle te demande une commode Louis-XV. Et puis, je serai assez content de passer une soirée dans la haute aristocratie anglaise. C’est un milieu que je connais peu... ou pas du tout !
– Toi, tu serais snob ?
– Pas vraiment, mais je t’avoue que le voisinage d’un palais royal, d’une cour, d’un apparat que nous ne connaissons plus m’émoustille. Ça change agréablement de nos ministres qui ont toujours l’air de porter le deuil. Sans compter que les réceptions à l’Elysée sont accablantes...
– Je ne vais pas te refuser ce plaisir. On ira !