— Tu devrais être plus prudente, dit Sarene dans la salle d’interrogatoire. Nous avons une grande influence sur la Chaire d’Amyrlin. Si tu coopérais, on pourrait la convaincre de te punir moins sévèrement.
Assise sur un siège confortable, dans le couloir, Cadsuane entendit nettement le grognement dédaigneux de Semirhage.
Dans le corridor aux cloisons de bois, la légende contemplait le tapis des plus ordinaires en sirotant une infusion.
Elle n’était pas seule, puisque Daigian, Erian et Elza avaient pour mission de maintenir le bouclier qui neutralisait la Rejetée. À part Cadsuane elle-même, toutes les Aes Sedai s’y collaient à tour de rôle. Face à un tel danger, il aurait été suicidaire de confier cette tâche uniquement à des sœurs de second rang. Le bouclier devait être puissant. Si Semirhage se libérait, la Lumière seule savait ce qui se passerait.
Tout à fait à l’aise, la légende continua à savourer son infusion. En plus des sœurs qu’elle avait sélectionnées, le fichu garçon insistait pour que « ses » Aes Sedai puissent interroger Semirhage. Une timide tentative pour asseoir son autorité ? La conviction sincère que ces femmes pouvaient réussir là où Cadsuane avait échoué – jusque-là, en tout cas ?
La légende n’aurait su le dire. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, c’était Sarene qui menait le jeu. Délicate et très modeste, la Tarabonaise ne semblait pas consciente qu’elle était une des plus jolies femmes à avoir reçu le châle depuis des années. Cette déconnexion d’avec la réalité n’avait rien de surprenant, puisque les sœurs blanches se montraient souvent aussi « décalées » que les marron.
En outre, Sarene ignorait que Cadsuane suivait l’interrogatoire grâce à un tissage d’Air et de Feu. Un « truc » assez simple, souvent maîtrisé par des novices. Combinée à la nouvelle découverte – comment inverser ses flux –, l’astuce permettait à la légende d’espionner sans que quiconque, dans la pièce, ait conscience de sa présence.
Les sœurs qui maintenaient le bouclier savaient ce qu’elle faisait, bien entendu. Mais aucune ne se serait permis un commentaire. Même si deux d’entre elles – Elza et Erian – appartenaient à la bande d’idiotes qui avait juré fidélité au garçon, en présence de Cadsuane, elles gardaient profil bas. Sans doute parce qu’elles devinaient comment leur consœur les voyait.
Des imbéciles heureuses ! Parfois, il semblait que la moitié des alliées de la légende s’évertuaient à lui mettre des bâtons dans les roues.
Dans la salle, Sarene continuait la séance. Désormais, presque toutes les sœurs présentes au manoir avaient pu s’y essayer. Qu’elles soient vertes, blanches, jaunes ou marron, toutes avaient échoué.
Cadsuane, elle, ne s’y était pas encore collée directement.
Les autres sœurs la regardaient quasiment comme un mythe, et elle ne faisait rien pour les décourager. À une époque, elle était restée loin de la Tour Blanche – pendant assez longtemps pour qu’on la croie morte. Puis sa réapparition avait fait du bruit. Parce que c’était nécessaire et parce que chaque homme capturé faisait un bien fou à sa réputation, elle était partie à la chasse aux faux Dragons.
Son labeur ne visait qu’un objectif : les derniers jours ! Que la Lumière l’aveugle si elle laissait ce maudit garçon saboter tous ses efforts.
Pour cacher son air maussade, Cadsuane prit une nouvelle gorgée d’infusion. Fil après fil, elle perdait le contrôle de la situation. Naguère, les querelles qui faisaient rage à la Tour Blanche – un véritable drame – auraient retenu toute son attention. Là, elle ne pouvait pas leur accorder une minute. La Création elle-même se délitait. Sa seule option, pour s’y opposer, restait de se concentrer sur al’Thor.
Mais chaque fois qu’elle tentait de l’aider, il se dérobait. Lentement, il devenait un homme dur comme la pierre à l’intérieur et incapable d’évoluer ou de s’adapter. Une statue dépourvue de sentiments ne pèserait pas lourd face au Ténébreux.
Maudit gamin ! Et maintenant, c’était au tour de Semirhage de défier la légende !
Cadsuane brûlait d’envie d’entrer pour affronter la Rejetée. Mais Merise avait posé les questions qu’elle aurait posées – sans le moindre résultat. Si elle se montrait aussi impuissante que les autres, que deviendrait la réputation de Cadsuane ?
Sarene reprit la parole :
— Les Aes Sedai, tu ne devrais pas les traiter comme ça.
— Les Aes Sedai ? répéta Semirhage, caustique. N’avez-vous pas honte d’utiliser ces deux mots pour vous décrire ? Comme un chiot qui se prendrait pour un loup…
— Nous ne savons peut-être pas tout, je l’admets, pourtant…
— Vous ne savez rien ! Des enfants qui s’amusent avec les jouets de leurs parents.
Cadsuane tapota sa tasse du bout d’un index. Pas pour la première fois, elle était frappée par d’évidentes ressemblances entre la Rejetée et elle. Et comme toujours, cette constatation la troublait.
Du coin de l’œil, elle vit dans l’escalier une servante à la taille de guêpe approcher avec une assiette fumante de haricots et de radis. Le déjeuner de la prisonnière… Il était déjà si tard ? Trois heures d’interrogatoire, et tout ça pour tourner en rond ?
D’un geste, Cadsuane indiqua à la servante qu’elle pouvait entrer.
Quelques instants plus tard, un bruit sourd indiqua que le plateau venait de s’écraser sur le sol. Alarmée, Cadsuane se leva, s’unit au saidar et bondit vers la porte.
La voix de Semirhage la dissuada d’entrer.
— Pas question que j’avale ça, lâcha la Rejetée, toujours très calme. J’en ai assez de ta bouillie infâme ! Débrouille-toi pour m’apporter un repas convenable.
— Si nous le faisons, dit Sarene, saisissant l’occasion au vol, répondras-tu à nos questions ?
— Peut-être… On verra de quelle humeur je serai…
Dans le silence qui suivit, Cadsuane regarda les autres sœurs présentes dans le couloir. Comme elle, toutes s’étaient levées en entendant le bruit.
La légende leur fit signe de se rasseoir.
— Va lui chercher autre chose, dit Sarene à la servante. Et envoie quelqu’un qui nettoiera ce gâchis.
La servante sortit et referma derrière elle.
— La question suivante, reprit Sarene, décidera de ce que tu pourras manger ou non.
Malgré la fermeté de son ton, Cadsuane ne rata pas une certaine précipitation dans le débit de la sœur. La chute du plateau l’avait déstabilisée.
Toutes les sœurs étaient sur les nerfs face à la Rejetée. Sans faire montre de révérence, elles la traitaient avec ce qui s’apparentait à du respect. Comment aurait-il pu en être autrement ? Cette femme aussi était une légende. En présence d’une telle créature – une des plus diaboliques qui eussent arpenté le monde –, on ne pouvait pas ne pas être en partie subjuguée…
En partie subjuguée…
— Voilà notre erreur ! murmura Cadsuane.
Clignant des yeux, elle ouvrit la porte et entra dans la salle.
Semirhage était debout au milieu. Des flux d’Air la saucissonnaient, sûrement tissés au moment où elle avait laissé tomber son plateau. À ses pieds, le jus des haricots s’infiltrait entre les planches disjointes du parquet.
Simple remise à l’origine, la pièce sans fenêtres avait été reconvertie en « cellule » pour accueillir et retenir la Rejetée.
Son beau visage encadré de nattes piquées de perles, Sarene, assise dans un fauteuil face à la captive, sursauta à cause de l’intrusion de Cadsuane. Dans un coin, Vitalien, son Champion aux épaules carrées, affichait son air maussade habituel.
Sa tête n’étant pas immobilisée, Semirhage tourna les yeux vers Cadsuane.
Une fois entrée, la légende ne pouvait plus se dérober. Qu’elle le veuille ou non, elle allait devoir affronter la Rejetée. Par bonheur, ce qu’elle mijotait n’exigeait pas beaucoup de subtilité. En fait, tout se résumait à une seule question. Si elle avait voulu se briser, comment s’y serait-elle prise ?
Le problème ainsi posé, la solution devenait enfantine.
— Je vois, fit Cadsuane d’un ton presque nonchalant. Cette sale gosse refuse encore de manger. Sarene, dissipe tes tissages.
Semirhage fronça les sourcils puis ouvrit la bouche pour lâcher un de ses sarcasmes, mais Cadsuane la saisit par les cheveux et, d’un croc-en-jambe, la fit basculer sur le sol.
Pour obtenir ce résultat, elle aurait pu utiliser le Pouvoir, mais son instinct lui avait soufflé de recourir à une méthode plus directe. Même si elle doutait d’en avoir besoin, elle prépara quelques tissages…
Bien que grande, la Rejetée était d’une constitution plutôt frêle. Cadsuane, elle, avait des muscles. De plus, Semirhage semblait troublée qu’on la traite si cavalièrement.
Un genou entre les omoplates de la prisonnière, Cadsuane la força à plonger le nez dans la nourriture étalée sur le sol.
— Mange ! ordonna-t-elle. Je déteste qu’on gaspille les bonnes choses. Surtout par des temps si difficiles.
Semirhage éructa quelques phrases. Sans comprendre un traître mot, Cadsuane supposa que c’étaient des injures ou des malédictions trop anciennes pour qu’elle les connaisse.
La Rejetée ne tarda pas à se taire et à cesser de gigoter. Une attitude que la légende aurait aussi adoptée, pour ne pas salir son image. Même en captivité, Semirhage gardait un certain pouvoir parce qu’elle inspirait de la peur et du respect à ses geôlières. En d’autres termes, elle les subjuguait. En bien, Cadsuane allait changer ça !
— Ton siège, je te prie, dit-elle à Sarene.
La sœur blanche se leva, l’air… choquée. Dans les limites fixées par al’Thor, ses collègues et elle avaient recouru à toutes les mesures coercitives possibles, mais sans jamais mépriser la prisonnière. Car enfin, c’était une femme avec qui il fallait compter et une ennemie redoutable.
Une façon de faire qui flattait l’ego de la Rejetée.
— Alors, tu bouffes, oui ou non ?
— Je te tuerai, lâcha Semirhage, toujours très calme. Avant toutes les autres. Je veux qu’elles t’entendent crier.
— Je vois… Sarene, va dire aux sœurs qui sont dehors de nous rejoindre. Au bout du couloir, j’ai vu des serviteurs faire le ménage dans une chambre. Invite-les à se joindre à nous.
Sarene acquiesça et sortit en trombe.
Une fois assise, Cadsuane tissa quelques flux d’Air et força Semirhage à se relever.
Passant la tête par la porte, Elza et Erian balayèrent la pièce du regard. Puis elles entrèrent, suivies par Sarene. Quelques instants plus tard, Daigian arriva avec cinq serviteurs. Trois jolies Domani en tablier blanc, un valet et un grand type efflanqué aux doigts tachés de marron à force de passer du vernis sur les meubles.
Un public parfait.
Dès que tout le monde fut là, Cadsuane utilisa ses flux d’Air pour forcer Semirhage à se plier en deux sur ses genoux. Puis elle lui flanqua une fessée.
Au début, la Rejetée resta digne. Très vite, elle jura comme un charretier. Enfin, elle se répandit en menaces.
Cadsuane continua alors que ses mains commençaient à lui faire mal. Bientôt, les imprécations de sa victime devinrent des cris d’outrage et de douleur.
La servante à la taille de guêpe revint avec un plateau, ajoutant à l’humiliation de Semirhage.
— Maintenant, dit Cadsuane entre deux cris de la Rejetée, tu veux bien manger ?
— Je trouverai tous les gens que tu aimes, et je les forcerai à se dévorer les uns les autres devant tes yeux. Je…
Cadsuane recommença à frapper. Dans la petite pièce, les spectateurs suivaient la scène en silence. Soudain, Semirhage se mit à pleurer – pas de douleur, mais de honte.
C’était la clé ! Semirhage ne redoutait pas la souffrance et elle se contrefichait de la persuasion. Mais détruire son image, comment imaginer une pire punition ?
Dans la même situation, la remarque aurait valu pour Cadsuane.
Après quelques minutes, elle cessa de frapper et dissipa les tissages qui immobilisaient Semirhage.
— Alors, tu manges ?
— Je…
Cadsuane leva une main.
Semirhage se jeta à plat ventre et entreprit de « laper » les carottes et les haricots.
— C’est une simple femme, dit Cadsuane à son public. Quelqu’un comme vous et moi. Elle détient des secrets, mais n’importe quel jeune garçon peut en avoir aussi et refuser de les révéler. N’oubliez jamais ça.
Cadsuane se leva et se dirigea vers la porte. Au passage, elle s’arrêta près de Sarene, qui regardait le spectacle avec des yeux ronds.
— Je ne saurais trop te conseiller d’avoir une brosse à cheveux sur toi. Tu auras moins mal aux mains.
— Compris, Cadsuane Sedai.
Et maintenant, pensa la légende en sortant, il est temps de m’occuper d’al’Thor !
— Seigneur, dit Grady en passant une main sur son front parcheminé, j’ai peur que tu ne comprennes pas.
— Dans ce cas, explique-moi ! s’agaça Perrin.
Au sommet d’une colline, il observait la masse compacte des réfugiés et des soldats qui montaient le camp. Un ensemble délirant de tentes de toutes les formes et de toutes les couleurs – l’exact reflet des âmes dont le jeune homme avait la responsabilité.
Les Shaido, comme il avait espéré, ne s’étaient pas lancés dans une infernale poursuite. Après le départ de Perrin et de ses « troupes », ils avaient investi la ville, selon les éclaireurs.
Une bonne nouvelle, ça. Quoi qu’il arrive, Perrin aurait un répit pour reposer ses gens, continuer à s’éloigner et, si possible, recourir à des portails pour évacuer la plus grande partie des réfugiés.
Un sacré morceau à avaler, cela dit. Des milliers et des milliers de personnes – un cauchemar à gérer et à organiser. Ces derniers jours, le jeune seigneur avait eu droit à un incessant défilé de plaignants, de mécontents, d’indignés et de râleurs. Sans oublier les multiples documents à faire établir puis à signer. Où Balwer dénichait-il tant de feuilles ?
Bizarrement, la paperasserie rassurait les gens, tout contents de repartir avec un jugement dûment écrit et officialisé. Selon Balwer, Perrin avait urgemment besoin d’un sceau.
Toute cette activité avait distrait Perrin, qui ne s’en plaignait pas. Mais il ne pourrait pas garder la tête dans le sable beaucoup plus longtemps. Qu’il fasse l’autruche ou non, Rand le poussait à marcher vers le nord. Car il devait être présent lors de l’Ultime Bataille. Rien d’autre ne comptait.
Certes, mais sa tendance à se concentrer sur un seul objectif – en ignorant tout le reste – lui avait valu bien des ennuis lors de sa quête de Faile. Désormais, il allait devoir trouver un équilibre. Par exemple, en décidant s’il voulait ou non commander ces soldats, dans la vallée. Et en faisant la paix avec le loup qui vivait en lui – un fauve qui se déchaînait lorsqu’il déboulait sur un champ de bataille.
Avant tout ça, il devait ramener les réfugiés chez eux. Et ce n’était pas un jeu d’enfant.
— Tu as eu le temps de te reposer, Grady.
— La fatigue est loin d’être la seule difficulté, seigneur. Même si, pour être franc, je me sens capable de dormir une semaine d’affilée.
Grady semblait vraiment épuisé. Avec son visage de fermier et le caractère qui allait avec, ce type était pourtant un roc. À l’inverse de bien des nobles que connaissait Perrin, il ne reculait devant rien pour faire son devoir. Mais comme tout un chacun, il avait ses limites. Qu’éprouvait un homme contraint de canaliser autant ?
Des poches sous les yeux, Grady était blafard, alors qu’il avait à l’origine le teint hâlé. Et malgré son âge pas du tout canonique, ses cheveux grisonnaient.
Je l’ai poussé trop loin… Même chose pour Neald.
Un autre effet d’un caractère obsessionnel, comme Perrin commençait à s’en apercevoir. Il fallait ajouter ce qu’il avait fait à Aram, et la façon dont il avait laissé ses hommes sans chef…
Je dois rectifier ça. Trouver un moyen de jongler avec tout en même temps…
S’il n’y parvenait pas, il risquait de ne pas survivre jusqu’à l’Ultime Bataille.
— Le problème, il est dans la vallée, seigneur…
Grady balaya le camp du regard. Chaque faction – les lanciers de Mayene, les hommes d’Alliandre, les gars de Deux-Rivières, les Aiels et les réfugiés d’une kyrielle de villes – campait dans son coin.
— Il y a au moins cent mille personnes à ramener chez elles. Cela dit, certaines refuseront, parce qu’elles se sentent plus en sécurité avec toi.
— Ces gens doivent se ressaisir. Leur place est auprès de leur famille.
— Et ceux dont le foyer est dans un pays dominé par les Seanchaniens ? Avant l’invasion, tous auraient été ravis de retourner chez eux… Mais à présent… Eh bien, ils préfèrent rester là où il y a de quoi manger et quelqu’un pour les protéger.
— On peut au moins faire Voyager ceux qui veulent partir. Sans eux, nous avancerons plus vite.
Grady secoua la tête.
— C’est le problème, seigneur. Balwer, ton secrétaire, a fait le compte. Je ne peux pas ouvrir un portail assez grand pour que plus de deux hommes le franchissent de front. S’il faut une seconde par passage… Eh bien, le transfert prendra des heures et des heures. Balwer ne m’a pas précisé le chiffre, mais il parle de plusieurs jours – en précisant que ses estimations sont sans doute trop optimistes. Dans mon état, je peux maintenir un portail ouvert pendant une heure – et encore.
Perrin serra les dents. Il demanderait les chiffres à Balwer, mais quelque chose lui disait qu’ils étaient justes.
— On continue à avancer vers le nord, dans ce cas. Chaque jour, Neald et toi vous ouvrirez des portails pour renvoyer chez eux une partie des gens. Mais ne vous videz pas de vos forces.
Les yeux enfoncés dans leurs orbites, Grady acquiesça.
Au fond, il vaudrait peut-être mieux attendre quelques jours avant de lancer le processus.
Dès que Perrin lui eut fait signe qu’il pouvait se retirer, Grady s’en retourna vers le camp. Son seigneur resta où il était, observant les préparatifs du dîner. Les chariots des cuisiniers étaient rangés au milieu du camp, avec des provisions qui seraient épuisées avant que la colonne ait atteint Andor. Ou fallait-il plutôt se diriger vers le Cairhien ? C’était là que Perrin avait vu Rand pour la dernière fois. Cela dit, selon ses dernières visions, son vieil ami semblait n’être dans aucun de ces deux pays.
Et la reine d’Andor risquait de ne pas l’accueillir à bras ouverts après toutes les rumeurs à son sujet et sur l’étendard à l’Aigle Rouge.
Perrin préféra garder ce problème pour plus tard. Dans le camp, chaque « faction » envoyait des émissaires chercher la ration du soir. Pour la nourriture, chaque groupe était autonome, Perrin supervisant seulement la répartition des équipements. Dans le lointain, il distingua Bavin Rockshaw, son intendant en chef cairhienien, debout derrière un chariot et occupé à négocier avec les fameux représentants.
Satisfait de son inspection, le jeune seigneur redescendit dans le camp. Traversant le secteur des Cairhieniens, il gagna celui des gars de Deux-Rivières, où se trouvait sa tente.
Désormais, il s’était fait à ses sens surdéveloppés, tous liés à l’apparition de ses yeux jaunes. Parmi ses anciens compagnons, plus personne ne semblait les remarquer, mais ça changeait du tout au tout avec les nouvelles connaissances. En le voyant, beaucoup de réfugiés du Cairhien – par exemple – cessaient de monter les tentes pour le regarder passer en murmurant : « Yeux-Jaunes… »
Perrin ne se formalisait pas du sobriquet. Le nom de sa famille, c’était « Aybara », et il se rengorgeait de le porter. D’autant qu’il était un des rares survivants en mesure de le transmettre. Les Trollocs avaient fait en sorte qu’il en soit ainsi.
Quand il jeta un coup d’œil appuyé à un groupe de réfugiés, ceux-ci se remirent promptement au travail. Un peu plus loin, il croisa deux gars de chez lui – Tod al’Car et Jori Congar – qui le saluèrent en se tapant du poing sur le cœur. Pour eux, Perrin Yeux-Jaunes n’était pas un objet d’appréhension mais un type digne de respect. Cela dit, ils faisaient encore des gorges chaudes de la nuit qu’il avait passée sous la tente de Berelain.
Depuis, Perrin tentait en vain d’échapper aux ombres de ce non-événement. Après la victoire sur les Shaido, ses hommes s’étaient laissé emporter par l’enthousiasme. Mais dans un passé récent, il avait eu le sentiment de ne plus être le bienvenu parmi eux. Et ça recommencerait.
Pour l’heure, cependant, ces deux-là semblaient avoir laissé de côté leur mécontentement. Mieux encore, ils saluèrent leur chef.
Le saluer, lui ? Avaient-ils oublié que Perrin était l’un des leurs ? Qu’il avait grandi avec eux ? Le temps où Jori se moquait de sa lenteur d’élocution était-il si loin que ça ? Et l’époque où ce même Jori passait à la forge pour se vanter d’avoir volé un baiser à une nouvelle fille ?
Perrin se contenta d’un salut de la tête. À quoi bon remuer le passé, alors que la fidélité de tous ces gars à « Perrin Yeux-Jaunes » l’avait grandement aidé à sauver Faile ?
Quand il les eut dépassés, les oreilles hyperpuissantes de Perrin lui permirent d’entendre ce que disaient les deux gars. Des anecdotes au sujet de la bataille… Avec la liste de leurs exploits.
L’un des deux empestait encore le sang. Normal, car il n’avait pas encore nettoyé ses bottes. Sans doute parce qu’il n’avait pas remarqué qu’elles étaient tachées de sang.
Parfois, Perrin se demandait si ses sens étaient vraiment supérieurs à ceux des autres. En fait, il prenait le temps de bien examiner des choses que les gens ignoraient. Mais comment pouvaient-ils ne pas sentir cette odeur de sang, justement ?
L’air des montagnes, du côté nord, embaumait comme celui de la maison. Pourtant, ils étaient à des lieues de Deux-Rivières.
Si les autres hommes avaient pris le temps de fermer les yeux et de se concentrer, n’auraient-ils pas pu sentir la même chose que lui ? Et s’ils levaient les paupières et regardaient pour de bon le monde, n’auraient-ils pas des yeux aussi perçants que les siens ?
Non, il délirait. Ses sens étaient bien meilleurs, parce que s’être rapproché des loups l’avait changé à jamais.
Ces derniers temps, il n’avait pas beaucoup pensé à ses frères de chasse. Trop occupé par Faile pour ça. Mais il apprenait peu à peu à être moins susceptible au sujet de ses yeux. Ils faisaient partie de lui, alors, pourquoi perdre son temps à se plaindre ?
Pourtant, cette fureur qu’il éprouvait au combat… Une totale perte de contrôle qui l’inquiétait de plus en plus. La première fois qu’il avait ressenti ça, c’était une certaine nuit, très ancienne, où il avait affronté des Capes Blanches.
Un moment, il avait été incapable de dire s’il était un homme ou un loup.
Et voilà qu’une nuit, pendant une visite dans le Rêve des loups, il avait essayé de tuer Sauteur. Dans ce songe-là, toute mort était définitive. Mais à cette occasion, Perrin avait failli se perdre dans le Rêve.
Hanté par ses vieilles peurs réveillées après qu’il les eut pendant si longtemps repoussées… Les angoisses d’un homme, mais qui se comportait comme un loup en cage…
En approchant de sa tente, le jeune seigneur prit enfin plusieurs décisions. Acharné à retrouver Faile, il avait négligé le monde du Rêve et fui toutes ses responsabilités. En clamant que rien d’autre n’importait, mais la vérité était beaucoup plus complexe. Bien sûr, s’il s’était focalisé sur Faile, c’était par amour. Mais en plus, ça l’avait bien arrangé. Ainsi, pas besoin de réfléchir à son malaise à l’idée de commander, ni de s’interroger sur la trêve fragile qu’avaient signée en lui l’être humain et le loup.
Aujourd’hui, il avait sauvé Faile, mais tant de choses clochaient encore. Sans nul doute, les réponses se trouvaient dans ses rêves.
Il était temps d’y retourner.