Deuxième partie. La pensionnaire

New York

21

Quand le service du repas fut terminé, les hôtesses distribuèrent des couvertures légères à qui en désirait. Milady en avait déjà réclamé une car elle était frileuse en avion. Elle exigea de surcroît un bandeau, les lumières, bien que considérablement réduites, l’empêchant de dormir. Elle abaissa son siège au maximum, ce qui fit grommeler le passager placé derrière elle, puis elle s’empara de la main de Lambert et la pressa très fort dans ses serres d’oiseau.

— Je suis bien, fit-elle, comme elle lui avait déclaré aux arènes.

Avec le bandeau brun, elle ressemblait à quelque créature pour film d’épouvante.

Elle ajouta :

— Sois ma force !

Au bout d’un instant, sa respiration se fit régulière et il crut qu’elle dormait déjà.

« Je n’ai pas sommeil, Seigneur ; je veux savourer en toute plénitude le bonheur de voyager seule avec mon tendre amour. Vous m’épatez à force de trop de bontés infinies, Seigneur. Voilà que nous étions en grand danger à cause de cette chierie de bordel à cul de diadème de mes pauvres fesses déglinguées et Vous nous avez sauvés. Cette épave de Pompilius m’était devenue insupportable, et Vous l’avez rappelée à Vous en exprès ! Ma joie, quand j’ai aperçu cette vieille andouille en train de pendre lamentablement au plafond ! Il ne lui manquait plus que ça ! Un diplomate, choisir ce suicide de valet de ferme ; c’est à se claquer les cuisses ! Sur l’instant, je n’ai pas osé y croire. Je me suis dit : « Il nous fait une farce ! » Mais Vous avez vu ? Raide ! Des heures qu’il était mort, le brave gâteux. Je me figurais que tous les pendus bandaient, Seigneur ! Subrepticement, j’ai palpé sa braguette. Molle ! Il n’y avait plus que cela de flasque dans sa personne. Ne doivent triquer que les pendus qui en avaient l’habitude de leur vivant. Ce qui m’a le plus surprise, c’est son air con, à Pompilius. C’était cependant un garçon intelligent. D’un esprit classique, certes, mais enfin il pouvait comprendre beaucoup de choses. Sa mort est tombée à pic pour l’affaire Mouley Driz. Voilà un suicide opportun. En se supprimant, il semble s’avouer coupable. Conclusion, Marbella ne m’est pas fermé et, notre coup de New York accompli, nous pourrons y retourner sans arrière-pensée. Je bazarderai l’appartement de Paris où je vais de moins en moins. Par contre, je conserverai la propriété de Suisse. Je suis domiciliée dans ce merveilleux pays et je tiens à conserver mon statut de résidente. Seigneur, je vais profiter de ce long temps mort du voyage pour prier. Jusqu’ici, avec ces tracasseries policières, ces funérailles, auxquelles je me suis bien gardée d’assister, mon âme était indisponible. Le peu de famille restant à Pompilius se trouvant en Roumanie, je n’ai pas eu à subir d’hypocrites visites. On leur serre la vis, là-bas et c’est bien fait pour leurs culs. Bon, qu’aimeriez-Vous que je Vous récite, Seigneur ? Le classique Notre Père ? Un peu bateau, non ? Le catholique n’a que cette prière-là à la bouche ! Il décide d’élever son âme ? Poum : Notre Père ! Ce qu’on pouvait se marrer avec les copains du catéchisme ; Vous ne nous en voulez plus, j’espère ? Il y a prescription, depuis le temps. C’était au garnement qui balancerait le calembour le plus gland : notre père qui êtes soucieux ; notre père qui êtes odieux, notre père qui êtes au pieu ! On est bête à cet âge, on ne se rend pas compte de la portée. Le blasphème n’a pas d’importance. Dans le fond, c’est cela l’innocence, non ? Ou je me goure ? Bon, je m’écarte du sujet, Seigneur. Lorsque nous sommes en intimité, ma pensée s’étale. Je me sens si bien avec Vous, presque aussi bien qu’avec Lambert ; sauf que lui, j’ai toujours envie de lui lécher la bite. C’est bien une idée fixe, hein ? Dites, ça fait une paie que je ne Vous ai pas balancé un « Je crois en Dieu » ? C’est coton ; je ne sais pas si je vais m’en souvenir. Notez que je ne pense pas que Vous préfériez les oraisons récitées au rasoir, comme un poème, aux véritables prières qui sont improvisées et résultent d’un élan spirituel. Les litanies (du docteur Gustin, ajoutions-nous, diablotins que nous étions) Vous cassent les noix, Seigneur, presque autant qu’à nous. Mais nous devons faire pénitence. Vous parler est un bonheur, prier un pensum. N’importe, ouvrez Vos oreilles : « Je crois en Dieu, le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre et en son fils unique, Notre Seigneur, qui a été conçu par le Saint Esprit, est né de la Vierge Marie… » Jusque-là ça boume, mais c’est après que je me mélange les pinceaux. Attendez : il est question de Ponce Pilate, hein ? »

Elle s’endormit.

Lambert récupéra sa main qu’elle pressait, sans la réveiller. Il alluma le projecteur propre à son siège, dont le discret faisceau éclairait sa lecture sans importuner sa voisine. Le gros murmure continu des réacteurs devenait obsédant lorsqu’on lui prêtait l’oreille. Il avait acheté un roman policier à l’aéroport de Malaga dont la librairie était pauvre en ouvrages français, mais le polar ne l’intéressait pas. Ce voyage à New York l’épouvantait et il était rongé par un sale pressentiment. Le suicide de Pompilius l’avait traumatisé. Il se sentait désormais en charge de Milady. Lambert comprenait que le disparu, avec ses façons protocolaires, sa dégaine de vieux marcheur et ses paroles toujours mesurées, constituait la seconde béquille de Lady M. La satisfaction que causait à cette dernière la mort tragique du Roumain l’effrayait. Les années et les aventures que les deux vieux avaient vécues ensemble ne pouvaient s’achever sur cette joie sinistre de Milady. Certes, la présence de Lambert seule comptait pour elle dorénavant, mais pouvait-elle justifier un tel cynisme tranquille ? Il coula son livre dans le vide-poches et se tourna vers la dormeuse.

« Un monstre ! Je regarde le sommeil d’un monstre. Même dans cette provisoire inconscience, vous devez continuer de fomenter des coups tordus, Milady ! Qu’allez-vous tenter à New York ? Votre ultime opération, dites-vous ? Je ne sais rien d’elle. Serez-vous capable d’affronter des professionnels du crime ? Vous êtes si vieille, si fragile, si démunie malgré vos richesses ! »

Sur une carte lumineuse, un appareil de projection, incorporé dans le plafond, permettait de suivre le cheminement de l’avion. Celui-ci empruntait une route assez directe ; il venait de survoler les Açores et piquait à travers l’Atlantique. Lambert imagina ce qui se passerait si une avarie se manifestait dans l’appareil. L’énorme vaisseau filait imperturbablement, souverain. Il suffirait d’un bruit alarmant pour que soit mise en cause sa majestueuse sécurité.

Comme pour répondre à ses craintes, la voix du commandant de bord retentit. Il demandait aux passagers de rester attachés pour traverser une zone de turbulences imminente. Lambert fixa la ceinture de Milady, ce faisant, il la réveilla. Elle arracha son bandeau brun, prit son sac à main et recoiffa ses maigres cheveux platinés ; puis elle rechargea son maquillage tapageur.

L’avion s’agita, assez faiblement au début, mais ses soubresauts devinrent de plus en plus forts. Ils atteignirent bientôt à un tel paroxysme que l’appareil exécutait des plongées qui arrachaient des cris aux passagers. Lambert reprit la main de Milady, laquelle semblait s’amuser.

— C’est la foire du Trône, plaisanta-t-elle ; tu n’aimes pas le grand huit ?

Elle ajouta, baissant la voix :

— Tu as peur ?

— Je crains, éluda Lambert, les dents crispées.

Il ajouta :

— Vous croyez qu’Espartaco n’aurait pas peur ?

Il se remit à songer au retour de la corrida de Puerto Banus, revivant l’instant où il avait enfoncé la porte de Pompilius et heurté son cadavre raide. Il continuait de percevoir l’atroce contact dans tout son être. Le vieux était mort de jalousie, à cause de lui. Cela faisait deux hommes qu’il tuait au cours d’une même semaine : le type à la grosse mâchoire et Pompilius. Pour le premier il s’était agi de légitime défense, quant au second…

— Ne pense pas toujours à lui ! chuchota Milady à son oreille.

Sa clairvoyance le sidéra :

— A qui ? fit Lambert.

— Au vieux, naturellement. Je sens qu’il t’obsède, mon amour. Tu te culpabilises ; il ne faut pas. Chacun sa vie. Lui, il a cru bon de tirer un trait sur la sienne, c’était son problème, petit d’homme. L’existence, c’est des gens que le destin réunit. Des gens, des gens, encore des gens. Pendant un temps tout se passe bien, et puis leurs relations se grippent et ça casse d’une manière ou d’une autre ; inévitablement. Ça casse ! Parfois, ils font semblant de rien et continuent de vivre ensemble ; dans ce cas, c’est encore plus grave. Les lézardes qu’on dissimule aux autres et qu’on se cache à soi-même sont plus difficiles à charrier que des cancers. Pompilius en a eu marre. Il a essayé de s’en aller dans un premier temps, mais il s’est aperçu que ça n’était pas la bonne solution ; il a sauté alors sur le premier prétexte pour revenir. Malgré tout il était de trop, définitivement. Que fais-tu quand tu ne peux plus demeurer sur place, ni t’en aller ? Tu te tues ! Peut-être te tueras-tu un jour, mon bébé.

L’avion retrouvait son calme et cessa de gigoter.

— Vous m’expliquez, pour New York ? demanda Lambert. Nous y serons dans quelques heures et j’aimerais bien savoir ce qui nous y attend.

— Pas le moment !

— C’est jamais le moment ! protesta le jeune homme.

— Quand nous serons à pied d’œuvre, ça le sera ! De quoi aimerais-tu que je te parle en dehors de cela ?

— De vous, fit Lambert. Je n’en connais pas grand-chose. Lorsque vous évoquez le passé, c’est toujours de façon anecdotique : une aventure amoureuse avec un homme, une opération d’arnaque bien juteuse, un grave danger surmonté, des pays parcourus, vous me projetez des diapos, mais c’est le film que j’aimerais voir.

Elle porta la main de Lambert à sa bouche et la lécha, la marquant d’une traînée rouge.

— Si je t’intéresse, c’est que tu m’aimes, alors ?

— Vous le savez bien. Tenez, votre enfance, Milady. Vous ne m’en avez jamais dit un mot. Pas la moindre évocation, rien. J’ignore où vous êtes née et qui furent vos parents.

— C’est si loin…

— Mais non. Bien que je sois jeune, je sais déjà que notre enfance ne s’éloigne jamais de nous. Il paraît même qu’elle se fait de plus en plus présente et insistante au fur et à mesure qu’on prend de l’âge.

— Hum, méfie-toi des on-dit. Bon : mon enfance. Tu l’imagines comment ?

— Je ne l’imagine pas, assura Lambert, c’est pour cela que je vous demande de me la raconter.

— D’accord. Sache que mon père était notaire dans une petite ville de la Drôme, pas loin du Rhône. Quel fleuve ! Tu l’aurais vu avant qu’ils ne le bricolent pour le rendre navigable à grand renforts de digues et d’écluses. Un fauve ! Quand il était en crue, je passais des journées à le regarder charrier des arbres, des vaches mortes et des noyés. J’ai fait ma secondaire à Valence qui est une ville agréable. J’étais l’unique fille d’une portée de cinq enfants. J’aurais dû être la chouchou de mes parents ; au contraire, ils me considéraient comme une intruse, tant ils étaient fiers de leurs petits mâles à la gomme. Il faut dire que c’était des tronches, mes frangins. Pour eux, les études furent une simple formalité. Deux ont été tués à la guerre de Quatorze : les aînés. L’un des deux autres a repris l’étude de papa, le quatrième a fait sa médecine et il est devenu une sommité de l’hôpital Grange Blanche de Lyon ; cela dit ils sont morts aussi. Tu suis, petit d’homme ? Es-tu certain que ça t’intéresse ? Rien de plus chiant qu’une famille, mon amour fou ! Partout c’est le même microcosme. Des mâles, des femelles, des vieux, des jeunes, des morts, des vivants, des gentils, des méchants, des génies, des demeurés !

— Et vous, dans tout cela, Milady ?

— Moi, dans tout cela ? Le cul, mon fils ! Le cul, le cul, le cul et encore le cul ! A quatorze ans je me faisais sauter par un ami de papa, un architecte très sérieux, père de huit enfants. Il construisait un cinéma. Un dimanche, je lui ai demandé qu’il me fasse visiter le chantier. Un cinéma ! A l’époque, tu parles d’un événement ! Un des frères Lumière, je ne me rappelle plus si c’était Auguste ou Louis, est venu l’inaugurer. Donc, l’ami architecte m’a fait les honneurs du Caméo. On ne l’avait pas encore peint et il n’y avait pas de fauteuils. Ce copain de mon père, quel âge pouvait-il avoir à l’époque ? Quarante et des poussières. Une assez belle gueule. Il portait la barbe et ressemblait à Jules Grévy. Ne ratait pas une messe, non plus que les vêpres ; c’est d’ailleurs en en sortant que je m’étais risquée à lui demander cette visite accompagnée de son ciné. Je l’ai violé dans la cabine de projection. Il me montrait les trous par lesquels passerait le projecteur. Notre promiscuité le mettait mal à l’aise. Il parlait, dos à moi, sa voix flageolait un peu. Alors, sais-tu ce que j’ai fait ? J’ai posé ma petite culotte bateau ! Tu n’as pas connu ça. toi, les culottes bateau ? Un rêve ! La culotte de la petite fille honnête. Puis j’ai retroussé ma jupe et, les jambes écartées, voilà que je me suis caressée comme une folle. Le barbu s’est retourné. C’est idiot, impossible de me rappeler son nom ! Si tu avais vu son expression stupéfaite ! Il balbutiait « Gabrielle ! Oh ! Gabrielle ! »

— Parce que vous vous prénommez Gabrielle ? interrompit Lambert.

— Oui, pas très ronflant, n’est-ce pas ?

— Les prénoms deviennent ce qu’on en fait.

— C’est vrai, tu parles toujours avec sagesse, pour un gosse.

— Sans doute parce que je ne suis plus un gosse, Milady.

Sur la carte de l’Atlantique, le petit avion en silhouette surgissait sporadiquement, puis disparaissait une seconde pour réapparaître, traînant un peu plus loin le pointillé de sa trajectoire.

— Et alors, Milady, ce viol de l’architecte ?

— Berluret ! s’exclama Lady M. Il s’appelait Stephan Berluret !

Elle paraissait très contente d’avoir retrouvé le nom.

— Pendant un instant, j’ai eu peur qu’il soit vraiment vertueux et me reconduise à la maison pour faire part à mes parents de mes instincts dépravés. Alors j’ai levé une jambe, tu sais, comme dans la cassette porno japonaise où une fille s’offre ainsi ? Il n’a pu résister à la tentation de ma petite chatte. Il s’est avancé sur moi, hagard, en bredouillant : « Oh non ! ma petite Gabrielle, ce n’est pas sérieux ! » Ensuite, il s’est mis à me presser, à me tripoter. Il larmoyait. Il s’écriait « Oh ! Seigneur ! » C’était moi, la novice intégrale, qui le guidais. Il m’a prise à la n’importe comment, contre une grosse planche inclinée qui se trouvait là. Je ne ressentais aucun plaisir, sinon celui de pervertir ce prude père de famille. Quand ç’a été fini, je lui ai demandé son mouchoir pour m’essuyer. Le mois suivant, je suis allée le voir à son atelier d’architecture pour lui raconter que je devais être enceinte. J’ai cru qu’il allait dégueuler sur ses calques. Je lui ai dit qu’une copine à la page connaissait une faiseuse d’anges, mais qu’il fallait de l’argent ; s’il ne m’en donnait pas, je devrais tout raconter à mes parents… Il m’a donné ce que j’ai voulu et je me suis acheté une bicyclette.

Elle éclata de rire.

— Vous avez été douée très jeune, Milady.

— Quand on est doué, c’est de naissance, mon petit d’homme.

La carte géographique disparut et le personnel de bord diffusa un film américain sous-titré en espagnol. Il s’agissait d’une comédie avec Eddy Murphy. Lady M. interrompit là ses confidences. Elle chaussa ses lunettes pour regarder le film, puis se réempara de la main de Lambert et l’enfouit dans le creux de sa jupe, entre ses jambes.

Lambert qui comprenait mal l’anglais-américain et pas du tout l’espagnol se prit à somnoler. C’est sur la fin du film qu’elle le secoua :

— As-tu pris les clés ? lui demanda-t-elle.

Il se mit sur son séant et la regarda sans comprendre.

— Que dites-vous, Milady ?

— Je te demande si tu as pris les clés avant de partir au cinéma.

La stupeur de Lambert s’accrût.

— Mais quelles clés, Milady ?

— Celles de l’appartement !

Une pointe d’agacement perçait dans la réponse de la vieille femme.

— De quel appartement parlez-vous ?

Elle fulmina :

— Ecoute, Marco, tu me fais marcher et je déteste ça !

Le film s’achevait. L’écran redevint blanc, mais les gens du bord s’abstinrent de remettre la carte de l’Atlan tique, signifiant ainsi aux passagers qu’il convenait de dormir.

— Milady ! Mais que vous arrive-t-il ? Je ne suis pas Marco, mais Lambert. Nous ne sommes pas au cinéma mais dans un Boeing 727 et il n’existe pas d’appartement dont je serais susceptible d’avoir les clés !

Tout en parlant, il actionnait les deux projecteurs de siège : le sien et celui de Milady, offrant à sa compagne sa figure éclairée.

Elle eut un léger tressaillement et sourit.

— Je te demande pardon, petit d’homme : je devais rêver. Rêver sans dormir, comme il arrive parfois, tu sais ?

Il acquiesça, mais l’incident le troublait. Il était convaincu que, durant un laps de temps assez bref, Milady avait eu un passage à vide ; comme une saute du cerveau. Il se dit que, malgré ses airs bravaches, le suicide de Pompilius devait la perturber, du moins de façon subconsciente, et qu’elle s’était mise à dérailler.

— Comment vous sentez-vous, Milady ?

— On ne peut mieux. Je traverse l’océan en te tenant par la main, mon bel archange, que pourrais-je souhaiter de plus beau ?

Il aurait aimé la questionner à propos de l’incident, pour savoir par exemple qui était ce Marco à qui elle croyait parler. A quelle époque de sa vie se situait-il ? Et à quel appartement faisait-elle allusion ?

Mais il refréna sa curiosité, se disant que ce ne serait pas bon pour le mental de la vieille.

— Nous devrions essayer de dormir, dit-il ; c’est indispensable pour être en forme demain.

Milady approuva et se blottit contre son épaule. Au bout d’un moment, elle déclara que l’accoudoir de séparation la gênait et que s’il l’ôtait, car la chose était amovible, elle pourrait poser sa tête sur les genoux de Lambert. Il décrocha donc l’accoudoir et elle put s’étendre en équerre ; elle mit sa joue contre le sexe ramassé du jeune homme.


« C’est comme un petit animal assoupi, Seigneur. Si je n’avais pas peur de saloper son futal en le souillant de mon rouge à lèvres, je lui mordillerais la queue à travers l’étoffe. Mais déjà, ma joue, c’est bien. Ce garçon est un formidable don de Votre ciel majestueux, Seigneur. Trouver un être aussi jeune, aussi beau et qui me soit soumis pareillement ! Voilà bien l’une des félicités qu’on espère de Vous, Tout-Puissant éclatant de gloire à chier partout ! Dieu de tous les pardons ! Emanation suprême de la mansuétude et de tout le fourbi qui enrichit l’âme, la rend légère comme une gouttelette de foutre ! Je Te prie, Beau Seigneur alléchant, dont certains nient l’existence pour faire les malins, les enculés profonds. Je chante Ton immortalité. Souverain absolu ! Que Ton Magistral Nom soit sanctifié ! Oh ! oui, qu’il le soit de fond en comble ! »

— Vous chantez, Milady ? demanda Lambert, inquiet.

— Je fredonne de bonheur, expliqua-t-elle. Vois-tu, mon Lambert, cela valait le coup de devenir très vieille pour te connaître.

— Parlez moins fort, Milady ! supplia-t-il, effrayé ; les autres passagers vous écoutent !

— Eh bien ! qu’ils m’entendent ! Le bonheur, ça se clame ; le bonheur, ça se crie, ça se hurle ! Je voudrais me trouver sur quelque sommet des Alpes et lancer ma joie de t’aimer à tous les échos. Prends mon mouchoir, dans mon sac à main et donne-le-moi. »

Il se pencha par-dessus Milady et se saisit du réticule de croco qu’elle avait accroché à la tablette-repas. Il répugna à l’ouvrir, un sac à main, pour Lambert, représentant au plus haut niveau l’intimité d’une femme. Il se contenta d’en actionner le fermoir et de le présenter entrouvert à sa compagne. Elle cueillit le mouchoir et s’en frotta les lèvres avec vigueur.

Quand elle estima que tout le rouge était effacé, elle ouvrit la bouche sur la protubérance qui gonflait le pantalon du garçon et se contenta de garder entre ses fausses dents le sexe inerte de Lambert.

« Je ne lui en ferai pas davantage, Seigneur, n’insistez pas ! Heureusement que personne ne peut me voir : je dois avoir l’air con d’un chien qui rapporte le journal ! ».

22

Peu avant l’arrivée à New York, une hôtesse proposa de demander une chaise roulante à l’intention de Milady qui refusa avec hauteur, mais Lambert la fit revenir sur sa décision en lui faisant valoir que les formalités de débarquement s’en trouveraient simplifiées pour eux. Il ajouta même qu’il serait judicieux d’utiliser cette astuce désormais. Le mot « astuce » eut raison de l’orgueil de Lady M. Du moment que la chose relevait de l’arnaque, elle était partante.

Comme elle organisait tout avec minutie, on les attendait au Kennedy Airport : un chauffeur en livrée du Waldorf Astoria qui pilotait une gigantesque limousine noire, long châssis, transformée en salon roulant. Les sièges se faisaient vis-à-vis ; un bar d’acajou, un poste de télévision, le téléphone et des rideaux achevaient de donner à ce véhicule un confort sédentaire.

Ému de se trouver à New York, Lambert gardait le nez collé à la vitre teintée, contemplant avec avidité la ville la plus fameuse de la planète. Pour l’instant, il n’apercevait qu’un quartier triste et malpropre, avec des magasins sans grand panache. Les Noirs s’y trouvaient en majorité, du moins avait-il ce sentiment.

Milady, elle, songeait aux tubes de teinture de Pompilius. Après les funérailles du Roumain, elle avait prié les domestiques de rassembler tout ce qui lui avait appartenu : vêtements et objets, et de les donner à des pauvres.

Mais elle était convaincue que les Philippins avaient vendu toutes ces choses à quelque brocanteur de l’endroit. Ils avaient débarrassé la chambre du mort de sa garde-robe, des livres qu’il lisait, du portrait de son père peint en pied dans un uniforme chamarré, des statuettes indonésiennes ramenées de Bah. Ils avaient ramassé jusqu’à son vieux stylo Waterman à remplissage à pompe ; jusqu'à son papier monogrammé jusqu’aux semelles d’acier correctives qu’il plaçait dans ses chaussures. Il ne subsistait rien du souvenir de Pompilius dans la pièce, rien sinon quelques brins de l’étoffe torsadée dont il s’était servi pour se pendre et qui restaient accrochés dans la boucle de suspension du lustre.

Voilà que lady M. songeait à la teinture. Les tubes rose sombre étaient restés dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains, elle en était certaine. Elle téléphonerait en arrivant au Waldorf pour dire aux domestiques de les jeter aux ordures.

— Ça y est ! exulta Lambert : on voit Manhattan !

Il se tourna vers Lady M.

— Regardez, Milady !

Puis il devint grave :

— Vous pleurez ?

A travers ses larmes, elle le voyait trouble, comme un visage contemplé par une vitre ruisselante de pluie. Trouble, mais toujours beau, toujours princier.

— Où as-tu pris ça ! bougonna-t-elle.

Il n’insista pas. Néanmoins une obscure jalousie le tenailla parce qu’il se sentait étranger à ces larmes. Cela dit, cette peine prouvait qu’elle restait humaine quelque part.


On leur avait réservé une suite dans les Towers, la partie la plus huppée du Waldorf. Meublé en Louis XVI, l’appartement se composait d’une grande chambre, d’un salon dont un canapé logé dans une sorte d’alcôve pouvait servir de lit, d’une immense salle de bains et d’une entrée servant de dressing.

Ce fut lui qui défit les valises, commençant par celles de Milady. Il accrocha ses robes dans des penderies après avoir sélectionné celles qu’il convenait de donner à repasser. Ensuite, il rangea méticuleusement son linge de corps dans les tiroirs. Elle ne portait pas des dessous de vieillarde, mais des lingeries suggestives noires, roses ou blanches, garnies de dentelles et de broderies légères. Elle le regardait agir d’un œil béat. De le voir, manipuler ses slips l’excitait.

« Seigneur, Vous savez qui il me rappelle ? Cherchez bien ! Oui, Seigneur : le commandant Muzeau du Ville-de-Brest. Il était devenu mon amant au cours de la traversée Le Havre-La Corogne. Je me suis vite aperçue que mes fesses l’intéressaient moins que mes dessous. Il m’astiquait par politesse, mais se goinfrait de ma lingerie, y enfouissant sa figure, la respirant, la mâchouillant, l’enroulant autour de son pénis de marin. Pour ce navigateur, la volupté c’était, avant tout, cela : de l’étoffe, des culottes, des soutiens-gorge, des combinaisons, des porte-jarretelles ! Un jour que je me trouvais dans sa cabine et où on l’avait appelé d’urgence, je fouillai sa commode, poussée par une méprisable curiosité que Vous avez bien voulu me pardonner, Seigneur, et je Vous en remercie. J’y trouvai, Vous Vous souvenez quoi ? Une culotte, oui, gagné ! Mais une culotte de french cancan comme en portait ma grand-mère à moi, ce qui ne Vous rajeunit pas ! Elle était dans un drôle d’état ! Raide de foutre séché, Seigneur ! Ô combien de marins, combien de capitaines… Les gens de mer ont leurs fantasmes comme les autres, que voulez-vous ! »

Lady M. se dressa et s’approcha du téléphone après avoir sorti un petit carnet de son sac.

— Que je te dise, Lambert d’amour, lorsque tu notes des numéros téléphoniques qui risquent de devenir compromettants, prends un code mais ne les inscris jamais en direct. Mon truc à moi, par exemple, c’est d’ajouter un point à chaque chiffre. De la sorte le 1 devient 2, le 2 devient 3, ainsi de suite, jusqu’au 0 qui devient 1.

Elle consulta l’opuscule consacré aux réseaux internationaux, puis, tenant son carnet ouvert devant elle, se mit à taper un numéro sur le cadran. Ses lèvres remuaient à vide et elle paraissait soucieuse.

La communication ne passa pas du premier coup et elle dut recomposer son appel. Enfin, une sonnerie retentit, qui fut perceptible par Lambert. Au bout d’un temps assez long, une voix d’homme, épaisse comme un raclement de gorge, répondit.

— Silvio ? demanda Lady M. C’est moi !

Elle ne dit pas qui elle était, mais son interlocuteur devait connaître sa voix. Elle enchaîna :

— Je suis en place, Silvio. La date est confirmée ?… Parfait ! Tu sais qui se chargera de l’opération ?… Répète…

Milady se concentra, fermant les yeux. Il était clair qu’on venait de lui citer un nom qu’elle s’efforçait d’apprendre par cœur.

Lorsqu’elle fut sûre de l’avoir mémorisé, elle demanda :

— Et il est comment ?

On lui fournit une description qu’elle écouta religieusement.

— A la joue droite ou à la gauche ? demanda-t-elle seulement.

Elle fit « Hmm, OK » lorsque la réponse lui fut fournie.

— Les porte-flingues de couverture, tu ne les connais pas ? Ils seront désignés à la dernière minute ? Ouais, toujours aussi prudents, tes potes, vieux voyou !

Elle écouta encore puis déclara :

— Après ce bigntz, j’irai probablement faire un petit tour dans ton patelin ; l’Italie me manque d’autant plus que je suis amoureuse, figure-toi ! Oui, monsieur… Son âge ?

Elle eut un rire canaille :

— Vingt-cinq balais, môssieur. Et il m’aime ! Pas vrai, petit d’homme que tu m’aimes ?

Lambert qui achevait de vider sa propre valise lui envoya un baiser.

— Confirmé, fit Milady : il m’aime ; Tchao, Silvio.

Elle raccrocha.

— C’était Silvio Ban ? demanda Lambert.

Sa question parut la surprendre.

— Comment le sais-tu ?

— Vous m’avez parlé de lui à Marbella : Silvio Ban, un crack de la Mafia écarté du pouvoir à cause de son âge et qui désire se venger.

Une expression d’incrédulité continuait d’habiter la physionomie de Lady M.

— Moi, je t’ai dit cela, petit d’homme ?

— Comment le saurais-je, sinon ?

— Evidemment. Je ne me rappelle plus t’en avoir parlé.

Elle hocha la tête et ajouta en tapotant sa tempe :

— Les neurones fichent le camp, là-dedans ; peut-être deviendrai-je gâteuse un jour… Tu me laisseras quand je serai gaga ?

— Jamais ! Vous ne comprenez donc pas que nous deux c’est plus qu’une affaire de sentiment, c’est…

Il chercha un mot approprié, n’en trouva pas qui convînt vraiment et lâcha néanmoins :

— C’est une fatalité, Milady.

— Oui, admit-elle, une somptueuse fatalité !

Il la considéra avec une vibrante tendresse. Comme elle semblait vieille, tassée qu’elle était dans un fauteuil garni de soie rayée. Presque humble, pour une fois, elle toujours triomphante. La fatigue du voyage lui avait creusé les traits et éteint le regard. Dans cet état, n’était-ce pas folie que d’entreprendre une opération dangereuse ? Son copain Bari et elle fomentant une arnaque contre la Mafia dont le seul nom lui flanquait des frissons, c’était insensé. Deux ancêtres perclus à l’assaut des puissants. Deux pensionnaires de Pont-aux-Dames lancés dans une sauvage équipée dérisoire ! Lambert faillit lui dire de tout laisser quimper et de retourner à Marbella ou en Suisse. Elle avait bien assez d’argent comme ça pour vivre princièrement jusqu’à la fin de ses jours ; ne serait-ce qu’avec la fortune rassemblée dans le coffre de laVilla Carmen. Mais il savait qu’il ne la convaincrait pas.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, reprit-il, une personnalité de la Cosa Nostra va arriver de Sicile, dûment escortée ?

Elle acquiesça.

— Quand ?

— Après-demain.

— Dans cet hôtel ?

— Oui.

— Vous la connaissez ?

— J’ai son nom et sa description.

— Bon et ensuite ?

Elle lui sourit et eut un geste de tendresse dans sa direction qui fit choir sa canne. Lambert s’empressa de la lui relever. Au lieu de la reprendre en main, ce fut sa cuisse qu’elle saisit. Elle l’attira à elle et le pressa contre son visage avec passion.

— Tu es l’homme le plus beau que j’aurai rencontré, Lambert.

— Non, rectifia-t-il : je ne suis pas le plus beau, je suis le dernier !

Il conservait la canne anglaise à la main, caressant la petite potence caoutchoutée polie par le frottement. Il pensa que lorsqu’elle mourrait, la vue de cet objet le ferait pleurer.

— Vous devriez vous reposer, Milady. Le décalage horaire perturbe l’organisme. Pendant ce temps, j’aimerais descendre pour renifler un peu New York.

— Tu vas me quitter ?

— Juste pour faire quelques pas autour de l’hôtel, histoire de m’imprégner de la ville ; mais si cela vous contrarie, je reste.

— Non, amuse-toi, dit-elle. Mais ne saute pas sur les putes, pense au SIDA.

— Je ne suis pas tenté, assura Lambert en riant.

— On dit ça, mais il y a des Noires superbes et « dépaysantes ». Pompilius s’empressait d’aller en bricoler une tandis que je défaisais les valises. A l’époque, c’était moi qui me tapais cette corvée. Je crois que ce qui nous a liés tous les deux, c’était notre amour du cul. On ne pensait qu’à ça.

Elle n’avait pas remis de rouge à lèvres depuis l’avion, ce qui était impensable de sa part. Il se pencha et lui donna un baiser sur la bouche. Il la préférait non fardée que barbouillée de son infâme rouge pour mère maquerelle d’avant-guerre.

Elle fut éblouie par son baiser.

— Dans la Samsonite noire, il y a une poche à soufflet ; à l’intérieur se trouvent des liasses de dollars, prends-en une.

— Un billet me suffira, répondit Lambert.

Il choisit une coupure de cinquante qu’il montra à Milady.

— Je choisis le général Grant, dit-il, j’adore sa barbe.


Tout de suite, l’air de Manhattan le chavira. Comme tous les étrangers débarquant à New York, il se mit à marcher le nez en l’air. Ce qui le surprenait, c’était de constater que les fameux gratte-ciel n’étaient pas écrasants. Il réalisa que la ville avait été préservée par son tracé géométrique. Toutes ces rues et ces avenues rectilignes qui se coupaient à angle droit semblaient finir dans le ciel. Lorsque le torticolis lui fit incliner la tête, il constata que les trottoirs étaient sales, jonchés de papiers, de gobelets de carton et de détritus de toutes sortes.

Une âcre odeur d’huile rance et de frites froides le prenait à la gorge. Il était fasciné par le flot pressé mais docile de la circulation où dominaient les taxis jaunes. Les passants les hélaient d’un signe et ils venaient se ranger en souplesse au ras du trottoir. A leurs volants, on découvrait toutes les races de la planète : des Noirs, des Indiens, des Chinois, et même des Blancs qui devaient parler espagnol ou italien.

Il s’attarda auprès de deux policiers noirs, aux uniformes marron, qui ressemblaient à des voyous, bien qu’ils fussent lestés de leur harnachement : revolver, menottes, matraque de caoutchouc noir, giberne de cuir, sifflet. Ils étaient en conversation avec un gros type de couleur et les trois hommes donnaient l’impression de comploter un mauvais coup.

« Je suis à New York, Milady. Grâce à vous. En ai-je assez rêvé de cette putain de cité ! Voilà que j’en foule les trottoirs, que je regarde défiler les nuages dans les vitres des gratte-ciel, que je respire son odeur de métro, que je me sais proche de tous les hommes de la terre dans cette Babel monstrueuse. Je me sens petit garçon paumé dans cette métropole, et je vous sens petite vieille insignifiante. Ô ma chère folle qui venez jouer dans cet univers barbare je ne sais quel rôle pour mauvais feuilleton télévisé ! Votre dernier coup ? Oui : le dernier, j’en ai peur… »

Il vit un bar, tout en longueur, comme dans les films, y entra, se jucha sur un tabouret. Un juke-box vociférait bien qu’il n’y eût que le barman portoricain. Ce dernier lisait un journal de sport et mit du temps à s’occuper de Lambert. Lorsqu’il l’interrogea d’un regard peu amène, Lambert commanda un bourbon. L’autre posa une question que le jeune homme ne comprit pas mais à laquelle il prit le risque de répondre par l’affirmative. Il lui fut servi un petit verre d’alcool et un verre d’eau. Lambert versa le bourbon dans l’eau, ce que voyant, le barman haussa les épaules et se mit à maugréer des choses peu agréables.

Lambert but. C’était tiédasse avec un vague goût de nioc man assez écœurant. Il eut une bouffée de nostalgie en évoquant Milady, seule dans leur grande suite du Waldorf, l’attendant en remâchant son sempiternel passé qui ne la quittait pas, ne la quitterait jamais car elle l’alimentait avec ferveur de souvenirs toujours nouvellement surgis dans son esprit. Vrais ou faux ? Peu importait. Elle disposait de sa vie comme bon lui semblait. C’était son capital et elle le faisait fructifier à sa guise, selon des élans du cœur, des regrets, des aspirations irréalisées…

Il tendit son billet de cinquante dollars au serveur qui se fâcha très fort parce que Lambert ne lui donnait pas l’appoint. Il vociférait, assurant qu’il n’était pas une banque pour faire du « change ». Il finit par rendre la monnaie et ne s’apaisa que lorsque son client lui laissa un pourboire supérieur au prix de la consommation.

Vaguement désenchanté, Lambert regagna le Waldorf. Le sommeil brûlait ses paupières et le bourbon lui laissait en bouche un arrière-goût de gueule de bois.

Bien qu’il fût midi, il n’avait pas faim, à cause de toute cette boustifaille qu’on sert pendant les longs vols pour distraire les passagers.


Milady semblait ne pas avoir quitté son siège. Probablement s’y était-elle assoupie ? Elle sourit de soulagement en le voyant réapparaître.

— Tu t’es bien promené ?

— J’ai fait le tour du bloc.

Le tour du bloc. Comme dans les romans de série noire où il y a toujours un héros qui « fait le tour du bloc ».

— Pompilius était avec toi ?

Cela lui fit comme s’il se trouvait au sommet de Notre-Dame et que le gros bourdon se mit à tinter. Il se rappela l’histoire des clés dans l’avion ; elle avait prétendu qu’elle rêvait ! Mais cette fois ? Seigneur, elle déraillait pour de bon. La fin tragique du Roumain avait dû la traumatiser profondément.

Il respira à fond, puis approcha un siège du fauteuil de la vieille femme.

— Milady, mon amour, écoutez-moi…

Tout de suite, elle avança sa patte décharnée vers lui pour saisir sa nuque et l’attirer à soi. Sa bouche se posa sur celle de Lambert. Il avait créé un précédent tout à l’heure car jamais encore ils ne s’étaient embrassés de cette manière.

— Ecoutez-moi, Milady…

— Je t’écoute, petit d’homme.

— Vous vous rappelez que Pompilius est mort ?

— Naturellement que je me rappelle ! Quelle drôle de question !

Il fut soulagé.

— Alors, pourquoi m’avez-vous demandé, il y un instant, s’il se trouvait avec moi ?

Elle cambra le buste :

— Je t’ai demandé ça, moi ? Mais tu es fou !

Il eut une mimique désespérée.

— Je vous jure que vous m’avez posé la question, Milady.

Son ton pénétré impressionna la vieille femme.

— Ma foi, j’ai parlé étourdiment. Je dois dire que je pensais à Pompilius.

— Oui, ce doit être ça.

Mais il conservait des arrière-pensées. Depuis leur départ d’Espagne, il la trouvait changée. Elle manquait de vitalité et sa hargne habituelle avait disparu. Physiquement aussi quelque chose s’était modifié en elle. On décelait comme un vague effroi dans son regard, une faiblesse nouvelle de son corps, une lassitude doucereuse dont elle ne devait pas être tout à fait consciente…

— Nous devrions nous coucher et dormir, proposa Lambert ; ça nous permettrait de récupérer et d’être en pleine forme pour la suite, OK, Milady ?

— Bonne idée, à condition que tu dormes avec moi, comme à Marbella.

— Naturellement !

Il alla accrocher le Do not disturb à la poignée de la porte. Pendant que Milady se dévêtait, il regarda la télévision au salon. Il appuyait sur les touches sans arriver à se déterminer pour un programme. Sur chaque canal ou presque, un type parlait avec, partout, le même ton rassurant, plein d’une surexcitation de commande. Il y avait chez ces professionnels une jovialité de bazar qui agaçait Lambert. Il éteignit, ferma les rideaux et gagna la chambre. Milady venait de s’allonger entre les draps. Sa béquille gisait le long du lit comme un petit cadavre métallique. Il se mit nu en un rien de temps et la rejoignit sans pudeur.

Leur intimité devenait de jour en jour plus étroite et comme réciproquement consentie. L’odeur de Milady ne l’incommodait plus et si sa jambe touchait la sienne, en cours de nuit, il continuait à dormir sans que son subconscient la lui fasse retirer.

La rumeur de New York filtrait à travers vitres et rideaux. Elle ne ressemblait à aucune autre.

— Milady chérie, maintenant, le moment est venu de m’expliquer ce qui va se passer ici !

Un ton d’homme, énergique, qui ne tolérait pas les finasseries. Il voulait savoir comme on exige son dû.

Lady M. le comprit.

— La Mafia s’occupe beaucoup de stupéfiants. L’une de ses branches fournisseuses s’approvisionne au Moyen-Orient. Le réseau sicilien fait transiter la drogue par l’Espagne ou par la France. Soucieux de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, il fractionne les envois car ils ont eu, ces temps derniers, de grosses déconvenues avec d’énormes cargaisons saisies. Les « livreurs » sont généralement des connards sans importance qui ignorent ce qu’ils transportent. Il est évident que ça n’est pas à eux que les mafiosi d’ici paient la marchandise. Une fois par mois, un chef de Palerme vient faire les comptes avec ses homologues américains.

— Ils se réunissent toujours ici ?

— Non, ils changent de lieu à chaque fois, mais ce mois-ci, l’opération se déroulera au Waldorf Astoria car ils choisissent les endroits les plus sélects.

— Donc, la sainte-touche va avoir lieu ici ?

— Tu as tout compris, railla Milady.

— Vous voudriez mettre la main dessus ?

— Non : JE vais mettre la main dessus, rectifia-t-elle.

— De quelle manière ?

— Tu verras.

— Vous n’avez pas confiance en moi ?

— Tu me casses les pieds avec ta confiance. Si je ne t’en dis pas davantage c’est parce que je veux que tu conserves toute ta fraîcheur pour l’action, Lambert. Rien n’est plus mauvais que de gamberger à l’avance sur un tel projet. Tu as vu, pour le diadème ? Tu t’étais mis martel en tête et la chose t’effrayait si fort que tu voulais tout abandonner. C’est au dernier moment que tu as compris que cet acte impossible était bête comme chou à réaliser.

Il s’endormit avant elle.

Il avait retrouvé sa confiance.

23

« Regarder dormir cet être gracieux est un ravissement, Seigneur. Je sais bien que Vous êtes au courant de nos plus humbles faits et gestes, pourtant laissez-moi Vous raconter comment je l’ai connu, ne serait-ce que pour me permettre de revivre par la pensée un moment d’exception. Hier était mon anniversaire : vingt-huit ans ! « L’âge où la femme commence à prendre des pieds vraiment sérieux », assure Md Bolingère qui tient les studios meublés de la rue Delambre. Elle, elle en a au moins le double et a usé son cul jusqu’à la trame dans les pires taules d'abattage de Sydney, Londres et Paris. Comme elle pariait anglais, elle a beaucoup épongé dans le Royaume-Uni et le Commonwealth. Elle me racontait, l’autre matin, que si on mettait bout à bout toutes les bites qu’elle s’est enfilées dans la moniche, celles-ci feraient le tour de la Terre. Là, je crois qu’elle exagère ; c’est une image, quoi ! Pour Vous en revenir, c’était mon anniversaire. Je le fais remarquer à Marco. Il me dit : « Je t’offre le restau et le ciné ». Et pourtant, la galanterie, c’est pas son genre, à ce voyou ! Il m’a emmenée claper à La Coupole. J’ai pris des roll-mops et une choucroute. Ensuite, comme prévu, on est allés au ciné voir jouer La piste des géants de Walsh, avec un jeune premier qui s’appelle John Wayne. Dans la salle, je me trouvais entre Marco et un ravissant jeune homme châtain clair qui sentait bon l’eau de Cologne. Avant que ne commence la séance, il m’a regardée. Des yeux verts avec des bulles d’or. J’en ai eu la chatte moite immédiatement. Quand, en cours de projection il a commencé à frotter sa jambe contre la mienne, puis à caresser ma main sur l’accoudoir, j’ai cru que j’allais crier de plaisir. J’ai en permanence les sens survoltés et on me ferait jouir avec une allumette, Vous le savez, Seigneur, alors à quoi bon m’en cacher ? Je suis comme ça et c’est Vous qui m’avez faite, non ? Ce qui se passait sur l’écran, franchement, je n’en avais plus rien à branler ! D’ailleurs, à propos de branler, Vous parlez si je lui caressais la bitoune à mon diablotin d’à côté. De tout mon être je Vous exhortais, rappelez-Vous ! Je Vous disais : « Seigneur, inspirez-moi n’importe quoi, mais faites que je puisse m’emplâtrer ce petit mec. Il me le faut ! » Je sentais déjà ma craquette qui le happait, ce ravissant ! Elle clapait comme une carpe hors de l’eau, la pauvrette. Et alors, Vous m’avez comme toujours exaucée, tendre et admirable Seigneur à qui j’aurais volontiers consacré ma vie dans quelque couvent si je n’avais pas eu depuis mon plus jeune âge des braises ardentes dans ma culotte. « Tu as pris les clés ? » ai-je demandé à Marco. Il faut Vous dire que nous habitons un petit meublé tenu par une veuve d’officier. Elle verrouille la porte de l’immeuble à minuit pile et débranche la sonnette. Si bien que si tu n’as pas la clé, il ne te reste plus que d’aller coucher à l’hôtel, ou sous un pont si tu es fleur. Chance inouïe : ce con de Marco avait oublié les clés (il y a deux serrures à cette putain de porte). « On crèche à deux pas, ai-je dit, vas-y en courant, c’est l’affaire de cinq minutes. On est en pleine chevauchée, tu ne rateras pas grand-chose ; n’oublie pas de réclamer une contremarque en sortant. » Il a fait ce que je lui disais. A peine a-t-il eu quitté la salle que j’ai chuchoté au joli : « On y va ? » Il ne se l’est pas fait dire deux fois ! Le plus formidable c’est que nous n’avons plus échangé une parole jusqu’à ce que nous soyons dans cette chambre. On courait presque sur le boulevard. Le premier hôtel qui s’est présenté, nous nous y sommes engouffrés. Quelle folle séance ! Il m’a baisée une première fois tout habillée après avoir déchiqueté ma culotte avec ses dents ! C’était le premier secours au noyé ! Ensuite nous nous sommes dessapés calmement et on a tout repris de zéro en laissant parler l’inspiration. Combien de fois m’a-t-il fait étinceler, Seigneur ? Je suis incapable de Vous le préciser. C’est un surdoué, ce gosse ! Nous nous sommes endormis comme tombe une pierre dans un puits. Regardez-le : il en écrase encore, mon petit phénomène. Faut dire qu’il s’est essoré complet, l’artiste ! Je pense à la frime de Marco quand il est revenu au cinoche et ne m’a plus trouvée. Oh ! il a dû vite piger sa douleur parce que c’est pas la première fois que je lui fais ce genre de galoup. Je vais en être quitte pour une dérouillée. Si je rentre ! Pourquoi je ne profiterais pas de cette embellie pour le larguer ? Je commence à en avoir ma claque, Seigneur, de ce demi-sel ! Il ne fait pas le poids et manquera toujours de classe. Il m’a chambrée avec ses tatouages et son parler faubourien, mais c’est du julot peau de lapin, Vous voyez bien. Seulement aller où ? Et avec qui ? Le bel archange qui dort ? J’ignore jusqu’à son nom. Voudrait-il de moi pour compagne d’existence ? Tirer des crampes est une chose, partager la vie de chaque jour en est une autre. Le voilà qui s’agite ! Il est en train de refaire surface ! Ce qu’il est beau ! Il trique comme un bourrin ! Un homme qui bande est toujours beau ! »

Lambert ouvrit les yeux et sourit à Milady penchée sur lui.

— Tu as bien dormi ? demanda-t-elle.

— Eperdument, répondit-il. Quelle heure est-il ?

Il se pencha sur la table de chevet pour examiner sa montre et y lut dix heures dix. Le jour échappant au contrôle des rideaux lui fit réaliser qu’il avait dormi pendant une vingtaine d’heures et qu’on était au lendemain.

Milady se mit à caresser son sexe dressé.

— Tu ne crois pas que tu pourrais me dire ton nom, chéri ? Moi, je m’appelle Geneviève.

Lambert laissa retomber sa nuque sur l’oreiller. Cette fois-ci, pas d’erreur possible : Milady déraillait pour de bon et faisait de la confusion mentale.

Il se mit à contempler le plafond blanc où tourniquaient des ombres pâles provenant d’un écartement des rideaux.

— C’est comme tu veux, note bien, reprit Lady M., conciliante. L’anonymat a son charme.

Comme elle continuait à le caresser, il sauta du lit d’un bond et courut à la fenêtre. Une colère blanche le glaçait. Il ouvrit rageusement les rideaux. Par la baie on apercevait des gratte-ciel à l’infini.

— Ça, c’est New York ! fit-il, et moi je m’appelle Lambert ! Vous êtes en pleine sénescence, la vieille ! Votre cerveau est devenu poreux, ou quoi ?

Milady se mit à pleurer à chaudes larmes, mais c’était un chagrin d’idiote, imprécis, purement physique. Lambert se rappelait avoir vu pleurer une petite mongolienne qui habitait près de chez ses parents. Il ignorait ce qui avait motivé sa peine, l’infirme avait des sanglots d’ordre animal. Elle se tenait les bras ballants et larmoyait comme un chien hurle à la lune.

Il eut pitié, infiniment, et vint prendre Milady par l’épaule.

— Ne pleurez pas, Milady ! Essayez d’y voir clair. Je suis Lambert, vous m’avez trouvé à la Guadeloupe où je vous aidais à marcher dans la mer pour soigner votre arthrose. Vous m’avez pris avec vous et emmené à Marbella. Et maintenant nous sommes à New York pour réaliser une opération périlleuse contre des gens de la Mafia. Ça ne vous dit rien ?

— Et Marco ? demanda-t-elle.

— Oh ! misère, qu’allons-nous devenir ! se lamenta Lambert. Enfin, bon Dieu, Milady, vous n’allez pas devenir gâteuse comme n’importe quelle vieille grand-mère ! Une battante de votre trempe, c’est impossible !

Elle paraissait ne pas entendre ses paroles ; en tout cas, elle ne les comprenait pas. Il la fit asseoir, en chemise de nuit frivole, dans le fauteuil qu’elle occupait la veille.

Tombe-t-on dans l’enfance comme ça, en quelques heures, sans signes avant-coureurs ? Lambert songeait qu’il doit y avoir des espèces de paliers de décompression.

Des creux de vague suivis de remontées. Elle n’avait pas sombré d’un seul coup !

Le téléphone sonna. Hébété, il décrocha. Une voix de standardiste demanda :

— L’appartement de Lady Mackinshett ?

— Oui ?

— Une communication pour vous.

Cette fois, ce fut un homme qui parla. Il le fit en anglais avec un fort accent italien.

— Je veux parler à Lady Mackinshett, dit-il.

— Elle est dans son bain, mais vous pouvez me parler, je suis son neveu.

— Dans combien de temps sortira-t-elle du bain ?

— Je ne pense pas qu’elle en ait pour longtemps.

Je la rappellerai dans un quart d’heure.

On raccrocha.

Lambert sentit venir la peur. Une sorte de maladie de cœur qui le paralysait. Sa colère initiale le reprit, violente.

— Espèce de vieille chaussette, nous sommes frais, maintenant !

Elle se reprit à pleurer. Il enfila son slip de la veille qui gisait sur le tapis. Il tenta de se rappeler ses deux années de médecine. Bonté, il n’avait donc rien appris au cours de ces vingt-quatre mois d’études ? Il avait cependant suivi des chiées de cours, en les prenant très au sérieux, les premiers temps. La gérontologie ? Quelques idées force remuaient dans les limbes du souvenir. Il croyait se rappeler que la prise de diurétiques rétablit assez fréquemment le fonctionnement des facultés cérébrales dans les cas de confusion mentale. Il alla ramasser la canne qui gisait toujours le long du lit et l’apporta à sa compagne.

— Il est temps d’aller aux toilettes, Milady, venez, je vais vous accompagner.

Elle considérait la canne sans paraître en comprendre l’usage. Il la lui plaça contre le bras, la demi-boucle engagée autour de son pauvre biceps liquéfié ; posant ensuite la main décharnée sur la potence de caoutchouc, mais quand il lâcha la canne, celle-ci chut ; alors il saisit Milady à bras-le-corps et la porta jusqu’à la salle de bains où il la plaça sur les toilettes avec des gestes d’infirmier.

Il resta à l’écoute et, depuis le salon, s’assura qu’elle urinait d’abondance. Le sang battait à ses tempes avec violence.

« Milady, mais que nous arrive-t-il ? Cette situation est grotesque. Tragique, mais avant tout grotesque. Vous n’êtes pas faite pour être gâteuse. Qu’est-ce que c’est que ces manières, nom de Dieu ! Vous dirigiez les gens et les événements au knout. Vos caprices avaient force de loi, vos silences terrifiaient. Et puis vous voici soudain comme perdue en vous-même ; perdue au point que vous ne vous cherchez plus, ma pauvre âme. Et nous sommes deux malheureux égarés dans New York. Vous, ne sachant plus où vous êtes ni qui je suis ; moi, pantelant comme si quelque catastrophe atomique venait de me priver de tous mes os. Limace ! Milady, je suis une limace encombrée d’une vieillarde qui « déparle », comme l’on dit chez nous. Oh ! comme tout cela est monstrueux ! »

— Lambert ! appela Milady depuis la salle d’eau, tu veux bien me passer ma canne, petit d’homme ?

Il eut un élan de joie, de gratitude.

— Tout de suite, Milady !

Il prit la canne et toqua à la porte. Le sens des convenances était revenu en même temps que la lucidité de Lady M.

Il l’entendit clopiner, puis la porte s’écarta et elle s’empara de sa béquille.

— Je vais faire ma toilette, annonça-t-elle.

L’allégresse du garçon s’estompait déjà. Milady était dans une phase positive pour une raison pauvrement organique, mais une prochaine montée d’urée la plongerait de nouveau dans ce crépuscule hideux. Ils devaient rentrer d’urgence, consulter un spécialiste en gériatrie et s’organiser une autre vie. Pas un instant ne lui venait l’idée de l’abandonner. Il était lié à elle par des liens obscurs. En attendant, il leur fallait déclarer forfait et repasser l’Atlantique. Lambert songea alors que le plus sage était de contacter le fameux Silvio Ban pour le mettre au courant de la situation.

Sa décision fut prise dans l’instant et il s’en alla prendre le petit carnet de Lady M. dans son sac, malgré sa répugnance à commettre une telle indiscrétion.

Il s’agissait d’un minuscule répertoire téléphonique. Il l’ouvrit à la lettre « B », mais n’y trouva aucun Ban. Au « S », il ne vit pas le moindre Silvio. Il chercha tour à tour au « P », pour Palerme, puis au « I » d’Italie, mais il fit chou blanc. Lambert se souvint alors de ce que Milady lui avait confié la veille à propos des codes de prudence. Il se dit que si elle travestissait les chiffres en les augmentant d’une unité, elle agissait sûrement de façon identique avec les lettres, écrivant « b » pour « a », « c » pour « b », etc. Effectivement, à la lettre « c », il vit deux initiales : TC. Si elle modifiait d’un cran l’ordre des lettres de l’alphabet, le « S » de Silvio se changeait en « T » et le « B » de Ban en « C ». Il nota les chiffres qui suivaient en les abaissant tous d’un point.

Dans la salle de bains, Milady chantonnait. Elle avait conservé une voix claire et juste qui donnait à penser qu’elle avait dû chanter jadis. Elle fredonnait Les millions d'Arlequin, ce qui lui rappela le vieux phono à remontoir avec son 78 tours fatigué et la voix de ténor roulant ridiculement les « r ». Elle exigeait cette musique pour montrer ses portraits anciens, voulant donner un son à l’image sépia qu’elle proposait.

Lorsque Lambert eut rectifié le numéro, il se risqua à le composer. Une sonnerie très lointaine retentit, mêlée à d’autres bruits de réseaux téléphoniques. Il attendit longtemps, désespérant qu’on lui réponde, croyant avoir fait fausse route. Une voix de femme finit par murmurer « Pronto » à des années-lumière de là.

Lambert possédait des notions d’italien acquises au cours de grandes vacances passées en Toscane chez une soeur de sa mère mariée à un viticulteur italien.

— Je voudrais parler au signor Ban, dit-il.

Il y eut silence et, à nouveau, il pensa s’être trompé dans ses déductions.

La voix demanda : « C’est de la part de qui ? » Ce qui induisit Lambert a penser qu’il avait bien rétabli le bon numéro.

— Je suis le neveu de Lady Mackinshett, une vieille amie de Silvio Ban, j’appelle de New York pour un motif très grave, il est indispensable que je lui parle.

Il crut percevoir comme un sanglot incontrôlé.

— Il est mort, dit la femme lointaine.

La surprise et l’incrédulité rendirent Lambert muet.

A l’autre bout, la correspondance raccrocha et la sonnerie d’éternité de la ligne siffla à l’oreille du jeune homme. Dans la salle de bains proche, Milady chantait à tue-tête.


« Seigneur, qu’il est bon, qu’il est voluptueux d’ignorer la peur. J’ai confiance en moi parce que j’ai confiance en Vous. Je suis transportée par ma foi. Je veux bien m’occuper de tout, ici-bas, puisque Vous Vous occupez de moi, là-haut. Pourquoi d’ailleurs dis-je « là-haut » étant donné que Vous êtes partout : dans chaque rue de New York, et jusque dans le jet rotatif de ce bidet qui vous inonde la babasse avec une impétuosité d’étalon ! Putain ! Lorsque je l’ai actionné, tout à l’heure, j’ai cru morfler un chibre d’âne entre les cuisses. M’en voilà toute revigorée. Ça surprend. Ca charme. A quel âge, mon premier bidet, Seigneur ? Pourriez-Vous me le dire ? Chez nous, Vous pensez bien que nous n’en avions pas ! A Courbevoie, dans un trois-pièces où nous nous entassions à… A combien, du reste ? Il y avait grand-mère, papa, maman, Marinette, ma grande sœur, et Momo, mon petit frère ahuri qui devait finir à quatorze ans sous le capot d’un autobus de la RATP. Six ! Je dormais avec mamie. Elle ronflait et pétait toute la nuit ! La joie ! Notez que j’en rigolais à l’époque. J’avais l’âge où les pets amusent. Alors un bidet, on savait à peine ce que c’était. A l’époque, même les bourgeois n’en possédaient pas. On se lavait le dargeot à l’évier. Combien de fois ai-je surpris maman en train de faire sa toilette intime ! Y avait pas de tampax, alors, mais des pattes-à-cul ! Qu’on lavait après usage ! Vous parlez d’un bonheur ! Maman mettait les siennes à sécher dans le jardinet galeux qui séparait notre immeuble croulant de la rue et dont nous avions la jouissance puisqu’on habitait le rez-de-chaussée. Ca faisait assez de jaloux comme ça, parmi les autres locataires. Notamment la mère Rigautin, du second, qui nous balançait ses ordures sur la gueule, comme quoi le jardinet appartenait à tous ceux de la maison ! Je les revois encore en guirlande sur le fil d’étendage, les pattes de maman. Tout le quartier savait quand elle avait ses affaires, ma pauvre vieille ! Alors, les bidets, hein ? Non, mon premier, ç’a été celui d’un hôtel de passe où m’a conduite le grainetier de la rue Anatole-France (qui ne s’appelait pas encore rue Anatole-France vu que ce dernier vivait encore). M. Mongibon, le grainetier. Blouse grise, casquette vissée éternellement sur la tête, y compris dans son magasin qui sentait fort le blé fermenté. Il avait un crayon jaune sur l’oreille. Le visage anguleux, jamais rasé de près. Un sourire fumier aux lèvres. A première vue, il paraissait vieux, à cause de son accoutrement. Quand on le regardait de plus près, on s’apercevait qu’il était encore jeune et pas vilain garçon. J’allais chez lui acheter du millet pour le canari que j’avais gagné dans une fête foraine. Il me pelotait avant de me servir. Une main sur ma poitrine « Dis donc, Martine, ça pousse de ce côté ! » Une autre fois, pendant que je regardais les tortues qu’il vendait, il a passé sa main sous ma jupe et m’a caressé la moule. « Est-ce qu’on frisotte déjà dans ce secteur ? » J’aurais dû gueuler, d’autant que sa bonne femme, une grosse vache pleine de varices, Vous Vous rappelez ? se tenait dans la cuisine proche à préparer des fricassées de n’importe quoi… Une manie, la fricassée. Fricassée de poulet, de lapin, d’abats. Mais je ne disais rien, sans doute parce que ça ne me déplaisait pas. Ne Vous laissez jamais chambrer par une gonzesse, Seigneur. Quand on leur touche le frifri sans qu’elles rameutent le voisinage, c’est que ça leur fait plaisir, point à la ligne ! Un jeudi matin, il m’a demandé à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce que tu fais, cet après-midi ? » Je voyais pas où il voulait en venir. « Jouer avec les copines, monsieur Mongibon. » « Ça te dirait de venir à Paris avec moi, j’ai des courses à faire ? » Paris, c’était tout proche, mais ça restait un voyage pour les gens de nos banlieues. Si on s’y rendait une ou deux fois l’an, c’était le bout du monde. Il conservait sa magie, ses sortilèges. J’ai accepté sans me faire prier. « Je t’attendrai devant la bascule municipale avec ma camionnette. » Il avait une camionnette haute sur pattes, verte, avec des garde-boue noirs. Elle sentait comme son magasin. Je n’avais pas l’habitude des voitures. J’étais fière près de ce sale con. Il avait troqué sa blouse grise contre une veste de cuir toute fendillée. Il m’a dit : « Je vais t’emmener dans un petit endroit sympathique tenu par une copine. Tu as quel âge ? » « Quatorze ! » « C’est pas beaucoup, mais tu es grande ! » Le petit endroit sympathique c’était un hôtel de passe dans le quartier de la porte Maillot. Mon premier bidet, Seigneur ! Un événement dans la vie d’une femme. C’est le grainetier qui m’a appris à m’en servir. Il avait le chic pour vous pratiquer les ablutions privées, ce sagouin ! Comme préambule, Seigneur, on ne peut pas trouver mieux. Ensuite, il m’a fait une foule de bricoles énervantes avant de me dépuceler. Heureusement pour ma vertu, il n’avait qu’un pauvre petit zob de saint-cyrien. Ça s’est passé en souplesse. Après lui je me trouvais encore vierge, pour ainsi dire. Il y a lurette de tout ça, n’est-ce pas, Seigneur radieux de Sa gloire céleste ? Des bidets, entre celui de la porte Maillot et celui du Waldorf Astoria, j’en ai chevauché davantage que tout ce qu’ont pu produire MM. Jacob et Delafon depuis le Pacte de Varsovie ! Des somptueux, des minables qui produisaient en fonctionnant un bruit de machine à battre ! La dignité d’une femme dépend de cet ustensile. Son bien-être également. Si je suis demeurée si jeune d’apparence, c’est parce que je n’ai jamais lésiné pour me fourbir le trésor, Seigneur. Car je suis jeune, Vous ne trouvez pas ? Franchement, Vous qui n’en avez rien à cirer, dites-moi la vérité : suis-je toujours désirable ? »


Lambert s’apprêtait à recomposer le numéro de Silvio Bari quand le téléphone sonna. C’était le correspondant de tout à l’heure qui rappelait Lady M.

— Je vais la chercher ! répondit Lambert.

Il s’en fut frapper à la porte de la salle de bains, se demandant anxieusement si Milady était ou non en état de répondre. Sa voix enjouée le rassura. Elle sortit, drapée dans une grande serviette de bain, en s’appuyant sur sa canne.

— Je sais ce dont il s’agit, lança-t-elle à Lambert en allant se saisir du combiné.

— Le crocodile a des puces ! dit-elle à son interlocuteur. L’ingénuité du mot de passe, fit sourire Lambert. Les militaires et les malfrats avaient des astuces de boy-scouts !

Lady M. écoutait son correspondant, la mine tendue. Il n’existait plus rien de commun entre cette femme déterminée et la vieillarde égarée qui pleurait un instant plus tôt.

Elle murmura simplement « OK, merci » et reposa l’appareil sur son socle-cadran.

— Tu devrais t’habiller, mon chéri. A la réception il y a une enveloppe à mon nom. Dedans se trouve une clé de consigne automatique. Elle porte le numéro 114. Tu te rendras à la gare de Grand Central et tu iras prendre dans la consigne 114 le paquet ou la valise qu’elle contient.

— D’accord, fit-il.

Il eut une brève hésitation puis il dit :

— Quelqu’un a téléphoné pour prévenir que Silvio Ban était mort.

Lady M. fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est que cette vanne ! Je lui ai parlé hier !

— Il ne faut pas longtemps pour mourir, objecta Lambert.

Milady appela la Sicile. Elle demanda à parler à une certaine Maria-Pia, se fit connaître d’elle et apprit ainsi que l’ami Silvio avait été abattu au volant de sa voiture, la veille, en fin d’après-midi, comme il quittait le café où il allait quotidiennement jouer aux cartes avec ses copains. Lady M. proféra quelques mots de condoléances et raccrocha.

— Ce vieux branleur a dû commettre quelque imprudence, soupira-t-elle. Là-bas, ça ne pardonne pas.

Lambert posa ses deux mains sur les épaules décharnées de Milady. Il la fixa dans les yeux, cherchant des traces de son précédent passage à vide. Le regard de la vieille était plein de lucidité et d’énergie.

— Il faut tout laisser tomber et rentrer en Europe, Milady ; vous voyez bien que les choses se gâtent !

L’expression de la vieille femme se durcit et une lueur de mépris passa dans sa prunelle.

— Petit con, dit-elle. Petit con !

— Quoi, petit con ! s’écria Lambert, outré. Votre associé se fait descendre et vous ne tenez pas compte de l’avertissement ! Vous voulez réaliser le coup comme si de rien n'était !

— Ainsi, nous n’aurons pas à partager, ricana Lady M. On a liquidé Ban et toi, mauviette, tout de suite d’associer son exécution à notre opération en cours. Mais cela n’a rien à voir. Ban est out depuis un certain temps vis-à-vis de la Mafia, c’est ce qui l’a décidé à se venger en m’organisant l’affaire présente ; mais s’il se venge c’est parce qu’il était brûlé, donc pratiquement condamné. Sa mort est sans rapport avec notre histoire !

— C’est vous qui le dites, supposition gratuite, Milady !

— Je le dis parce que c’est vrai, trou-de-balle ! D’ailleurs, tu en auras la preuve demain.

— Quelle preuve ?

— Si le grand caissier descend comme prévu au Waldorf pour la ramasse, c’est donc que les gens de Palerme ne sont pas au courant de notre présence, vrai ou faux ?

Il ne répondit rien. Avec Milady, il était vain d’insister, sa vérité seule prévalait et celle des autres n’existait pas pour elle.


La clé se trouvait bien à la réception, comme prévu, à l’intérieur d’une enveloppe au nom de l’hôtel. Lambert stoppa un taxi piloté par un sujet irakien au crâne rasé, qui ressemblait à un bagnard d’opérette. La photo du conducteur figurait au tableau de bord et, sur le cliché, Kémal El Hussein paraissait encore plus rébarbatif qu’en réalité. Assis sur une banquette de faux cuir éventrée, Lambert s’imprégnait du fascinant spectacle de New York en pleine activité. Il mourait de faim, n’ayant rien absorbé depuis vingt-quatre heures. Milady ne lui avait même pas laissé prendre un café, tant elle était pressée d’entrer en possession du colis de la consigne.

Ils furent rendus à la Gare Centrale en un clin d’œil. Naïvement, Lambert demanda au chauffeur s’il voulait l’attendre. « Va te faire enculer ! » lui répondit ce dernier, sans animosité particulière mais avec une grande fermeté.

Il avait vu des films et lu des livres dont l’action se passait la Gare Centrale. Pour lui, le lieu était fascinant. Il le savait immense, mais quand il pénétra dans l’édifice, il le trouva beaucoup plus impressionnant que ce à quoi il s’attendait et fut frappé d’agoraphobie. Ce qui l’étourdit plus que le reste, ce fut la hauteur du plafond. La formidable voûte l’écrasait. Cela lui rappelait il ne savait plus lequel de ses livres d’enfant relatant les aventures d’un petit Robinson perdu dans la forêt amazonienne et qui découvre un temple inca envahi par la végétation, si immense que cela formait une sorte d’univers en soi. Le plafond se transformait en Voie lactée. Le petit Robinson marchait pendant des jours à l’intérieur du temple avant d’en trouver l’extrémité. Lambert marcha longtemps dans ce temple de marbre, à l’énorme rumeur de foule piétinante. Il sentait la présence des trains sans les voir. Des gens pressés qui ne s’apercevraient jamais déferlaient sans trêve. Certains s’arrêtaient à des guichets ou dans des cabines téléphoniques, d’autres s’asseyaient pour lire ou manger. Des tableaux lumineux semblaient envoyer des messages ; on y voyait courir des tracés en petites ampoules sans cesse en mouvement. Ses semelles écrasaient du pop-corn. Tout son être était pris dans une sorte de respiration puissante et subissait d’étranges pulsations. Il eut du mal à se repérer et finît par trouver les consignes. Quand il voyait projeter Midi, Gare Centrale à la télévision, pouvait-il se douter qu’un jour il y vivrait une aventure dramatique ?

Il découvrit sans mal la case 114, l’ouvrit et trouva à l’intérieur un sac de sport en toile bleue. Il s’en empara. Le sac était assez lourd.

Lambert laissa la porte de la consigne entrebâillée, avec la clé dessus. Comme il s’éloignait, il passa devant un bureau de poste et, pris d’une idée subite, il y entra. Il fut surpris de le trouver à peu près désert. C’était l’unique endroit où la vie paraissait stagner dans une inertie un peu grise. Une fille noire qui sentait fortement le parfum à bas prix s’occupait du téléphone. Il lui demanda si elle pouvait lui trouver un numéro téléphonique à Paris en partant simplement du nom de l’abonné. « Pourquoi pas ? » répondit l’employée avec un grand sourire violacé. Elle prit le billet sur lequel il avait tracé « Fargesse Noémie » et commença par potasser un annuaire. Au bout de deux minutes, elle avait trouvé le numéro et le lui laissait composer. La sonnerie retentit deux fois seulement, comme elle attaquait son troisième appel. Noémie décrocha.

— C’est Lambert, murmura-t-il, je te dérange peut-être ?

Elle eut un léger temps de réflexion dont il fut mortifié. L’avait-elle déjà oublié ?

— J’allais partir, dit-elle, on tourne en extérieur et la voiture de la production m’attend devant chez moi.

— Pardonne-moi.

— Où es-tu, je t’entends d’une façon un peu anormale.

— New York.

— Avec la vieille ?

— Oui.

— Voyage de noces ?

— Tu es garce, murmura tristement Lambert. A propos, ton bouffeur de cul est mort.

— Pompilius ?

— Il s’est suicidé deux ou trois jours après la fameuse soirée.

— Il a bien fait, fit Noémie. Néanmoins, tâche de ne pas l’imiter ! Je peux savoir la raison de ton appel ?

— J’ai froid, fit Lambert.

— Couvre-toi.

— A l’âme !

— Tu grelotteras tant que tu vivras auprès de ce monstre.

— Ce n’est pas un monstre, Noémie.

— C’est quoi, alors ?

— Peut-être une sainte. Une chierie, une abomination de sainte, mais une sainte.

Elle éclata d’un rire féroce.

— C’est pour me dire ça que tu m’appelles ?

— Elle n’a pas de vie à elle, poursuivit-il, seulement celles qu’elle s’invente. Jusqu’ici elle n’a existé que pour son cul et pour Dieu.

— Je n’ai pas beaucoup de religion, mais tu aurais pu citer ça dans l’ordre inverse, ricana Noémie.

— Avec moi, elle commence à vivre parce que je suis probablement la première personne qu’elle aime depuis qu’elle est au monde ! Seulement j’arrive tout à la fin, au moment de la fermeture !

— Pardonne-moi, Lambert, mais ça ne me fait pas chialer. C’est tout ce que tu avais à me dire ?

— Oui. Et aussi que mon destin me paraît compromis. J’avais besoin de parler à quelqu’un et comme l’autre nuit tu as prétendu m’aimer… Oh ! et puis merde !

Il raccrocha.

— C’est à vous, le sac bleu, là ? lui cria la préposé comme il atteignait la porte.

Il l’oubliait.

24

Il la trouva assise par terre, au milieu du salon. Comment était-elle parvenue à cette position avec sa hanche malade ? Elle avait retiré de son vase l’énorme gerbe dont la direction de l’hôtel avait décoré la pièce, pour aligner les fleurs sur la moquette, face à elle. Elle puisait dans le tas, de manière à reconstituer d’autres bouquets plus petits en les regroupant par variétés.

— Que faites-vous, Milady ? interrogea Lambert.

— Je prépare des bouquets, répondit-elle sans relever la tête, et j’irai les vendre. Sais-tu que j’ai été bouquetière, autrefois, à Nice ? Mon père était un émigré italien qui avait épousé une lingère rencontrée dans la maison de maître où ils travaillaient l’un et l’autre. Lorsque je suis venue au monde, ils ont perdu leur emploi car on ne tolérait pas les marmots dans la bourgeoisie de l’époque. Maman a ouvert une petite boutique de repasseuse dans le vieux Nice ; mon père l’aidait. Seulement, il était tuberculeux et s’est bientôt mis à cracher le sang. Il est mort de phtisie quand j’avais huit ans.

Elle releva la tête enfin et lui sourit. Son regard était lumineux. Pourquoi avait-il dit à Noémie qu’elle était peut-être une sainte ? Une sainte mythomane !

— Tu n’as pas l’air de comprendre ce que je te dis, Lambert ?

Donc, malgré son égarement, elle se rappelait son nom. Il risqua :

— Je croyais que votre père était notaire près de Valence ?

— Où as-tu pris cette fable ?

Il eut la charité de ne pas insister.

— Je ne sais pas. Peut-être est-ce Pompilius qui me l’a dit.

— Ça ne m’étonnerait pas de lui. Il radotait, les derniers temps. Je pense que le cancer dont il est mort affaiblissait ses facultés mentales.

Elle reprit la composition de ses petits bouquets qu’elle liait en utilisant la tige d’une des fleurs.

— Comme maman ne parvenait pas à joindre les deux bouts, le soir j’allais vendre des fleurs dans les grands restaurants comme le Ruhi ou le Negresco. Je portais un petit costume de Niçoise que ma mère m’avait confectionné car elle était très habile. Mon négoce marchait très bien. Qu’est-ce que c’est que ce sac bleu ?

— Celui que j’ai trouvé à la consigne de la Gare Centrale.

Elle lâcha les fleurs qu’elle tenait. Assise à même le sol, au milieu des végétaux, elle avait une allure de pauvresse avinée sur un trottoir.

— Aide-moi à me relever, mon chéri, murmura-t-elle, il y a quelque chose qui ne va pas.

Il passa derrière elle, glissa ses mains sous les aisselles de Milady et la mit à la verticale sans effort. Elle était si légère !

— Qu’est-ce qui ne va pas, Milady ?

— Dans ma tête. J’ai ressenti comme un vertige, un coup de flou. Pourquoi ces fleurs sont-elles par terre ?

Lambert hésita, mais il se dit qu’avec une femme de sa trempe, il fallait jouer cartes sur table.

— Ecoutez, Milady, depuis hier vous avez des périodes d’absence. Sans doute sont-elles dues à la fatigue du voyage. A certains moments vous vous croyez ailleurs et à une autre époque. Il est impossible de réaliser ce pour quoi nous sommes venus. Il faut savoir déclarer forfait, parfois. D’autant plus que votre ami Ban est mort assassiné. Nous allons retourner en Europe, à Paris. Nous consulterons un grand spécialiste, je connais les noms des plus fameux. Il vous prescrira un traitement qui vous remettra en état. Je vous soignerai bien, vous pouvez avoir confiance en moi.

Elle l’écoutait, pensive.

— Le déclin, fit-elle. Ma grand-mère, la baronne de Chévenac, est morte en enfance. La déliquescence, mon pauvre amour ! C’est curieux, mais je n’ai jamais envisagé une telle perspective. Je me sentais si parfaitement maîtresse de mon esprit. Que mon self-control m’échappe, c’est la fin de tout !

— Ne soyez pas pessimiste, Milady, cela se soigne. Nous ne sommes plus à l’époque de votre grand-mère. Il existe en gériatrie des thérapies remarquables. Seulement, il n’est plus question de mener cette existence aventureuse.

— Déballe ce qu’il y a dans le sac, Lambert !

Il s’exécuta et sortit tour à tour : une forte chignole à main, un jeu de mèches serrées dans un étui de toile, une espèce d’extincteur au bec muni d’un tuyau terminé par une canule, un pistolet enveloppé dans un chiffon huileux, une grosse burette pourvue d’un capuchon de plastique et enfin un stéthoscope médical. Milady examinait chacun de ces objets attentivement, en connaisseuse. Il était évident qu’elle ne se posait pas de questions quant à leur utilité.

— Qui vous envoie ça ? demanda Lambert.

— Des copains de mon pauvre Ban ; le bougre avait tout organisé.

— Ils sont intéressés au coup, ces correspondants new-yorkais ?

— C’est un milieu où personne ne fait rien pour rien, dit-elle.

— Vous connaissez leurs coordonnées ?

— Non ; moins on en sait, mieux on se porte.

— Comment allez-vous leur restituer ce fourbi ?

— Ces outils ne sont pas consignés, plaisanta la vieille femme.

Elle avait retrouvé tout son punch, au point qu’il était difficile de se la remémorer en train de composer des bouquets sur le tapis.

— Milady, je vais retourner mettre ça à la consigne et nous laisserons la clé au concierge, en bas ; peut-être auront-ils l’idée de repasser ?

— Tu les prends pour des branques ? Décidément, tu es un môme innocent. Je crois que je me suis fait des idées à ton sujet. Plagiste, c’était ton lot, petit d’homme. Tu es fait pour louer des pédalos !

— Et vous, pour la maison de retraite ! s’emporta Lambert. Vous me faites trop chier, Milady, avec vos arnaques foireuses et vos délires jamais pareils. J’en ai marre d’écouter vos trente-six mille vies pleines d’amants en rut, de taudis ou de casinos ! A présent, la représentation est finie. Vous devenez gaga, alors on rentre ! Il est l’heure de coucher les vieillards !

Milady écouta la tirade venimeuse sans broncher…. Quand il se tut, elle s’en fut prendre l’un des billets d’avion dans son vanity-case, ainsi qu’une liasse de dollars. Elle jeta le tout sur la table.

— Voilà : billet de retour, fric ! Maintenant tu te tailles, bébé rose, j’ai assez ri. Tu as ton passeport ?

Elle parlait sans colère, presque avec détachement.

— Je ne vous laisserai pas ici dans votre état ! murmura Lambert, douché par la réaction de la vieille.

— Ne t’occupe pas de mon état, minet ! Gâteuse ou pas, j’exécuterai mon numéro, et je le réussirai. Tu la prends pour qui, Lady M. ? Allons, ramasse tes fringues et barre-toi. Tu ne serais pas un peu pédé sans le savoir ? Je n’avais pas encore pensé à cette éventualité.

Il haussa les épaules, alla ouvrir sa valise qui attendait sur un trépied du dressing. Ensuite, il décrocha ses vêtements, les empila du mieux qu’il le put. Il n’avait jamais su faire une valise. Lorsqu’il revint au salon, elle était installée à la table, en train de manipuler les différents ustensiles sortis du sac.

Lambert s’approcha et voulut s’emparer de la chignole. Elle mit la main sur l’outil, mais il le tira à lui et elle le lui laissa prendre.

— Si j’en crois ce machin-là, fit-il, vous allez avoir des trous à percer ? Et si j’en juge à la qualité des mèches, c’est pas dans du fromage que vous les ferez ! Vous allez être mimi tout plein, à vous escrimer sur cet engin, appuyée sur votre canne.

Des larmes lui vinrent parce qu’il venait réellement d’imaginer la scène, de la « voir » et que cette image insolite le bouleversait. Il tomba à genoux devant la chaise de Milady, lui prit les jambes dans ses bras arrondis.

— Pardon, dit-il, ô ma vieille chérie ! Ma jeteuse de sorts ! Je ferai tout ce que vous voudrez.

« J’en étais sûre ! Lui, me quitter, Seigneur ? Tiens, fume ! On s’est trouvés, on se garde ! A la vie à la mort ! A la mienne (de mort), bien sûr. J’ai une canne pour marcher, mais je suis ses béquilles, à lui ! Il est davantage infirme que moi. C’est mon vrai chien d’agrément. J’ai connu un garçon qui me suivait toujours. Me suivait vraiment comme un animal suit un homme. A La Baule. Cette plage infinie ! La plus vaste d’Europe, paraît-il. L’Ermitage. Il se trouvait là en compagnie de ses parents, des gens maniérés. Lui, beau comme un dieu, Seigneur, si j’ose Vous dire ainsi. Un grand gamin. Avez-Vous vu le film La Mort à Venise ? Eh bien ! le jeune héros ! Blond, grand, mince, racé. Un jour que je traversais un couloir de l’hôtel, ma jarretelle qui claque ! Vous rappelez-Vous les jarretelles, Seigneur ? Charmant, polisson, mais une plaie ! Je m’arrête pour la rajuster, me croyant seule. Je boutique donc ma petite affaire, et voilà que je m’aperçois que je m’étais arrêtée devant une porte de chambre. Celle-ci s’était ouverte pendant que je m’escrimais sur mes gracieux harnais et le grand gosse dont je Vous parle me regardait comme la chère Bernadette Soubirous devait contempler la Vierge. Il louchait sur ma cuisse et mes dessous froufrou. Pas polisson le moindre ! Non : en extase. « Pardon ! » ai-je très simplement fait en laissant retomber ma jupe blanche à plis. Et c’est alors que le chérubin a commencé de me filer le train, Seigneur. Je me trouvais provisoirement seule à La Baule, le riche industriel qui m’entretenait à cette époque, ne pouvant quitter Paris que pour les week-ends. Je me forçais à de longues promenades au bord de la mer. J’arpentais des kilomètres, les pieds nus dans le sable onctueux. Je marchais en me récitant du Victor Hugo pour qui j’ai toujours eu un culte. Je tenais ça de mon père, petit instituteur de l’Ain que le grand barbu fascinait. Il nous en déclamait des paniers, le soir, autour de la lampe à pétrole. Bordel, ces alexandrins ! « Collaient leurs bouches en pierre aux trompettes de cuivre… Vous vous les racontez en montant, les marées. » Les vers, il n’y a rien de plus tenace. Ça vous reste dans la mémoire, votre vie durant, et ils y grouillent comme les autres, les vers de charogne. Je Vous reprends l’admirable garnement blond, aux longs cheveux ondulés, à la chemise garnie de dentelle, sorte de Jocelyn effarouché, qui me suit sur le sable. Me suit avec la douce obstination d’une ombre. M. suit comme si sa jeune vie en dépendait. Je marchais d’une allure unie. J’entendais le chuintement de son pas dans le sable humide qui répondait au mien. Parfois, feignant de contempler le large, je m’arrêtais. Il s’arrêtait également et lui aussi regardait la mer. Je repartais, il repartait. J’ai marché de la sorte presque jusqu’à Pornichet. Lorsque j’ai fait demi-tour, assez brusquement, nous nous sommes croisés. Je lui ai souri. Il m’a saluée d’un signe de tête. Puis il a fait demi-tour aussi. C’était amusant de lire ses empreintes derrière les miennes en rebroussant chemin. Elles s’estompaient peu à peu, brouillées qu’elles étaient par les piétinements des enfants. Le soleil me projetait son ombre. Parfois, sa chevelure dansante me dépassait ; comme s’il s’en rendait compte, il ralentissait. J’étais vannée en arrivant sous ma tente de toile, devant l’Ermitage. Ivre de soleil et de fatigue, je me suis allongée sur mon transat. Mais, comme je ne le voyais plus, je me suis relevée au bout d’un moment. Il était assis en tailleur à deux mètres de là, tourné vers ma frêle cabane. Je lui ai fait signe de me rejoindre. Il l’a fait avec un maximum de discrétion, afin de ne pas attirer l’attention des autres pensionnaires de l’hôtel, se déplaçant à genoux, très lentement, comme s’il suivait le cheminement d’un insecte ou d’un petit crabe égaré là. Lorsqu’il a été sous ma tente, il est resté assis sur ses talons, me regardant avec des yeux d’infini. Je ne savais que faire, Seigneur. Tout cela était si intense et si pur à la fois. Le sucer ? Il n’y pensait pas. Lui montrer ma chatte ? Mes poils lui auraient fait peur. La toison d’une femme terrorise un puceau. Pour lui, c’est cela le sexe : ce triangle de fourrure humaine. « Comment vous appelez-vous ? » l’ai-je questionné. Il m’a fait comprendre par une mimique qu’il ne parlait pas le français. Il était danois. Nous avons échangé quelques mots d’anglais qui n’ont fait que rompre le sortilège. Et puis l’aboyeur du palace s’est mis à arpenter la plage en criant mon nom : l’industriel qui m’appelait chaque jour pour me dire qu’il m’adorait et s’informer si je m’amusais bien. Ils sont cons, les payeurs. Race de cocus, n’est-ce pas Seigneur ? Comment voudriez-Vous qu’on ne les méprisât point ! »


Lambert montra ce qu’il tenait pour un extincteur.

— C’est pour quoi faire, ce machin ?

— Il y a dedans de quoi endormir tout le Waldorf, répondit Lady M.

Il approuva.

— Je crois avoir compris le processus.

— Raconte !

— Avec la chignole on perce un trou dans l’appartement du collecteur de fonds. On y introduit le bec de la bombe de gaz et on endort les occupants ?

Il montra l’énorme burette.

— Et ça ?

— Pour dissoudre les serrures. Ici, elles sont magnétiques et fonctionnent avec des cartes, il n’est donc pas question d’utiliser un passe ou une chose mécanique.

— Parfait. Le pistolet, c’est pour jouer au cow-boy ?

— Je suppose, mais je ne l’avais pas demandé ; ces messieurs nous l’ont offert en prime.

— Le stéthoscope ?

— Afin de s’assurer que les clients seront bien endormis. Appliqué contre une cloison, il amplifie les bruits. Quand tout sera silencieux, je pourrai opérer.

— Mais c’est admirable ! fit Lambert. Ainsi donc, nous demanderons à la réception le numéro de la chambre occupée par le caissier. Après quoi nous nous installerons dans le couloir pour percer notre trou et vaporiser notre gaz. Puis nous ferons fondre gentiment la serrure. La voie étant enfin libre, nous n’aurons plus qu’à aller prendre le fric ! Dans un album de Tintin, ça fonctionnerait sûrement, Milady, mais dans le palace le plus fameux de New York ?

Elle lui décocha un regard apitoyé, à la limite du mépris.

— Pourquoi crois-tu qu’un mec a touché cinquante mille dollars dans cet hôtel, petit homme ? Un type des réservations. Ah ! je vois que ça s’éclaire dans ta tête de linotte ! L’encaisseur que nous attendons n’aura pas n’importe quelle chambre, mais un appartement qui sera contigu aux toilettes de l’étage où il logera.

— Vous avez le numéro de la chambre en question ?

— Non. C’est la seule ombre au tableau ; il n’était pas possible, pour de sottes questions d’ordinateur, de le savoir à l’avance ; aussi devrons-nous monter la garde demain dans le hall à partir de dix heures.

— Pour attendre notre homme ?

— Notre homme et ses gardes. Tu penses bien que les Siciliens ne l’envoient pas seul palper des millions de dollars ! Il y aura de la main-d’œuvre compétente avec lui. C’est elle qui nous posera problème. Il faudra la dénombrer, savoir le plan de logement de chacun.

— Et comment reconnaîtrez-vous le « caissier » ?

— J’ai son signalement.


« Mon Dieu, est-il tendu, ce petit bonhomme. J’ai bien fait de ne pas lui mettre la rate au court-bouillon plus tôt ! Il ne va pas s’arrêter de gamberger d’ici demain. Ça, Seigneur, c’est la nuit blanche assurée ! Si au moins il pouvait se faire dégorger, mais hélas ! la chasteté est de rigueur. C’est le supplice de Tantale, que Zeus condamna à la soif et à la faim ! Le rencontrer, l’aimer, le subjuguer et n’y pas toucher, quelle étrange misère m’avez-Vous infligée là ! Je suis inquiète de ces soi-disant passages à vide que je manifeste, selon lui. Me mentirait-il pour m’induire à renoncer ? C’est bien possible. Pourtant il y avait ces fleurs sur le tapis… Il va falloir que je me surveille, Seigneur. Si le cas échéait, de grâce, arrachez-moi à ce maléfice de l’âge ! Ne me laissez pas sombrer sottement dans l’obscurité de l’esprit. Gardez-moi mon présent intact, doux maître de l’Univers. Je l’aime tant, ce présent ! Il est si rayonnant. Vous allez voir, cher Dieu-à-moi : nous allons réussir ce coup en champions, le môme et ma pomme. Ensuite, je raccroche, juré promis, je crache par terre ! On se la coulera douce avec Lambert, ma Villa Carmen, mes amours ! Le soleil, la mer, ce con de muezzin qui nous casse les couilles avec son 33 tours ! J’oublierai Pompilius. A la place de sa chambre, je ferai aménager une salle de projection où nous passerons plein de films vachement pornos, je Vous le promets, Seigneur ! Des corsés ! J’en ai vu un où l’héroïne (si j’ose l’appeler ainsi) prend cinq chibres à la fois : un dans la moule, l’autre dans l'œil de bronze. Plus deux autres sous les aisselles, sans préjudice de celui qu’elle gloutonnait, naturellement ! Ça me fait penser au moniteur de tennis de Lambert qui parvient à tenir six balles d’une seule main ! Faites-moi réussir cette opération, Seigneur et alors là, c’est Lourdes, Vous n’y coupez pas ! Si la comptée est belle, il n’est pas exclu que je Vous fasse bâtir une chapelle dans le parc. Je Vous avais déjà promis une chapelle ? Il me semble que oui mais je n’en suis pas certaine. »


Lambert regardait une fois de plus les ustensiles préparés par les correspondants américains de feu Silvio Ban.

— Ils vous offrent un pistolet dont vous n’aurez pas besoin, seulement ils oublient l’essentiel, déclara-t-il.

— Tiens donc ! fit Lady M. incrédule.

Le jeune homme allait et venait dans le salon, furieux.

— Je vous reprends le déroulement des opérations, Milady. On perce un trou dans la cloison de la chambre. Ou plutôt « je » perce un trou. Vous, pendant ce temps, vous prierez pour que les méchants ne s’aperçoivent de rien. Le trou percé, on leur envoie le gaz. Ce truc est si puissant qu’ils s’endorment recta. Avec cette espèce de burette, vous liquéfiez la serrure et vous entrez, d’accord ?

— D’accord. Et alors ?

— Comment ferez-vous pour ne pas subir vous-même les effets soporifiques du gaz, en fouillant la chambre ?

Elle se rembrunit.

— Touché ! dit-elle. Les enculés !

— Si votre ami Silvio faisait des conneries de ce genre, pas étonnant qu’on l’ait rectifié.

Lady M. était vexée et préoccupée, voire démoralisée. Elle prît sa voix de vieille petite fille pour murmurer :

— Tu vois une solution ?

— Oui, fit Lambert, j’ai fait pas mal de plongée sous-marine et je tiens une minute trente sans respirer.

— C’est largement suffisant, admit Milady ; mais cela implique que tu agisses seul car moi, hélas, à mon âge, je n'ai pas la moindre autonomie.

— J’agirai seul.

Il était plein de fatalisme ; résigné à tout, y compris au pire. Il acceptait de jouer son destin à pile ou face.

— Encore deux objections, Milady, et même trois.

Il commençait à lui faire peur avec ses remarques pertinentes.

— Vas-y !

— Je sais bien que dans un palace de cette classe, les vécés d’étage sont superfétatoires et ne servent que très peu puisque toutes les chambres en sont munies, mais il nous faut envisager qu’une personne souffrant d’incontinence les utilise pendant que nous percerons le mur.

— Nous épinglerons sur la porte l’écriteau « hors d’usage ». Ensuite ?

— Ensuite, pour des raisons de canalisations groupées, il est probable que les waters en question donnent sur ceux des appartements contigus. Si nous injectons le soporifique dans des chiottes, il mettra du temps à remplir son office et peut-être même ne le remplira-t-il pas.

— Tu es vraiment plus que pas con, soupira la vieille femme.

— Je me fais l’avocat du diable, simplement.

Ils gardèrent le silence un certain temps. Milady cherchait une solution au problème évoqué, n’en trouvait pas et bouillonnait de fureur rentrée comme chaque fois que des gens ou des circonstances lui dressaient des embûches.

— Et ta troisième objection, petit d’homme ?

— Elle concerne le personnel et les autres clients de l’hôtel. Vous parlez de faire fondre la serrure d’une porte située dans un couloir que beaucoup de gens empruntent. C’est décider, de façon purement arbitraire que personne ne passera par là au moment critique. De plus, sans connaître grand-chose en chimie, je peux vous assurer que l’acide le plus puissant doit mettre un certain temps à liquéfier de l’acier. Si vous voulez mon avis, Milady, votre machination convient pour un film, mais surtout pas pour la réalité. Elle paraît technique, elle n’est que puérile. Si nous l’appliquions, nous nous ferions prendre comme deux foutraques avant d’avoir eu le temps de compter jusqu’à dix ! Voyez-vous, il est mauvais de vouloir changer de registre en fin de carrière. L’arnaque au compte numéro, c’est cela votre vraie longueur d’onde. Le chantage est un terrain où vous excellez parce que vous avez un pouvoir psychologique immense. Mais ça, c’est un scénario de film pour Verneuil, ma pauvre chérie ! Même des truands chevronnés, des spécialistes du casse ne s’engageraient pas dans cette aventure ! Je vous parle par raison pure. Maintenant, si vous tenez vraiment à ce que nous jouions notre va-tout, allons-y !

— Nous devrions aller déjeuner, dit-elle, tu n’as pas faim, toi ?

— Je meurs d’inanition, admit Lambert.


Ils optèrent pour le restaurant de luxe du Waldorfet commandèrent un repas trop plantureux pour un simple déjeuner, mais cela faisait presque deux jours qu’ils ne s’étaient pas alimentés. Il n’y avait pas beaucoup de clients dans la salle, seulement quelques hommes d’affaires qui parlaient haut, riaient gras et buvaient sec. La climatisation bien réglée les plongeait dans une douce béatitude que renforçait le vin noble qui leur était servi. Ils avaient choisi un grand bordeaux rouge bien qu’ils commençassent par du homard. En attendant d’être servis, ils grignotaient du pain frais tartiné de beurre. Milady paraissait physiquement et cérébralement en forme malgré ses soucis.

Elle réfléchissait fortement et se parlait à elle-même.

— Tu comprends, fit-elle en fin de compte, demain, il y aura dans une chambre de cet hôtel un paquet de dollars gros comme ça.

Lambert se demanda pourquoi une telle perspective allumait sa cupidité. Avec ce qu’elle lui avait montré du contenu de son coffre, elle avait de quoi vivre grassement, encore quatre-vingt-cinq ans ! Pourquoi toujours plus, plus, plus ? Ces gens à fric étaient donc insatiables ? A quoi leur servait de remplir des coffres et des comptes bancaires puisqu’ils ne dépenseraient pas tout ? A la rigueur, il admettait qu’on eût envie d’édifier un empire industriel, mais gonfler un bas de laine ?

— Si vous vous faites pincer, soupira-t-il, ça sera pour rien. Une écuelle un peu plus remplie et que, de toute façon, vous ne finirez pas.

— Pédalo ! lui jeta Milady. On ne va pas s’engueuler encore. Lambert, mais sincèrement, tu as la mentalité pédalo. Une ambition à cent francs de l’heure, assurance comprise.

Elle reprit, pour elle toute seule :

— Des millions de dollars peut-être ? Et je dispose d’une bombe capable d’endormir un régiment, comme dans du James Bond ! Et je puis avoir raison d’une serrure d’hôtel. Il voudrait que, sachant cela, je sois venue à New York pour rien ? Sous prétexte que des gens peuvent circuler dans le couloir au mauvais moment ? Sale pédalo de merde !

Elle leva sa main en repliant les doigts à l’exception du médius.

— Tiens ! Dans le cul, connard ! Dans ton cul de pédale, pédalo !

On leur apporta le homard thermidor. Il sentait bon. Milady cessa aussitôt ses grossièretés pour déguster le mets qu’elle déclara « sublime ». Comme Lambert était désormais habitué à ses sautes d’humeur, il se mit à manger avec ce magnifique appétit que seule donne la véritable faim. Dans l’après-midi, ils se rendirent au Rockefeller Center où Lady M. avait des souvenirs à retrouver. Mais elle se déclara déçue. La librairie française avait fondu (depuis son temps à elle) et du grand magasin d’autrefois ne subsistait plus qu’une maigre boutique. Elle s’assit sur un banc, face au jet d’eau.

— L’arnaque, fit Lambert, ça vous est venu comment ? Le soleil se découpait en immenses projections géométriques, à cause des gratte-ciel. Milady était assise dans l’ombre et Lambert dans la lumière. Un groupe de Japonais photographiaient les jeux d’eau et un jeune rabbin récitait des prières sous son grand chapeau taupé noir. Des gamins se poursuivaient en patins à roulettes. A quoi ressemblait une enfance à New York ? Quelle sorte de souvenirs laissait-elle ? Lambert évoqua sa province où se dressaient des clochers, des vieilles maisons, des monuments aux morts kitsch à pleurer… Il se remémorait des fontaines aux margelles moussues, des places du dimanche sombrant dans des torpeurs. Il avait déjà oublié sa question lorsqu’elle répondit :

— Le jeu.

— Pardon ?

— Tu me demandes ce que furent mes débuts en arnaquerie, je te réponds : le jeu. J’étais l’amie d’un voyou parisien : Marcel. Il flambait à mort dans des bistrots du dix-huitième, avec d’autres malfrats de son acabit. Pendant qu’il tapait le carton dans les arrière-salles, je lisais à une table, derrière ses adversaires. Il y avait des trous habilement aménagés dans mon A Tout Cœur qui me permettaient de voir leur jeu à la dérobée. On avait institué un code avec Marcel. Une toux, un raclement de gorge, un éternuement, un sifflotement, un air fredonné, correspondaient à des indications. Il gagnait souvent, il gagnait trop. Ses potes, qui n’étaient pas en panne de cervelle, ont fini par se gaffer de la chose et par exiger mon éviction. Marcel l’a mal pris. Messieurs les hommes ont castagné et Marcel a dérouillé plein la gueule. J’en ai profité pour le laisser quimper ; c’était une cloche de demi-sel qui me tirait comme un branque. Par la suite, je me suis expliquée dans les casinos avec le marqués de Santa Blanca, un grand d’Espagne. Alors là, ça a été du grand art ! Et comme sabreur, pardon : le top niveau ! Mais pour ce qui est de l’arnaque pure et simple, je dois dire que je l’ai inventée toute seule ; au moment où les cartes de crédit ont débarqué sur le marché. Vois-tu, mon ange chéri, petite cause grand effet. Tout a débuté à cause d’une erreur de secrétariat d’une de ces fameuses maisons. J’ai trouvé un jour dans mon relevé de compte, un autre relevé qui ne me concernait pas et qu’une dactylo distraite avait joint au mien par inadvertance. Il était destiné en fait à un agent de change parisien. Sur la feuille du bonhomme, on trouvait la liste des dépenses qu’il avait réglées par le truchement de cette maison de crédit : des hôtels, à Londres et à Bruxelles, des boîtes de nuit, des boutiques féminines. Pour qui connaît un peu l’existence, il était pratiquement certain que le type avait mené la grande vie avec une maîtresse. Il puait l’adultère, ce relevé. Pour me marrer, j’ai appelé le gars au téléphone et j’ai commencé à lui flanquer les foies. C’était bien, l’Hôtel du Parlement ? La dame avait été heureuse du cadeau acheté chez Van der Plume ? Elle s’était éclatée, au Carnaval de Minuit ? Le pauvre diable n’était pas un combatif. Tout de suite écroulé, vaincu, proposant la ferme et les chevaux pour prix de mon silence. Je lui ai épongé un max. »

Elle se tut. Puis elle lâcha sa canne et, quand Lambert la lui eut ramassée et qu’il la lui tendit, il comprit à son regard voilé que Milady avait cessé d’être présente.


Il attendit longtemps qu’elle reprenne ses esprits, mais elle restait comme inconsciente ; il avait beau lui parler, lui chuchoter des mots tendres à l’oreille, elle ne réagissait toujours pas. A plusieurs reprises, il tenta de l’arracher à leur banc, elle résista par la pire des forces, la plus sinistre : celle de l’inertie. Il eût fallu qu’il la chargeât sur ses épaules mais il n’osa le faire ; alors il abandonnait momentanément la partie et attendait, se disant qu'elle finirait bien par sortir de sa léthargie. Au bout d’une heure, la situation étant inchangée, il s’approcha d’un couple de jeunes Français, probablement en voyage de noces, et leur demanda de l’assistance. D’assez mauvaise grâce, l’homme l’aida à porter Milady jusqu’au bord du trottoir, puis à la charger dans le taxi que sa fraîche épouse venait de stopper. Le Waldorf se trouvant proche du Rockefeller Center, le chauffeur, un Chinois, maugréa. Lambert le fit taire en lui allongeant un billet de dix dollars.

— Tu jettes l’argent par les fenêtres, fit Milady.

Elle venait de récupérer, une fois de plus. Il ne prit presque pas garde à cette résurrection. Désormais, l’entendement de Milady ressemblait à ces torrents pyrénéens qui coulent tantôt à ciel ouvert, tantôt dans de mystérieuses gorges souterraines. Il se demandait s’il convenait de la montrer d’urgence à un médecin new-yorkais. Il avait entendu dire que les prestations médicales sont compliquées aux Etats-Unis, aussi préféra-t-il remettre la chose à leur retour en Europe. Sitôt que Milady fut installée au salon, il descendit avec leurs billets d’avion pour demander au concierge de leur réserver des places sur un vol du lendemain. L’homme aux clés d’or fit le nécessaire et lui annonça qu’ils auraient deux places en first à bord de l’avion de Paris qui décollait à 19 heures 30. Ce laps de temps parut interminable à Lambert. New York lui faisait horreur, abordé dans de telles conditions. Il prévint la réception de leur prochain départ et monta rejoindre Milady.

Dans le courant de la journée, elle eut des alternances de flou et de parfaite lucidité, au cours desquelles elle s’obstinait à échafauder des plans plus ou moins filandreux concernant « l’opération » du lendemain.

En fin d’après-midi elle s’endormit profondément dans son fauteuil et Lambert alla regarder la circulation depuis leur fenêtre. Les taxis jaunes composaient apparemment un bon tiers du trafic. Un policier à cheval, terriblement anachronique dans cet univers de verre et de béton, passait le long du flot grondant. Les enseignes déjà allumées clignotaient. On sonna à la porte et un groom lui remit un télégramme qui venait de parvenir à son nom qu’on avait orthographié « Crassier » au lieu de « Crissie ». Il lut : « Rappelle-moi d’urgence. Noémie. »

Il fut stupéfait. Comment diable savait-elle son adresse à New York ? Il ne lui avait pas parlé du Waldorf lors de la brève communication du matin.

Comme il possédait une mémoire d’ordinateur, il avait gardé en tête le numéro recherché par la petite postière noire. Cette fois-ci, la sonnerie carillonna longtemps avant que Noémie ne décroche.

— Je n’entendais pas sonner, s’excusa-t-elle, je prenais un bain avant d’aller me coucher.

— Quelle heure est-il à Paris ?

— Cela pourrait être un titre de roman, fit-elle. Bientôt minuit.

— Comment as-tu obtenu mon adresse ?

— En envoyant le même message aux vingt plus grands hôtels de New York : je sais que sainte Blandine a des goûts de luxe.

— Ca a dû te ruiner ?

— Penses-tu, c’est Antenne 2 qui casque !

— Tu as quelque chose à me dire ?

— Tout, mais rien de particulier.

Un silence sifflant se fit. Lorsqu’il devint insoutenable, elle parla :

— Lors de ton premier appel tu as prétendu que ton destin te semblait compromis et que tu avais besoin de me parler. Mais tu n’as rien dit.

— On parle quand les mots vous viennent, s’ils ne viennent plus, on ferme sa gueule. En t’appelant, tout à l’heure, j’ai compris que je n’avais rien à te dire, ni à toi ni à quelqu’un d’autre.

— Peut-être à elle ? suggéra Noémie, gravement.

— Non, pas elle puisque c’est d’elle qu’il s’agit.

— Qu’est-ce qui te séduit chez cette vieille ? Car tu es séduit, n’est-ce pas ?

— Pire : dépendant. Pour piger mon cas, il faudrait être un sacré psychiatre.

— Il y a longtemps que tu connais « ta tante » ?

— Bonne question, répondit Lambert.

Elle ne lui était jamais venue. Il se livra à un rapide calcul et annonça :

— Cinq semaines !

— Seulement ! s’écria Noémie. Je croyais que ça durait depuis des années, vous deux ! Cinq semaines, mais ça va te passer, crétin ! Il s’agit d’une crise, d’une mauvaise fièvre, d’une maladie mal soignée ! Tu la baises ?

— Tu es folle !

— Pourquoi pas ?

— Toi, tu t’es bien laissé lécher la chatte par un vieux birbe du même âge, n’est-ce-pas ?

Mais elle refusa le combat qui lui était proposé.

— Je crois comprendre ce qui se passe, reprit Noémie : elle t’épate. Elle t’a à l’esbroufe. Tu es subjugué par sa personnalité. Mais tu vas te réveiller, mon grand. Tu éprouves les premiers symptômes puisque te voilà mal dans ta peau. Quand rentrez-vous ?

— Nous reprenons l’avion demain soir.

— Pour Paris ?

— Oui.

— On devrait se voir. Entre nous aussi, il se passe quelque chose de pas ordinaire.

Il se dit qu’elle l’aimait probablement, mais que lui ne l’aimait pas. Il n’attendrait jamais rien d’elle, sinon de la sauter sans trop se compliquer la vie. Ce qu’il ressentait confusément, c’était le besoin de lui « vendre » Milady. Noémie la haïssait et, pour une raison qui lui échappait, il souffrait de cette haine.

Il promit de l’appeler à son retour en France et prit congé d’elle assez froidement. L’ombre envahissait la pièce bien que la nuit fût pour beaucoup plus tard. Les gratte-ciel interceptaient le soleil à compter d’une certaine heure. Milady dormait toujours, d’un sommeil d’enfant sage. Lambert aurait pu en profiter pour aller faire un tour, mais il préféra rester, redoutant qu’elle s’éveille en état d’amnésie. Il s’étendît tout habillé sur le lit où il s’endormit à son tour.

25

« Voilà, Seigneur, je Vous parle sans détour. Ça s’est passé de la triste façon suivante : maman était fille mère, ça, je ne Vous l’apprends pas. La Veillée des Chaumières ! Elle avait été placée comme fille de ferme en Normandie. C’était, paraît-il, ce qu’on appelle une belle plante, maman. J’ai une photo d’elle, une seule, qui le prouve, bien qu’elle ne soit pas très nette. Son patron l’a engrossée. Le droit de cuissage sévissait encore dans nos campagnes en ce temps-là. Quand je suis venue au monde, ses maîtres ont consenti à la garder à leur service (sic) à condition qu’elle me mette en nourrice. La Veillée des Chaumières, Vous dis-je, Seigneur. De nos jours, c’est à peine racontable ; d’ailleurs il n’y a qu’à Vous que j’ose parler de cette pauvre histoire. J’ai été élevée par un couple sans enfant qui s’appelait Lelandier. Lui, fabriquait des fourneaux dans un bled nommé Saint-Jean-de-Roche. C’était un excellent artisan et qui confectionnait de bons fourneaux. Il ne faisait venir que la plaque de fonte du dessus, avec les rondelles, tout le reste il le tirait à la main dans de la feuille de 3. Je n’ai jamais su, Seigneur, ce que cette phrase signifiait, mais il la répétait si souvent et avec tant de fierté que je la suppose élogieuse. Nous habitions tout au fin bout du village, près de la corne d’un bois et une source sortait de terre à cet endroit. Son onde en était si pure et si fraîche que tout le pays venait y puiser son eau de table. Un soir d’automne, alors qu’on avait mis le couvert et qu’on attendait le retour de papa Emile, maman Germaine m’a demandé d’aller tirer une cruche à la source. La nuit était tombée et il y avait déjà des étoiles au ciel. Pour moi, la nuit était semblable au jour : j’ignorais la peur. Peur de qui ? Du loup-garou ? A huit ans je n’y croyais plus. Bon, il y avait parfois des bohémiens de passage, qui bivouaquaient sur le champ de mars. Mais ils ne s’intéressaient qu’aux poulaillers et à vendre des paniers. Alors, le soir dont je Vous parle, Seigneur, me voilà partie avec ma cruche. J’arrive à la source, m’agenouille sur la grande pierre plate bordant l’espèce de cuvette dans laquelle elle tombait en une menue cascade. Je tends ma cruche sous le jet limpide. Maman Germaine me recommandait de ne pas puiser dans la cuvette car il y avait des têtards dedans. Ca glougloutait dans la cruche de grès. Et d’un coup, je sens une présence derrière moi. Je vais pour me retourner, mais un bras puissant me saisit sous le cou. Impossible de hurler. Une main se faufile d’autorité entre mes cuisses, remonte un peu le long de mon ventre et m’arrache ma culotte. Puis de gros doigts caleux redescendent sur mon minou pour le tripoter. L’homme soufflait fort par le nez, comme un chien qui déterre une taupe. Ses méchants doigts rentrent dans ma fente, me faisant un mal atroce. Et puis voilà qu’ils me laissent. J’entends fourgonner, sur le côté. Brusquement, mon agresseur place un sac à pommes de terre sur ma tête. Le bras qui me tenait par le cou se dégage pour permettre au sac de descendre jusqu’à ma taille. Quand ça a été fini, l’homme m’a empoignée à bras-le-corps et m’a conduite dans le bois. Une fois dans les fougères, il m’a fait agenouiller, les genoux loin l’un de l’autre. Sa sale main rugueuse revient malaxer ma petite chattoune ; mais elle n’est pas seule ! Une grosse affaire lisse se met à me chercher le trou, pousse, pousse. L’homme s’arrête pour se cracher dans la main et mouiller son énorme truc rond. Et il recommence son manège. Je crie dans mon sac ! J’ai mal dans tout le ventre. C’est comme si un animal avait pénétré en moi. Je suis en feu. Le monde s’écroule. C’est trop intense, trop douloureux, je perds conscience. C’est maman Germaine qui m’a retrouvée, un quart d’heure plus tard, inquiète en ne me voyant pas revenir. Mon viol a fait un foin de tous les diables dans la contrée. Maman Germaine m’a conduite chez le vieux docteur Gonhon, qui portait une barbiche blanche et des lorgnons retenus à sa boutonnière par un lacet noir ; pendant ce temps, papa Emile, rentré peu après, allait prévenir les gendarmes. Le lendemain, on a arrêté un vagabond à vingt kilomètres de là. Un vieux type à peu près idiot, mais comme des gens l’avaient rencontré loin de Saint-Jean-de-Roche à l’heure de mon viol, il a fallu le relâcher. Moi, j’ai été la petite héroïne qu’on plaignit pendant quelques jours. C’était à qui viendrait prendre de mes nouvelles et m’apporterait des gâteaux. Et puis on s’est lassé et on m’a traitée de petite salope aux instincts pervers. Mes copines d’école ne me parlaient plus, leurs parents leur ayant interdit de me fréquenter. Les garçons se foutaient de moi. Ils arrondissaient l’index et le pouce de leur main gauche, et y faisaient aller et venir leur index droit pour mimer un colt, Seigneur, ces petits misérables, fils de putes et d’enculés ! Cette affaire m’a tellement traumatisée, et pour toute la vie, que je n’ai jamais pu, par la suite, me laisser faire l’amour par un homme, sinon par Pompilius, et encore n’était-ce pas le vrai amour avec intromission normale, mais un savant bricolage. Ma vie sexuelle, Seigneur, ç’a été ce monstrueux coup de queue près de la source de Saint-Jean-de-Roche. Le reste, je l’ai rêvé, inventé. J’ai joui par l’imaginaire, me payant le luxe de jouer les femmes dépravées. Les hommes étaient fous de moi, ils se roulaient à mes pieds, léchaient mes godasses, mais n’avaient droit qu’à des promesses et à des insultes. Je racontais aux uns ce que je croyais avoir fait avec les autres, pour les exciter davantage. Garce, je l’aurai été au-delà des limites ordinaires, doux et miséricordieux Seigneur. Par vengeance contre le sexe masculin. Je n’ai approché la jouissance physique qu’avec mon pauvre Roumain ; ses manières distinguées m’avaient en partie apprivoisée. Malgré cela : impossible d’aller jusqu’au bout. Dès qu’un mâle dégainait sa queue, je me retrouvais la tête dans un sac et le pot défoncé, alors je le congédiais de la pire manière. Voilà, Seigneur, la vérité. Vous la saviez, évidemment, gros malin que Vous êtes, mais il était bon qu’elle sorte également de mon cœur. Disons qu’il s’agit cette fois d’une confession. Voilà : Vous venez de m’entendre en confession, Seigneur. Puisqu’on se dit tout, laissez-moi Vous avouer encore ceci : Lambert est le seul homme de Votre putain de planète qui m’ait fait envie. Je voudrais pouvoir recevoir sa bite en moi jusqu’aux roustons, Seigneur ! Et même les faire rentrer également, avec un chausse-pied si besoin était ! J’aimerais prendre son foutre sur tout mon corps, y compris dans mes cheveux ! Je voudrais lécher chacun de ses orteils, lécher sa langue, lécher son trou du cul ! Seulement je vais avoir quatre-vingt-six ans, bordel de Dieu ! Lui vingt-cinq ! Mais je l’aime, Seigneur ! C’est lui que j’ai passé ma saloperie de vie à attendre, à attendre avec ferveur, comme certains Vous attendent, Vous ! Ô Seigneur ! Je lui offre cette navrante existence ratée par la faute d’Emile Lelandier. Car c’est lui qui m’avait violée, tu parles ! Son souffle de goret, quand il soudait, je le connaissais bien ! Et son sac ! Il en avait toujours un avec lui, roulé sous son bras pour ramasser n’importe quoi : des châtaignes, des champignons, de l’herbe pour les lapins. J’ai même cru que ce détail le ferait prendre ; mais non, personne n’y a pensé, sauf bien sûr maman Germaine qui s’est mise à me détester après ce coup-là ! Les gens sont des salauds empêtrés, Seigneur. Ils ne savent pas faire, ne sauront jamais. Il y a un malentendu à la base. Quelle idée Vous a pris de créer cette sale engeance ? Ô Seigneur ! Ô Seigneur ! Ô Seigneur ! J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour les faire chier, tous ! Du moins le plus grand nombre d’hommes possible. J’aimerais leur couper le sexe et constituer un Himalaya sanguinolent de bites sectionnées. Jurez-moi que Vous n’êtes pas un homme, Seigneur, afin que, ma mort venue, je puisse aller m’asseoir à Votre droite sans serrer les miches ! »

Le cri de Lady M. réveilla Lambert. Il se dressa sur le lit et l’aperçut, accrochée à son fauteuil, son bon genou en terre, l’autre à la dérive. Elle se signait si fort que sa main produisait un bruit sourd contre son front, sa poitrine et ses épaules.

Le salon était éclairé par les enseignes de la rue, car il n’avait pas fermé les rideaux avant de s’étendre.

— Il faut venir vous coucher, Milady, grommela-t-il, ensommeillé.

Elle ne l’entendit pas. Il voulut l’aider à se relever, mais elle résista farouchement. Elle était crispée et formait un bloc compact. Alors il s’assit dans le fauteuil et se mit à lui parler à voix basse et douce, espérant que les paroles se faufileraient jusqu’au point de veille de sa lucidité, probablement enfouie dans son esprit perturbé.

Lady M. dit :

— Pardonnez-moi, mon Père, parce que j’ai péché.

Elle continuait de se signer avec violence. Puis elle interrompit ses signes de croix et commença :

— Mon Père, je suis indigne de toute absolution, pourtant, je veux Vous confesser ma faute la plus grande qui est le mensonge. Je vis de lui, par lui et pour lui depuis tant et tant d’années qu’il m’a complètement investie et que la vérité n’existe plus pour moi. Ses racines sont en moi comme celles d’une vieille plante ornementale dans son pot. Il ne subsiste pratiquement plus de terre pour les nourrir, mais elles s’alimentent par elles-mêmes. L’origine de cette déviation, mon Père, c’est une très cruelle mésaventure qui m’est arrivée à l’âge de huit ans. Que je Vous dise pour débuter : maman était fille mère. On l’avait placée comme servante dans une ferme, en Normandie ; et comme c’était une belle fille, son patron l’a engrossée. Lorsque je suis née, elle m’a mise en pension chez un couple sans enfant qui s’appelait Lelandier. Lui, fabriquait des fourneaux, et c’était de bons fourneaux lui « faisaient une vie » au point de vue usage. Papa Emile, il m’aimait beaucoup. Il me prenait souvent sur ses genoux, mon Père et, le soir, quand il sortait dans la cour pour pisser dans le renfoncement de la remise, il m’emmenait avec lui, pendant que maman Germaine, son épouse, bassinait mon lit avec une chaufferette. On jouait. C’était moi qui lui sortais la queue du pantalon et qui la lui tenais pendant qu’il arrosait le pied du lilas. Je Vous relate ces détails, mon Père, afin de vous montrer que nous avions des relations affectueuses, lui et moi. Nous habitions au bout du village de Saint-Jean-de-Roche, en bordure d’un bois d’où sortait une source fraîche et limpide dont l’eau avait une foule de propriétés que j’ai oubliées ; mais tous les habitants du bourg venaient y puiser. Un soir d’automne, tandis que nous attendions le retour de papa Emile parti réparer une potagère, maman Germaine m’a demandé d’aller tirer une cruche à la source pour l’absinthe du soir de son mari. Il aimait la boire glacée. Me voilà donc partie pour le bois voisin. J’arrive à la source et m’agenouille sur la grande pierre plate qui la bordait. Ça se met à couler dru dans le pot de grès. Quand tout à coup un bras puissant me fait une clé au cou tandis qu’une grosse main ébréchée fourgonne dans ma culotte qui fermait par des boutons, et me l’arrache. Ah ! si Dieu n’avait pas accordé deux mains aux hommes ils seraient moins dégueulasses. Aussitôt après, mon agresseur me flanque un sac de toile par-dessus la tête, jusqu’à la poitrine. Je pouvais toujours gueuler là-dedans, mon Père ! Une fois aveuglée, muselée et bloquée de l’hémisphère nord, l’homme m’écarte les jambes et me colle son sexe entre les jambes. Moi, ce gros machin lisse et rond du bout, je me dis : « Ça, c’est papa Emile qui me fait une farce. » Mais le voilà qui pousse comme un perdu, tout en m’écartant la chattoune avec ses gros doigts râpeux. La souffrance est terrible, mon Père. Je défaille, je pleure, enfin je m’évanouis. C’est maman Germaine qui, inquiète de mon absence prolongée, est venue à la source et m’a retrouvée. Ce chabanais dans la région ! Les gendarmes sont venus. Moi, je pensais qu’ils arrêteraient papa Emile, à cause du sac ; il en avait toujours un, roulé sous le bras, pour ramasser des choses en cours de route. Mais personne n’y a pensé, sauf maman Germaine qui a tout compris et s’est mise à me détester, la carne. Ma vie est devenue un enfer. Elle faisait courir le bruit que j’avais de mauvais instincts et le village m’a mise en quarantaine. Cette épouvantable chose m’a donné la haine de l’homme, mon Père. Par la suite, je me suis vengée autant que j’ai pu. Mais aucun mâle ne m’a plus jamais pénétrée. Je les excitais et, quand ils bouillonnaient de désir : adieu Berthe, va te branler ! Même l’homme avec qui j’ai vécu plus de vingt ans, n’a jamais eu le droit de me posséder. J’ai accepté mille caresses, et il savait les prodiguer, le chéri ! Mais la bite dans le cul, mon Père, pas une seule fois. Alors, comme mes sens me tourmentaient, j’ai copulé dans l’imaginaire. J’ai tout vécu par la pensée. Des coïts chimériques, mon Père ! Des partouzes impossibles, des poses irréalisables, des perversions inavouables ! Ah ! je l’aurai fait fumer par la pensée, mon cul, mon Père ! Si ce dévergondage de l’esprit a offensé le Seigneur, qu’il me le pardonne ; intercédez pour moi. Et qu’il me pardonne aussi l’amour vrai que je porte à mon petit Lambert, mon Père. Lui, oui, j’aurais voulu le prendre en moi. A cause de lui, je serais tentée de pardonner. Ah ! mon Père, si l’on me proposait d’échanger mon âme contre la jeunesse, comme au docteur Faust, ce que j’accepterais ! Ah ! mon Père, mon Père, être à lui une fois, une seule, et puis mourir ! Et puis mourir ! »

Elle appuya son front contre l’accoudoir. Lambert posa sa main sur la nuque de Milady et ils restèrent longtemps ainsi abîmés dans la bouillie lumineuse des enseignes.


Au petit matin, Milady quitta son étrange posture de pénitente estropiée en geignant et se traîna jusqu’au lit sans l’aide de sa canne. Elle se dévêtit à moitié, se coucha. pria et se rendormit. Lambert fit sa toilette de bonne heure sans la réveiller. Il s’habilla et descendit prendre le petit déjeuner. Depuis l’avant-veille, ils menaient à New York une existence totalement décousue à cause des « absences » de Lady M. Ils auraient pu se trouver n’importe où, dans n’importe quel palace, l’Amérique n’intervenait pas dans leur vie présente. Lorsqu’il eut avalé un substantiel breakfast, il s’enquit d’un drugstore et se rendit au département pharmacie du magasin. S’adressant à un vieil homme de couleur vêtu d’une veste blanche et portant un nœud papillon, il lui expliqua qu’il voulait acheter un diurétique à l’intention de sa mère qui faisait de la rétention d’urine… Le pharmacien regretta de ne pouvoir lui en remettre, les médicaments n’étant délivrés que sur ordonnance médicale. Après quelques tergiversations, Lambert finit par obtenir une anodine décoction qu’il emporta, faute de mieux. Il n’avait pas prévenu Lady M. de leur retour brusqué en Europe et craignait un refus catégorique de sa part. Comme il traversait le hall du Waldorf, son attention fut attirée par l’arrivée de quatre hommes très bruns, vêtus de costumes provinciaux. Un pressentiment convainquit Lambert qu’il s’agissait des individus pour lesquels ils avaient fait le voyage, Milady et lui. L’un d’eux portait une tache fauve, couverte de poils à la joue droite. On eût dit qu’on avait découpé un morceau de fourrure pour le lui coller sur le visage. Il se souvint que, l’avant-veille, lorsque Milady s’était fait donner le signalement du « caissier » par Silvio Ban, il avait été précisé une particularité sur une joue de l’homme. Celui-ci était mieux vêtu que ses compagnons et montrait de l’autorité. Un presque vieillard, minuscule, faisait partie du quatuor. Il était le seul à porter un chapeau. L’homme à la tache velue ressemblait à Tino Rossi, il avait, comme le défunt chanteur, le cheveu plaqué et de l’embonpoint. Les deux accompagnants semblaient plus jeunes. Leurs visages étaient durs, avec cette farouche arrogance des timides méchants. Lambert musarda devant une table chargée de revues. Lorsque le garçon de la réception prit des clés pour escorter les arrivants, il s’avança le premier jusqu’aux ascenseurs et s’arrangea pour monter juste derrière eux. Les hommes ne prenaient pas garde à lui et parlaient en dialecte sicilien. L’employé de l’hôtel qui avait palpé une prime pour loger le « caissier » à côté des toilettes avait bien fait les choses : les Italiens se trouvaient au même étage que Milady et disposaient d’une suite située à trois portes de la sienne.

Lady M. dormait toujours, épuisée par sa nuit de pénitence. Alors Lambert fut brutalement inondé par une certitude : il allait exécuter le coup tout seul et le réussir. Cette décision lui vint à l’improviste. Une seconde plus tôt elle ne lui effleurait même pas l’esprit. C’était comme si un courant brutal le traversait. Il avait déjà ressenti cette sensation chez le prince Mouley Driz, le soir où il avait dérobé le diadème. Tout lui parut clair, facile, sans risque. Il fit l’obscurité complète dans l’entrée de la suite, entrouvrit la porte d’un centimètre à peine, mais c’était suffisant pour qu’il pût observer celle des Siciliens. Il amena une chaise et s’y assit à l’envers, face au dossier sur lequel il appuya ses bras. Il pouvait attendre des heures ainsi. Ce poste de guet lui permit d’étudier les allées et venues du couloir. A vrai dire elles étaient très ralenties. A cette heure de la journée, le service d’entretien des chambres était terminé (sauf dans la leur, mais il avait accroché le panneau Do not plat). La lingerie était située dans l’autre aile, ainsi que les ascenseurs. Comme les suites étaient vastes, il n’en existait que quatre par pan de couloir, ce qui revenait à dire que seuls deux autres appartements risquaient d’être occupés entre celui des Italiens et le leur. Une heure s’écoula sans qu’il eût aperçu âme qui vive. Un valet de chambre vint frapper à la porte située face à la sienne. Il entra et repartit presque aussitôt, lesté d’une brassée de vêtements à repasser. Vingt minutes s’écoulèrent encore et les occupants de la quatrième suite, un vieux couple germanique, s’en fut, bardé de guides touristiques et de matériel photographique.

De temps à autre, Lambert abandonnait quelques secondes son poste pour aller regarder Lady M.. Elle continuait de dormir et ce calme sommeil le remplissait de joie. Il aurait voulu qu’elle dorme toute la journée afin qu’il puisse « opérer » en paix et aussi pour qu’elle guérisse de cet ébranlement cérébral qu’il attribuait au décès dramatique de Pompilius. Pendant son interminable attente, il repensait à la confession de Milady au cours de la nuit. Elle racontait tellement de choses contradictoires qu’il se demandait s’il y avait un fond de vérité dans cette histoire de viol et s’il était plausible que cette femme, apparemment dépravée, n’ait jamais fait toutes ces choses érotiques dont elle se vantait.

Lors d’un de ses trajets au lit, il prit le faux extincteur sur la table, ainsi que le sac de toile bleue ayant servi au transport du matériel. Quand il revint s’asseoir, il entreprit de percer un trou dans un angle du sac au moyen de son canif à ongles. Après quoi, il plaça l’extincteur dans le sac et fit sortir la canule couronnant le bec de la bombe de gaz par l’orifice qu’il venait d’aménager.

A midi trente, les quatre Siciliens commandèrent un repas dans la chambre, ce qui provoqua un petit ballet de maître d’hôtel, de serveurs poussant des tables roulantes chargées de vaisselle et de cloches en métal argenté. Lambert se dit que cette dînette intime laissait présager l’imminence d’une visite. Les quatre occupants de la suite préféraient ne pas quitter les lieux avant leur rendez-vous. Peut-être se trompait-il, mais il « sentait » les choses ainsi.

Le repas dura plus d’une heure et il en perçut les échos. Un sommelier rapporta un magnum de Dom Pérignon. Ensuite, le ballet des serveurs reprit, mais pour emmener les tables et la vaisselle. Puis le calme se rétablit. Une nouvelle heure s’écoula encore avant que ne surgissent trois hommes en provenance des ascenseurs : un groom et deux individus aux mines neutres. L’un était gros, il avait un costume beige clair et une chemise bleue à col ouvert ; l’autre faisait avocat marron et coltinait un attaché-case extra-plat. Lambert se demanda si les millions de dollars annoncés par Milady pouvaient tenir dans un aussi faible volume. En tout cas, il sut que ces visiteurs étaient les convoyeurs de fonds. Son instinct était affûté ; il disposait d’un sixième sens nouveau pour lui : celui de la clairvoyance.

Le groom sonna à la porte des Siciliens. On ouvrit. Quelqu’un lui remit un pourboire et il disparut avant que la porte se soit refermée sur les arrivants.

Lambert reporta sa chaise au salon et passa dans la chambre. Lady M. s’éveillait. Elle avait le regard lucide.

— Quelle heure est-il ? s’informa-t-elle.

— Six heures du matin, mentit Lambert, je vais vous aider à passer dans la salle de bains.

Il la prit dans ses bras. Elle noua ses bras à son cou.

Il la baisa sur la bouche.

— Je t’aime ! chuchota-t-il.

C’était la première fois qu’il osait la tutoyer. Les yeux de Lady M. s’emplirent de larmes.

— Mon tout petit, balbutia-t-elle. Mon présent de Dieu. J’ai passé la nuit à ressasser un triste épisode de mon enfance. Le moment est venu pour moi de te le raconter. Mais je t’ai tellement dit de choses que tu ne le croiras peut-être pas !

— Je crois toujours ce que vous me dites, Milady.

— Et quand je me contredis ?

— Je crois à la dernière version.

Il la déposa dans la salle de bains qu’elle ferma derrière lui. Lambert ramassa le sac bleu et sortît, laissant toujours la porte entrebâillée. Il courut jusqu’aux ascenseurs. Les chiffres éteints indiquaient qu’ils ne se trouvaient pas en service pour l’instant. Alors il rebroussa chemin et s’accroupit devant la porte des Siciliens, posant le sac près de celle-ci. Il dégagea la canule et la glissa doucement sous la porte, dans l’épaisseur de la confortable moquette. Elle fut introduite sans résistance. Lambert plongea la main à l’intérieur du sac pour débloquer le bec d’admission. Il perçut un sifflement ténu que seule pouvait capter son oreille avertie.


Son cœur battait à un rythme normal. Il n’éprouvait aucune crainte. Un si grand calme l’impressionnait. Un jour, avec des copains, ils avaient parié de traverser un pont en marchant sur la main courante du garde-fou. Au dernier moment, les autres s’étaient dégonflés. Tremblant de peur, désespéré par son comportement, il avait relevé le défi, se disant qu’il allait périr sottement pour de la gloriole. Et puis, une fois en place, il s’était senti détendu, sûr de soi et tout avait été facile.

À cet instant, il ressentait la même certitude heureuse. Il faisait semblant de chercher un gravier dans sa chaussure pour justifier son arrêt dans ce couloir, mais il « savait » que personne ne surgirait. Parce que c’était un instant « pour lui », inscrit dans le grand livre de son destin et qu’il lui suffisait de vivre « normalement ». Un bruit feutré de conversation lui parvenait, en provenance de la suite 2011. Lambert attendit, fourrageant sottement dans son mocassin. Combien de temps s’écoula de la sorte ? Il n’en avait pas la moindre idée. Tout cela s’opérait en marge, dans une autre dimension. Il prêtait l’oreille au menu chuintement du gaz. La bombe fut vide car elle devînt silencieuse. D’un mouvement rapide, il se rechaussa et arracha la canule. En quatre pas il eut regagné sa chambre. Là, ses jambes se mirent à flageoler. La première partie de l’opération avait réussi, mais le plus périlleux restait à accomplir : pénétrer dans l’appartement. Il n’avait pas confiance en l’acide dissolvant de serrure et il se fiait à ses impressions. Fatalement, l’utilisation de la burette laisserait des traces qui attireraient l’attention. Il alla toquer à la salle de bains.

— Tout va bien, Milady ?

— Très bien, petit d’homme. Je me dépêche ; n’oublie pas que nous devons nous rendre dans le hall pour guetter la venue de nos Ritals !

— Rien ne presse, il n’est que sept heures !

Il devait agir vite pour éviter les complications que Milady ferait naître quand elle vérifierait l’heure exacte. Il décrocha le téléphone et composa le numéro 2011. Mais personne ne répondit bien qu’il laissât sonner longtemps. Combien de temps durait l’effet du gaz soporifique ? Lambert croisa ses mains loin devant lui et fit craquer ses jointures. Cet exercice lui calmait les nerfs.

« Je dois entrer dans la pièce ! il le faut ! Il le faut ! Mais comment m’y prendre ? Il y a bien un moyen ? Oh ! Milady, ma chère vieille sorcière, inspirez-moi ! »

Il invoquait sa compagne alors qu’il aurait pu la consulter, mais ce qu’il attendait d’elle ne pouvait lui être fourni « qu’indirectement ».

Et l’idée lui sauta dessus, comme un chat qu’on n’a pas vu s’approcher bondit sur vos genoux.. Il se rappela que, naguère, le sommelier ayant monté aux Siciliens le magnum de Dom Pérignon, avait pressé le timbre de la sonnette, mais qu’il avait ouvert aussitôt avec sa carte magnétique passe-partout.

Son calme revint. Il reprit le téléphone pour appeler le room-service.

— Ici appartement 2011, annonça-t-il en prenant l’accent italien, vous pouvez nous monter un autre Dom Pérignon en vitesse ?

— Tout de suite, monsieur.

A présent, la chance ou la fatalité se trouvaient programmées. Si le gaz était puissant et que ses effets se prolongent un peu, logiquement le sommelier les subirait dès qu’il pénétrerait dans l’antichambre. Il fallait donc que Lambert se tînt prêt à bondir avant que le serveur n’ait le temps de refermer la porte. Question de fractions de secondes. Lambert ne s’illusionnait pas trop : l’homme aurait probablement le temps de l’apercevoir, et alors tout serait compromis par la suite ! Il se rappela le corps brisé du type à la grosse mâchoire qui gisait dans le patio, un bas de femme enfilé sur la tête. Il en prit un de Milady, et s’en fit une cagoule : Le bas sentait l’odeur de la vieille. Ensuite, il glissa le reste du matériel dans le sac bleu et s’en fut faire le guet à la porte.

Le sommelier survint peu après, tenant son plateau d’une main, à hauteur d’épaule. Il passa devant Lambert et atteignit le 2011. Bref coup de sonnette de politesse. L’homme engagea sa carte dans la fente et poussa. Aussitôt, Lambert s’élança. Il atteignit le sommelier avant qu’il ne soit tout à fait entré dans la pièce ; lui donna une formidable bourrade qui fit basculer l’homme et son plateau. Les verres se brisèrent. Lambert entra, se retenant de respirer et découvrit un spectacle pour film d’aventures. Les six occupants de la suite étaient inanimés ; trois se trouvaient au sol, les trois autres restaient affaissés sur la table. Le gaz tenait les promesses de feu Silvio ! Le sommelier avait pratiquement perdu connaissance au moment où il avait reçu la bourrade de Lambert car il gisait, face au sol, dans des tessons de verre.

Lambert comptait mentalement les secondes, à la façon des apprentis parachutistes :

— Zéro zéro huit, zéro zéro neuf, zéro zéro dix…

Malgré sa volonté de ne pas respirer, il se sentait saisi d’un vertige douceâtre.

Il gagna la table et comprit pourquoi le maigre attaché-case suffisait à coltiner le magot : il ne contenait pas de bank-notes, mais des diamants. Chacun d’eux était enveloppé de papier de soie. Plusieurs se trouvaient déjà déballés. Le vieil homme figurant dans le quatuor des Siciliens devait être l’expert chargé de les vérifier, car une loupe monoculaire se trouvait devant lui, ainsi qu’une petite balance de précision et de mystérieux flacons.

— Zéro zéro vingt et un, zéro zéro vingt-deux…

Il lui semblait qu'il n’aurait plus jamais besoin d’oxygène. Que ses poumons gonflés d’air assumeraient le restant de sa vie.

Il déposa le sac bleu à terre et, méthodiquement ramassa les diamants qu’il enfouit dans ses poches ; veillant à n’en pas laisser un seul.

— Zéro zéro quarante-cinq, zéro zéro quarante-six…

Voilà. Ultime épreuve : ressortir sans être vu. Comme il ouvrait la porte, il perçut un bruit de conversation et la referma aussitôt.

C’était le couple germanique qui rentrait, vanné d’avoir visité New York.

L’homme s’arrêta dans le couloir. Par le judas de la porte, Lambert le voyait renifler. Il parla à sa compagne et dut lui signaler que cela sentait bizarre. Mais elle était trop fatiguée pour s’intéresser au problème et ils pénétrèrent dans leur chambre. Lambert quitta la suite 2011. Le couloir était vide. Il gagna leur chambre sans être vu.

Une fois de retour, il arracha le bas, le remit où il l’avait pris, sortit son peigne de poche et se recoiffa. Il soliloquait, à mi-voix :

— Voilà, c’est fait, mais l’affaire aura des répercussions ; ne serait-ce qu’à cause du sommelier. Il faut faire disparaître ces pierres. Seulement les cacher où ?

En même temps qu’il se posait la question, il avisa la canne de Lady M. appuyée contre le fauteuil. Il la saisit et, la plaçant à la renverse, ôta l’embout de caoutchouc. Chère Milady ! Il enfila les diamants dans le tube, un à un, sans les sortir de leur papier de soie. Il enveloppa même dans du journal les pierres qui avaient été examinées. Lorsqu’elles furent toutes à l’intérieur de la béquille, Lambert continua d’y enfoncer du papier afin de les y bloquer. Il réajusta l’embout et secoua la canne. Rien ne se passa. Par acquit de conscience, il changea de vêtements et s’aspergea d’eau de Cologne pour le cas où l’odeur du gaz aurait imprégné sa personne.

Exténué, il s’allongea dans le fauteuil. Un sanglot déchira sa gorge. Sa victoire le rendait triste. Il avait honte de lui, honte de son courage, honte des hommes. Il repensa avec envie à la plage de Saint-François avec son lagon bleu, ses planches à voile de toutes les couleurs et ses filles dorées qui sentaient l’huile solaire.

Parviendrait-il à échapper aux représailles de la Mafia ? Il savait cette organisation implacable et obstinée. Elle ne se laisserait pas filouter et mettrait tout en œuvre pour récupérer les diamants. D’autres gens savaient : les amis de Silvio Ban qui leur avaient procuré le matériel ; or, tous les hommes parlent un jour ou l’autre, par vantardise ou pour de l’argent. On saurait bientôt, dans la Cosa Nostra, ce qu’était la véritable personnalité de Lady M.

« C’est foutu, Milady ! Le monde n’est pas assez grand pour nous permettre d’échapper à ceux qui, dans quelques instants, vont se lancer à la recherche des pierres. Vous avez voulu l’irréalisable, je l’ai réalisé ; mais vous ne pourrez empêcher l’inéluctable. Nous sommes désormais des morts en sursis. Même si j’allais rendre les diamants, je ne sauverais plus nos vies. Mais cela n’a pas d’importance, vieille chérie. De toute façon, avant de vous rencontrer, je ne savais que faire de la mienne. »

Ainsi, il acceptait les conséquences de l’expédition new yorkaise parce qu’elles s'inscrivaient dans la fatalité de ses jours. Il savourait à sa façon cette maldonne qui le situait, ailleurs, loin de ce qu’il était réellement. Parce qu’il lui avait subtilisé son émeraude, Milady le prenait pour de la bonne graine de filou. Elle n’avait pas compris qu’il s’agissait d’un jeu, comme avait été un jeu, pour lui, l’échange du diadème et, à l’instant, la mainmise sur les diamants de la Mafia. Un simple jeu, pas même un défi à lui-même. Des gamineries de désœuvré. Il appartenait à une génération qui n’attend rien parce qu’elle sait l’inanité des choses. La génération des sacrifiés.

Milady sortit brusquement de la salle de bains en clopinant et vociférant. Elle écumait d’une rage proche de l’hystérie.

— Sale petit con ! Enculé ! Lâche ! Oh ! oui, lâche ! Lâche ! Lâche ! Et encore lâche ! Je te hais ! Je ne veux plus te voir ! Je te conchie, menstrue fétide ! Larve ! Guenille de poubelle ! Vomissure abjecte ! Etron de trottoir ! Lécheur de braguettes !

Elle se tut pour porter les mains à sa poitrine dévastée par l’intensité de sa colère.

— Qu’est-ce qui vous arrive, Milady ? interrogea calmement Lambert, croyant qu’elle traversait une nouvelle période d’égarement.

— Il m’arrive qu’il n’est pas sept heures du matin, mais trois heures de l’après-midi, vermine ! Il m’arrive que tu as tout foutu par terre ! J’ai branché la radio de la salle de bains et j’ai entendu les informations. Il est trois heures vingt, nom de Dieu ! Trois heures vingt, salope !

Elle trépignait, la serviette de bain dont elle drapait son pauvre corps déformé et plissé glissait d’elle, la découvrant largement. Ses seins flasques dont les pointes pâlies pendaient comme deux cabochons, tressautaient lamentablement. On apercevait sa pauvre chatte défrisée et grise fichée entre la large parenthèse de ses cuisses bleuâtres.

« Que c’est triste, un corps de femme ruiné par l’âge », songeait Lambert. Pourtant, un sentiment trouble et inquiétant qui ressemblait à une obscure convoitise naissait en lui. Ces appas à jamais perdus continuaient d’exercer sur le garçon une fascination vénéneuse.

« Suis-je anormal, se demandait-il, pour éprouver ce que j’éprouve ? Ne faut-il pas avoir perdu tout sens commun pour subir cette tentation indécise ? » Le corps de Noémie se superposait à celui de Lady M. Elle n’était que rondeurs, peau de pêche ambrée, fossettes. il était impossible, voire contre nature, de « faire un choix » ; pourtant c’est la vieille qui le fascinait !

Elle continuait de hurler :

— Tu l’as fait exprès, vérole ! Qui sait même si tu ne m’as pas administré quelque soporifique, hier ? Ces enculés de Siciliens sont arrivés et j’ignore où ils crèchent ! Le règlement a peut-être déjà eu lieu !

Il fut tenté de tout lui dire, mais il se contint. Quelque chose l’avertissait qu’il valait mieux lui taire son exploit pour l’instant. Toujours cette intuition impérieuse qui décidait pour lui !

— C’est mieux ainsi, murmura-t-il, bientôt vous me remercierez ! Nous allons partir dans quatre heures, j’ai fait retenir nos places pour le vol de Paris.

Alors elle reprit ses imprécations et il trouvait superbe ce déploiement d’énergie. Sa colère restait jeune, ardente. Tant qu’elle vivrait, il y aurait, quand elle serait lucide, cette flamme haute et claire de feu qui prend, de feu qui s’élance. Depuis qu’elle avait des « absences », il s’était mis à l’aimer pour de bon, à l’aimer tout à fait. S’il avait téléphoné à Noémie, la veille, c’était pour passer un ultime test. Il avait tenté de s’accrocher à la jeunesse une dernière fois. Seulement l’expérience avait tourné en faveur de Lady M. Maintenant qu’elle allait commencer à sombrer, il profiterait de ses dernières clartés ; leur amour serait vécu en pointillé.

— Ne compte pas que je parte ! Même si l’affaire est foutue, je me battrai ! Je ne suis pas venue à New York pour…

Il vint à elle, de plus en plus furibarde et essoufflée ; à elle qui disait le mépriser et le haïr, à elle qui prétendait ne plus pouvoir le tolérer à son côté. Il l’enserra de ses deux bras si forts qui halaient les bateaux sur la plage de Saint-François.

— Tais-toi, soupira-t-il, tu sais bien qu’on s’aime et qu’on va essayer d’être heureux. C’est à cela qu’aura servi le voyage à New York ! Ah ! ma maudite, tais-toi ! Je t’en conjure !

Il mit sa joue contre celle de Milady et la berça. Lambert n’avait jamais bercé une femme. Il éprouvait un plaisir mêlé de désespoir.

— Nous allons refaire les bagages et rentrer, dit-il. Finies, toutes ces sales combines ! J’ai besoin d’arbres et de toi, ma Milady d’amour. Besoin que tu me parles encore, à perte de vue. Besoin que tu me racontes tes souvenirs époustouflants, les vrais et les faux.

Elle acquiesça, soumise. Il l’avait neutralisée.

— Je t’ai promis de te raconter une vérité terrible qui concerne mon enfance, Lambert. Ma mère était fille de ferme. A l’époque c’était ce qu’on appelait une belle plante. Elle plut à son patron qui s’empressa de lui faire un enfant…

— Ne parlez plus, Milady, supplia Lambert.

— Pourquoi ?

— Avant de commencer, vous m’avez dit : je vais te raconter une vérité ! Je ne veux pas savoir quand vous me dites ou non la vérité. Vous êtes un conte de fées, Milady ; il n’y a pas de place pour la vérité dans un conte de fées. Ce que vous alliez me dire, vous le direz une autre fois, sans préambule.

— D’accord, fit-elle, presque soulagée par la décision de Lambert.

Il alla prendre la canne anglaise et la lui glissa sous le bras.

— Maintenant, habillez-vous pendant que je m’occupe des bagages.

Il passa dans l’antichambre et s’activa. Il percevait des piétinements rapides dans le couloir, des appels. On avait probablement découvert son coup de main et c’était l’effervescence. Il s’efforça de n’y pas penser. L’événement devait absolument lui devenir étranger. Il n’existait plus pour lui.

Il avait déjà bouclé sa propre valise quand il entendit la voix plaintive de Milady qui geignait :

— Maman ! Maman ! Maman !

Il se précipita et l’aperçut dans la chambre, nue, mais pressant entre ses jambes une serviette éponge. Elle avait son expression perdue.

— Qu’y a-t-il ? questionna Lambert.

— Maman, j’ai mes règles ! pleurnicha Lady M.

Il vit des traces brunes sur les cuisses de la vieille. L’odeur le renseigna : elle s’oubliait sous elle. Mon Dieu, une telle chose était donc possible ! Lambert ne savait quoi faire. La situation lui semblait désespérée.

— C’est un petit accident, bredouilla le malheureux. Pas du tout ce que vous croyez, Milady. Il faut vous nettoyer.

Il l’obligea à rebrousser chemin pour qu’elle retourne dans la salle de bains. Elle laissait derrière elle, d’affreuses traînées. De retour dans le local carrelé, elle resta immobile, égarée. Elle avait cessé de gémir. Paraissait attendre.

Alors il ôta la serviette souillée qu’elle avait appliquée sur elle, par réflexe, prit un gant de toilette et ouvrit en grand le robinet d’eau chaude du lavabo.

La radio, qu’elle n’avait pas interrompue, diffusait fortissimo du Michael Jackson.

Comme il était en train de la nettoyer, trois hommes surgirent dans la chambre. Il reconnut les deux porte-flingues de « l’encaisseur », un troisième personnage les accompagnait. Les arrivants furent frappés de stupéfaction en découvrant cette vieillarde nue et souillée d’excréments qu’un jeune homme nettoyait avec abnégation.

Lambert se plaça vivement devant Milady.

— Qui vous permet d’entrer ainsi chez les gens ? s’écria-t-il, sincèrement indigné.

L’homme qui escortait les deux Siciliens, un jeune Américain blond et couperosé bafouilla :

— Nous avons sonné, monsieur, veuillez nous excuser ; à cause de la radio, vous n’avez pas dû entendre.

— Non, fit sèchement Lambert, je n’ai rien entendu en effet, que désirez-vous ?

— Je suis le détective de l’hôtel et il s’est produit un vol avec circonstances aggravantes à cet étage.

« Vol avec circonstances aggravantes », se répéta Lambert. Il trouvait l’expression cocasse. Décidément, tout portait un nom. Tout était qualifié, répertorié, classé !

— Qu’est-ce que j’y peux ? s’emporta-t-il.

Il aimait sa mauvaise humeur si sincère. Les autres s’apercevaient bien qu’elle n’était pas feinte, pas plus que n’était feinte la triste position de Milady, ni la merde qu’ils piétinaient sans s’en rendre compte.

— Eh bien, nous voulions savoir si vous aviez vu ou entendu quelque chose d’anormal, reprit le détective.

— Ecoutez, mon vieux, grommela Lambert, ma tante que j’accompagne est en pleine sénescence, comme vous le voyez, et avec la sale besogne que je me tape, je n’ai guère le temps de m’occuper des allées et venues de l’hôtel !

Il jubilait, les sentant convaincus. L’un des Siciliens venaient de découvrir que ses belles chaussures grises et blanches étaient maculées et, furieux, les essuyait après le tapis en tordant les pieds. Peut-être que cette débâcle de Milady allait les sauver, après tout ? Qui donc pouvait croire que cette très vieille femme perdue, enduite de ses excréments, et le pauvre garçon qui l’assistait avec dévouement étaient mêlés à un vol de grand style ?

Les trois hommes se retirèrent rapidement pour chercher d’autres pistes.

« Ne vous inquiétez pas, Milady : ces misères-là arrivent à tout le monde ; même à des gens très jeunes. Il ne faut pas en être mortifiée. Nous sommes organiques, que voulez-vous. Mais heureusement, il y a le reste : notre âme, notre intelligence, notre cœur, tout le bataclan. Je viens d’arrêter une grande décision, Milady. L’affaire de tout à l’heure, je ne vous en parlerai jamais, et les diamants demeureront dans votre canne pendant toute la durée de votre vie. Je préfère que vous me teniez pour un petit lâche parce que j’aurai fait capoter votre coup plutôt que de vous voir me prendre pour un héros parce que je l’ai brillamment réussi. Je refuse cette gloire-là. Je vous aime trop pour vous laisser délirer sur un malentendu. Je ne suis que ce gentil gredin dont vous parliez, qui voulait vivre d’éternelles vacances à la Guadeloupe. Juste un cossard, Milady ; qui se faisait un chignon et portait une boucle d’oreille pour dire merde aux nantis qu’il aidait à s’amuser. Un être flou et un peu veule. Capable de beaucoup de choses, sinon de tout, mais qui préfère laver votre vieux cul que de voler des truands internationaux. Vous verrez comme on va bien se laisser aller, tous les deux. Vous au gâtisme, moi à l’ankylose. Je vous soignerai avec dévouement, soyez sans crainte ; ce que je fais présentement vous le prouve. Je serai votre éternel invité et vous ma pensionnaire. Oui : je vais vous prendre en pension chez vous, Milady. »

Il la nettoya aussi minutieusement que l’eût fait une infirmière, la rinça, la frotta d’eau de Cologne.

Comme il disposait de temps encore, il commanda un thé et fit infuser le diurétique végétal que lui avait fourni le Noir du drugstore. Milady le prit mornement. Elle lui obéirait désormais quand elle se trouverait « sous la ligne de flottaison ». Il savait trouver le ton juste : à la fois doux et péremptoire.

26

« Seigneur, je Vous ai tellement parlé que je n’ai plus rien à Vous dire. C’est Vous qui prenez le relais. A travers la rumeur du monde, je distingue Votre auguste voix. Une voix pour réquisitoire, Seigneur. Une voix d’avocat général. Je sens bien que je décline et que je traverse des zones d’ombre, pareille à l’avion qui, dans sa descente, franchit des épaisseurs de nuages. Depuis les hublots, le passager ne distingue plus rien que cette ouate plus ou moins sale. Du fond de l’infini, Vous me lancez des reproches, Seigneur, Vous qui m’avez toujours écoutée en silence et presque complaisamment ! Vous ergotez sur ma vie, mes méfaits, mes cruautés. Vous me reprochez la mort de Pompilius que j’aurais conduit au suicide en lui faisant porter le chapeau dans l’affaire du diadème. Mais, Seigneur, il fallait bien que je sauve le petit, non ? Pompilius était un vieux forban sous ses exquises façons, rien d’autre qu’une canaille jouisseuse, ne me dites pas le contraire, ce serait de la mauvaise foi. Au lieu de prendre la chose avec philosophie, môssieur nous a joué la grande scène du trois, libre à lui. Il a voulu m’adresser un bras d’honneur de façon théâtrale, le salaud ! Franchement, Seigneur, j’ai pris ça en plein dans les carreaux et j’ai cru crever. Il va me falloir du temps pour récupérer. Alors laissez-m’en ! Je vais devoir suivre toute ma route. Ah ! comme la vie est brève et interminable dans sa brièveté ! J’étais une petite fille innocente, Seigneur. Comment : pas si innocente que ça ? Vous croyez sérieusement que j’éprouvais un quelconque plaisir, la nuit, à sortir la queue de papa Emile pour la faire pisser contre la remise ? Ça, c’est la meilleure ! Comme si un esprit éthéré comme Vous, pouvait concevoir des pauvretés pareilles ! Vous dites que je l’excitais quand il me prenait à califourchon sur ses genoux ? Que je me mettais face à lui exprès, les jambes tellement écartées qu’il apercevait ma petite chatte tordue qui débordait de ma culotte ? Non, mais dites donc, Seigneur : ça va pas la tête ! Pécheresse, je ne le nie pas, mais il ne faudrait pas en remettre. Si Vous le prenez comme ça, je ne Vous donne pas huit jours sans qu’on se fasse la gueule. Que deviendrais-je si on se boude ? Vous me laisseriez seule, crevante, à tourbillonner dans l’entonnoir de mes pensées ; alors là, ce ne serait pas correct. Je demeure Votre enfant, Seigneur, que je sois salope ou non. Vous devez veiller sur moi ; m’assister ! Il me reste à mourir ! Chaque jour me tue et les jours de mon âge sont plus meurtriers que les jours des êtres jeunes. Qui, dites-Vous ? Ah ! Lambert ? Oui, il est là. Très gentil garçon. Un peu mou, mais prévenant. Pendant combien de temps encore vais-je pouvoir compter sur lui ? Il est si frêle. Un jupon passera un jour et il le suivra. Il m’a fait monter dans une grande voiture qui ressemble à un corbillard. Je ne me rappelle plus où nous allons. C’est marrant, regardez : ma mère a mis une robe blanche pour venir me voir chez les Lelandier. Je ne savais pas qu’elle en avait une. Papa Emile vient de lui mettre la main aux fesses, en douce et maman a ri. Je porterai des roses à la Toussaint, sur la tombe de Pompilius ; pas des chrysanthèmes, lui-même avait l’air d’en être un, ce con ! Je me demande le goût que ça a, une bite ? Comment fait-on pour ne pas s’étouffer ? Sans parler du mal de cœur : moi, un abaisse-langue, je gerbe ! Seigneur, non, attendez ! Retenez-moi ! j’ai horreur des toboggans ! C’est des plaisirs d’ahuris, ça. Non ! Non ! Non ! »


— Calmez-vous, Milady chérie, murmura Lambert en prenant la main de la vieille.

Elle le dévisagea sans le reconnaître, mais se tut, rassurée. Lambert regardait défiler le paysage de l’avant-veille. Il songeait qu’il quittait New York sans avoir aperçu la statue de la Liberté, ni le pont de Brooklyn, ni l’Empire State Building. Et pourtant, même s’il devait vivre très vieux, il n’oublierait jamais cette ville.

Seulement, vivrait-il vieux ? Désormais, il devrait s’accommoder de cette angoisse latente. Chaque bruit nocturne le ferait tressaillir. Quand une voiture stopperait à la hauteur de la sienne, son corps se contracterait sous l’effet de l’appréhension. Mais peu importait. Il était prêt ; l’avait toujours été.


Lorsqu’ils parvinrent au Kennedy Airport, le chauffeur l’aida à faire descendre Milady ; puis remit leurs bagages à un porteur.

Lambert fit asseoir Lady M. sur un siège cuir et acier et la surveilla de loin tandis qu’il confiait les billets à l’un des guichets Air France. Il se disait que le diurétique n’avait pas l’air de produire grand effet sur sa compagne.

Des employés du nettoiement promenaient d’immenses serpillières mouillées sur le marbre, et le sol se mettait à étinceler. Lorsque les formalités d’enregistrement furent terminées, Lambert alla récupérer Milady. Elle le regarda s’approcher et une soudaine expression de bonheur illumina son visage.

— Lambert ! murmura-t-elle, enamourée.

Puis, désignant à ses pieds l’immensité brillante, elle demanda :

— Comment est la mer, ce matin ?

— Un peu plus fraîche qu’hier, répondit le garçon, car le vent a soufflé toute la nuit.

Lady M. avança un pied prudent sur un carreau.

— Mais non, protesta-t-elle, elle est délicieuse ! Savez-vous, Lambert, que cette promenade quotidienne me fait beaucoup de bien ?

— Je m’en réjouis, Milady.

— Je n’ai presque plus mal à ma hanche. Je me demande si, en m’immergeant jusqu’au cou, cela raffermirait ma poitrine ?

— C’est très possible, dit Lambert. Prenez mon bras, Milady, nous allons essayer d’aller plus loin.

Ils se dirigèrent vers la salle d’embarquement.

Загрузка...