Jon

Sa chandelle avait rendu l’âme dans une flaque de cire, mais la lumière du matin brillait à travers les volets de sa fenêtre. Jon s’était endormi à son travail, une fois encore. Des livres couvraient sa table, en hautes piles. Il les avait lui-même ramenés, après avoir passé la moitié de la nuit à fouiller des caves poussiéreuses à la lueur de sa lanterne. Sam avait raison, les livres avaient terriblement besoin d’être triés, catalogués et classés, mais ce n’était pas une tâche à la portée d’intendants qui ne savaient ni lire ni écrire. Cela devrait attendre le retour de Sam.

S’il revient. Jon s’inquiétait pour Sam et mestre Aemon. De Fort-Levant, Cotter Pyke lui avait écrit pour rapporter que le Corbeau des tempêtes avait signalé l’épave d’une galère sur la côte de Skagos. Si le navire brisé était le Merle, un des navires à la solde de Stannis Baratheon, ou un marchand de passage, l’équipage du Corbeau des tempêtes n’avait pas réussi à le déterminer. J’avais l’intention de mettre Vère et l’enfant en sécurité. Les ai-je en fait envoyés à leur perte ?

Le repas de la veille s’était figé près de son coude, à peine touché. Edd-la-Douleur avait garni son tranchoir presque à le faire déborder pour permettre au tristement célèbre ragoût aux trois viandes de Hobb Trois-Doigts d’amollir le pain rassis. La plaisanterie qui circulait parmi les frères voulait que les trois viandes fussent du mouton, du mouton et du mouton, mais carotte, oignon et navet auraient tapé plus près du but. Une pellicule de gras froid lustrait les reliefs de ragoût.

Bowen Marsh l’avait pressé de s’installer dans les anciens appartements du Vieil Ours, dans la tour du Roi, depuis que Stannis les avait libérés, mais Jon avait refusé. On pourrait trop aisément interpréter son installation dans le logis royal comme la conviction qu’il ne s’attendait pas à voir Sa Grâce revenir.

Une étrange apathie s’était abattue sur Châteaunoir depuis le départ de Stannis vers le Sud, comme si le peuple libre et les frères noirs retenaient à l’identique leur souffle, en attendant de voir la suite des événements. Les cours et les salles de cantine étaient vides plus souvent qu’occupées, la tour du lord Commandant formait une coque vide, l’ancienne salle commune un monticule de solives carbonisées, la tour d’Hardin laissait penser que la prochaine rafale allait la jeter à bas. La seule rumeur de vie que Jon pouvait entendre était le lointain choc des épées montant de la cour devant l’armurerie. Emmett-en-Fer gueulait à Hop Robin de ne pas baisser sa garde. Nous aurions tous avantage à ne pas le faire.

Jon se débarbouilla, s’habilla et quitta l’armurerie, s’arrêtant dehors dans la cour juste assez longtemps pour prononcer quelques paroles d’encouragement pour Hop Robin et les autres élèves d’Emmett. Il déclina l’offre d’escorte que lui fit Ty, comme d’habitude. Il aurait assez d’hommes autour de lui ; si le sang devait couler, deux de plus n’importeraient guère. Mais il prit Grand-Griffe, toutefois, et Fantôme le suivit, sur ses talons.

Le temps qu’il parvienne à l’écurie, Edd-la-Douleur avait fait seller et brider le palefroi du lord Commandant, qui l’attendait. Les chariots se disposaient sous l’œil vigilant de Bowen Marsh. Le lord Intendant trottait le long de la colonne, pointant du doigt et vétillant, les joues rougies de froid. Quand il aperçut Jon, elles s’empourprèrent encore. « Lord Commandant. Avez-vous toujours l’intention de poursuivre cette…

— … folie ? acheva Jon. Je vous en prie, dites-moi que vous n’alliez pas employer le mot folie, messire ? Oui, j’en ai l’intention. Nous en avons débattu. Fort-Levant réclame plus d’hommes. La tour de l’Ombre réclame plus d’hommes. Griposte et Glacière également, je n’en doute pas, et nous avons quatorze autres redoutes qui restent vides, de longues lieues de Mur qui demeurent sans surveillance ni défense. » Marsh fit la moue. « Le lord Commandant Mormont…

— … est mort. Et pas des mains des sauvageons, mais de celles de ses Frères jurés, des hommes en qui il avait confiance. Ni vous ni moi ne pouvons savoir ce qu’il aurait fait ou pas fait, à ma place. » Jon fit virer son cheval. « Assez discuté. En route. »

Edd-la-Douleur avait suivi tout cet échange. Tandis que Bowen Marsh partait au trot, Edd désigna son dos d’un hochement de tête et déclara : « Les pommes granates. C’est bourré d’ pépins. Y a de quoi s’étouffer. Moi, j’ préfère les navets. Jamais rencontré de navet qui ait fait du mal à quiconque. »

C’est surtout en de pareils moments que mestre Aemon manquait à Jon. Certes, Clydas s’occupait bien des corbeaux, mais il ne possédait pas le dixième des connaissances ou de l’expérience d’Aemon Targaryen, et moins encore de sa sagesse. Bowen était un brave homme, à sa façon, mais la blessure qu’il avait reçue au pont des Crânes avait roidi ses attitudes, et le seul refrain qu’il chantât désormais était sa rengaine familière de fermer les portes. Othell Yarwyck était aussi placide et dépourvu d’imagination que taciturne, et les Premiers Patrouilleurs semblaient périr sitôt qu’ils étaient nommés. La Garde de Nuit a perdu trop de ses meilleurs éléments, se dit Jon, tandis que les chariots s’ébranlaient. Le Vieil Ours, Qhorin Mimain, Donal Noye, Jarman Buckwell, mon oncle…

Une neige légère se mit à tomber tandis que la colonne progressait vers le sud en suivant la route Royale, la longue ligne de chariots longeant des champs, des rivières et des collines boisées, avec une douzaine de lanciers et une douzaine d’archers qui chevauchaient en escorte. Les dernières expéditions avaient connu à La Mole des moments difficiles, un peu de bousculade et de confusion, quelques jurons étouffés, force regards mauvais. Bowen Marsh estimait qu’il valait mieux ne pas prendre de risques, et pour une fois Jon et lui étaient d’accord.

Le lord Intendant ouvrait la voie. Jon chevauchait à quelques pas en retrait, Edd-la-Douleur Tallett à ses côtés. À un demi-mille au sud de Châteaunoir, Edd pressa son cheval de se rapprocher de Jon et déclara : « M’sire ? Regardez, là-haut. Le grand pochard sur la colline. »

Le pochard était un frêne, tordu de côté par des siècles de vent. Et désormais, il portait un visage. Une bouche solennelle, une branche cassée en guise de nez, deux yeux creusés profond dans le tronc, observant le Nord en suivant la route Royale, dans la direction du château et du Mur.

Les sauvageons ont apporté leurs dieux avec eux, après tout. Cela ne surprenait pas Jon. Les hommes n’abandonnent pas si aisément leurs dieux. Tout ce spectacle orchestré par dame Mélisandre au-delà du Mur paraissait subitement aussi creux qu’une farce de comédiens. « Il te ressemble un peu, Edd, dit-il en essayant de tourner cela à la plaisanterie.

— Certes, m’sire. J’ai pas de feuilles qui me poussent sous le nez, mais sinon… Ça va pas plaire à dame Mélisandre.

— Peu de chances qu’elle le voie. Veille à ce qu’on ne le lui rapporte pas.

— Mais elle voit des choses, dans ses feux.

— De la fumée et des cendres.

— Et des gens qui brûlent. Moi, y a des chances. Avec des feuilles dans le nez. J’ai toujours eu peur de brûler, mais j’espérais mourir avant. »

Jon regarda de nouveau le visage, se demanda qui l’avait ciselé. Il avait posté des gardes à la périphérie de La Mole, tant pour tenir ses corbeaux à l’écart des sauvageonnes que pour empêcher le peuple libre de leur fausser compagnie vers le sud pour effectuer des raids. Celui qui avait taillé le frêne avait éludé ses sentinelles, à l’évidence. Et si un homme pouvait franchir le cordon, d’autres en seraient tout aussi capables. Je pourrais encore doubler les gardes, songea-t-il avec amertume. Gaspiller deux fois plus d’hommes, des hommes qui pourraient arpenter le Mur.

Les chariots continuèrent d’avancer lentement vers le sud, à travers la boue gelée et les bourrasques de neige. Un mille plus loin, ils arrivèrent à un deuxième visage, taillé dans un marronnier qui poussait au bord d’un ruisseau glacé, d’où ses yeux pouvaient surveiller le vieux pont de planches qui enjambait son cours. « Le double de problèmes », résuma Edd-la-Douleur.

Le marronnier était dépouillé de feuilles, squelettique, mais ses ramures nues n’étaient pas vides. Sur une branche basse en surplomb du ruisseau, un corbeau était perché, comme bossu, ses plumes ébouriffées contre le froid. Lorsqu’il aperçut Jon, il se déploya de toute son envergure et hurla. Jon leva le poing et siffla, et le gros volatile noir descendit dans un battement d’ailes, en glapissant : « Grain, grain, grain.

— Le grain pour le peuple libre, lui répondit Jon. Pas pour toi. » Il se demanda s’ils en seraient tous réduits à manger des corbeaux avant que l’hiver qui s’annonçait soit parvenu à son terme.

Les frères dans les chariots avaient également vu le visage, Jon n’en doutait pas. Personne n’en dit mot, mais le message se lisait clairement pour quiconque avait des yeux pour voir. Jon avait un jour entendu Mance Rayder comparer la plupart des agenouillés à des moutons. « Bon, un chien peut garder un troupeau de moutons, avait déclaré le Roi-d’au-delà-du-Mur, mais le peuple libre, eh bien, certains sont des lynx-de-fumée et d’autres des pierres. La première sorte vaque où il lui plaît et taillera tes chiens en pièces. L’autre ne bougera pas du tout, sinon à coups de pied. » Il ne fallait pas s’attendre à voir les lynx-de-fumée ni les pierres abandonner les dieux qu’ils avaient adorés toute leur vie, pour se prosterner devant d’autres qu’ils connaissaient à peine.

Juste au nord de La Mole, ils rencontrèrent le troisième guetteur, sculpté dans l’énorme chêne qui marquait la périphérie du village, ses yeux profonds rivés sur la route Royale. Voilà un visage qui n’est pas aimable, jugea Jon Snow. Les faces que les Premiers Hommes et les enfants de la forêt avaient sculptées dans les barrals au cours des millénaires révolus portaient le plus souvent des expressions graves ou féroces, mais le grand chêne semblait particulièrement courroucé, comme s’il se préparait à arracher ses racines du sol pour les poursuivre en rugissant. Il arbore des plaies aussi fraîches que celles des hommes qui l’ont taillé.

Le bourg de La Mole avait toujours été plus vaste qu’il n’y paraissait : la plus grosse partie se situait sous terre, à l’abri du froid et de la neige. C’était désormais plus vrai que jamais. Le Magnar de Thenn avait bouté le feu au village vide en le traversant pour aller attaquer Châteaunoir, et seuls des amas de poutres calcinées et de vieilles pierres roussies demeuraient en surface… Mais sous la terre gelée, subsistaient les cryptes, les tunnels et les caves profondes, et c’était là que s’était réfugié le peuple libre, sa communauté pelotonnée ensemble dans le noir comme les taupes qui avaient inspiré la structure du village.

Les chariots se disposèrent en arc de cercle en face de ce qui avait été la forge du village. À proximité, une nuée de gamins au visage rougi construisaient un fort de neige, mais ils s’égaillèrent à la vue des frères en manteau noir, pour disparaître dans l’un ou l’autre trou. Quelques instants plus tard, les adultes commencèrent à émerger du sol. Les accompagnait une forte puanteur, un remugle de corps pas lavés et de vêtements crasseux, d’excréments et d’urine. Jon vit un de ses hommes froncer le nez et dire quelque chose à son voisin. Une plaisanterie sur le parfum de la liberté, supposa-t-il. Trop de ses frères se gaussaient de la pestilence des sauvages de La Mole.

Ignorance crasse, songea Jon. Le peuple libre ne différait en rien des hommes de la Garde de Nuit : certains étaient propres, d’autres sales, mais la plupart étaient propres à certains moments, et sales à d’autres. Cette infection était simplement l’odeur d’un millier de personnes entassées dans des caves et des tunnels creusés pour en abriter une centaine tout au plus.

Les sauvageons connaissaient déjà la manœuvre. Sans un mot, ils se rangèrent en files derrière les chariots. Il y avait trois femmes pour chaque homme, beaucoup avec des enfants – des créatures pâles et maigres qui s’accrochaient à leurs jupons. Jon vit très peu de nourrissons. La plupart ont péri durant la marche, comprit-il, et ceux qui avaient survécu à la bataille sont morts dans l’enclos du roi.

Les combattants avaient connu un meilleur sort. Trois cents hommes en âge de se battre, avait affirmé Justin Massey au cours du conseil. Lord Harwood Fell les avait comptés. Il doit y avoir des piqueuses, aussi. Cinquante ou soixante, voire une centaine. Les calculs de Fell avaient inclus les blessés, Jon le savait. Il en vit une vingtaine – des hommes appuyés sur des béquilles improvisées, d’autres avec des manches vides ou des mains manquantes, d’autres encore qui n’avaient qu’un seul œil ou qu’une moitié de visage, un cul-de-jatte porté entre deux amis. Et chacun d’eux, gris de teint, efflanqué. Des hommes brisés, jugea-t-il. Les spectres ne sont pas la seule forme de morts vivants.

Tous les combattants n’étaient pas rompus, cependant. Une demi-douzaine de Thenns en armure d’écailles de bronze se tenaient en groupe autour d’un escalier de cave, observant d’un œil noir sans chercher à se joindre au reste ; dans les ruines de la vieille forge du village, Jon repéra un grand gaillard chauve qu’il identifia comme Halleck, le frère d’Harma la Truffe. Les pourceaux d’Harma avaient disparu, cependant. Mangés, sans doute. Les deux, là-bas, couverts de fourrures, étaient des Pieds Cornés, aussi sauvages que décharnés, pieds nus même dans la neige. Il reste encore des loups parmi les moutons.

Val le lui avait rappelé, lors de la dernière visite qu’il lui avait rendue. « Peuple libre et agenouillés ont plus de points communs que de différences, Jon Snow. Les hommes sont des hommes, et les femmes, des femmes, quel que soit le côté du Mur où nous sommes nés. Bons et mauvais, héros et traîtres, honorables et menteurs, lâches, veules, brutes… Nous en avons en abondance, comme vous. »

Elle n’avait pas tort. Le plus ardu était de distinguer les uns des autres, de trier les moutons et les chèvres.

Les frères noirs commencèrent à distribuer la nourriture. Ils avaient apporté des carcasses de bœuf dur et salé, de la morue séchée, des haricots secs, des navets, des carottes, des sacs de farines d’orge et de blé, des œufs en saumure, des fûts d’oignons et de pommes. « Vous avez droit à un oignon ou une pomme, Jon entendit Hal le Velu expliquer à une femme, mais pas les deux. Faut choisir. »

La femme ne paraissait pas comprendre. « M’en faut deux d’ chaque. Un d’ chaque pour moi, l’ reste pour mon p’tit. L’est malade, mais une pomme va l’ rend’ tout gaillard. » Hal secoua la tête. « Il faut qu’il vienne chercher lui-même sa pomme. Ou son oignon. Mais pas les deux. Pour vous aussi. Alors, vous voulez quoi, une pomme, un oignon ? Allez, dépêchez-vous, y a du monde derrière vous.

— Une pomme », dit-elle, et il lui en donna une, une vieille pomme toute desséchée, petite et flétrie.

« Avance, femme, cria un homme trois places derrière elle. Y’ caille, dehors. »

L’interpellée ne lui accorda aucune attention. « Une aut’ pomme, demanda-t-elle à Hal le Velu. Pour mon fils. Siou-plaît. Elle est si p’tite, celle-là. »

Hal regarda Jon. Celui-ci secoua la tête. Ils ne tarderaient pas à épuiser leur stock de pommes. S’ils commençaient à en donner deux à tous ceux qui les demandaient, les retardataires n’auraient rien.

« Dégage », dit une jeune fille derrière la femme. Puis elle lui flanqua une bourrade dans le dos. La femme trébucha, lâcha sa pomme et tomba. Les autres provisions volèrent de ses bras. Des haricots s’éparpillèrent, un navet roula dans une flaque de boue, un sac de farine craqua et répandit son précieux contenu dans la neige.

Des voix en colère s’élevèrent, en vieille langue et en Langue Commune. D’autres bousculades éclatèrent derrière un autre chariot. « Y en a pas assez, rugit un vieillard. Salauds d’ corbacs, vous nous laissez crever d’ faim ! » La femme renversée tentait à quatre pattes de récupérer ses vivres. Jon vit à quelques pas de là un éclair d’acier dénudé. Ses propres archers placèrent des flèches contre les cordes.

Il se retourna sur sa selle. « Rory. Rétablis le calme. »

Rory porta sa grande trompe à ses lèvres et souffla.

Tumulte et bousculade cessèrent. Les têtes se tournèrent. Un gamin éclata en sanglots. Le corbeau de Mormont se déplaça de l’épaule gauche de Jon à la droite, dodelinant du chef en marmonnant : « Neige, neige, neige. »

Jon attendit que les derniers échos se soient éteints, puis piqua son palefroi jusqu’à un emplacement d’où tout le monde pourrait le voir. « Nous vous nourrissons du mieux que nous pouvons, avec tout ce que nous pouvons vous donner. Des pommes, des oignons, des navets, des carottes… Un long hiver nous attend tous, et nos réserves ne sont pas inépuisables.

— Vous mangez pas mal, chez les corbacs. » Halleck se fraya un passage plus avant.

Pour le moment. « Nous tenons le Mur. Le Mur protège le royaume… ainsi que vous, désormais. Vous savez quel ennemi nous affrontons. Vous savez ce qui descend sur nous. Certains d’entre vous les ont déjà affrontés. Des spectres et des marcheurs blancs, des créatures mortes aux yeux bleus et aux mains noires. Moi aussi, je les ai vus, combattus, j’en ai expédié un en enfer. Ils tuent et renvoient ensuite vos morts contre vous. Les géants n’ont pas réussi à tenir contre eux, ni vous autres, les Thenns, les clans de la rivière de glace, les Pieds Cornés, le peuple libre… Et au fur et à mesure que les jours raccourcissent et que les nuits refroidissent, ils gagnent plus de force. Vous avez quitté vos maisons pour descendre au sud, par cents et par mille… Pour quelle raison, sinon pour leur échapper ? Pour être en sécurité. Eh bien, c’est le Mur qui vous garde en sécurité. Nous, qui vous gardons en sécurité, ces corbeaux noirs que vous méprisez.

— En sécurité mais on crève de faim », lança une femme courtaude avec un visage tanné par le vent ; une piqueuse, à en juger par son aspect.

« Vous voulez plus de nourriture ? demanda Jon. Les vivres sont réservés à ceux qui se battent. Aidez-nous à tenir le Mur, et vous mangerez aussi bien qu’un corbeau. » Ou aussi mal, quand les réserves s’épuiseront.

Un silence tomba. Les sauvageons échangèrent des regards méfiants. « Mange, grommela le corbeau. Grain, grain.

— Combattre pour vous ? » La voix s’exprimait avec un fort accent. Sigorn, le jeune Magnar de Thenn, parlait la Langue Commune avec difficulté, dans les meilleurs moments. « Non combattre pour vous. Tuer vous mieux. Tuer tous vous. »

Le corbeau battit des ailes. « Tuer, tuer. »

Le père de Sigorn, le vieux Magnar, avait été écrasé par la chute de l’escalier durant son attaque contre Châteaunoir. J’éprouverais les mêmes sentiments si l’on me demandait de faire cause commune avec les Lannister, se dit Jon. « Votre père a essayé de tous nous tuer, rappela-t-il à Sigorn. Le Magnar était un brave, et pourtant il a échoué. Et s’il avait réussi… Qui tiendrait le Mur ? » Il se détourna des Thenns. « Les murailles de Winterfell étaient robustes, elles aussi, mais aujourd’hui, Winterfell est en mine, incendié et fracassé. Un rempart ne vaut que par les hommes qui le défendent. »

Un vieil homme serrant un navet sur sa poitrine déclara : « Vous nous tuez, vous nous faites crever de faim, et maintenant vous voulez faire de nous des esclaves. »

Un homme gros et rougeaud cria son approbation. « J’ préférerais aller tout nu qu’ de porter une de ces défroques noires su’ l’ dos. »

Une des piqueuses s’esclaffa. « Même ta femme, elle veut pas t’ voir tout nu, Gros-cul. »

Une douzaine de voix commencèrent à parler en même temps. Les Thenns criaient dans la Vieille Langue. Un garçonnet se mit à pleurer. Jon Snow attendit que le chahut se soit apaisé, puis il se tourna vers Hal le Velu et dit : « Hal, qu’est-ce que tu as dit à cette femme ? »

Hal parut interloqué. « Pour les vivres, vous voulez dire ? Une pomme ou un oignon ? C’est tout ce que j’ai dit. Faut qu’ils choisissent.

Il faut que vous choisissiez, répéta Jon Snow. Vous tous. Nul ne vous demande de prêter notre serment, et je me fous de savoir quels dieux vous adorez. Mes dieux sont les vieux dieux, les dieux du Nord, mais vous pouvez garder le dieu rouge, les Sept, ou tout autre dieu qui écoute vos prières. C’est de lances dont nous avons besoin. D’arcs. D’yeux au long du Mur.

« Je prendrai tous les garçons au-dessus de douze ans qui savent tenir une lance ou bander un arc. Je prendrai vos vieux, vos blessés et vos estropiés, et même ceux qui ne peuvent plus se battre. Ils peuvent sans doute accomplir d’autres besognes. Empenner des flèches, traire les chèvres, ramasser du bois pour le feu, nettoyer les écuries… La liste est sans fin. Et : oui, je prendrai aussi vos femmes. Je n’ai que faire de vierges effarouchées qui cherchent protection, mais je prendrai toutes les piqueuses qui voudront venir.

— Et les filles ? » interrogea une gamine. Elle paraissait avoir le même âge qu’Arya, la dernière fois que Jon l’avait vue.

« Seize ans et plus.

— Vous prenez les garçons à partir de douze ! »

À douze ans, dans les Sept Couronnes, les garçons étaient souvent pages et écuyers ; beaucoup pratiquaient les armes depuis des années. Les filles de douze ans étaient des enfants. Mais ce sont des sauvageonnes. « À ta guise. Garçons et filles à partir de douze ans. Mais seulement ceux qui savent obéir aux ordres. Ça vaut pour tout le monde. Jamais je ne vous demanderai de vous agenouiller devant moi, mais je vous placerai aux ordres de capitaines, et de sergents qui vous diront quand vous lever et quand aller dormir, où manger et quand boire, quelle tenue porter, quand tirer votre épée et décocher vos flèches. Les hommes de la Garde de Nuit servent à vie. Je ne vous en demande pas autant, mais tant que vous resterez sur le Mur, vous serez sous mon commandement. Désobéissez à un ordre et je vous fais couper la tête. Demandez à mes frères si je n’en suis pas capable. Ils m’ont déjà vu le faire.

Coupe ! hurla le corbeau du Vieil Ours. Coupe, coupe, coupe.

— Le choix vous appartient, leur dit Jon Snow. Ceux qui veulent nous aider à tenir le Mur, rentrez à Châteaunoir avec moi, et je veillerai à vous armer et à vous nourrir. Le reste, prenez vos navets et vos oignons, et retournez dans vos terriers. »

La fillette fut la première à s’avancer. « J’ sais m’ battre. Ma mère était piqueuse. » Jon hocha la tête. Elle n’a peut-être même pas douze ans, se dit-il tandis qu’elle se faufilait entre deux vieillards. Mais il n’allait pas décourager son unique recrue.

Deux jouvenceaux la suivirent, des garçons qui n’avaient guère plus de quatorze ans. Puis un balafré avec un œil en moins. « J’ les ai vus moi aussi, les morts. Même les corbacs, ça vaut mieux qu’ ça. » Une piqueuse de haute taille, un vieillard sur des béquilles, un gamin au visage lunaire avec un bras rabougri, un jeune homme dont les cheveux roux rappelèrent Ygrid à Jon.

Et ensuite, Halleck. « J’ t’aime pas, le corbac, gronda-t-il, mais j’ai jamais aimé l’ Mance, et ma sœur l’aimait pas non plus. Ça nous a pas empêchés d’nous battre pour lui. Pourquoi pas nous battre pour toi ? »

Et là, la digue se rompit. Halleck était un personnage de poids. Mance n’avait pas tort. « Le peuple libre ne suit ni un nom, ni de petits animaux en tissu, cousus sur une tunique, lui avait répété le Roi-d’au-delà-du-Mur. Ils n’iront pas danser pour menue monnaie, se fichent bien des titres dont vous vous parez, de la signification de telle chaîne de fonction, ou de l’identité de votre aïeul. Ils suivent la force. Ils suivent l’homme. »

Les cousins d’Halleck emboîtèrent le pas à ce dernier, puis ce fut un des bannerets d’Harma, et des hommes qui s’étaient battus à ses côtés, puis d’autres qui avaient entendu conter leurs prouesses. Des barbes grises et de la bleusaille, des guerriers dans la fleur de l’âge, des blessés et des estropiés, une bonne vingtaine de piqueuses et même trois Pieds Cornés.

Mais pas de Thenns. Le Magnar tourna les talons et regagna les tunnels, ses acolytes tout de bronze vêtus à ses basques.

Le temps que la dernière pomme flétrie ait été distribuée, les chariots étaient chargés de sauvageons, et ils se retrouvaient plus forts de soixante-trois éléments que lorsque la colonne avait quitté Châteaunoir ce matin-là. « Qu’est-ce que vous allez faire d’eux ? demanda Bowen Marsh à Jon durant le trajet de retour sur la route Royale.

— Les entraîner, les armer, puis les séparer. Les envoyer où l’on a besoin d’eux. Fort-Levant, Tour Ombreuse, Glacière, Griposte. J’ai l’intention d’ouvrir trois forts supplémentaires. »

Le lord Intendant jeta un coup d’œil derrière lui. « Et des femmes, aussi ? Nos frères n’ont pas l’habitude d’avoir des femmes parmi eux, messire. Leurs vœux… Il y aura des rixes, des viols…

— Les femmes en question ont des poignards et savent en jouer.

— Et la première fois qu’une de ces piqueuses tranchera la gorge d’un de nos frères, que ferons-nous ?

— Nous aurons perdu un homme, mais nous venons d’en gagner soixante-trois. Vous excellez en calcul, messire. Corrigez-moi si je m’abuse, mais mes comptes nous laissent un bénéfice de soixante-deux. »

Marsh n’était pas convaincu. « Vous avez ajouté soixante-trois bouches supplémentaires… Mais combien savent se battre et de quel côté se battront-ils ? Si ce sont les Autres aux portes, ils se rangeront très probablement avec nous, je vous l’accorde… Mais si Tormund Fléau-d’Ogres ou Chassieux nous rendent visite avec dix mille tueurs vociférant, qu’en sera-t-il ?

— Alors, nous verrons. Mais espérons que nous n’en arriverons pas là. »

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