LE LIVRE DU LABYRINTHE

1

Les navires de la Dame appareillèrent du port de Numinor. Ils étaient sept, toutes voiles dehors, leurs hautes proues fendant les flots, sous le commandement du Hjort Asenhart, amiral de la flotte de la Dame, avec à leur bord lord Valentin le Coronal, son principal ministre Autifon Deliamber le Vroon, ses aides de camp Carabella de Tilomon et Sleet de Narabal, son adjudant-major Lisamon Hultin, ses ministres d’État Zalzan Kavol le Skandar et Shanamir de Falkynkip et quelques autres. La destination de la flotte était le port de Stoien, à la pointe de la péninsule de Stoienzar, sur le continent d’Alhanroel, sur la côte opposée de la Mer Intérieure. Ils naviguaient déjà depuis plusieurs semaines, poussés par le fort vent d’ouest qui soufflait dans ces parages à la fin du printemps, mais la terre n’était toujours pas en vue, et il fallait encore attendre plusieurs jours.

Valentin trouvait cette longue traversée réconfortante. Il n’avait pas peur des tâches qui l’attendaient, mais il n’était pas non plus impatient de s’y atteler : plus exactement, il lui fallait un peu de temps pour s’y retrouver dans son esprit fraîchement recouvré et découvrir qui il avait été et ce qu’il avait espéré devenir. Quel endroit plus propice pour ce faire que le milieu de l’océan où rien ne changeait d’un jour à l’autre, hormis la forme des nuages, et où le temps semblait suspendre son vol ? Ainsi, il restait des heures d’affilée accoudé au bastingage du vaisseau amiral, le Lady Thiin, à l’écart de ses amis, s’entretenant avec lui-même.

Il était tout à fait satisfait de ce qu’il avait été : plus fort et plus énergique de caractère que Valentin le jongleur, mais sans la laideur morale que l’on trouve parfois chez ceux qui détiennent le pouvoir. Son moi antérieur semblait à Valentin raisonnable, judicieux, calme et modéré, un homme à l’allure sérieuse, mais non dépourvu d’entrain, un homme qui connaissait la nature des responsabilités et des obligations. C’était un esprit cultivé, comme on pouvait s’y attendre de la part de quelqu’un qui avait consacré sa vie entière à se préparer à une haute charge, avec de solides connaissances en histoire, en droit constitutionnel et en économie, un peu moins approfondies en littérature et en philosophie, et autant que Valentin puisse en juger, une très légère teinture de mathématiques et de physique, qui étaient reléguées au second plan sur Majipoor.

L’apport de ce moi antérieur était comme un trésor découvert par le seul effet du hasard. Valentin n’était pas encore complètement uni à son autre moi, et il avait tendance à penser en termes de « il » et « je », ou bien « nous », au lieu de concevoir sa personnalité comme formant un tout ; mais de jour en jour, la faille devenait moins apparente. L’esprit du Coronal avait subi suffisamment de dégâts à Tilomon pour qu’un clivage marque maintenant la discontinuité entre lord Valentin le Coronal et Valentin le jongleur, et peut-être le tissu cicatriciel était-il voué à ne jamais disparaître, en dépit des soins prodigués par la Dame. Mais Valentin pouvait franchir cette faille à volonté, il pouvait remonter le cours du temps jusqu’à son enfance, le début de son âge d’homme ou sa brève période de règne, et partout où il regardait, il découvrait une plus grande abondance de savoir, d’expérience et de maturité que ce qu’il avait jamais espéré accumuler pendant sa vie de jongleur itinérant. Il lui importait peu, pour l’instant, de compulser ses souvenirs comme on feuillette une encyclopédie ; il était certain que ses deux « moi » fusionneraient en temps voulu. C’est au cours de la neuvième semaine de traversée qu’une mince bande verte de terre apparut à l’horizon.

— Stoienzar, annonça l’amiral Asenhart. Vous voyez là-bas, sur le côté, cet endroit plus sombre ? C’est le port de Stoien.

Valentin observa la côte du continent qui se rapprochait avec la double vision qui était la sienne. D’une part Valentin le jongleur ne savait pratiquement rien d’Alhanroel, sinon qu’il s’agissait du plus vaste des continents de Majipoor et du premier à avoir été colonisé par les humains, que la population y était très dense, qu’il recelait de fantastiques merveilles naturelles, qu’il était le siège du gouvernement planétaire et que le Coronal et le Pontife y avaient tous deux leur résidence. Mais la mémoire de lord Valentin était beaucoup plus fertile. Pour lui, Alhanroel signifiait le Mont du Château, sur les gigantesques versants duquel on pouvait passer une vie entière à parcourir les Cinquante Cités sans épuiser toutes leurs merveilles. Alhanroel, c’était le Château de lord Malibor couronnant le Mont – car c’était ainsi qu’il l’avait appelé pendant toute son enfance, et l’habitude lui en était restée, même pendant son propre règne. Il se représentait le Château, enveloppant le sommet du Mont comme une créature aux innombrables bras recouvrant pics, escarpements et herbages, et pénétrant dans les replis de terrain et les larges vallées, édifice unique comprenant de si nombreux milliers de salles qu’il était impossible de les dénombrer, bâtiment qui paraissait animé d’une vie propre, s’augmentant, de sa propre autorité, d’annexés et de dépendances à sa périphérie. Alhanroel, c’était également l’énorme éminence qui surmontait le Labyrinthe du Pontife et le labyrinthe souterrain, lui-même, contrepartie de l’Île de la Dame, car alors que la Dame résidait dans le Temple Intérieur, sur une hauteur en plein vent, éclaboussée de soleil et entourée par les cercles concentriques des terrasses découvertes, le Pontife vivait sous terre, terré comme une taupe, au point le plus bas de son royaume, entouré par les galeries de son Labyrinthe. Valentin ne s’était rendu qu’une seule fois dans le Labyrinthe, chargé de mission par lord Voriax, des années auparavant, mais le souvenir de ces cavernes sinueuses brillait encore d’une inquiétante lueur dans son esprit.

Alhanroel, c’était encore les Six Fleuves qui dévalaient les pentes du Mont du Château, les plantes-créatures de la Stoienzar qu’il allait bientôt revoir, les maisons-arbres de Treymone et les ruines de pierre de la plaine de Velalisier, dont on prétendait qu’elles étaient antérieures à l’arrivée des humains sur Majipoor. Regardant vers l’est cette mince ligne qui grossissait lentement, mais était encore à peine visible, Valentin eut la sensation de voir toute l’immensité de Majipoor se dérouler devant lui comme un titanesque parchemin, et la tranquillité dans laquelle il avait baigné pendant toute la traversée s’envola aussitôt. Il avait hâte de débarquer et de commencer sa marche sur le Labyrinthe.

— Quand allons-nous toucher terre ? demanda-t-il à Asenhart.

— Demain soir, monseigneur.

— Nous allons donc festoyer et nous divertir ce soir. Sortez les meilleurs vins, et que l’équipage en ait sa part. Et après, un petit spectacle sur le pont, pour clore les réjouissances.

Asenhart le considéra d’un air grave. L’amiral était un aristocrate parmi les Hjorts, plus mince que la plupart de ceux de sa race, mais il avait la peau rêche et grenue qui était leur caractère distinctif et une attitude de componction que Valentin trouvait quelque peu déroutante. La Dame le tenait en très haute considération.

— Un spectacle, monseigneur ?

— Un peu de jonglerie, répondit Valentin. Mes amis éprouvent un besoin nostalgique de pratiquer de nouveau leur art, et quel moment serait mieux choisi que celui où nous célébrons la fin de notre longue traversée ?

— Bien entendu, fit Asenhart en hochant poliment la tête.

Mais il désapprouvait visiblement un tel comportement à bord de son vaisseau amiral.

C’était Zalzan Kavol qui lui en avait donné l’idée. Le Skandar, de toute évidence, supportait mal la traversée ; on le voyait souvent remuer en cadence ses quatre bras, mimant les gestes du jongleur, les mains vides. Plus que quiconque, il lui avait fallu s’adapter aux circonstances pendant ce long voyage sur la surface de Majipoor. Un an auparavant, Zalzan Kavol était encore un prince de sa profession, un maître parmi les maîtres dans l’art de la jonglerie, voyageant avec magnificence de ville en ville dans sa superbe roulotte. Maintenant, tout cela lui avait été enlevé. La roulotte n’était plus qu’un tas de cendres quelque part dans les forêts de Piurifayne ; deux de ses cinq frères y avaient également laissé la vie et un troisième gisait au fond de l’océan ; c’en était fini de l’époque où il hurlait ses ordres à des employés qui lui obéissaient au doigt et à l’œil ; et au lieu de s’exhiber le soir devant un public émerveillé qui remplissait sa bourse d’espèces sonnantes et trébuchantes, il en était maintenant réduit à errer de place en place dans le sillage de Valentin, avec un rôle subalterne. Toute cette énergie inemployée et ces élans refoulés s’accumulaient chez Zalzan Kavol. Son visage et son attitude le montraient clairement, car alors qu’au bon vieux temps il donnait libre cours à son caractère hargneux, il était devenu renfermé, presque humble, et Valentin savait que ce devait être le signe d’une profonde détresse. Les envoyés de la Dame avaient trouvé Zalzan Kavol encore à la Terrasse de l’Évaluation, accomplissant ses humbles tâches de pèlerin en traînant les pieds, avec des gestes de somnambule, comme s’il s’était déjà résigné à passer le reste de ses jours à arracher les mauvaises herbes et à poser des enduits.

— Vous seriez capable de faire le numéro avec les torches et les poignards ? lui demanda Valentin.

Le visage de Zalzan Kavol s’épanouit immédiatement.

— Naturellement Et vous voyez ces allumettes là-bas ? demandait-il en montrant d’énormes massues en bois, de plus d’un mètre de long, alignées près du mât. Hier soir, quand tout le monde dormait, Erfon et moi nous sommes entraînés avec ça. Si votre amiral n’y voit pas d’objection, nous les utiliserons ce soir.

— Celles-ci ? Comment peut-on jongler avec quelque chose d’aussi long ?

— Obtenez-moi la permission de l’amiral, monseigneur, et ce soir je vous montrerai !

La troupe s’entraîna tout l’après-midi dans un grand espace vacant à fond de cale. C’était la première fois qu’ils le faisaient depuis Ilirivoyne, ce qui leur semblait faire des lustres. Mais en utilisant l’assortiment improvisé d’objets que les Skandars avaient tranquillement rassemblés, il ne leur fallut pas longtemps pour retrouver la cadence. Valentin sentit une douce chaleur l’envahir en les regardant – Sleet et Carabella échangeant furieusement des massues, Zalzan Kavol, Rovorn et Erfon mettant au point de nouvelles combinaisons compliquées pour remplacer celles que la mort de leurs trois frères avait rendues impossibles. Pendant quelques instants, il retrouva l’innocence du bon vieux temps de Falkynkip ou de Dulorn, quand rien d’autre ne comptait que de trouver un engagement au prochain festival, où le seul défi à relever consistait à garder une parfaite coordination des mains et des yeux. Cette époque était à jamais révolue. Maintenant qu’ils étaient entraînés dans ces intrigues de haute volée qui faisaient et défaisaient les rois, aucun d’entre eux ne pourrait plus jamais être ce qu’il avait été. Tous les cinq avaient dîné avec la Dame, avaient vécu avec le Coronal et faisaient force de voiles pour un rendez-vous avec le Pontife ; ils étaient déjà entrés dans l’histoire, même si la campagne de Valentin n’aboutissait pas.

Il lui avait fallu bien des jours pour rassembler ses compagnons dans le Temple Intérieur. Valentin s’était imaginé qu’il suffisait à la Dame ou à ses dignitaires de fermer les yeux pour pouvoir atteindre n’importe quel esprit sur Majipoor, mais ce n’était pas aussi simple ; la communication était imprécise et limitée. Ils avaient d’abord localisé les Skandars, tous sur la terrasse extérieure. Shanamir avait atteint la Seconde Falaise et, avec sa candeur juvénile, il avançait rapidement ; Sleet, ni candide ni juvénile, avait également réussi à se faire admettre sur la Seconde Falaise, et il en était de même pour Vinorkis ; Carabella était juste derrière eux, encore à la Terrasse des Miroirs, mais à la suite d’une erreur, on avait commencé à la chercher ailleurs ; trouver Khun et Lisamon Hultin n’avait pas présenté de grandes difficultés, tellement leur aspect était différent de celui du reste des pèlerins ; mais les trois anciens membres de l’équipage de Gorzval, Pandelon, Cordeine et Thesme, avaient disparu dans la population de l’Ile, comme s’ils étaient devenus invisibles, si bien que Valentin aurait été obligé de les abandonner s’ils ne s’étaient présentés au dernier moment. Mais le plus difficile de tous à dépister fut Autifon Deliamber. Il y avait de nombreux Vroons sur l’Ile, dont quelques-uns étaient aussi petits que le minuscule sorcier, et tous les efforts pour retrouver sa trace se soldèrent par des échecs. Quand la flotte fut prête à appareiller, on n’avait toujours pas trouvé Deliamber, mais la veille du départ, alors que Valentin était affreusement tiraillé entre la nécessité d’aller de l’avant et sa répugnance à se séparer de son conseiller le plus précieux, le Vroon apparut à Numinor sans fournir d’explications sur l’endroit où il était ni la manière dont il avait réussi à traverser l’Île en passant inaperçu. Ainsi ils se retrouvèrent tous réunis, tous ceux qui avaient survécu au long voyage depuis Pidruid.

Valentin savait que sur le Mont du Château lord Valentin avait eu son propre cercle d’intimes, dont les noms et les visages lui avaient été rendus, princes, courtisans et hauts fonctionnaires qui étaient ses proches depuis l’enfance, Elidath, Stasilaine et Tunigorn, ses camarades les plus chers, et pourtant, bien que toujours loyal envers ses anciens amis, ils lui étaient devenus terriblement lointains et ce groupe hétéroclite de compagnons d’aventures lui était maintenant beaucoup plus proche. Il se demanda comment cela allait se passer quand, de retour sur le Mont du Château, il lui faudrait concilier ces deux groupes.

Sur un point au moins, ses souvenirs fraîchement retrouvés l’avaient rassuré. Nulle épouse ne l’attendait au Château, nulle fiancée, pas même une amoureuse tendrement aimée et susceptible de remettre en question la place de Carabella à ses côtés. En tant que prince et que jeune Coronal, il avait mené une vie insouciante et sans attaches, le Divin en soit loué. Il serait déjà assez difficile d’imposer à la cour l’idée que l’élue du Coronal était une femme du peuple, originaire de la plaine côtière, une jongleuse itinérante ; mais cela eût été absolument impossible s’il avait déjà offert son cœur à une autre femme.

— Valentin ! cria Carabella.

La voix interrompit sa rêverie. Il tourna les yeux vers elle et elle pouffa en lui lançant une massue. Il l’attrapa comme on lui avait appris à le faire il y avait si longtemps, entre le pouce et les doigts, la tête de la massue légèrement en biais. Quelques secondes plus tard, il en recevait une seconde de Sleet, puis une troisième de Carabella. Il se mit à rire et commença à faire tournoyer les massues au-dessus de sa tête, retrouvant le vieil exercice familier – lancer, lancer, réception – et Carabella applaudit et lui lança une nouvelle massue. Comme c’était bon de jongler de nouveau. Lord Valentin – un superbe athlète, l’œil vif et très doué pour de nombreux jeux, bien que quelque peu handicapé par une légère claudication, à la suite d’une ancienne chute de monture – n’avait pas connu ce plaisir. La jonglerie était l’art dans lequel excellait l’autre Valentin. Mais à bord de ce navire, avec son auréole d’autorité retrouvée grâce à la guérison de son esprit par sa mère, Valentin avait bien senti que ses compagnons, tout en s’efforçant de le considérer comme le Valentin de l’époque de Zimroel, se tenaient à distance respectueuse. Aussi cela lui fit-il extrêmement plaisir de voir Carabella lui lancer si irrévérencieusement une massue.

Mais cela lui fit également plaisir de manier les massues – même lorsqu’il en laissa tomber une et que, se baissant pour la ramasser, il en reçut une autre sur la tête, ce qui provoqua un ricanement dédaigneux de la part de Zalzan Kavol.

— Si vous refaites cela ce soir, cria le Skandar, vous serez privé de vin pendant une semaine !

— Ne craignez rien, répliqua Valentin, si je laisse tomber les massues maintenant, ce n’est que pour m’entraîner à les récupérer. Mais ce soir, vous ne verrez pas ce genre de maladresse.

Et il n’y en eut pas. Au coucher du soleil, tout le monde se rassembla sur le pont pour la représentation. D’un côté, Asenhart et ses officiers occupaient une plate-forme d’où ils avaient la meilleure vue, mais quand l’amiral fit signe à Valentin de s’installer à la place d’honneur, ce dernier déclina l’invitation en souriant. Ce refus rendit Asenhart perplexe, mais son expression était loin d’être aussi réprobatrice qu’elle devait le devenir quelques instants plus tard quand Shanamir, Vinorkis et Lisamon Hultin commencèrent à battre le tambour et à souffler dans les serpentins, que les jongleurs sortirent d’une écoutille dans une joyeuse galopade et que, au moment où ils commençaient leur merveilleuse représentation, la silhouette de lord Valentin le Coronal apparut parmi eux, lançant allègrement massues, assiettes et morceaux de fruits comme un vulgaire saltimbanque.

2

S’il n’avait tenu qu’à l’amiral Asenhart, il y aurait eu une grande fête à Stoien pour célébrer l’arrivée de Valentin, quelque chose d’au moins aussi fastueux que le festival qui s’était tenu à Pidruid à l’époque de la visite de l’usurpateur. Mais Valentin, dès qu’il eut vent du projet d’Asenhart, y mit le holà. Il n’était pas encore prêt à revendiquer le trône ni à lancer des accusations publiques contre l’individu qui se faisait appeler lord Valentin, ni à exiger du peuple qu’il lui rende un hommage quelconque.

— Tant que je n’aurai pas le soutien du Pontife, annonça gravement Valentin à Asenhart, j’ai la ferme intention de progresser tranquillement et de consolider mes forces sans attirer l’attention. Il n’y aura pas de festival en mon honneur à Stoien.

C’est ainsi que le Lady Thiin fit une entrée relativement discrète dans le grand port de la pointe sud-ouest d’Alhanroel. Bien que les navires de la flotte aient été au nombre de sept – et les vaisseaux de la Dame, même s’ils mouillaient fréquemment dans le port de Stoien, n’arrivaient en général pas aussi nombreux –, ils entrèrent tranquillement sans battre de pavillons de fantaisie. Les autorités du port ne posèrent guère de questions : ils voyageaient visiblement pour le compte de la Dame et ses desseins dépassaient les compétences de simples douaniers.

Pour renforcer cette impression, Asenhart envoya dès le premier jour dans la zone des entrepôts des courtiers chargés de faire l’acquisition de grandes quantités de glu, de toile à voile, d’épices et d’outils. Pendant ce temps, Valentin et ses compagnons s’installaient discrètement dans un hôtel sans prétention.

Stoien était une cité à vocation essentiellement maritime – import-export, entrepôts, constructions navales, tous les emplois et entreprises profitant d’un emplacement exceptionnel sur la côte d’un magnifique port. La ville, qui comptait quelque quatorze millions d’âmes, s’étendait sur des centaines de kilomètres sur toute la longueur du grand cap qui séparait le golfe de Stoien de la Mer Intérieure. Stoien n’était pas le port continental le plus proche de l’Île – c’était Alaisor, plus loin sur la côte d’Alhanroel, à des milliers de kilomètres au nord – mais en cette saison les vents dominants et les courants étant ce qu’ils étaient, il était plus rapide de faire la longue traversée jusqu’à Stoien que de mettre le cap à l’est sur Alaisor pour une traversée plus courte, mais plus difficile.

Après avoir pris le temps de réapprovisionner les navires, ils allaient naviguer sur le paisible golfe, longeant la côte septentrionale jusqu’à Kircidane et remontant jusqu’à Treymone, la ville côtière la plus proche du Labyrinthe. Il ne resterait plus alors qu’un trajet relativement court sur la terre ferme jusqu’à la résidence du Pontife.

Valentin trouva Stoien d’une beauté saisissante. Toute la péninsule était totalement plate, atteignant à peine six mètres au-dessus du niveau de la mer en son point le plus élevé, mais les habitants de la ville avaient imaginé un merveilleux agencement de plates-formes de brique parementées de pierres blanches pour donner l’illusion de collines. Il n’y avait pas deux de ces plates-formes d’une hauteur semblable, certaines s’élevant seulement à trois ou quatre mètres et d’autres montant jusqu’à une cinquantaine de mètres. Des quartiers entiers reposaient ainsi sur de gigantesques piédestaux hauts de plusieurs dizaines de mètres et de plusieurs kilomètres carrés ; certains bâtiments importants avaient des plates-formes à eux, qui dominaient les alentours comme montés sur des échasses ; cette alternance de plates-formes hautes et basses créait de stupéfiantes perspectives.

Ce qui aurait pu être un effet de fantasmagorie purement mécanique, donnant très vite une impression de brutalité, d’arbitraire, ou lassant à regarder, était adouci et égayé par des plantations tropicales telles qu’il n’avait jamais été donné à Valentin d’en voir. À la base de chaque plate-forme poussaient de denses bouquets d’arbres au large faite dont les branches entrelacées formaient d’impénétrables berceaux de verdure. Des plantes grimpantes feuillues ruisselaient le long des murs des plates-formes. Les larges rampes qui, du niveau de la rue, menaient aux plates-formes les plus élevées étaient bordées de grandes cuves de béton contenant des massifs d’arbustes dont les feuilles étroites et effilées étaient mouchetées de surprenantes taches de couleur, bordeaux, bleu de cobalt, vermillon, écarlates et indigo, topaze, jade ou couleur d’ambre, dont le mélange composait des motifs irréguliers. Et dans tous les lieux publics de la cité se trouvait le spectacle le plus étonnant, des parterres des fameuses plantes animées qui poussaient à l’état sauvage à quelques centaines de kilomètres au sud, sur la côte torride qui faisait face au lointain continent désert de Suvrael. Ces plantes, et il s’agissait bien de plantes, car elles fabriquaient leur nourriture par photosynthèse et passaient leur vie enracinées au même endroit – avaient quelque chose de charnu dans leur aspect, avec leurs bras préhensiles qui remuaient, et se tortillaient, leurs yeux qui fixaient et leurs corps tubulaires qui ondulaient et se balançaient, et bien que le soleil et l’eau leur suffisent pour vivre, elles étaient toujours prêtes et tout à fait capables de dévorer et digérer toutes les petites créatures qui passaient témérairement à leur portée. Des groupes de ces plantes, élégamment disposés et entourés de murets de pierre servant à la fois de protection et de décoration, étaient plantés dans toute la ville de Stoien. Certaines étaient aussi hautes que de petits arbres, d’autres étaient courtes et globulaires, d’autres encore étaient arborescentes. Mais toutes remuaient constamment, réagissant aux souffles d’air, aux odeurs, aux cris soudains, à la voix de leurs gardiens et autres stimuli. Valentin les trouvait sinistres, mais fascinantes. Il se demanda s’il ne serait pas possible d’en emporter un assortiment sur le Mont du Château.

— Pourquoi pas ? dit Carabella. On arrive bien à les garder vivantes pour les exposer à Pidruid. Il doit y avoir moyen de les conserver en bonne santé au Château de lord Valentin.

Valentin acquiesça de la tête.

— Nous engagerons une équipe de gardiens de Stoien. Nous nous renseignerons pour savoir de quoi elles se nourrissent et nous le ferons régulièrement expédier par bateau jusqu’au Mont.

— Ces créatures me donnent la chair de poule, monseigneur, fit Sleet en frissonnant. Vous les trouvez vraiment jolies ?

— Jolies n’est pas le mot, répondit Valentin. Disons intéressantes.

— Comme vous avez trouvé les plantes-bouche intéressantes, je suppose, hein ?

— Les plantes-bouche, mais bien sûr ! s’écria Valentin. Nous en ferons venir aussi quelques-unes au Château !

Sleet poussa un gémissement.

Valentin n’y prêta aucune attention. Le visage rayonnant d’enthousiasme, il prit Sleet et Carabella par la main et dit :

— Chaque Coronal a ajouté quelque chose au Château : un observatoire, une bibliothèque, un parapet, un rempart de prismes et d’écrans, une salle d’armes, une salle de banquets, une salle des trophées, et le Château s’est agrandi au fil des règnes, se modifiant et devenant de plus en plus riche et complexe. Pendant le peu de temps où j’y suis resté, je n’ai même pas eu le temps de réfléchir à ce que serait ma contribution. Mais quel Coronal a vu Majipoor comme je l’ai vue ? Qui a voyagé si loin et de manière si tumultueuse ? Pour commémorer toutes mes aventures, je rassemblerai toutes les bizarreries que j’ai vues, les plantes-bouche et ces plantes animées, les arbres-vessie et un ou deux dwikkas de belle taille, un bouquet de palmiers de feu, des sensitives et ces fougères chantantes, toutes ces merveilles qui ont émaillé notre voyage. Il n’y a rien de tel au Château pour l’instant, rien d’autre que les petites serres que lord Confalume a fait construire. Je le ferai sur une grande échelle ! Le jardin de lord Valentin ! Trouvez-vous que cela sonne bien ?

— Ce sera une merveille, monseigneur, approuva Carabella.

— Je ne me risquerai pas à me promener au milieu des plantes-bouche du jardin de lord Valentin, fit Sleet d’un ton acrimonieux, pas pour trois duchés et les revenus de Ni-moya et de Piliplok.

— Nous te dispensons de tours de jardin, dit Valentin en riant.

Mais il n’y aurait pas de tours de jardin, ni même de jardin aussi longtemps que Valentin n’aurait pas réintégré le Château de lord Valentin. Il passa une interminable semaine à Stoien, attendant qu’Asenhart ait complété son approvisionnement. Trois des navires allaient repartir vers l’Ile, emportant les marchandises destinées au royaume de la Dame. Les quatre autres continueraient, faisant une discrète escorte à Valentin. La Dame avait mis à sa disposition plus d’une centaine de ses plus robustes gardes du corps, sous le commandement de l’imposante Lorivade ; ce n’étaient pas, à proprement parler, des guerriers, car il n’y avait pas eu de violence sur l’Île du Sommeil depuis la dernière invasion des Métamorphes plusieurs milliers d’années auparavant, mais des hommes et des femmes compétents et intrépides, fidèles à la Dame et prêts, s’il en était besoin, à donner leur vie pour rétablir l’harmonie dans le royaume. Ils formaient le noyau d’une armée privée – à la connaissance de Valentin, la première force militaire constituée sur Majipoor depuis des temps très éloignés. Enfin la flotte fut prête à appareiller. Les navires à destination de l’Île partirent les premiers, un chaud Secondi matin, à la première heure, cap nord-nord-ouest. Les autres attendirent l’après-midi de Terdi pour partir dans la même direction, mais ils changèrent de cap à la nuit tombée pour faire route à l’est à travers le golfe de Stoien.

La péninsule de Stoienzar s’avançait dans la Mer Intérieure comme un pouce colossal. Sur la côte méridionale, du côté de l’océan, régnait une chaleur intolérable. Le peuplement était très réduit sur cette côte grouillante d’insectes et couverte par la jungle. La majeure partie de la considérable population de la péninsule était regroupée le long de la côte du golfe, qui avait une importante agglomération tous les cent cinquante kilomètres environ et une ligne pratiquement continue de villages de pêcheurs, de régions agricoles et de stations balnéaires entre chaque ville. L’été avait maintenant commencé et une épaisse brume de chaleur flottait au-dessus des eaux tièdes et pratiquement immobiles du golfe. La flotte mouilla une journée à Kircidane pour de nouveaux approvisionnements, à l’endroit où la côte commençait à s’incurver vers le nord, puis elle reprit la mer en direction de Treymone. Valentin resta seul dans sa cabine pendant une bonne partie des paisibles heures passées en mer, s’entraînant à utiliser le bandeau que lui avait donné la Dame. En une semaine, il réussit à maîtriser l’art d’entrer dans une transe légère – il était maintenant capable de faire franchir à son esprit le seuil du sommeil et d’en sortir aussi aisément, tout en restant pendant tout ce temps parfaitement conscient de ce qui se passait autour de lui. Lorsqu’il était en transe, il était capable, bien que fragmentairement et sans guère de force, d’entrer en contact avec d’autres esprits, de parcourir le navire et de localiser l’aura d’une âme endormie, car les dormeurs étaient beaucoup plus vulnérables à ce genre d’intrusion. Il parvenait à toucher légèrement l’esprit de Carabella, de Sleet ou de Shanamir et à leur transmettre sa propre image ou quelque bienveillant message. Atteindre un esprit moins familier – celui de Pandelon le menuisier, par exemple, ou de Lorivade était encore trop difficile pour lui, sinon de manière extrêmement brève et incomplète, et tous ses efforts pour avoir accès à l’esprit de non-humains, y compris ceux qu’il connaissait bien, Zalzan Kavol, Khun ou Deliamber, se soldaient par des échecs. Mais il continuait à se perfectionner et il sentait sa maîtrise s’affirmer de jour en jour, comme lorsqu’il s’était initié à l’art du jongleur ; et c’était une sorte de jonglerie car, pour utiliser le bandeau, il lui fallait se transporter au centre de lui-même, sans se laisser distraire par des pensées accessoires, et coordonner tous les aspects de son être vers un but unique, établir le contact. Le jour où le Lady Thiin arriva en vue de Treymone, il avait progressé au point de pouvoir implanter dans l’esprit de ses sujets des esquisses de rêves, avec des événements, des péripéties et des images. À Shanamir il envoya un rêve de Falkynkip, avec des montures pâturant dans un champ et un grand gihorna décrivant des cercles dans le ciel et descendant brusquement dans un grand battement d’ailes. Le lendemain matin à table, le garçon décrivit le rêve avec tous ses détails, avec cette différence que l’oiseau était un milufta, un charognard, au bec d’un orange vif et aux hideuses serres bleues.

— Que peut bien signifier un rêve où je vois un milufta fondre sur une proie ? demanda Shanamir.

Valentin lui dit :

— Il se pourrait que tes souvenirs soient erronés et que tu aies confondu avec un autre oiseau, un gihorna, peut-être, un oiseau de bon augure.

Mais Shanamir, avec la franchise et la simplicité qui lui étaient propres, secoua lentement la tête en disant :

— Si je ne suis pas capable de distinguer un gihorna d’un milufta, monseigneur, même dans mon sommeil, je n’ai plus qu’à retourner à Falkynkip pour nettoyer les écuries.

Valentin détourna les yeux en dissimulant un sourire et décida de redoubler d’efforts dans l’étude de sa technique de projection d’images.

Il envoya à Carabella un rêve où elle jonglait avec des gobelets de cristal remplis de vin doré, et elle lui en fit le récit avec une exactitude qui allait jusqu’à décrire la forme allongée des gobelets. À Sleet, il envoya un rêve du jardin de lord Valentin, un monde enchanteur peuplé de buissons blancs au feuillage plumeux et luisant, de choses sphériques et hérissées de piquants, montées sur de longues tiges, et de petites plantes fourchues terminées par des yeux rieurs qui clignaient. Tout cela était le produit de son imagination et il avait bien pris garde de ne pas y introduire de plantes-bouche. Sleet décrivit avec ravissement ce jardin imaginaire, déclarant que si le Coronal créait un jardin comme celui-là sur le Mont du Château, il s’y promènerait avec grand plaisir.

Mais Valentin aussi recevait des rêves. Presque chaque nuit, la Dame, sa mère, entrait en contact avec son âme. Sa présence sereine traversait son esprit endormi comme un rayon de lune, le calmant et le rassurant. Il revoyait aussi en rêve son passé sur le Mont du Château, les souvenirs de jeunesse affluaient, les tournois, les courses et les jeux, ses amis Tunigorn, Elidath et Stasilaine à ses côtés, et son frère Voriax lui apprenant le maniement du sabre et de l’arc, et lord Malibor le Coronal voyageant de ville en ville sur le Mont comme une sorte de demi-dieu imposant et resplendissant, et bien d’autres images semblables dont le flot jaillissait des profondeurs de son esprit.

Mais tous les rêves n’étaient pas aussi plaisants. La dernière nuit avant que le Lady Thiin aborde le continent, il se vit débarquer sur une plage déserte et balayée par le vent, plantée d’arbustes rabougris à l’air triste et morne dans la lumière de la fin d’après-midi. Et il commença à s’enfoncer dans les terres en direction du Mont du Château qui s’élevait dans le lointain comme une aiguille déchiquetée. Mais il y avait un mur sur son chemin, un mur plus haut que les blanches falaises de l’Île du Sommeil, et ce mur était une bande de fer, représentant plus de métal qu’il n’en existait sur toute la surface de Majipoor, une sombre et terrifiante ceinture de fer qui paraissait courir d’un pôle à l’autre, et il se trouvait d’un côté et le Mont du Château était de l’autre. En s’approchant il vit que le mur grésillait comme s’il était chargé d’électricité, et un bourdonnement sourd en provenait, et quand il regarda de plus près, il vit son reflet sur le métal luisant et le visage qui apparut sur cette terrifiante bande de fer était le visage du fils du Roi des Rêves.

3

Treymone était la ville des célèbres maisons-arbre, fameuses sur toute la planète. Pendant sa seconde journée à terre, Valentin alla les voir, dans la région côtière, juste au sud de l’embouchure du fleuve Trey.

Les maisons-arbre ne vivaient nulle part ailleurs que dans la plaine alluviale du Trey. Elles avaient des troncs courts et trapus, un peu comme ceux des dwikkas, mais loin d’être aussi épais, et leur écorce était d’un joli vert pâle vernissé. De ces fûts cylindriques, de grosses branches étalées s’élevaient en s’écartant, comme les doigts de deux mains collées à la base de la paume, et des ramilles couraient de branche en branche, adhérant à de nombreuses branches et constituant une enceinte douillette en forme de coupe.

Les occupants des arbres de Treymone modelaient leurs habitations au gré de leur fantaisie en donnant aux branches flexibles la forme de pièces et de couloirs et en les assujettissant à l’endroit voulu jusqu’à ce que les écorces commencent à adhérer entre elles par un processus naturel, rendant la soudure permanente. Les arbres produisaient des feuilles tendres, à la saveur douce, pour faire de la salade, des fleurs odoriférantes, d’un ton crème, dont le pollen était légèrement euphorisant, des fruits bleuâtres et acides aux nombreux usages, et une sève pâle et douce, facile à recueillir, qui faisait office de vin. Chaque arbre vivait mille ans ou plus et les familles exerçaient sur eux un contrôle jaloux. Il y en avait dix mille qui occupaient la plaine, tous adultes et habités. Valentin vit quelques jeunes plants chétifs en bordure de la plaine.

— Ceux-ci, lui dit-on, viennent d’être repiqués pour remplacer ceux qui sont morts ces dernières années.

— Où va habiter une famille quand son arbre meurt ?

— En ville, répondit le guide, dans ce que nous appelons les maisons de deuil, jusqu’à ce que le nouvel arbre soit devenu adulte. Cela prend une vingtaine d’années. C’est une véritable hantise pour nous, mais heureusement cela n’arrive qu’à une génération sur dix.

— Et il n’y a pas moyen de faire pousser les arbres ailleurs ?

— Pas un centimètre au-delà de l’endroit où vous les voyez. Ils ne poussent bien que sous notre climat et ce n’est que dans le sol sur lequel vous marchez qu’ils peuvent atteindre leur plein développement. Partout ailleurs ils vivent un ou deux ans seulement et restent des avortons.

— Nous pouvons quand même tenter l’expérience, dit doucement Valentin à Carabella. Je me demande s’ils accepteraient de céder un peu de leur précieux sol pour le jardin de lord Valentin.

— Une maison-arbre, fit-elle en souriant, même petite, un endroit où tu puisses aller quand les soucis du gouvernement deviendront trop pesants et t’asseoir, caché dans le feuillage, respirer le parfum des fleurs et cueillir les fruits… oh, si tu pouvais avoir cela !

— Je l’aurai un jour, dit Valentin. Et tu t’assiéras à mes côtés dans l’arbre.

Carabella lui lança un regard étonné.

— Moi, monseigneur ?

— Si ce n’est pas toi, qui veux-tu que ce soit ? Dominin Barjazid ?

Il lui effleura la main.

— Crois-tu que nos routes vont se séparer quand nous atteindrons le Mont du Château ?

— Nous ne devrions pas parler de ce genre de choses maintenant, fit-elle d’un ton sévère.

Puis, se tournant vers le guide, elle demanda d’une voix plus forte :

— Et ces jeunes arbres, comment les soignez-vous ? Faut-il les arroser souvent ?

De Treymone, il y avait plusieurs semaines de voyage en flotteur rapide jusqu’au Labyrinthe. Ils traversaient un paysage de plaine où le riche sol rouge de la vallée du fleuve laissait place au-delà à une terre grise et sablonneuse, et le peuplement se raréfiait à mesure que Valentin et sa troupe s’enfonçaient dans les terres. Lorsque la pluie tombait, elle semblait s’enfoncer immédiatement dans le sol poreux. Il faisait chaud et parfois la chaleur devenait oppressante. Les journées s’écoulaient lentement pendant le trajet languissant et monotone. Aux yeux de Valentin, ce genre de voyage était totalement dépourvu du charme et du mystère – agrémenté maintenant de nostalgie – des mois qu’il avait passé à traverser Zimroel dans l’élégante roulotte de Zalzan Kavol. Le bon vieux temps où chaque jour était un pas de plus dans l’inconnu, avec de nouveaux défis à relever à chaque tournant de la route, sans compter l’excitation des représentations, les arrêts dans des villes inconnues pour présenter leur spectacle. Et maintenant ? Toute la besogne lui était mâchée par des officiers d’ordonnance et des aides de camp. Il redevenait un prince – même s’il s’agissait d’un prince d’une puissance très modeste, avec guère plus d’une centaine de fidèles – et il n’était pas certain d’en être heureux.

Vers la fin de la seconde semaine, le paysage changea brusquement, devenant raboteux et accidenté, avec des collines sombres s’élevant d’un plateau aride et bosselé. La végétation était uniquement composée d’arbustes rabougris, noirs, aux formes tourmentées et aux minces feuilles lustrées, et plus haut sur les pentes, de cactus-lune d’un blanc spectral, en forme de candélabres, et qui mesuraient le double de la taille d’un homme. De petits animaux au pelage roux et à la queue jaune en panache sautillaient sur leurs longues pattes et disparaissaient dans des terriers dès qu’un flotteur s’approchait trop d’eux.

— Voici le début du désert du Labyrinthe, annonça Deliamber. Nous allons bientôt voir les villes de pierre des anciens.

Valentin, l’unique fois où il était venu au Labyrinthe dans sa précédente vie, était arrivé par l’autre côté, le nord-ouest. Il y avait également un désert de ce côté-là, et les ruines de la grande cité hantée de Velalisier ; mais il était venu en bateau du Mont du Château, évitant toutes les terres désolées et stériles qui entouraient le Labyrinthe, et cette zone sinistre et rebutante lui était totalement inconnue. Il la trouva étrangement envoutante au début, en particulier au soleil couchant, quand le vaste ciel sans nuages était strié de fantastiques bandes de violentes couleurs et que le sol desséché luisait d’un éclat métallique surnaturel. Mais après quelques jours, la nudité de ce paysage désolé cessa de lui plaire et devint troublante, inquiétante, menaçante. L’âpreté de l’air du désert avait peut-être une influence néfaste sur sa sensibilité. C’était sa première expérience du désert, car il n’y en avait aucun à Zimroel et rien d’autre que cette poche intérieure de sécheresse sur tout le continent bien arrosé d’Alhanroel. Le climat désertique était pour lui associé à Suvrael, qu’il avait si souvent visité en rêve et dont chacun de ces rêves l’avait tourmenté ; et il ne pouvait chasser l’idée, aussi étrange et irrationnelle qu’elle fût, qu’il allait à un rendez-vous avec le Roi des Rêves.

— Voici les ruines, dit Deliamber au bout d’un moment.

Il était difficile au début de les distinguer des rochers du désert. Tout ce que Valentin vit furent de sombres monolithes écroulés, éparpillés comme par le dédaigneux revers de main d’un géant, par petits groupes distants d’un ou deux kilomètres. Mais petit à petit il parvint à discerner des formes : ici un pan de mur, là les fondations de quelque palais cyclopéen, là-bas un autel, peut-être. Tout était construit à une échelle titanesque, bien que les différents groupes de ruines à moitié recouverts par les sables mouvants, ne fussent plus que des avant-postes n’ayant plus rien d’imposant. Valentin fit arrêter le convoi devant une jonchée de ruines particulièrement importantes et se dirigea vers le site à la tête d’un groupe d’inspection. Il toucha précautionneusement un bloc de pierre, craignant de commettre un sacrilège quelconque. La pierre était froide, douce au toucher et légèrement incrustée d’un lichen rêche et jaune.

— Et tout cela est l’œuvre des Métamorphes ? demanda-t-il.

— C’est ce que nous pensons, répondit Deliamber en haussant les épaules, mais personne n’en est certain.

— J’ai entendu dire, intervint l’amiral Asenhart, que les premiers colons humains ont construit ces villes peu de temps après leur arrivée et qu’ils furent vaincus pendant les guerres civiles qui ont précédé l’établissement du gouvernement du Pontife Dvorn.

— Il est évident, fit Deliamber, que les archives de cette époque ne sont pas légion.

— Êtes-vous donc d’une opinion contraire ? demanda Asenhart en jetant au Vroon un regard en coin.

— Moi ? Moi ? Je n’ai pas la moindre opinion sur des événements vieux de quatorze mille ans. Je ne suis pas aussi âgé que vous semblez le croire, amiral.

— Il me paraît peu vraisemblable, dit Lorivade d’une voix profonde légèrement teintée d’ironie, que les premiers colons aient construit leurs villes si loin de la côte et qu’ils se soient donné la peine de transporter des blocs de pierre aussi colossaux.

— Alors, vous pensez aussi qu’il s’agit d’anciennes cités métamorphes ? demanda Valentin.

— Les Métamorphes, déclara Asenhart, sont des sauvages qui vivent dans la jungle et dansent pour attirer la pluie.

Lorivade, que l’interruption de l’amiral parut indisposer, répondit avec une précision agacée :

— Je pense que c’est tout à fait vraisemblable.

Puis, se tournant vers Asenhart, elle ajouta :

— Pas des sauvages, amiral, mais des réfugiés. Il est fort possible qu’ils soient déchus d’une grandeur passée.

— Disons plutôt qu’on les a poussés, fit Carabella.

— Le gouvernement devrait étudier ces ruines, dit Valentin, si cela n’a déjà été fait. Nous avons besoin d’en savoir plus sur les civilisations pré-humaines de Majipoor, et si ce sont des sites métamorphes, nous pourrions envisager de leur donner des gardiens.

— Nous…

— Les ruines n’ont pas besoin de gardiens autres que ceux qu’elles ont déjà, dit brusquement une nouvelle voix.

Valentin sursauta et se retourna. Une silhouette bizarre venait de surgir de derrière un monolithe – un homme maigre, presque décharné, d’une soixantaine d’années, l’œil farouche et flamboyant sous des arcades sourcilières proéminentes, et dont la bouche dessinait un sourire moqueur. Il était armé d’une longue rapière et portait un étrange vêtement fabriqué uniquement avec la fourrure rousse des animaux du désert. Sur son crâne était posée une toque d’épaisse fourrure jaune provenant de la queue de ces animaux, avec laquelle il balaya l’air en effectuant un ample et profond salut.

Quand il se redressa, sa main reposait sur le pommeau de sa rapière.

— Et sommes-nous en présence de l’un de ces gardiens ? demanda courtoisement Valentin.

— Je ne suis pas seul, répondit l’homme.

Et de derrière les rochers surgirent tranquillement une dizaine d’autres excentriques, aussi décharnés et osseux que le premier, comme lui vêtus de jambières et de vestes de fourrure crasseuses, et portant le même couvre-chef ridicule. Ils avaient tous des rapières et semblaient prêts à les utiliser. Un second groupe apparut derrière eux, semblant surgir du sol, puis un troisième, une troupe plus nombreuse, composée de trente à quarante hommes.

Ils n’étaient que onze dans le petit groupe de Valentin, et la plupart n’étaient pas armés. Les autres étaient restés derrière dans les flotteurs, à deux cents mètres de la route principale. Pendant qu’ils restaient là à débattre un point passionnant d’histoire ancienne, ils s’étaient laissé encercler.

— En vertu de quel droit violez-vous ce lieu ? demanda le chef.

Valentin entendit Lisamon Hultin se racler légèrement la gorge. Il vit également Asenhart se raidir. Mais il leur fit signe de rester calmes.

— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ? demanda Valentin.

— Je suis le duc Nascimonte de Vornek Crag. Suzerain des Marches du Ponant. Vous voyez autour de moi les principaux seigneurs de mon royaume, qui me servent loyalement en toutes choses.

Valentin n’avait aucun souvenir d’une province appelée Marches du Ponant, ni d’un duc de ce nom. Peut-être avait-il oublié quelques connaissances de géographie à la suite de l’opération de Tilomon, mais cela l’eût fort étonné d’en avoir oublié autant. Il choisit pourtant de ne pas ergoter avec le duc Nascimonte.

— Nous n’avions nulle intention, Votre Grandeur, dit-il d’un ton solennel, de violer votre domaine. Nous sommes des voyageurs en route pour le Labyrinthe, pour affaires avec le Pontife, et ce chemin nous paraissait être le plus direct à partir de Treymone.

— En effet. Mais vous auriez mieux fait d’emprunter une route moins directe pour vous rendre chez le Pontife.

— Ne nous créez pas d’ennuis ! rugit soudain Lisamon Hultin. Savez-vous qui est cet homme ?

Agacé, Valentin claqua des doigts pour faire taire la géante.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit paisiblement Nascimonte. Mais il pourrait être lord Valentin en personne qu’il n’en serait pas quitte à meilleur compte. À vrai dire, lord Valentin moins que quiconque.

— Avez-vous donc un sujet particulier de désaccord avec lord Valentin ? demanda Valentin.

— Le Coronal est mon ennemi mortel, ricana le bandit.

— Eh bien, dans ce cas, vous devez vous dresser contre l’ensemble de la civilisation, car tout le monde doit obéissance au Coronal et doit, pour maintenir l’ordre, s’opposer à ses ennemis. Pouvez-vous réellement être un duc et ne pas accepter l’autorité du Coronal ?

— Pas celle de ce Coronal là, répondit Nascimonte. Il franchit tranquillement l’espace qui le séparait de Valentin et il le dévisagea, la main toujours posée sur sa rapière.

— Vous avez de beaux habits. Vous êtes habitué au confort de la ville. Vous devez être riche et vivre dans une grande demeure en haut du Mont du Château, avec de nombreux domestiques pour satisfaire tous vos besoins. Que diriez-vous si un jour vous deviez être dépouillé de tout cela, hein ? Si vous étiez réduit à la misère par le caprice d’un individu ?

— J’en ai déjà fait l’expérience, répondit Valentin d’un ton égal.

— Allons donc ! Vous qui voyagez avec toute votre suite dans un convoi de flotteurs ? D’ailleurs, qui êtes-vous ?

— Lord Valentin le Coronal, répondit Valentin sans marquer la moindre hésitation.

Les yeux de Nascimonte flamboyèrent de rage. Pendant un instant, il parut sur le point de dégainer sa rapière puis, comme s’il ne voyait dans cette réponse qu’une plaisanterie, il se détendit et dit :

— Je vois, vous êtes Coronal comme je suis duc. Eh bien, lord Valentin, vous aurez la bonté de me dédommager des pertes que j’ai subies. La redevance pour la traversée de la zone des ruines s’élève maintenant à mille royaux.

— Nous ne disposons pas de cette somme, dit doucement Valentin.

— Alors, vous resterez avec nous jusqu’à ce que vos laquais la rapportent.

Il fit signe à ses hommes.

— Emparez-vous d’eux et attachez-les. Laissez-en un en liberté – celui-ci, le Vroon – pour servir de messager.

— Vroon, dit-il en s’adressant à Deliamber, faites savoir à ceux des flotteurs que nous retenons ces gens comme otages contre le versement de mille royaux, payables en un mois. Et si vous revenez avec la milice à la place de l’argent, n’oubliez surtout pas que nous connaissons parfaitement ces collines et que les représentants de la loi ne les connaissent pas. Et dans ce cas vous ne reverrez jamais vivant aucun des captifs.

— Attendez, dit Valentin, alors que les hommes de Nascimonte s’avançaient. Qu’avez-vous exactement à reprocher au Coronal ?

Le front de Nascimonte s’assombrit.

— Il est passé par ici l’an dernier, retour de Zimroel où il effectuait le Grand Périple. J’habitais à l’époque au pied du Mont Ebersinul, face au Lac Ivory, et je cultivais du ricca, du thuyol et du milaile, et ma plantation était la plus belle de toute la province, car ma famille avait passé seize générations à la faire prospérer. Le Coronal et sa suite devaient prendre leurs cantonnements chez moi, car je paraissais le plus apte à satisfaire aux lois de l’hospitalité ; et il est arrivé au beau milieu de la récolte de thuyol, avec ses centaines d’écornifleurs et de laquais, ses innombrables courtisans et assez de montures pour tondre la moitié d’un continent, et d’un Steldi à l’autre, ils ont vidé ma cave, ils ont fait la fête dans les champs et détruit la récolte, ils ont mis le feu au manoir pour rire, un soir de beuverie, ils ont fracassé le barrage et inondé mes champs, ils m’ont entièrement ruiné, simplement pour s’amuser, et puis ils sont repartis sans se soucier ni même savoir ce qu’ils m’avaient fait. Tout est maintenant aux mains des usuriers, et moi je vis dans les rochers de Vornek Crag grâce à lord Valentin et à ses amis, et où est la justice là-dedans ? Cela vous coûtera mille royaux pour sortir de ces ruines, étranger, et bien que je ne vous veuille aucun mal, sachez que si l’argent n’arrive pas, je vous trancherai la gorge de sang-froid et avec la même indifférence que les hommes de lord Valentin lorsqu’ils ont ouvert mon barrage.

Il se retourna et répéta :

— Attachez-les.

Valentin prit une très longue inspiration et ferma les yeux puis, comme la Dame le lui avait appris, il se laissa glisser dans le sommeil éveillé, dans la transe qui faisait agir le bandeau. Et il projeta son esprit en direction de l’âme sombre et amère du suzerain des Marches du Ponant et il l’emplit d’amour.

Il dut faire appel à toute l’énergie qu’il y avait en lui. Il oscilla, s’arc-bouta sur ses jambes et s’appuya sur Carabella, posant une main sur son épaule, et elle lui insufflait une énergie et une vitalité nouvelles qu’il projetait vers Nascimonte. Il comprit alors à quel point le prix que payait Sleet lorsqu’il jonglait les yeux bandés était élevé, car l’effort le vidait de toute sa substance. Il réussit néanmoins à le prolonger pendant de longs, d’interminables moments.

Nascimonte restait pétrifié, le corps à demi tourné, le regard planté dans celui de Valentin. Valentin maintenait son implacable étreinte sur l’âme de l’autre et l’inondait de miséricorde jusqu’à ce que la carapace de ressentiment de Nascimonte s’amollisse, se desserre et se détache de lui comme une coquille vide, et Valentin répandit alors dans l’âme devenue vulnérable du duc une vision de tout ce qui lui était arrivé depuis sa chute déjà lointaine de Tilomon, le tout condensé sous la forme d’un unique et éblouissant point lumineux.

Il rompit le contact et, flageolant sur ses jambes, il se laissa aller contre Carabella qui le soutint sans fléchir. Nascimonte regardait Valentin comme quelqu’un qui vient d’être touché par le Divin.

Puis il tomba à genoux et fit le signe de la constellation.

— Monseigneur… fit-il d’une voix pâteuse, venant du fond de la gorge et à peine audible, monseigneur… pardonnez-moi… pardon…

4

Valentin était à la fois surpris et consterné de savoir qu’il y avait des bandits en liberté dans ce désert, car il n’y avait guère de précédents d’une telle anarchie dans la société policée de Majipoor. Que ces bandits soient de riches fermiers tombés dans l’indigence à cause de l’insensibilité du Coronal régnant le navrait encore plus. La classe dirigeante de Majipoor n’avait pas coutume de profiter de sa position avec une telle impudence. Dominin Barjazid, s’il s’imaginait pouvoir se conduire de cette manière et conserver longtemps son trône, n’était pas seulement un scélérat, mais le dernier des imbéciles.

— Allez-vous renverser l’usurpateur ? demanda Nascimonte.

— En temps voulu, répondit Valentin. Mais il y a encore beaucoup à faire avant que ce jour arrive.

— Je suis à vos ordres, si je puis vous être utile.

— Y a-t-il d’autres bandits entre ici et l’entrée du Labyrinthe ?

— Beaucoup, répondit Nascimonte en hochant vigoureusement la tête. Cela devient la mode dans cette province de prendre le maquis dans les collines.

— Et avez-vous quelque influence sur eux ou bien votre titre de duc n’est-il que dérision ?

— Ils m’obéissent.

— Bien, dit Valentin. Alors, je vous demande de nous guider à travers ces terres jusqu’au Labyrinthe et d’empêcher vos brigands d’amis de nous retarder pendant le trajet.

— Je suis à vos ordres, monseigneur.

— Mais pas un mot à quiconque de ce que je vous ai montré. Considérez-moi seulement comme un fonctionnaire de la Dame envoyé en députation auprès du Pontife.

Une infinie lueur de défiance passa dans le regard de Nascimonte.

— Je ne puis vous proclamer Coronal ? demanda-t-il, l’air embarrassé. Pourquoi cela ?

— C’est toute mon armée que vous voyez dans ces quelques flotteurs, répondit Valentin en souriant. Je ne peux pas déclarer la guerre à l’usurpateur tant que mes forces ne seront pas plus importantes. De là cette discrétion, et de là ma visite au Labyrinthe. Plus tôt j’obtiendrai le soutien du Pontife, plus vite commencera la véritable campagne. Combien de temps vous faut-il pour vos préparatifs de départ ?

— Moins d’une heure, monseigneur. Nascimonte et quelques-uns de ses hommes montèrent avec Valentin dans le flotteur de tête. Le paysage devenait de plus en plus désolé ; c’était maintenant une étendue de terre brune et stérile, presque inhabitée, où le vent sec et chaud soulevait des tourbillons de poussière. De temps à autre, ils voyaient des hommes aux vêtements grossiers, se déplaçant par groupes de trois ou quatre, à l’écart de la route principale, qui s’arrêtaient pour regarder passer les voyageurs, mais il n’y eut aucun incident. Le troisième jour, Nascimonte leur proposa de prendre un raccourci qui leur ferait gagner plusieurs journées de route. Valentin accepta sans hésiter et le convoi bifurqua vers le nord-ouest pour traverser l’énorme lit asséché d’un lac, suivit des ravins encaissés, franchit une chaîne de montagnes aux sommets arrondis et déboucha finalement sur un vaste plateau venteux dépourvu de tout relief, une simple étendue de sable et de pierres à perte de vue. Valentin vit Sleet et Zalzan Kavol échanger des regards inquiets quand les flotteurs s’engagèrent dans ce triste et morne lieu, et il supposa que ce qu’ils marmonnaient devait être à propos de trahison et de perfidie, mais sa propre confiance en Nascimonte n’en fut pas ébranlée, il était entré en contact avec l’esprit du chef des bandits grâce au bandeau de la Dame et ce qu’il y avait trouvé n’était pas l’âme d’un traître. Un autre jour, puis un second et un troisième s’écoulèrent sur cette piste du bout du monde. Carabella, à son tour, commençait à se rembrunir, Lorivade avait une mine encore plus renfrognée qu’à l’accoutumée, et pour finir, Lisamon Hultin prit Valentin à part et lui dit aussi calmement qu’il lui était possible de s’exprimer :

— Et si ce Nascimonte était un mercenaire à la solde du faux Coronal et payé pour vous perdre dans un endroit où nul ne vous retrouvera jamais ?

— Dans ce cas, nous sommes perdus et nos ossements blanchiront dans le désert jusqu’à la fin des temps, répondit Valentin. Mais je n’ai guère de crainte à ce sujet.

Une certaine nervosité commençait pourtant à le gagner. Il continuait à se fier à la foi de Nascimonte – il paraissait peu vraisemblable qu’un agent de Dominin Barjazid ait choisi une méthode aussi longue et tortueuse pour se débarrasser de lui, alors qu’un seul coup de rapière devant les ruines métamorphes eût abouti au même résultat – mais il n’était pas vraiment persuadé que Nascimonte savait où il allait. Il n’y avait aucun point d’eau, et même les montures, capables de transformer n’importe quelle substance organique en aliment, devenaient – au dire de Shanamir – efflanquées et leurs muscles fondaient, car de rares herbes chétives constituaient leur unique pâture. S’il leur arrivait quoi que ce fût dans ce désert, ils n’auraient aucun espoir d’être secourus. Mais la pierre de touche de Valentin était Autifon Deliamber ; le magicien avait un instinct de conservation particulièrement développé et éprouvé, et Deliamber n’avait pas l’air inquiet et restait parfaitement serein au fil des mornes journées.

Enfin Nascimonte fit arrêter le convoi à un endroit où deux lignes de collines pelées et escarpées convergeaient pour former un étroit canyon aux versants abrupts.

— Vous croyez que nous avons perdu notre chemin, monseigneur ? dit-il à Valentin. Venez, je vais vous montrer quelque chose.

Valentin et quelques autres le suivirent jusqu’à l’entrée du canyon, à une distance d’environ cinquante pas. Nascimonte tendit le bras vers l’immense vallée qui commençait à l’extrémité du canyon.

— Regardez, dit-il.

Cette vallée n’était qu’un nouveau désert, une énorme étendue de sable rouge s’ouvrant en éventail et s’écartant vers le nord et le sud sur cent cinquante kilomètres au moins. Et juste au centre de cette vallée, Valentin distingua un cercle plus sombre, lui-même d’une taille colossale, qui s’élevait légèrement au-dessus du fond plat de la vallée. Il le reconnut, car il l’avait déjà vu lorsqu’il était arrivé par l’autre côté : c’était le gigantesque monticule qui recouvrait le Labyrinthe du Pontife.

— Nous serons après-demain à l’Entrée des Lames, dit Nascimonte.

Valentin se souvenait qu’il y avait en tout sept entrées, disposées à équidistance tout autour de l’énorme édifice. Lorsqu’il était venu en tant qu’émissaire de Voriax, il avait emprunté l’Entrée des Eaux, du côté opposé, là où le Glayge, après avoir descendu les pentes du Mont du Château, arrosait les fertiles provinces du Nord-Est. C’était la voie d’accès la plus confortable, celle qu’empruntaient les hauts fonctionnaires lorsqu’ils avaient des affaires à traiter avec les ministres du Pontife. Sur tout le reste du pourtour du Labyrinthe, le paysage était beaucoup moins hospitalier, le pire étant le désert par lequel Valentin approchait. Mais il était réconfortant de savoir qu’après avoir traversé cet endroit désolé, il quitterait le Labyrinthe par son côté le plus riant.

Le Labyrinthe couvrait une surface énorme, et comme il était construit sur plusieurs niveaux, s’enfonçant en spirale dans le sol et s’étageant dans les entrailles de la planète, il était impossible de dénombrer avec exactitude sa population. Le Pontife lui-même n’occupait que le secteur le plus profond du Labyrinthe, où seuls de rares privilégiés étaient admis. La zone qui l’entourait immédiatement était le domaine des agents supérieurs du pouvoir exécutif, une multitude d’âmes mystérieuses et dévouées consacrant toute leur vie à des tâches obscures qui dépassaient l’entendement de Valentin, tenue d’archives, création de taxes, recensement, et bien d’autres encore. Et autour de la zone gouvernementale s’était développé, au fil des millénaires, l’épiderme protecteur du Labyrinthe, un dédale de passages circulaires peuplé de millions de formes indécises, bureaucrates et commerçants, mendiants et employés, et toute une racaille, un univers qui ignorait tout de la douce chaleur du soleil, où les clairs rayons de lune ne pouvaient pénétrer, où toutes les beautés, les merveilles et les joies de l’immense planète avaient été troquées contre les plaisirs blafards d’une vie souterraine.

Les flotteurs longèrent le bord du monticule pendant une heure environ avant d’atteindre enfin l’Entrée des Lames. Ce n’était qu’une ouverture au toit de bois donnant accès à un tunnel qui disparaissait dans la terre. Une rangée de sabres anciens et rouillés fixés dans du béton en défendait l’entrée, formant une barrière plus symbolique qu’efficace, car ils étaient fort espacés. Combien de temps faut-il, se demanda Valentin, pour que des sabres se rouillent avec ce climat sec et désertique ?

Les gardiens du Labyrinthe attendaient dans l’entrée.

Ils étaient sept – deux Hjorts, un Ghayrog, un Skandar, un Lii et deux humains –, et tous étaient masqués, comme l’était l’ensemble des fonctionnaires du Labyrinthe. Le masque lui aussi avait surtout une valeur symbolique, une simple banda d’étoffe jaune lustrée, posée sur les yeux et l’arête du nez des humains et à des endroits équivalents pour les autres ; mais produisait un effet d’une grande étrangeté, ce qui était le but recherché.

Les gardiens impassibles faisaient face en silence à Valentin et à ses compagnons.

— Ils vont demander un prix pour l’entrée, souffla Deliamber. Tout cela est traditionnel. Avancez vers eux et exposez le motif de votre visite.

Valentin s’adressa aux gardiens.

— Je suis Valentin, frère de Voriax, fils de la Dame de l’Ile, et je suis venu demander une audience au Pontife.

Malgré le côté bizarre et provocant de cette déclaration, les masques ne manifestèrent guère de réactions. Le Ghayrog se contenta de dire :

— Le Pontife n’admet personne en sa présence.

— Alors, je sollicite une audience auprès de ses ministres qui lui transmettront mon message.

— Ils refuseront également de vous recevoir, dit l’un des Hjorts.

— Dans ce cas, reprit Valentin, je m’adresserai aux ministres des ministres. Ou aux ministres des ministres des ministres, s’il le faut. Tout ce que je vous demande est d’accorder à mes compagnons et à moi-même l’autorisation de pénétrer dans le Labyrinthe.

Les gardiens se consultèrent solennellement, émettant un murmure sourd et confus, mais ils accomplissaient de toute évidence une sorte de rituel purement automatique, car ils paraissaient à peine écouter ce qu’ils se disaient. Quand leurs marmonnements se furent éteints, le porte-parole Ghayrog pivota sur lui-même pour faire face à Valentin et demanda :

— Quelle est votre offre ?

— Mon offre ?

— Le prix d’entrée.

— Fixez-le et je paierai.

Valentin fit un signe à Shanamir qui portait une bourse pleine de pièces. Mais les gardiens parurent mécontents, secouant la tête d’un air réprobateur, certains d’entre eux allant jusqu’à se détourner quand Shanamir sortit quelques pièces d’un demi-royal.

— Pas de l’argent, fit le Ghayrog d’un ton dédaigneux. Une offre !

Valentin était désemparé. Il jeta un regard embarrassé à Deliamber qui agita ses tentacules, les levant et les baissant en cadence. Valentin fronça les sourcils. Puis il comprit. Jongler !

— Sleet… Zalzan Kavol…

Ils allèrent chercher des balles et des massues dans l’un des flotteurs. Sleet, Carabella et Zalzan Kavol se mirent en position devant les gardiens et, à un signal du Skandar, commencèrent à jongler. Immobiles comme des statues, les sept masques regardaient. Tout cela paraissait à Valentin tellement absurde qu’il avait toutes les peines du monde à garder son sérieux et il dut à plusieurs reprises réprimer un rire ; mais les trois jongleurs continuaient leur numéro imperturbablement et avec une parfaite dignité, comme s’ils accomplissaient un rite religieux crucial. Ils exécutèrent trois combinaisons complètes d’échanges et s’arrêtèrent d’un commun accord, s’inclinant avec raideur devant les gardiens. Le Ghayrog les remercia d’un signe de tête presque imperceptible.

— Vous pouvez entrer, dit-il.

5

Ils franchirent la barrière de lames dans les flotteurs et pénétrèrent dans une sorte de sombre vestibule où flottait une odeur de moisi et qui s’ouvrait sur une large voie en pente. Un peu plus bas, ils arrivèrent à l’intersection d’un tunnel, le premier des anneaux du Labyrinthe.

Il était haut de plafond et éclairé à giorno, et aurait fort bien pu être une rue commerçante de n’importe quelle grande ville, avec ses étals, ses échoppes, ses piétons et ses véhicules flottants, de toute forme et de toute taille. Mais un examen plus attentif permettait de déterminer qu’il ne s’agissait manifestement pas d’une quelconque Pidruid, ou Piliplok, ou Ni-moya. Les gens dans les rues étaient d’une pâleur irréelle, avec des mines de déterrés révélatrices de vies entières passées hors d’atteinte des rayons du soleil. Leurs vêtements, de couleurs sombres et ternes, avaient quelque chose d’archaïque. Nombreux étaient ceux qui portaient un masque, les fonctionnaires pontificaux, qui passaient inaperçus dans le contexte du Labyrinthe et se mêlaient à la foule sans que leurs masques attirent la moindre attention. Mais Valentin trouva aussi que tous, masqués ou non, avaient une expression tendue et farouche, quelque chose de hagard dans les yeux et la bouche. Dehors, à l’air libre, sous le chaud et joyeux soleil, les habitants de Majipoor souriaient largement et facilement, pas seulement avec la bouche, mais avec les yeux, les joues, le visage tout entier, de toute leur âme. Mais ici, dans ces catacombes, les âmes étaient d’une autre espèce.

— Êtes-vous capable de vous orienter ici ? demanda Valentin à Deliamber.

— Absolument pas. Mais il devrait être facile de trouver un guide.

— Comment cela ?

— Il suffit d’arrêter les flotteurs, d’en sortir et de rester autour en prenant un air perplexe. Dans la minute qui suit, les guides arriveront en foule.

Cela prit encore moins longtemps. À peine Valentin, Sleet et Carabella avaient-ils quitté leur véhicule qu’un garçonnet d’une dizaine d’années, qui était en train de courir dans la rue avec d’autres enfants encore plus jeunes, se retourna et cria :

— Je vous montre le Labyrinthe ? Une couronne pour la journée !

— Tu n’as pas un grand frère ? demanda Sleet.

Le garçon lui lança un regard furieux.

— Vous pensez que je suis trop jeune ? Eh bien, allez-y ! Débrouillez-vous pour trouver votre chemin ! Dans cinq minutes, vous serez perdus !

— Comment t’appelles-tu ? demanda Valentin en riant.

— Hissune.

— Combien de niveaux nous faut-il descendre, Hissune, avant d’atteindre la zone du gouvernement ?

— Vous voulez aller là-bas ?

— Pourquoi pas ?

— Ils sont tous fous là-bas, fit le garçon en souriant. Ils travaillent, ils travaillent. Ils brassent de la paperasse toute la journée, ils grommellent, ils marmonnent, ils se tuent à la tâche dans l’espoir d’obtenir une promotion encore plus en profondeur. Vous leur parlez, ils ne vous répondent même pas. Tout ce travail leur met la tête en compote. D’abord la Cour des Colonnes, ensuite la Salle des Vents, la Place des Masques, la Cour des Pyramides, la Cour des Globes, l’Arène, et puis vous arrivez à la Chambre des Archives. Cela fait sept niveaux. Je vous y emmène, mais pas pour une couronne.

— Combien ?

— Un demi-royal. Valentin émit un sifflement.

— Que ferais-tu avec tout cet argent ?

— J’achèterais un manteau à ma mère, je brûlerais cinq cierges à la Dame, j’achèterais à ma sœur les médicaments dont elle a besoin. Et je m’offrirais peut-être une ou deux douceurs, ajouta le garçon avec un clin d’œil.

Pendant cet échange de propos, une foule respectable s’était assemblée – quinze ou vingt enfants de l’âge de Hissune et quelques autres plus jeunes, des adultes aussi, tous agglutinés en demi-cercle et regardant avec attention pour voir si Hissune allait être engagé. Aucun d’eux ne l’appelait, mais du coin de l’œil Valentin les voyait faire des efforts pour attirer son attention, se dressant sur la pointe des pieds, prenant un air intelligent et responsable. S’il refusait l’offre du garçon, il allait en avoir cinquante autres l’instant d’après, une immense clameur et une forêt de bras levés. Mais Hissune semblait connaître son affaire, et son côté cynique et carré n’était pas dépourvu d’un certain charme.

— D’accord, dit Valentin. Emmène-nous à la Chambre des Archives.

— Tous ces véhicules sont à vous ?

— Celui-ci, oui. Et celui-là, et l’autre… oui, tous. Le garçon émit un sifflement d’admiration.

— Vous êtes quelqu’un d’important ? D’où venez-vous ?

— Du Mont du Château.

— Oui, je suppose que vous devez être quelqu’un d’important. Mais si vous venez du Mont du Château, que faites-vous du côté de l’Entrée des Lames ?

Le garçon était perspicace.

— Nous avons voyagé, répondit Valentin. Nous arrivons de l’Ile.

— Ah !

Hissune ouvrit de grands yeux l’espace d’un instant, la première faille dans sa désinvolture et son aplomb de gamin des rues. Nul doute que pour lui l’île était un lieu mythique, aussi inaccessible que la plus lointaine des étoiles, et il éprouvait malgré lui un certain respect envers quelqu’un qui y était effectivement allé. Il s’humecta les lèvres.

— Comment dois-je vous appeler ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Valentin.

— Valentin, répéta le garçon. Valentin du Mont du Château. C’est un très joli nom.

Il grimpa dans le premier flotteur. Quand Valentin s’installa à côté de lui, Hissune demanda :

— Vraiment ? Valentin ?

— Vraiment.

— Très joli nom, répéta-t-il. Donnez-moi un demi-royal. Valentin, et je vous montre le Labyrinthe.

Valentin savait qu’un demi-royal était un prix exorbitant, le salaire de plusieurs jours de travail pour un artisan d’art, mais il n’éleva pas d’objection : il lui paraissait indigne pour quelqu’un de sa condition de marchander avec un enfant. Hissune avait peut-être fait le même calcul. Quoi qu’il en fût, cette somme se révéla être un bon investissement, car Hissune montra une parfaite connaissance des tours et des détours du Labyrinthe, les guidant avec une surprenante rapidité vers le cœur de l’édifice. Ils descendirent et descendirent, prenant des virages inattendus et des raccourcis par d’étroites allées laissant à peine le passage aux flotteurs, dévalant des rampes cachées qui paraissaient franchir d’invraisemblables gouffres.

Plus ils s’enfonçaient dans les profondeurs, plus le Labyrinthe devenait sombre et tortueux. Seul le niveau supérieur était bien éclairé. Les cercles intérieurs étaient ténébreux et sinistres, avec d’obscurs corridors rayonnant dans toutes les directions à partir des passages principaux, des fragments d’étrange statuaire et des ornements architecturaux vaguement visibles dans de lugubres renfoncements couverts de moisissure. L’air était chargé d’humidité et d’histoire. Valentin se sentait mal à l’aise en ce lieu qui avait toute la froideur d’une immémoriale ancienneté, dans cette gigantesque caverne triste et lugubre, privée d’air, de soleil et de joie, peuplée d’ombres au visage fermé et au regard dur qui effectuaient des allées et venues aussi mystérieuses que leurs ténébreuses personnes.

Plus bas… encore plus bas… toujours plus bas.

Le garçon déversait un incessant flot de paroles. Il s’exprimait merveilleusement bien, était vif et drôle et ne semblait pas le moins du monde être un produit de cet endroit malsain. Il leur raconta l’histoire de touristes de Ni-moya qui s’étaient égarés entre la Salle des Vents et la Place des Masques et avaient vécu pendant un mois des restes que leur offraient les habitants des niveaux inférieurs, mais qui, par fierté, n’avaient jamais reconnu qu’ils s’étaient perdus et étaient incapables de retrouver leur chemin. Il leur parla de l’architecte de la Cour des Globes qui avait aligné chaque sphéroïde de cette salle imposante d’après un système numérologique affreusement complexe et s’était aperçu que les ouvriers, ayant perdu la légende de ses plans, avaient tout installé selon un système de leur cru ; il s’était ruiné pour reconstruire à ses frais l’ensemble dans sa disposition correcte pour finalement découvrir que ses calculs étaient erronés et que l’agencement était impossible.

— On l’a enterré juste à l’endroit où il est tombé, dit Hissune.

Et le garçon leur raconta l’histoire du Pontife Arioc, celui qui, quand la place de Dame de l’Île s’était trouvée vacante, s’était proclamé femme, s’était nommé Puissance de l’Île et avait abdiqué son trône ; nu-pieds et revêtu d’une ample robe flottante, expliqua le garçon, Arioc était sorti en marchant des profondeurs du Labyrinthe, suivi par une nuée de ses principaux ministres qui tentaient désespérément de le dissuader de ce projet.

— Ici même, dit Hissune, il a rassemblé ses fidèles et leur a annoncé qu’il était devenu leur Dame, et il a fait venir un carrosse pour le transporter jusqu’à Stoien. Et les ministres n’ont rien pu faire ! Absolument rien ! J’aurais bien aimé voir leur tête !

Toujours plus bas…

Pendant toute la journée, le convoi descendit. Ils traversèrent la Cour des Colonnes où des milliers d’énormes piliers gris poussaient comme d’énormes champignons vénéneux et où de lourdes flaques d’eau noire et huileuse recouvraient le sol de pierre sur une hauteur de plus d’un mètre. Ils traversèrent la Salle des Vents, un endroit terrifiant où des rafales d’air glacé soufflaient inexplicablement à travers les grilles finement ouvrées disposées dans les murs. Ils virent la Place des Masques, un tortueux corridor où des visages géants et sans corps, avec des fentes creusées à la place des yeux, étaient montés sur des socles de marbre. Ils admirèrent la Cour des Pyramides, une forêt de polyèdres blancs si proches les uns des autres qu’il était impossible de circuler entre eux, un enchevêtrement de monolithes pointus dont certains étaient des tétraèdres réguliers, mais pour la plupart allongés, fusiformes et menaçants. Au niveau immédiatement inférieur, ils se promenèrent dans la célèbre Cour des Globes, une structure encore plus complexe, de deux kilomètres de long, où des objets sphériques, certains à peine plus gros que le poing et d’autres de la taille d’un grand dragon de mer, étaient mystérieusement suspendus par d’invisibles attaches et illuminés par-dessous. Hissune prit soin de leur montrer la tombe de l’architecte – sans épitaphe, une simple dalle de marbre noir sous le plus gros des globes.

Plus bas… toujours plus bas…

Lors de sa précédente visite, Valentin n’avait rien vu de tout cela. De l’entrée des Eaux, on descendait rapidement en empruntant des passages réservés au Pontife et au Coronal, qui arrivaient directement à l’antre impérial situé au cœur du Labyrinthe.

Un jour, se dit Valentin, si je redeviens Coronal, il me faudra succéder à Tyeveras comme Pontife. Et quand ce jour viendra, je ferai savoir à mon peuple que je choisis de ne pas vivre dans le Labyrinthe et que je me fais construire un palais dans un endroit plus accueillant.

Il se prit à sourire. Il se demanda combien de Coronals avant lui, devant la colossale hideur du Labyrinthe, avaient fait le même vœu. Et pourtant tous, tôt ou tard, s’étaient retirés du monde et y avaient finalement établi leur résidence. Il était facile maintenant, alors qu’il était encore jeune et plein de vitalité, de prendre de telles résolutions, facile d’envisager de transférer le Pontificat d’Alhanroel dans quelque endroit attrayant du nouveau continent, à Ni-moya par exemple, ou à Dulorn, et de vivre dans l’allégresse et la beauté. Et pourtant, et pourtant, tous l’avaient fait avant lui, de Dekkeret à Confalume, de Prestimion à Stiamot et à Kinniken, et tous les autres depuis le passé le plus reculé, tous s’étaient, le moment venu, transportés du Mont du Château dans ce sombre trou. Peut-être n’était-ce pas aussi dramatique que cela le paraissait. Peut-être qu’après avoir occupé suffisamment longtemps la charge de Coronal, on était heureux de se retirer des hauteurs du Mont du Château. Je réfléchirai sur ces questions quand le moment approchera, se dit Valentin.

Le convoi amorça un virage en épingle à cheveux et arriva à un niveau inférieur.

— L’Arène, annonça gravement Hissune. Valentin vit une immense chambre vide, si longue et si large qu’il n’en apercevait pas les murs et ne distinguait que des clignotements lointains de lumière dans les coins ombreux. Le plafond n’avait aucun support visible. Il était stupéfiant de penser à toute l’énorme masse des niveaux supérieurs, à ces millions de gens, à l’enchevêtrement sans fin des rues et des allées, aux bâtiments, aux statues, aux véhicules et à tout le reste, qui pesaient de tout leur poids sur le toit de l’Arène et à ce vaste espace vide qui devait résister à cette colossale pression.

— Écoutez bien, dit Hissune.

Il se laissa tomber du véhicule, porta les mains à sa bouche et lança un cri perçant. Il fut répercuté par les échos, des sons aigus et vibrants rebondissant de mur en mur, les premiers amplifiés, les suivants diminuant progressivement d’intensité pour se réduire finalement à un doux gazouillis comparable à celui des drôles. Il poussa un autre cri, qu’il fit suivre immédiatement d’un troisième, si bien que tout autour d’eux l’air retentit de la réverbération des sons pendant plus d’une minute. Puis, avec un sourire d’autosatisfaction, le garçon revint vers le flotteur.

— À quoi sert cet endroit ? demanda Valentin.

— À rien.

— À rien ? À rien du tout ?

— C’est juste un vide. Le Pontife Dizimaule a voulu créer un grand espace vide à cet endroit. Il ne s’y passe jamais rien. Personne n’est autorisé à construire ici, d’ailleurs personne ne le voudrait. L’Arène existe, c’est tout. Elle fait de bons échos, vous ne trouvez pas ? C’est sa seule utilité. Allez-y, Valentin, faites un écho.

Valentin secoua la tête en souriant.

— Une autre fois, dit-il.

Ils eurent l’impression qu’il leur fallait une journée entière pour traverser l’Arène. Ils avançaient sans jamais voir un seul mur ni une seule colonne. C’était exactement comme s’ils avaient traversé une plaine, avec cette différence qu’ils apercevaient vaguement le plafond, très haut au-dessus d’eux. Valentin n’eut pas conscience du moment exact auquel ils avaient commencé à quitter l’Arène. Il s’aperçut au bout d’un certain temps que le sol de l’Arène s’était transformé en une rampe et qu’ils étaient insensiblement passés à un niveau inférieur qui les ramenait à la familière atmosphère confinée des replis du Labyrinthe. À mesure de leur progression le long de ce nouveau corridor, l’éclairage devenait de plus en plus vif, et il se trouva bientôt presque aussi illuminé que le niveau le plus proche de l’entrée, à l’endroit où se trouvaient les échoppes et les marchés. Devant, s’élevant à une hauteur extraordinaire juste sous leurs yeux, se trouvait une sorte d’écran couvert d’inscriptions en lettres lumineuses.

— Nous arrivons à la Chambre des Archives, dit Hissune. Je ne peux pas vous accompagner plus loin.

De fait, la route se terminait en une place pentagonale devant le grand écran qui, Valentin le voyait maintenant, était une sorte de chronique de Majipoor. Sur la gauche, se trouvaient les noms des Coronals, dont la liste était si longue qu’il parvenait à peine à lire jusqu’en haut. À droite, s’inscrivait la liste correspondante des Pontifes. La date du règne figurait en regard de chaque nom.

Il parcourut les listes des yeux. Des centaines et des centaines de noms, parmi lesquels certains étaient familiers, les noms glorieux de l’histoire de la planète, Stiamot, Thimin, Confalume, Dekkeret, Prestimion, et d’autres qui n’étaient que des assemblages de lettres n’éveillant aucun écho, des noms que Valentin avait déjà rencontrés quand, encore enfant, il parcourait les listes des Puissances pour tuer les après-midi pluvieux, et dont le seul titre de gloire était de figurer sur la liste – Prankipin et Hunzimar, Meyk et Struin, Scaul et Spurifon – des hommes qui avaient détenu le pouvoir sur le Mont du Château puis dans le Labyrinthe mille ans auparavant, ou trois mille, ou cinq mille, qui avaient été le centre de toutes les conversations, l’objet de tous les hommages, qui avaient occupé le devant de la scène impériale avant de retomber dans les oubliettes de l’histoire. Lord Spurifon. Lord Scaul. Qui étaient-ils ? De quelle couleur étaient leurs cheveux, quelles étaient leurs occupations préférées, quelles lois avaient-ils promulguées, avaient-il accueilli la mort avec calme et courage ? Quel avait été leur impact sur les milliards d’habitants de Majipoor, et en avaient-ils seulement eu ? Valentin vit que certains n’avaient régné comme Coronal que quelques années avant que la mort du Pontife les relègue dans le Labyrinthe. Mais d’autres avaient occupé le sommet du Mont du Château pendant toute une génération. Ce lord Meyk, par exemple, Coronal pendant trente ans et Pontife pendant – Valentin scruta la liste vertigineuse –, Pontife pendant vingt-quatre années. Cinquante ans de pouvoir suprême, et qui à ce jour se souvenait de lord Meyk et du Pontife Meyk ?

Il regarda vers la fin des listes. Lord Tyeveras – lord Malibor – lord Voriax – lord Valentin.

C’était, bien entendu, là où la liste de gauche se terminait. Lord Valentin, trois ans de règne, en cours…

Au moins, lord Valentin entrerait dans la postérité. Il ne tomberait pas dans l’oubli comme tous les Spurifons et les Scauls, car pendant des générations on raconterait sur Majipoor l’histoire du jeune Coronal brun dont l’âme, à la suite d’une perfidie, avait été transplantée dans le corps d’un homme blond, et qui avait cédé son trône au fils du Roi des Rêves. Mais que dirait-on de lui ? Qu’il était un naïf, aussi ridicule qu’Arioc qui s’était proclamé Dame de l’Île ? Que c’était un être faible qui n’avait pas su se protéger des dangers ? Qu’il avait été victime d’une stupéfiante déchéance et qu’il avait vaillamment reconquis sa place ? Comment raconterait-on l’histoire de lord Valentin, dans mille ans de cela ? Debout devant la longue liste de la Chambre des Archives, il demanda une seule chose : que l’on ne puisse dire de lord Valentin qu’il avait reconquis son trône avec un superbe héroïsme et qu’il avait ensuite régné mollement et sans but pendant cinquante ans. Il valait mieux abandonner le Château au Barjazid que de laisser ce souvenir.

Hissune le tira par la main.

— Valentin ?

Valentin, surpris, baissa les yeux.

— Je vous quitte ici, dit le garçon. Les agents du Pontife vont bientôt venir vous chercher.

— Hissune, je te remercie pour tout ce que tu as fait. Mais comment vas-tu rentrer tout seul ?

— Je ne rentrerai pas à pied, répondit Hissune avec un clin d’œil. Je vous le promets.

Il leva un regard grave et dit après un instant de silence :

— Valentin ?

— Oui.

— Vous n’êtes pas supposé avoir des cheveux bruns et une barbe ?

— Tu crois que je suis le Coronal ? fit Valentin en riant.

— Oh, je sais bien que oui ! Cela se lit partout sur votre visage. Seulement voilà… ce visage n’est pas le bon.

— Ce n’est pas un mauvais visage, dit Valentin d’un ton détaché. Un peu plus doux que mon ancien, et peut-être plus beau aussi. Je crois que je vais le garder. Je suppose que celui qui l’avait à l’origine n’en a plus besoin maintenant.

Le garçon avait les yeux écarquillés.

— Alors, vous êtes ici sous une fausse apparence ?

— Oui, on peut dire cela.

— C’est bien ce qu’il me semblait.

Il glissa sa petite main dans celle de Valentin.

— Eh bien, bonne chance, Valentin. Si jamais vous revenez dans le Labyrinthe, demandez-moi et je vous servirai de nouveau de guide, et la prochaine fois ce sera gratuit. Souvenez-vous de mon nom : Hissune.

— Au revoir, Hissune.

Sur un dernier clin d’œil, le garçon s’éloigna.

Valentin reporta son regard sur le grand écran de l’histoire. Lord Tyeveras – lord Malibor – lord Voriax – lord Valentin. Et peut-être un jour lord Hissune, se dit-il. Pourquoi pas ? Le garçon semblait être au moins aussi qualifié que bon nombre de ceux qui avaient régné, et il serait certainement assez sensé pour ne pas boire le vin drogué de Dominin Barjazid. Il faut que je me souvienne de lui, se dit-il. Oui, il faut que je me souvienne de lui.

6

Trois silhouettes sortirent d’un portail à l’autre extrémité de la place de la Chambre des Archives, une Hjort et deux humains, portant le masque des fonctionnaires du Labyrinthe. Ils avancèrent sans se presser vers l’endroit où Valentin attendait en compagnie de Deliamber, Sleet et quelques autres.

La Hjort dévisagea longuement Valentin et ne parut pas impressionnée.

— Que venez-vous faire ici ? demanda-t-elle.

— Demander une audience au Pontife.

— Une audience au Pontife ? répéta la Hjort aussi stupéfaite que si Valentin avait répondu : « Demander une paire d’ailes » ou « Demander la permission d’assécher l’océan. » Une audience au Pontife ! Le Pontife ne donne pas d’audience.

— Êtes-vous de ses principaux ministres ? Un éclat de rire lui répondit.

— Nous sommes à la Chambre des Archives, pas à la Cour des Trônes. Il n’y a pas de ministres d’État ici.

Les trois fonctionnaires se retournèrent et rebroussèrent chemin vers le portail.

— Attendez ! cria Valentin.

Il se laissa glisser dans l’état de rêve et projeta une vision urgente dans leur direction. Elle n’avait aucun contenu spécifique, seulement la signification très générale que la stabilité des choses était en péril, que la bureaucratie elle-même était cruellement menacée et qu’ils étaient les seuls à pouvoir repousser les forces du chaos. Ils continuèrent à marcher, et Valentin redoubla l’intensité de son message jusqu’à ce qu’il commence à transpirer et à trembler sous l’effort. Ils s’arrêtèrent. La Hjort tourna la tête.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle.

— Introduisez-nous auprès des ministres du Pontife.

Les fonctionnaires se consultèrent en chuchotant.

— Que faisons-nous ? demanda Valentin à Deliamber. Nous jonglons pour eux ?

— Essayez d’être un peu patient, murmura le Vroon.

Valentin trouvait cela difficile, mais il réussit à garder le silence, et au bout de quelques instants les fonctionnaires revinrent pour lui dire qu’il pouvait entrer avec cinq de ses compagnons. Les autres devaient trouver un logement à un niveau supérieur. Valentin fronça les sourcils. Mais toute discussion avec les fonctionnaires paraissait impossible. Il choisit Deliamber, Carabella, Sleet, Asenhart et Zalzan Kavol pour l’accompagner.

— Comment les autres vont-ils trouver à se loger ? demanda-t-il.

La Hjort haussa les épaules. Ce n’était pas son affaire.

De l’ombre sur la gauche de Valentin s’éleva une voix claire et aiguë.

— Quelqu’un a-t-il besoin d’un guide pour remonter aux niveaux supérieurs ?

— Hissune ? Encore ici ? fit Valentin en pouffant.

— J’avais pensé pouvoir être utile.

— Tu avais raison. Peux-tu trouver un endroit correct pour ma petite troupe dans l’anneau extérieur, près de l’Entrée des Eaux, où ils pourront attendre que j’aie terminé ici ?

— Je ne demande que trois couronnes, fit Hissune en hochant la tête.

— Quoi ? Mais de toute façon, il te faut remonter aux niveaux supérieurs ! Et il y a cinq minutes, tu m’as dit que la prochaine fois que tu me servirais de guide, tu le ferais gratuitement !

— C’est pour la prochaine fois, répliqua Hissune avec gravité. Mais nous sommes encore à cette fois. Voulez-vous priver un pauvre garçon de sa seule source de revenus ?

— Donnez-lui trois couronnes, dit Valentin à Zalzan Kavol en soupirant.

Le garçon bondit dans le premier véhicule. Très vite, tout le convoi fit demi-tour et s’éloigna. Valentin et ses cinq compagnons franchirent le portail de la Chambre des Archives.

Des corridors partaient dans toutes les directions. Dans des niches parcimonieusement éclairées, des gratte-papier étaient courbés sur des montagnes de documents. L’air était sec et il flottait une odeur de renfermé. Valentin trouvait ce lieu encore plus repoussant que ce qu’il avait vu aux niveaux précédents. Valentin réalisa qu’il s’agissait de l’administration centrale de Majipoor, de l’endroit où était effectivement exercé le gouvernement de vingt milliards d’êtres. Il frissonna à l’idée que le véritable pouvoir était détenu par ces gnomes affairés, ces êtres enfouis sous terre.

Il avait eu jusqu’alors tendance à croire que c’était le Coronal qui était le véritable souverain, le Pontife étant voué à un rôle purement décoratif. C’était le Coronal que l’on voyait commander les forces de l’ordre quand le chaos menaçait, le Coronal dynamique et vigoureux, alors que le Pontife restait cloîtré dans son Labyrinthe dont il ne sortait que pour les plus grandes occasions.

Mais il n’en était plus aussi sûr.

Le Pontife lui-même n’était peut-être plus qu’un vieillard au cerveau un peu dérangé, mais ces centaines de milliers de falots bureaucrates affublés de leurs masques ridicules détenaient peut-être collectivement plus d’autorité sur Majipoor que le fringant Coronal et son entourage princier. C’était ici qu’étaient établis les rôles d’impôt, et équilibrés les échanges commerciaux entre les provinces, ici qu’était coordonné l’entretien des routes, des parcs, des établissements d’enseignement et autres charges relevant des autorités provinciales. Valentin était loin d’être convaincu qu’un véritable gouvernement central était possible sur un monde aussi vaste que Majipoor, mais il en existait au moins les bases, les grandes structures, et il comprit en parcourant le dédale intérieur du Labyrinthe que le gouvernement de Majipoor ne consistait pas seulement à organiser de fastueux défilés et à envoyer des rêves. La toute-puissante bureaucratie terrée dans les profondeurs accomplissait la majeure partie de la tâche.

Et il se trouva pris dans ses rets. À plusieurs niveaux au-dessous de la Chambre des Archives, il y avait des logements réservés aux fonctionnaires provinciaux qui se rendaient au Labyrinthe en visite officielle ; on lui donna une suite composée de plusieurs pièces sans prétention, où il resta les quelques jours qui suivirent sans que personne se préoccupât de lui. Il ne semblait y avoir aucune possibilité d’aller plus loin. En tant que Coronal, il aurait, bien entendu, eu le droit d’être immédiatement admis en présence du Pontife ; mais il n’était pas Coronal, pas d’une manière effective, et prétendre l’être lui aurait probablement interdit tout espoir de progression.

Il finit, après avoir fouillé dans sa mémoire, par retrouver le nom des principaux ministres du Pontife. À moins de changements récents, Tyeveras était entouré de cinq ministres plénipotentiaires – Horn-kast, son porte-parole officiel ; Dilifon, son secrétaire particulier ; Shinaam, un Ghayrog, son ministre des Affaires extérieures ; Sepulthrove, son ministre des Disciplines scientifiques et son médecin traitant ; Narrameer enfin, son interprète des rêves, dont on disait qu’elle était la plus puissante de tous, la conseillère qui avait été à l’origine du choix de Voriax puis de Valentin comme Coronal.

Mais il semblait aussi ardu d’atteindre l’un des cinq que le Pontife lui-même. Comme Tyeveras, ils se terraient dans les profondeurs, lointains, inaccessibles. Les capacités de Valentin avec le bandeau que sa mère lui avait donné n’allaient pas jusqu’à établir le contact avec l’esprit de quelqu’un qui lui était inconnu et se trouvait à une distance indéterminée.

Il apprit rapidement que deux autres fonctionnaires qui, pour être moins élevés dans la hiérarchie, n’en occupaient pas moins d’importantes fonctions, servaient de gardiens aux niveaux centraux du Labyrinthe. Il s’agissait des deux majordomes impériaux, Dondak-Sajamir, un Su-Suheris, et Gitamorn Suul, une humaine.

— Mais, dit Sleet qui avait discuté avec les hôteliers, ces deux-là sont à couteaux tirés depuis plus d’un an. Ils travaillent aussi peu que possible en collaboration. Et il te faudra l’accord des deux pour être reçu par les principaux ministres.

— Nous allons passer le reste de notre vie à moisir ici ! fit Carabella en trépignant d’impatience. Valentin, pourquoi perdrons-nous notre temps dans le Labyrinthe ? Pourquoi ne pas filer d’ici et marcher directement sur le Mont du Château ?

— C’est tout à fait mon avis, dit Sleet.

— Le soutien du Pontife est essentiel, répondit Valentin en secouant la tête. C’est ce que la Dame m’a dit et je partage son avis.

— Essentiel pour quoi ? demanda Sleet. Le Pontife sommeille loin au-dessous du sol. Il ne sait rien de rien. Le Pontife a-t-il une armée à te confier ? Le Pontife existe-t-il seulement ?

— Le Pontife a une armée de ronds-de-cuir et de fonctionnaires, fit doucement remarquer Deliamber. Ils s’avéreront extrêmement utiles. Ce sont eux, et non les guerriers, qui contrôlent l’équilibre des pouvoirs sur notre monde.

Mais Sleet n’était pas convaincu.

— Je prétends qu’il faut lever l’étendard à la constellation, battre le tambour et faire sonner les trompettes, et se mettre en route à travers Alhanroel en te proclamant Coronal et en faisant connaître au monde entier l’imposture de Dominin Barjazid. Dans chaque ville que nous traverserons, tu rencontreras ceux qui occupent une position clé et tu obtiendras leur appui grâce à ton ardeur et à ta sincérité, avec peut-être un petit coup de pouce du bandeau de la Dame. Quand tu arriveras au Mont du Château, tu auras dix millions d’individus derrière toi et le Barjazid se rendra sans combattre !

— C’est une vision séduisante, dit Valentin. Mais je crois malgré tout qu’il vaut mieux obtenir le concours du Pontife avant de lancer ouvertement notre défi. Je vais rendre visite à ces deux majordomes.

Dans l’après-midi, on le mena auprès de Dondak-Sajamir qui occupait un petit bureau sinistre environné d’une profusion de minuscules niches de gratte-papier. On fit attendre Valentin pendant plus d’une heure dans un étroit vestibule encombré avant de l’introduire enfin auprès du majordome.

Valentin n’était pas très sûr de la manière dont il fallait se conduire avec un Su-Suheris. Une tête était-elle Dondak et l’autre Sajamir ? Fallait-il s’adresser aux deux en même temps ou bien ne parler qu’à la tête qui lui parlait ? Convenait-il de laisser son attention se déplacer d’une tête à l’autre pendant l’entretien ?

Dondak-Sajamir regarda Valentin comme s’il le voyait de très haut. Un silence tendu régna dans le bureau pendant que les quatre yeux froids et verts examinaient sans passion le visiteur. Le Su-Suheris était une créature mince et longue, le visage glabre et la peau lisse, les épaules inexistantes, et dont le cou fin comme une baguette s’élevait sur vingt-cinq ou trente centimètres et se divisait en forme de fourche pour soutenir les deux étroites têtes fuselées. Il manifestait un tel air de supériorité qu’il eût été facile de penser que la charge de majordome du Pontife était beaucoup plus importante que celle de Pontife elle-même. Mais Valentin savait que cette hauteur glaciale était en partie inhérente à la race du majordome : un Su-Suheris ne pouvait éviter de paraître naturellement arrogant et dédaigneux.

Finalement, la tête de gauche de Dondak-Sajamir prit la parole :

— Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Pour demander une audience aux principaux ministres du Pontife.

— C’est ce qui figure dans votre lettre. Mais de quoi voulez-vous les entretenir ?

— D’une question de la plus extrême urgence. Une Affaire d’État.

— Oui ?

— Vous ne vous attendez certainement pas à ce que j’accepte d’en discuter en dehors des niveaux les plus élevés de la hiérarchie.

Dondak-Sajamir se lança dans une interminable réflexion. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut de sa tête droite. La seconde voix était beaucoup plus profonde que la première.

— Si je fais perdre leur temps aux principaux ministres, le blâme tombera sur moi.

— Si vous placez des obstacles entre eux et moi, le blâme finira également par retomber sur vous.

— C’est une menace ?

— Pas le moins du monde. Je puis seulement vous dire que s’ils ne reçoivent pas l’information dont je suis porteur, les conséquences seront très graves pour nous tous… et nul doute qu’ils seront désolés d’apprendre que c’est à cause de vous qu’ils n’ont pas été en possession de cette information.

— Pas seulement de moi, dit le Su-Suheris. Il y a un second majordome et nous devons agir conjointement pour accepter ce genre de requête. Vous n’avez pas encore parlé à ma collègue ?

— Non.

— Elle est folle. Elle a délibérément et avec une malveillance manifeste cessé de coopérer avec moi depuis plusieurs mois.

Dondak-Sajamir s’était mis à parler simultanément avec ses deux têtes, les deux voix ayant un intervalle de près d’une octave. L’effet était déconcertant en diable.

— Même si je vous donnais mon accord, elle refuserait. Vous ne parviendrez jamais à voir les principaux ministres.

— Mais c’est impossible ! N’y a-t-il aucun moyen de passer outre ?

— Ce serait illégal.

— Mais enfin, si elle bloque toutes les démarches légitimes…

L’argument parut laisser le Su-Suheris indifférent.

— Elle en assume la responsabilité.

— Non, répliqua Valentin. Vous partagez cette responsabilité ! Vous ne pouvez vous contenter de dire que, sous prétexte qu’elle refuse de coopérer, je ne puis aller de l’avant, alors que la pérennité même du gouvernement est en jeu !

— Vous croyez vraiment ? demanda Dondak-Sajamir.

Valentin fut déconcerté par cette question. Mettait-il en doute le fait qu’une menace pesait sur le royaume ou simplement l’idée qu’il partageait la responsabilité des entraves mises à l’action de Valentin ?

— Que me suggérez-vous de faire ? demanda Valentin après quelques instants.

— De retourner chez vous, répondit le majordome, de couler une vie heureuse et fructueuse, et de laisser à ceux dont c’est le destin le soin de régler les problèmes du gouvernement.

7

L’entretien avec Gitamorn Suul ne fut pas plus fructueux. L’autre majordome était moins hautaine que le Su-Suheris, mais guère plus coopérative.

C’était une grande femme brune, âgée d’une douzaine d’années de plus que Valentin, l’air sérieux et compétent. Sur son secrétaire, dans un bureau sensiblement plus gai et plus attrayant, mais pas plus spacieux, que celui de Dondak-Sajamir, se trouvait un dossier contenant la requête de Valentin. Elle le tapota à plusieurs reprises avant de déclarer :

— Vous ne pouvez pas les voir, vous savez.

— Puis-je vous demander pourquoi ?

— Parce que personne ne les voit.

— Personne ?

— Personne de l’extérieur. Cela ne se fait plus.

— Est-ce à cause du désaccord qui existe entre Dondak-Sajamir et vous ?

— Cet abruti ! fit Gitamorn Suul en pinçant dédaigneusement les lèvres. Mais non… même s’il s’acquittait correctement de sa tâche, ce ne serait malgré tout pas possible d’être reçu par les ministres. Ils ne veulent pas être importunés. Ils ont d’écrasantes responsabilités. Le Pontife est vieux, vous savez. Il ne consacre que peu de temps aux affaires du gouvernement et, en conséquence, toute la charge retombe sur ceux qui l’entourent. Vous comprenez ?

— Je dois absolument les voir, dit Valentin.

— Je n’y peux rien. Ils refusent d’être dérangés même pour les cas les plus urgents.

— Supposez, reprit lentement Valentin, que le Coronal ait été renversé et qu’un usurpateur ait pris possession du Château.

Elle le regarda avec stupéfaction.

— C’est cela que vous voulez leur raconter ? Allez. Requête rejetée.

Se levant, elle lui fit signe de se retirer.

— Nous avons déjà suffisamment de cinglés dans le Labyrinthe sans que de nouveaux venus, arrivant de…

— Attendez, dit Valentin.

Il se laissa glisser dans l’état de transe et fit appel au pouvoir du bandeau. Désespérément il projeta son âme vers celle de Gitamorn Suul, la toucha, l’enveloppa. Il n’entrait pas dans ses plans de révéler grand-chose à ces fonctionnaires subalternes, mais il ne semblait pas y avoir d’autre solution que de la mettre dans la confidence. Il maintint le contact jusqu’à l’apparition des premiers vertiges ; il le rompit alors et revint précipitamment à l’état de veille. Elle le fixait d’un air abasourdi, les joues empourprées, les yeux hagards, la poitrine se soulevant à un rythme accéléré. Il lui fallut quelque temps avant de pouvoir parler.

— Quel tour essayez-vous de me jouer ? demanda-t-elle finalement.

— Il n’y a pas de tour. Je suis le fils de la Dame, et c’est elle-même qui m’a enseigné l’art d’envoyer des messages.

— Lord Valentin est brun.

— Il l’était effectivement. Mais il ne l’est plus.

— Vous me demandez de croire…

— Je vous en prie, dit-il.

Il mit dans ces mots toute l’intensité dont son esprit était capable.

— Je vous en prie, croyez-moi. Tout dépend de la possibilité que j’aurai d’informer le Pontife de ce qui s’est passé.

Mais la méfiance de Gitamorn Suul était profondément enracinée. Nulle prosternation de sa part, nul hommage, nul signe de la constellation, rien qu’une sorte de morne stupéfaction, comme si elle avait plutôt tendance à admettre la véracité de cette incroyable histoire tout en souhaitant qu’elle ait été assenée à un autre fonctionnaire.

— Le Su-Suheris opposera son veto à tout ce que je pourrais proposer.

— Même si je lui montrais ce que je vous ai montré ?

— Son entêtement est légendaire, répondit-elle en haussant les épaules. Même pour sauver la vie du Pontife, il n’approuverait aucune de mes recommandations.

— Mais c’est de la folie !

— Très exactement. Lui avez-vous parlé ?

— Oui, répondit Valentin. Il m’a semblé hostile et gonflé d’orgueil. Mais pas fou.

— Attendez d’avoir eu affaire avec lui un peu plus longtemps avant de porter sur lui un jugement définitif, lui conseilla Gitamorn Suul.

— Et ne pouvons-nous falsifier son approbation, de manière à ce que je puisse entrer à son insu ?

— Vous voulez me faire commettre un crime ? demanda-t-elle, l’air scandalisé.

Valentin fit un violent effort pour conserver son calme.

— Un crime a déjà été commis, dit-il d’une voix basse et ferme, et pas n’importe quel crime. Je suis le Coronal de Majipoor, déposé par traîtrise. Pour reprendre mon trône, votre aide est vitale. Cela n’est-il pas suffisant pour passer outre à tous ces règlements mesquins ? Ne comprenez-vous pas que j’ai le pouvoir de vous pardonner de les enfreindre ?

Il se pencha sur elle.

— Nous sommes en train de perdre du temps. Le Mont du Château abrite un usurpateur. Je cours de l’un à l’autre des subordonnés du Pontife quand je devrais traverser Alhanroel à la tête d’une armée de libération. Donnez-moi votre accord et laissez-moi poursuivre mon chemin, et vous serez récompensée quand l’ordre sera revenu sur Majipoor.

Le regard de Gitamorn Suul se fit soudain froid et dur.

— Votre histoire exige de moi une grande crédulité. Et si tout cela n’était qu’un tissu de mensonges ? Et si vous étiez à la solde de Dondak-Sajamir ?

— Je vous en prie, fit Valentin d’une voix gémissante.

— Non, c’est tout à fait vraisemblable. Il peut fort bien s’agir d’un piège. Vous, votre incroyable histoire, cette sorte d’hypnotisme, toute une machination destinée à m’éliminer, à laisser le champ libre au Su-Suheris, à lui conférer le pouvoir absolu dont il rêve depuis si longtemps…

— Je jure sur la Dame, ma mère, que je ne vous ai pas menti.

— Un véritable criminel n’hésiterait pas à jurer sur la mère de n’importe qui, mais que signifie cela ?

Après un instant d’hésitation, Valentin avait résolument tendu les mains pour prendre celles de Gitamorn Suul. Il la regarda droit dans les yeux avec une intensité farouche. Ce qu’il s’apprêtait à faire était fort déplaisant, mais tout ce que ces bureaucrates mesquins lui avaient fait subir ne l’était pas moins. Le moment était venu de faire preuve d’un peu d’impudence, faute de quoi il resterait à jamais empêtré dans les profondeurs du Labyrinthe.

— Même si j’étais à la solde de Dondak-Sajamir, dit-il en s’approchant d’elle, jamais je ne pourrais trahir une femme aussi belle que vous.

Elle prit un air dédaigneux, mais ses pommettes se colorèrent derechef.

— Faites-moi confiance, poursuivit-il. Ayez foi en moi. Je suis lord Valentin et vous serez l’un des héros de mon rétablissement sur le trône. Je sais ce que vous désirez le plus au monde et vous l’obtiendrez dès que j’aurai réintégré le Château.

— Vous le savez ?

— Oui, souffla-t-il en caressant doucement les mains qui étaient maintenant abandonnées dans les siennes. Détenir sans partage le contrôle du cœur du Labyrinthe. Être l’unique majordome.

Elle acquiesça lentement de la tête comme dans un rêve.

— Ce sera fait, dit-il. Alliez-vous à moi, et Dondak-Sajamir sera déchu de son rang pour m’avoir fait obstacle. Voulez-vous faire cela ? Acceptez-vous de m’aider à atteindre les principaux ministres, Gitamorn Suul ?

— Ce sera… difficile…

— Mais c’est possible ! Tout est possible. Et quand je serai redevenu Coronal, le Su-Suheris perdra sa place. Je vous le promets.

— Jurez-le !

— Je le jure, dit Valentin avec passion, se sentant rempli de honte et d’abjection. Je le jure sur ma mère. Je le jure sur tout ce qu’il y a de plus sacré. Nous sommes d’accord ?

— D’accord, fit-elle d’une petite voix tremblante. Mais comment allez-vous vous y prendre ? Vous avez besoin des deux signatures sur le laissez-passer, et s’il voit que la mienne y figure, il refusera d’y apposer la sienne.

— Établissez-moi un laissez-passer et signez-le, dit Valentin. Je vais retourner le voir et le convaincre de le contresigner.

— Jamais il n’acceptera.

— Laissez-moi faire. Je peux être très persuasif. Une fois que j’aurai sa signature, je pourrai pénétrer dans le cœur du Labyrinthe et accomplir ce que j’ai à accomplir. Quand j’en ressortirai, je serai investi de toute l’autorité du Coronal… et je démettrai Dondak-Sajamir de ses fonctions, cela, je vous le promets.

— Mais comment obtiendrez-vous sa signature ? Depuis des mois, il refuse d’apposer son contreseing !

— Laissez-moi faire, dit Valentin.

Elle sortit de son bureau un cube vert foncé d’une matière lisse et brillante et le plaça dans une machine qui jeta sur lui une vive lueur jaune incandescente. Quand elle le retira, la surface du cube avait acquis un nouvel éclat.

— Tenez. Voici votre laissez-passer. Mais je vous préviens que sans contreseing il n’a aucune valeur.

— Je l’obtiendrai, dit Valentin.

Il retourna voir Dondak-Sajamir. Le Su-Suheris se montra réticent pour le recevoir, mais Valentin persévéra.

— Je comprends maintenant votre aversion contre Gitamorn Suul, dit-il.

— N’est-elle pas haïssable ? demanda Dondak-Sajamir avec un sourire froid. Je suppose qu’elle a rejeté votre requête.

— Oh, non ! dit Valentin en sortant le cube de son manteau et en le plaçant devant le majordome. Elle me l’a accordée de bon cœur en sachant que vous me l’aviez refusée et que son autorisation n’avait aucune valeur. C’est son autre refus qui m’a si profondément blessé.

— Et de quoi s’agit-il ?

— Cela vous paraîtra peut-être ridicule, dit tranquillement Valentin, ou même répugnant, mais j’ai été fortement ému par sa beauté. Je dois vous avouer que pour des yeux humains, cette femme a une présence physique extraordinaire, un port majestueux, une sensualité saisissante qui… enfin, peu importe. Je me suis offert à elle avec une ingénuité embarrassante. J’étais confiant et vulnérable. Et elle s’est cruellement moquée de moi. Elle m’a dédaigneusement repoussé comme si elle prenait plaisir à retourner le fer dans cette plaie profonde. Comprenez-vous cela, qu’elle se soit montrée si impitoyable, si méprisante envers un étranger qui éprouvait pour elle les sentiments les plus ardents et les plus profondément passionnés ?

— Sa beauté m’échappe, dit Dondak-Sajamir. Mais je connais fort bien son arrogance et sa froideur.

— Je partage maintenant votre animosité envers elle, reprit Valentin. Si vous voulez bien de moi, je vous propose mes services pour travailler ensemble à son élimination.

— Oui, fit pensivement Dondak-Sajamir, le moment serait bien choisi pour provoquer sa chute. Mais comment ?

Valentin tapota le cube qui reposait sur le bureau du majordome.

— Apposez votre contreseing à ce laissez-passer. Je serai alors libre de pénétrer dans le cœur du Labyrinthe. Dès que je serai à l’intérieur, vous ouvrez une enquête officielle sur les circonstances dans lesquelles j’y ai été admis, en prétendant ne jamais m’avoir donné votre autorisation. Au retour de mon entretien avec le Pontife, convoquez-moi pour témoigner. Je déclarerai que vous avez rejeté ma requête et que j’ai obtenu de Gitamorn Suul le laissez-passer déjà contresigné, sans soupçonner qu’il avait pu être falsifié par quelqu’un qui m’avait laissé entrer à seule fin de contrecarrer votre action. Votre accusation de falsification, jointe à mon témoignage que vous avez refusé de faire droit à ma requête, causera sa perte. Qu’en pensez-vous ?

— C’est un plan magnifique ! s’exclama Dondak-Sajamir. Je n’aurais pu imaginer mieux !

Le Su-Suheris glissa le cube dans une machine qui lui conféra un éclat rose superposé au jaune de Gitamorn Suul. Le laissez-passer était maintenant valide. Toutes ces manœuvres, se dit Valentin, créaient une tension presque aussi pénible pour l’esprit que les dédales du Labyrinthe lui-même, mais il en avait terminé, et avec succès. Que maintenant ces deux-là manigancent et complotent l’un contre l’autre tout leur soûl pendant que lui poursuivait sans encombre sa route vers les ministres du Pontife. Ils risquaient d’être déçus de la manière dont il tenait ses promesses, car il avait l’intention, s’il le pouvait, de démettre les deux rivaux de leurs fonctions. Mais il n’exigeait pas de lui-même de se conduire comme un petit saint lorsqu’il avait affaire à des gens dont la principale préoccupation dans le gouvernement paraissait être de faire obstacle et de poser des entraves.

Il prit le cube sur le bureau de Dondak-Sajamir et inclina la tête en signe de gratitude.

— Puissiez-vous avoir tout le pouvoir et le prestige que vous méritez, dit Valentin d’un ton mielleux.

Puis il se retira.

8

Les gardiens du cœur du Labyrinthe parurent surpris de voir que quelqu’un de l’extérieur avait réussi à obtenir accès à leur domaine. Mais après avoir soumis le cube à un minutieux examen, ils reconnurent à contrecœur sa validité et laissèrent entrer Valentin et ses compagnons.

Un étroit véhicule les transporta silencieusement et rapidement en plongeant dans les galeries de cet univers intérieur. Les fonctionnaires masqués qui les accompagnaient ne paraissaient pas le guider eux-mêmes, tâche qui n’eût d’ailleurs pas été aisée, car à ces niveaux profonds le Labyrinthe multipliait embranchements et ramifications et faisait des tours et des détours. N’importe quel intrus se serait rapidement trouvé désespérément égaré au milieu de ces innombrables courbes, entortillements, sinuosités et enchevêtrements. Et pourtant leur véhicule semblait flotter en suivant un itinéraire caché qui déterminait sa direction, effectuant un trajet rapide à défaut d’être parfaitement rectiligne, s’enfonçant de plus en plus dans les anneaux que formaient les galeries retirées.

À chaque contrôle, Valentin était interrogé par des fonctionnaires incrédules, se refusant presque à accepter l’idée qu’un étranger venait pour être reçu par les ministres du Pontife. Leurs interminables chicanes étaient lassantes mais parfaitement vaines. Valentin agitait son laissez-passer sous leur nez comme s’il s’agissait d’une baguette magique.

— Je suis chargé d’une mission de la plus haute importance, répétait-il à chaque fois, et ne m’entretiendrai qu’avec les membres les plus éminents de la cour pontificale. S’armant de toute la dignité et la prestance dont il disposait, Valentin balayait toutes les objections, repoussait toutes les arguties.

— Cela se passera mal pour vous, les avertissait-il, si vous me retardez plus longtemps.

Et enfin – Valentin avait l’impression qu’un siècle s’était écoulé depuis qu’il avait acquis en jonglant à l’Entrée des Lames le droit de pénétrer dans le Labyrinthe – il se trouva debout devant Shinaam, Dilifon et Narrameer, trois des cinq principaux ministres du Pontife.

Ils le reçurent dans une salle sombre et humide, construite avec d’énormes blocs de pierre noire, très haute de plafond et ornée d’ogives. L’atmosphère lourde et oppressante de ce lieu évoquait beaucoup plus un cachot qu’une salle de conseil. En y pénétrant, Valentin sentit tout le poids du Labyrinthe peser sur lui, niveau après niveau : l’Arène, la Chambre des Archives, la Cour des Globes, la Salle des Vents et tous les autres, les corridors obscurs, les niches encombrées, la multitude d’employés besogneux. Quelque part là-haut, très haut, le soleil brillait, l’air était frais et vif, une brise soufflait du sud, apportant les fragrances des alabandinas, des eldirons et des tanigales. Et il était là, coincé sous un monticule géant de terre et des kilomètres de galeries tortueuses, au cœur du royaume de la nuit éternelle. Son trajet vers les profondeurs du Labyrinthe l’avait laissé fébrile et tendu, comme s’il n’avait pas dormi depuis des semaines.

Il toucha Deliamber de la main, et le Vroon lui transmit une décharge d’énergie qui le picota en ravivant ses forces déclinantes. Il regarda Carabella qui lui sourit et lui envoya un baiser du bout des doigts. Il regarda Sleet qui hocha lentement la tête et lui adressa une grimace résolue. Il regarda Zalzan Kavol, et le farouche Skandar bougon esquissa de tous ses bras un geste de jonglerie en guise d’encouragement. Ses compagnons, ses amis qui l’avaient assisté tout au long de cette pénible et étrange odyssée.

Les ministres avaient pris place côte à côte sur des sièges presque assez majestueux pour être des trônes. Shinaam était au centre, le ministre des Affaires extérieures, d’origine ghayrog, d’aspect reptilien, les yeux froids sans paupières, la langue rouge et fourchue s’agitant sans cesse, la chevelure rêche et flexueuse se tortillant. À sa droite se trouvait Dilifon, le secrétaire particulier du Pontife, une silhouette frêle et spectrale, le cheveu aussi blanc que Sleet, la peau flétrie et parcheminée, les yeux flamboyants dans le visage sénile. De l’autre côté du Ghayrog était assise Narrameer, l’interprète impériale des rêves, une femme mince et élégante qui devait être d’un âge très avancé, car sa collaboration avec Tyeveras remontait à l’époque déjà lointaine où il était Coronal. Et pourtant elle semblait à peine avoir atteint l’âge mûr. Sa peau était lisse et sans rides, ses cheveux auburn abondants et lustrés. Ce n’était que dans l’expression distante et énigmatique du regard que Valentin parvenait à déceler la sagesse, l’expérience et le pouvoir accumulés pendant de nombreuses décennies qui étaient siens. Il y a de la sorcellerie là-dessous, en conclut-il.

— Nous avons pris connaissance de votre requête, dit Shinaam.

Sa voix était profonde et cassante, très légèrement sifflante.

— L’histoire que vous nous proposez nous laisse incrédules.

— Avez-vous parlé avec la Dame, ma mère ?

— Oui, nous avons parlé avec la Dame, répondit le Ghayrog d’une voix sans chaleur. Elle vous reconnaît comme son fils.

— Elle nous presse de collaborer avec vous, dit Dilifon d’une voix fêlée et grinçante.

— Elle nous est apparue dans des messages, dit Narrameer de sa voix douce et mélodieuse, et elle vous a recommandé à nous, nous demandant de vous apporter toute l’aide dont vous aurez besoin.

— Eh bien, alors ? demanda Valentin.

— La possibilité existe que la Dame ait pu être trompée.

— Vous me considérez comme un imposteur ?

— Vous nous demandez de croire, reprit le Ghayrog, que le Coronal de Majipoor a été pris par surprise par un des fils cadets du Roi des Rêves, expulsé de son propre corps, dépouillé de sa mémoire et placé – tout au moins ce qui restait de lui – dans un tout autre corps, qui se trouvait, de manière bien pratique, être disponible, et que l’usurpateur a réussi à pénétrer dans l’enveloppe vide du Coronal et à y imposer sa propre conscience. Nous trouvons ce genre de chose excessivement difficile à croire.

— Mais il existe une science qui déplace les corps d’une âme à une autre, dit Valentin. Il y a des précédents.

— Il n’existe aucun précédent, intervint Dilifon, d’une substitution de Coronal de cette manière.

— C’est pourtant ce qui s’est produit, répliqua Valentin. Je suis lord Valentin, j’ai retrouvé la mémoire grâce aux soins de la Dame et je demande le soutien du Pontife pour retrouver les responsabilités auxquelles il m’avait appelé à la mort de mon frère.

— Oui, dit Shinaam, si vous êtes celui que vous prétendez être, il serait juste que vous réintégriez le Mont du Château. Mais comment pouvons-nous le savoir ? L’affaire est grave. Elle laisse présager une guerre civile. Devons-nous conseiller au Pontife de plonger le monde dans la confusion sur la seule assertion d’un jeune inconnu qui…

— J’ai déjà convaincu ma mère de l’authenticité de mon identité, fit remarquer Valentin. Elle a lu dans mon esprit sur l’Île et elle m’a vu tel que je suis.

Il porta la main au bandeau d’argent qui lui ceignait le front.

— Comment croyez-vous que je sois entré en possession de cet instrument ? C’est elle qui me l’a donné, de ses propres mains, alors que nous étions ensemble dans le Temple Intérieur.

— Il ne fait aucun doute que la Dame vous accepte et vous soutient, dit paisiblement Shinaam.

— Mais c’est son jugement que vous mettez en doute ?

— Il nous faut la preuve formelle de ce que vous avancez.

— Alors, permettez-moi d’envoyer un message, ici et tout de suite, pour vous convaincre que je dis la vérité.

— Comme vous voulez, dit Dilifon.

Valentin ferma les yeux et se laissa glisser dans l’état de transe.

Avec toute sa passion et sa conviction, il sentit le flot radieux de son être se projeter hors de lui, comme il l’avait fait lorsqu’il avait eu besoin de gagner la confiance de Nascimonte dans l’aride désert jonché de ruines au-delà de Treymone, lorsqu’il avait ébranlé l’esprit des trois fonctionnaires devant le portail de la Chambre des Archives et lorsqu’il avait révélé sa véritable identité au majordome Gitamorn Suul. Avec des degrés variables de réussite, il avait accompli ce qu’il fallait accomplir en chacune de ces occasions.

Mais maintenant il se sentait incapable de vaincre l’impénétrable scepticisme des ministres du Pontife.

L’esprit du Ghayrog lui était totalement opaque, un mur aussi lisse et infranchissable que les blanches falaises de l’Île du Sommeil. Valentin ne percevait que les tremblotements extrêmement diffus d’une conscience derrière l’écran mental de Shinaam, et il ne parvenait pas à la franchir. L’esprit du vieux Dilifon parcheminé était tout aussi lointain, non pas parce qu’il était protégé par un écran, mais parce qu’il semblait poreux, ouvert, un nid d’abeilles qui n’offrait aucune résistance : il le traversait, comme de l’air passant à travers de l’air, sans rien rencontrer de tangible. Ce n’est qu’avec l’esprit de l’interprète des songes de Narrameer que Valentin sentit un contact, mais cela non plus ne fut pas satisfaisant. Elle semblait drainer toute son âme, absorber tout ce qu’il lui donnait et l’aspirer dans quelque gouffre insondable de son être, si bien qu’il pouvait émettre sans jamais atteindre le centre de l’esprit de Narrameer.

Néanmoins il refusait de s’avouer vaincu. Avec une furieuse intensité, il projetait l’intégralité de son âme, se proclamant lord Valentin du Mont du Château et les exhortant à fournir la preuve qu’il était quelqu’un d’autre. Il fouilla sa mémoire à la recherche de souvenirs – de sa mère, de son frère le Coronal, de son éducation princière, de son renversement à Tilomon, de ses pérégrinations sur Zimroel, de tout ce qui avait contribué à façonner l’homme qui s’était battu pour atteindre les entrailles du Labyrinthe afin d’obtenir leur aide. Il s’offrit totalement, témérairement, férocement, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien projeter, jusqu’à ce qu’il demeure chancelant, abruti d’épuisement, appuyé sur Sleet et Carabella, une loque semblable à un vieux vêtement inutile dont le possesseur se serait débarrassé.

Il émergea de l’état de transe en craignant d’avoir échoué.

Il était faible et tremblant. Son corps était baigné de sueur. Tout se brouillait devant ses yeux et une douleur atroce lui vrillait les tempes.

Il lutta pour reprendre ses forces, fermant les yeux et aspirant profondément l’air dans ses poumons. Puis il leva la tête vers le trio des ministres.

Leurs visages étaient durs et sombres. Leurs regards étaient froids et implacables. Leurs expressions étaient distantes, dédaigneuses, hostiles presque. La terreur s’empara soudain de Valentin. Serait-il possible qu’ils soient tous les trois de connivence avec Dominin Barjazid ? Était-il en train de plaider devant ses propres ennemis ?

Mais c’était impensable et impossible, une hallucination de son esprit épuisé, se dit-il désespérément. Il se refusait à croire que le complot dirigé contre lui ait pu atteindre le cœur du Labyrinthe.

— Alors ? demanda-t-il d’une voix rauque et éraillée. Qu’en pensez-vous maintenant ?

— Je n’ai rien ressenti, répondit Shinaam.

— Je ne suis pas convaincu, dit Dilifon. N’importe quel sorcier peut envoyer ce genre de message. Votre sincérité et votre passion peuvent être feintes.

— C’est aussi mon avis, dit Narrameer. Les messages peuvent transmettre des mensonges aussi bien que la vérité.

— Non ! s’écria Valentin. Vous m’avez eu grand ouvert devant vous. Vous ne pouvez avoir manqué de voir…

— Pas suffisamment ouvert, dit Narrameer.

— Que voulez-vous dire ?

— Faisons une interprétation, vous et moi, répondit-elle. Ici. Tout de suite, dans cette salle, devant ces témoins. Laissons nos esprits devenir véritablement un. Et alors je pourrai évaluer la plausibilité de votre histoire. Êtes-vous d’accord ? Acceptez-vous de prendre la drogue avec moi ?

Effrayé, Valentin regarda ses compagnons… et il vit la crainte peinte sur tous les visages, sauf celui de Deliamber dont l’expression restait neutre et impénétrable, comme si le Vroon se trouvait dans un tout autre endroit. Risquer une interprétation ? Oserait-il le faire ? La drogue allait le rendre inconscient, complètement transparent, totalement vulnérable. Et si les trois ministres étaient alliés au Barjazid et cherchaient à le réduire à l’impuissance, leur tâche en serait facilitée. Et puis il ne s’agissait pas d’une quelconque interprète de village qui lui proposait de pénétrer son âme ; c’était l’interprète du Pontife, une femme âgée d’au moins cent ans, rusée et puissante, réputée pour être la véritable maîtresse du Labyrinthe, contrôlant tous les autres, y compris le vieux Tyeveras lui-même. Deliamber prenait soin de ne lui donner aucune indication. La décision dépendait entièrement de lui.

— D’accord, dit Valentin en plantant son regard dans celui de Narrameer. Puisqu’il n’y a rien d’autre à faire, faisons une interprétation. Ici. Tout de suite.

9

Ils paraissaient y être prêts. À un signal, des assistants apportèrent tout l’attirail nécessaire à une interprétation : un épais tapis aux chaudes couleurs, or bordé d’écarlate et de vert ; un haut flacon de pierre blanche polie, deux délicates tasses de porcelaine. Narrameer descendit de son siège imposant et versa elle-même le vin des rêves dont elle offrit la première tasse à Valentin.

Il la tint un moment sans la boire. Dominin Barjazid lui avait versé du vin à Tilomon et une seule gorgée avait suffi pour que tout change. Allait-il boire ceci maintenant, sans crainte des conséquences ? Qui pouvait dire quel nouvel ensorcellement on lui réservait ? Où allait-il reprendre conscience, et sous quelle apparence altérée ?

Narrameer l’observait en silence. Le regard de l’interprète des songes était indéchiffrable, mystérieux et pénétrant. Elle souriait, d’un sourire ambigu qui pouvait exprimer aussi bien un encouragement que le triomphe, Valentin n’aurait su le dire. Il leva sa tasse en ébauchant un salut et la porta à ses lèvres. L’effet du vin fut instantané et d’une force inattendue. Pris de vertiges, Valentin commença à osciller sur ses jambes. Un voile s’abattit sur son esprit. Ce breuvage était-il plus fort que celui que lui avait donné l’interprète des rêves Tisana à Falkynkip, il y avait si longtemps déjà. Une diabolique mixture dont Narrameer avait le secret ? Ou bien était-ce simplement qu’il était plus réceptif en cet instant, affaibli et vidé de ses forces par l’utilisation du bandeau ? De ses yeux qui refusaient de se fixer sur quoi que ce fût, il vit Narrameer boire son propre vin, lancer la tasse vide à un assistant et ôter prestement sa robe. Son corps nu était souple, lisse, juvénile encore… le ventre plat, les cuisses fuselées, les seins hauts et ronds. C’est de la sorcellerie, se dit-il. Oui, de la sorcellerie. Sa peau était d’un brun très soutenu. Les mamelons, presque noirs, le fixaient comme des yeux morts.

La drogue avait déjà trop profondément agi sur Valentin pour qu’il puisse se dépouiller de sa robe. Les mains de ses amis ouvrirent les agrafes et les crochets de son vêtement. Il sentit l’air froid sur son corps et il vit qu’il était nu.

Narrameer lui fit signe de venir sur le tapis des songes.

Les jambes en coton, Valentin se dirigea vers elle, et elle l’attira par terre. Il ferma les yeux, s’imaginant qu’il était avec Carabella, mais Narrameer était loin d’être Carabella. Son étreinte était sèche et froide, sa chair dure et sans élasticité. Son corps ne dégageait nulle chaleur et ne palpitait point. Cette apparente juvénilité n’était qu’une habile projection. Allongé dans ses bras, il avait la sensation de reposer sur un lit de pierre froide et lisse.

Valentin sentit les ténèbres commencer à l’envelopper, une sorte de fluide chaud et épais qui devenait de plus en plus profond ; il s’y laissa glisser en éprouvant une sensation de bien-être et le sentit remonter le long de ses jambes, jusqu’à la taille, jusqu’à la poitrine.

C’était tout à fait comme la fois où le monstrueux dragon de mer avait fracassé le bateau de Gorzval et où Valentin s’était senti aspiré par le tourbillon. Il était si facile de ne pas résister, tellement plus facile que de lutter. Abdiquer toute volonté, se détendre, accepter tout ce qui pouvait advenir, se laisser engloutir… c’était si tentant, si séduisant. Il était tellement las. Il avait lutté pendant longtemps. Maintenant, il pouvait se reposer et laisser la marée noire le recouvrir. Que les autres se battent avec vaillance pour l’honneur, le pouvoir et les acclamations. Que les autres…

Non.

C’était cela qu’ils voulaient, le laisser s’empêtrer dans ses propres faiblesses. Il était trop confiant, trop candide. Il avait dîné avec un ennemi, sans le savoir, et cela avait causé sa perte ; s’il relâchait maintenant son effort, cela causerait de nouveau sa perte. Ce n’était pas le moment de se laisser glisser dans de noirs et chauds fluides.

Il commença à nager. Au début, il n’avançait que difficilement, car le fluide noir, profond, épais et visqueux lui collait aux bras. Mais après quelques brasses, Valentin trouva un moyen de rendre son corps plus anguleux, une lame fendant le fluide : il avançait de plus en plus rapidement, bras et jambes effectuant des mouvements de piston parfaitement coordonnés. Cette étendue liquide qui l’avait incité à chercher l’oubli lui offrait maintenant un support. Elle le portait pendant qu’il nageait rapidement vers la rive lointaine. Le soleil, brillant, immense, un gros globe jaune pourpré, lançait d’éblouissants rayons qui formaient une traînée de feu sur la mer.

— Valentin.

C’était une voix profonde, qui roulait comme le tonnerre. Il ne la reconnut pas.

— Valentin, pourquoi nagez-vous si vite ?

— Pour atteindre la rive.

— Mais pourquoi cela ?

Valentin esquissa un haussement d’épaules et continua à nager. Il vit une île, une large plage blanche, une jungle où des arbres minces et élancés poussaient tronc contre tronc, un enchevêtrement de lianes réunissant leurs cimes en un dense dais de feuillage. Mais il avait beau nager de plus en plus vite, il ne parvenait à s’en rapprocher.

— Vous voyez, reprit la grosse voix, rien ne sert de s’affoler !

— Qui êtes-vous ? demanda Valentin.

— Je suis lord Spurifon, répondit la voix majestueuse et résonnante.

— Qui ?

— Lord Spurifon le Coronal, successeur de lord Scaul, qui est maintenant Pontife, et je vous conseille d’arrêter cette folie. Où espérez-vous donc aller ?

— Au Mont du Château, répondit Valentin en accélérant encore.

— Mais je suis Coronal !

— Jamais… entendu parler… de vous…

Lord Spurifon poussa un cri perçant. La surface lisse et huileuse de la mer se rida et se plissa comme si des millions d’aiguilles la perçaient par-dessous. Valentin se força à aller de l’avant, n’essayant plus d’être anguleux, mais se transformant plutôt en quelque chose d’émoussé et d’obstiné, une bille de bois dotée de bras, se frayant un chemin à travers les turbulences.

Il était arrivé à proximité de la rive. Il baissa les jambes et sentit le sable sous ses pieds, un sable chaud, mouvant et fuyant, qui se dérobait sous lui dès qu’il le touchait, faisant de la marche une corvée, mais pas insurmontable au point de ne pouvoir atteindre la terre ferme. Il se hissa sur la plage en marchant à quatre pattes et resta quelques instants à genoux. Quand il leva la tête, un homme maigre, au teint pâle et aux yeux bleus inquiets l’observait.

— Je suis lord Hunzimar, dit-il d’une voix douce, le Coronal des Coronals, qui jamais ne tombera dans l’oubli. Et voici mes immortels compagnons.

Il fit un geste et la plage se couvrit d’hommes qui lui ressemblaient. Insignifiants, hésitants, falots.

— Voici lord Struin, déclara lord Hunzimar, et lord Prankipin. Et voici lord Meyk, lord Scaul et lord Spurifon. Tous de grands et puissants Coronals ! Inclinez-vous devant nous !

— Vous êtes tous complètement oubliés ! s’écria Valentin en riant.

— Non ! Non !

— Que de piaillements !

Il tendit le doigt vers le dernier nommé.

— Vous… Spurifon ! Nul ne se souvient de vous.

Lord Spurifon, je vous prie.

— Et vous… lord Scaul. Toute votre renommée s’est volatilisée depuis trois mille ans.

— Vous faites erreur. Mon nom est inscrit sur la liste des Puissances.

— C’est vrai, fit Valentin en haussant les épaules. Mais qu’importe ? Lord Prankipin, lord Meyk, lord Hunzimar, lord Struin… rien que des noms… plus rien… que des… noms…

— Rien que des noms… répondirent-ils en écho sur un ton aigu et plaintif.

Et ils commencèrent à diminuer et à se rapetisser jusqu’à être réduits à la taille d’un drôle, de petites choses galopant pitoyablement en tout sens sur la plage et criant leur nom en poussant des piaillements. Puis ils disparurent et à leur place apparurent de petites sphères blanches, à peine plus grosses que des balles de jongleurs. En se penchant pour les examiner, Valentin s’aperçut qu’il s’agissait de crânes. Il les ramassa et les lança en l’air avec entrain, puis il les attrapa au vol pendant qu’ils retombaient et les relança, les déployant en une brillante cascade. Les mâchoires battaient et claquaient pendant que les crânes montaient et descendaient. Un sourire flottait sur les lèvres de Valentin. Avec combien pouvait-il jongler en même temps ? Spurifon, Struin, Hunzimar, Meyk. Prankipin et Scaul… cela ne faisait que six. Il y avait eu des centaines de Coronals, un tous les dix, vingt ou trente ans pendant à peu près onze mille ans. Il allait jongler avec tous. Il en cueillit d’autres en l’air, de plus grands, Confalume, Prestimion, Stiamot, Dekkeret, Pinitor, une douzaine, une centaine dont il emplit l’air, lançant et rattrapant, lançant et rattrapant. Jamais, depuis l’arrivée des premiers colons sur la planète, personne n’avait fait sur Majipoor une telle démonstration de ses talents de jongleur ! Ce n’étaient plus des crânes qu’il lançait maintenant ; ils s’étaient transformés en diadèmes étincelants aux multiples facettes, en couronnes, en mille couronnes impériales jetant leurs feux dans toutes les directions. Il jonglait avec elles sans commettre d’erreur, reconnaissant en chacune la Puissance qu’elle représentait, lord Confalume ou lord Spurifon, lord Dekkeret ou lord Scaul, les conservant toutes en l’air de manière à ce qu’elles forment une grande pyramide inversée de lumière, tous les royaux personnages de Majipoor dansant au-dessus de lui, tous convergeant vers le jeune homme blond et souriant, bien planté sur ses jambes dans le sable chaud de cette plage dorée. Il les soutenait tous. Il tenait dans ses mains toute l’histoire de la planète et il la maintenait en l’air.

Les diadèmes éblouissants formaient au-dessus de lui une énorme et resplendissante constellation.

Sans manquer un seul temps, Valentin commença à marcher vers l’intérieur de l’île, franchissant les dunes en pente légère qui menaient au mur formé par la dense jungle. Les arbres s’écartaient à son approche, s’inclinant à droite et à gauche, lui ouvrant un passage, une voie aux pavés écarlates qui se dirigeait vers l’intérieur inconnu de l’Ile. Valentin regarda devant lui et il vit des contreforts, de basses collines grises qui s’élevaient en pente douce pour se transformer en versants granitiques escarpés derrière lesquels s’élevaient des pics déchiquetés, une impressionnante cordillère aux sommets pointus qui s’étirait jusqu’au cœur d’un continent. Et sur le plus haut de tous les pics, sur un sommet si élevé que l’air qui l’entourait miroitait d’une pâle lueur visible seulement en rêve, s’étendaient les murailles arc-boutées du Château. Valentin marchait vers lui tout en continuant à jongler. Des silhouettes le croisaient sur le chemin, qui venaient à sa rencontre, le saluaient de la main, lui souriaient et s’inclinaient devant lui. L’une d’elles était lord Voriax, une autre était la Dame, sa mère, et cette autre était la haute et solennelle figure du Pontife Tyeveras, et toutes le saluaient cordialement, et Valentin leur rendait leur salut sans faire tomber un seul diadème, sans interrompre son harmonieuse et sereine cascade. Il avait atteint le sentier des contreforts et il montait sans effort, alors que la foule s’épaississait autour de lui. Carabella et Sleet à ses côtés, avec Zalzan Kavol et toute la troupe de jongleurs Skandars. Lisamon Hultin la géante et Khun de Kianimot, Shanamir et Vinorkis. Gorzval, Lorivade, Asenhart et des centaines d’autres, des Hjorts et des Ghayrogs, des Lii et des Vroons, des marchands, des fermiers, des pêcheurs, des acrobates, des musiciens et le duc Nascimonte, le chef des bandits, l’interprète des songes Tisana. Gitamorn Suul et Dondak-Sajamir bras dessus, bras dessous, une horde de danseurs métamorphes, une phalange de capitaines de dragonniers brandissant gaiement leurs harpons, une troupe de frères de la forêt s’ébattant et se balançant de branche en branche dans les arbres bordant le sentier, tout ce monde chantant, riant, gambadant, l’escortant vers le Château, le Château de lord Malibor, le Château de lord Spurifon, le Château de lord Confalume, le Château de lord Stiamot, le Château de lord Valentin…

Le Château de lord Valentin…

Il y était presque maintenant. Malgré le sentier de montagne qui s’élevait pratiquement à pic, maître des brumes aussi épaisses que du coton qui rampaient juste au-dessus du sol. Il poursuivait son chemin de plus en plus vite, sautillant et courant, jonglant magnifiquement avec ses centaines de couronnes brillantes. Juste devant lui, il vit trots grands piliers de feu, qui à son approche, se transformèrent en trois visages – Shinaam, Dilifon et Narrameer, côte à côte sur son chemin.

— Où allez-vous ? demandèrent-ils d’une seule voix.

— Au Château.

— Le Château de qui ?

— Le Château de lord Valentin.

— Et qui êtes-vous ?

— Demandez-leur, répondit Valentin en montrant tous ceux qui dansaient derrière lui. Demandez-leur de vous dire qui je suis !

— Lord Valentin ! cria Shanamir, le premier à l’acclamer.

— C’est lord Valentin ! s’écrièrent ensemble Sleet, Carabella et Zalzan Kavol.

— Lord Valentin le Coronal ! crièrent les Métamorphes, les capitaines de dragonniers et les frères de la forêt.

— Est-ce ainsi ? demandèrent les ministres du Pontife.

— Je suis lord Valentin, dit doucement Valentin.

Et il lança les mille diadèmes très haut en l’air, et ils s’élevèrent et s’évanouirent dans les ténèbres qui règnent entre les mondes ; et ils redescendirent de ces ténèbres en flottant silencieusement, chatoyant et miroitant comme des flocons de neige tombant sur les pentes des montagnes du Nord, et quand ils touchèrent les formes de Shinaam, de Dilifon et de Narrameer, les trois ministres disparurent instantanément, ne laissant derrière eux qu’une lueur argentée, et les portes du Château s’ouvrirent.

10

Valentin reprit conscience.

Il sentit la laine du tapis contre sa peau nue et vit, très haut, les ogives du sinistre plafond de pierre. Pendant quelques instants, le monde de son rêve demeura si vif dans son esprit qu’il essaya de le retrouver, refusant de tout son être cette salle aux recoins obscurs et sentant le renfermé. Puis il se mit lentement sur son séant et regarda autour de lui, secouant les brumes qui s’accrochaient à son esprit.

Il vit ses compagnons, Sleet, Carabella, Deliamber, Zalzan Kavol et Asenhart, étrangement agglutinés contre le mur opposé, visiblement tendus et remplis d’appréhension.

Il se tourna de l’autre côté, s’attendant à retrouver les trois ministres du Pontife assis sur leurs trônes. Ils l’étaient effectivement, mais deux autres des superbes fauteuils avaient été avancés dans la salle et c’étaient maintenant cinq silhouettes assises qui lui faisaient face. Narrameer, de nouveau revêtue de sa robe, était assise sur la gauche. À ses côtés se trouvait Dilifon. Au centre du groupe, siégeait un homme à la figure ronde, au nez épaté et au regard sombre et grave, que Valentin reconnut après quelques instants de réflexion : c’était Hornkast, le porte-parole officiel du Pontife. À côté de lui était assis Shinaam, et tout à fait à droite, une personne que Valentin ne connaissait pas, un homme au visage en lame de couteau, aux lèvres minces et au teint terreux. Tous les cinq l’observaient avec gravité, d’une manière distante et préoccupée, comme s’il s’agissait des juges de quelque haute cour réunis pour rendre un verdict qui se faisait attendre depuis longtemps.

Valentin se leva. Il ne fit pas un geste pour reprendre ses vêtements. Sans qu’il sût pourquoi, il lui semblait approprié d’être nu devant ce tribunal.

— Votre esprit est-il redevenu clair ? demanda Narrameer.

— Oui, je crois.

— Vous avez dormi plus d’une heure depuis la fin de votre rêve. Nous vous avons attendu.

Elle montra l’homme au teint terreux qui siégeait à l’extrémité du groupe et annonça :

— Je vous présente Sepulthrove, le praticien du Pontife.

— C’est bien ce qu’il me semblait, dit Valentin.

— Et cet homme – elle montra celui qui était au centre –, je pense que vous le connaissez déjà.

— Oui, Hornkast, répondit Valentin en hochant la tête. Nous nous sommes déjà rencontrés.

Puis la signification profonde des mots employés par Narrameer le frappa. Son visage s’éclaira d’un large sourire.

— Nous nous sommes rencontrés, mais à cette époque, j’occupais un autre corps. Ainsi vous faites droit à ma revendication ?

— Oui, lord Valentin, nous en acceptons le bien-fondé, répondit Hornkast d’une voix riche et mélodieuse. Un étrange forfait a été perpétré sur cette planète, mais la justice sera rétablie. Venez et rhabillez-vous. Il ne sied point que vous vous présentiez nu devant le Pontife.

Hornkast mena la procession jusqu’à la salle du trône impérial. Narrameer et Dilifon le suivaient en encadrant Valentin ; Sepulthrove et Shinaam fermaient la marche. Les compagnons de Valentin n’avaient pas été autorisés à les suivre.

Le passage qu’ils suivaient était un étroit tunnel voûté, d’une matière vitreuse aux reflets verdâtres, distordus, qui luisaient et ondoyaient dans les profondeurs. Il s’enroulait interminablement en décrivant une spirale qui s’enfonçait en pente douce vers l’intérieur. Tous les cinquante pas, une porte de bronze scellait totalement le passage ; à chacune, Hornkast posait les doigts sur un panneau caché, et la porte glissait silencieusement sur le côté et donnait accès au tronçon suivant du passage jusqu’à ce que finalement ils atteignent une porte plus ornementée que les précédentes, richement décorée du symbole du Labyrinthe en fines ciselures d’or et du monogramme impérial de Tyeveras superposé. Valentin savait qu’ils étaient arrivés au cœur même du Labyrinthe, en son point le plus central et le plus profond. Et quand cette ultime porte glissa sur le côté au contact du doigt de Hornkast, elle dévoila une énorme salle claire et sphérique, une vaste pièce en forme de globe et aux murs de verre, au milieu de laquelle le Pontife de Majipoor trônait dans toute sa splendeur.

Valentin avait déjà vu le Pontife Tyeveras en cinq occasions. La première fois, Valentin était encore enfant, et le Pontife était venu au Mont du Château pour assister au mariage de lord Malibor ; puis, quelques années plus tard, au couronnement de lord Voriax, et l’année suivante, au mariage de Voriax ; une quatrième fois quand Valentin était venu au Labyrinthe comme émissaire de son frère ; leur dernière rencontre remontait à trois ans exactement – bien qu’il eût plutôt l’impression que cela en faisait trente – lorsque Tyeveras avait assisté au couronnement de Valentin. Le Pontife était déjà vieux lors du premier de ces événements, un homme immensément grand, décharné, d’aspect rébarbatif, aux traits durs et anguleux, à la barbe noire comme du charbon, aux yeux mélancoliques profondément enfoncés ; et en vieillissant, toutes ces caractéristiques s’étaient fortement accentuées, au point qu’on eût dit une sorte de cadavre, un vieillard chenu, à la démarche lente et raide, mais malgré tout alerte et l’esprit vif, projetant encore une aura d’incommensurable puissance et majesté. Alors que maintenant… Alors que maintenant…

Le trône sur lequel avait pris place Tyeveras était celui qu’il avait occupé lors de la précédente visite de Valentin au Labyrinthe, un splendide siège doré à haut dossier placé au sommet de trois larges degrés. Mais cette fois, il était totalement enfermé dans une cage sphérique de verre bleuté, à l’intérieur de laquelle s’entrecroisait un réseau vaste et complexe de tubes formant une sorte de cocon presque impénétrable. Ces tuyaux transparents dans lesquels bouillonnaient des liquides colorés, ces indicateurs et ces cadrans, ces appareils de mesure appliqués sur les joues et le front du Pontife, ces fils, ces électrodes, ces bornes et ces pinces avaient un aspect étrange et terrifiant, car ils attestaient que la vie du Pontife ne dépendait plus du Pontife, mais de tous les instruments qui l’entouraient.

— Depuis combien de temps est-il comme cela ? murmura Valentin.

— Le système se développe depuis vingt ans, répondit Sepulthrove avec une évidente fierté, mais il n’y est installé en permanence que depuis ces deux dernières années.

— Est-il conscient ?

— Oh oui, il est indiscutablement conscient ! répondit Sepulthrove. Approchez-vous. Regardez-le.

Valentin s’avança avec une certaine gêne jusqu’au pied du trône et leva les yeux vers le mystérieux vieillard à l’intérieur de sa bulle de verre. Et il vit effectivement une lueur de vie brillant encore dans les yeux de Tyeveras, et ses lèvres pincées et décharnées encore pleines de résolution. Sur le crâne du Pontife la peau était semblable à un parchemin, et sa longue barbe, bien qu’encore étrangement noire, était rare et clairsemée.

— Reconnaît-il les gens ? demanda Valentin en se tournant vers Hornkast. Peut-il parler ?

— Naturellement. Laissez-lui quelques instants.

Le regard de Valentin croisa celui de Tyeveras. Il y eut un silence affreux. Le vieil homme grimaça, remua faiblement et se passa rapidement la langue sur les lèvres.

Le Pontife eut un chevrotement inintelligible, une sorte de gémissement étrange et doux.

— Le Pontife, dit Hornkast, présente ses salutations à son fils bien-aimé, lord Valentin le Coronal. Valentin réprima un frisson.

— Dites à Sa Majesté… dites-lui… dites-lui que son fils lord Valentin le Coronal lui apporte, comme toujours, tout son respect et son affection.

Tel était le protocole : ne jamais s’adresser directement au Pontife, formuler ses phrases comme si le porte-parole devait intégralement les répéter, bien qu’en réalité il n’en fît rien.

Le Pontife dit encore quelques mots, aussi incompréhensibles que précédemment.

— Le Pontife, dit Hornkast, exprime son inquiétude pour les troubles qui se sont produits dans le royaume. Il demande à lord Valentin le Coronal quels sont ses projets pour rétablir l’ordre naturel des choses.

— Dites au Pontife, répondit Valentin, que mon intention est de marcher sur le Mont du Château en demandant à tous les citoyens de me prêter serment d’allégeance. J’aimerais obtenir de lui un document stigmatisant l’imposture de Dominin Barjazid et dénonçant tous ceux qui le soutiennent.

Le Pontife commença à émettre des sons plus animés, perçants et aigus, qui semblaient obéir à une force impérieuse.

— Le Pontife, dit Hornkast, aimerait recevoir l’assurance que vous éviterez l’affrontement direct et les pertes, dans toute la mesure du possible.

— Dites-lui que je préférerais reconquérir le Mont du Château sans qu’il en coûte une seule vie de part et d’autre. Mais j’ignore si cela est réalisable.

Il y eut d’étranges gargouillements qui parurent laisser Hornkast perplexe. Il se tenait debout, la tête inclinée, l’oreille tendue.

— Que dit-il ? souffla Valentin.

Le porte-parole secoua la tête en signe d’ignorance.

— Il n’est pas possible d’interpréter tout ce que dit Sa Majesté. Il évolue parfois dans un inonde inaccessible à notre expérience.

Valentin acquiesça de la tête. Il jeta un regard empreint de pitié et d’affection sur le vieillard grotesque, enfermé dans la cage de verre qui le maintenait en vie et capable seulement de communiquer par ces gémissements oniriques. Plus que centenaire, monarque absolu de la planète depuis des décennies et maintenant radotant et babillant comme un enfant en bas âge… et pourtant quelque part à l’intérieur du cerveau ramolli de ce vieillard décrépit battait encore l’esprit du Tyeveras d’autrefois, emprisonné par la déchéance de la chair. Le contempler ainsi signifiait pour Valentin comprendre l’ultime vanité de l’autorité suprême ; un Coronal ne vivait dans un monde d’actions et de responsabilités que pour succéder au Pontife et achever sa vie au fond du Labyrinthe dans une démence sénile. Valentin se demanda combien de Pontifes étaient devenus captifs de leur porte-parole, de leur médecin et de leur interprète des songes, et dont il avait finalement fallu se débarrasser en douceur pour que la grande rotation des Puissances élève sur le trône un homme plus vigoureux. Valentin comprenait maintenant pourquoi le système séparait celui qui agissait et celui qui gouvernait et pourquoi le Pontife finissait par se terrer dans son Labyrinthe. Pour lui aussi, le moment viendrait de se cloîtrer ici mais, si le Divin le lui accordait, ce ne serait pas de sitôt.

— Dites au Pontife, reprit-il, que lord Valentin le Coronal, son fils respectueux, fera tout son possible pour réparer la lézarde qui s’est formée dans l’édifice social. Dites au Pontife que lord Valentin compte sur le soutien de Sa Majesté, sans lequel il ne saurait être question de prompte réparation.

Après un silence, un long et douloureux jaillissement de paroles inintelligibles arriva du trône, un fatras de sons flûtes et gargouillants qui montaient et descendaient l’échelle, un peu comme les fantastiques mélodies de la musique ghayrog. Hornkast semblait faire tous ses efforts pour saisir ne fût-ce qu’une syllabe intelligible ici ou là. Le Pontife cessa de parler et Hornkast, troublé, tira sur ses bajoues et se mordit les lèvres.

— Que signifiait tout cela ? demanda Valentin.

— Il vous prend pour lord Malibor, répondit Hornkast d’un air abattu. Il vous prémunit contre les risques de prendre la mer pour chasser le dragon.

— Un sage conseil, dit Valentin. Mais il arrive un peu tard.

— Il dit que le Coronal est trop précieux pour risquer sa vie à de telles distractions.

— Dites-lui que je suis d’accord et que si je réintègre le Château, je consacrerai toute mon énergie à ma tâche et j’éviterai toutes ces diversions.

Sepulthrove, le médecin du Pontife, s’avança et dit d’une voix calme :

— Nous le fatiguons. Je crains qu’il ne faille mettre un terme à cette audience.

— Encore un instant, dit Valentin.

Sepulthrove fronça les sourcils. Mais Valentin, avec un sourire, s’avança de nouveau jusqu’au pied du trône et, s’agenouillant, il tendit les bras vers le vieillard dans sa bulle de verre et, se laissant glisser dans l’état de transe, il projeta son esprit vers Tyeveras pour lui transmettre son respect et son affection. Quelqu’un avait-il jamais montré de l’affection envers le redoutable Tyeveras ? Très probablement pas. Mais pendant des décennies cet homme avait été le centre et l’âme de Majipoor, et maintenant, perdu sur son trône dans un rêve intemporel de grandeur, ne prenant conscience que par intermittence des responsabilités qui naguère avaient été siennes, il était digne de toute l’affection que son fils adoptif et successeur lui portait et que Valentin lui offrait avec toute l’intensité que le pouvoir de son bandeau lui permettait. Et Tyeveras sembla reprendre des forces, ses yeux s’animèrent et ses joues se colorèrent. Était-ce un sourire qui commença à flotter sur ses lèvres desséchées ? La main gauche du Pontife s’éleva-t-elle en un geste presque imperceptible de bénédiction ? Mais oui. Mais oui. Il était hors de doute que le Pontife sentait la chaleur émanant de Valentin, qu’il la recevait avec plaisir et qu’il y répondait.

Tyeveras émit quelques mots qui étaient presque cohérents.

— Il dit qu’il vous apporte son soutien sans réserve, lord Valentin, dit Hornkast.

Longue vie, vieil homme, pensa Valentin en se relevant avant de s’incliner devant le Pontife. Vous préféreriez probablement vous endormir du sommeil éternel ; mais il me faut vous souhaiter une vie encore plus longue que celle que vous avez déjà eue, car de lourdes tâches m’attendent sur le Mont du Château. Il se retourna.

— Allons-y, dit-il aux cinq ministres. J’ai obtenu ce que je voulais.

Ils se retirèrent lentement de la salle du trône. Quand la porte se fut refermée derrière eux, Valentin regarda Sepulthrove et lui demanda :

— Combien de temps peut-il survivre ainsi ?

— Presque indéfiniment, répondit le praticien en haussant les épaules. Le système le soutient parfaitement. Avec quelques légères rectifications de temps à autre, nous pouvons le maintenir en vie pendant encore cent ans.

— Ce ne sera pas nécessaire. Mais il faudra peut-être qu’il reste avec nous encore une douzaine ou une quinzaine d’années. Est-ce en votre pouvoir ?

— Vous pouvez y compter, répondit Sepulthrove.

— Bien. Très bien.

Valentin regardait le passage clair et sinueux qui s’élevait devant eux. Il avait passé suffisamment de temps dans le Labyrinthe. Le moment était venu de retrouver le monde du soleil, du vent et de la vie et d’en finir avec Dominin Barjazid. Se tournant vers Hornkast, il dit :

— Retournez voir mes compagnons et prenez les dispositions nécessaires pour nous transporter à l’extérieur. Et avant mon départ, je voudrais avoir un dossier détaillé des forces armées que vous serez en mesure de mettre à ma disposition.

— Bien entendu, monseigneur, répondit le porte-parole.

Monseigneur. C’était la première indication de soumission qu’il ait reçue des ministres du Pontife. La bataille décisive était encore à venir, mais en entendant ce petit mot, Valentin sentit presque qu’il avait déjà reconquis le Mont du Château.

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