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LA CHANOINESSE EN SON DOMAINE

— Urgarrain. C’est là-haut, expliqua la vicomtesse en tendant un bras maigre dans une manche de tricot gris en direction de la blanche silhouette d’un grand manoir couronnant l’une des premières collines montant à l’assaut de la Rhune dont les neuf cents mètres servaient de figure de proue à la côte basque.

Une maison forte eût été plus exact, car sous le toit de tuiles roses à quatre pentes, c’était simplement un quadrilatère de pierre cantonné aux angles supérieurs de quatre tourelles carrées en forme d’échauguettes mais l’ensemble, encadré d’arbres et de ce qui semblait être un jardin foisonnant, ne manquait ni d’allure ni de noblesse.

— Je ne vous conseille pas d’aller y voir de plus près ! Contentez-vous de regarder de loin : je vous prêterai une longue-vue.

— Et pourquoi n’irions-nous pas ? demanda Mme de Sommières en rejoignant son hôtesse et Plan-Crépin au bord de la terrasse.

— Ça n’a l’air de rien, mais d’ici ça fait presque trois quarts de lieue (apparemment elle ne s’était pas encore décidée à adopter le système métrique de la République) et je ne vous vois pas vous traîner là-bas avec tous ces frous-frous ! ajouta-t-elle en considérant avec sévérité la longue jupe « princesse » en soie violette de sa cousine d’où dépassaient de fins escarpins de cuir assortis et, parfois, l’éclair blanc d’un jupon. Nous sommes au XXe siècle, Amélie, que diable ! Le temps des falbalas est révolu ! conclut-elle en tapant sur son pantalon de gros velours côtelé qui, retenu par une ceinture de flanelle rouge drapée autour du ventre, lui donnait l’apparence d’un maçon.

— Je vois, c’est celui des corps de métier ! riposta l’interpellée en riant. Mais, en admettant que je puisse traîner mes falbalas jusque-là, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas aller y faire un tour ? J’ai toujours adoré les vieilles demeures et j’ai entendu parler de celle-là.

— Parce que c’est mal habité ! Tout ce dont vous risquez d’écoper, c’est de coups de fusil à grenaille !

— Oh ! émit Marie-Angéline, la mine offusquée. Et sauriez-vous nous dire, cousine Prisca, qui sont ces gens ?

— Des Mexicains, à ce qu’il paraîtrait. Ils ont acheté le domaine cet automne. Urgarrain a été mis aux enchères en vente publique après la mort du dernier propriétaire, José Yturbide, revenu y rendre l’âme après avoir perdu, outre-Atlantique, la fortune que ses ancêtres avaient tirée de la chasse à la baleine. On l’a enterré dans le cimetière et le notaire s’est occupé de la liquidation des biens. Il y restait de belles choses parce que ceux d’avant avaient du goût et ça a attiré du monde, mais le contenant et le contenu ont été enlevés par un antiquaire de Paris qui l’avait acheté au nom de sa fiancée mexicaine. Mais je n’en sais pas plus ! Moi, les affaires des autres ne me regardent pas et si ces gens veulent vivre cloîtrés, ça les regarde !

— Vous n’êtes pas curieuse, Prisca ! Vous arrive-t-il de lire les journaux ?

— Le moins souvent possible et jamais ceux de Paris ! Les agissements de « leur » République m’indiffèrent ! À présent, je vais vous laisser faire la sieste ou achever votre installation. Faut que j’aille à la ferme rencontrer le vétérinaire. J’ai un taureau qui bat de l’aile…

Elle quitta la terrasse en traînant ses grosses bottes sur le dallage mais se retourna avant de rentrer :

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, adressez-vous à Fauvel. Elle s’entend mieux que moi à la maison…

À l’énoncé de son nom, l’intéressée apparut comme par enchantement. Fauvel, ou plutôt Honorine de Fauvel pour lui donner son nom entier, jouait à Saint-Adour l’équivalent du rôle de Marie-Angéline rue Alfred-de-Vigny. Du même âge que sa cousine et employeuse, la soixantaine sonnée, elle remplissait deux tâches bien différentes : veiller à la bonne marche de la maison où elle régnait pratiquement sur les trois domestiques et dire des prières.

Il faut expliquer que, dans sa jeunesse, Mlle de Saint-Adour, qui n’était pas plus vilaine qu’une autre et possédait une belle fortune, avait obstinément refusé de se marier par crainte de devoir confier à un époux plus ou moins fiable le soin de gérer ses biens. Afin de ne pas être traitée de vieille fille et d’avoir droit au vocable Madame, elle s’était fait recevoir chanoinesse d’un chapitre bavarois où elle ne mit les pieds qu’une fois, la guerre s’étant par la suite chargée de disperser bien des gens. De cette opération, elle avait retenu un document qu’elle appelait son « mari de parchemin », et l’obligation de dire chaque jour l’office du couvent. Comme cet exercice l’assommait, elle avait récupéré Honorine, chargée par elle de s’acquitter de ce devoir en ses lieu et place. Autrement dit, Honorine, tout en aidant la cuisinière à préparer les confitures, récitait à heures fixes les heures canoniales. Pour l’édification de tous, elle accomplissait cette tâche avec beaucoup de dignité. C’était une personne longiligne, assez évanescente pour qu’en la voyant flotter à travers les pièces et se poser parfois sur un fauteuil d’un air exténué, ceux qui ne la connaissaient pas eussent tendance à chercher autour d’eux un éventuel flacon de sels d’alcali. Elle se vêtait de tuniques blanches ou grises selon la saison, descendant jusqu’à ses pieds immenses chaussés immuablement de souliers noirs à bouts carrés et à boucles d’argent comme en mettaient jadis les ecclésiastiques, qui pouvaient la porter à travers la maison à une vitesse étonnante. Quant à ses « frondaisons », selon l’expression de la chanoinesse, elles étaient ramassées en un épais chignon de nattes poivre et sel sévèrement tirées et adoucies seulement sur le front par une frange de petites mèches frisottées dont elle prenait un soin extrême.

Plus grande d’une bonne demi-tête que Mme de Saint-Adour, elle formait avec elle une équipe surprenante mais qui fonctionnait, la chanoinesse assurant tous les devoirs d’un gentilhomme fermier sans cesse sur ses terres, prisant à longueur de journée un tabac qui lui jaunissait les narines, buvant volontiers la « goutte » avec ses métayers et jouant aux cartes avec eux, mais devenue une autorité en matière d’élevage. Elle n’hésitait pas à traverser la moitié de l’Europe pour acheter des bêtes d’une race particulière, afin d’améliorer sa propre production, et jouissait de ce fait du respect de tous. Quant à Honorine, élevée plutôt à la dure dans un couvent gascon, elle en avait retiré une intense soif de confort dont elle faisait profiter la château et le goût d’une cuisine odorante et même raffinée, grâce à la sœur maître queux du couvent qui, le dimanche et les jours de fête, laissait parler un talent hors du commun, se dédommageant ainsi des austérités du quotidien. Honorine en avait rapporté quelques recettes qu’elle partagea généreusement avec Marité, la vieille cuisinière d’une maison devenue, à la surprise de Mme de Sommières, un endroit bien agréable à vivre. À tant de louables qualités, la vieille fille joignait un défaut qui gênait un peu ses relations avec Prisca : elle était peureuse comme une couleuvre.

Le château lui-même se composait de deux pavillons séparés par une terrasse donnant sur les anciennes douves, véritable paradis des grenouilles, et sur la campagne. C’était le royaume des plantes grimpantes : ipomées, glycines, clématites, remplacées sur les deux façades par de vénérables rosiers qui, à la floraison, embaumaient les lieux.

Quant à l’intérieur, il avait bénéficié lui aussi des bonnes idées d’Honorine. Ainsi, les chambres que la marquise jugeait sinistres avaient été nettoyées, rafraîchies par un coup de pinceau ici ou là, quelques étoffes aux coloris gais : avec leurs tapisseries anciennes, leurs tableaux récurés, de jolis objets mis en valeur… et le bouquet de fleurs disposé dans celles des invitées, elles étaient à présent tout à fait acceptables.

— Je n’aurais jamais cru qu’on en arriverait là, remarqua-t-elle tandis que Marie-Angéline défaisait leurs bagages. Prisca a l’air de traiter cette pauvre Honorine en quantité négligeable mais elle lui laisse la bride sur le cou et ce n’est pas plus mal ! Si vous aviez connu Saint-Adour avant la guerre, vous auriez partagé mes préventions. J’en ai encore froid dans le dos !

— Comme quoi, il ne faut jamais désespérer de rien. Et maintenant, quel est notre programme ?

— C’est vous qui avez voulu venir, vous devriez avoir une idée.

— Je pensais d’abord que nous aurions un excellent poste d’observation sans pour autant confier à notre hôtesse les raisons profondes de notre visite afin d’éviter de la déranger. C’est que je ne la connaissais que pour l’avoir rencontrée au mariage de nos cousins La Renaudie, il y a plus de vingt ans. Dans la situation où nous sommes, c’est l’emplacement de ce château qui avait attiré mon attention… Ma mémoire des lieux et de leurs occupants…

— Bon sang, Plan-Crépin, je le sais ! Où voulez-vous en venir ?

— Je crois qu’il faut lui dire la vérité sur notre présence chez elle. Sans doute est-elle trop bien élevée pour poser des questions mais je suis certaine qu’elle doit se demander la raison du soudain intérêt que nous lui portons !

— Sûrement pas ! Dans nos familles – et vous devriez le savoir – on peut rester des dizaines d’années sans se voir et se retrouver, sans état d’âme, quand l’une d’entre nous passe par le quartier d’un autre. C’est normal ! Cela dit, vous enfoncez une porte ouverte : il était dans mon intention de mettre Prisca au courant. Ne fût-ce que pour nous assurer la protection de son habileté au maniement d’un fusil. En outre, ça va beaucoup l’amuser !

— Ah bon ?

— Soyez franche ! En dehors du fait que nous vivons un drame dans lequel Aldo joue trop gros jeu pour ne pas nous inquiéter, est-ce que cette aventure ne vous amuse pas un peu ?

Occupée à ranger de la lingerie dans un tiroir de commode, Marie-Angéline s’activa fébrilement à remettre dans ses plis une combinaison dont le satin s’obstinait à glisser. Finalement, elle avoua :

— Si… et j’en ai honte ! Cela tient à ce que…

— Rien du tout ! Je vous connais suffisamment pour en douter. Et pourtant vous aimez bien la tribu Morosini. Prisca, elle, ne la connaît que par ouï-dire. Croyez-moi, elle va s’amuser au moins autant que vous et c’est normal : elle n’est pas sans vous ressembler.

— Vraiment ?

— Évidemment ! Ses ancêtres aussi ont fait les croisades ! Fraternité d’anciens combattants, sans doute !


Elle avait raison sur toute la ligne. Quand, au dîner, entre un sublime foie gras en brioche et une salade chaude d’écrevisses, Mme de Sommières, luttant courageusement contre une sensation de béatitude, conta ses tribulations à la cousine, celle-ci, une lueur guerrière dans son œil brun, vida d’un trait son verre de jurançon et offrit à ses invitées un large sourire :

— Eh bien, merci de votre confiance, ma chère Amélie. Je me doutais qu’il y avait quelque chose derrière ce désir inattendu de faire « une petite halte à Saint-Adour », comme vous me l’avez écrit et, surtout, ce soudain intérêt manifesté à midi pour les gens d’Urgarrain, mais je me serais bien gardée de vous poser la moindre question.

— Je n’en doute pas un instant. C’est pourquoi je tiens à jouer franc jeu avec vous. Le contraire serait indigne. En fait, conclut-elle en se laissant aller contre le dossier de sa chaise, nous sommes dans la mélasse…

— En ce qui me concerne, je n’en connais pas dont, avec un brin d’obstination, on ne puisse sortir. Que souhaitez-vous ?

Pour le dîner – et comme elle le faisait chaque soir même quand elle était seule – Mme de Saint-Adour avait troqué sa rustique défroque contre une longue robe de soie noire portée avec un triple rang de perles fines et à l’épaule l’emblème et le ruban blanc de son couvent bavarois. Il fallait avouer qu’ainsi vêtue elle ne manquait pas d’allure. Impressionnée malgré elle, Marie-Angéline répondit :

— D’abord, savoir qui il y a exactement dans cette maison. Doña Luisa, la vieille dame, et Isabel, sa petite-fille, ont été seules à l’hôtel du Palais jusqu’à la veille de leur départ où Miguel… le beau cousin, est venu les rejoindre et, le lendemain, les a emmenées en voiture jusqu’ici. Comme nous n’avons pas vu le vieux Don Pedro, on peut supposer qu’il les avait précédés et que la famille est réunie à Urgarrain. Quelqu’un aurait-il aperçu l’un ou l’autre… ou pourquoi pas les quatre ?

— Ça, ma petite, je crois bien que personne n’en sait rien. Dans notre coin, tout au moins. Le bruit nous est venu que les téméraires qui tentaient d’approcher le château étaient accueillis à coups de fusil…

— Et les coups de fusil en question n’ont pas éveillé l’intérêt de la gendarmerie ? s’étonna Mme de Sommières. Il me surprendrait que vous n’en ayez pas au moins une ?

Le rire de la chanoinesse fit tinter les pendeloques de cristal du lustre :

— On en a… mais on ne la voit pas souvent. En revanche, on voit quantité de douaniers. C’est leur terrain de chasse, l’Espagne étant juste de l’autre côté. Quant aux coups de feu, on en entend de jour comme de nuit. Des chasseurs… ou autre chose ! Alors, que les occupants d’Urgarrain se défendent comme ils l’entendent, on n’y voit pas tellement d’inconvénients. Ce qui ne veut pas dire que votre histoire ne m’intéresse pas, ajouta-t-elle en voyant s’allonger les figures de ses cousines. Au contraire, je commence à éprouver une envie dévorante d’en savoir davantage. Allez, du nerf ! On va se mettre à l’ouvrage.

— Que proposez-vous ? demanda Plan-Crépin.

— Premier point : observer attentivement pour essayer de connaître leurs habitudes ! Votre chambre, Amélie, étant l’endroit idéal pour ce faire, je vais installer chez vous la longue-vue sur pied de cuivre de mon grand-père, l’amiral, et pendant deux ou trois jours, nous nous y relaierons en permanence…

— J’accepte volontiers, mais la nuit ?

— Sérions les questions ! D’abord la vie quotidienne. Il faut savoir qui entre, qui sort pour le ravitaillement ou pour toute autre raison…

— Les Mexicaines sont pieuses en général, avança Marie-Angéline, et ce magnifique pays aussi. Les femmes vont peut-être à la messe ? J’y vais moi-même régulièrement et jusqu’à présent je n’ai remarqué personne.

— Où est votre mémoire, Plan-Crépin ? Souvenez-vous de ce que m’a dit Doña Luisa le jour de ma visite : elles sont filles du soleil ! Un culte dont je n’ai pas la moindre idée et que, logiquement, on ne doit guère pratiquer au pays.

— Si l’on étudiait de près nos anciennes traditions, on pourrait avoir des surprises, remarqua la cousine. Certaines croyances, à l’exemple de notre langue, ont leurs racines dans la nuit des temps, bien avant que l’étoile des bergers ne brille sur l’étable de Bethléem. Mais laissons cela ! En résumé, nous pouvons déduire de nos investigations qu’elles ne fréquentent pas l’église.

Durant les trois jours qui suivirent, les tours de veille se succédèrent, depuis l’aube jusqu’à la nuit close. L’instrument d’optique du défunt amiral était d’une qualité rare et permettait de distinguer le château dans ses détails ainsi que la grille d’entrée du vaste jardin clos d’un mur de pierre. Or, on ne put remarquer le moindre mouvement signalant une présence, sinon, par moments, l’une ou l’autre des fenêtres ouverte par une main invisible, preuve qu’à l’évidence il y avait quelqu’un, mais aucune silhouette humaine ne se montra. Personne n’entra, personne ne sortit, fût-ce pour un simple tour dans le parc. Il est vrai que le temps radieux de Pâques laissait place à une période pluvieuse, plus froide aussi, donc peu propice aux promenades. En revanche, les cheminées fumaient paisiblement contre le ciel devenu gris…

— Nous perdons notre temps, conclut dame Prisca. Ils doivent sortir la nuit ! Ne serait-ce que pour vivre. Ce qui m’intrigue, c’est que les commerces du village ferment le soir… Par conséquent, il va falloir aller voir de plus près…

— Et pourquoi pas franchir le mur d’enceinte ? proposa Marie-Angéline dont les narines frémissaient d’excitation. Personnellement je me sens capable de les escalader. Ils ne sont pas si élevés… Et si cousine Prisca avait la gentillesse de me prêter de quoi m’habiller en homme ?

— Tant que vous voudrez ! Mais vous ne pouvez pas y aller seule, on ira ensemble. Vous savez monter à bicyclette, je suppose ?

Un haussement d’épaules lui répondit. Cependant Mme de Sommières émettait une autre idée :

— Comment se fait-il que, depuis que nous avons commencé nos observations, nous n’ayons pas aperçu le jeune Faugier-Lassagne ? Le jour du départ d’Aldo, Adalbert l’a conduit à l’auberge du village en lui recommandant une discrétion absolue mais il a dû au moins aller reconnaître les lieux et un passant inconnu sur une route ne tire pas à conséquence…

— De qui parlez-vous ?

— Du fils naturel du regretté Vauxbrun, qui n’a rien trouvé de mieux que tomber amoureux d’Isabel, lui aussi…

— Comment se fait-il, Amélie, que vous ne me l’ayez pas mentionné et Marie-Angéline non plus ?

— J’avoue qu’au début, j’ai omis sciemment de vous en parler, sachant à quel point vous abominez ce qui touche de près ou de loin à la République…

— Et il est quoi dans la vie ? Député ? Ministre ?

— Bien trop jeune pour cela. Il est substitut du procureur au parquet de Lyon.

Le nez de Mme de Saint-Adour se pinça :

— Quelle horreur ! Un pourvoyeur d’échafaud ! Un héritier de l’infâme Fouquier-Tinville !

— N’exagérons pas ! Vous me semblez retarder quelque peu, ma chère Prisca ! Il s’agit seulement d’un charmant garçon, parfaitement bien élevé par une mère appartenant à la meilleure société lyonnaise, et il est loin d’être un buveur de sang ! Je vous en parle parce que, étant arrivé dans le pays avant nous, il a peut-être du nouveau à nous apprendre. Rien ne vaut un amoureux pour rechercher tous les moyens d’approcher la belle de ses pensées !

— Possible ! Et vous voulez que je l’invite ?

— Ce serait la dernière chose à faire, car ce serait désigner Saint-Adour à l’attention de l’ennemi, mais Plan-Crépin pourrait vous emprunter la plus anonyme des bicyclettes et se rendre à l’auberge voir ce qu’il devient. Elle-même déclarerait séjourner chez des amis près d’Urrugne.

— Et qu’est-ce qu’un apprenti procureur lyonnais peut fabriquer seul et en cette saison dans une auberge de campagne ?

— Pour un village aussi joli, il n’y a pas de saison. En outre il… il se documente sur les anciens sanctuaires jalonnant les chemins de Compostelle ! Une passion !

Cette fois, Prisca ne put s’empêcher de rire :

— N’importe quoi ! Mais la bicyclette est à vous, Marie-Angéline !


Le lendemain matin, Plan-Crépin, emballée jusqu’aux ouïes dans un vaste imperméable, une sorte de suroît de terre-neuvas enfoncé sur la tête, pédalait avec énergie en direction d’Ascain, plus pour se réchauffer que pour battre un record. En effet, le temps était épouvantable. Pluie et vent mêlés, et la température avait chu d’au moins cinq degrés…

Près du fronton de pelote basque, elle n’eut aucune peine à trouver l’auberge, belle vieille bâtisse à poutres apparentes sous un grand toit à deux pentes. L’intérieur fleurant bon la cire et le feu de bois était tout aussi séduisant avec ses cuivres étincelants et son imposante cheminée de pierre où se détachait, sculptée, la croix navarraise. Dégoulinante d’eau, elle y fit une entrée impétueuse et s’ébroua sous l’œil compréhensif d’une avenante femme d’une quarantaine d’années qui devait être la patronne et qui la salua aimablement, en l’invitant à ôter ses toiles cirées ruisselantes pour s’approcher du feu.

— Quelque chose de chaud vous ferait plaisir, Madame ? proposa-t-elle en voyant l’arrivante éternuer.

— Oh, oui ! Un café très fort s’il vous plaît ! Quel fichu temps !

— Ça, c’est bien vrai ! Et c’est dommage aussi : il faisait si beau !

Elle s’éclipsa, revint presque aussitôt avec une tasse de café qu’elle donna à Marie-Angéline :

— Est-ce que je peux faire quelque chose d’autre, Madame ?

Occupée par le liquide brûlant, celle-ci se contenta d’agiter la tête puis, quand la tasse fut à moitié vide, déclara qu’elle était venue voir un de ses jeunes cousins qui devait être descendu à l’auberge cette semaine pour étudier, sur le terrain, l’histoire de la région.

— Après son départ, j’ai retrouvé deux ou trois ouvrages qui devraient lui être utiles, ajouta-t-elle en tendant la main vers son sac où, à toutes fins utiles, elle avait mis un bouquin emprunté à la bibliothèque de Saint-Adour.

Mais elle retint son geste en voyant son hôtesse joindre les mains devant sa figure soudain attristée :

— Mon Dieu ! Vous êtes de sa famille ?

— Oui… Pourquoi ?

— Parce que justement nous ne savons plus que faire, mon époux et moi, et, si vous n’étiez pas venue ce matin, nous pensions prévenir les gendarmes… Quoiqu’on… n’aime pas beaucoup ça ! Finalement, le client est roi et fait ce qu’il veut…

— Abrégez ! Il n’est pas là ?

— Non. Il est arrivé mercredi dernier, en voiture, avec un ami, et il s’est installé. Oh, c’est un homme comme il faut ! Il a bavardé avec mon mari. Il le questionnait sur les vieux chemins. Le lendemain, il a dû faire une longue promenade parce qu’il a été parti toute la journée. Il faut dire qu’il m’avait demandé des sandwiches et une gourde de vin. Quand il est rentré, il était fatigué mais il avait l’air content. C’était donc jeudi. Vendredi matin, il est resté pour voir le marché mais l’après-midi il est reparti. Seulement, cette fois, il n’est pas revenu !

— Pas revenu ? répéta Plan-Crépin qui se sentait pâlir.

— Non. On ne l’a pas revu… et nous sommes lundi. Il a dû lui arriver un malheur parce que ses affaires sont dans sa chambre. Et c’est pourquoi je suis soulagée de vous voir, Madame. Qu’est-ce que nous devons faire ? Prévenir la gendarmerie ?

En face d’une situation aussi imprévue, la descendante des croisés s’efforça de penser à toute vitesse.

— Non, dit-elle enfin. Non, c’est… un peu tôt.

— Comment « un peu tôt » ?

— Je veux dire que… que ce n’est pas la première fois que ça lui arrive ! Tenez, l’an passé, il faisait ses recherches à l’autre bout des Pyrénées, du côté de… Salses. Un matin, il est parti dans la montagne et l’hôtel où il s’était installé ne l’a revu que huit jours après. Il est resté tout ce temps, d’abord avec des bergers puis dans je ne sais quel monastère dont il est revenu enchanté, sans avoir conscience que son hôtelier pouvait se poser des questions. Celui-ci avait au préalable alerté la maréchaussée, ce qui a fort mécontenté mon cousin. Il n’en a pas moins dû s’excuser du dérangement et il a fait un don au bénéfice des orphelins de la gendarmerie…

— Ah bon ? Il a déjà… ?

— Oh, j’en suis persuadée ! On aurait pu penser que l’affaire de Salses lui aurait servi de leçon, apparemment non. Et au fond cela ne m’étonne pas de lui ! C’est un tel original ! Alors le mieux est de prendre patience !

Cette fois, Marie-Angéline avait plutôt trop chaud. Sous la concentration, des gouttes de sueur perlaient à la racine de ses cheveux jaunes mais elle avait atteint son but et l’aubergiste se rassurait à vue d’œil. Aussi jugea-t-elle qu’il était temps de prendre le chemin du retour. Elle paya son café et réendossa ses toiles cirées. Mais une difficulté se présenta, lorsque l’aubergiste lui demanda où elle pourrait l’atteindre quand son cousin referait surface. Elle commença par donner son nom, ce qui ne tirait pas à conséquence ! Mais, avec un art consommé, elle s’interrompit au moment de donner son adresse…

— Non… Il est préférable que vous ne bougiez pas. Cela pourrait exciter sa colère… et puis là où je suis, il n’y a pas le téléphone. Le mieux est que je revienne… la semaine prochaine, par exemple ? Et surtout ne lui parlez pas de ma visite ! Il dirait encore que je le surveille !

Peu de temps après, elle pédalait de nouveau sous la pluie mais au lieu de reprendre le chemin par lequel elle était venue, elle fit un détour afin de faire croire qu’elle était arrivée de la direction opposée.

La nouvelle qu’elle apportait eut l’effet d’une bombe sur les habitantes de Saint-Adour. Pour elles, il ne fit aucun doute que le jeune Faugier-Lassagne avait dû commettre une imprudence qu’il payait peut-être beaucoup plus cher qu’elle ne le méritait.

— Vous avez eu raison d’éviter que l’on alerte la gendarmerie, approuva Mme de Sommières, néanmoins soucieuse. Cependant, il faudra s’y résoudre s’il ne se retrouve pas.

— Et que ferait-elle de plus ? Même si nous sommes persuadées que ce garçon a dû s’approcher d’Urgarrain plus qu’il ne faudrait, nous n’avons aucune preuve à fournir parce que aucune accusation à formuler contre ces gens, remarqua la chanoinesse. Si l’on va frapper à leur porte, ils diront qu’ils ne sont pas au courant et refermeront sans qu’on puisse les obliger à rouvrir…

— Sauf si un juge quelconque nous délivrait une commission rogatoire ! Sacrebleu, Prisca, vous ne me ferez pas croire que vous n’avez aucune relation avec la magistrature de ce pays ? Un éleveur – ce que vous êtes ! – est soumis à des lois, qu’elles lui plaisent ou non, et ne peut pas passer une vie entière sans s’y trouver confronté un jour ou l’autre et avoir à en discuter ?

— Eh bien si, justement ! Je n’ai jamais eu de problèmes de bornage, ou de vols d’animaux ! Aucune vache ne s’est jamais enfuie de chez moi pour se faire conter fleurette par un bestiau voisin et je n’ai jamais eu à déposer la moindre plainte ni à en répondre.

— Bravo ! L’âge d’or ou quelque chose qui y ressemble ! constata la marquise, exaspérée. Seulement, avec cette tribu mexicaine, je redoute que le serpent se soit introduit dans votre éden et n’y fasse des siennes. Alors il n’est pas question de laisser le jeune Faugier-Lassagne disparaître dans la nature sans bouger un doigt pour le retrouver ! Si seulement Aldo était là !

— À défaut, on pourrait appeler Adalbert ? proposa Marie-Angéline. Il l’a amené à l’auberge et il n’est qu’à quelques kilomètres.

— Il faut espérer qu’il ne soit pas reparti pour Paris s’il a trouvé ce qu’il cherchait.

— Pas sans nous prévenir. On le saurait ! Nous sommes vraiment pessimiste, aujourd’hui ?

— On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a ! Dépêchez-vous de lui téléphoner ! Par ce temps-là, il ne doit pas être en train de se promener avec la reine du chocolat ! Je me demande même ce qu’il peut bien faire ?


À cette minute précise, il déjeunait avec Mme Timmermans au charmant restaurant des Fleurs du casino Bellevue, en attendant de disputer une partie de bridge chez une amie de la dame. Depuis le départ massif de la « famille », il s’ennuyait comme un rat mort. Ce n’était pourtant pas faute d’activités ! Ravie de son acquisition, Louise Timmermans l’emmenait partout, le promenant tel un trophée, voire un animal savant débitant des discours passionnants sur l’Égypte ancienne dès l’instant où on l’en priait. Partout, oui… mais pas chez elle !

— Tant que ma fille est à la clinique, je ne peux décemment vous recevoir qu’au milieu d’autres invités. Autrement, on pourrait jaser !

De quoi, mon Dieu ? Louise Timmermans était charmante mais elle comptait vingt bonnes années de plus que lui. En outre, il lui suffisait de se regarder dans un miroir pour s’assurer qu’il ne possédait aucun point commun avec ces jolis sigisbées – petits cousins ou secrétaires très particuliers ! – que traînaient derrière elles certaines dames d’âge mûr de la haute société à Biarritz comme à Cannes, Monte-Carlo ou Deauville. Trop élevées au-dessus du commun des mortels pour avoir souci du qu’en-dira-t-on, mais ce n’était pas le cas de la veuve du chocolatier. N’ayant rien à se reprocher, elle refusait de s’en donner les apparences. On ne pouvait lui en vouloir pour ça ! Livré à ses seules forces, Vidal-Pellicorne se mettait la cervelle à la torture pour trouver un moyen de passer quelques instants en tête à tête avec l’éventail de plumes et son coffret. Se sachant capable de faire aboutir ce projet, il commençait à envisager l’idée d’un cambriolage pur et simple avec les risques inhérents à l’absence d’aide extérieure et au fait qu’il faudrait opérer en pleine nuit dans la chambre même de la dame endormie quand, rentrant à l’hôtel pour se changer après un bridge où, distrait, il avait perdu tout ce qu’il voulait, on lui remit un billet. Il avait reçu un coup de téléphone de Mlle du Plan-Crépin avec le numéro d’appel correspondant. Qu’il se hâta de demander…

La disparition du jeune Faugier-Lassagne lui fit l’effet d’un révulsif. Depuis le départ d’Aldo, il s’était concentré sur le trésor supposé de la Villa Amanda, oubliant les gens de l’arrière-pays. Marie-Angéline le ramenait sans douceur à une réalité singulièrement plus inquiétante qu’il ne l’aurait imaginé.

— J’arrive, fit-il sobrement, assez content, au fond, d’échapper au dîner de gala sur les bords du lac Chiberta où il devait accompagner Louise Timmermans.

Naturellement il se devait en priorité de s’excuser auprès d’elle : à son immense regret, il lui fallait rejoindre d’urgence un ami qui venait d’être victime d’un accident à quelques kilomètres de Biarritz… Hélas ! Il n’eut même pas le temps de parfaire son mensonge :

— Mais vous ne pouvez pas m’infliger cela, cher ami ! Songez à l’importance de cette soirée que présideront le roi et la reine d’Espagne !

— Sans doute, et je vous prie de croire que, s’il ne s’agissait d’une circonstance exceptionnelle, je ne serais pas en train de vous demander de m’excuser… Vous avez de nombreux amis qui seront trop heureux de vous escorter et qui d’ailleurs doivent m’accuser de vous accaparer.

— Peut-être, mais je ne m’amuse jamais autant qu’avec vous, Adalbert !

— Pour une fois vous vous amuserez moins, ce n’est pas dramatique et nous rattraperons ce retard quand je serai rassuré…

— Écoutez, il me vient une idée ! Vous venez de dire que l’accident s’est produit à… quelques kilomètres ! Eh bien, ce n’est pas difficile ! Je passe vous prendre avec ma voiture, je vous accompagne là-bas où vous constatez que ce n’est pas si grave. Je suis persuadée que nous rentrerons à temps pour la fête. Elle ne commence pas avant dix heures du soir et il n’est que sept heures… C’est décidé : j’accours !

S’il y avait une chose qu’Adalbert détestait, c’étaient les gens envahissants. Celle-là, sous ses airs insouciants, aimables et compréhensifs, se révélait aussi « collante » que sa fille l’avait été avec Aldo. Grâce au Ciel, aucun mari jaloux ne risquait de venir compléter le tableau mais il était temps de tirer les freins.

— Je vous supplie de n’en rien faire ! dit-il sèchement. Je dois y aller et y aller seul ! Nous avons, il me semble, noué des liens suffisamment amicaux pour que vous compreniez sans qu’il me soit nécessaire d’insister !

— Mais enfin ? Justement, puisque nous sommes de grands amis… Et d’abord où est-ce ?

— Si vous voulez vraiment que nous restions amis, Louise, ne me posez plus de questions ! Je vous donnerai des nouvelles dès que je le pourrai. Je vous souhaite une excellente soirée et je vous baise les mains…

— Mais…

Il raccrocha avant d’en entendre davantage, prévint la réception qu’il s’absentait pour une durée indéterminée, se précipita dehors, sauta dans la voiture et démarra sur les chapeaux de roues. Il n’aurait plus manqué qu’elle vienne l’attendre afin de le suivre discrètement pour voir où il se rendait ! S’efforçant de sortir Mme Timmermans de son esprit, il se consacra à la route où la circulation était relativement dense, s’aperçut qu’un de ses phares ne fonctionnait pas et donna libre cours à sa mauvaise humeur, sacrant et jurant pendant dix bonnes minutes en mélangeant les voitures de location – jamais sa chère petite Amilcar qu’Aldo jugeait trop bruyante ne lui aurait joué ce tour ! –, les veuves de chocolatier envahissantes et les substituts de procureur incapables de se conduire convenablement. Finalement, il faisait nuit noire quand son phare solitaire lui révéla la grille de Saint-Adour…

Marie-Angéline l’attendait, le nez collé aux petits carreaux de la porte du vestibule, et, naturellement, se précipita à sa rencontre :

— Ce que je suis heureuse de vous voir ! s’exclama-t-elle. J’avais si peur que vous ne puissiez venir !

— Ça a tenu à un cheveu et j’ai eu un mal de chien à me débarrasser de dame Timmermans ! Elle tenait absolument à m’emmener dîner avec le roi d’Espagne !

— Vous êtes brouillés ?

— Pas vraiment mais elle n’est pas contente.

— Avez-vous au moins réussi à approcher le fameux éventail ?

— Même pas ! Tant que sa fille est hospitalisée, elle ne donne ni dîners ni réceptions et elle refuse de me recevoir seule sous prétexte qu’on pourrait jaser.

Ce qui fit pouffer la vieille fille :

— Vous ne devez pas savoir vous y prendre ! Je n’aurais pas cru…

— Laissons, voulez-vous ! Alors notre apprenti procureur a disparu ? Heureusement que je lui avais recommandé de se faire minuscule comme l’exigeait son rôle de chercheur de sites sacrés !

— Il a sans doute préféré celui d’amoureux bêlant. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, les Vauxbrun, à devenir idiots à la seule vue de cette Isabel ?

— Elle ressuscite le mythe de Circé, voilà tout ! Si vous me présentiez à présent ?

Marie-Angéline l’introduisit dans le salon où depuis des siècles les Saint-Adour attendaient l’heure du dîner. La vue de la chanoinesse, de sa robe noire, de son ruban et de ses perles impressionna mais il fut vite évident que le nouveau venu lui plaisait et que l’on regrettait de moins en moins la visite des cousines. La vie grâce à elles prenait un tour passionnant, auquel l’adjonction d’un égyptologue ajoutait une touche de mystère… follement captivant ! Mais, bien sûr, Prisca s’efforçait de cacher son plaisir en face de ce qui était un drame.

Terminées les politesses de la porte, on passa à table et ce fut au tour d’Adalbert d’être agréablement surpris. Il s’attendait à un repas marqué au coin d’une austérité conventuelle. Le saumon sauce verte et les ris de veau à la Mareschale suivis d’une tarte meringuée lui remontèrent le moral et lui apportèrent une détente équivalente à celle qu’il eût goûtée rue Alfred-de-Vigny. Durant le repas, Mme de Sommières s’attacha à faire briller le visiteur afin que Prisca pût l’apprécier à sa juste valeur. On parla d’Aldo pour regretter son absence et enfin il fallut bien en venir à ce qui avait motivé l’appel au secours de Marie-Angéline : où était passé François Faugier-Lassagne ?

— Étes-vous sûre que l’aubergiste vous a dit tout ce qu’elle savait ?

— Elle n’avait aucune raison de dissimuler quoi que ce soit. Vous auriez préféré que je la laisse prévenir les gendarmes ?

— Dans l’état actuel des choses, non ! Il aurait fallu donner trop d’explications. Évidemment, s’agissant d’un magistrat, cela les aurait peut-être stimulés, mais qu’auraient-ils fait ? Enquêter à travers le pays, interrogeant les habitants de chaque maison et sans résultat ? Les Basques sont les gens les plus méfiants de la terre quand ils voient surgir un képi, et on n’aurait rien appris, en admettant que quelqu’un se rappelle – ou veuille admettre ! – l’avoir vu dans les parages. Il a dû commettre une bêtise comme s’approcher de trop près du château. Peut-être même essayer d’y entrer, surtout s’il avait pu apercevoir l’objet de sa flamme. J’ai été stupide de l’amener ici !

— Pourquoi vous y êtes-vous risqué, dans ce cas ?

— Pour qu’il se tienne tranquille. Les instructions que je lui avais données étaient formelles : il devait jusqu’à nouvel ordre se contenter d’observer le plus discrètement possible Urgarrain et ses habitants, découvrir leurs habitudes, leurs sorties…

— Le malheur, dit Mme de Sommières, c’est qu’il n’y a rien à observer, nous ne faisons que cela depuis des jours et on ne voit personne, ni dans le jardin, ni derrière une fenêtre quand l’une d’elles s’ouvre. Personne n’entre, personne ne sort. Si les cheminées ne fumaient pas et si, de temps à autre, on ne remarquait une fenêtre ouverte, on pourrait penser que cette maison est déserte. Et la nuit, il ne brille aucune lumière. Ah, j’allais oublier ! Si on ne lâchait pas des coups de fusil à grenaille sur les imprudents qui se permettent de sonner à la grille…

— Pour le coup, cela relève de la gendarmerie ! Avez-vous tenté l’aventure ?

— Vous êtes gracieux, vous ! s’indigna Plan-Crépin. Si c’est à moi que vous faites allusion, je vous rappelle que je ne suis pas une inconnue pour eux, pas plus que notre marquise. Recevoir de la grenaille de plomb est presque aussi désagréable que des balles. Nous sommes confrontées à une véritable forteresse.

— Je n’en doute pas. Et si vous me montriez votre poste d’observation ?

On se leva de table et les dames réintégrèrent le salon où elles trouvèrent Honorine occupée à lire l’office du soir. En effet, elle ne participait aux repas que lorsqu’il n’y avait pas jeûne ou abstinence. De son côté, Marie-Angéline conduisit Adalbert dans la chambre de Mme de Sommières où la longue-vue de l’amiral arracha à celui-ci un sifflement admiratif :

— Vous êtes outillées, on dirait ?

— Oui, mais ça ne nous avance pas à grand-chose.

Pendant de longues minutes, Adalbert examina le château ennemi. La chance était avec lui car, pendant le dîner, un fort vent d’ouest s’était levé, balayant les nuages de pluie, nettoyant la nuit redevenue claire. Il ne put que vérifier ce qu’on lui avait dit : aucune lumière à aucune des fenêtres dont l’opacité annonçait des volets intérieurs. Aucun signe de vie. Même au-dessus des cheminées où ne se montrait aucune fumée…

— On jurerait que cette baraque est vide ! J’ai bien envie d’y aller voir !

— Maintenant ?

— Pourquoi pas ? Je laisserai la voiture dans le bosquet que l’on aperçoit sur la droite. Et les murs n’ont pas l’air tellement hauts.

— Alors je vais avec vous. Et inutile de perdre du temps à discuter ! Il vous faut quelqu’un pour faire le guet.

Adalbert connaissait suffisamment Plan-Crépin pour savoir qu’il se fatiguerait à discuter. Quelques minutes plus tard, équipée d’une des « tenues de campagne » de Prisca, un béret noir cachant ses cheveux, munie d’un fusil et sa vaste poche lestée d’une poignée de cartouches, elle prenait place dans la voiture en compagnie d’Adalbert.

La distance était courte entre Saint-Adour et le petit bois repéré par Adalbert. On y cacha l’automobile puis on se mit en marche. Plan-Crépin le fusil à l’épaule et Adalbert nanti d’un rouleau de corde, ils atteignirent rapidement le mur d’enceinte d’Urgarrain et entreprirent d’en faire le tour afin de s’assurer qu’il n’existait pas d’autre ouverture que la grille d’entrée. Mais il n’y en avait aucune. Pas même une porte dérobée qui n’eût guère opposé de difficultés aux doigts agiles de l’archéologue.

— On va être obligés d’escalader ! chuchota-t-il. Ce gros chêne dont les branches débordent me semble le moyen adéquat. Je vais vous hisser sur mes épaules et là-haut vous attacherez la corde à l’arbre, de façon qu’un bout retombe de chaque côté. Je… je commence à manquer d’entraînement.

La nuit cacha le sourire goguenard de Marie-Angéline qui se garda prudemment de demander de quand datait sa dernière escalade de pyramide.

— Bah, fit-elle, bonne fille, ça ne s’oublie pas si facilement !

— À condition de ne pas avoir de kilos en trop.

— Allons donc ! Vous êtes mince comme un saule !

— Et en plus elle se f… de moi !

Kilos ou pas, ils se retrouvèrent rapidement assis côte à côte sur le faîte du mur, heureusement dépourvu de ces horreurs du genre tessons de bouteilles ou griffes de fer dont les gens particulièrement méfiants ornent leurs clôtures. De ce perchoir, leurs yeux s’étant accoutumés à l’obscurité, ils eurent, au-delà d’un mince rideau d’arbres, une vue d’ensemble du château posé comme un défi au sommet d’une pente herbue, où celui qui s’aventurait devait être visible de n’importe quel endroit. Pas le moindre bosquet, pas le moindre buisson permettant une tentative d’approche à couvert.

— Aucun moyen d’avancer sans risquer d’être repéré, grogna Adalbert.

— De qui ? On jurerait qu’il n’y a pas un chat. Tout est bouclé, cadenassé sans doute. Quant aux ouvertures, à l’exception des étroites fenêtres des échauguettes, il n’y en a pas sur cette façade latérale. Elles sont toutes sur le devant ou l’arrière. Mais je pense qu’on doit pouvoir atteindre la maison en piquant droit sur ce flanc gauche. Ce serait bien le diable s’il y avait des yeux dans chacune de ces tourelles. Arrivés là, on peut en rasant les murs et en se baissant à l’endroit des fenêtres faire le tour afin d’examiner l’entrée – celle des cuisines j’imagine – qui ne peut manquer d’exister…

— Et une fois à destination, on fait quoi ? demanda Adalbert, sarcastique. On force la serrure, on entre et on dit « bonsoir la compagnie » ?

— Vous me décevez, Adalbert. Je vous croyais plus imaginatif. Dans le matériel de campagne que vous emportez généralement avec vous, y aurait-il un morceau de cire ?

— C’est vrai, j’en ai toujours un !

— Alors c’est le moment ou jamais de l’employer : on cherche l’entrée des cuisines, on prend une empreinte de la serrure… et on revient un soir prochain !

— Limpide ! On va essayer !

Il se laissa tomber du mur sans se servir de la corde, puis tendit les bras à sa compagne pour l’aider à descendre, mais elle venait à peine de toucher terre quand une sorte de ronflement se fit entendre et, aussitôt, deux énormes chiens noirs surgirent de derrière le château et se ruèrent vers les deux imprudents en aboyant furieusement.

— Grimpez ! ordonna Adalbert en saisissant Marie-Angéline par la taille pour qu’elle attrape la corde le plus haut possible.

Elle fit preuve d’une célérité remarquable et Adalbert la suivit. Il était plus que temps : les deux dogues étaient déjà sur eux et Vidal-Pellicorne laissa un morceau de son pantalon dans la gueule de l’un d’eux, mais en un clin d’œil ils furent de l’autre côté du mur en prenant soin de récupérer la corde. Sans s’attarder à regarder derrière eux, ils se précipitèrent dans le bois. Encore un instant et ils retrouvaient la petite route qu’ils dévalèrent, moteur éteint, freins desserrés jusqu’au village, hors de portée des regards des occupants d’Urgarrain. En dépit de la rapidité de leur fuite, ils avaient perçu les deux coups de fusil tirés dans leur direction.

— Une maison vide, hein ? ragea Marie-Angéline.

— Ce n’était qu’une impression… Et puis il n’est pas défendu de rêver !

Ils restèrent un long moment, assis dans la voiture, à écouter décroître les battements de leurs cœurs. Finalement, elle soupira :

— On ferait mieux de rentrer. Nos dames ont dû entendre les détonations et se font certainement du souci.

Pour seule réponse, Adalbert mit la voiture en marche et l’on revint à Saint-Adour. Comme prévu, on les attendait dans l’anxiété. Craignant que l’un d’eux ne fût blessé et que celui-là fût Vidal-Pellicorne, Prisca avait fait préparer une chambre :

— Vous n’allez pas rentrer cette nuit à Biarritz ! déclara-t-elle. Ainsi vous aurez la récompense de voir ce damné château au grand jour.

Fatigué, il accepta et l’on se retrouva dans la cuisine pour une tournée de vin chaud aux herbes de la montagne dont Honorine conservait jalousement le secret.

— C’est à la fois apaisant et réconfortant, annonça-t-elle.

— De toute façon c’est très bon ! apprécia Mme de Sommières, qui cependant ne buvait jamais que du champagne. Au fait, Adalbert, avez-vous eu des nouvelles d’Aldo depuis son départ ?

— Aucune. Et vous pas davantage à ce qu’il semble ?

— Aucune non plus mais il ne comptait pas en donner puisqu’il est rentré uniquement pour détourner de nous l’attention des bandits et que vous puissiez mener à bien votre projet. Avez-vous réussi à visiter la maison de la dame belge ?

— Eh non ! ragea-t-il. Voilà des jours que je la promène dans tous les restaurants élégants et j’attends encore son invitation. Qui n’est pas près de venir, à mon avis.

— Pourquoi ?

— Elle prétexte que la bienséance s’oppose à ce qu’elle reçoive un homme seul tant que sa fille est à la clinique. Et la délicieuse Agathe ne souhaite pas en sortir de sitôt afin d’être à l’abri des voies de fait du baron Waldhaus. Idem pour les réceptions. D’autre part, ne connaissant pas la configuration intérieure de la Villa Amanda, je me vois mal m’y introduire. Surtout sans protection extérieure, et Aldo est à Paris… Alors je tourne en rond !

— Adalbert, mon ami, vous êtes un âne ! affirma soudain Plan-Crépin après avoir siroté son vin jusqu’à la dernière goutte avec une évidente satisfaction.

— Oh, s’insurgea sa patronne. Vous perdez la tête, ma parole ? Comment osez-vous l’apostropher de la sorte ? Un peu de respect, que diable ! Ce n’est pas parce que vous venez de courir une aventure ensemble que vous pouvez vous permettre…

— Aurions-nous préféré que je lui dise qu’il s’engourdit dans le chocolat ? Que ses facultés ne sont plus ce qu’elles étaient ou qu’il vieillit ?

Trop suffoquée pour réagir, Mme de Sommières ne trouva rien à répondre. Quant à Adalbert, plus vexé que peiné, il répliqua :

— Eh bien, merci, Marie-Angéline ! Au moins me voilà fixé sur ce que vous pensez de moi !

Elle lui adressa un sourire bourré de malice.

— N’en croyez rien. Ce n’est vraiment pas ce que je pense de vous, à la seule exception que le divin chocolat Timmermans me paraît devenu le philtre magique d’une Yseut frisant la septantaine ! Je me demande si elle n’aurait pas dans l’idée de vous épouser ? D’où ce souci des convenances. Voyez Marie Tudor et Philippe II d’Espagne.

— Je n’ai rien d’un Habsbourg et elle n’est pas laide !

— Nous nous égarons ! coupa la marquise. Où voulez-vous en venir, Plan-Crépin ?

— Ne cherchez pas, marquise, Mlle du Plan-Crépin doit penser qu’elle serait plus habile que moi !

— Seule, non ! Mais à nous deux, oui. Cent fois oui ! affirma-t-elle avec aplomb. Pour le plan auquel je pense, j’ai seulement besoin de deux renseignements. D’abord, combien y a-t-il de domestiques à la Villa Amanda ?

— Trois. Un maître d’hôtel qui sert aussi de chauffeur, une cuisinière qui habite en ville et une femme de chambre. Et après ?

— Le jour de sortie de la femme de chambre. Vous voyez que ce n’est pas compliqué ? ajouta-t-elle avec un large sourire.

— Admettons ! Et alors ?

— Voilà ce que nous allons faire…

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