Agatha CHRISTIE

(15.09.1890 - 12.01.1976)


Le Crime de l'Orient-Express

Traduction : Louis Positif

Parce qu'une intrigue policière est un bon dérivatif et que ses contemporains, pris comme elle dans les remous de la guerre de 1914-1918, ont besoin de se changer les idées, une jeune Anglaises (à demi américaine par son père) s'amuse à écrire un roman policier en dehors de son service d'infirmière volontaire. Elle s'appelle Agatha Miller et vient d'épouser Archibald Christie. Elle est née en 1890 à Torquay, dans le Devon, où elle a reçu à domicile une éducation soignée, et elle écrit depuis longtemps poèmes, contes ou nouvelles.

Son premier roman, La Mystérieuse Affaire de Styles , ne trouve d'éditeur qu'en 1920. Son septième, Le Meurtre de Roger Ackroyd , classe en 1926 Agatha Christie parmi les grands du policier et son héros, le détective belge Hercule Poirot, parmi les vedette du genre - où le rejoindra la sagace Miss Marple. Le succès est dès lors assuré à tous ses ouvrages qui paraissent au rythme d'un ou deux par an.

Divorcée en 1928, Agatha Christie s'est remariée en 1930 avec l'archéologue Max Mallowan qu'elle accompagne en Syrie et en Irak dans ses campagnes de fouilles, comme elle le dit dans son autobiographie : Come, tell me how you live (Dites-moi comme vous vivez, 1946).

Sous le nom de Mary Westmacott, elle a publié plusieurs romans, dont Unfinished Portrait (Portrait inachevé, 1934), Absent in the Spring (Loin de vous ce printemps, 1944), The Rose and the Yew Tree (L'If et la Rose, 1948), A Daughter's a Daughter (Ainsi vous les filles, 1952), The Burden (Le Poids de l'amour, 1956). Enfin, elle a triomphé au théâtre dans Witness for Prosecution (Témoin à charge, 1953).

Agatha Christie est morte dans sa résidence de Wallingford, près d'Oxford (Angleterre), en janvier 1976. Elle est un des auteurs les plus lus dans le monde.


Les Faits


u □

Un voyageur de marque sur le

« Taurus-Express »

A cinq heures du matin, en gare d'Alep, stationnait le train désigné sous le nom pompeux de « Taurus-Express ». Il comprenait un wagon-restaurant, un sleeping-car et deux autres voitures.

Devant le marchepied du sleeping-car, un jeune lieutenant français, en uniforme élégant, couvert d'un épais manteau, conversait avec un petit homme emmitouflé jusqu'aux oreilles et dont on n'apercevait que le bout du nez rouge et deux forte moustaches relevées en croc.

Par ce froid glacial, accompagner au train un étranger d'importance n'offrait rien d'enviable, mais le lieutenant Dubosc s'acquittait de cette corvée avec une bonne grâce parfaite et prodiguait au voyageur des amabilités en un langage des plus châtiés. Le jeune officier ne savait pas au juste de quoi il s'agissait. De vagues rumeurs avaient circulé dans la garnison. Le général - son général -s'était montré pendant quelques jours d'humeur massacrante, jusqu'à l'arrivée de ce Belge qui, paraît-il, avait fait tout exprès pour cette occasion - quelle occasion !... - le voyage d'Angleterre en Syrie. Après une semaine écoulée dans une atmosphère des plus tendues, les événements s'étaient précipités : un officier avait démissionné, un personnage occupant des fonctions civiles avait été rappelé par son gouvernement. Puis les visages anxieux s'étaient rassérénés et certains règlements rigoureux s'étaient peu à peu relâchés ; enfin, le général - le général du lieutenant Dubosc - avait retrouvé sa bonne humeur.

Dubosc avait surpris quelques bribes de conversation entre son chef et l'étranger.

Mon cher, disait le vieux général d'une voix émue, vous avez éclairci une affaire pénible et évité de graves complications ! Comment vous remercier de votre empressement à répondre à mon appel ?

A quoi l'étranger (M. Hercule Poirot, pour l'appeler par son nom) avait fait une réponse adéquate où entrait cette phrase :

Je ne saurais oublier, mon général, qu'un jour vous m'avez sauvé la vie.

Le général, ne voulant pas être en reste de cordialité avec son interlocuteur, avait désavoué le mérite de ce lointain service. Après de nouvelles phrases imprécises où revenaient à tour de rôle les mots « France, Belgique, gloire, honneur » et autres vocables de la même famille, ils s'étaient donné l'accolade et s'étaient séparés.

En ce qui concernait le fond même de l'histoire, le lieutenant Dubosc demeurait dans une ignorance complète. La mission lui était échue d'accompagner M. Poirot au train et il s'en acquittait avec tout le zèle et le tact d'un jeune officier digne de la brillante carrière qui s'ouvrait devant lui.

C'est aujourd'hui dimanche, dit le lieutenant Dubosc. Demais soir, lundi, vous arriverez à Stamboul.

Ce n'était pas la première fois qu'il faisait cette observation. Les mêmes propos sur le quai des gares à l'heure du départ d'un train se répète souvent.

En effet, acquiesça M. Poirot.

Et vous avez l'intention d'y rester quelques jours ?

Oui. Ne connaissant pas Stamboul, je ne voudrais pas y passer sans m'arrêter. Rien ne me presse. Je visiterai la ville en touriste.

L'église Sainte-Sophie est une merveille, déclara le lieutenant Dubosc, qui ne l'avait jamais vue.

Une vent coupant balaya soudain le quai. Les deux hommes furent pris d'un frisson. Le lieutenant jeta un coup d'œil furtif à sa montre-bracelet. Cinq heures moins cinq... Encore cinq minutes !

S'imaginant que l'autre avait remarqué son geste, il se hâta de reprendre la conversation.

Peu de gens voyagent à cette époque de l'année, observa-t-il en levant les yeux vers les fenêtres du sleeping-car.

En effet.

Espérons que le « Taurus » ne sera pas bloqué par les neiges !

Cet accident arrive quelquefois ?

Oui, mais il ne s'est pas encore produit cette année.

Conservons toujours l'espoir, dit M. Poirot. Mais les renseignements atmosphériques venant d'Europe n'annoncent rien de bon.

On prévoir d'abondantes chutes de neige dans les Balkans.

Et de même en Allemagne.

Alors, s'empressa de poursuivre le lieutenant Dubosc, prévoyant une nouvelle pause dans la conversation, demain soir, à sept heures quarante, vous arriverez à Constantinople.

Oui.

Et M. Poirot ajouta :

L'église Sainte-Sophie est très belle, m'assure-t-on.

Il paraît qu'elle est magnifique.

Au-dessus de leurs têtes, le store d'un des compartiments du wagon-lit se releva et une jeune femme mit son visage à la vitre.

Mary Debenham n'avait guère dormi depuis son départ de Bagdad, le jeudi précédent, pas plus dans le train de Kirkuk que dans l'hôtel de Mossoul ou la nuit dernière dans le wagon. Aussi, lasse de demeurer immobile et les yeux ouverts dans la chaleur étouffante de son compartiment, elle s'était levée et regardait par la portière.

Alep. Rien de sensationnel à voir : quasi interminable, mal éclairé, d'où montaient des altercations bruyantes en arabe.

Sous la portière du compartiment de la jeune femme, deux hommes s'entretenaient en français, l'un d'eux un officier français, l'autre, un petit bonhomme à longues moustaches. Elle sourit en voyant ce dernier emmitouflé. Il devait faire très froid dehors, voilà pourquoi le train était surchauffé. Elle essaya d'abaisser la vitre, mais elle n'y parvint pas.

Le conducteur du wagon-lit s'approcha des deux hommes et leur annonça que le train allait partir. « Monsieur ferait bien de monter ». Le petit bonhomme souleva son chapeau. Malgré ses préoccupations, Mary Debenham ne put réprimer un sourire en voyant son crâne chauve. « Comment prendre au sérieux un personnage à l'aspect aussi ridicule ! » songea-t-elle.

Le lieutenant Dubosc débitait son discours d'adieu. Il le tenait tout prêt pour le servir à la dernière minute.

Pour ne point se laisser dépasser en éloquence, Poirot répondit dans le même style cérémonieux.

En voiture, monsieur ! insista le conducteur du wagon-lit.

Comme à regret, M. Poirot monta dans le train, et le conducteur après lui. M. Poirot agita la main et le lieutenant Dubosc répondit à ce salut. Le train, avec une formidable secousse, démarra.

Enfin !... murmura M. Hercule Poirot.

Brrr., fit le lieutenant Dubosc, constatant qu'il était gelé.

Voilà, monsieur.

D'un grand geste, le conducteur fit valoir aux yeux de Poirot le luxe de son compartiment et le superbe arrangement de ses bagages.

La petite valise de monsieur se trouve ici.

La main se tendait de façon discrète mais significative et Poirot y glissa un pourboire.

« Merci, Monsieur. »

Le conducteur prit un air affairé.

J'ai les billets de monsieur. Il me faudrait aussi le passeport, s'il vous plaît. Monsieur s'arrête à Stamboul ?

Oui. D'après ce que je vois, il n'y a pas beaucoup de voyageurs dans le sleeping ?

Non, monsieur. Seulement deux autres personnes : deux Anglais. Un colonel, retour des Indes et une jeune dame qui vient de Bagdad. Monsieur désire-t-il quelque chose ?

« Monsieur » demanda une petite bouteille d'eau minérale.

Cinq heures du matin en hiver est une heure vraiment détestable pour monter dans un train. Le jour ne paraît pas avant deux autres heures. Après une mission délicate conduite avec succès, et un sommeil écourté, Poirot, fatigué, se recroquevilla dans son coin et s'endormit.

Dès son réveil, vers neuf heures et demie, il se dirigea vers le wagon-restaurant pour avaler un café chaud.

A ce moment, il n'y avait dans le wagon-restaurant qu'une seule personne : de toute évidence, la jeune Anglaise annoncée par le conducteur. Grande, mince, brune, elle approchait de la trentaine. D'un air calme, elle prenait son déjeuner ; la manière dont elle commanda au garçon une seconde tasse de café dénotait l'usage du monde et l'habitude de voyager. Elle portait une toilette sombre et de tissu léger, qui convenait parfaitement, étant donné l'atmosphère suffocante des wagons.

M. Hercule Poirot, n'ayant rien de mieux à faire, s'amusa à la détailler, sans en laisser rien paraître.

Cette inconnue, estima-t-il, appartenait au genre de femmes qui savent se débrouiller partout et en toutes circonstances. Etait-elle jolie ? Il appréciait la régularité austère de ses traits et de pâleur délicate de son teint, ses cheveux noirs aux ondulations nettes et ses yeux gris au regard froid et impersonnel... Décidément, il lui trouvait l'air un peu trop grave pour la qualifier de « jolie femme ».

Bientôt, un autre personnage entra dans le wagon-restaurant, un homme de quarante à cinquante ans, de haute taille, au visage maigre, à la peau hâlée et aux tempes grisonnantes.

« Le colonel, retour des Indes », se dit Poirot à lui-même.

Le nouvel arrivant salua la jeune fille.

Bonjour, mademoiselle Debenham.

Bonjour, colonel Arbuthnot.

L'officier restait debout, une main posée sur le dossier de la chaise en face de la jeune fille.

Je ne vous dérange pas ?

Pas le moins du monde. Asseyez-vous.

On n'est pas toujours disposé à bavarder au petit déjeuner.

Non, mais tranquillisez-vous, je ne mords pas.

Le colonel s'assit.

Garçon ! appela-t-il d'une voix autoritaire.

Il commanda des œufs et du café.

Les yeux du colonel se posèrent un instant sur Hercule Poirot, puis se détournèrent, indifférentes. Poirot devina que l'Anglais songeait en lui-même : « Bah ! ce n'est qu'un simple étranger. »

Fidèles à leur tempérament, les deux Anglais se montrèrent peu loquaces. Ils échangèrent quelques brèves remarques et, au bout d'un moment, la jeune femme se leva et regagna son compartiment.

Au déjeuner, tous deux se retrouvèrent à la même table et feignirent d'ignorer la présence du troisième voyageur. Leur conversation fut cependant un peu plus animée. Le colonel parla de Punjah et posa à sa compagne plusieurs question sur Bagdad où elle avait occupé un poste de gouvernante. Au cours de la conversation, ils se découvrirent des amis communs et peu à peu devinrent plus familiers l'un envers l'autre. Le colonel s'informa si elle allait directement en Angleterre ou si elle comptait s'arrêter à Constantinople.

Non, je vais tout droit à Londres.

Quel dommage de ne pas visiter Stamboul en passant.

J'ai déjà fait le voyage il y a deux ans et j'ai passé trois jours à Stamboul.

En ce cas, je suis heureux que vous ne vous arrêtiez point, puisque moi aussi je continue tout droit.

Il esquissa un salut et rougit légèrement.

« Notre colonel est pincé, songea Poirot. Le train est aussi dangereux que le paquebot ! »

Miss Debenham, d'un ton calme, reconnut que le voyage semblerait en effet moins

long.

Hercule Poirot remarqua que le colonel accompagnait la jeune fille jusqu'à son compartiment. Un peu plus tard, le train passa devant la chaîne de montagne du Taurus. Debout dans le corridor, Miss Debenham et l'officier anglais contemplaient le paysage farouche et magnifique. Poirot qui se trouvait non loin d'eux, entendit la jeune fille soupirer :

Oh ! que c'est beau ! Je voudrais. je voudrais.

Quoi donc ?

Pouvoir regarder davantage ce spectacle !

Arbuthnot ne répondit pas. Son profil parut plus grave.

Je souhaiterais vous voir en dehors de tout cela ! murmura-t-il.

Chut ! Taisez-vous !

Ah ! oui, vous avez raison.

Il lança un coup d'œil du côté de Poirot, puis continua :

Si vous saviez à quel point je souffre de vous savoir dans cette situation de gouvernante à la merci des mères tyranniques et de leurs insupportables gamines !

Détrompez-vous ! dit-elle avec un petit rire nerveux. La gouvernante opprimée n'est plus qu'un mythe. Je vous assure que ce sont plutôt les parents qui me craignent.

Il y eut un silence. Peut-être Arbuthnot était-il confus de son indiscrétion.

« Ces deux-là m'ont l'air de jouer la comédie », si dit Poirot.

Plus tard, il devait se souvenir de cette réflexion.

Le train entra en gare de Konya vers onze heures et demie du soir. Les deux Anglais descendirent sur le quai pour se dégourdir les jambes.

M. Poirot se contenta d'abord d'observer à travers une fenêtre le va-et-vient de la station. Au bout d'une dizaine de minutes, il pensa qu'après tout un peu d'air frais lui ferait du bien. Il se livra à divers préparatifs : s'enveloppa de son manteau et de son cache-nez et enfonça ses souliers dans des caoutchoucs. Ainsi attifé, il posa le pied avec précaution sur l'asphalte couvert de neige et marcha jusqu'à ce qu'il eût dépassé la locomotive.

Un bruit de voix attira son attention vers deux formes indistinctes, debout dans l'ombre d'un wagon de marchandises. Arbuthnot parlait :

Mary.

La jeune fille l'interrompit.

Pas maintenant ! Pas maintenant ! Quand l'affaire sera finie. Tout à fait terminée. Alors.

Discrètement, Poirot s'éloigna, intrigué.

Il avait eu peine à reconnaître la voix habituellement calme et autoritaire de Miss Debenham. « Voilà qui est bien curieux », se dit-il.

Le lendemain, quand il revit les deux voyageur, il se demanda si ceux-ci s'étaient querellés. Ils se parlaient peu et la jeune fille, pâle et les yeux cernés, semblait très inquiète.

L'après-midi, à deux heures et demie, le train s'arrêta. Des têtes parurent aux portières. Un petit groupe d'homme assemblés le long de la ligne regardaient et se montraient des flammes sous le wagon-restaurant.

Poirot, penché à la portière, questionna le conducteur du wagon-lit qui accourait. L'homme lui ayant répondu, il retira sa tête et, en se retournant il entra en collision avec Mary Debenham debout derrière lui.

Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Pourquoi cet arrêt ?

Ce n'est rien, mademoiselle. Simplement quelque chose qui a pris feu sous le wagon-restaurant. Rien de grave. C'est déjà éteint et on procède à une légère réparation. Il n'y a aucun danger.

Elle fit un petit geste brusque comme pour chasser l'idée de danger, sans importance à ses yeux.

Oui, je comprends, mais le temps !

Le temps ?

Cet accident va nous occasionner du retard ?

C'est possible, mademoiselle.

Mais nous ne pouvons nous permettre ce luxe ! Ce train doit arriver à 6h55, et nous devons traverser le Bosphore pour attraper le Simplon-Orient-Express sur l'autre rive à 9 heures. S'il y a trop de retard, nous manquerons la correspondance.

C'est possible, mademoiselle, répéta Poirot.

Il s'aperçut que les lèvres de la jeune fille, ainsi que sa main appuyée sur la barre de la fenêtre, tremblaient un peu.

Est-ce donc si important, mademoiselle ? lui demanda-t-il.

Oui. Il faut absolument que j'attrape ce train.

Elle quitta Poirot pour rejoindre Arbuthnot à quelques pas plus loin dans le corridor.

Elle s'était inquiétée sans raison. Dix minutes plus tard, le train reprenait sa marche. A haydar-pasa, il n'avait déjà plus que cinq minutes de retard.

Le Bosphore était houleux et M. Poirot goûta fort peu la traversée. Sur le bateau, il fut séparé de ses compagnons de voyage.

Arrivée au pont de Galata, il se fit conduire à l'hôtel Tokatlian.


L'Hôtel Tokatlian

A l'hôtel Tokatlian, Hercule Poirot demanda une chambre avec salle de bains. Ensuite, au bureau du concierge, il s'informa s'il était arrivé de la correspondance à son nom.

Trois lettres étaient venues pour lui, ainsi qu'un câble. A la vue de cette dépêche qu'il n'attendait pas, il leva les sourcils.

Il l'ouvrit sans se presser, comme à l'ordinaire, et lut :

Affaire Kassner progresse suivant vos prévisions.

Prière revenir immédiatement.

Voilà qui est assommant ! murmura Poirot en jetant un coup d'œil sur la pendule.

Je dois m'en aller dès ce soir, dit-il au concierge. A quelle heure part le Simplon- Orient-Express ?

A neuf heures, monsieur.

Pouvez-vous me retenir une place de wagon-lit ?

Certainement, monsieur. Rien de plus facile à cette époque de l'année. Les trains roulent à moitié vides. En première ou en seconde ?

En première.

Très bien, monsieur. Pour quel endroit ?

Pour Londres.

Bien, monsieur. Je vais vous prendre un billet pour Londres et vous retenir un sleeping dans la voiture Stamboul-Calais.

De nouveau, Poirot consulta la pendule.

Huit heures moins dix. Ai-je le temps de dîner ?

Mais oui, monsieur.

Le petit Belge traversa le vestibule pour se rendre au restaurant.

Comme il commandait son repas au garçon, il sentit une main se poser sur son épaule.

Ah ! mon vieux ! Quelle heureuse rencontre ! disait une voix derrière lui.

Poirot se retourna et vit un homme trapu, d'âge moyen, qui lui souriait gaiment.

Tiens ! Monsieur Bouc !

Monsieur Poirot !

Belge lui aussi, M. Bouc était un des directeurs de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et ses relations avec l'as de la police belge remontaient à plusieurs années.

Vous voyagez loin du pays, mon cher ami ?

Peuh... une petite affaire en Syrie.

Ah ! Et quand repartez-vous ?

Ce soir même !

A la bonne heure ! Moi aussi je pars ce soir !... Je vais jusqu'à Lausanne. Vous prenez sans doute le Simplon-Orient-Express ?

Oui. Je viens de faire retenir ma couchette. Je pensais demeurer ici quelques jours, mais je reçois à l'instant un câble me rappelant à Londres de toute urgence.

Ah ! soupira M. Bouc. Les affaires. les affaires. Vous voilà au sommet de la gloire, à présent !

Ma foi, j'ai remporté quelques petits succès, prononça Hercule Poirot, essayant vainement de paraître modeste.

Bouc esquissa un sourire.

Nous nous retrouverons tout à l'heure, lui dit-il.

Hercule Poirot mit toute son application à ne point mouiller ses moustaches dans le potage.

Ayant réussi ce tour de force, il promena son regard autour de lui en attendant le service suivant. Il n'y avait qu'une demi-douzaine de personnes dan la salle, et parmi elles deux hommes seulement éveillèrent l'attention d'Hercule Poirot.

Ces deux hommes étaient assis à une table voisine de la sienne. Le plus jeune, de toute évidence un Américain, était un charmant garçon d'une trentaine d'années. Ce n'était pas lui, mais plutôt son compagnon qui suscitait l'intérêt du petit détective.

Il paraissait âgé de soixante à soixante-cinq ans, et, à distance, offrait l'aspect bienveillant d'un philanthrope. Sa légère calvitie, son front proéminent, son sourire (qui découvrait un râtelier de dents fausses, éclatantes de blancheur), tout en lui laissait supposer un homme foncièrement bon ? Seuls les petits yeux rusés démentaient ce jugement. En outre, lorsque le personnage, parlant à son jeune compagnon, lança un coup d'œil autour de la salle, son regard se posa un instant sur Poirot, un regard étrangement dur.

Il se leva.

Réglez la note, Hector, je vous prie, dit-il d'un ton un peu rauque.

Quand Poirot rejoignit M. Bouc dans le vestibule, les deux autres quittaient l'hôtel. On apportait les bagages sous l'œil vigilant du jeune homme. Bientôt celui-ci ouvrit la porte vitrée et annonça :

Tout est prêt, monsieur Ratchett.

Le vieillard acquiesça d'un grognement et sortit.

Eh bien ? demanda Poirot. Que pensez-vous de ces deux-là ?

Deux Américains, dit M. Bouc.

Cela saute aux yeux. Je veux parler de leur aspect.

Le jeune homme me paraît agréable.

Et le vieux ?

A vrai dire, mon cher, il ne me plaît pas du tout. Il m'a produit une fâcheuse impression. Et à vous ?

Hercule Poirot répondit au bout d'un instant :

Quand il a passé devant ma table, au restaurant, il m'a semblé qu'un animal sauvage. une brute féroce, venait de me frôler.

Ce respectable gentleman américain ?

Oui, ce respectable gentleman américain.

Peut-être avez-vous raison, acquiesça M. Bouc. Il y a tant de mauvaises gens sur

terre !

A ce moment, la porte s'ouvrit et le concierge s'avança vers eux, l'air ennuyé.

Je n'y comprends rien, monsieur, dit-il à Poirot, mais il n'y a plus un wagon-lit de première classe de libre dans le train.

Comment ! s'exclama M. Bouc. A cette époque de l'année ? Il s'agit sans doute d'un groupe de journalistes ou de politiciens.

Je ne sais pas, lui expliqua le concierge, se tournant respectueusement vers lui, mais voilà ce qu'on m'a répondu.

Bien, bien, dit M. Bouc à Poirot. Nous allons régler cette question. Il y a toujours un wagon-lit de libre. le n°16. Le conducteur le réserve jusqu'à la dernière minute.

Il jeta un coup d'œil à la pendule.

Venez, il est temps.

A la gare, M. Bouc fut accueilli avec un respectueux empressement par le conducteur du wagon-lit, en uniforme marron.

Bonsoir, monsieur. Vous avez le compartiment numéro 1.

- Calais

- Trieste

Constantinople

Il appela les porteurs qui enlevèrent leurs bagages et les amenèrent devant la voiture, où une plaque métallique annonçait l'itinéraire :

Il paraît que c'est complet ?

C'est incroyable, monsieur ! On jurerait, ma parole, que tout le monde s'est donné rendez-vous pour voyager cette nuit.

Il faudra tout de même trouver une place pour ce monsieur qui est un ami à moi. Donnez-lui le numéro 16.

C'est pris, monsieur.

Comment ? Le numéro 16 ?

L'employé, un homme grand, au teint blême et d'âge moyen, eut un mouvement d'épaule et dit à son chef :

Oui, monsieur. Comme je vous l'ai dit, c'est complet. partout.

Que se passe-t-il donc ? demanda M. Bouc. Tient-on une conférence quelque

part ?

Non, monsieur. C'est par hasard que tous ces gens voyagent cette nuit même.

M. Bouc fut très ennuyé de ce contretemps.

A Belgrade, remarqua-t-il, on attelle la voiture venant d'Athènes et à Vincovci celle de Bucarest. Mais nous n'atteindrons Belgrade que demain soir. Que faire pour cette nuit ? N'y a-t-il pas de couchettes libres en seconde classe ?

Si, monsieur, il m'en reste une.

Eh bien.

Mais une femme occupe déjà le compartiment. la femme de chambre d'une des voyageuses.

C'est bien fâcheux, déclara M. Bouc.

Ne vous tracassez pas davantage, mon ami, dit Poirot. Je m'accommoderai aux circonstances.

Pas du tout, pas du tout !

M. Bouc se tourna vers le conducteur :

Tout le monde est-il arrivé ?

Ma foi, un voyageur manque à l'appel.

Il parlait lentement, avec hésitation.

Allons ! dites vite !

La couchette numéro 7, seconde classe. Le monsieur n'est pas là et le train part dans quelques minutes.

Qui est-ce, ce monsieur ?

Un Anglais (L'employé consulta la liste). Mr Harris.

C'est de bon augure, déclara Poirot. J'ai lu Dickens. Mr Harris ne viendra pas.

Portez les bagages de monsieur au numéro 7. Si Mr Harris se présente, nous lui dirons que la place était déjà louée et nous réglerons la difficulté de façon ou d'autre. Tant pis pour Mr Harris !

Comme vous voudrez, monsieur, acquiesça le conducteur.

Puis, s'adressant au porteur, il lui indiqua où mettre les bagages de M. Poirot. Il se recula pour permettre à Poirot de monter dans le train.

Au bout de la voiture, monsieur, lui dit-il, l'avant-dernier compartiment.

Poirot avança tant bien que mal le long du couloir, car tous les voyageurs étaient sortis de leurs compartiments.

Avec la régularité d'un mouvement d'horlogerie, il débitait poliment des « pardon, pardon. » et enfin atteignit le compartiment désigné. A l'intérieur, les bras tendus vers une valise, se trouvait le jeune Américain de l'hôtel Tokatlian.

Il fronça les sourcils à la vue de Poirot.

Excusez-moi, mais vous devez vous tromper. Il y a sans doute erreur, dit-il en un français médiocre.

Poirot lui demanda en anglais :

Vous êtes Mr Harris ?

Non, je m'appelle MacQueen. Je.

A cet instant, le contrôleur du wagon-lit annonça d'une voix timide, par-dessus l'épaule de M. Poirot :

Il ne reste pas d'autre couchette libre dans tout le train, monsieur. Je suis obligé de donner celle-ci à monsieur.

Puis il rangea les bagages de Poirot.

Avec quelque amusement, Poirot avait remarqué le ton obséquieux du conducteur. Sans doute avait-il reçu un fort pourboire pour ne point placer un second voyageur dans le compartiment. Mais les pourboires les plus mirifiques perdent leur efficacité quand un directeur de la Compagnie voyage dans le train et donne des ordres.

Le conducteur sortit du compartiment après avoir déposé les valises sur le porte- bagages.

Voilà, monsieur. Tout est rangé, annonça-t-il. Vous avez la couchette du haut, le numéro 7. Nous partons dans une minute.

Il s'éloigna dans le couloir et Poirot pénétra dans le compartiment.

Un oiseau rare ! déclara-t-il gaiement. Un conducteur des wagons-lits qui range vos bagages. cela ne s'est jamais vu !

Son compagnon sourit. Revenu probablement de sa déception, il jugeait préférable de se montrer philosophe.

Le train est bondé, remarqua-t-il.

Le sifflet retentit, la locomotive poussa un long cri mélancolique, et les deux hommes sortent dans le couloir.

Sur le quai, une voix se fit entendre :

En voiture !

Nous partons, dit MacQueen.

Le train ne démarrait pas encore. Le sifflet déchira l'air une seconde fois.

Monsieur, dit soudain le jeune homme, si vous préférez la couchette inférieure, ne vous gênez pas, prenez-la.

« Ce jeune homme est vraiment sympathique », se dit Poirot.

Non, non, protesta-t-il. Je ne voudrais pas vous en priver.

Cela m'est tout à fait égal.

Vous êtes vraiment trop aimable. Mais ce ne serait que pour une nuit. A Belgrade.

Ah ! vous descendez à Belgrade ?

Pas précisément. Voici.

Une secousse. Les deux hommes se tournèrent vers la vitre. Ils virent le long quai éclairé glisser sous leurs yeux.

L'Orient-Express commençait son voyage de trois jours à travers l'Europe.

Poirot refuse une affaire

Levé de bon matin, M. Hercule Poirot avait déjeuné à peu près seul au wagon- restaurant et passé la matinée à compulser ses notes sur l'affaire qui le rappelait d'urgence à Londres. Il avait à peine vu son compagnon de voyage.

Comme il arrivait légèrement en retard pour le lunch au wagon-restaurant, M. Bouc, qui l'attendait, déjà attablé, l'accueillit avec force gestes et le pria de s'asseoir à la place inoccupée en face de lui.

Poirot s'installa et constata avec plaisir que leur table était servie la première et que la chère était excellente.

Lorsqu'on en fut au délicieux fromage à la crème, M. Bouc détourna ses pensées des choses de la table. Il arrivait à ce moment du repas où l'on devient philosophe.

Ah ! soupira-t-il. Que n'ai-je la plume de Balzac pour décrire cette scène !

Ca, c'est une idée, dit Poirot encourageant.

Vous trouvez ? Je crois que personne n'y a encore songé. Et pourtant. il y a là matière à un roman, mon cher. Voici réunis des gens de toutes classes, de toutes nationalités et de tous âges. Pendant trois jours, ces personnes, étrangères les unes aux autres, vont dormir et manger sous le même toit. Elles mèneront une vie commune, et au bout de ces trois jours, elles se sépareront pour ne se revoir peut-être jamais.

A moins qu'une catastrophe.

Ah ! non, mon ami.

Evidemment, de votre point de vue, ce serait regrettable. Mais supposons un instant qu'un accident se produise. En ce cas, tout ce monde se trouvera uni. dans la mort.

Encore un doigt de vin, dit M. Bouc. Vous êtes sinistre, mon cher. C'est, sans doute, l'effet de la digestion.

J'avoue qu'en Syrie la nourriture ne convenait guère à mon estomac.

Il but lentement une gorgée de vin. Puis, se rejetant en arrière, il fit des yeux le tour du wagon. Il compta dix-sept convives, de toutes classes et de toutes nationalités, ainsi que l'avait annoncé M. Bouc. Il se mit à les observer.

A la table en face de la leur étaient assis trois hommes qui voyageaient seuls et avaient été placés là suivant le flair infaillible du maître d'hôtel : un gros Italien bronzé qui se curait les dents avec satisfaction ; vis-à-vis de lui, un Anglais réservé et correct, aux traits impassibles et dédaigneux du serviteur britannique bien stylé, et, près de celui-ci, un Américain de forte carrure, vêtu d'un complet de ton criard. probablement un représentant de commerce.

Il faut en jeter plein la vue ! disait ce dernier d'une voix nasillarde.

L'Italien retira son cure-dent de sa bouche et le brandit en déclarant :

Pour sûr ! C'est bien ce que j'ai toujours dit !

L'Anglais regarda par la fenêtre et toussota.

Poirot dirigea ensuite son regard vers une petite table occupée par une vieille femme, très laide, mais d'une laideur distinguée, plutôt fascinante que repoussante. Cette femme se tenait très droite. Elle portait un collier de grosses perles qui, si peu croyable que cela paraisse, étaient vraies. De ses mains chargées de bagues, elle rejeta sur ses épaules le col de son manteau de zibeline. La petite toque noire très coûteuse posée sur le côté de sa tête ne seyait guère à sa figure jaune de crapaud.

En ce moment, cette vieille dame parlait au maître d'hôtel d'un ton poli, mais hautain :

Vous aurez la complaisance de porter dans mon compartiment une bouteille d'eau minérale et un verre d'orangeade. Veillez à ce que j'aie du poulet froid ce soir à dîner.

Respectueux, le maître d'hôtel lui répondit qu'elle pouvait y compter.

Elle inclina la tête et se leva. Son regard croisa celui de Poirot, et elle se détourna avec l'indifférence d'une grande dame.

C'est la princesse Dragomiroff, expliqua M. Bouc à voix basse. Une Russe. Son mari avait placé tout son argent à l'étranger avant la révolution et elle est extrêmement riche.

Poirot avait déjà entendu parler de cette personnalité cosmopolite.

Laide comme les sept péchés capitaux, ajouta M. Bouc, mais vous avouerez qu'elle a de l'allure.

A une autre table, Mary Debenham était assise, ainsi que deux autres femmes. L'une d'elles ; de trente-cinq à quarante ans et très grande, portait un corsage écossais et une jupe de tweed. Son épaisse chevelure, d'un jaune fade, formait un chignon plat et disgracieux. Une paire de lunettes ornait son profil de mouton aux traits doux et bienveillants. Elle écoutait avec attention les propos d'une femme d'âge mûr, au visage agréable et aux formes replètes, qui parlait d'une voix lente et monotone et semblait ne devoir jamais s'arrêter, même pour reprendre haleine.

. Alors ma fille disait : « Inutile de songer à appliquer les méthodes américaines dans ce pays. ici, les gens sont indolents par nature et manquent totalement d'énergie ». Cependant, vous seriez étonnée des résultats obtenus par notre collège, dont le personnel est composé de professeurs compétents. Pour moi, il n'y a rien au-dessus de l'instruction. Ma fille disait.

Comme le train plongeait dans un tunnel, la voix se perdit.

A la petite table suivante, le colonel Arbuthnot déjeunait. solitaire, le regard rivé sur la nuque de Mary Debenham. Ils n'étaient pas assis à la même table, alors que cela paraissait si facile. Pourquoi ?

Sans doute Mary Debenham avait-elle hésité, par prudence. Une gouvernante ne doit pas se compromettre.

Poirot continua son étude. De l'autre côté du wagon, appuyée à la cloison, il remarqua une femme vêtue de noir, à la figure large et dénuée d'expression. Une Allemande ou une Scandinave, songea Poirot. probablement une femme de chambre.

Ensuite venait un couple : penchés l'un vers l'autre, les deux jeunes gens conversaient avec animation. L'homme portait un costume de cheviotte venu directement de Londres, mais il n'était pas Anglais ; la forme de sa tête et de ses épaules suffit pour renseigner Poirot sur ce point. Soudain il se tourna et Poirot put l'observer de profil. C'était un très bel homme, d'une trentaine d'années, aux fines moustaches blondes.

La jeune femme assise en face de lui devait compter vingt ans. Vêtue d'un élégant tailleur noir sur une blouse de satin blanc, un minuscule chapeau noir incliné sur le côté de la tête suivant la dernière mode, elle avait la peau très blanche, de grands yeux sombres et des cheveux d'un noir de jais. Elle fumait une cigarette au bout d'un long tube d'ambre ; sur sa main soignée aux ongles rouges, Poirot distingua une énorme émeraude montée sur platine. Il y avait beaucoup de coquetterie dans sa voix et dans son regard.

Elle est jolie. et elle a du chic ! murmura Poirot. Sans doute le mari et la femme ?

Oui. Lui, appartient à l'ambassade de Hongrie, je crois. Un couple bien assorti.

Il ne restait que deux autres convives : le compagnon de voyage de Poirot, MacQueen, et son patron, Mr Ratchett. Pour la seconde fois, Poirot scruta le visage peu engageant du vieillard, compara la fausse bienveillance du reste de la face avec la cruauté des yeux petits et enfoncés.

M. Bouc dut s'apercevoir d'un changement dans l'expression de son ami, car il lui demanda.

Vous regardez votre animal sauvage ?

Oui, répondit Poirot.

Comme on apportait le café à Poirot, M. Bouc se leva. Il avait commencé à déjeuner avant son ami et avait fini depuis un moment.

Je retourne dans mon compartiment, lui dit-il. Venez m'y rejoindre. Nous bavarderons un peu.

Avec plaisir.

Poirot dégusta son café et commanda un petit verre de liqueur. Le maître d'hôtel passait d'une table à l'autre sa caisse portative pour recueillir le montant des additions. La voix de la forte dame américaine se fit entendre :

Ma fille me disait : « Prends un carnet de tickets de repas et tu seras tranquille ». Mais elle n'y connaît rien. Il faut donner dix pour cent de pourboire, et puis. leur eau minérale a un drôle de goût. On ne peut se procurer ni eau d'Evian ni eau de Vichy, c'est très désagréable.

Ils doivent. comment dirais-je. servir l'eau du pays, expliqua la dame au profil de mouton.

Je trouve cette pratique stupide, déclara l'Américaine en regardant d'un air dégoûté le tas de menue monnaie posée sur la table devant elle. Voyez ce que le garçon m'a rendu. des dinars ! A quoi cela ressemble-t-il ? Ma fille me disait.

Mary Debenham recula sa chaisse et s'en alla en adressant un léger salut aux deux autres dames. Le colonel Arbuthnot se leva et la suivit. Ramassant la monnaie dédaignée, l'Américaine sortit et, après elle, la dame au masque ovin. Le couple hongrois avait déjà quitté le wagon-restaurant, et il n'y restait plus que Poirot, Ratchett et MacQueen.

Ratchett glissa un mot à son compagnon, qui se leva et sortit. Ensuite lui-même se leva, mais, au lieu de suivre MacQueen, il vint s'asseoir à la table de Poirot.

Voulez-vous avoir l'obligeance de me donner du feu ? lui demanda-t-il d'une voix douce, un peu nasillarde. Je me nomme Ratchett.

Poirot s'inclina, plongea sa main dans sa poche et tendit à l'autre une boîte d'allumettes.

Ai-je bien le plaisir de parler à M. Hercule Poirot ?

De nouveau, Poirot s'inclina.

-On ne vous a pas trompé, monsieur. Je suis Hercule Poirot.

Avant de poursuivre, Ratchett observa longuement le détective.

Chez nous, dit-il enfin, on va droit au but, Monsieur Poirot, je voudrais que vous travailliez pour mon compte.

Hercule Poirot leva légèrement les sourcils.

Monsieur, pour le moment ma clientèle est limitée. Je ne m'occupe que d'un très petit nombre d'affaires criminelles.

Je le comprends, monsieur Poirot, mais vous n'y perdrez pas, je vous le promets, dit l'autre d'une voix persuasive.

Hercule Poirot, après une minute ou deux de réflexion, lui demanda :

Eh bien, que désirez-vous de moi, monsieur. euh.. Ratchett ?

Voici, Monsieur Poirot, je suis riche. fabuleusement riche, et tous les gens dans ma situation sont assiégés d'ennemis. J'en ai un.

Un seul ?

Pourquoi cette question ?

Monsieur, quand on se trouve dans une situation qui, selon vos dire, vous crée des ennemis, généralement ceux-ci ne se réduisent pas à un seul.

Cette réponse parut soulager Ratchett. Il se hâta de poursuivre :

Evidemment, je saisis votre point de vue. Mais un ennemi. ou plusieurs. c'est pareil ! Ce qui compte avant tout, c'est ma sécurité.

Votre sécurité ?

Oui. Ma vie a été menacée, monsieur Poirot. Je suis capable de me défendre.

De la poche de son veston, sa main sortit, une seconde, un petit revolver.

On ne m'aura pas facilement. Néanmoins, on ne s'entoure jamais de trop de précautions, et vous êtes l'homme qu'il me faut, monsieur Poirot. Comme je vous l'ai déjà laissé entendre, je vous rétribuerai généreusement.

Quelques secondes durant, Poirot garda un mutisme et une impassibilité absolus. Son interlocuteur n'aurait pu deviner ce qui se passait dans son esprit.

Je regrette infiniment, monsieur, de ne pouvoir vous obliger.

L'autre le dévisagea un instant.

Fixez-moi votre prix.

Poirot secoua la tête.

Vous semblez ne pas comprendre, monsieur. J'ai admirablement réussi dans ma carrière et je possède de quoi satisfaire mes besoins et mes caprices. Je me charge seulement des affaires. que j'estime intéressantes.

Vous vous montrez difficile. Vingt-mille dollars vous tenteraient ?

Pas le moins du monde.

Si vous espérez davantage de moi par vos réticences, vous perdez votre temps. Je connais la valeur des choses.

Moi aussi. monsieur Ratchett.

Eh bien alors. qu'est-ce qui vous déplaît dans ma proposition ?

Poirot se leva.

Puisque vous insistez, permettez-moi de vous dire que. votre tête ne me revient pas, monsieur Ratchett.

Sur ce, il quitta le wagon-restaurant.


Un cri dans la nuit

Le Simplon-Orient-Express arriva en gare de Belgrade à neuf heures moins le quart du soir. Il ne devait repartir qu'à neuf heures et quart ; aussi Poirot descendit-il sur le quai. Mais il n'y resta pas longtemps. Il faisait très froid et une neige épaisse tombait au-delà du quai couvert.

Poirot regagna donc son compartiment. Le conducteur, qui se réchauffait sur le quai en battant la semelle, lui annonça :

Monsieur, vos valises ont été transportées dans le compartiment numéro1, le compartiment de M. Bouc.

Où est donc allé M. Bouc ?

Dans la voiture venant d'Athènes qu'on vient d'atteler à notre train.

Poirot se mit à la recherche de son ami. M. Bouc ne voulu pas entendre ses protestations.

Ce n'est rien ! Ce n'est rien ! Puisque vous vous rendez directement en Angleterre, mieux vaut que vous restiez dans la voiture de Calais. Quant à moi, je me trouve très bien ici. Sauf un petit médecin grec et moi, cette voiture est vide. Ah ! mon ami, quelle nuit nous allons passer ! Voilà des années qu'on n'a vu tomber tant de neige. Espérons que nous ne serons pas bloqués. Je vous assure que cette perspective ne me réjouit pas.

A 9h15 précises, le train démarra. Peu après, Poirot souhaita une bonne nuit à son compatriote et suivit le long couloir pour revenir en avant, dans sa propre voiture, près du wagon-restaurant.

Déjà, les barrières se brisaient entre les voyageurs ; le colonel Arbuthnot, debot devant son compartiment, causait avec MacQueen.

MacQueen s'arrêta net de parler en voyant Poirot. Il parut très surpris.

Tiens ? je croyais que vous nous aviez quittés. N'aviez-vous pas dit que vous descendiez à Belgrade ?

Vous ne m'avez pas compris, répondit Poirot en souriant.

On en enlevé vos bagages. ils ont disparu.

Mais non ! On les a simplement transportés dans un autre compartiment.

Ah ! bon !

MacQueen reprit son entretien avec Arbuthnot, et Poirot s'éloigna.

Avant d'arriver à son compartiment, il vit la vieille Américaine, Mrs Hubbard, en conversation avec la dame au profil de mouton, une Suédoise. Mrs Hubbard la pressait d'accepter un magazine.

Prenez-le, je vous en prie, j'ai un tas d'autres revus à lire. Mon Dieu ! quelle affreuse température !

Elle adressa un petit salut aimable à Poirot.

Je vous remercie infiniment, dit la Suédoise.

Dormez bien et votre migraine disparaîtra. Demain vous n'y penserez plus.

Ce n'est que le froid. Je vais me préparer une tasse de thé bien chaud.

Voulez-vous de l'aspirine ? Ah ! vous en avez. Alors, bonne nuit !

Comme son interlocutrice s'éloignait, Mrs Hubbard, encline à bavarder, se tourna vers Poirot et lui dit :

C'est une Suédoise. une sorte de missionnaire. une institutrice, à l'entendre parler. Elle est très sympathique, mais elle s'exprime très mal en anglais. Ce que je lui ai raconté au sujet de ma fille l'a beaucoup intéressée.

Bientôt Poirot, et tous ceux qui comprenaient l'anglais dans le train, connurent la fille de Mrs Hubbard. La fille et le gendre de Mrs Hubbard étaient professeurs au grand collège américain de Smyrne. Mrs Hubbard venait d'accomplir son premier voyage en Orient et racontait à qui voulait l'entendre ce qu'elle pensait des Turcs, de leur indolence et de l'état de leurs routes.

La porte du plus proche compartiment s'ouvrit, et le domestique anglais en sortit. A l'intérieur, Poirot aperçut Mr Ratchett assis sur sa couchette. A la vue de Poirot, le millionnaire changea d'expression et son visage se crispa de colère. Puis la porte se referma.

Mrs Hubbard attira Poirot un peu à l'écart.

Cet homme me fait une peur bleue. Pas le valet de chambre. l'autre, son maître. Il y a quelque chose de faux dans son regard. Ma fille dit toujours que mon intuition ne me trompe jamais sur les gens. Et mon opinion est faite sur cet individu. L'idée qu'il occupe le compartiment contigu au mien n'est pas rassurante du tout. La nuit dernière, j'ai entassé mes valises contre la porte de communication. Il m'a semblé entendre bouger la poignée. Je ne serais nullement surprise d'apprendre que c'est un bandit, un de ces dévaliseurs de trains dont on parle tant. Je sais bien que c'est stupide ce que je dis là, mais qu'y faire ? Cet homme m'effraie, voilà tout. Ma fille me disait que le voyage serait agréable. Eh bien non !... je tremble de me sentir en pareil voisinage. Le pire peut arriver. Comment ce charmant jeune homme peut-il être le secrétaire de ce sinistre individu ? Je me le demande.

Le colonel Arbuthnot et MacQueen arrivaient dans leur direction.

Venez dans mon compartiment, disait MacQueen au colonel. Je voudrais connaitre votre politique dans les Indes, en ce qui concerne.

Les deux hommes passèrent dans le couloir et se rendirent au compartiment de MacQueen.

Mrs Hubbard souhaita une bonne nuit à Poirot.

Je vais me mettre tout de suite au lit et je lirai, lui dit-elle. Bonne nuit !

Bonne nuit, madame.

Poirot rentra dans son propre compartiment contigu aussi à celui de Ratchett. Il se déshabilla, se coucha et lut pendant une demi-heure environ avant d'éteindre la lumière.

Quelques heures plus tard, il se réveilla en sursaut. Une soude exclamation, presque un cri, tout proche, l'avait arraché au sommeil et au même instant une sonnerie retentit.

Poirot, réveillé, se dressa sur son séant et tourna le bouton du commutateur. Le train était arrêté. sans doute se trouvait-on dans une gare.

Poirot se souvint alors, que Ratchett occupait le compartiment voisin du sien. Il se leva et ouvrit la porte. A l'instant même, le conducteur du wagon-lit arrivait en toute hâte et frappait à la porte de Ratchett. Poirot laissa sa porte légèrement entrouverte, et se tint aux aguets. Le conducteur frappa une seconde fois. Au même instant retentissait un nouveau coup de sonnette et à un autre porte plus loin apparut une lumière rouge, indiquant qu'un voyageur avait appelé.

Du compartiment le plus proche de celui de Poirot, une voix s'éleva et prononça en un français très correct :

Ce n'est rien, je me suis trompé.

Bien, monsieur.

Le conducteur se dirigea en toute hâte vers la porte où apparaissait la lumière rouge.

Poirot, l'esprit soulagé, retourna au lit et éteignit sa lampe, non sans avoir jeté un coup d'œil à sa montre. Il était exactement une heure moins vingt-trois.

Le crime

Il ne put se rendormir. Tout d'abord, il lui manquait le mouvement berceur du train. Cette gare paraissait étrangement paisible et, par contraste, les bruits intérieurs du wagon-lit devenaient extraordinairement sonores. Il entendait Ratchett remuer à côté. le déclic du lavabo, le gargouillement du robinet, puis de la cuvette, un éclaboussement d'eau, un autre déclic et la cuvette se remettait en place. Dans le couloir passa une personne en pantoufles.

Hercule Poirot, éveillé, leva les yeux au plafond. Pourquoi ce silence absolu dans cette gare ? Poirot se sentait la gorge sèche : il avait oublié de commander son habituelle bouteille d'eau minérale. Un coup d'œil à sa montre lui apprit qu'il était une heure et quart. Il allait poser le doigt sur la sonnette et demander de quoi boire, mais il s'arrêta : une autre sonnerie venait de retentir. Le conducteur ne pouvait répondre à tous en même temps.

« Ding. ding. ding. »

Où était donc l'employé ? La personne s'impatientait et continuait d'appuyer sur le bouton.

« Ding. ding. »

Soudain l'homme arriva en courant et frappa à une porte non loin de celle de Poirot.

Le détective entendit ensuite la voix déférente du conducteur, puis le caquet insistant et volubile d'une femme : Mrs Hubbard !

Poirot ne put réprimer un sourire.

L'explication dura un long moment. La dame parlait sans arrêt et laissait à peine le temps au malheureux conducteur d'avancer timidement un mot. Enfin, tout parut s'arranger et Poirot entendit distictement :

Bonne nuit, madame.

La porte se referma.

Poirot pressa alors du doigt le bouton de sonnette.

Le conducteur se précipita, l'air contrarié et affairé.

De l'eau minérale, s'il vous plaît.

Bien, monsieur.

Peut-être un clignement d'œil de Poirot incita-t-il le conducteur à quelques confidences.

La dame américaine.

Eh bien ?

L'employé s'épongea le front.

Elle prétend qu'un homme se cache dans son compartiment. Vous voyez cela d'ici ! Dans un espace aussi restreint, où pourrait-il se loger ? J'ai essayé de lui faire entendre raison et de lui démontrer l'impossibilité de ce qu'elle redoute. Elle continue à me soutenir qu'en se réveillant elle a vu un homme. Je lui demande comment il a pu s'en aller en laissant la porte fermée au loquet à l'intérieur ? Elle ne veut rien savoir. Comme si nous n'avions pas assez d'ennuis par ailleurs ! Cette neige.

La neige ?

Eh ! oui, monsieur. Monsieur n'a donc pas remarqué que le train ne marche plus ? il est arrêté par la neige. Dieu seul sait combien de temps nous resterons ici. Je me souviens d'avoir une fois été bloqué par la neige sept jours durant.

Où sommes-nous ?

Entre Vincovci et Brod.

Pas de veine ! soupira Poirot, ennuyé.

L'homme s'éloigna, puis revint avec la bouteille d'eau minérale.

Bonsoir, monsieur.

Poirot avala un verre d'eau et se disposa à dormir.

A peine se replongeait-il dans le sommeil qu'il fut de nouveau réveillé. On eût dit qu'on objet lourd était tombé près de sa porte.

Il sauta en bas de sa couchette, ouvrit la porte et regarda. Rien. Mais à droite, un peu plus loin dans le couloir, une femme enveloppé d'un peignoir rouge s'éloignait. A l'autre extrémité, assis sur son petit tabouret, le conducteur faisait des comptes sur de grandes feuilles de papier. Tout était calme.

« Décidément j'ai les nerfs malades », songea Poirot en retournant se coucher.

Cette fois, il dormit jusqu'au matin.

Quand il rouvrit les yeux, le train ne marchait toujours pas. Poirot leva le store pour jeter un coup d'œil au-dehors. D'énormes amas de neige bloquaient la voie.

Il consulta sa montre : neuf heures passées.

A dix heures moins le quart, Poirot, frais et pimpant selon son habitude, fit son entrée dans le wagon-restaurant où retentissait un chœur de lamentations.

Toutes les barrières sociales entre les voyageurs se trouvaient à présent renversées. La commune infortune rapprochait tout le monde. Mrs Hubbard geignait plus fort que les autres.

Ma fille me disait de me reposer tranquillement dans le train jusqu'à Paris. Pendant combien de jours allons-nous rester ici sans bouger ? Et mon bateau qui part après-demain ! Comment faire ? Je ne puis même pas télégraphier pour décommander ma cabine. Je suis furieuse rien que d'y penser !

L'Italien déclarait que des affaire importantes l'attendaient à Milan et le grand Américain au costume voyant essayait de consoler sa compatriote en lui disant que le train pouvait encore rattraper son retard.

Ma sœur et ses enfants qui m'attendent ! gémissait la dame suédoise. Impossible de les avertir. Que vont-ils s'imaginer ? Ils croiront sûrement qu'il m'est arrivé malheur.

Combien de temps allons-nous demeurer ici ? Quelqu'un a-t-il une idée ? s'enquit Mary Debenham.

Sa voix trahissait une certaine impatience, mais Poirot n'y retrouva aucune trace de cette inquiétude nerveuse qu'elle avait manifesttée durant l'arrêt très court du « Taurus- Express ».

Mrs Hubbard se livrait de nouveau à ses jérémiades :

Et dire qu'il n'y a personne capable de vous renseigner dans ce train ! Ces étrangers n'essaieront même pas de nous tirer de là. Ah ! en Amérique.

Arbuthnot se tourna vers Poirot et lui parla en français avec un accent britannique très prononcé :

Vous êtes un directeur de la ligne, je crois, monsieur ? Vous pouvez nous dire.

Souriant, Poirot rectifia :

Non, non, ce n'est pas moi. Vous me confondez avec mon ami, M. Bouc.

Oh ! excusez-moi.

Il n'y a pas de quoi. Cette erreur est toute naturelle. J'occupe en ce moment son ancien compartiment.

M. Bouc ne se trouvait pas dans le wagon-restaurant. Poirot promena son regard autour de lui pour voir qui d'autre manquait.

La princesse Dragomiroff était absente, ainsi que le jeune couple hongrois, Ratchett, son domestique et la femme de chambre allemande.

La Suédoise s'essuya les yeux.

Je suis ridicule de pleurer ainsi. Quoi qu'il arrive, nous devons accepter notre sort.

Toutefois, cette résignation chrétienne était loin d'être partagée par tous les

voyageurs.

Vous en parlez à votre aise, déclara MacQueen. Ne savez-vous donc pas que nous pouvons être retenus ici pendant des jours et des jours !

Dans quel pays sommes-nous ? demanda Mrs Hubbard, d'une voix plaintive.

Quand on lui apprit que c'était la Yougoslavie, elle répliqua :

Oh ! encore un de ces territoires balkaniques ! Que va-t-il nous arriver ?

Mademoiselle, vous seule montrez un peu de patience, observa Poirot à Mary Debenham.

Elle haussa légèrement les épaules.

A quoi sert de se plaindre ?

Vous êtes philosophe, mademoiselle.

Cela impliquerait un certain détachement. Je suis plutôt égoïste et je m'applique à éviter toute émotion inutile.

Elle parlait plutôt pour elle-même, et son regard se portait vers la fenêtre et les amas de neige au-dehors.

Vous avez du cran, mademoiselle. De nous tous, c'est vous qui semblez posséder le plus de force morale.

Pour ça, non : je connais quelqu'un de bien plus fort que moi.

Qui donc ?

Elle parut soudain prendre conscience qu'elle parlait à un étranger, à un homme avec qui, jusqu'à ce matin-là, elle avait à peine échangé une demi-douzaine de phrases.

A cette pensée, elle fit entendre un petit rire amusé, puis reprit :

Je veux parler de cette vieille dame. Vous l'avez sans doute remarquée. Une femme très laide, mais avec un certain charme fascinateur. Il lui suffit de lever le petit doigt et de prononcer quelques mots polis pour que tout le personnel du train s'empresse autour d'elle.

Il s'empresse également auprès de mon ami, M. Bouc, parce qu'il est un des directeurs de la Compagnie, et non à cause de son esprit dominateur.

Mary Debenham sourit.

La matinée s'avançait. Plusieurs voyageurs, parmi lesquels Poirot, demeurèrent dans le wagon-restaurant et bavardèrent, histoire de passer le temps. Poirot en apprit davantage encore sur la fille de Mrs Hubbard et connut sur le bout des doigts les habitudes quotidiennes de feu Mr Hubbard, depuis l'heure du lever - où le brave homme commençait son déjeuner par des céréales - jusqu'à celle où il se couchait, les pieds dans des chaussons de nuit tricotés par Mrs Hubbard elle-même.

Tandis que la Suédoise lui exposait en termes vagues les buts des missionnaires en Orient, M. Poirot vit avancer vers lui un employé des wagons-lits.

Pardon, monsieur.

Eh bien ?

M. Bouc serait très désireux que vous veniez vous entretenir avec lui quelques minutes.

Poirot s'excusa auprès de la dame et suivit l'employé. Ce n'était pas le conducteur de son propre wagon, mais un gros blond.

Précédé de son guide, le détective longea le couloir de sa voiture et passa dans la suivante. L'homme frappa à une porte et se rangea pour le laisser entrer.

C'était un compartiment de seconde classe. choisi sans doute parce qu'il était spacieux. Il était déjà encombré.

M. Bouc en personne était assis au fond. En face de lui, un petit homme brun regardait la neige par la fenêtre. Deboout, et empêchant Poirot d'avancer, se tenaient le chef de train, un colosse en uniforme bleu, et le conducteur de son wagon.

Ah ! vous voici, mon cher ami, s'exclama M. Bouc. Entrez donc. Nous avons besoin de vous.

Le petit homme brun assis près de la fenêtre recula, cédant sa place à Poirot qui se serra pour passer devant les deux autres hommes et s'installa vis-à-vis de son ami.

L'expression de M. Bouc lui parut significative. De toute évidence, il s'agissait d'une affaire grave.

Que se passe-t-il ? demanda Poirot.

Bien des choses. D'abord cette neige. cet arrêt. et.

Il fit une pause. Le conducteur du wagon-lit poussa un soupir.

Eh bien. et après ?

Un voyageur a été assassiné cette nuit, acheva M. Bouc.

Un voyageur ? Lequel ?

Un Américain. un nommé. (Il consulta les papiers posés devant lui). Ratchett. C'est cela, n'est-ce pas ? Ratchett ?

Oui, monsieur, répondit le conducteur.

Poirot observa l'employé. Il était blanc comme un linge.

Faites asseoir cet homme, dit-il. Il va tomber en syncope.

Le chef de train recula et le conducteur s'écroula sur la banquette, enfouissant son visage entre ses mains.

Voilà qui est sérieux, dit Poirot.

Certes. Un meurtre constitue toujours un affreux événement. Mais cette fois les choses se compliquent. Il se peut que nous soyons retenus ici pendant des heures. voire des journées entières. En outre, dans la plupart des autres pays, des représentants de la police montent dans le train. En Yougoslavie. personne ne se dérange. Alors, vous comprenez.

En effet, cela n'améliore pas la situation, observa Poirot.

Elle tournera peut-être au tragique, déclara M. Bouc. Docteur Constantine, excusez-moi de ne pas vous avoir présenté encore à mon ami, Mr Poirot.

Le petit homme brun et le détective échangèrent un salut.

Suivant l'avis du docteur, le crime a été commis vers une heure du matin.

Il serait difficile de préciser le moment, mais je crois pouvoir affirmer que la mort a eu lieu entre minuit et une heure du matin.

Quand a-t-on vu Mr Ratchett pour la dernière fois ? demanda M. Poirot.

A une heure moins vingt, il a parlé au conducteur, dit M. Bouc.

C'est exact, acquiesça Poirot. Je l'ai moi-même entendu. Est-ce bien la dernière fois que Ratchett a été vu vivant ?

Oui.

Le docteur ajouta :

La fenêtre du compartiment de Mr Ratchett a été trouvée grande ouverte afin de laisser croire que le meurtrier s'est échappé par là. Mais alors, des traces eussent été visibles sur la neige. et il n'y en avait aucune.

Quand le crime a-t-il été découvert ?

Michel !

Le conducteur du wagon-lit se redressa, l'air effaré.

Expliquez à monsieur ce qui s'est passé exactement, ordonna M. Bouc.

L'homme parla d'une voix tremblante.

Dans la matinée, le domestique de Mr Ratchett frappa plusieurs fois à la porte de son maître, sans obtenir de réponse. Voilà une demi-heure, le maître d'hôtel du wagon- restaurant désirait savoir si ce monsieur déjeunerait. Il était onze heures.

« Je lui ouvris la porte avec ma clef. Mais la chaînette de sûreté était mise à l'intérieur et personne ne répondait. Rien ne bougeait dans le compartiment et il faisait froid. terriblement froid avec la fenêtre ouverte et la neige qui entrait. Croyant que le monsieur était peut-être malade, j'allai chercher le chef de train et nous avons dû briser la chaîne pour pénétrer dans le compartiment. Mr Ratchett était. Ah ! c'est horrible !

De nouveau, il enfouit son visage dans ses mains.

La porte était fermée et la chaînette mise à l'intérieur, répéta Poirot. Ne s'agirait-il point d'un suicide ?

Le docteur grec fit entendre un rire sarcastique.

Un homme se suicide-t-il en se donnant des couteau en dix ou douze endroits ?

Les yeux de Poirot s'agrandirent.

Quelle férocité !

Pour la première fois, le chef de train prit la parole :

C'est une femme. Croyez-m'en. Seule une femme frappe de cette façon.

Le docteur Constantine fronça le sourcil.

Si c'est une femme, elle doit posséder une force herculéenne, observa-t-il. Sans entrer dans des détails techniques, je puis vous assurer qu'un ou deux de ces coups ont été portés avec une telle violence qu'ils ont traversé d'épaisses couches de muscles.

Visiblement, ce crime n'offre rien de scientifique dans son exécution.

En effet, approuva le docteur Constantine. Les coups semblent avoir été portés au hasard et certains n'ont fait qu'effleurer la peau. On dirait que le meurtrier, les yeux fermés, a frappé au petit bonheur.

C'est une femme. Les femmes sont ainsi faites. La rage décuple leurs forces, ajouta le chef de train, qui semblait parler par expérience.

Je vais peut-être vous apprendre du nouveau, dit Poirot. Mr Ratchett m'a parlé hier et, autant que je pus comprendre, sa vie était menacée.

Sans doute par une de ces bandes de « gangsters » américains. En ce cas, ce n'est pas une femme qui aurait tué.

Le chef de train parut contrarié de voir s'écrouler son hypothèse.

Alors le crime a été commis par un amateur, déclara Poirot d'un ton désappro bateur.

J'ai remarqué dans le train un grand Américain d'allures communes, habillé d'un costume voyant qui mâche de la gomme. Vous voyez qui je veux dire ? demanda M. Bouc, poursuivant son idée.

Le conducteur à qui il avait posé la question répondit :

Oui, monsieur, le numéro 16. Mais ce ne peut être lui. Je l'aurais vu entrer ou sortir du compartiment.

Ce n'est pas sûr. Nous reviendrons là-dessus tout à l'heure. Reste à savoir ce que nous allons faire maintenant.

Son regard interrogateur se tourna vers Poirot. Le détective le regarda à son tour.

Voyons, mon ami, reprit M. Bouc. Vous devinez ce que j'attends de vous. Je connais vos capacités. Prenez en main la direction de l'enquête. Ne me refusez pas ce secours. Pour nous, je veux dire pour la Compagnie internationale des Wagons-Lits, cette affaire est grave. Elle se simplifierait si nous pouvions découvrir le coupable avant que la police yougoslave s'en mêlât. Autrement, nous aurons des ennuis, des retards et des difficultés de toutes sortes. Peut-être même des innocents seront-ils accusés. Tandis que si vous découvrez la solution du mystère, nous dirons : « Un meurtre a été commis : voici l'assassin. »

Et si j'échoue.

Ah ! mon cher ! (La voix de M. Bouc se fit positivement caressante). Je connais votre renommée et j'ai entendu parler de vos méthodes ! C'est une affaire faite pour vous ! Etudier les antécédents de tous les gens, leur bona fide. cela demande beaucoup de temps et de soucis. Mais ne m'avez-vous pas maintes fois répété que, pour découvrir un coupable, il suffisait simplement de s'asseoir dans un fauteuil et de réfléchir ? Eh bien, mettez-vous à l'œuvre. Interrogez les voyageurs du train, examinez le cadavre, réfléchissez aux indices qui s'offriront et je réponds que vous réussirez. Faites fonctionner - comme je vous l'ai également entendu dire - les petites cellules grises de votre cerveau. et vous découvrirez bientôt le coupable !

Penché en avant, il regardait Poirot avec affection.

Votre confiance ne laisse pas de me toucher, mon ami, dit Poirot d'une voix émue. Comme vous le dites, le problème ne doit pas être très facile à résoudre. La nuit dernière. mais n'anticipons pas. Le fait est qu'il y a à peine une demi-heure, je songeais, avec appréhension, que nous allions passer des mortelles heures, bloqués par cette neige. Et voici que se présente une énigme des plus passionnantes.

Alors, vous acceptez ?

J'accepte. Vous me chargez de l'enquête ?

Entièrement. et nous nous mettons à votre disposition.

Tout d'abord, je désirerais un plan du wagon-lit Constantinople-Calais, avec les noms des voyageurs qui occupent les différents compartiments, leurs passeports et leurs billets de chemin de fer.

Michel, veuillez aller chercher tout cela.

Le conducteur du wagon-lit quitta le compartiment.

Quels sont les autres voyageurs du train ?

Dans cette voiture, il n'y a que le docteur Constantine et moi. Dans la voiture de Bucarest, il y a un vieillard estropié d'une jambe et bien connu du conducteur. Après vient le fourgon à bagages qui ne nous intéresse pas puisque, une fois le dîner servi, hier soir, on l'a fermé à clef.

Il semblerait donc que nous devrions chercher le meurtrier parmi les voyageurs de la voiture Constantinople-Calais (Il se tourna ver le docteur). C'est bien votre opinion ?

Le Grec acquiesça d'un signe de tête.

Depuis minuit et demi, nous sommes bloqués par la neige amoncelée. A partir de ce moment-là, personne n'a pu quitter le train.

M. Bouc déclara solennellement : « L'assassin est parmi nous... dans ce train même... »

Une femme

Tout d'abord, je voudrais dire un petit mot au jeune M. MacQueen. Il peut nous fournir quelques renseignements précieux.

Certainement, dit M. Bouc.

Il se tourna vers le chef de train.

Priez M. MacQueen de venir.

Le conducteur reparut à ce moment avec un paquet de passeports et de billets de chemin de fer. M. Bouc les lui prit des mains :

Merci, Michel. Pour l'instant, il vaudrait mieux que vous rejoigniez votre poste. Plus tard, nous vous interrogerons.

Bien monsieur.

Michel quitta le compartiment.

Lorsque nous aurons vu le jeune MacQueen, le docteur voudra bien peut-être m'accompagner dans le compartiment de la victime ? demanda Poirot.

Volontiers, monsieur.

Ensuite.

Mais le chef de train revenait, suivi de M. MacQueen. M. Bouc se leva.

Nous sommes entassés ici, constata-t-il. Prenez ma place, monsieur MacQeen. M. Poirot retera assis devant vous.

Il se tourna vers le chef de train.

Faites évacuer, le wagon-restaurant, ordonna-t-il, et qu'on le mette à la disposition de M. Poirot. Vous y serez mieux, mon cher ami, pour conduire votre enquête.

Oui, ce serait préférable, en effet.

MacQueen demeurait debout et regardait l'une après l'autre les personne prsentes, incapable de saisir ces rapides paroles débitées en français.

Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il en un français laborieux. Pourquoi ?...

D'un geste énergique, Poirot lui fit signe de s'asseoir devant lui, dans un coin du compartiment.

Pourquoi ?... répéta MacQueen.

Puis il continua dans sa propre langue :

Que se passe-t-il dans le train ? Est-il arrivé quelque chose ?

Parfaitement, répondit Poirot. Il s'est passé quelque chose. Préparez-vous à recevoir un choc : Votre patron, Mr Ratchett, est mort !

La bouche de MacQueen s'arrondit pour émettre un sifflement. Sauf la flamme légère qui passa dans son regard, il ne trahit aucun signe d'émotion ou de chagrin.

Ils l'ont tout de même eu, cette fois, dit-il.

Qu'entendez-vous par là, monsieur MacQueen ?

MacQueen hésita un instant.

Selon vous, Mr Ratchett aurait été assassiné ? demanda Poirot.

Il n'a pas été assassiné ? reprit MacQueen qui parut éprouver une violente surprise.

Ma foi, je croyais qu'il avait été assassiné. Voulez-vous dire qu'il est mort naturellement pendant son sommeil ? Le vieux était d'une santé.

Non, non, interrompit Poirot. Vos soupçons sont justes. Mr Ratchett a été tué. poignardé. Mais j'aimerais que vous m'expliquiez pourquoi vous étiez si sûr qu'il s'agissait d'un crime et non d'une mort naturelle.

MacQueen réfléchit quelques secondes.

Je voudrais d'abord savoir qui vous êtes et connaître votre rôle dans cette affaire.

Je représente la Compagnie internationale des Wagons-Lits. Je suis détective. Je m'appelle Hercule Poirot.

Si Poirot s'attendait à produire une forte impression sur le jeune homme, il en fut pour ses frais. MacQueen poursuivit simplement : « Ah ! oui ? » et attendit que Poirot continuât.

Vous me connaissez peut-être de nom ?

En effet, ce nom ne m'est pas tout à fait inconnu. mais je croyais qu'il appartenait à un grand couturier.

Hercule Poirot le toisa avec dédain.

C'est inconcevable ! s'exclama-t-il.

Qu'est-ce qui est inconcevable ?

Rien. Revenons à nos moutons. Monsieur MacQueen, je vous prie de me dire tout ce que vous savez sur la victime. Vous lui êtes parent ?

Non. Je suis. ou plutôt j'étais. son secrétaire.

Depuis combien de temps occupiez-vous cette situation ?

Depuis un an.

Donnez-moi tous les renseignements possibles.

J'ai fait la connaissance de Mr Ratchett il y a un peu plus d'un an, lorsque j'étais en Perse.

Poirot l'interrompit.

Que faisiez-vous dans ce pays ?

J'étais venu de New York pour visiter une concession de pétrole. Inutile d'entrer dans les détails. L'affaire a mal tourné pour mes amis et pour moi. Mr Ratchett habitait dans notre hôtel. Il venait de renvoyer son secrétaire et m'offrit l'emploi. A bout de ressources, je fus trop heureux d'accepter cette situation largement rémunérée.

Et depuis ?

Nous avons beaucoup voyagé. Mr Ratchett désirait voir le monde, mais il était handicapé par son ignorance des langues étrangères. Ce genre d'existence ne me déplaisait pas.

Donnez-moi aussi tous les renseignements possibles sur le compte de votre patron.

Le jeune homme haussa les épaules d'un air perplexe.

Vous m'imposez là une tâche difficile.

quel est son nom exact ?

Samuel Edward Ratchett.

Etait-il Américain ?

Oui.

De quelle partie de l'Amérique venait-il ?

Je n'en sais rien.

Alors, dites-moi ce que vous savez.

Le fait est, monsieur Poirot, que je ne sais rien du tout ! Mr Ratchett ne me parlait jamais de lui-même ou de son existence en Amérique.

En soupçonnez-vous la raison ?

Non. J'imagine qu'il rougissait de ses débuts. Bien des hommes éprouvent cette espèce de honte.

A-t-il de la famille ?

Il n'y a jamais fait allusion.

Voyons, monsieur MacQueen, vous vous êtes certainement fait une opinion personnelle sur cet homme ?

Naturellement. Tout d'abord, je ne crois pas que Ratchett soit son véritable nom et je soupçonne qu'il a quitté l'Amérique pour échapper à quelqu'un. Il semble y avoir réussi. jusqu'à ces deux dernières semaines.

Qu'arriva-t-il alors ?

Il reçut des lettres de menaces.

Les avez-vous vues ?

Certes. Dépouiller la correspondance entrait dans mes attributions. La première lettre arriva il y a une quinzaine de jours.

Ces lettres ont-elles été détruites ?

Non, pas toutes. J'en conserve encore deux dans mon classeur. Voulez-vous que j'aille les prendre ?

Je vous en prie.

MacQueen sortit du compartiment. Il revint quelques minutes plus tard et posa devant Poirot deux feuilles de papier ordinaire fort maculées.

La première lettre, sans signature, était rédigée en ces termes :

Vous pensiez nous glisser entre les mains et en êtes quitte à bon compte, mais détrompez-vous. Nous avons juré de vous avoir et nous vous aurons !

Sans autre commentaire qu'un froncement de sourcils, Poirot lut la seconde lettre :

Nous allons vous emmener en promenade, Ratchett. Et bientôt, nous aurons le dernier mot !

Le style est un peu monotone, observa Poirot en posant la lettre. L'écriture l'est certes moins.

MacQueen le regarda fixement.

Vous ne l'avez certainement pas remarqué, monsieur MacQueen, dit Poirot d'un ton cordial. Il faut un œil exercé pour s'en apercevoir, mais cette lettre a été composée par deux personnes ou peut-être davantage. Chacune d'elles a tracé une lettre ou un mot à la fois. En outre, on a écrit en caractères typographiques, ce qui rend plus difficile l'identification de l'écriture.

Poirot fit une pause, puis ajouta :

Savez-vous que Mr Ratchett m'a demandé de le protéger ?

Vous ?

L'étonnement de MacQueen indiquait nettement qu'il n'avait pas été mis au courant de cette demande.

Oui, moi, affirma Poirot. Il paraissait fort inquiet. Quelle fut son attitude à la réception de la première lettre ?

Il se contenta de rire sans se départir de son calme extérieur. Cependant, je sentis qu'il s'efforçait de dissimuler son trouble.

Poirot posa ensuite à MacQueen une question tout à fait inattendue :

Monsieur MacQueen, voulez-vous me dire franchement votre opinion sur votre patron ? Vous plaisait-il ?

Hector MacQueen ne répondit qu'au bout d'un moment.

Non, il ne me plaisait pas.

Pourquoi ?

Je ne pourrais en expliquer exactement la raison. Il se montrait toujours aimable.

Le jeune homme s'arrêta avant de poursuivre :

En toute sincérité, monsieur Poirot, cet homme ne m'inspirait aucune confiance. Il me produisait l'effet d'un être cruel et dangereux. J'avoue, toutefois, n'avoir aucun motif personnel de le juger ainsi.

Je vous remercie, monsieur MacQueen. Ah ! encore une question : quand avez- vous vu Mr Ratchett vivant pour la dernière fois ?

Hier au soir, vers. dix heures. Je me rendis à son compartiment pour prendre quelques notes.

Sur quel sujet ?

Il s'agissait de poteries antiques achetées en Perse. La livraison ne répondait pas du tout à la commande. Il s'ensuivit une longue et fastidieuse correspondance.

C'est bien la dernière fois que vous avez vu Mr Ratchett en vie ?

Oui.

Savez-vous quand Mr Ratchett reçut la dernière lettre de menaces ?

Le matin du jour où il quitta Constantinople.

Je voudrais encore vous demander si vous étiez en bons termes avec votre patron ?

Les yeux du jeune homme clignotèrent.

Voici le moment tragique où je devrais avoir la chair de poule. Mais non, Ratchett et moi, nous n'avions jamais eu une querelle.

Monsieur MacQueen, voulez-vous me décliner vos noms et prénoms, et m'indiquer votre domicile en Amérique.

Hector Willard MacQueen donna son adresse permanente à New-York.

Poirot s'appuya en arrière sur les coussins.

Cela suffit pour le moment, monsieur MacQueen. Je vous serai très obligé de garder pour vous la nouvelle de la mort de Mr Ratchett.

Son domestique Masterman l'apprendra vite.

Peut-être est-il déjà au courant. En ce cas, tâchez de lui faire tenir sa langue.

Ce ne sera pas difficile. En vrai Anglais, il garde ce qu'il sait pour lui-même. Il professe une piètre opinion au sujet des Américains et n'en a aucune en ce qui concerne les gens d'autres nationalités.

Merci, monsieur MacQueen.

L'Américain s'en alla.

Eh bien ? fit M. Bouc. Vous ajoutez foi aux déclarations de ce jeune homme ?

Il me paraît honnête et franc. Il n'a pas prétendu éprouver de l'affection envers son patron, comme il l'eût fait s'il avait eu quelque faute à se reprocher. Mr Ratchett ne lui a pas révélé qu'il avait, sans succès, essayé d'utiliser mes services ; je ne crois pas qu'il faille voir là une circonstance suspecte. Mr Ratchett était sans doute un de ces hommes qui se passent le plus possible du conseil des autres.

Voilà donc une personne que vous déclarez innocente, observa M. Bouc en riant.

Poirot lui adressa un regard de reproche.

Moi, je soupçonne tout le monde jusqu'à la dernière minute. Toutefois, j'admets que je ne vois nullement le discret et pondéré MacQueen perdant la tête et lardant son patron d'une douzaine de coups de poignard. Cela ne correspond pas du tout à son caractère.

Non, dit M. Bouc, l'air pensif. Cette férocité semble presque l'œuvre d'un dément et suggérerait plutôt la haine passionnée d'un Latin. A moins que, selon l'opinion de notre ami chef de train, le crime n'ait été commis par une femme.

u

Le cadavre

Suivi du docteur Constantine, Poirot passa dans la voiture voisine et se rendit au compartiment occupé par la victime. Le conducteur leur ouvrit la porte avec son passe- partout.

Les deux hommes entrèrent et Poirot demanda :

A-t-on dérangé quelque chose ici ?

Rien n'a été touché. J'ai même évité de retourner le corps en procédant à mon examen.

Poirot, satisfait, regarda autour de lui.

Ce qui le frappa tout d'abord, ce fut le froid intense qui pénétrait par la portière dont la glace était encore ouverte.

Brr., fit Poirot.

L'autre sourit :

J'ai préféré ne pas la fermer, dit-il.

Poirot examina la fenêtre.

Vous avez raison, docteur. Personne n'est sorti par ici, comme voudrait le faire supposer la vitre ouverte : la neige a déjoué les plans de l'assassin.

Prenant une petite boite dans sa poche, il souffla un peu de poudre sur le bord de la fenêtre.

Pas d'empreintes : cela démontre qu'on les a essuyées. S'il y en avait eu, elles ne nous auraient guère avancés. Elles eussent été celle de Mr Ratchett, de son domestique ou du conducteur. De nos jours, les criminels ne commettent pas de pareilles bévues. Puisqu'il en est ainsi, ajouta-t-il, fermons cette vitre. On se croirait dans un frigorifique.

Il joignit l'acte à la parole et pour la première fois il porta son attention vers le corps allongé sur la couchette.

Ratchett gisait sur le dos. Sa veste de pyjama, souillée de taches rouges, avait été déboutonnée et écartée.

Je voulais constater l'état des blessures, expliqua le médecin.

Poirot se pencha sur le cadavre, puis se redressa.

Ce n'est pas joli à voir, dit-il avec une grimace de dégoût. Le meurtrier a dû se tenir là, debout, et frapper à coups redoublés. Combien de blessures y a-t-il au juste ?

J'en ai compté douze. Une ou deux d'entre elles sont seulement des éraflures. D'autre part, trois de coups portés auraient suffi à déterminer la mort.

Quelque chose dans la voix du médecin intrigua Poirot. Le détective observa le Grec qui, les sourcils froncés, regardait le cadavre.

Vous venez de découvrir une anomalie quelconque, n'est-ce pas ? Parlez, lui conseilla-t-il doucement. Dites-moi ce qui vous étonne.

Je remarque ici un étrange phénomène.

Quoi donc ?

Regardez ces deux blessures, celle-ci et celle-là. (Il les désigna de l'index.) Elles sont profondes. la coupure a certainement touché des vaisseaux sanguins. et pourtant les bords ne sont pas béants. Elles n'ont pas saigné comme elles auraient dû le faire normalement.

Ce qui signifie ?

Que l'homme était déjà mort. depuis un moment. avant de recevoir ces coups. Mais c'est absurde !

A moins, dit Poirot pensivement, que le meurtrier, imaginant son œuvre incomplète, ne soit revenu frapper ces deux coups pour plus de sûreté. Mais cette hypothèse est peu vraisemblable. Rien d'autre ?

Si, encore un détail.

Lequel ?

Vous voyez cette blessure. sous le bras droit, près de l'épaule. Prenez mon crayon. Tenez. Essayez de frapper un coup pareil.

Poirot abaissa vivement la main.

Je comprends. Avec la main droite, c'est presque impossible. Il faudrait frapper en retournant le poignet. Mais en se servant de la main gauche.

Précisément, monsieur Poirot. Ce coup a ddû être donné de la main gauche.

Notre assassin est donc gaucher ? Non, n'est-ce pas ?... C'est plus compliqué que cela ne paraît.

Vous avez raison, monsieur Poirot. Quelques-uns de ces autres coups ont visiblement été frappés de la main droite.

Deux assassins, alors. L'électricité était-elle allumée ? demanda vivement le détective.

C'est difficile à dire. Chaque matin, le conducteur coupe le courant vers dix heures.

Voyons le commutateur, dit Poirot.

Il examina le bouton qui commandait la lampe du plafond et la lampe-liseuse à la tête du lit.

Eh bien, conclut Poirot, tout a été éteint. Nous voici devant l'hypothèse du premier et du deuxième assassin, comme s'exprimerait l'illustre Shakespeare. Le premier assassin s'acharne sur la victime et quitte le compartiment après avoir tourné la lumière. Le second assassin se glisse dans l'obscurité, ne voit pas que la besogne a déjà été faite et frappe au moins deux coups sur le cadavre. Que pensez-vous de mon idée ?

Magnifique ! s'exclama le médecin avec enthousiasme.

Vous trouvez ? Me voilà rassuré. Je craignais d'avoir proféré une absurdité.

Quelle autre explication pourrait-on fournir de ces deux dernières blessures ?

Je me le demande. Existe-t-il d'autres indices confirmant l'intervention de deux meurtriers ?

Je crois pouvoir l'affirmer. Quelques-uns de ces coups, comme je l'ai déjà dit, dénotent une certaine faiblesse - un manque de force ou de volonté. - tandis que celui- ci et celui-là (il indiqua les deux blessures refermées) ont exigé une grande vigueur physique.

A votre avis, seul un homme aurait pu les porter ?

J'en suis presque certain.

Une femme en eût été incapable ?

Une jeune femme très vigoureuse, disons une athlète, en aurait peut-être été capable, particulièrement sous l'influence d'une forte émotion, mais, selon moi, c'est presque impossible.

Poirot demeura silencieux.

Intrigué le médecin lui demanda :

Vous saisissez mon point de vue ?

A merveille, dit Poirot. Tout s'éclaire de façon éblouissante ! Le meurtrier est un homme très fort, très faible, c'est une femme, il est droitier, il est gaucher. Ah ! tout cela est du plus haut comique !

Puis, avec une brusque colère :

Et la victime ? Que devient-elle dans tout cela ? Crie-t-elle ? Se débat-elle ? Se défend-elle ?

Il glissa sa main sous l'oreiller et exhiba le petit revolver automatique que Ratchett lui avait montré la veille.

Entièrement chargé, constatez-le, docteur !

Ils promenèrent leurs regards autour d'eux. Les vêtements de Ratchette pendaient aux patères contre la cloison. Sur la petite table formée par le couvercle de la cuvette de toilette se trouvaient différents objets : dans un verre d'eau le dentier du mort, à côté de la bouteille d'eau minérale, un verre vide, un grand flacon et un cendrier contenant le bout d'un cigare, des fragments de papier carbonisés, et aussi deux allumettes qui avaient servi.

Le docteur saisit le verre et le renifla.

Voici qui nous explique l'inertie de la victime.

On l'a endormie ?

Oui.

Poirot ramassa les deux bouts d'allumettes et les examina de très près.

Avez-vous découverts un indice quelconque ? lui demanda le petit médecin.

Ces deux allumettes présentent des formes différentes, l'une est plus plate que l'autre.

Les plates se vendent dans le train.

Poirot fouilla les poches de Mr Ratchett, en retira une boîte d'allumettes et compara celles-ci avec les deux autres.

L'allumette ronde a été enflammée par Mr Ratchett. Voyons s'il possède aussi des plates.

Une nouvelle recherche demeura vaine.

Les yeux de Poirot, vifs et perçants comme ceux d'un oiseau, scrutaient les coins et recoins du compartiment. Aucun détail ne pouvait lui échapper, semblait-il.

Poussant une légère exclamation, il se baissa et ramassa un objet sur le tapis : un petit carré de batiste portant, au coin, l'initiale « H » brodée.

C'est un mouchoir de femme, dit le docteur. Le chef de train ne se trompait pas. Il y a une femme là-dessous.

Par une coïncidence providentielle, elle laisse son mouchoir derrière elle, expliqua Poirot, tout comme dans les romans et les films policiers. Et, pour nous faciliter encore la tâche, ce mouchoir est marqué d'une initiale.

Quelle utile indication !

N'est-ce pas ?

Le ton de Poirot étonna le médecin. Sans lui donner le temps de poser une question. Poirot se baissa de nouveau vers le sol. Cette fois, il ramassa un cure-pipe.

Cet objet appartient peut-être à Mr Ratchett, suggéra le médecin.

Je n'ai pas trouvé de pipe dans ses poches, ni tabac, ni blague à tabac.

En ce cas, ce serait encore une pièce à conviction.

Certainement, Et elle nous arrive fort à point. Cette fois, il s'agit d'un accessoire de fumeur. Ne nous plaignons pas, en l'occurrence, de manquer de fils conducteurs. Ils abondent au contraire. A propos, où est l'arme du crime ?

Je n'en ai vu aucune trace. L'assassin a dû l'emporter avec lui.

Pour quelle raison ?

Ah !

Le médecin explorait délicatement les poches du pyjama de la victime.

Tiens, je n'avais pas remarqué ceci.

De la pochette de la veste, il retira une montre en or. Le boitier était tout bossué et les aiguilles marquaient une heure et quart.

Voyez ! Nous avons l'heure du crime. Mes calculs tombent juste. L'assassinat a eu lieu entre minuit et deux heures du matin, et j'avais même ajouté : vers une heure, encore qu'il soit difficile d'être précis en cette matière. Eh bien, en voilà la confirmation. Le crime a été commis à une heure et quart.

Possible ! très possible !...

Le médecin leva sur Poirot un regard interrogateur.

Excusez-moi, monsieur Poirot, mais je ne vous comprends pas du tout.

Je ne me comprends pas davantage moi-même, et je ne comprends rien à l'affaire. Voilà ce qui me concerne.

Poussant un soupir, il se pencha au-dessus de la petite table et examina les débris de papier carbonisé.

Ce qu'il me faudrait pour l'instant, dit-il, c'est un carton à chapeau d'un ancien modèle.

Le docteur Constantine ne sut que penser de cette remarque inattendue. Poirot ne lui accorda pas le temps de l'interroger. Ouvrant la porte du couloir, il appela le conducteur.

L'homme accourut.

Combien de femmes voyagent dans ce wagon ?

Le conducteur compta sur ses doigts.

Une, deux, trois. six, monsieur. La vieille dame américaine, la Suédoise, la jeune Anglaise, la comtesse Andrenyi et Mme la princesse Dragomiroff avec sa femme de chambre.

Poirot réfléchit un instant :

Toutes ces personnes possèdent des cartons à chapeaux, n'est-ce pas ?

Oui, monsieur.

Bon. Veuillez m'apporter ici celui de la Suédoise et celui de la femme de chambre. Ces deux femmes sont nos seuls espoirs. Dites-leur qu'il s'agit de la douane. ou donnez-leur tout autre prétexte qui vous passera par la tête.

Tout ira bien, monsieur. Pour l'instant, ni l'une ni l'autre de ces dames ne sont dans leurs compartiments.

Alors, faites vite.

Le conducteur s'éloigna rapidement et revint avec les deux cartons à chapeaux. Poirot ouvrit celui de la femme de chambre et le repoussa. Puis il s'empara de l'autre et ne put réprimer une exclamation de joie. Enlevant les chapeaux avec précaution, il découvrit des petits rouleaux de fine toile métallique.

Ah ! voici ce qu'il nous faut. Il y a une quinzaine d'années, tous les cartons à chapeaux étaient fabriqués de la sorte. On fixait les chapeaux avec de longues épingles qui s'accrochaient dans ce réseau de métal.

Tout en parlant, Poirot retira deux de ces dispositifs. Puis il remit les chapeaux en place et pria le conducteur de reporter les cartons où il les avait pris.

La porte refermée, Poirot se retourna vers le médecin :

Vous saisissez, mon cher docteur ? Je ne suis pas de ceux qui se reposent entièrement sur la procédure des experts. Dans une affaire, j'étudie le côté psychologique de préférence aux empreintes digitales ou à la cendre de cigarettes. Mais, dans le cas présent, j'accepterais volontiers l'aide d'un homme de science. Les indices foisonnent dans ce compartiment, mais comment savoir s'ils ne sont point simulés ?

Là, je ne vous suis plus, monsieur.

Eh bien, voici un exemple. Nous mettons la main sur un mouchoir de femme. Est- ce bien une femme qui l'a perdu ? Si le criminel est un homme, il a pu se tenir ce raisonnement : « Pour faire croire qu'une femme a tué, je larderai ma victime de coups de couteau, dont quelques-uns faibles et inoffensifs, et j'abondonnerai ce mouchoir là où on ne pourra manquer de le trouver ». Première supposition. En voici une autre : une femme a-t-elle commis ce crime et laissé tomber un cure-pipe pour donner le change ? Ou devons-nous conclure que deux individus, un homme et une femme, ont agi chacun de leur côté et commis tous deux l'imprudence d'oublier un objet capable de les identifier ? Cette coïncidence me paraît invraisemblable !

Quel rôle joue ici le carton à chapeau ?

Ah ! nous y voilà ! Comme je vous le disais tout à l'heure, l'arrêt de la montre, le mouchoir, le cure-pipe peuvent être des indices véritables ou simulés. Jusqu'ici, je ne saurais rien affirmer. Mais je découvre une piste qui, si je ne me trompe n'est point truquée. Je veux parler de cette allumette plate. Je crois qu'on s'en est servi pour brûler un papier compromettant. peut-être une lettre dont les termes révéleraient l'identité du coupable. je vais m'efforcer de tirer cela au clair.

Il quitta le compartiment et reparut quelques instants après, portant un petit réchaud à alcool et un fer à friser.

Je m'en sers pour mes moustaches, expliqua-t-il.

Le médecin, intéressé, vit le détective aplatir les deux morceaux de toile métallique, glisser le bout de papier carbonisé sur l'un d'eux, et appliquer l'autre morceau par dessus. Il maintint ensuite le tout dans cette position à l'aide de sa pince et le plaça au- dessus du réchaud allumé.

Ceci n'est qu'un pis-aller, espérons que nous obtiendrons le résultat voulu.

Le métal commença de rougir et soudain des signes apparurent sur le papier noirci. des mots se formèrent lentement en lettres de feu.

Sur ce petit fragment de papier on pouvait lire six mots et la fin d'un autre :

enez-vous de la petite Daisy Armstrong.

Ah ! s'exclama Poirot.

Cela vous apprend-il quelque chose ? demanda le médecin.

Les yeux brillants, le détective posa sa pince.

Oui. A présent, je connais al le véritable nom du mort et la raison pour laquelle il ne résidait plus en Amérique.

Comment s'appelait-il ?

Cassetti.

Cassetti !... Ce nom évoque en moi un souvenir. Je ne sais plus au juste. Ne s'agit-il pas d'une affaire qui s'est passée aux Etats-Unis ?

Oui, répondit Poirot.

Poirot, peu enclin à se montrer communicatif, promena son regard autour de lui et conclut :

Nous en reparlerons tout à l'heure. Assurons-nous d'abord si rien de ce qu'il y a à voir ne nous a échappé.

D'une main habile, il inspecta de nouveau les poches du défunt sans rien découvrir d'intéressant. Il essaya d'ouvrir la porte de communication entre les deux compartiments, mais de l'autre côté le verrou était poussé.

Un point m'intrigue, remarqua le docteur Constantine. Si l'assassin ne s'est pas enfui par la fenêtre, si cette porte de communication était fermée au verrou de l'autre côté, et si la porte du couloir était non seulement fermée à clef mais aussi au moyen de la chaîne de sûreté, par où le meurtrier a-t-il pu sortir ?

C'est ce que veut savoir le public lorsqu'un illusionniste est emprisonné pieds et poings liés dans une armoire.

Vous dites ?

Je prétends, expliqua Poirot, que si le meurtrier veut nous faire croire qu'il a sauté par la fenêtre, il s'arrangera pour que les deux autres issues paraissent impraticables. Comme pour l'illusionniste de l'armoire, il existe un truc là-dessous. A nous de le démasquer !

Il poussa le verrou de la porte de communication et expliqua ce geste :

C'est pour le cas où l'excellente Mrs Hubbard s'aviserait de recueillir des détails inédits sur le crime pour les transmettre à sa fille.

Il jeta un dernier coup d'œil dans le compartiment.

Il ne nous reste plus rien à faire ici, dit-il. Allons rejoindre M. Bouc.


L'Enlèvement de la petite Armstrong

M. Bouc achevait son omelette.

J'ai jugé plus pratique de faire servir immédiatement le déjeuner dans le wagon- restaurant. Une fois les tables débarrassées, M. Poirot pourra procéder à l'interrogatoire des voyageurs. En attendant, j'ai commandé qu'on nous apporte notre repas ici.

Excellente idée ! s'exclama Poirot.

Aucun des trois hommes n'avait grand' faim et le repas fut vite expédié, mais ce fut seulement au moment du café que M. Bouc fit allusion au sujet qui les préoccupait.

Eh bien ? demanda-t-il.

Eh bien, j'ai découvert l'identité de la victime et je sais pour quelle raison cet homme a dû quitter l'Amérique.

Qui est-ce ?

Avez-vous entendu parlé du bébé Armstrong ? C'est cet individu qui a tué la petite Daisy Armstrong. Cassetti.

Je me souviens à présent de ce drame horrible. bien que les détails m'échappent.

Le colonel Armstrong était un Anglais, décoré de la Croix de Victoria. Il était Américain par sa mère, la fille de Van der Halt, un millionnaire de Wall Street. Il épousa la fille de Linda Arden, la plus célèbre tragédienne américaine de l'époque, et tous deux se fixèrent en Amérique. De leur union naquit une petite fille qu'ils idolâtraient. A l'âge de trois an, cette enfant fut enlevée par des bandits qui offrirent de la rendre contre une somme fabuleuse. Je ne m'étendrai pas sur les détails de l'affaire. Sachez seulement qu'après un versement de deux cent mille dollars, on découvrit le cadavre de l'enfant ; la mort remontait à quinze jours au moins. L'indignation publique fut à son comble. Mais le pire devait se produire. Mrs Armstrong attendait un second bébé. Bouleversée par ces évènements, elle mit au monde un enfant mort-né et elle-même succomba. Fou de douleur, son mari se tua d'un coup de revolver.

Mon Dieu, quelle lamentable tragédie ! Je m'en souviens à présent, dit M. Bouc. Mais n'a-t-on pas eu une autre mort à déplorer ?

Si. celle d'une pauvre servante française ou suisse, je ne sais plus, que la police soupçonnait de complicité avec les bandits. On refusa d'écouter ses énergiques protestations. En fin de compte, poussée par le désespoir, la malheureuse se jeta d'une fenêtre et se tua sur le coup. Par la suite, son innocence fut démontrée de façon éclatante.

Quelle chose horrible !...

Six mois plus tard, Cassetti fut arrêté comme chef de la bande qui avait volé l'enfant. Les malfaiteurs avaient employé la plus sinistre des méthodes. De crainte d'être arrêtés par la police, ils avaient supprimé l'enfant, caché le cadavre, et continuaient à soutirer autant d'argent que possible avant la découverte du meurtre.

« Je puis vous affirmer ceci : Cassetti était l'assassin. Mais grâce à l'énorme fortune qu'il avait entassée et au chantage qu'il exerçait sur certaines personnalités, il fut acquitté par la suite d'une faute dans la procédure. Néanmoins, la populace l'aurait lynché s'il n'avait eu l'habileté de se déguiser et de quitter l'Amérique sous un faux nom. Depuis lors, il voyageait et vivait luxueusement de ses revenus.

Ah ! l'immonde personnage ! proféra M. Bouc. d'un air dégoût. Ce n'est pas moi qui déplorerai sa perte.

Moi, non plus !

Il n'était tout de même pas nécessaire de le mettre à mort dans l'Orient-Express ! L'exécuteur aurait pu choisir un autre endroit.

Poirot esquissa un sourire en soupçonnant M. Bouc de partialité en l'occurrence.

Il reste maintenant à savoir si le meurtre a été perpétré par une bande rivale que Cassetti aurait trahie dans le passé, ou s'il s'agit d'un acte de vengeance personnelle.

Poirot répéta à M. Bouc les mots découverts par lui sur le fragment de papier carbonisé.

Si mes présomptions sont justes, cette lettre a été brûlée par le meurtrier. Pourquoi ? Parce qu'elle contenait ce nom : Armstrong, qui donnait la clef du mystère.

Y a-t-il d'autres membres de la famille Armstrong encore vivants ?

Je l'ignore, malheureusement. Mais il me souvient d'avoir lu quelque part que Mr Armstrong avait une jeune sœur.

Poirot exposa ensuite ses constations et celles du docteur Constantine. Le visage de M. Bouc s'éclaira lorsqu'il fut question de la montre arrêtée.

Nous avons là l'heure exacte du crime.

Oui. Ce renseignement est précieux, dit Poirot d'un ton si étrange que les deux autres le regardèrent, ahuris.

Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez entendu Ratchett parler au conducteur à une heure moins vingt ? lui demanda M. Bouc.

Poirot relata minutieusement les événements de la nuit.

Eh bien, tout semblerait prouver que Cassetti. ou Ratchett, comme je continuerai à l'appeler - vivait encore à une heure moins vingt.

Une heure moins vingt-trois, exactement.

Autrement dit, à minuit trente-sept, Mr Ratchett était bien vivant. C'est un fait indiscutable.

Poirot se contenta de regarder pensivement devant lui.

On frappa à la porte et le maître d'hôtel entra.

Le wagon-restaurant est libre, monsieur, annonça-t-il.

Allons-y ! dit M. Bouc en se levant.

Puis-je vous accompagner ? demanda Constantine.

Certainement, cher docteur. A moins que M. Poirot n'y voie quelque inconvénient ?

Pas le moindre.

Après un échange de politesse, aucun ne voulant passer le premier pour sortir, tous trois s'éloignèrent du compartiment.



u □

La déposition de l'employé des

wagons-lits.

Dans le wagon-restaurant, tout était prêt pour recevoir ces messieurs.

Poirot et M. Bouc s'assirent l'un à côté de l'autre et, en face d'eux, à la même table, le médecin prit place.

Devant Poirot s'étalait le plan du wagon-lit Constantinople-Calais avec les noms des voyageurs écrits à l'encre rouge ; à côté, les passeports et les billets de chemin de fer formaient un petit tas. On n'avait pas oublié l'encre, le papier, les porte-plume, et les crayons.

Parfait ! déclara Poirot. Ouvrons sans plus tarder notre enquête. Convoquons tout d'abord le conducteur du wagon-lit. Vous connaissez sans doute la moralité de cet homme ? Peut-on se fier à ses dires ?

Oh ! mais oui ! Pierre Michel appartient au service de la Compagnie depuis plus de quinze ans. C'est un Français. il habite près de Calais. Ce n'est peut-être pas un phénix d'intelligence, mais il est foncièrement honnête.

Bon, dit Poirot. Faites-le venir.

Bien qu'ayant recouvré une partie de son sang-froid, Pierre Michel demeurait encore sous le coup de l'émotion.

J'espère que monsieur n'a aucune négligence à me reprocher dans mon service ? demanda-t-il en regardant tour à tour Poirot et M. Bouc. C'est horrible, ce qui vient de se passer, mais j'ose croire que ma responsabilité n'est pas en jeu ?

Ayant calmé les craintes de l'employé, Poirot se mit à l'interroger. Il lui demanda d'abord son nom, son adresse, depuis combien de temps il travaillait à la Compagnie et depuis quand il faisait le trajet Constantinople-Calais. Poirot connaissait déjà tous ces détails, mais cet interrogatoire de pure forme permit au conducteur de se mettre à l'aise.

Arrivons maintenant aux événements de cette nuit. A quelle heure Mr Ratchett s'est-il couché ?

Presque tout de suite après dîner, monsieur, avant que le train quitte la gare de Belgrade. Comme la veille, il m'avait prié de préparer son lit pendant le dîner, ce que je fis.

Quelqu'un a-t-il pénétré ensuite dans son compartiment ?

Son valet de chambre, monsieur, et son secrétaire, le jeune Américain.

Personne d'autre ?

Pas que je sache, monsieur.

Bien. C'est la dernière fois que vous l'avez vu ou entendu ?

Non, monsieur. Vous oubliez qu'il a sonné vers une heure moins vingt. peu après l'arrêt du train.

Que s'est-il passé exactement ?

J'ai frappé à son porte, mais il répondit qu'il avait sonné par erreur.

Il répondit en anglais ou en français ?

En français.

Quels termes a-t-il exactement employés ?

« Ce n'est rien. Je me suis trompé ».

Parfait, dit Poirot. C'est bien ce que j'avais entendu. Après cela, vous êtes parti ?

Oui, monsieur.

Etes-vous retourné vous asseoir sur votre siège ?

Non, monsieur, j'ai d'abord répondu à un autre voyageur qui venait de sonner.

Bien, Michel. Je vais maintenant vous poser une question importante. Où étiez- vous à une heure et quart ?

Moi, monsieur ? J'étais à ma place au fond du couloir.

Vous l'affirmez ?

Mais oui. à moiins.

A moins ?

Ah ! en effet, je suis allé dans l'autre wagon, celui d'Athènes, voir Vivet, mon collègue. Nous avons parlé de la neige. Ce devait être peu après une heure.. Je ne saurais préciser.

Et quand êtes-vous revenu ?

On m'a sonné, monsieur. Je crois vous l'avoir déjà dit. C'était la dame américaine. Elle avait sonné plusieurs fois.

Oui, je me rappelle. Et après ?

Après, monsieur ? J'ai répondu à votre coup de sonnette et vous ai apporté une bouteille d'eau minérale. Puis, environ une demi-heure après, j'ai fait le lit dans le compartiment du jeune Américain. le secrétaire de Mr Ratchett.

Mr MacQueen se trouvait-il seul dans son compartiment quand vous y êtes entré pour préparer le lit ?

Le colonel anglais du numéro 15 était assis avec lui. Ils parlaient ensemble.

Que fit le colonel en quittant Mr MacQueen ?

Il retourna dans on propre compartiment.

Le numéro 15. c'est tout près de votre siège, n'est-ce pas ?

Oui, monsieur, c'est le second compartiment à partir de cette extrémité du couloir.

Son lit était-il déjà préparé ?

Oui, monsieur, je l'avais fait pendant le dîner.

A quelle heure cela se passait-il ?

Je ne puis préciser. Mais certainement pas plus tard que deux heures.

Et ensuite ?

Je demeurai assis dans mon coin jusqu'au matin.

Vous n'êtes pas retourné dans le wagon d'Athènes ?

Non, monsieur.

Vous avez peut-être dormi ?

Je ne crois pas, monsieur. L'immobilité du train m'a empêché de somnoler comme cela arrive souvent.

N'avez-vous vu aucun voyageur aller et venir dans le couloir ?

L'employé réfléchit un instant.

Une des dames s'est rendue à la toilette qui est à l'autre bout du couloir.

Quelle dame ?

Je ne puis le dire au juste, monsieur. C'était à l'extrémité opposée du couloir et cette personne me tournait le dos. Elle portait une robe de chambre rouge avec des dragons.

C'est exact. Et après ?

Rien d'autre ne se produisit, monsieur, jusqu'au matin.

Vous en êtes sûr ?

Ah ! pardon ! Vous-même, monsieur, avez ouvert votre porte et regardé au-dehors l'espace d'une seconde.

Bien, mon ami. Je me demandais si vous vous souveniez de ce menu détail. A propos, j'ai été réveillé par ce qui m'a semblé la chute de quelque objet lourd contre ma porte. Pourriez-vous me dire d'où provenait ce bruit ?

L'homme le regarda fixement.

Il n'y avait rien, monsieur, absolument rien.

En ce cas, j'ai dû être le jouet d'un cauchemar, conclut Poirot négligemment.

A moins, observa M. Bouc, que ce bruit ne se soit produit dans le compartiment voisin du vôtre.

Poirot ne releva point cette suggestion. Peut-être préférait-il s'en abstenir devant le conducteur du wagon-lit.

Passons à un autre sujet. Supposons qu'un assassin soit monté dans le train. Aurait-il pu s'échapper une fois le crime commis ?

Pierre Michel répondit d'un signe de tête négatif.

A-t-il pu se cacher quelque part ?

Renoncez à cette idée, mon cher ami, lui dit M. Bouc. On a fouillé partout.

De plus, ajouta l'employé, nul ne peut entrer dans le wagon-lit ou en sortir sans que je le voie.

Quelle était la dernière gare ?

Vincovci.

Quelle heure était-il alors ?

Normalement, le train devait quitter cette gare à 11h58. Mais, en raison du mauvais temps, nous avions vingt minutes de retard.

Quelqu'un aurait-il pu venir d'un des autres wagons du train ?

Non, monsieur. Après l dîner, la porte de séparation entre les wagons-lits et les autres voitures est fermée à clef.

Etes-vous descendu du train à Vincovci, Michel ?

Oui, monsieur,. Comme d'habitude, je suis descendu sur le quai et je suis resté auprès du marchepied. Les autres conducteurs ont fait de même.

Et la porte en avant. près du wagon-restaurant ?

Elle est toujours fermée en dedans.

Pour l'instant, elle ne l'est pas.

Le conducteur parut surpris, puis son visage s'éclaira.

Sans doute un des voyageurs l'a ouverte pour jeter un coup d'œil sur la neige.

Probablement, acquiesça Poirot.

L'air pensif, le détective tapota sur la table pendant un moment.

Monsieur a-t-il quelque chose à me reprocher ? demanda le conducteur avec inquiétude.

Poirot lui adressa un sourire bienvieillant.

Vous n'avez pas eu de chance, mon ami. Ah ! encore une petite chose qui me vient à l'esprit. Vous disiez qu'un autre voyageur a sonné au moment où vous frappiez à la porte de Mr Ratchett. Moi aussi, je l'ai entendu. Qui était-ce ?

C'était Mme la princesse Dragomiroff. Elle voulait sa femme de chambre.

Et vous avez appelé celle-ci ?

Oui, monsieur.

Poirot examina le plan étalé devant lui.

Cela suffit pour l'instant, dit-il au conducteur.

Bien, monsieur. L'employé regarda M. Bouc.

Ne vous alarmez pas, Michel, je ne vois aucune négligence de votre part. Avec soulagement, Pierre Michel quitta le wagon-restaurant.


L'interrogatoire du secrétaire

Pendant une minute ou deux, Poirot demeura plongé dans ses pensées.

Il serait bon, dit-il enfin, que nous revoyions Mr MacQueen.

Eh bien, comment va l'enquête ? demanda celui-ci.

Pas trop mal. Depuis notre dernière entrevue, j'ai appris l'identité de Mr Ratchett.

Hector MacQueen se pencha en avant.

Ah ?

Ratchett, comme vous le soupçonniez, était un faux nom. Ratchett, alias Cassetti, le fameux voleur d'enfants. inculpé dans le rapt et l'assassinat de la petite Daisy Armstrong.

Le visage de MacQueen exprima le plus profond étonnement.

Le bandit ! s'exclama-t-il.

Vous ne vous en doutiez pas, monsieur MacQueen ?

Non, monsieur ! Si je l'avais su, je me serais coupé la main droite plutôt que de travailler pour cet individu !

Vous semblez très impressionné par cette révélation.

J'ai mes raisons. Mon père, en sa qualité de procureur, était chargé de l'affaire. J'eus souvent l'occasion de vois Mrs Armstrong. Une femme si jolie et si douce ! Sa douleur faisait peine à voir. Ah ! si jamais un homme ne méritait pas de vivre !

Vous l'auriez vous-même supprimé sans remords ?

Ma foi oui !...

Il s'interrompit et se mit à rougir.

Il me semble que je m'accuse moi-même.

Je serais plut tenté de vous soupçonner si la mort de votre patron vous affligeait de façon excessive.

Je serais incapable d'en éprouver du regret.

Puis il ajout :

Si je ne suis pas trop indiscret, pourriez-vous me dire comment vous avez découvert l'identité de Cassetti ?

Par un fragment de lettre trouvé dans son compartiment.

Cependant. je veux dire. le vieux était vraiment bien imprudent de laisser traîner ses secrets.

Cela dépend du point de vue où l'on se place, répliqua Poirot.

Déconcerté par cette observation, MacQueen scruta Poirot du regard.

Mon devoir, continua Poirot, m'oblige à m'assurer des faits et gestes des personnes présentes dans le train. Je vous prie donc de ne point vous formaliser.

Bien. Allez-y et donnez-moi l'occasion de défendre mon innocence.

-Inutile que je vous demande le numéro de votre compartiment. Je le connais pour y avoir passé une nuit avec vous, dit Poirot en souriant. C'est le compartiment de seconde classe 6 et 6 que vous occupez seul à présent.

En effet.

Monsieur MacQueen, voulez-vous me dire ce que vous avez fait la nuit dernière après avoir quitté le wagon-restaurant ?

C'est très simple. Je suis retourné à mon compartiment. Je lus un peu et descendis sur le quai à Belgrade. Constatant qu'il faisait très froid, je montai dans le train et parlai un moment avec une jeune Anglaise installée dans un compartiment voisin du mien. Ensuite, j'entrai en conversation avec l'Anglais, le colonel Arbuthnot. Je devais causer avec lui, ce me semble, quand vous êtes passé. Puis, ainsi que je vous l'ai déjà dit, je me rendis chez Mr Ratchett qui me dicta quelques notes. Je le quittai en lui souhaitant une bonne nuit. Le colonel Arbutnot se tenait toujours debout dans le couloir. Son compartiment étant transformé en couchette pour la nuit, je lui proposai de venir s'asseoir dans le mien. Je commandai de la bière et nous discutâmes politique. D'habitude, j'évite de me lier avec les Anglais - leur raideur m'agace - mais le colonel me plaît assez.

Pourriez-vous me dire à quelle heure il vous a quitté ?

Très tard. Pas loin de deux heures.

Avez-vous remarqué l'arrêt du train ?

Certes ! Cela nous a surpris. Nous avons regardé au-dehors et vu la neige épaisse, mais nous ne soupçonnions pas les conséquences.

Qu'arriva-t-il lorsque le colonel sortit de votre compartiment ?

Il rejoignit le sien et j'appelai l'employé pour qu'il fasse mon lit.

Où étiez-vous pendant qu'il le faisait ?

Je fumais une cigarette à la porte, dans le couloir.

Et ensuite ?

Ensuite je me couchai et dormis jusqu'au matin.

Etes-vous descendu du train à un moment quelconque de la soirée ?

Arbuthnot et moi sommes descendus à. Quel est le nom de cette gare ?... A Vincovci, pour nous dégourdir les jambes. Mais iil faisait un froid terrible et nous remontâmes presque aussitôt.

Par quelle porte êtes-vous descendus sur le quai ?

Par la porte de plate-forme, la plus proche de mon compartiment.

Celle qui se trouve près du wagon-restaurant ?

Oui.

Vous rappelez-vous si elle était fermée au loquet de sûreté ?

MacQueen réfléchit avant de répondre.

Oui, je m'en souviens, une sorte de levier de fer était rabattu. C'est cela que vous voulez dire ?

Oui. L'avez-vous refermé une fois de retour dans le train ?

Ma foi, non. Je suis monté le dernier et je n'ai aucune souvenance de l'avoir fait.

Poirot ajouta :

Pendant que vous et le colonel Arbuthnot causiez dans votre compartiment, la porte du couloir était-elle ouverte ?

Oui.

Pourriez-vous me dire si vous avez vu quelqu'un passer dans le couloir, depuis le départ de Vincovci jusqu'au moment où vous vous êtes séparés pour la nuit ?

MacQueen fronça les sourcils.

Il me semble que le conducteur a passé une fois, venant du côté du restaurant, et une femme a longé le couloir dans la direction opposée.

Qui était cette femme ?

Je ne sais pas. Je n'y ai point prêté attention. A ce moment, nous discutions assez sérieusement et je n'ai vu qu'un éclair de soie rouge filer devant la porte.

Elle allait sans doute au lavabo ?

Je le suppose.

Vous l'avez vue revenir ?

Ma foi, elle a dû passer, mais je ne l'ai pas remarquée.

Encore une petite question. Fumez-vous la pipe, monsieur MacQueen ?

Non, monsieur, pas la pipe.

Poirot fit une pause.

C'est tout pour l'instant. Je voudrais maintenant voir le valet de chambre de Mr Ratchett. A propos, est-ce que d'ordinaire vous voyagiez tous les deux en wagon-lit de seconde classe ?

Lui, oui, mais d'habitude, je prenais un wagon-lit de première. si possible communiquant avec celui de Mr Ratchett. Il mettait la plus grosse partie de ses bagages

dans mon compartiment et pouvait y venir quand il lui plaisait de m'avoir sous la main. Cette fois-ci, tous les compartiments de première étaient déjà retenus, sauf le sien. - Je comprends. Merci, monsieur MacQueen.

V^/D

L'interrogatoire du valet de chambre

A l'Américain succéda l'Anglais au visage inexpressif que Poirot avait remarqué la veille. Il restait debout. Le détective lui fit signe de s'asseoir.

Vous êtes, me dit-on, le valet de chambre de Mr Ratchett ?

Oui, monsieur.

Comment vous appelez-vous ?

Edouard Henry Masterman.

Votre âge ?

Trente-neuf ans.

Votre domicile ?

21, Friar Street, Clerkenwell.

Vous savez que votre maître a été assassiné ?

Oui, monsieur. Quel crime horrible !

Voulez-vous me dire à quelle heure vous avez vu Mr Ratchett pour la dernière

fois ?

Le serviteur réfléchit.

Il devait être neuf heures, hier soir.

Racontez-moi ce qui s'est passé à ce moment.

Comme à l'ordinaire, je suis allé auprès de lui pour mon service.

Qu'aviez-vous à faire exactement ?

Plier ou accrocher ses vêtements, mettre son dentier dans l'eau, voir s'il ne lui manquait rien pour la nuit.

N'avez-vous rien remarqué d'anormal dans ses manières ?

Je crois, monsieur, qu'il était tourmenté.

Tourmenté. à quel sujet ?

A propos d'une lettre qu'il venait de lire. Il me demanda si je l'avais moi-même déposée dans son compartiment. Je lui répondis négativement, mais il ne fit que pester et critiquer tout ce que je faisais.

Agissait-il ainsi d'ordinaire ?

Oh ! non, monsieur, il se mettait rarement en colère. Il fallait qu'il eût un motif sérieux pour se montrer aussi irritable.

Votre maître usait-il parfois de narcotiques ?

Le docteur Constantine se pencha légèrement en avant.

En voyage, toujours, monsieur. Il ne pouvait dormir autrement.

Savez-vous quel médicament il avait coutume de prendre ?

Je ne pourrais le dire, monsieur. Sur l'étiquette de la bouteille il y avait écrit tout simplement : Narcotique à prendre le soir en se couchant.

En a-t-il absorbé hier soir ?

Oui, monsieur. J'en ai versé dans un verre que j'ai posé sur la table de toilette.

Il ne l'a pas bu devant vous ?

Non, monsieur.

Que se passa-t-il ensuite ?

J'ai demandé si monsieur ne désirait plus rien et à quelle heure il fallait appeler monsieur le lendemain matin. Il m'a répondu de ne point le déranger avant qu'il sonne.

Etait-ce dans ses habitudes ?

Oui, monsieur. Le matin, en général, il sonnait et me faisait appeler par le contrôleur lorsqu'il s'apprêtait à se lever.

Se levait-il tôt ou tard ?

Selon son humeur, il se levait pour le petit déjeuner ou attendait l'heure du lunch.

Vous n'avez pas été surpris de voir la matinée s'écouler sans que votre maître vous eût demandé ?

Non, monsieur.

Mr Ratchette avait-il des ennemis ?

Oui, répondit l'homme d'un ton calme.

Comment le savez-vous ?

Je l'ai entendu parler de certaines lettres avec Mr MacQueen.

Aimiez-vous votre maître, monsieur Masterman ?

Le visage du serviteur devint plus impénétrable que jamais.

Votre question m'embarrasse, monsieur. Mr Ratchett était un maître très généreux.

Mais vous n'éprouviez pour lui aucune affection ?

J'avoue, monsieur, que je ne nourris guère de sympathie envers les Américains.

Avez-vous été en Amérique ?

Non, monsieur.

Vous souvenez-vous d'avoir lu dans les journaux le vol du bébé Armstrong ? Une légère rougeur colora les joues de Masterman.

Certainement, monsieur. Il s'agissait d'une petite fille enlevée par des bandits, n'est-ce pas ?

Saviez-vous que votre maître, Mr Ratchett, était le chef de ces bandits ?

Non, monsieur. Est-ce possible ? Je ne puis le croire.

Pour la première fois, la voix du serviteur trahissait une certaine émotion.

C'est cependant la vérité. Voulez-vous me dire maintenant ce que vous avez fait hier soir après avoir quitté le compartiment de votre maître ? Une simple formalité !

J'ai prévenu Mr MacQueen que mon maître le demandait, puis je me suis rendu à mon propre compartiment pour lire.

Quel est votre compartiment ?

Le dernier de seconde classe. .. A côté du wagon-restaurant. Poirot consulta son plan.

Quelle couchette avez-vous ?

Celle du bas, monsieur.

Le numéro 4 ?

Oui, monsieur.

Y a-t-ili quelqu'un avec vous dans le compartiment ?

Oui, monsieur, un grand Italien.

Parle-t-il anglais ?

Un anglais plutôt bizarre, répondit Masterman d'un ton légèrement méprisant. Il a séjourné en Amérique. à Chicago. à ce que j'ai compris.

Parlez-vous beaucoup ensemble ?

Non, monsieur. Je préfère lire.

Poirot sourit. Il voyait la scène : le gros Italien bavard et l'Anglais correct et taciturne.

Puis-je savoir ce que vous lisiez ?

Pour le moment, je lis le Captif de l'amour , par Mrs Arabella Richardson.

Un roman passionnant ?

Je trouve l'histoire très intéressante, monsieur.

Bien. Continuons. Vous retournez à votre compartiment et vous vous plongez dans le Captif de l'amour . Jusqu'à quand ?

Vers dix heures et demie, monsieur, l'Italien désirant se coucher, le conducteur est venu faire les lits.

Alors, vous vous êtes couché et vous avez dormi ?

Je me suis mis au lit mais je ne dormis point.

Pourquoi ?

Je souffrais d'un mal de dents.

Ah ! là ! là !... que ça fait mal.

Très mal, monsieur.

Qu'avez-vous pris pour calmer votre douleur ?

J'ai mis un peu d'essence de girofle sur ma dent, cela m'a un peu soulagé, mais impossible de fermer l'œil. Alors, j'ai allumé la lampe à la tête de ma couchette et j'ai repris mon livre. pour essayer d'oublier mon mal.

N'avez-vous pas dormi de toute la nuit ?

Si, monsieur, je me suis assoupi vers quatre heures du matin.

Et votre compagnon ?

L'Italien ? Oh ! il a ronflé sitôt couché.

Il n'est pas sorti du compartiment pendant la nuit ?

Non, monsieur.

Et vous ?

Moi non plus, monsieur.

Avez-vous entendu quelque chose pendant la nuit ?

Rien d'extraordinaire. Le train était arrêté, tout était calme. Après un instant de réflexion, Poirot conclut :

Je ne vois pas d'autre question à vous poser. Vous ne pouvez guère nous éclairer sur cette tragédie.

Je le regrette infiniment, monsieur.

Autant que vous avez pu vous en rendre compte, existait-il un dissentiment entre votre maître et Mr MacQueen ?

Non, monsieur. Mr MacQueen est un jeune homme d'excellent caractère.

Au service de qui étiez-vous avant de remplir votre emploi auprès de Mr Ratchett ?

Chez Sir Thomas Tomlinson, à Grosvenor Square.

Pourquoi l'avez-vous quitté ?

Il partait pour l'Afrique, monsieur, et n'avait plus besoin de mes services. Mais je suis certain qu'il vous fournira de bons renseignements sur mon compte. Je suis resté chez lui pendant des années.

Et depuis combien de temps étiez-vous au service de Mr Ratchett ?

Un peu plus de neuf mois, monsieur.

Merci, Masterman. Dites-moi, fumez-vous la pipe ?

Non, monsieur, je ne fume que la cigarette.

Merci, c'est tout ce que je désirais savoir. Poirot le congédia d'un signe de tête.

Le valet de chambre hésita.

Excusez-moi, monsieur, mais la vieille dame américaine est dans un état de nervosité effrayant. Elle prétend savoir ce qui s'est passé cette nuit.

En ce cas, je voudrais la voir tout de suite, dit Poirot en souriant.

Voulez-vous que je lui dise de venir ici ? Depuis longtemps elle réclame à cor et à cri une entrevue avec un représentant de l'autorité. Le conducteur ne parvient pas à calmer son impatience.

Envoyez-la ici, mon ami. Nous allons recueillir sa déposition.


Le témoignage de la dame Américaine

Madame Hubbard pénétra dans le wagon-restaurant dans un tel état de surexcitation qu'elle articula péniblement ces mots :

Répondez-mois. Qui parmi vous représente l'autorité ? J'ai une importante déclaration à formuler, mais je ne parlerai que devant la personne compétente. Si ces messieurs.

Son regard hésita entre les trois hommes. Poirot se pencha en avant.

Racontez-moi tout, madame. Mais auparavant, prenez la peine de vous asseoir.

Mrs Hubbard s'affaissa lourdement sur le siège en face de Poirot.

Voici ce que je voulais dire. Un crime a été commis dans le train hier soir. et l'assassin se cachait dans mon compartiment.

Elle fit une pause dramatique.

Vous en êtes bien sûre, madame ?

Si j'en suis sûre ? Quelle idée ! Je sais ce que je dis ! Vous allez connaître tous les détails. Je venais de me mettre au lit et je m'étais endormie, quand soudain je m'éveillai. Il faisait noir, mais je sentais la présence d'un homme dans mon compartiment. La peur m'étreignait la gorge. Clouée sur place, je songeais : « Mon Dieu, on va me tuer ! » Impossible de vous décrire ma terreur. Dans les journaux, on lit tant de drames qui se passent dans ces maudits trains ! Je me disais en moi-même : « En tout cas, il n'aura pas mes bijoux ». Je les avais, en effet, cachés dans un bas et fourrés sous mon oreiller, ce qui n'est guère confortable, mais enfin. Pour en revenir à l'assassin. voyons, où en étais-je donc ?

Vous croyiez qu'il y avait un homme dans votre compartiment.

Ah ! oui. Alors je fermai les yeux et réfléchis à ce que je devais faire, et je me dis : « Par bonheur, ma fille ne se doute pas de ce qui m'arrive ». Bientôt je recouvrai mes esprits et je pressai le bouton d'appel. J'avais beau sonner, on ne répondait pas. Le cœur faillit me manquer. Je commençais à imaginer que des bandits avaient assassiné tout le monde dans le train arrêté en cours de route. Cette immobilité et ce silence mortels devenaient trop angoissants. Je continuai à presser le bouton. Oh ! quel soulagement j'éprouvai en entendant des pas dans le couloir. On frappe à ma porte. Je crie : « Entrez ! » et je fais de la lumière. Croyez-moi si vous le voulez, il n'y avait plus personne dans mon compartiment !

La voix de Mrs Hubbard prenait des accents tragiques.

Que se passa-t-il ensuite, madame ?

Je rapportai au conducteur ce qui venait de se passer et il ne voulut point me croire. Sans doute s'imaginait-il que j'avais rêvé. Je lui demandai de fouiller sous la banquette. Il me fit alors remarquer qu'un homme ne pouvait se fourrer là-dessous. L'assassin était parti, évidemment ; néanmoins, quelqu'un était venu dans mon compartiment et les paroles que me disait le conducteur pour me rassurer me rendaient folle. Je ne suis pas de ces femmes imaginatives, monsieur. je n'ai pas l'avantage de connaître votre nom.

Poirot, madame. Je vous présente M. Bouc, un directeur de la Compagnie, et le docteur Constantine.

Enchantée de faire votre connaissance, murmura Mrs Hubbard d'un air distrait.

Puis elle se replongea dans son récit :

Je dois cependant vous avouer que je me suis bien trompée. Je m'étais fourré dans la tête que c'était l'homme du compartiment voisin. le malheureux assassiné. Je priai le conducteur de vérifier la porte de communication ; naturellement, elle n'était pas verrouillée. Le conducteur la ferma au verrou et lorsqu'il s'en alla, je me levai et appuyai une valise contre la porte pour plus de sûreté.

Quelle heure était-il, madame ?

Je ne sais pas. J'étais trop bouleversée pour m'occuper de ce détail.

Et à présent, quelle est votre opinion ?

L'homme qui a passé dans mon compartiment est l'assassin. Cela saute aux yeux.

Alors, vous croyez qu'il se rendait dans le compartiment voisin ?

Je l'ignore, je fermais les yeux de frayeur.

Peut-être est-il sorti dans le couloir ?

Que sais-je ? Je vous dis que je fermais les yeux.

Mrs Hubbard poussa un profond soupir.

Dieu, que j'ai eu peur ! Si seulement ma fille savait.

Ne pensez-vous pas, madame, que ce bruit entendu par vous venait de l'autre côté de la cloison ?... du compartiment où le meurtre a été commis ?

Non, non, monsieur. hum ! monsieur Poirot. L'homme se trouvait chez moi. et je vous en apporte la preuve ici.

Triomphante, elle brandit son sac à main et l'ouvrit.

Elle en tira tour à tour deux grands mouchoirs propres, une paire de lunettes à monture d'écaille, un tube d'aspirine, un flacon de sels Glauber, une bonbonnière, un trousseau de clefs, une paire de ciseaux, un carnet de chèques de l'American Express, la photographie d'un enfant à la physionomie très banale, quelques lettres, cinq colliers de fausses perles orientales et enfin un petit objet de métal. un bouton.

Voyez-vous ce bouton ? Il ne m'appartient nullement. Je l'ai trouvé ce matin en me levant.

Comme elle le déposait sur la table, M. Bouc se pencha et poussa un cri.

Mais ce bouton appartient à la tunique d'un conducteur des wagons-lits !

On peut trouver à cela une explication tout à fait naturelle, observa Poirot.

Il se tourna vers l'Américaine.

Madame, ce bouton a pu se détacher de l'uniforme du conducteur pendant qu'il fouillait votre compartiment ou lorsqu'il faisait le lit, hier soir.

Non, non. Ecoutez-moi bien. Hier soir, avant de m'endormir, je lisais un magazine. Au moment d'éteindre la lumière, je le posai sur une petite caisse debout devant la portière. Eh bien, ce matin, je découvris ce bouton sur le magazine. J'aimerais bien connaître votre avis là-dessus.

Madame, j'appelle ce bouton une pièce accusatrice.

La réponse parut calmer la brave dame.

Je ne puis souffrir qu'on doute de ma parole.

Vous venez de nous fournir une déposition très intéressante, lui dit Poirot. Puis-je à mon tour vous poser certaines questions ?

Je vous écoute.

Comment m'expliquerez-vous, que, effrayée par ce Mr Ratchett, vous n'ayez point songé à fermer au verrou la porte de communication entre vos deux compartiments ?

Je l'avais fermée, répliqua aussitôt Mrs Hubbard.

Ah ?... vraiment ?

Oui, ou plutôt voici : j'avais prié la Suédoise - une aimable personne - de voir si la porte était verrouillée, et elle m'a répondu par l'affirmative.

N'auriez-vous pu vous en rendre compte par vous-même ?

Non, j'étais au lit et mon sac à éponge était suspendu à la poignée de la porte.

A quelle heure lui avez-vous demandé ce petit service ?

Attendez. Entre dix heures et demie et onze heures moins le quart. Elle était entrée pour savoir si j'avais de l'aspirine. Je lui ai dit de prendre mon tube dans ma valise.

A ce moment-là, vous étiez couchée ?

oui.

Soudain Mrs Hubbard éclata de rire.

La pauvre femme !... - Elle était dans un étant ! figurez-vous qu'elle avait ouvert, par erreur, la porte de l'autre compartiment.

La porte de Mr Ratchett ?

Oui. Vous savez comme il est facile de se tromper quand toutes les portes du couloir sont fermées. Il paraît que le monsieur a été mécontent et même a prononcé des paroles impolies. La pauvre demoiselle était fort ennuyée de sa méprise : « Oh ! je me suis trompée, me dit-elle. J'en suis tout honteuse ! »

N'avez-vous pas ensuite perçu de bruit dans le compartiment de Mr Ratchett ? demanda Poirot.

Eh bien. pas précisément.

Qu'entendez-vous par là ?

C'est-à-dire. qu'il ronflait.

Ah ! il ronflait.

Terriblement. Son ronflement m'a tenue éveillée presque toute la nuit précédente.

Et il n'a plus ronflé après le passage, dans votre compartiment de l'autre homme qui vous a causé une si grande frayeur ?

Voyons, monsieur Poirot. puisqu'il était mort.

C'est fichtre vrai ! acquiesça Poirot, dites-moi, madame Hubbard, vous rappelez- vous le vol du bébé Armstrong ?

Sûrement, et le coupable est encore en liberté. Ah ! celui-là ! Si jamais je le tenais.

Eh bien, madame, il est mort. la nuit dernière.

Comment ? Est-ce possible ?

Dans son émotion, Mme Hubbard se souleva à demi sur son siège.

Parfaitement. Ratchett était le chef de bande.

Qui l'aurait cru ? Je vais tout de suite écrire cela à ma fille. Ne vous ai-je pas dit hier que j'avais peur de cet homme ? Avais-je raison de m'en méfier, hein ?

Connaissez-vous la famille Armstrong, madame ?

Non. Ces gens-là ne fréquentaient qu'un cercle restreint d'amis. Mais, au dire de tout le monde, Mrs Armstrong était une charmante personne, adorée de son mari.

Madame Hubbard, votre déposition possède à nos yeux une grande valeur. Ayez maintenant l'obligeance de nous donner vos noms et prénoms.

Très volontiers : Caroline Martha Hubbard.

Tenez. Inscrivez ici votre adresse.

Mrs Hubbard se conforma au désir de Poirot, sans cesser de parler.

Je ne puis en croire mes oreilles. Cassetti. dans ce train ! La mine de cet individu ne me disait rien qui vaille, n'est-ce pas, monsieur Poirot ?

En effet, madame. A propos, avez-vous un peignoir rouge ?

Voilà une drôle de question ! Ma foi, non, j'ai emporté deux robes de chambre : une rose, en flanelle très chaude, pour le bateau, et une autre en soie violette, un cadeau de ma fille. Mais pourquoi vous inquiétez-vous de la couleur de ma robe de chambre ?

Voici, madame : une personne portant un vêtement de soie rouge a pénétré, hier soir, dans votre compartiment ou dans celui de Mr Ratchett. Ainsi que vous le disiez tout à l'heure, lorsque toutes les portes sont fermées, on commet facilement une erreur.

Aucune robe de chambre rouge n'est entrée hier soir dans mon compartiment.

En ce cas, c'était chez Mr Ratchett.

Mrs Hubbard pinça les lèvres en une moue dédaigneuse.

Poirot s'inclina vers elle.

Vous avez entendu une voix de femme de l'autre côté de la cloison ?

Comment l'avez-vous deviné ? Après tout, si vous tenez à tant à le savoir. eh bien, oui, je l'ai entendue.

Pourtant tout à l'heure, lorsque je vous ai interrogée à ce sujet, vous m'avez parlé seulement des ronflements de Mr Ratchett.

C'est la vérité, Mr Ratchett à ronflé une partie de la nuit.

Mais une femme a parlé. A quelle heure ?

Je ne saurais le dire. A un certain moment, je me suis éveillée. Une femme bavardait à côté.

Etait-ce avant ou après la frayeur que vous a causée l'intrusion d'un individu dans votre compartiment ?

Je vous répondrai comme tout à l'heure : comment cet homme aurait-il conversé avec une femme, s'il était mort ?

Excusez-moi. Vous devez me juger bien stupide, n'est-ce pas, madame ?

Je crois plutôt que vous embrouillez les faits à plaisir. Mais je n'en reviens pas de ce monstre de Cassetti ! Que va dire ma fille.

Poirot parvint adroitement à faire remettre par la bavarde, dans son sac à main, les objets qu'elle en avait retirés, puis il la reconduisit à la porte.

Au dernier moment, il lui dit :

Madame, vous avez laissé tomber votre mouchoir !

Mrs Hubbard examina le chiffon de batiste qu'il lui tendait.

Il ne m'appartient pas, monsieur Poirot. Voici le mien.

Pardon. Je croyais. comme il porte l'initiale « H ».

Curieuse coïncidence, en effet, mais les miens sont marqués C.M.H. et me paraissent beaucoup plus pratiques que les colifichets coûteux achetés à Paris. A quoi sert un mouchoir pareil ?

Aucun des trois hommes ne trouvant une réponse à cette question, Mrs Hubbard sorti, l'air triomphant.

L'interrogatoire de la Suédoise

M. Bouc tenait dans la main le bouton abandonné par Mrs Hubbard.

C'est à n'y rien comprendre, déclara le directeur de la Compagnie. Pierre Michel serait-il impliqué dans cette affaire ? Qu'en pensez-vous, mon cher ami ? demanda-t-il à Poirot.

Ce bouton tendrait à le faire supposer. Pour le moment, voyons la dame suédoise. Nous discuterons ensuite le témoignage de l'Américaine.

Il chercha dans la pile de passeports :

Voici : Greta Ohlsson, quarante-neuf ans.

M. Bouc donna des instructions au maître d'hôtel et bientôt la dame au chignon jaunâtre et au profil de mouton entra. De ses yeux myopes, elle regarda Poirot à travers ses lunettes, mais elle paraissait très calme.

Elle comprenait et parlait le français : la conversation s'engagea dans cette langue. Poirot lui posa d'abord des question dont il connaissait déjà les réponses : son nom, son âge et son domicile. Puis il s'enquit de sa situation.

Elle remplissait les fonctions de directrice d'hôpital dans une mission près de Stamboul. Elle possédait ses diplômes d'infirmière.

Vous êtes sans doute, mademoiselle, au courant du drame de cette nuit ?

Oui, monsieur. C'est épouvantable. Et la dame américaine me dit que le meurtrier se trouvait dans sa chambre avant de commettre son crime.

Il paraît, mademoiselle, que vous êtes la dernière à avoir vu la victime de son vivant.

Cela se peut. J'ai ouvert par méprise la porte de son compartiment. A ma profonde confusion d'ailleurs.

Vous l'avez donc vu ?

Oui, il lisait un livre. Après m'être excusée, j'ai refermé la porte.

Vous a-t-il adressé la parole ?

Il s'est mis à rire en disant quelques mots malsonnants. je n'ai pas tout à fait saisi le sens.

Poirot passa à un autre sujet.

Que fîtes-vous ensuite, mademoiselle ?

Je me rendis auprès de Mrs Hubbard pour la prier de me donner un cachet d'aspirine.

Vous demanda-t-elle si la porte entre son compartiment et celui de Mr Ratchett était fermée au verrou ?

Oui.

L'était-elle réellement ?

Oui, monsieur.

Et ensuite ?

Ensuite, je rentrai dans mon compartiment, j'avalai le cachet d'aspirine et m'étendis sur ma couchette.

Quelle heure était-il alors ?

Lorsque je me couchai, il était onze heure moins cinq ; j'ai regardé ma montre avant de la remonter.

Vous êtes-vous endormies tout de suite ?

Non. Mon mal de tête se calmais un peu, mais je demeurai longtemps éveillée.

Le train était-il arrêté avant que vous vous endormiez ?

Je ne crois pas. Il me semble que nous venions de quitter une gare au moment où je commençais à m'assoupir.

Sans doute à Vincovci. Maintenant, mademoiselle, votre compartiment est-il bien celui-ci ? lui demanda Poirot, indiquant une des cases du plan.

Oui, monsieur.

La couchette du bas, ou celle du haut ?

Celle du bas, le numéro 10.

Avez-vous une autre personne avec vous ?

Oui, une jeune Anglaise, extrêmement gentille et aimable, qui vient de Bagdad.

Après que le train eut quitté la gare de Vincovci, s'est-elle absentée du compartiment ?

Non, j'en suis certain.

Comment pouvez-vous l'affirmer puisque vous dormiez ?

J'ai le sommeil si léger que je m'éveille au moindre bruit. Si elle était descendus de sa couchette, je me serais sûrement éveillée.

Vous-même, vous êtes-vous éloignée du compartiment ?

Pas avant ce matin.

Portiez-vous un peignoir de soie rouge ?

Non, monsieur.

Et la jeune Anglaise qui est avec vous, Miss Debenham, de quelle couleur est sa robe de chambre ?

C'est une sorte d'abba mauve pâle achetée en Orient.

Poirot lui demanda ensuite d'un ton bienveillant :

Pourquoi entreprenez-vous ce voyage ? Vous allez en vacances ?

Oui, je compte les passer en Suède, mais je dois m'arrêter une semaine chez ma sœur, à Lausanne.

Voulez-vous avoir l'obligeance d'écrire le nom et l'adresse de votre sœur ?

Avec plaisir.

Elle prit le papier et le crayon que lui tendait Poirot et écrivit.

Connaissez-vous les Etats-Unis, mademoiselle ?

Non. Une fois, j'ai bien failli accompagner un infirme en Amérique. Par malheur, ce projet a été annulé au dernier moment. Quel dommage ! Les Américains sont si bons et si généreux ! Ils donnent à profusion aux écoles et aux hôpitaux. En outre, ils sont si pratiques !

Vous souvenez-vous de l'affaire Armstrong ?

Non, de quoi s'agissait-il ?

Poirot exposa en quelques mots le rapt et la mort de l'enfant. Greta Ohlsson fut indignée, son chignon jaune pâle lui-même tressaillit.

L'existence de tels monstres ébranle votre foi ! La pauvre mère ! Mon cœur se brise en pensant à la douleur de cette femme.

La brave Suédoise s'en alla, le visage rouge et les yeux embués de larmes.

La main de Poirot se mit à courir sur une feuille de papier.

Qu'écrivez-vous là, cher ami ? demanda M. Bouc.

Mon cher, j'établis une petite table des faits par ordre chronologique.

Ayant terminé, il passa le papier à M. Bouc.

9h15 Le train quitte Belgrade.

Vers 9h40 Le valet de chambre sort du compartiment de Ratchett après avoir préparé un narcotique.

10h MacQueen quitte Ratchett

10h40 Greta Ohlsson voit Ratchett (vu vivant pour la dernière fois). Il était

éveillé et lisait au lit.

Minuit 10 Le train sort de la gare de Vincovci (retard)

Minuit 37 La sonnette de Ratchett retentit. Le conducteur se présente. Ratchett répond : « Ce n'est rien. Je me suis trompé ».

Vers 1h17 Mrs Hubbard, se figurant qu'il y a un homme dans son compartiment, sonne le conducteur.

M. Bouc approuva d'un signe de tête.

Cela me paraît très clair.

Rien en vous chiffonne là-dedans ?

Non, je trouve ce tableau des plus ingénieux et des plus clairs, et il semblerait que l'on pût affirmer que le crime a été commis à 1h15. La montre du mort arrêtée à cette heure-là et le témoignage de Mrs Hubbard le prouvent. Je parierais que le meurtrier est ce grand Italien qui vient d'Amérique. de Chicago. Souvenez-vous que l'Italien se sert de préférence d'un couteau et ne se contente pas de frapper une seule fois.

C'est ma foi vrai.

Sans l'ombre d'un doute, voici la solution du mystère. Cet Italien et Ratchett alias Cassetti font partie de la même bande. D'une manière quelconque Ratchett trahit ses complices. L'italien retrouve sa piste et lui envoie d'abord des lettres de menaces. Enfin, il se venge de façon sanglante. L'affaire est très simple.

Poirot hocha la tête.

Je crains qu'elle ne soit plus compliquée que vous ne le supposez, murmura-t-il.

Quant à moi, je suis convaincu de ce que j'avance, déclara M. Bouc, de plus en plus entiché de son hypothèse.

Souvenez-vous que dans le même compartiment se trouvait le valet de chambre de Ratchett, tenu longtemps éveillé par un mal de dents, et qui jure que l'Italien n'a pas bougé.

Voilà le point difficile.

Poirot cligna de l'œil.

Autrement dit, le mal de dents du serviteur de Mr Ratchett constitue une circonstance fâcheuse pour votre supposition et extrêmement heureuse pour notre ami l'Italien.

Tout finira par s'expliquer, dit M. Bouc d'un air magnanime.

Poirot secoua de nouveau la tête et murmura :

Non, je ne crois pas que ce soit aussi simple que cela !


La déposition de la Princesse Russe

Voyons ce que va nous répondre Michel au sujet de ce bouton, dit Poirot.

Le conducteur des wagons-lits, rappelé devant les enquêteurs, regarda les trois hommes d'un air interrogateur.

M. Bous s'éclaircit la voix.

Michel, lui dit-il, ce bouton de votre tunique a été trouvé dans le compartiment de la dame américaine. Veuillez nous expliquer cette coïncidence.

Machinalement, le conducteur porta sa main à son uniforme.

Je n'ai perdu aucun bouton, monsieur. Il y a certainement une erreur.

Cela semble bizarre, en effet.

Je n'y comprends rien moi-même, monsieur.

L'homme paraissait étonné, mais nullement inquiet.

Etant donné les circonstances, ajouta M. Bouc, on peut affirmer sans crainte de se tromper, que ce bouton est tombé des vêtements de l'homme qui se trouvait hier soir chez Mrs Hubbard lorsque cette personne a sonné.

Mais, monsieur, il n'y avait personne dans le compartiment de cette dame. C'est pure imagination.

Non, Michel. L'assassin de Mr Ratchett a passé par là et a laissé tomber ce bouton.

L'employé, saisissant nettement le sens des paroles de M. Bouc, fut en proie à une violente agitation.

C'est faux, monsieur, c'est faux ! Vous m'accusez de meurtre. Moi ? Je suis innocent ! Pourquoi aurais-je tué ce monsieur que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam.

Où étiez-vous lorsque Mrs Hubbard a sonné ?

Je vous le répète, dans l'autre voiture, en train de causer avec mon collègue.

Nous allons l'envoyer chercher.

Je vous en prie, monsieur, faites-le venir.

On appela le conducteur de la seconde voiture, qui confirma sans hésiter la déclaration de Pierre Michel et ajouta que le conducteur du wagon-lit de Bucarest se trouvait également avec eux. Tous trois s'étaient entretenus du retard causé par la neige. Ils parlaient depuis une dizaine de minutes quand Michel crut entendre un coup de sonnette. Lorsqu'il ouvrit les portes de communication entre les deux voitures, tous trois entendirent distinctement la sonnerie. Michel se précipita pour y répondre.

Vous constatez que ce n'est pas moi le coupable, monsieur ! s'écria Michel.

Alors, expliquez-nous la présence de ce bouton dans le compartiment de Mrs Hubbard.

J'y renonce, monsieur. Pour moi, c'est un mystère. Il ne manque aucun bouton à mon uniforme.

Les deux autres conducteurs firent la même déclaration et ajoutèrent qu'à aucun moment de la nuit ils n'avaient pénétré dans le compartiment de Mrs Hubbard.

Calmez-vous, Michel, dit M. Bouc, et répondez encore à une question : en vous rendant à l'appel de Mrs Hubbard, n'avez-vous pas rencontré quelqu'un dans le couloir ?

Non, monsieur.

N'avez-vous vu personne qui allait vers l'autre extrémité du wagon ?

Non, monsieur.

Bizarre.

Pas tant que cela, mon ami, observa Poirot. Il s'agit d'une question de minutes, Mrs Hubbard se réveille et découvre la présence d'un individu dans son compartiment. Pendant une minute ou deux, paralysée par la terreur, elle ferme les yeux. L'homme se faufile alors dans le couloir. La dame sonne pour appeler le conducteur, mais celui-ci n'arrive qu'au troisième ou quatrième coup de sonnette. A mon avis, c'était plus de temps qu'il n'en fallait.

Pour quoi faire, mon cher, pour quoi faire ? Ne perdez pas de vue que d'épais tas de neige bloquent le train et s'amoncellent de chaque côté du wagon.

Il restait à nos mystérieux assassins deux autres ressources : se réfugier dans un des lavabos ou disparaître dans un des compartiments.

Mais tous étaient occupés.

Précisément.

Vous insinuez que l'assassin aurait simplement regagné son propre compartiment ?

C'est cela même.

Possible, murmura M. Bouc. Pendant les dix minutes d'absence du conducteur, le meurtrier quitte son compartiment, entre chez Ratchett, le tue, ferme la porte au verrou et met la chaînette de sûreté à l'intérieur, sort par le compartiment de Mrs Hubbard et réintègre son compartiment en toute sécurité avant l'apparition du conducteur.

Pour moi, les faits ne se sont pas passés de façon aussi simple, mon cher. Votre ami le docteur vous dira ce qu'il en pense.

D'un geste, M. Bouc congédia les trois conducteurs.

Il nous reste huit voyageurs à interviewer, dit Poirot. Cinq de première classe : la princesse Dragomiroff, le comte et la comtesse Andrenyi, le colonel Arbuthnnot et Mr Hardman ; trois voyageurs de seconde : Miss Debenham, Antonio Foscarelli et la femme de chambre, Fraulein Schmidt.

Qui voulez-vous voir en premier lieu. l'Italien ?

Vous y tenez à votre Italien ! Non, commençons plutôt par le dessus du panier. Madame la princesse consentira peut-être à nous sacrifier quelques instants de son temps précieux. Voulez-vous lui transmettre ce message, Michel ?

Oui, monsieur, dit Michel, qui s'en allait à ce moment.

Dites-lui que nous nous rendront dans son compartiment si cela l'ennuie de venir jusqu'ici, ajouta M. Bouc.

La princesse Dragomiroff prit la peine de se déranger et, après un léger salut, s'assit devant Poirot.

Sa petite figure de crapaud paraissait encore plus jaune que la veille. Certes, la princesse était laide, mais tout comme le crapaud, elle possédait deux yeux magnifiques. Sombres et brillants comme deux diamants noirs, ces yeux reflétaient une énergie latente et une intelligence supérieure. De sa voix grave et courtoise, elle coupa court aux excuses cérémonieuses de M. Bouc.

Inutile de vous excuser, messieurs. Un meurtre a été commis dans ce train, il est naturel que vous interrogiez tous les voyageurs. Pour ma part, je serai heureuse de vous fournir tous les éclaircissements possibles.

Vous êtes on ne peut plus aimable, madame, lui dit Poirot.

Mais non, je remplis simplement mon devoir. Que désirez-vous apprendre de

moi ?

D'abord votre nom et votre adresse, madame. Peut-être préférez-vous les écrire vous-même ?

Poirot lui tendit une feuille de papier et un crayon, mais la princesse les repoussa.

Inscrivez-les vous-mêmes, monsieur. Cela n'a rien de compliqué : Natalia Dragomiroff, 17 avenue Kleber, Paris.

Vous venez de Constantinople, madame ?

Oui, j'y suis descendue à l'ambassade d'Autriche. Ma femme de chambre m'accompagne.

Voudriez-vous avoir l'obligeance de me donner un bref aperçu de votre emploi du temps hier soir, partir du dîner ?

Volontiers. Ayant prié le conducteur de préparer mon lit pour la nuit pendant que j'étais au wagon-restaurant, tout de suite après le dîner je me couchai et je lus jusqu'à onze heures. J'éteignis la lumière, mais une douleur rhumatismale me tint éveillée. Vers une heure moins le quart je fis appeler ma femme de chambre. Elle me massa et me fit la lecture à haute voix jusqu'à ce que je tombasse de sommeil. Je ne saurais préciser l'heure à laquelle elle me quitta. Il pouvait être une heure et demie, peut-être plus tard.

Le train était donc arrêté ?

Oui.

Et vous n'avez rien entendu d'anormal, madame ?

Non rien d'anormal.

Quel est le nom de votre femme de chambre ?

Hildegarde Schmidt.

Est-elle depuis longtemps à votre service ?

Quinze ans.

Vous répondez de son honnêteté ?

Absolument. Sa famille habite le pays de mon défunt mari, en Allemagne.

Vous avez été en Amérique, ce me semble, madame ?

Le brusque changement de sujet fit sourciller la vieille dame.

Oui, maintes fois.

Au cours d'un de vos séjours là-bas, avez-vous fait la connaissance de la famille Armstrong. une famille éprouvée de façon tragique ?

Vous parlez de mes meilleurs amis, dit la princesse frémissante d'émotion.

Vous connaissez donc le colonel Armstrong ?

Lui, moins, mais son épouse, Sonia Armstrong, était ma filleule. Une profonde amitié me liait à sa mère, la tragédienne Linda Arden. un vrai génie, une des plus grandes artistes du monde. Nulle ne l'égalera jamais dans le rôle de Lady Macbeth.

Elle est morte ?

Non, non, elle vit toujours, mais dans la solitude la plus complète. Sa santé fort délicate la tient clouée sur un sofa presque tout le temps.

Il me semble qu'elle avait une seconde fille ?

Oui, beaucoup plus jeune que Mrs Armstrong.

Vit-elle encore ?

Certainement.

Où habite-t-elle ?

La princesse arrêta sur Poirot un regard scrutateur.

Pourquoi me posez-vous ces questions ? Ont-elles quelque rapport avec l'affaire qui vous occupe. l'assassinat commis dans ce train ?

Oui, madame. plus ou moins directement : l'homme qui a été tué cette nuit était le voleur et le meurtrier de l'enfant de Mrs Armstrong.

Ah !

Les sourcils de la princesse Dragomiroff se rapprochèrent et elle se redressa davantage.

Selon moi, ce crime est providentiel ! Excusez, je vous prie, ma franchise brutale.

Je comprends vos sentiments, madame. Mais revenons à ma question. Vous n'y avez pas encore répondu. Où habite la seconde fille de Linda Arden, la cadette de Mrs Armstrong ?

Je ne saurais vous le dire. J'ai perdu tout contact avec la jeune génération. Il me semble qu'après son mariage avec un Anglais voilà quelques années, elle est allée vivre en Angleterre. Je ne me souviens même plus de son nom.

Elle fit une légère pause, puis :

Désirez-vous me demander autre chose, messieurs ?

Encore ceci, madame. un détail tout à fait personnel : la couleur de votre robe de chambre.

Elle leva les sourcils.

Vous avez sans doute une raison pour vous en informer. Ma robe de chambre est en satin bleu.

Voilà tout, madame. Je vous remercie d'avoir bien voulu répondre aussi promptement à mes questions.

Elle fit un geste de sa main chargée de bagues, puis se leva. Les trois hommes l'imitèrent aussitôt.

Avant de se diriger vers la porte, elle s'adressa à Poirot :

Excusez-moi, monsieur. Puis-je me permettre de vous demander votre nom ? Votre physionomie me semble familière.

Hercule Poirot. pour vous servir, madame. Après ce court silence, elle prononça :

Hercule Poirot. C'est cela même. J'y suis maintenant. C'est la main du destin. Très droite, un peu raide dans ses mouvements, elle s'éloigna.

Voilà une grande dame ! déclara M. Bouc. Qu'en pensez-vous, mon ami ? Hercule Poirot, l'air songeur, hocha la tête.

Je me demande, dit-il, ce qu'elle entendait par la main du destin ?

^j/ n

L'interrogatoire du Comte et de la

Comtesse Andrenyi

Le comte et la comtesse Andrenyi furent ensuite convoqués. Cependant, le comte se présenta seul dans le wagon-restaurant.

C'était, à la vérité, un bel homme, large d'épaules, mince de taille et haut de six pieds. Vêtu d'un complet de drap anglais d'une coupe impeccable, il eût pu passer pour un fils d'Albion, n'eussent été la longueur de ses moustaches et ses pommettes légèrement saillantes.

En quoi puis-je vous être utile, messieurs ?

Vous comprendrez, monsieur, lui dit Poirot, qu'après l'événement de cette nuit, mon devoir m'oblige à poser certaines questions à tous les voyageurs.

Assurément. Cela va de soi. Mais je doute que ma femme et moi soyons à même de faire avancer votre enquête. Nous dormions et nous n'avons rien entendu.

Connaissez-vous l'identité de la victime, monsieur ?

Je crois savoir qu'il s'agit du grand Américain. Un homme à la mine antipathique qui, aux repas, prenait la place à cette table.

D'un mouvement de tête il désigna la table où Ratchett et MacQueen s'étaient assis la veille.

C'est bien lui, mais je voulais savoir si vous connaissiez son nom ?

Pas du tout, répondit le comte avec étonnement. Si vous tenez à apprendre comment il s'appelle, consultez son passeport.

Le nom porté sur ledit passeport est Ratchett, mais c'est là un nom d'emprunt. En réalité, le défunt se nomme Cassetti, coupable d'un rapt d'enfant en Amérique.

Tout en parlant, Poirot étudiait le comte, mais celui-ci restait indifférent et observa du ton le plus naturel :

Voilà qui devrait guider l'enquête. Quel pays extraordinaire, l'Amérique !

Vous y avez séjourné sans doute, monsieur le compte ?

J'ai passé une année à Washington.

Peut-être connaissez-vous la famille Armstrong ?

Armstrong. Armstrong. Je ne me souviens plus. On rencontre tant de monde ! Pour en revenir à l'affaire en question, quels renseignements désirez-vous de moi ?

A quelle heure vous êtes-vous retirés pour vous reposer hier soir ?

Des yeux, Hercule Poirot parcourut le plan. Le comte et la comtesse Andrenyi occupaient les compartiments 12 et 13.

Nous avions fait préparer un des compartiments pendant le dîner, et en quittant le wagon-restaurant, nous nous sommes assis un instant dans l'autre.

Dans lequel ?

Le numéro 13. Nous avons joué aux cartes. Vers onze heures, ma femme s'est couchée. Le conducteur a fait mon lit, je me suis également couché et je n'ai fait qu'un somme jusqu'au matin.

Avez-vous remarqué l'arrêt du train ?

Non, pas avant ce matin.

Et votre femme ?

Le comte sourit.

Ma femme ne s'allonge jamais dans une couchette de train sans prendre un somnifère, et hier soir elle a absorbé sa dose habituelle de trional. Je m'excuse de ne pouvoir vous apprendre rien de sensationnel.

Poirot lui tendit une feuille de papier et un porte-plume.

Il ne s'agit que d'une simple formalité, monsieur le comte. Voulez-vous avoir l'obligeance d'inscrire ici vos noms et adresse ?

Mieux vaut, en effet, que je m'en charge moi-même, car l'orthographe du nom de mon domaine offre certaines difficultés pour quiconque ne connaît point la langue de mon pays.

Il rendit le papier à Poirot et se leva.

Il n'est pas nécessaire que ma femme se dérange. Elle ne pourra que vous répéter mes propres paroles.

Un éclair brilla dans les yeux de Poirot.

Sans doute, sans doute. Néanmoins, j'aimerais dire un tout petit mot à Mme la comtesse.

Je vous assure que c'est tout à fait inutile, trancha le comte d'une voix autoritaire.

Oh ! ce ne sera qu'un interrogatoire de pure forme, assura Poirot, de l'air le plus conciliant ; je dois fournir un rapport complet sur l'enquête.

Comme il vous plaira.

Le comte céda de mauvaise grâce. Il fit un petit salut et quitta le wagon-restaurant.

Poirot prit le passeport : il spécifiait le nom et les titres du comte et portait la mention : accompagné de sa femme ; prénoms : Eléna, Maria ; nom de jeune fille : Goldenberg. Quelque employé peu soigneux l'avait souillé d'une tache de graisse.

Attention, prévint M. Bouc, il s'agit d'un passeport diplomatique. De la prudence, mon ami. Ces gens ne doivent point avoir affaire à ce meurtre.

Soyez tranquille, mon vieux. Je déploierai le plus grand tact.

La ravissante comtesse Andrenyi entra dans le wagon-restaurant.

Vous désirez me voir, messieurs ? demanda-t-elle d'un air timide.

Oui, madame la comtesse, mais pour remplir une simple formalité.

Poirot, très galant, se leva et s'inclina en désignant à la jeune femme le siège en face de lui.

Je désire savoir si vous avez vu ou entendu quelque chose qui puisse éclairer le drame de la nuit dernière ?

Rien du tout, monsieur. Je dormais.

N'auriez-vous pas perçu du bruit dans le compartiment voisin du vôtre ? La dame américaine qui l'occupe a sonné le conducteur à maintes reprises, il paraît qu'elle a failli mourir de peur.

Je n'ai rien entendu. J'avais pris un narcotique.

Oui, je comprends. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, madame.

Puis, comme elle s'empressait de se lever :

Encore une petite minute, madame. Les renseignements figurant sur le passeport de votre mari : votre nom de jeune fille, votre âge et ainsi de suite. sont-il exacts ?

Rigoureusement exacts, monsieur.

Voulez-vous me signer cette attestation ?

D'une gracieuse écriture penchée, elle signa : Eléna Andrenyi.

Accompagniez-vous votre mari en Amérique, madame ?

Non, monsieur. (Elle sourit en rougissant légèrement). Nous n'étions pas mariés à cette époque. Nous ne le sommes que depuis un an.

Bien. Je vous remercie, madame. A propos, votre mari fume-t-il ?

Elle le regarda fixement.

Oui.

La pipe ?

Non, monsieur. Des cigarettes et des cigares.

Ah ! merci beaucoup, madame.

Pendant quelques secondes, elle observa Poirot de ses beaux yeux sombres en forme d'amandes, aux longs cils noirs soulignant la pâleur exquise des joues. Ses lèvres, très rouge, s'entrouvraient légèrement. Elle paraissait étonnée.

Pourquoi cette question ?

Poirot agita la main d'un air détaché.

Vous savez, madame, qu'un détective est l'indiscrétion même. Par exemple, peut- être consentirez-vous à me révéler la couleur de votre robe de chambre ?

Elle le regarda en éclatant de rire.

Couleur de maïs, monsieur. Ce détail est-il vraiment important ?

Très important, madame.

Vous êtes donc réellement un détective ?

Pour vous servir, madame.

Je croyais qu'il n'y avait aucun policier dans le train pendant tout le travers la Yougoslavie. c'est-à-dire avant d'arriver en Italie.

Je n'appartiens pas à la police yougoslave, madame. Je suis un international.

Vous appartenez sans doute à la Société des Nations ?

J'appartiens au monde entier, déclara Poirot, théâtral. Je travaille Londres. Vous parlez anglais ?

Oui, un peu.

De nouveau, Poirot s'inclina :

Je ne vous retiens pas davantage, madame. Comme vous le voyez, cette petite interview n'avait rien de terrible.

Elle sourit, salua et sortit.

Quelle jolie femme ! observa M. Bouc. Mais cela n'avance guère l'enquête, soupira-t-il.

-En effet, deux personnes qui n'ont rien vu, ni rien entendu.

Si nous appelions maintenant l'Italien ?

voyage à détective

surtout à

Poirot ne répondit pas tout de suite. Il examinait une tache de graisse sur un passeport diplomatique hongrois.


L'interrogatoire du colonel Arbuthnot

Poirot se redressa brusquement et ses yeux clignotèrent sous le regard de M. Bouc.

Ah ! mon cher ami, sur mes vieux jours je deviens ce qu'on appelle un snob ! A mon avis, la première classe doit passer avant la seconde. Nous remettrons donc notre Italien à plus tard et nous allons interroger le sympathique colonel Arbuthnot.

Jugeant le français du colonel un peu sommaire, Poirot s'adressa à lui en anglais.

Il s'assura d'abord du nom, de l'âge, du domicile et de la situation militaire d'Arbuthnot, puis il lui demanda :

Vous venez des Indes pour aller chez vous en Angleterre passer votre congé. ce que nous appelons, en français, une permission ?

Indifférent à ces détails de linguistique, le colonel répondit avec une brièveté toute britannique :

Oui.

Vous ne voyagez pas par bateau ?

Non.

Pourquoi ?

J'ai préféré le chemin de fer pour des raisons personnelles.

Vous venez directement des Indes ?

Le colonel répondit sèchement :

Je me suis arrêté un nuit à Ur, en Chaldée, et trois jours à Bagdad, chez un de mes amis.

Vous avez passé trois jours à Bagdad. La jeune Anglaise, Miss Debenham, vient également de Bagdad. Vous seriez-vous rencontrés dans cette ville ?

Pas du tout. J'ai vu Miss Debenham pour la première fois dans le train de Kirkuk à Nissibin.

Poirot, penché en avant, prit un ton persuasif.

Monsieur, je vous en prie, ne vous formalisez pas. Mais Miss Debenham et vous êtes les deux seuls Anglais voyageant dans ce train. Il est donc indispensable que chacun de vous me donne son opinion sur son compatriote.

C'est inadmissible ! répliqua froidement le colonel.

Pas tant que cela. Le crime a probablement été commis par une femme. La victime a été frappée à une douzaine de reprises. Le chef de train lui-même vient de dire : « Ce crime est l'œuvre d'une femme ! » En ce cas, mon premier devoir consiste à bien étudier les voyageurs du train Stamboul-Calais. Mais il est très difficile d'apprécier une Anglaise. Elles sont si réservées. Dans l'intérêt de la justice, veuillez donc me dire, monsieur, quel genre de personne est cette Miss Debenham. Que savez-vous sur son compte ?

Miss Debenham est une femme de la haute société.

ah ! vous ne pensez pas qu'elle puisse être impliquée dans cette affaire ?

Cette idée ne tient pas debout ! L'homme assassiné lui était tout à fait inconnu. Elle ne l'avait jamais vu auparavant.

Vous l'a-t-elle dit ?

Oui. Elle m'a tout de suite fait remarquer son aspect désagréable. Si une femme a commis le crime, ce que vous semblez avancer sans aucune preuve, Miss Debenham ne saurait être soupçonnée.

Vous défendez chaudement sa cause, remarqua Poirot en souriant.

Le colonel lui lança un regard glacial.

Je me demande ce que vous insinuez par là.

Poirot baissa les yeux et se mit à feuilleter les papiers placés devant lui.

Ne nous égarons pas et revenons aux faits, reprit-il. Ce crime, nous avons tout lieu de le croire, a été perpétré cette nuit vers une heure et quart. Il est donc essentiel que nous connaissions l'emploi du temps de tous les voyageurs à cette heure-là.

Je vous l'accorde. A une heure et quart, autant que je me souvienne, je bavardais avec le jeune Américain, le secrétaire de la victime.

Vous vous trouviez dans son compartiment ou était-il dans le vôtre ?

J'étais dans le sien.

N'est-ce pas ce jeune homme répondant au nom de MacQueen ?

Si.

C'est un de vos amis ?

Non. Je le voyais pour la première fois. Nous échangeâmes quelques banalités hier au soir, puis la conversation prit un tour qui nous intéressa tous deux. D'habitude, je me lie moins vite avec un Américain. Ces gens-là ne me sont guère sympathiques.

Poirot sourit intérieurement au souvenir des propos de MacQueen concernant les Anglais.

. Toutefois, ce jeune homme me plut tout de suite, il émit quelques idées ridicules sur les Indes. Ces Américains sont d'incorrigibles sentimentaux. J'ai passé trente années aux Indes et j'ai réfuté sans peine ses arguments. D'autre part, il m'a parlé de la question financière en Amérique, et de la politique en général. Entraînés par ces sujets d'actualité, nous ne songions plus à l'heure. Lorsque je consultai ma montre, elle marquait deux heures moins le quart.

Et à cette heure-là vous avez interrompu votre conversation ?

Où était le conducteur à ce moment-là ?

Assis sur son siège au bout du couloir. Au moment où j'entrais dans mon compartiment, MacQueen l'a appelé.

Pourquoi ?

Sans doute pour qu'il lui fasse son lit.

Colonel Arbuthnot, réfléchissez bien avant de répondre. Pendant que vous vous entreteniez avec MacQueen, quelqu'un est-il passé devant la porte dans le couloir ?

Plusieurs personnes, il me semble, mais je n'y ai guère porté attention.

Je veux dire durant la dernière heure de votre conversation. Vous êtes descendu à Vincovci, n'est-ce pas ?

Oui, une minute à peine. Le froid était si intense que nous avons regagné en hâte notre voiture surchauffée. Permettez-moi de vous faire remarquer, en passant, qu'on étouffe dans ce train.

M. Bouc poussa un soupir.

Impossible de contenter tout le monde ! Les Anglais veulent toutes les fenêtres ouvertes et les autres voyageurs s'empressent de les fermer.

Ni Poirot ni le colonel Arbuthnot n'attachèrent d'importance à cette réflexion professionnelle.

A présent, monsieur, reportez votre esprit en arrière, à ce moment où la température rigoureuse du dehors vous obligea à remonter dans le wagon, dit Poirot d'une voix aimable. Vous vous asseyez donc et vous fumez une cigarette. ou une pipe.

Poirot fit une pause d'une seconde et le colonel lui fournit le renseignement désiré.

Moi, la pipe. MacQueen fumait des cigarettes.

Bien. Le train se remet en marche. Vous fumez votre pipe en discutant de politique européenne. et mondiale. Il se fait tard. Presque tous les voyageurs se sont retirés dans leurs compartiments pour la nuit. Rappelez-vous bien : quelqu'un est-il passé devant la porte ?

Le sourcil froncé, Arbuthnot essaya de rassembler ses souvenirs.

Il est difficile de préciser. Toute mon attention était absorbée par la conversation.

D'ordinaire, un soldat possède une certaine dose d'observation naturelle. Il voit sans regarder, pour ainsi dire.

Le colonel réfléchit encore et hocha la tête.

Je ne me rappelle pas avoir vu quelqu'un longer le couloir, outre le conducteur. Ah !... si, pourtant !... une femme !

Vous l'avez vue ! Etait-elle jeune. ou vieille ?

Je ne l'ai pas vue. ! A ce moment-là, j'étais tourné de l'autre côté. Mais je me souviens d'un froufrou soyeux et de l'odeur d'un parfum.

Quel genre de parfum ?

Je ne saurais le définir exactement. Mais cette odeur très capiteuse devait se propager à grande distance. Cependant, je ne puis dire exactement quand elle est venue frapper mes narines. Attendez. Il me semble tout de même que c'est après que nous eûmes quitté Vincovci.

Comment cela ?

Voici : je parlais alors du fameux plan quinquennal et, par une association d'idées ce parfum me fit songer à la situation de la femme en pays soviétique. Et ce fut vers la fin de notre conversation que nous abordâmes la question de la Russie.

Vous ne pouvez nous donner plus de précision ?

Non. J'affirme toutefois que cela eut lieu pendant la dernière demi-heure.

Après que le train se fut arrêté ?

Oui. J'en suis presque certain.

Bon. Connaissez-vous l'Amérique, colonel Arbuthnot.

Non. Je n'y ai jamais mis les pieds.

Vous souvenez-vous d'un colonel anglais, nomme Armstrong ?

Armstrong ?... Armstrong. J'ai connu deux ou trois Armstrong. Tommy Armstrong, du 60 e . Selby Armstrong, qui fut tué dans la Somme.

Je veux parler du colonel Armstrong qui épousa une Américaine et dont l'enfant fut enlevé et assassiné.

Ah ! je me rappelle avoir lu l'affaire dans les journaux. Il s'agit de Toby Armstrong. Je ne l'ai jamais rencontré, mais j'ai beaucoup entendu parler de lui comme d'un officier de valeur. Il était décoré de la Croix de Victoria.

L'homme qu'on a tué cette nuit était l'assassin de l'enfant du colonel Armstrong.

En ce cas, il a mérité son sort. Cependant, j'eusse mieux aimé le savoir pendu. ou électrocuté, suivant la coutume américaine.

De fait, colonel Arbuthnot, vous préférez le châtiment légal à la vengeance privée ?

La vendetta telle qu'elle est pratiquée en Corse ou par la Maffia est inadmissible de nos jours. Pensez-en ce qu'il vous plaira, pour moi, le système le plus sûr demeure encore la justice rendue par les tribunaux.

Poirot considéra le colonel.

J'approuve votre façon de voir, colonel. Je crois que c'est tout ce que j'avais à vous demander. Avez-vous souvenance d'autres détails qui vous paraissent suspects ?

Non, de rien. A moins que.

Il hésita.

Continuez, je vous en prie.

Oh ! ce n'est qu'un fait insignifiant. Voici : au moment où je regagnais mon compartiment, je remarquai que la porte voisine de la mienne. la dernière. tout au bout.

Oui, le numéro 16.

Exactement. La porte du numéro 16 était entr'ouverte et le voyageur qui occupait ce compartiment jeta un rapide coup d'œil dans le couloir, puis tira vivement la porte. Ce qui m'a surpris, c'est ce geste furtif.

En effet, dit Poirot.

Il se peut que tout cela soit naturel. Mais dans le calme impressionnant des premières heures du matin, une tête qui avance et se retire brusquement dans l'entrebâillement d'une porte vous a une allure sinistre. de roman policier.

Il se leva.

Si vous n'avez pas davantage besoin de moi.

Je vous remercie, colonel, c'est tout.

L'officier hésita un instant. Sa première répugnance à se laisser interroger par un étranger se trouvait à présent complètement dissipée.

A propos de Miss Debenham, ajouta-t-il d'une façon un peu gauche et rougissant légèrement, je vous déclare que c'est une personne irréprochable. une pukka sahib.

Il s'en alla.

Que signifie une pukka sahib ? demanda le docteur Constantine.

Cela signifie, expliqua Poirot, que le père et les frères de Miss Debenham ont fréquenté les mêmes écoles que le colonel Arbuthnot.

Oh ! cela n'a rien à voir avec le crime, dit le docteur, désappointé.

Poirot, pianotant sur la table, se plongea dans une rêverie.

Le colonel fume la pipe, dit-il enfin. Dans le compartiment de Mr Ratchett j'ai trouvé un cure-pipe, et Mr Ratchett ne fumait que des cigares.

Ainsi, vous croyez.

Jusqu'ici, c'est le seul homme qui s'avoue fumeur de pipe. De plus, il a entendu parler du colonel Armstrong, et peut-être l'a-t-il connu sans vouloir l'admettre.

Vous supposeriez.

Poirot hocha violemment la tête.

Non, il est impossible. tout à fait impossible qu'un honorable Anglais, d'intelli gence moyenne et féru de légalité, ait frappé un ennemi de douze coups de couteau ! Vous partagez cet avis, n'est-ce pas ?

Oui, il suffit de raisonner un peu, dit M. Bouc.

Nous devons tenir compte de la psychologie de chaque individu. Ce crime porte une signature, et ce n'est certes pas celle du colonel Arbuthnot. Passons au suivant.

Cette fois, M. Bouc ne nomma pas l'Italien, mais il y pensa.

L'interrogatoire de Mr Hardman

Le dernier des voyageurs de première classe, Mr Hardman, était un grand Américain rutilant qui s'était assis à table avec l'Italien et le valet de chambre.

Il portait un costume à carreaux, une chemise rose, une épingle de cravate étincelante, et mâchait quelque chose quand il entra. Sa face massive aux traits vulgaires exprimait la bonhomie.

Bonjour, messieurs, qu'y a-t-il pour votre service ?

Vous avez entendu parler du meurtre, monsieur. euh. Hardman ?

Pour sûr !

D'un coup de langue adroit, il déplaça la gomme dans sa bouche.

Notre devoir nous oblige à interroger tous les voyageurs.

D'accord. C'est le seul moyen d'aboutir.

Poirot consulta le passeport ouvert devant lui et lut :

« Cyrus Belthman Hardman, sujet américain, quarante et un ans, représentant en rubans de machines à écrire. »

OK. C'est bien moi.

Vous vous rendez de Stamboul à Paris ?

Vous l'avez dit.

Le but de ce voyage ?

Les affaires.

Voyagez-vous d'habitude en première classe, monsieur Hardman ?

Oui, monsieur. Ma maison paie mes frais de déplacement, ajouta-t-il en clignant de l'œil.

Arrivons à présent aux événements de cette nuit. Que pouvez-vous nous apprendre à ce sujet ?

Rien du tout.

Quel dommage ! Peut-être nous direz-vous à quoi vous avez occupé votre temps hier soir, après le dîner ?

Pour la première fois, l'Américain réfléchit avant de répondre.

Excusez-moi, messieurs. Apprenez-moi d'abord qui vous êtes ?

Poirot fit les présentations.

Voici M. Bouc, un des directeurs de la Compagnie des Wagons-Lits, et le docteur Constantine, qui examina la victime.

Et vous-même ?

Je suis Hercule Poirot, chargé par la Compagnie de mener l'enquête.

J'ai entendu parler de vous, dit Mr Hardman (Puis il ajouta après quelques secondes :) Autant vous parler franchement.

Je vous le conseille, prononça Poirot d'un ton sec.

Si seulement je connaissais la moindre chose, je ne demanderais pas mieux que de vous le dire. Le malheur est que je ne sais rien. et, ce qui me désole, c'est que je devrais pouvoir vous renseigner.

Je vous en prie, monsieur Hardman, arrivez au fait.

Mr Hardman donna un nouveau coup de langue à la gomme qu'il mâchait, plongea la main droite dans sa poche. et soudain tout en lui sembla se métamorphoser. Se dépouillant du rôle comique qu'il jouait, il reprenait son aspect naturel. Il dit, prononçant les nasales de façon moins déplaisante :

Ce passeport est truqué. Voici ma véritable identité.

Poirot examina la carte que l'Américain venait de lui lancer, et M. Bouc se pencha par-dessus l'épaule de son ami pour lire :

Mr Cyrus B. Hardman

Agence de police privée MacNeil New-York

Poirot connaissait cette agence de détectives, une des plus fameuses des Etats-

Unis.

Maintenant, monsieur Hardman, le moment est venu de nous expliquer ce que tout cela signifie.

Bien sûr. Voici les faits. Venu en Europe pour filer un couple d'escrocs, - rien de commune avec cette affaire-ci, - je leur mis la main au collet à Stamboul et câblai à mon chef qui m'envoya l'ordre de revenir. Je me préparais à voyager tranquillement jusqu'à New York lorsque je reçus ceci.

Il tendit une lettre à Poirot :

Cher monsieur,

J'ai appris que vous apparteniez à l'agence Neil.

Veuillez avoir l'obligeance de passer me voir à mon

appartement à quatre heures, cet après-midi.

La lettre était signée Ratchett et portait l'en-tête de l'Hôtel Takatlian.

Eh bien ?

Je me trouvai au rendez-vous fixé par Mr Ratchett, qui me mit au courant de la situation et me montra deux lettres.

Croyait-il sa vie menacée ?

Il prétendait que non, mais au fond il avait la frousse. Il me demanda de voyager jusqu'à Paris dans le même train que lui et de veiller à sa sécurité. Eh bien, messieurs, en dépit de ma surveillance, il a été assassiné. Je le déplore de tout mon cœur. Pour moi, cette affaire paraît bigrement mauvaise.

Vous avait-il indiqué comment procéder pour le protéger ?

Pour sûr ! Il avait tout préparé. Par malheur, il me fut impossible de pendre le compartiment voisin du sien. Il ne restait que le numéro 16 et encore j'eus toutes les peines du monde à l'obtenir. Je soupçonne le conducteur d'avoir voulu le tenir en réserve. Enfin, passons ! En examinant les lieux, je constatai qu'après tout le numéro 16 offrait une position stratégique de premier ordre. En avant du wagon-lit de Stamboul il n'y avait que le wagon-restaurant et, de ce côté, la porte du couloir, côté du restaurant était fermée pendant la nuit. Restait la plate-forme communiquant avec les autres voitures du train. dans ce cas, mon homme devait passer devant mon compartiment.

Vous ne connaissez pas le signalement du meurtrier éventuel ?

Pardon, Mr Ratchett me l'avait décrit.

Quoi ?

Les trois hommes se penchèrent vers Hardman qui poursuivit :

C'était, me dit-il, un petit brun avec une voix douce, féminine. Du reste, Ratchett ne s'attendait pas à être attaqué la première nuit du voyage, mais la seconde ou la troisième.

Il savait donc., observa M. Bouc.

Il en savait certainement plus long qu'il n'en a confié à son secrétaire, dit Poirot d'un air pensif. Vous a-t-il appris pourquoi on le menaçait ?

Non, il se montra plutôt réticent sur ce point. A mes questions il répondit seulement que son ennemi voulait sa mort.

Un petit homme brun. avec une voix de femme. répéta Poirot, pensif.

Puis regardant Hardman bien en face, il dit :

Naturellement, vous avez identifié l'homme ?

Quel homme ?

Ratchett. Vous l'aviez reconnu ?

Vous dites ?

Ratchett n'était autre que Cassetti, le meurtrier du bébé Armstrong.

Mr Hardman fit entendre un long sifflement.

En voilà une histoire !... Ma foi,, non, je ne l'avais pas reconnu. Je me trouvais dans l'Ouest de l'Amérique à cette époque. J'ai peut-être vu la photographie de Cassetti dans les journaux, mais on reconnaîtrait à peine sa propre mère sur certains clichés de presse. Ce bandit italien devait, en effet, avoir pas mal d'ennemis.

Vous souvenez-vous, parmi les gens mêlés au procès Armstrong, d'un personnage qui répondît à ce signalement : petit, brun et la voix d'une femme ?

Hardman réfléchit un instant.

Presque tous les membres de la famille Armstrong sont décédés. La domestique qui avait la surveillance du bébé s'est même jetée par la fenêtre.

« Cette jeune fille était une étrangère, n'est-ce pas ? Mais il ne faut pas s'en tenir à la seule affaire Armstrong. Cassetti s'était bien avant cela spécialisé dans l'enlèvement des enfants.

Peut-être, mais nous avons des raisons pour rattacher la mort du bandit à l'affaire Armstrong.

Mr Hardman eut un regard interrogateur ; Poirot garda le silence. L'Américain hocha la tête.

Je ne vois personne répondant à ce signalement dans l'affaire Armstrong ; mais, je vous le répète, je voyageais loin de New York à cette époque et ne suis pas complètement renseigné.

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