Bien. Continuez votre déposition, monsieur Hardman.

Il ne me reste pas grand' chose à ajouter. Je dormais pendant le jour pour veiller la nuit. Hier soir, en ce qui me concerne, tout se passa normalement. J'observai le couloir par l'entrebâillement de ma porte. Personne ne passa.

Vous en être bien sûr ?

Absolument certain. Personne n'est entré par la porte du quai ni par la voiture d'Athènes, je vous en donne ma parole.

De votre poste d'observation, pouviez-vous voir le conducteur ?

Pour sûr ! Son petit siège se trouve presque à hauteur de ma porte.

A-t-il quitté sa place après l'arrêt du train à Vincovci ?

Il a répondu à un ou deux coups de sonnette. peu après la panne de train. Ensuite, il a passé devant moi pour se rendre dans l'autre wagon et y est demeuré un quart d'heure environ. Une sonnerie de nuit se mit alors à carillonner et le conducteur revint en courant. Je sortis dans le couloir pour voir ce qui arrivait. C'était seulement la dame américaine qui protestait contre je ne sais quoi. Le conducteur alla ensuite dans un autre compartiment et apporta une bouteille d'eau minérale à un voyageur. Puis il se rassit dans son coin et au bout d'un moment, il se rendit à l'autre extrémité du wagon pour faire le lit de quelqu'un. Après quoi il me semble qu'il n'a pas bougé jusqu'à cinq heures ce matin.

S'est-il endormi ?

Je ne puis vous le dire.

Poirot ramassa machinalement sur la table la carte officielle du détective de l'agence Neil.

Veuillez, je vous prie, contresigner ce carton, monsieur Hardman.

Il n'y a sans doute personne qui soit susceptible de confirmer votre identité, monsieur Hardman ?

Dans ce train ? Non, pas précisément. A moins que le jeune MacQueen ne me reconnaisse. Je l'ai souvent vu dans le bureau de son père à New-York, mais je doute qu'il m'ait spécialement remarqué parmi les nombreux autres détectives. Non, monsieur Poirot, il faudra attendre que la neige nous permette de continuer notre voyage pour câbler à New York. Mais vous pouvez être tranquille. Je ne vous ai pas trompé. Au revoir, messieurs. Monsieur Poirot, enchanté d'avoir fait votre connaissance !

Poirot lui offrit une cigarette.

Peut-être préférez-vous la pipe ?

Non, je ne fume pas la pipe.

Il prit une cigarette et sortit à grands pas.

Les trois hommes s'entre-regardèrent.

Vous le croyez sincère ? demanda le docteur Constantine.

Oui, je connais ce genre d'individus. De plus, il sera facile de vérifier son identité.

En tout cas, il nous a fourni un renseignement intéressant, dit M. Bouc.

Certes.

Un petit homme brun, à la voix féminine, ajouta M. Bouc méditatif.

Hélas ! ce signalement ne se rapporte à aucune des personnes présentes dans ce train, observa Poirot.


L'interrogatoire de l'Italien

Et maitnenant, déclara Poirot avec un sourire malicieux, nous allons réjouir le cœur de M. Bouc en appelant l'Italien.

Antonio Foscarelli entra dans le wagon-restaurant d'un pas souple et alerte. Son visage de pur latin au teint hâlé par le soleil exprimait la satisfaction.

Il parlait couramment le français avec un très léger accent.

Vous vous appelez Antonio Foscarelli ?

Oui, monsieur.

Vous êtes, à ce que je vois, naturalisé Américain ?

Oui, monsieur, pour la commodité de mes affaires.

Vous êtes représentant des automobiles Ford ?

Oui, alors vous comprenez...

Suivi un exposé très circonstancié, au terme duqel les trois hommes apprirent en détail les méthodes de travail de Foscarelli, ses voyages, sa situation financière, son opinion sur les Etats-Unis et les différents pays européens. Il n'était pas besoin de lui arracher les renseignements. Les mots jaillissaient de ses lèvres comme d'une source.

Sa figure rayonnait ; il s'épongeait le front avec un mouchoir.

Comme vous voyez, je traite d'énormes affaires. Je suis moderne, moi, et je m'y entends pour la vent.

Ainsi vous faites la navette entre l'Amérique et l'Europe depuis une dizaine d'années ?

Oui, monsieur. Je me souviens du jour où pour la première fois je pris le paquebot. pour aller aux Etats-Unis. C'est si loin !... Ma mère, ma petite sœur.

Poirot coupa court à ces souvenirs familiaux :

Durant vos séjours en Amérique, avez-vous rencontré l'homme qui a été tué cette

nuit ?

Jamais. Oh ! je connais cette sorte de type. l'air respectable, toujours tiré à quatre épingles, mais tout cela n'est que de la surface. D'après mon expérience, sans le connaître, je tiens cet individu-là pour une canaille. Je vous donne mon opinion pour ce qu'elle vaut.

Elle est tout à fait juste, dit Poirot sèchement. Ratchett était Cassetti, le ravisseur d'enfants.

Je le savais bien ! Je suis devenu de première force pour lire le caractère des gens d'après leur physionomie. Dans le commerce, c'est une qualité indispensable. Parlez-moi de l'Amérique ! C'est là seulement qu'on sait dresser un bon vendeur.

Vous souvenez-vous de l'affaire Armstrong.

Euh. pas très bien. Il s'agissait d'un enfant. d'une petite fille, n'est-ce pas ?

Oui, un crime horrible.

L'Italien semblait être la première personne à ne pas partager cette sévérité d'appréciation.

Oh ! ma foi, ces événements arrivent couramment dans de grands pays civilisés tels que l'Amérique.

Poirot l'interrompit.

Avez-vous jamais rencontré un membre quelconque de la famille Armstrong ?

Non, je ne crois pas. Mais je vois tant de clients. Tenez, je vais vous donner quelques chiffres. L'année dernière seulement, j'ai vendu.

Monsieur, je vous en prie, ne nous égarons pas.

La main de l'Italien se leva dans un geste d'excuse.

Mille pardons, monsieur.

Veuillez me dire ce que vous avez fait hier après dîner.

Volontiers. Je m'attardai ici le plus longtemps possible à bavarder avec l'Américain assis à ma table, un représentant en rubans de machine à écrire. Ensuite, j'allai dans mon compartiment. Il était vide. Le misérable John Bull, qui l'occupe avec moi, s'était rendu auprès de son maître. Enfin, il revint avec sa figure d'empaillé. Impossible de lui arracher d'autres paroles que oui ou non. Quelle race antipathique, ces Anglais ! Assis dans un coin, raide comme la justice, il lisait, quand le conducteur vint préparer nos lits.

Les numéros 4 et 5, dit Poirot.

C'est cela même. le dernier compartiment. Je montai dans ma couchette, celle du dessus, et je fumai en lisant. Mon Anglais souffrant, paraît-il, d'une rage de dents, employa un calmant qui sentait très fort. Il se coucha et se mit à gémir. Peu après, je m'endormis, mais chaque fois que je m'éveillais, je l'entendais se plaindre.

Savez-vous s'il est sorti du compartiment au cours de la nuit ?

Je ne crois pas. Je m'en serais aperçu. La lumière du couloir vous éveille automatiquement en vous faisant songer à une visite de la douane.

Vous a-t-il parlé de son maître ? A-t-il montré quelque animosité contre lui ?

Je vous ai déjà dit qu'il ne parlait pas plus qu'une carpe.

Vous fumez, avez-vous dit. la pipe, la cigarette ou le cigare ?

Des cigarettes seulement.

Poirot lui en offrit une qu'il accepta.

Avez-vous déjà été à Chicago ? demanda M. Bouc

Oh ! oui. une ville superbe. mais je connais davantage New York, Washington, Detroit. Et vous, avez-vous été en Amérique ? Non ? Je vous conseille d'y aller. Vous.

Poirot avança une feuille de papier à l'Italien.

Veuillez inscrire vos noms et résidence habituelle au bas de ce papier.

L'Italien écrivit avec des grands paraphes, puis il se leva, toujours aussi souriant.

Est-ce tout ? Vous n'avez plus besoin de moi ? Au revoir, messieurs. J'espère que la neige ne nous retiendra pas ici trop longtemps. On m'attend à Milan. je risque de perdre cette affaire.

Il disparut.

Poirot regarda M. Bouc.

Cet homme a longtemps vécu en Amérique, dit celui-ci. Les Italiens sont de fieffés menteurs et ils jouent facilement du couteau. Je déteste les Italiens.

Cela se voit, observa Poirot en souriant. Toutefois, permettez-moi de vous faire remarquer que nous ne possédons pas la moindre preuve accusatrice contre cet Italien- là.

Alors, que faites-vous de la psychologie des races ? L'Italien ne frappe-t-il pas son ennemi à coups de poignard ?

Evidemment. mais surtout dans la violence d'une querelle, répliqua Poirot. Or, ce crime me semble avoir été préparé de longue date et avec maintes précautions. Pour moi il ne s'agit point ici d'un meurtre commis par un. Latin. J'y découvre les traces d'une froide préméditation. d'un esprit anglo-saxon.

Il prit les derniers passeports et ajouta :

Voyons à présent Miss Mary Debenham.


L'interrogatoire de Miss Debenham

Vêtue d'un tailleur noir agrémenté d'un gilet de soie grise, les ondulations de sa sombre chevelure aussi régulières et nettes que ses mouvements, Mary Debenham entra.

Elle s'assit devant Poirot.

Vous êtes bien Miss Mary Hermonion Debenham, âgée de vingt-six ans, n'est-ce

pas ?

Oui.

Anglaise ?

Oui.

Mademoiselle, voulez-vous avoir l'obligeance d'inscrire votre nom et votre adresse en Angleterre sur cette feuille de papier ?

Elle le fit aussitôt d'une écriture énergique et claire.

A présent, mademoiselle, veuillez me dire ce que vous savez du crime de cette

nuit.

Je suis incapable de vous apprendre quoi que ce soit. Je me suis couchée et j'ai dormi aussitôt.

Ce meurtre commis dans le train vous cause-t-il quelque chagrin ?

A cette question inattendue, la jeune fille eut dans ses yeux gris un regard étonné.

Je ne saisis pas bien ce que vous me demandez.

C'est pourtant bien simple, mademoiselle. Je répète : ce meurtre commis dans le train vous a-t-il attristé ?

Je n'ai pas encore considéré l'événement de ce point de vue. De fait, je puis dire qu'il ne me touche pas le moins du monde.

Un assassinat. pour vous se réduit à un fait divers.

Evidemment. Il est désagréable de voyager dans un train où un meurtre a été commis, dit Mary Debenham d'une voix dalme.

Vous êtes bien Anglo-Saxonne, mademoiselle. D'une indifférence à toute épreuve. Elle esquissa un sourire.

Je ne juge point indispensable d'éclater en sanglots pour démontrer ma sensibilité. Ne meurt-il pas des gens tous les jours ?

La mort est chose commune, le meurtre est un peu plus rare.

J'en conviens.

Vous ne connaissez pas l'homme qui a été assassiné ?

Je l'ai vu hier, pour la première fois au déjeuner.

Et quelle impression vous a-t-il faite ?

Je l'ai à peine remarqué.

Ne vous a-t-il pas produit l'effet d'un honnête homme ? Elle haussa légèrement les épaules.

Je ne l'ai pas suffisamment observé pour être à même d'émettre sur lui la moindre opinion.

Poirot dévisagea la jeune fille.

Mademoiselle, vous ne semblez pas, à ce que je vois, approuver la façon dont je conduis mon interrogatoire. Vous pensez sans doute qu'un Anglais s'y prendrait autrement, irait droit au but, poserait sèchement les questions nécessaires et s'en tiendrait au fait. Moi, j'use de petits détours. J'étudie le témoin et, après m'être formé un jugement sur lui, je l'interroge en conséquence. Tenez : il y a une minute, j'avais devant moi un personnage très loquace qui prétendait développer ses idées sur divers sujets. A celui-là, j'ai demandé de répondre « oui » ou « non » à mes questions. Vous lui succédez. Aussitôt je vois que j'ai affaire à une personne calme et ordonnée qui répond brièvement à mes interrogations. Alors - voyez un peu la perversité de l'humaine nature - je m'applique à vous faire exprimer vos émotions, vos pensées. Cette méthode vous déplaît ?

Si vous désirez mon opinion franche, je vois dans votre façon d'agir une perte de temps. De savoir si oui ou non j'estimais Mr Ratchett ne hâtera pas d'une seconde la solution du mystère.

Savez-vous qui était réellement Ratchett, mademoiselle ?

Mrs Hubbard l'a raconté à qui voulait l'entendre.

Et que dites-vous de l'affaire Armstrong ?

Je trouve ce crime odieux.

Poirot regarda la jeune fille d'un air songeur.

Vous venez de Bagdad, il me semble, Miss Debenham ?

Oui.

Vous allez à Londres ?

Oui.

Que faisiez-vous à Bagdad ?

J'étais gouvernante de deux enfants.

Reprenez-vous votre situation après vos vacances ?

Il est probable que non.

Pourquoi ?

Bagdad est trop loin. J'essaierai de trouver une place acceptable à Londres.

Je pensais que vous alliez vous marier.

Miss Debenham ne répondit pas. Elle regarda Poirot bien en face, d'un air qui semblait dire : « Vous êtes un impertinent ».

Que pensez-vous de la dame avec qui vous partagez votre compartiment, Miss Ohlsson ?

C'est une excellent personne, très simple.

De quelle couleur est sa robe de chambre ?

Mary Debenham parut interloquée.

Elle porte un peignoir en lainage marron.

Ah ! J'espère que vous ne me taxez pas d'indiscrétion si j'ai remarqué à Stamboul la couleur de votre robe de chambre, mauve pâle, n'est-ce pas ?

Oui.

Avez-vous une autre robe de chambre, mademoiselle, de couleur rouge vif ?

Non, celle-là n'est pas à moi.

Poirot se pencha en avant : ses yeux semblaient ceux d'un chat.

A quoi donc ?

La jeune fille recula, effarée.

Je l'ignore. Où voulez-vous en venir ?

Au lieu de répondre : « Non, je ne possède pas de robe de chambre de cette couleur », vous venez de dire : « Celle-là n'est pas à moi. », autrement dit : elle appartient à quelqu'un d'autre ?

C'est la vérité.

A une autre voyageuse ?

Oui.

A qui ?

Je viens de vous répondre que je n'en saisi rien. Je me réveillai ce matin avec l'impression que le train était resté depuis longtemps immobile. J'ouvris la porte et regardai dans le couloir lorsque je vis à l'autre bout une personne portant une robe de chambre rouge.

Et vous ne savez pas qui c'était ? Avait-elle les cheveux blonds, noirs ou gris ?

Je ne sais pas. Elle avait une coiffure de nuit et je ne l'ai aperçue que de dos.

Etait-elle grande ou petite ?

Plutôt mince et élancée ; toutefois, il m'est difficile de rien affirmer. La robe de chambre était garnie de dragons brodés.

Oui ! oui ! c'est bien cela !

Poirot demeura un instant silencieux, puis il murmura :

Je n'y comprends plus rien. Tout s'embrouille ! Relevant la tête, il dit à Miss Debenham :

Je ne vous retiens pas plus longtemps, mademoiselle.

Ah !

Elle parut étonnée, mais se leva promptement. Au moment de franchir la porte, elle revint sur ses pas.

La demoiselle suédoise. Miss Ohlsson. paraît fort ennuyée. Vous lui avez dit qu'elle était la dernière personne ayant vu la victime vivante et elle s'imagine que vous la soupçonnez. Me permettez-vous de la rassurer ?... La pauvre femme ne ferait pas de mal à une mouche, ajouta-t-elle en souriant.

A quelle heure est-elle allée chercher de l'aspirine chez Mrs Hubbard ?

Peu après dix heures et demis.

Combien de temps demeura-t-elle absente ?

Cinq minutes environ.

A-t-elle encore quitté le compartiment au cours de la nuit ?

Non.

Poirot se tourna vers le docteur.

Ratchett aurait-il pu être tué si tôt ?

Le docteur secoua la tête négativement.

En ce cas, tranquillisez votre amie, mademoiselle.

Merci.

Miss Debenham sourit encore et ajouta :

Cette malheureuse créature ressemble à une brebis apeurée. Elle s'effraie d'un rien et ne cesse de gémir.

Miss Debenham sortit.

interrogatoire de la femme de

chambre allemande

Mon vieux, dit M. Bouc à son ami, cette fois, je ne vous comprends pas. A quoi rime tout cela ?

Je cherchais à découvrir un défaut.

Un défaut ?

Oui. dans l'armure de cette jeune fille. J'essayais d'ébranler son sang-froid. Je ne sais si j'ai réussi. Mais elle était loin de s'attendre aux questions que je lui ai posées.

Vous la soupçonnez ? demanda M. Bouc. Pourquoi ? Elle me semble charmante. Incapable d'être mêlée à un crime pareil.

Tel est également mon avis, dit le docteur Constantine. Une personne aussi froide et aussi maîtresse de ses nerfs, au lieu de tuer un homme, le poursuivrait devant les tribunaux.

Poirot soupira.

Il faudrait tout d'abord éloigner de vous l'idée tenace que ce crime a été commis sous l'effet d'une colère subite. Quant à Miss Debenham, j'ai deux raisons de la suspecter. La première, c'est que j'ai surpris une conversation entre elle et le colonel Arbuthnot.

Il leur répéta les phrases étranges entendues par lui après le départ d'Alep.

Cette coïncidence est pour le moins bizarre et exige des explications, déclara M. Bouc. Tout laisserait supposer qu'ils sont complices. elle et le colonel.

Précisément, mais les faits ne le confirment pas du tout. En effet, si ces gens-là étaient complices, on s'attendrait à ce que chacun d'eux prouvât l'alibi de l'autre. Or, qu'arrive-t-il ? L'alibi de Miss Debenham est défendu par la Suédoise qu'elle n'avait jamais vue et celui du colonel est soutenu par MacQueen, le secrétaire de la victime. Cette solution serait vraiment trop simple !

Vous annonciez deux raisons., lui rappela M. Bouc.

Oui, mais l'autre n'est qu'une raison psychologique. Ce crime a certainement été conçu et préparé par un cerveau intelligent, lucide et calme. Miss Debenham possède ces qualités.

Vous faites fausse route, je crois. Cette jeune Anglaise n'a rien d'une meurtrière.

Passons au dernier nom de notre liste, dit Poirot, Hildegarde Schmidt, femme de chambre.

Le maître d'hôtel alla quérir Hildegarde Schmidt qui entra dans le wagon-restaurant et attendit dans une attitude respectueuse.

Poirot l'invita à s'asseoir.

Les mains jointes sur les genoux, elle paraissait placide et éminemment honnête, sinon très intelligente. La façon d'opérer de Poirot envers Hildegarde Schmidt différa totalement de celle qu'il avait employée à l'égard de Mary Debenham.

Aimable et jovial, il s'efforça de la mettre à l'aise. Ayant obtenu qu'elle écrivît son nom et son adresse, il la questionna sans l'effaroucher et en employant sa langue.

Nous désirons connaître des détails sur l'événement de cette nuit. Evidemment, nous ne vous demandons pas de nous renseigner sur le crime en lui-même, mais il se peut que vous ayez entendu ou vu certaines choses qui n'offrent aucun intérêt à vos yeux et qui, pour nous, présentent une grande importance. Comprenez-vous ?

Elle n'en avait pas l'air. Sa figure large et bonasse conserva son expression hébétée lorsqu'elle répondit :

Je ne sais rien du tout, monsieur.

Voyons, vous vous souvenez que votre maîtresse vous a fait appeler cette nuit ?

Ah ! pour ça oui, monsieur.

Vers quelle heure ?

Ah ! je ne sais pas. Je dormais quand l'employé est venu m'appeler.

Vous appelle-t-on parfois ainsi la nuit ?

Assez souvent. Mme la princesse a fréquemment besoin de mes services la nuit. Elle dort très peu.

Donc, dès qu'on vous a envoyé chercher, vous vous êtes levée. Avez-vous passé une robe de chambre ?

Non, monsieur. Je me suis habillée. Je n'oserais me présenter en robe de chambre devant Son Altesse.

Pourtant, elle est très jolie, votre robe de chambre. en soie rouge, n'est-ce pas ?

Excusez-moi, monsieur, elle est en flanelle bleu foncé.

Ah ! bien ! Continuez, je vous prie. Pardonnez-moi cette petite plaisanterie. Vous êtes donc allée chez Mme la princesse. Qu'avez-vous fait une fois là ?

Je la massai, monsieur, puis je lus à haute voix. Je suis piètre lectrice, mais Son Altesse estime que cela n'en vaut que mieux : elle s'endort plus vite. Se sentant gagnée par le sommeil, elle me congédia.

Savez-vous quelle heure il était ?

Je n'en ai aucune idée, monsieur.

Combien de temps êtes-vous restée auprès de la princesse ?

Une demi-heure environ, monsieur.

Et ensuite ?

Comme la princesse avait froid, malgré le chauffage, j'allai prendre une couverture parmi les bagages dans mon compartiment et je revins l'en couvrir. Elle me souhaita une bonne nuit. Je lui servis un peu d'eau minérale, fermai la lumière et m'en allai.

Et puis ?

C'est tout, monsieur. Je me remis au lit et m'endormis.

N'avez-vous rencontré personne dans le couloir ?

Non, monsieur, personne.

Vous n'auriez point, par hasard, aperçu une dame portant un peignoir rouge avec des dragons brodés dessus ?

L'Allemande roula de gros yeux.

Ma foi non, monsieur. Il n'y avait personne dans le couloir, sauf l'employé : tout le monde dormait.

Vous avez vu le conducteur ?

Oui, monsieur.

Que faisait-il ?

Il sortait d'un des compartiments, monsieur.

Duquel ? demanda M. Bouc, brusquement.

Hildegarde Schmidt parut effrayée et Poirot lança un coup d'œil chargé de reproches à son ami.

Evidemment, dit-il, le conducteur va répondre aux coups de sonnette des voyageurs. Vous souvenez-vous de quel compartiment il venait ?

Vers le milieu du wagon, il me semble, monsieur. A deux ou trois portes de celui de Mme la princesse.

Ah ! je vous en prie, rappelez-vous bien tous les détails de ce qui se passa.

Il m'a bousculée, monsieur. A cet instant, je portais la couverture à la princesse.

Il sortait d'un compartiment et vous bouscula ? Dans quelle direction allait-il ?

Il venait de mon côté, monsieur. Il m'adressa quelques mots d'excuse et continua son chemin vers le wagon-restaurant. A ce moment, on entendit une sonnerie, mais je ne crois pas qu'il y ait répondu.

Elle fit une pause pour réfléchir.

Je ne comprends pas comme il se fait.

Poirot prit un ton concilant.

S'il lui fallait courir chaque fois qu'on le sonne, il n'y suffirait pas ! Ce pauvre conducteur a été tellement dérangé cette nuit. vous éveiller, répondre à ces coups de sonnette.

Ce n'était pas celui-là qui m'a éveillée, monsieur. C'était un autre.

Ah ! bah ! Un autre ? L'aviez-vous déjà vu ?

Non, monsieur.

Croyez-vous pouvoir le reconnaître ?

Il me semble que oui, monsieru.

Porot murmura quelques mots à l'oreille de M. Bouc. Celui-ci se leva et alla à la porte pour donner un ordre.

Poirot continua l'interrogatoire sur le même ton cordial.

Avez-vous été en Amérique, Frau Schmidt ?

Jamais, monsieur. Ce doit être un beau pays.

On vous a sans doute appris que l'homme assassiné cette nuit était coupable d'avoir tué un enfant ?

Oui, monsieur, je le sais. C'est un crime affreux. abominable. Le Bon Dieu ne devrait pas permettre de telles infamies. On ne voit pas de gens aussi cruels dans mon pays.

Des larmes jaillirent des yeux de cette Allemande au cœur sensible.

En effet, ce crime est horrible, appuya Poirot d'une voix grave.

Il tira de sa poche un petit chiffon de batiste et le lui tendit.

Ce mouchoir est-il à vous, Frau Hildegarde Schmidt ?

La femme l'examina en silence. Au bout d'une minute, elle leva la tête légèrement empourpré.

Non, monsieur. Ce mouchoir ne m'appartient pas.

Il est marqué d'un « H ». C'est pourquoi je pensait qu'il était à vous.

Ah ! monsieur, ce joli mouchoir ne peut appartenir qu'à une personne riche. Il est brodé à la main, et on a dû l'acheter à Paris.

Alors, vous ne savez pas qui est sa propriétaire ?

Moi ? Pas du tout, monsieur.

Des trois hommes présents, seul Poirot saisit la légère hésitation d'Hildegarde Schmidt.

M. Bouc glissa quelques mots à l'oreille de Poirot.

Les trois conducteurs des wagons-lits vont venir, annonça le détective à Frau Schmidt. Je vous prierai de me dire lequel vous avez vu cette nuit au moment où vous portiez une couverture à la princesse.

Les trois employés entrèrent, Pierre Michel en tête, puis le grand blond du sleeping Athènes-Paris et le gros gaillard de la voiture de Bucarest.

Hildegarde Schmidt les regarda tour à tour, puis hocha la tête.

Non, monsieur. Je ne reconnais pas l'homme que j'ai vu cette nuit.

Pourtant, ce sont les seuls conducteurs du train ! Voyons, rassemblez vos souvenirs. Vous faites certainement erreur.

Je vous jure, monsieur, que ce n'est aucun d'eux. Tous trois sont grands et forts, alors que l'autre était un petit brun, avec un bout de moustache. Lorsqu'il s'excusa, je remarquai nettement sa voix douce, une voix de femme. Je m'en souviens parfaitement, monsieur.


Résumé de l'enquête

Un petit homme brun à la voix de femme, répéta M. Bouc.

Les trois conducteurs et Hildegarde Schmidt venaient de quitter le wagon- restaurant.

M. Bouc fit un geste de découragement.

Je n'y comprends rien. Rien de rien ! Cet ennemi dont parlait Ratchett se trouvait donc dans le train ? Où est-il passé ? S'est-il évanoui en fumée ? J'y perds la tête ! Voyons, mon ami, parlez, dite quelque chose ! Montrez-nous que l'impossible peut devenir possible.

Voilà une excellente phrase, dit Poirot. L'impossible ne peut s produire, dont l'impossible doit devenir possible, malgré les apparences.

Alors, expliquez-moi vite ce qui s'est passé cette nuit dans le train.

Je ne suis pas un sorcier, mon cher. Vous me voyez aussi perplexe que vous- même. Cette affaire avance façon bizarre.

Elle n'avance pas du tout. Nous piétinons sur place.

Comment ? Ne possédons-nous pas les dépositions des voyageurs ?

Elles ne nous apportent rien d'utile.

Je ne partage pas votre avis.

J'exagère peut-être. L'Américain Hardman et la femme de chambre allemande ont enrichi nos connaissances, allez-vous dire ? Eh bien, moi, je prétends qu'ils ont encore compliqué l'affaire.

Non, non et non !

Alors, parlez, suppliez M. Bouc. Nous écoutons l'Oracle !

Ne vous ai-je pas dit, voilà un instant, que j'étais moi-même très perplexe ? Mais, du moins, nous pouvons tabler sur des faits, les examiner et les classer avec ordre et méthode.

Je vous en prie, continuez, implora le docteur Constantine.

Poirot s'éclaircit la gorge et rangea les papiers étalés devant lui sur la table.

Revoyons les faits comme ils se présentent en ce moment. Tout d'abord, la victime, Ratchett, alias Cassetti, frappée de douze coups de couteau, meurt cette nuit. Voilà un fait tangible.

Je vous l'accorde, mon ami, acquiesça M. Bouc avec une certaine ironie.

Sans se démonter pour si peu, Hercule Poirot reprit :

Je négligerai certains détails que le docteur Constantine et moi avons remarqués et sur lesquels nous reviendrons en temps voulu. La seconde question par ordre d'importance est, selon moi, l'heure du crime.

Nous la connaissons, affirma M. Bouc. Tout s'accorde à démontrer que le crime a été commis ce matin à une heure et quart.

Pardon. Ne précipitons rien. Il y a, je le reconnais, plusieurs choses qui viennent corroborer votre assertion.

Ah ! vous l'admettez tout de même !

Sans tenir compte de cette interruption, Poirot continua :

Trois hypothèses s'offrent à nous :

« 1° Le crime a été commis, comme nous le supposons, à une heure et quart. Cela est confirmé par la déposition de Mrs Hubbard, par celle d'Hildegarde Schmidt et enfin par le témoignage du docteur Constantine ;

« 2° Le crime a été commis plus tard et les aiguilles de la montre ont été déplacées intentionnellement ;

« 3° Le crime a été commis plus tôt et l'heure modifiée à la montre comme dans l'hypothèse n°2, dans le dessein d'embrouiller l'enquête.

« Si nous admettons la première hypothèse comme la plus vraisemblable, nous devons accepter les conséquences qui en découlent. Si le meurtre a été perpétré à une heure et quart, l'assassin n'a pu quitter le train. Alors, où se trouve-t-il ? Et qui est-il ?

« Examinons sérieusement les faits. L'existence de l'individu petit et brun, à la voix féminine, nous est une première fois révélée par Hardman. Celui-ci prétend que Ratchett lui a parlé de cet homme en lui demandant protection. Mais devenons-nous ajouter foi à ce que dit Hardman ? Est-il réellement un détective d'une importante agence de police new-yorkaise ?

« A mon sens, ce qui rend cette affaire des plus passionnantes est l'absence des facilités que procure d'ordinaire la police. Dans l'impossibilité où nous sommes de vérifier l'identité d'aucun des voyageurs, force nous est de déployer à tout instant notre perspicacité et notre jugement. Tout d'abord je me dis : Hardman voyage avec un faux passeport. ce qui le rend suspect. Dès que la police entrera en jeu, elle enverra un câble pour s'assurer si les explications de Hardman sur son identité sont véridiques.

Ainsi vous le déchargez de tout soupçon ?

Nullement. Un détective américain peut avoir ses raisons pour tuer Ratchett. Je veux dire que nous pouvons admettre comme probablement vra le fait que Ratchett ait engagé Hardman pour le protéger. Le portrait que donne Hildegarde Schmidt de l'homme en uniforme de conducteur des wagons-lits correspond au signalement fourni par Ratchett à Hardman. La découverte du bouton par Mrs Hubbard dans son compartiment vient confirmer ces deux dépositions. Et, je ne sais si vous l'avez remarqué, il existe d'autres témoignages à l'appui de ces déclarations.

Lesquels ?

Celui du colonel Arbuthnot et d'Hector MacQueen. Tous deux ont affirmé que le conducteur avait passé devant leur compartiment. Ils n'attachent aucune importance à ce détail. Or, remarquez, messieurs, que suivant la déposition du conducteur Pierre Michel lui-même, en aucune des circonstances où il a quitté son siège il ne s'est rendu à un compartiment de l'autre extrémité de la voiture où se trouvaient Arbuthnot et MacQueen.

« L'histoire petit homme brun, à la voix de femme et vêtu d'un uniforme des wagons-lits repose donc, directement ou indirectement, sur le témoignage de quatre personnes.

Pardon, un léger détail me chiffonne, observa le docteur Constantine. Si le récit d'Hildegarde Schmidt est exact, comment expliquer que le conducteur n'ait pas vu cette personne lorsqu'il vint répondre au coup de sonnette de Mrs Hubbard ?

Rien de plus facile. Quand il arriva pour répondre à Mrs Hubbard, la femme de chambre se trouvait déjà auprès de sa maîtresse, et lorsqu'elle retourna vers son propre compartiment, le conducteur était chez Mrs Hubbard.

M. Bouc attendait impatiemment le moment de soumettre à Poirot une question difficile.

J'admire votre façon prudente de procéder point par point, mais vous ne touchez pas encore au but ! Puisque nous sommes tous d'accord sur l'existence du personnage, j'aimerais à savoir où il est passé ?

Poirot secoua la tête énergiquement.

Vous mettez la charrue avant les bœufs, mon chef ! Avant de demander où est cet homme, je me pose cette autre question : « Cet homme existe-t-il ? » Si cet individu n'était qu'un invention, comme il serait aisé de le faire disparaître ! Toutefois, j'essaie d'établir qu'il existe en chair et en os.

Et y étant parvenu, vous cherchez à savoir où il se dissimule à présent ?

Mon cher, de deux chose l'une : ou il est dans le train, au fond d'une cachette si ingénieuse que nous ne réussirons pas à le dénicher, ou bien il possède une double personnalité : l'assassin redouté de Mr Ratchett est un voyageur si bien déguisé que. Ratchett lui-même ne l'a pas reconnu.

Ca, c'est une idée ! s'exclama M. Bouc, le visage radieux.

Mais bientôt ses traits s'assombrirent.

J'y découvre malheureusement un point faible.

La taille du quidam, se hâta de dire Poirot. C'est là votre objection, n'est-ce pas ? A part le domestique de Mr Ratchett, les autres voyageurs sont plutôt grands et forts : l'Italien, le colonel Arbuthnot, Hector MacQueen, le comte Andrenyi. Et souvenez-vous de la « voix de femme » ; il s'agit peut-être d'une femme déguisée en homme. Vêtue d'habits masculins, une grande femme paraît petite.

Ratchett l'aurait su.

Qui vous dit qu'il l'ignorait ? Si cette femme s'était déjà habillée en homme pour atteindre plus facilement son but, Ratchett, craignant qu'elle n'usât du même stratagème, avait prévenu Hardman qu'un homme devait attenter à ses jours, sans omettre de spécifier « un homme avec une voix de femme ».

C'est encore possible, dit M. Bouc. Toutefois.

Ecoutez, mon ami, je vais vous révéler à présent certaines constatations bizarres relevées par le docteur Constantine.

Et il lui fit part des conclusions auxquelles la nature des blessures de la victime les avait amenés, lui et le docteur. M. Bouc émit un grognement d'incrédulité.

Oh ! je vous comprends, cette fois, s'écria Poirot avec commisération. La tête vous tourne, n'est-ce pas ?

Votre imagination vous travaille trop, mon cher Poirot.

Evidemment. Mon hypothèse paraît absurde. irréelle ! Et pourtant, mon ami, les faits sont là.

C'est de la pure fantaisie.

N'est-ce pas ? Parfois, je suis tenté de me dire que je complique à souhait les choses les plus simples. Cependant.

Deux assassins dans l'Orient-Express ! gémit M. Bouc.

Il en aurait pleuré d'indignation.

Maintenant, pénétrons davantage dans le domaine de la fantaisie, dit Poirot gaiement. La nuit dernière, deux mystérieux personnages voyagent dans ce train : le conducteur répondant au signalement fourni par Mr Hardman et qui a été vu par Hildegarde Schmidt, le colonel Arbuthnot et Mr MacQueen ; puis une femme grande et mince, vêtue d'une robe de chambre rouge et qui a été vue par Pierre Michel, Mis Debenham, Mr MacQueen, et moi-même. et, si j'ose m'exprimer ainsi, sentie par le colonel Arbuthnot ! Qui était cette femme ? Celle-là aussi a disparu comme par enchantement, aucune des voyageuses ne se reconnaît la propriétaire de ce vêtement rouge. Ne formait-elle qu'une seule et même personne avec le faux conducteur du wagon-lit ? Où sont passés ces deux personnages ? Et, accessoirement, où se trouvent à l'heure actuelle l'uniforme des wagons-lits et le peignoir rouge ?

Ah ! voilà enfin quelque chose de sensé ! s'écria M. Bouc en se levant. Fouillons les bagages de tous les voyageurs.

Poirot quitta également son siège.

Je vais vous faire une prédiction.

Vous savez où se cachent ces vêtements ?

J'en ai une vague idée.

Nous vous écoutons.

Vous découvrirez le peignoir rouge dans les bagages d'un homme et l'uniforme des wagons-lits dans la valise d'Hildegarde Schmidt.

Hildegarde Schmidt ? Vous croyez donc.

Non, ce n'est pas ce que vous supposez. Suivez-moi bien. Si Hildegarde Schmidt est coupable, l'uniforme se découvrira peut-être dans ses bagages, mais si elle est innocente, il y sera certainement.

Mais, voyons.

M. Bouc s'interrompit.

Quels sont ces cris ? ajouta-t-il. On dirait quelqu'un qu'on égorge.

Une femme poussait des cris perçants dans le couloir. La porte du wagon- restaurant s'ouvrit toute grande et Mrs Hubbard entra en trombe. Elle hurlait :

Quel horreur ! C'est affreux ! Un grand couteau dans mon sac à éponge. dans mon sac à éponge ! Un grand couteau. couvert de sang !

Et, tombant en avant, elle s'évanouit sur l'épaule de M. Bouc.


L'arme du crime

Avec plus d'énergie que de galanterie, M. Bouc déposa la dame évanouie dans le fauteuil, la tête appuyée sur la table. Le docteur Constantine appela un des serveurs qui arriva en courant.

Soutenez-la, et dès qu'elle reprendra connaissance, faites-lui avaler un doigt de cognac, recommanda le médecin.

Et il courut rejoindre ses deux compagnons. Une vieille dame « qui tombait dans les pommes » le passionnait moins que la recherche de l'assassin.

Quoi qu'il en fût, sa méthode s'avéra d'une efficacité remarquable. Au bout de quelques minutes, Mrs Hubbard revenait à elle et buvait à petites gorgées un verre de cognac que le serveur approchait de ses lèvres. Bientôt la dame recouvrait l'usage de la parole.

Je ne saurais vous décrire ma frayeur. Personne dans ce train ne peut se rendre compte de ma sensibilité. J'ai toujours été très nerveuse. La vue du sang. Oh ! rien que d'y penser, je me trouve mal.

Le serveur lui offrit de nouveau le verre.

Encore un peu, madame ?

Vous me le conseillez ? De ma vie je n'ai bu de vin ni de liqueur. Toute ma famille appartient à une ligue antialcoolique. Toutefois, comme il s'agit ici d'un médicament.

Elle but encore un bon petit coup.

Pendant ce temps, Poirot et M. Bouc, suivis de très près par le docteur Constantine, se précipitaient vers le compartiment de Mrs Hubbard.

Tous les voyageurs du train semblaient s'être donné rendez-vous devant la porte. Le conducteur, les traits tirés par la fatigue, les repoussait doucement.

Il n'y a rien à voir, dit-il, et il répéta cette phrase en plusieurs langues.

Laissez-moi passer, je vous prie.

Se frayant un chemin entre les voyageurs, le ventripotent M. Bouc, suivi de ses deux compagnons, pénétra dans le compartiment.

Ah ! je suis heureux de vous voir arriver, monsieur, dit le conducteur avec un soupir de soulagement. Tout el monde voulait entrer. La dame américaine poussait de tels cris que je la croyais entre les griffes d'un assassin. Je me suis précipité et elle était là, seule, qui hurlait comme une démente. Elle voulait vous voir ; elle s'est sauvée en criant à tue-tête qu'elle avait trouvé un couteau.

Avec un geste de la main, il ajouta :

Il est là, monsieur. Je n'y ai pas touché.

A la poignée de la porte donnant accès au compartiment voisin était suspendu un sac en tissu caoutchouté à carreaux blancs et noirs. Juste au-dessous, à même le parquet, à l'endroit où Mrs Hubbard l'avait laissé échapper de sa main, on voyait un poignard à lame droite et effilée. un article de bazar, imitation de dague orientale, au manche damasquiné. Des taches rougeâtres en maculaient la lame.

Poirot le ramassa.

Il n'y a pas d'erreur possible. Voici bien l'arme du crime. Qu'en pensez-vous, docteur ?

Le docteur Constantine examina le poignard sans oser y toucher.

Inutile de prendre tant de précautions, docteur. On n'y découvrira pas d'autres empreintes digitales que celles de Mrs Hubbard.

Après un moment, le docteur déclara :

Cette arme a pu produire n'importe laquelle des blessures relevées sur le cadavre.

Je vous en supplie, ne dites pas cela.

Le docteur parut étonné.

Nous ne constatons déjà que trop de coïncidences dans cette affaire. Deux personnes ont décidé de tuer Mr Ratchett hier soir. Il serait vraiment surprenant qu'elles eussent choisi des armes identiques.

Quant à cela, la coïncidence n'est pas aussi étrange qu'on pourrait le croire. Ces simili dagues orientales sont expédiées par milliers au bazars de Constantinople.

Vous me rassurez un peu. rien qu'un peu.

Poirot observa longuement la porte devant lui, puis, enlevant le sac à éponge, il saisit la poignée. La porte ne bougea pas. A trente centimètres au-dessus de la poignée se trouvait le verrou fermé. Il le tira et tenta encore d'ouvrir. La porte ne remua pas davantage.

Nous avons poussé le verrou de l'autre côté, vous en souvenez-vous ? dit le docteur.

En effet, fit Poirot d'un air distrait.

Le sourcil froncé, il semblait penser à autre chose.

Cela corrobore vos premières constations, annonça M. Bouc. L'homme s'enfuit par ce compartiment. En refermant la porte, il pose la main sur ce sac à éponge. Il lui vient à l'esprit d'y fourrer son arme sanglante. Ignorant qu'il a éveillé Mrs Hubbard, il sort par l'autre porte dans le couloir.

Oui, c'est bien ainsi que les choses ont dû se passer.

Cependant Poirot gardait un air perplexe.

Qu'y a-t-il ? lui demanda M. Bouc. Vous ne paraissez pas convaincu.

Poirot lui lança un rapide coup d'œil.

Rien ne vous choque ici ? Non, bien sûr. c'est un mince détail.

Le conducteur avança la tête dans le couloir.

Voici la dame américaine qui revient.

Le docteur Constantine parut un peu embarrassé. Il avait traité Mrs Hubbard de façon plutôt cavalière. Pourtant elle ne lui adressa aucun reproche. Son énergie mentale se concentrait sur un autre sujet.

Je vais tout de suite vous dire que je ne reste pas une minute de plus dans ce compartiment ! déclara-t-elle. Vous m'offririez un million de dollars que je n'y dormirais pas cette nuit.

Voyons, madame.

Je sais d'avance ce que vous allez me raconter, mais je vous préviens que je ne vous écouterai pas. Je préférerais passer la nuit dans le couloir.

Elle se mit à pleurer.

Ah ! si ma fille me voyait en ce moment, si elle.

Poirot l'interrompit d'une voix ferme.

Vous interprétez mal nos intentions, madame. Votre désir est des plus légitimes. On va donner des ordres pour que vos bagages soient immédiatement transportés dans un autre compartiment.

Ah ! tant mieux ! Quel soulagement ! Mais le wagon est complet. à moins qu'un de ces messieurs.

Mrs Hubbard abaissa son mouchoir.

M. Bouc intervint.

Vous allez changer de voiture, madame. On va transporter vos bagages dans le wagon-lit qui a été accroché à la gare de Belgrade.

Ah ! je vous remercie infiniment, monsieur. Déjà je suis d'une nervosité extraordinaire ! Sentir la présence d'un cadavre de l'autre côté de la cloison. il y a de quoi perdre la tête.

Elle frissonna violemment.

Michel ! ordonna M. Bouc, veuillez transporter ces bagages dans un compartiment libre du wagon d'Athènes-Paris.

Bien, monsieur. le même que celui-ci. le numéro 3 ?

Non, s'interposa Poirot avant que son ami pût répondre. Mieux vaudrait donner à Madame un numéro différent. le numéro 12, par exemple.

Entendu, monsieur.

Le conducteur saisit les bagages. Mrs Hubbard se tourna vers Poirot et se confondit en remerciements.

J'apprécie fort votre bienveillance et votre délicatesse. Soyez-en certain, mon sieur.

Ce n'est rien, madame. Nous vous accompagnons pour voir si vous êtes confortablement installée.

Escortée par les trois messieurs, elle gagna son nouveau gîte et promena autour d'elle un regard satisfait.

C'est parfait !

N'est-ce pas, madame ? Ce compartiment est d'ailleurs identique à celui que vous venez de quitter.

Oui. sauf qu'il est tourné en sens inverse. Mais dans ces trains, cela n'a aucune importance. J'ai dit à ma fille : « Je veux une place face à la locomotive », et elle m'a objecté : « Voyons, maman, à quoi bon te tracasser ? Quand tu te couches, la voiture va dans une direction et à ton réveil elle marche dans l'autre ». Et c'est la stricte vérité. En effet, la nuit dernière, quand nous sommes entrés à Belgrade, j'était assise dans le sens de la marche et en sortant de la gare je me retrouvai assise dans le sens inverse.

Cette fois, vous voilà satisfaite, madame ?

Pas entièrement. Nous sommes là bloqués par la neige et personne ne s'occupe de nous en sortir. Et dire que mon bateau part après-demain.

Nous sommes tous logés à la même enseigne, fit observer M. Bouc.

Je n'en doute pas. Mais je suis seule à avoir reçu cette nuit la visite d'un assassin.

Ce que je n'arrive pas encore à m'expliquer, madame, dit Poirot, c'est la façon dont cet homme a pu pénétrer dans votre compartiment si la porte de communication était verrouillée comme vous l'affirmez. Etes-vous bien certaine que la porte était verrouillée ?

Oh ! oui. D'ailleurs, la demoiselle suédoise a essayé devant moi de l'ouvrir.

Reconstituons la scène si vous le voulez bien. Vous êtes couchée ; de votre lit, vous ne pouvez voir le verrou.

Non, à cause de mon sac à éponge. Mon Dieu, il faudra que j'en achète un autre. La seule vue de ce sac me donne la chair de poule.

Poirot prit le sac et le suspendit à la porte de communication entre el compartiment de Mrs Hubbard et le compartiment voisin.

En effet, remarqua-t-il, le verrou est placé au-dessous de la poignée et se trouve masqué par le sac. De votre lit, vous ne pouviez vous rendre compte si le verrou était mis.

C'est ce que j'essaie de vous faire comprendre !

La demoiselle suédoise, debout entre vous et cette porte, mania la poignée et vous assura que la porte était verrouillée.

C'est exact.

Elle a pu se tromper, madame. Ce verrou n'set en somme qu'un loquet ; il est nécessaire de le mettre dans la position « fermé », si l'on tient à empêcher le voyageur du compartiment contigu d'entrer. Il est possible que Miss Ohlsson ait manœuvré la poignée, mais le verrou étant poussé dans l'autre compartiment, elle aura cru que votre côté il l'était également.

Ce serait vraiment stupide de sa part.

Madame, la bonté et l'intelligence ne vont pas toujours de pair.

Evidemment.

A propos, en vous rendant à Smyrne, avez-vous suivi le même itinéraire qu'au retour ?

Non, j'ai pris le bateau jusqu'à Stamboul où un ami de ma fille, Mr Johnson, un homme charmant - je voudrais bien que vous le connaissiez - vint à ma rencontre et me fit visiter la ville, qui m'a bien déçue, entre parenthèses. Quant aux mosquées, où il fallait fourrer ses souliers dans des espèces de sandales. Où en étais-je donc ?

Vous parliez de Mr Johnson.

Ah ! oui ! Il me conduisit ensuite à un bateau des Messageries françaises en partance pour Smyrne, où mon gendre m'attendait au quai. Que va-t-il dire quand je lui raconterai tout cela dans ma prochaine lettre ? Ma fille prétendait que j'aurais moins d'ennuis en voyageant par chemin de fer. Comment pourrais-je décommander ma cabine sur le paquebot ? Oh ! c'est affreux !

Une fois de plus, Mrs Hubbard était prête à fondre en larmes.

Poirot qui commençait à s'impatienter, saisit ce moment pour lui dire :

Après cette violente émotion, madame, il faut vous remonter un peu. On va commander au serveur du restaurant de vous apporter du thé et des biscuits.

Le thé ne me dit pas grand' chose, gémit la brave dame. C'est une habitude anglaise.

Du café, si vous préférez. Vous avez besoin d'un stimulant.

Ce cognac m'a un peu tourné la tête. Je boirais volontiers une tasse de café.

Tout d'abord, voulez-vous me permettre de jeter un coup d'œil dans vos valises. pour la forme ?

Pourquoi ?

Nous devons fouiller les bagages de tous les voyageurs. Sans vouloir vous rappeler un fait désagréable. votre sac à éponge.

Grand Dieu ! vous avez raison. Je ne tiens nullement à faire une autre découverte comme celle-là.

Mrs Hubbard ne voyageait qu'avec un minimum de bagages : un carton à chapeau, une petite valise et un sac de voyage bien bourré.

Cette visite n'eût guère demandé plus de deux minutes si Mme Hubbard n'avait insisté pour qu'on admirât les photographies de « ma fille » et de deux gamins plutôt laids :

Les enfants de ma fille. N'est-ce aps qu'ils sont mignons ?


Les bagages des voyageurs

Ayant proféré quelques compliments mensongers, et assuré à Mrs Hubbard qu'il allait lui faire apporter du café, Poirot prit congé et sortit en compagnie de ses deux amis.

Nous voici bredouilles, remarqua M. Bouc. Où allons-nous fouiller à présent ?

A mon avis, le plus simple serait de procéder par ordre en suivant le couloir. Commençons par le numéro &6. L'aimable Mr Hardman.

Mr Hardman, en train de fumer un cigare, les reçut avec la meilleure grâce du monde.

Entrez, je vous en prie, messieurs. du moins si vous pouvez tenir tous trois dans un espace aussi restreint.

M. Bouc expliqua le but de leur visite et le détective new-yorkais approuva cette initiative.

Parfait. Je me demande pourquoi vous ne l'avez pas fait plus tôt. Voici mes clefs, messieurs, et si vous désirez fouiller mes poches, ne vous gênez pas. Voulez-vous que je descende mes valises ?

Le conducteur s'en chargera. Michel !

Le contenu des valises de Mr Hardman fut rapidement passé en revue. Peut-être s'y trouvait-il une quantité trop considérable de liqueurs.

Mr Hardman cligna de l'œil.

La douane visite rarement les bagages aux frontières. du moins si on ne fait que traverser le pays. Jusqu'ici je n'ai eu aucun ennui.

Mais à la frontière française ?

Avant d'arriver en France, je verserai ce qui restera de ces bouteilles dans un flacon étiqueté : Lotion capillaire.

Vous n'êtes point partisan de la prohibition, monsieur Hardman, observa M. Bouc en riant.

Ma foi, j'aurais tort de dire que la prohibition m'ait empêché de boire. Vous con naissez ce qu'on appelle en Amérique le « speakeasy » ou cabaret clandestin.

Non, je voudrais bien aller en Amérique, dit Poirot.

On vous y apprendrait quelques méthodes un peu modernes. L'Europe a besoin de s'éveiller, elle dort à moitié.

Certes, j'admire l'Amérique, le pays du progrès, mais j'avoue préférer mes compatriotes aux femmes américaines. La jeune fille belge ou française surpasse en charme et en finesse celle des autres nations.

Hardman se tourna un instant vers la fenêtre pour contempler la neige.

Il clignota des yeux.

Cette neige vous éblouit, remarqua-t-il. Vraiment, je commence à en avoir plein le dos de cette panne et de ce crime ! Que faire pour tuer le temps ? J'aimerais inventer une occupation quelconque.

Voilà bien l'esprit remuant de l'Amérique, prononça Poirot avec un sourire.

Le conducteur replaça les valises et ils s'en allèrent dans le compartiment suivant. Le colonel Arbuthnot, assis dans un coin, fumait sa pipe en lisant une revue.

Poirot lui exposa le motif de leur visite. Le colonel ne souleva aucune difficulté : il avait deux grands sacs de voyage en cuir où tout était ragé avec un ordre tout militaire.

Le reste de mon attirail me suit par bateau, expliqua-t-il.

En moins de trois minutes, l'inspection fut terminée. Poirot remarqua un paquet de cure-pipes.

Vous employez toujours cette même marque ?

Autant que possible.

ah

Ces cure-pipes étaient identiques à celui que Poirot avait ramassé dans le compartiment de Ratchett.

Le docteur Constantine en fit la remarque lorsqu'ils se retrouvèrent dans le couloir.

Tout de même, dit Poirot, je ne puis croire à la culpabilité de cet homme.

Le compartiment voisin était celui de la princesse Dragomiroff. Dès qu'ils frappèrent à la porte, la vieille dame répondit de sa voix grave et bien timbrée :

Entrez !

M. Bouc, plein de déférence, prit la parole et expliqua ce qu'ils désiraient.

Je n'y vois pas d'inconvénient, messieurs. Les clefs sont entre les mains de ma femme de chambre qui va vous aider.

Confiez-vous habituellement vos clefs à votre femme de chambre, madame ? demanda Poirot.

Oui, monsieur.

Et si à l'une des frontières les douaniers demandaient à visiter vos bagages au milieu de la nuit ?

La vieille dame haussa les épaules :

C'est peu probable. Mais si le fait se produisait, le conducteur irait prendre les clefs chez ma femme de chambre.

Vous avez une confiance absolue en cette femme ?

Je vous répète encore que je ne prends à mon service que des gens sur qui je puis compter.

Il vaut souvent mieux, en effet, employer une personne simple et honnête qu'une femme de chambre mieux stylée. par exemple, quelque jolie Parisienne.

Les yeux noirs et perspicaces de la princesse Dragomiroff se fixèrent sur les yeux du détective.

Qu'insinuez-vous par là, monsieur Poirot ?

Rien, madame, rien du tout.

Si, si ! Vous pensez que je devrais avoir à mon service une élégante Parisienne ?

Cela semblerait peut-être plus naturel, madame.

Hildegarde m'est entièrement dévouée, et le dévouement ne s'achète pas, monsieur Poirot, déclara la princesse en appuyant sur les mots.

L'Allemande apporta le trousseau de clefs. Sa maîtresse lui ordonna, dans sa langue maternelle, d'ouvrir les valises et d'aider ces messieurs dans leurs recherches. Pendant ce temps, debout dans le couloir, elle regarda méditativement la neige. Poirot s'approcha d'elle, laissant à M. Bouc le soin de fouiller les bagages.

Eh bien, monsieur Poirot, vous ne vous inquiétez donc pas du contenu de mes valises ?

Oh ! madame, ce n'est là qu'une formalité.

Est-ce bien sûr ?

Oui, du moins en ce qui vous concerne.

Pourtant j'ai bien connu Sonia Armstrong et je l'affectionnais beaucoup. Vous pensez sûrement que je n'aurais pas voulu souiller mes mains en tuant cet ignoble Cassetti ? Sans doute avez-vous raison.

Elle garda le silence un instant, puis elle reprit :

Savez-vous comment j'aurais aimé traiter ce monstre ? J'aurais voulu réunir tous mes domestiques et leur donner l'ordre de le rouer de coups jusqu'à ce que mort s'ensuive et de jeter son cadavre à la voirie. Voilà comment les choses se passaient en Russie dans ma jeunesse, monsieur.

Poirot l'écoutait attentivement sans proférer une parole.

Brusquement la princesse se tourna vers lui.

Vous ne dites rien, monsieur Poirot ! A quoi songez-vous donc ?

Il la regarda bien en face.

Je songe, madame, que votre force réside plutôt dans votre volonté que dans vos

bras.

Elle abaissa les yeux vers ses bras minces, gainés de longues manches noires et terminés par des mains jaunes pareilles à des serres d'oiseau.

C'est vrai. je ne possède aucune force physique. Je ne sais si je dois m'en féliciter.

Brusquement, elle réintégra son compartiment, où sa femme de chambre remettait tout en ordre.

La princesse coupa court aux excuses de M. Bouc.

Inutile, monsieur. Un crime a été commis, certaines mesures doivent nécessairement être prises.

Elle les salua et ils s'éloignèrent.

Les portes des deux compartiments suivants se trouvaient fermées. M. Bouc se gratta la tête.

Diable ! c'est fâcheux ! Ces jeunes Hongrois voyagent avec des passeports diplomatiques et leurs bagages sont exempts de toute visite douanière.

Il s'agit ici d'un assassinat, observa Poirot.

Je le sais, mon ami. Mais il faut à tout prix éviter les complications.

Ne vous tracassez pas. Le comte et la comtesse se montreront tout aussi raisonnables que la princesse Dragomiroff.

La princesse est une grande dame. Ceux-ci appartiennent au même rang social, mais le comte n'a pas l'air commode. Avez-vous comme il s'est comporté quand vous avez insisté pour interroger sa femme ? Cette fois, il va nous envoyer promener. Si nous les laissions tranquilles ? Après tout, ces gens-là n'ont sans doute rien à voir avec le crime ? Pourquoi m'attirer des ennuis inutilement ?

Je ne partage pas votre avis, dit Poirot. Je suis certain que le comte ne suscitera pas de difficultés. Essayons.

Sans laisser à M. Bous le temps de protester, Poirot frappa à la porte n°'13.

Entrez ! répondit une voix de l'intérieur.

Assis près de la porte, le comte lisait un journal. La comtesse, pelotonnée dans un coin opposé, un oreiller derrière elle, sembla s'arracher du sommeil.

Pardon, monsieur le comte, dit Poirot, excusez notre intrusion. Nous procédons à la visite de tous les bagages des voyageurs. M. Bouc me fait remarquer que, muni d'un passeport diplomatique, vous pouvez refuser de vous soumettre à cette formalité.

Le comte réfléchit un moment.

Je vous remercie. Toutefois, je ne tiens nullement à profiter de cette faveur, et je désire qu'on inspecte mes bagages comme ceux des autres voyageurs.

Il se tourna vers sa femme.

J'espère, Eléna, que vous n'y voyez aucun inconvénient ?

Aucun, répondit la comtesse sans hésiter.

M. Bouc effectua un examen rapide et superficiel dans le second compartiment tandis que POirot semblait dissimuler son embarras par des remarques de ce genre :

Madame, l'étiquette de cette valise est encore humide.

Il montrait à la comtesse une mallette en maroquin bleu, avec des initiales surmontées d'une couronne.

La comtesse ne releva point cette observation. Toute cette affaire, c'était visible, l'horripilait.

Immobile dans son coin, elle regardait la neige à travers la vitre.

Poirot termina son inspection en ouvrant le petit placard au-dessus du lavabo et d'un coup d'œil en vérifia le contenu : une éponge, un pot de crème, de la poudre et un flacon dont l'étiquette annonçait : trional.

Après un échange de remerciements et des excuses, M. Bouc et M. Poirot se retirèrent.

Le compartiment de Mrs Hubbard, le compartiment où gisait le cadavre de la victime et le compartiment de M. Poirot venaient ensuite.

Puis ce fut le tour des secondes classes.

Le premier compartiment des secondes était occupé par Mary Debenham, plongée dans la lecture d'un livre, et Greta Ohlsson, qui, profondément endormie, se réveilla en sursaut à l'entrée des enquêteurs.

Poirot répéta son explication. La Suédoise parut très agitée, alors que Mary Debenham conservait son calme.

Si vous me le permettez, dit Poirot en s'adressant à la Suédoise, commençons d'abord par vos bagages. Ensuite, vous serez bien aimable d'aller auprès de la dame américaine. Vous la trouverez dans la seconde voiture. Elle est tellement bouleversée par sa tragique découverte que nous l'avons fait changer de compartiment. Je lui ai fait porter du café, mais je crois que votre compagnie lui sera plus salutaire.

La brave femme, n'écoutant que son bon cœur, courut aussitôt vers l'Américaine. Du reste, sa valise n'étaient point fermée à clef, sa présence n'était nullement nécessaire.

Son maigre bagage fut vite passé en revue. Evidemment, elle n'avait pas encore remarqué la disparition du morceau de toile métallique dans son carton à chapeau.

Miss Debenham avait posé son livre et observait Poirot. Quand il l'en pria, elle lui remit ses clefs et, comme il ouvrait une des valises, elle lui dit :

Monsieur Poirot, pourquoi avez-vous éloigné cette femme ?

Pour qu'elle aille soigner cette pauvre Américaine, mademoiselle.

Un excellent prétexte. mais ce n'est qu'un prétexte.

Je ne saisis pas, mademoiselle.

Mais si, vous me comprenez parfaitement.

Elle sourit.

Vous vouliez me voir seule, n'est-ce pas ?

Vous me prêtez des intentions, mademoiselle.

Que vous avez déjà en tête. Ne soutenez pas le contraire.

Mademoiselle, un proverbe français dit.

« Qui s'excuse s'accuse ». C'est bien ce que vous alliez dire ? Avec un brin d'observation et de bons sens, j'ai deviné que vous me soupçonniez de savoir quelque chose sur ce crime. cet assassinat d'un homme que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam.

Vous vous faites des idées, mademoiselle.

Non, non, je sais ce que je dis. Et il me semble qu'au lieu de gaspiller votre temps, vous feriez mieux d'arriver droit au fait.

Ah ! vous préférez qu'on vous parle sans ambages ! Eh bien, je suis votre conseil et vous prie de m'expliquer le sens de certaines paroles que j'ai entendues par surprise au cours du voyage. A la garde de Konya, j'étais descendu pour me dégourdir les jambes, lorsque votre voix et celle du colonel me parvinrent dans la nuit. Vous disiez : « Pas maintenant. Plus tard, quand tout ceci sera terminé et loin derrière nous ». Que signifiaient ces propos, mademoiselle ?

Elle répondit d'un ton très calme :

Vous imaginez-vous qu'il s'agissait d'un. meurtre ?

Je vous le demande, mademoiselle.

Elle soupira et s'absorba un instant dans ses pensées.

Excusez-moi, monsieur, dit-elle enfin, mais je ne puis vous donner le sens de cette phrase. Je vous affirme sur l'honneur que j'ai vu ce Mr Ratchett pour la première fois dans le train.

Alors, vous refusez de me donner une explication ?

Si vous le prenez ainsi : oui, je refuse. Ces paroles avaient trait à . à un devoir que j'avais entrepris.

Et ce devoir est rempli à présent ?

Comment cela ?

Oui ou non, est-il rempli ?

Qu'est-ce qui vous porte à le croire ?

Mademoiselle, permettez-moi de vous rappeler un petit incident. Avant d'arriver à Stamboul, le train a subi un léger retard, et vous, d'ordinaire si calme et si raisonnable, vous avez perdu votre sang-froid en l'occurrence.

Je ne voulais pour rien au monde manquer la correspondance.

C'est votre explication, mais comme je vous l'ai fait remarquer, l'Orient-Express part tous les jours de Stamboul, et eussiez-vous-même manqué la correspondance, votre retard n'eût été que de vingt-quatre heures.

Miss Debenham témoigna quelque impatience.

Vous ne semblez pas vous rendre compte que des amis peuvent vous attendre à Londres et qu'un jour de retard bouleverse tous vos projets et vous cause d'innombrables ennuis.

Ah ! vous vous inquiétez parce que des amis vous attendaient à Londres ! Vous ne vouliez pas les décevoir ?

Evidemment !

C'est pour le moins curieux.

Que voyez-vous là de curieux ?

Le train, à présent, a également du retard. un retard considérable. et, circonstance aggravante, impossible de prévenir vos amis par câble. Pourtant cette fois vous acceptez le contretemps avec un flegme admirable.

Mary Debenham rougit et se mordit la lèvre.

Vous ne répondez pas, mademoiselle ?

J'ignorais que vous attendiez un réponse.

Expliquez-moi ce changement d'attitude, mademoiselle.

Ne croyez-vous pas que vous faites bien des histoires à propos de rien, monsieur Poirot ?

Cela provient sans doute d'une déformation professionnelle. Nous autres, détec tives, nous voulons que les gens placés dans des circonstances critiques réagissent toujours de même façon. Nous ne tenons pas suffisamment compte des sautes d'humeur.

Mary Debenham jugea préférable de ne rien dire.

Connaissez-vous bien le colonel Arbuthnot, mademoiselle ?

Poirot s'imagina que ce changement de conversation ne déplaisait point à la jeune

fille.

Je l'ai rencontré pour la première fois au cours de ce voyage.

Savez-vous s'il connaissait déjà Ratchett ?

Elle secoua négativement la tête.

Je suis certaine que non.

Pourtant, mademoiselle, nous avons trouvé un cure-pipe dans le compartiment de la victime, et, parmi les voyageurs, le colonel est le seul à fumer la pipe.

Il l'observait attentivement, mais elle ne trahit ni surprise ni émotion et se contenta de dire :

C'est absurde ! Le colonel Arbuthnot est le dernier homme au monde capable de commettre un pareil crime !

Poirot partageait à tel point cet avis qu'il allait le dire, mais il se ravisa.

Permettez-moi de vous rappeler, mademoiselle, que vous connaissez seulement depuis peu le colonel.

Elle haussa les épaules.

Oui, mais je sais suffisamment à quoi m'en tenir sur son compte.

Poirot demanda d'une voix douce :

Alors, mademoiselle, vous persistez à refuser l'explication de cette phrase : « Quand toute ceci sera terminé » ?

Elle répondit d'un ton glacial :

Je n'ai rien à dire.

Qu'à cela ne tienne. Je le découvrirai bien seul.

Il salua et quitta le compartiment, en refermant la porte derrière lui.

Etait-ce bien prudent, mon cher ami ? lui demanda M. Bouc. Vous avez mis cette péronnelle sur ses gardes et, par là même, le colonel.

Mon cher, pour attraper un lapin vous faites entrer un furet dans le terrier ; si le lapin s'y trouve, il s'enfuit. Voilà ma tactique.

Ils pénétrèrent ensuite dans le compartiment d'Hildegarde Schmidt.

La femme de chambre les reçut avec déférence, mais sans la moindre émotion.

Poirot jeta un rapide coup d'œil au contenu de la mallette ouverte sur la banquette, puis il fit signe au contrôleur de descendre la grande valise du porte-bagages.

Vos clefs, mademoiselle, s'il vous plaît ?

Elle n'est pas fermée à clef, monsieur.

Poirot libéra les moraillons et souleva le couvercle.

An ! vous souvenez-vous de ce que j'avais prédit, mon ami ? dit-il à M. Bouc. Regardez plutôt.

Sur le dessus de la valise s'étalait, plié en hâte, un uniforme d'employé des wagons-lits.

Ach ! s'écria l'Allemande, cela ne m'appartient pas ! Ce n'est pas moi qui l'ai fourré là-dedans ! Je n'ai pas ouvert ma valise depuis notre départ de Stamboul ! Je vous le jure, messieurs ! Vous pouvez me croire !...

Le visage bouleversé, elle regardait les visiteurs.

Poirot lui prit doucement le bras et la rassura.

Nous vous croyons sur parole. Ne vous inquiétez pas. Aussi sûr que vous êtes un excellent cordon-bleu, ce n'est pas vous qui avez rangé cet uniforme dans cette valise. Vous faites très bien la cuisine, n'est-ce aps ?

Prise au dépourvu, la femme répondit :

Oui, mes patronnes m'ont toujours complimentée. Je.

Mais, l'air effaré, elle s'arrêta soudain, la bouche ouverte.

C'est très bien, dit Poirot. Calmez-vous. Je vais vous expliquer moi-même ce qui s'est passé. Cet individu, le même que vous avez croisé, vêtu de l'uniforme des wagons- lits, sortait du compartiment de la victime et comptait n'être remarqué de personne. Qu'avait-il à faire ? Se débarrasser de son uniforme qui dès lors était pour lui un danger.

Poirot jeta un coup d'œil au docteur Constantine et à M. Bouc qui l'écoutaient attentivement.

Mais il neige. Et la neige dérange tous ses plans. Où cacher ses vêtements ? en passant devant une porte ouverte, il voit qu'il n'y a personne à l'intérieur du compartiment. C'est sans doute celui de la femme qu'il a rencontrée dans le couloir. Il s'y glisse, enlève son uniforme sous lequel il était habillé et le fourre en hâte dans la valise placée sur le porte-bagages.

Et ensuite ? demanda M. Bouc.

A nous de le deviner, dit Poirot.

Il déplia la tunique : il y manquait un bouton, le troisième. Poirot plongea sa main dans la poche et en retira un de ces passe-partout employés par les conducteurs pour ouvrir les compartiments.

Voici comme l'assassin a pu ouvrir les portes fermées, observa M. Bouc. Les questions que vous avez posées à Mrs Hubbard étaient inutiles. Cette clef en main, notre homme a pu s'introduire sans difficulté chez Mr Ratchett en supposant que la chaîne de sûreté n'était pas accrochée. Après tout, s'il était assez malin pour se procurer un uniforme des wagons-lits, pourquoi pas également un passe-partout ?

En effet, pourquoi pas ?

Nous aurions dû nous en douter. Rafraîchissez-vous un peu la mémoire. Michel ne nous a-t-il pas dit que lorsqu'il vint répondre au coup de sonnette de Mrs Hubbard la porte donnant sur le couloir était fermée au verrou ?

Oui, monsieur, confirma le conducteur ; voilà pourquoi je croyais que la dame avait

rêvé.

Le mystère commence à s'éclaircir, continua M. Bouc. Le meurtrier avait certainement l'intention de refermer la porte de communication, mais il a pu l'entendre remuer dans le lit et il a pris peur.

Il ne nous reste plus qu'à trouver le peignoir rouge, observa Poirot.

Oui, et les deux derniers compartiments sont occupés par des hommes.

Nous les fouillerons tout de même.

D'autant plus que je me souviens nettement de ce que vous avez dit.

Hector MacQueen se prêta volontiers à la visite de ses bagages.

Je ne demande pas mieux, dit-il avec un amer sourire. J'en ai assez d'être tenu pour le plus suspect parmi les voyageurs ! Si le hasard vous fait découvrir un testament par lequel le vieux me lègue tout son argent, mon affaire est claire, hein ?

M. Bouc le considéra d'un œil soupçonneux.

Je plaisante, poursuivit MacQueen. Il ne m'a sûrement pas laissé un radis. Ma connaissance de trois langues étrangères, le français, l'allemand et l'italien, lui était précieuse, voilà tout ! Lorsqu'on ne sait parler que le bon américain, on est bien embarrassé hors de son pays.

Il s'exprimait plus nerveusement que de coutume. Malgré ses efforts pour paraître naturel, on sentait que cette inquisition lui était odieuse.

Rien ! déclara enfin Poirot, pas même un legs compromettant.

MacQueen soupira d'aise.

Me voilà rassuré cette fois ! dit-il joyeusement. Vous venez de m'enlever un rude poids !

Dans le dernier compartiment, l'inspection des bagages du grand Italien et du domestique n'amena aucune découverte.

Les trois enquêteurs, debout à l'extrémité du wagon, s'entre-regardaient.

Et maintenant ? demanda M. Bouc.

Retournons au wagon-restaurant, suggéra Poirot. Nous avons interrogé les voyageurs, examiné les bagages ; il ne nous reste plus à présent qu'à faire travailler nos méninges.

Il fourra sa main dans sa poche, prit son étui à cigarette, le trouva vide.

Je vous rejoins dans un instant, dit-il. Je vais chercher des cigarettes. Cette affaire devient inextricable. Qui diantre portait le peignoir rouge ? Où se trouve-t-il ? Quelque chose m'échappe. Le criminel a tout embrouillé à plaisir. Mais nous allons reprendre la discussion sur ce que nous savons jusqu'ici. Excusez-moi un moment.

D'un pas rapide, il se rendit à son propre compartiment. Il prit une de ses valises qui contenait sa provision de cigarettes.

Il la posa à terre et l'ouvrit.

Il resta un moment immobilisé par la surprise.

Soigneusement plié sur le dessus de la valise, il voyait un peignoir de soie rouge orné de dragons brodés.

Et voilà ! murmura Poirot. On me lance un défi ! Eh bien, je l'accepte !



u □

Lequel... ou lesquels ?

M. Bouc et le docteur Constantine conversaient ensemble lorsque Poirot les rejoignit dans le wagon-restaurant. M. Bouc paraissait très abattu.

Le voilà ! s'écria-t-il en apercevant Poirot.

Puis il ajouta, une fois son ami assis :

Si vous retrouvez le coupable, mon cher, je croirai aux miracles.

Cette affaire vous tourmente à ce point ?

Oui. D'autant qu'on ne sait plus par quel bout la prendre.

Je suis bien de cet avis, approuva le médecin. A dire vrai, monsieur Poirot, je ne vois pas du tout ce que nous allons faire maintenant.

Poirot alluma une de ses minuscules cigarettes et répondit, l'air rêveur :

Pour moi, voici où réside l'intérêt de notre affaire. Privés de tous moyens d'investi gation habituels, nous ne pouvons contrôler les déclarations des voyageurs. Ayons recours à notre propre intelligence.

Tout cela est très joli, objecta M. Bouc. Encore faudrait-il posséder quelques données exactes qui nous serviraient de point de départ.

N'avons-nous pas le témoignage des voyageurs et celui de nos yeux ?

L'interrogatoire des voyageurs ne nous a pas appris grand' chose.

Pardon, il nous a renseigné sur plusieurs points.

Ah ! bah ? Je ne m'en suis guère aperçu.

Vous n'avez sans doute pas écouté attentivement.

Eh bien, éclairez ma lanterne.

Prenons le premier témoignage recueilli : celui du jeune MacQueen. A mon sens, il a laissé échapper une phrase très significative.

Au sujet des lettres de menaces ?

Non, mais il nous a révélé que Mr Ratchett voyageait beaucoup et se trouvait gêné par son ignorance des langues étrangères. MacQueen a même ajouté qu'il lui servait d'interprète plutôt que de secrétaire.

Poirot observa le visage de ses deux auditeurs.

Quoi ? Vous ne saisissez pas encore ? Oh ! c'est impardonnable. Il est allé jusqu'à nous dire qu'on éprouvait mille ennuis hors de son pays lorsqu'on ne connaissait que le bon américain.

Et après ?... s'exclama M. Bouc, toujours perplexe.

Ah ! il faut donc encore vous mettre le points sur les « i » ! Eh bien, voici : Mr Rat chett ne parlait pas le français. Cependant, quand le conducteur est venu, appelé par son coup de sonnette, une voix a répondu en français qu'on avait fait erreur. En outre, cette voix s'est exprimée dans un français très usuel, non pas celui qu'emploient les gens qui n'ont que des notions rudimentaires de cette langue : « Ce n'est rien. Je me suis trompé. »

Mais oui ! s'écria le docteur Constantine. Nous aurions dû nous en apercevoir ! Je conçois maintenant votre répugnance à admettre l'heure indiquée par la montre comme étant celle du crime. A une heure moins vingt-trois minutes, Ratchette était déjà mort.

Et son meurtrier répondait à sa place. acheva M. Bouc.

N'anticipons pas, dit Poirot ; toutefois, nous pouvons affirmer sans crainte qu'à une heure moins vingt-trois quelqu'un d'autre que Ratchett se trouvait dans le compartiment et que ce quelqu'un était français ou parlait très couramment le français.

Vous ne péchez point par manque de prudence, mon vieux.

Qui va lentement va sûrement. Rien ne me prouve de façon formelle que Ratchett était mort à cette heure-là.

Vous avez tout de même été réveillé par un cri ?

Oui, c'est exact.

Cette nouvelle découverte ne nous avance guère, déclara M. Bouc sentencieu sement. Vous avez entendu du bruit dans le compartiment voisin. A ce moment, il ne s'agissait pas de Ratchett, mais plutôt de l'assassin qui lavait ses mains tachées de sang, remettait de l'ordre autour de lui et brûlait la lettre compromettante. Puis, le calme revenu dans le wagon, le meurtrier mit la chaînette à la porte communiquant avec le compartiment de Mrs Hubbard et se sauva par là. En somme c'est bien ce que nous pensions. avec cette différence que Ratchett a été tué une demi-heure plus tôt et les aiguilles de la montre mises sur une heure et quart pour préparer un alibi.

Un alibi sans valeur, observa Poirot. Les aiguilles de la montre marquent 1h15. heure précise à laquelle le meurtrier a quitté le théâtre du crime.

C'est ma foi vrai, acquiesça M. Bouc, un peu décontenancé. Que vous indique cette montre arrêtée à 1h15 ?

Si les aiguilles ont été dérangée - je dis si - l'heure à laquelle on les a arrêtées doit signifier quelque chose. En ce cas, on serait tout naturellement porté à suspecter tous ceux qui fourniraient un alibi à l'heure indiquée, savoir 1h15.

Ce raisonnement me paraît péremptoire, opina le docteur.

Il convient également d'établir l'heure où l'assassin pénétra dans le compartiment. A quel moment eut-il l'occasion d'y entrer ? A moins d'accuser le vrai conducteur de complicité, le faux conducteur n'a pu s'introduire dans le wagon que pendant l'arrêt du train à Vincovci. Après le départ du train de cette station, le conducteur, assis à sa place habituelle, surveillait tout le couloir. Alors qu'aucun des voyageurs n'eût prêté attention à un employé des wagons-lits, le conducteur, lui, aurait nécessairement remarqué la présence de cet intrus. Or, pendant l'arrêt du train à Vincovci, le conducteur était descendu sur le quai : l'autre avait donc la voie libre.

Et d'après vos première conjectures, le coupable ne peut être qu'un des voyageurs. Lequel ?

Poirot esquissa un sourire.

J'ai pris des notes. Si vous voulez bien les consulter, elles rafraîchiront vos souvenirs.

Le docteur et M. Bouc examinèrent ensemble une liste où chaque voyageur figurait dans l'ordre où avait eu lieu son interrogatoire.

Hector MacQueen Citoyen américain. Couchette n°16. Première classe.

Mobile Pouvant provenir de ses rapports avec la victime.

Alibi De minuit à 2 heures du matin (De minuit à 1h30, alibi

confirmé par le colonel Arbuthnot, et de 1h15 à 2 h, par le conducteur.)

Témoignage accusateur : Aucun

Circonstances suspecte : Aucune

Pierre Michel Employé. Citoyen français.

Mobile Aucun

Alibi De minuit à 2 heures du matin : vu par H.P. dans le couloir

au moment où une voix se faisait entendre du compartiment de Ratchett, à 12h37. De 1 heure du matin à 1h16, alibi certifié par les deux autres conducteurs.

Témoignage accusateur : Aucun

Circonstances suspectes : L'uniforme des wagons-lits découverts dans les bagages

de Hildegarde Schmidt plaide en faveur de cet homme, car on s'en est servi en vue

de jeter le soupçon sur lui.

Edward Masterman Sujet anglais. Couchette n°4. Seconde classe.

Mobile Pouvant provenir de ses rapports avec la victime dont il

était le valet de chambre.

Alibi De minuit à 2 heures du matin, alibi confirmé par Antonio

Foscarelli.

Témoignage accusateur : Parmi les voyageurs, il est le seul de la taille voulue pour

Circonstances suspectes : porter l'uniforme des wagons-lits trouvé dans les

bagages de la femme de chambre. D'autre part, il est peu probable qu'il parle couramment le français.

Mrs Hubbard Citoyenne américaine. Couchette n°3. Première classe.

Mobile Aucun

Alibi De minuit à 2 heures du matin : aucun.

Témoignage accusateur : Aucun

Circonstances suspectes : Aucune

Observation L'histoire de l'homme dans son compartiment est confir

mée par le témoignage de Hardman et celui de la femme Schmidt.

Greta Ohlsson Citoyenne suédoise. Couchette n°10. Seconde classe.

Mobile Aucun.

Alibi De minuit à 2heures du matin : alibi ratifié par Mary Deben-

ham.

Nota : Dernière personne qui ait vu Ratchett en vie.

Princesse

Dragomiroff Naturalisée française. Couchette n°14. Première classe.

Mobile Intimement liée avec la famille Armstrong, elle est la mar

raine de Sonia Armstrong.

Alibi De minuit à 2 heures du matin : alibi certifié par le conduc

teur et la femme de chambre.

Témoignage accusateur : Aucun.

Circonstances suspectes : Aucune.


Nationalité hongroise. Passeport diplomatique. Couchette

n°13. Première classe.

Aucun

De minuit à 2 heures du matin : alibi confirmé par le con ducteur, sauf entre 1 heure et 1 heure 15.

Comme ci-dessus. Couchette n°12. Aucun.

Comte Andrenyi

Mobile Alibi

Comtesse Andrenyi

Mobile

Alibi

De minuit à deux heures du matin : a pris un trional et a dormi. Certifié par son mari. Flacon de trional dans son placard.


Colonel Arbuthnot Nationalité anglaise. Couchette n°15. Première classe.

Mobile De minuit à 2 heures du matin : a parlé avec MacQueen

jusqu'à 1h30. Rentra dans son compartiment et ne le quitta plus (certifié par MacQueen et le conducteur).

Témoignage accusateur : Aucun

Circonstances suspectes : Cure-pipe.

Cyrus Hardman Citoyen américain. Couchette n°16. Première classe.

Mobile Pas de mobile connu.

Alibi De minuit à 2 heures du matin : n'a pas quitté son com

partiment (confirmé par MacQueen et le conducteur).

Témoignage accusateur : Aucun.

Circonstances suspectes : Aucune.

Antonio Foscarreli Citoyen américain (origine italienne). Couchette n°5.

Seconde classe.

Mobile Pas de mobile connu.

Alibi De minuit à 2 heures du matin : alibi confirmé par

Edward Masterman.

Témoignage accusateur : Aucun

Circonstance suspectes : Aucune, sinon que l'arme choisie par l'assassin pourrait

convenir à son tempérament (voir M. Bouc).

Mary Debenham Nationalité anglaise. Couchette n°11. Seconde classe.

Mobile Aucun.

Alibi De minuit à 2 heures du matin : alibi confirmé par Greta

Ohlsson.

Témoignage accusateur : Aucun.

Circonstances suspectes : Conversation surprise par H.P. et que Miss Debenham

se refuse à expliquer.

Hildegarde Schmidt Nationalité allemande. Couchette n°8. Seconde classe.

Mobile Aucun.

Alibi De minuit à 2 heures de matin : alibi confirmé par le con

ducteur et la princesse Dragomiroff. Elle alla se coucher. vers 0h38, fut réveillée par le conducteur et se rendit auprès de la princesse Dragomiroff.

Remarques. - La déposition des voyageurs corrobore l'attestation du conducteur

sur ce point que nul n'a pénétré dans le compartiment de Mr Ratchett ou n'en est

sorti entre minuit et 1 heure (heure à laquelle le conducteur est allé dans la voiture

suivante) et de 1h15 à 2 heures.

Ce document, expliqua Poirot, n'est qu'un simple résumé de l'interrogatoire, disposé de cette façon pour plus de compréhension.

M. Bouc le lui rendit en faisant une grimace :

Heuh. Ce n'est guère éblouissant.

Peut-être estimez-vous ce questionnaire plus à votre goût ?

Avec un léger sourire, Poirot tendit une autre feuille de papier.

Dix questions

Cette feuille portait comme en-tête :

Explications nécessaires.

1° A qui appartient le mouchoir marqué d'un « H » ?

2° Qui a laissé tomber le cure-pipe ? Le colonel Arbuthnot ?

3° Qui portait le peignoir rouge ?

4° Qui était l'homme ou la femme déguisé en employé des wagons-lits ?

5° Pourquoi les aiguilles de la montre marquaient-elle 1h15 ?

6° Le crime a-t-il été commis à cette heure-là ?

7° Ou plus tôt ?

8° Ou plus tard ?

9° Pouvons-nous certifier que Ratchett a été frappé par plus d'une personne ?

10° Quelle autre explication donner à ses nombreuses blessures ?

Eh bien, amusons-nous à résoudre ces rébus, dit M. Bouc, enchanté de ce petit questionnaire. Commençons par le mouchoir. Procédons avec ordre et méthode.

A la bonne heure ! déclara Poirot, l'air satisfait.

M. Bouc poursuivit d'un ton dogmatique :

L'initiale H se rapporte à trois personnes : Mrs Hubbard, Miss Debenham, qui a pour second prénom Hermione, et la femme de chambre, Hildegarde Schmidt.

Eh bien ! laquelle des trois ?

Il est difficile de se prononcer. Cependant j'opterais pour Miss Debenham. Nous ignorons si on ne l'appelle pas par son second prénom ; de plus, elle est déjà sujette à caution. Cette conversation que vous avez surprise et qu'elle refuse d'expliquer me paraît louche.

Moi, je penche pour l'Américaine, annonça le docteur Constantine. C'est un mouchoir de luxe et les Yankees, tout le monde le sait, ne regardent pas à la dépense.

Ainsi, tous deux vous écartez la femme de chambre ? demanda Poirot.

Oui, elle-même a affirmé que ce mouchoir devait appartenir à une dame fort riche.

Examinons la seconde question : Qui a laissé tomber le cure-pipe ? Le colonel Arbuthnot ou quelqu'un d'autre ?

Ca, c'est plus compliqué, dit M. Bouc. Un Anglais ne tue pas un ennemi à coups de couteau. J'abonde dans votre sens sur ce point et j'incline à croire qu'une autre personne a abandonné le cure-pipe dans le compartiment de la victime pour faire suspecter l'officier anglais.

Comme vous l'avez déjà dit, monsieur Poirot, intervint le docteur, deux négligences, c'est trop. La perte du mouchoir a été involontaire, aussi personne ne veut admettre la propriété de carré de batiste, tandis que celle du cure-pipe a été feinte, et le colonel Arbuthnot reconnaît franchement qu'il fume la pipe et emploie ce genre de cure- pipe.

Vous raisonnez à merveille, approuva Poirot.

Question numéro 3. Qui portait le peignoir rouge ? poursuivit M. Bouc. Je n'en ai pas la moindre idée. Et vous, docteur Constantine ?

Moi non plus.

Donc, ici, avouons-nous battus. Espérons que la question suivante aura plus de succès. Qui était l'homme ou la femme déguisé en employé des wagons-lits ? Eliminons d'abord ceux que leur haute taille met hors de cause : Hardman, le colonel Arbuthnot, Foscarelli, le comte Andrenyi et Hector MacQueen, Mrs Hubbard, Hildegarde Schmidt et Greta Ohlsson ne possèdent pas la sveltesse voulue. Il nous reste le valet de chambre, Miss Debenham, la princesse Dragomiroff et la comtesse Andrenyi. Tous quatre ont fourni un alibi valable ! Greta Ohlsson, d'une part, et Antonio Foscarelli, de l'autre, ont juré que Miss Debenham et le valet de chambre n'ont pas quitté leur compartiment. Hildegarde Schmidt affirme que la princesse était dans le sien et le comte Andrenyi nous a dit que sa femme, après avoir pris un somnifère, s'est endormie. Il semble donc qu'aucune des personnes présentes dans le train n'a commis ce crime. ce qui est absurde !

Comme disait notre vieil ami Euclide, murmura Poirot.

Le coupable est sûrement l'une de ces quatre dernières personnes, trancha le docteur. A moins que l'assassin, venu du dehors, n'ait trouvé une cachette. mais nous avons déjà démontré l'invraisemblance de cette hypothèse.

M. Bouc passa à la cinquième question de la liste :

Pourquoi les aiguilles de la montre marquaient-elles 1h15 ? J'y vois deux explications : ou bien le meurtrier a avancé les aiguilles de la montre sur cette heure-là pour se créer un alibi et n'a ensuite pas pu quitter le compartiment en temps voulu parce qu'il a entendu quelque bruit, ou bien. Une second !... Il me vient une idée.

Les deux autres attendirent respectueusement que M. Bouc mît sa pensée au point.

Je la tiens ! s'écria-t-il enfin. Ce n'est pas le meurtrier déguisé en conducteur qui a manipulé la montre ! Mais le personnage appelé par nous le deuxième assassin. le gaucher. en d'autres termes, la femme au peignoir rouge. Elle arrive trop tard et déplace les aiguilles de la montre pour établir son alibi.

Bravo ! s'écria le docteur Constantine. Voilà qui est bien imaginé.

En un mot, conclut Poirot, elle frappe Ratchett dans l'obscurité sans se douter qu'il est déjà mort ; elle soupçonne que l'homme a une montre dans la poche de son pyjama, elle la prend, à l'aveugle, déplace les aiguilles et cogne violemment la montre pour en briser le ressort.

M. Bouc l'observa froidement.

Auriez-vous une meilleure solution à nous proposer, mon cher ?

Pour le moment. non. Toutefois, il me semble que ni l'un ni l'autre de vous deux n'avez remarqué un détail de la plus haute importance relatif à la montre.

S'agit-il de la réponse à la question n°6 ? s'enquit le docteur. A cette question : le meurtre a-t-il été commis à 1h15, heure indiquée par la montre ? - je réponds : Non.

Moi de même, appuya M. Bouc. Etait-ce plus tôt ? Je dis : Oui. Et vous, docteur ?

Le docteur Constantine acquiesça d'un signe de tête, et ajouta :

Cependant, monsieur Bouc, on pourrait aussi bien répondre par l'affirmative à la question suivante : le meurtre a-t-il été commis plus tard ? Sans doute M. Poirot partage- t-il cet avis, encore qu'il ne veuille pas se compromettre. Le premier assassin est venu avant 1h15 et le deuxième après 1h15. Il serait intéressant de savoir lequel des voyageurs est gaucher.

Je n'ai pas complètement négligé cette particularité, observa Poirot. Vous avez pu remarquer que j'ai prié chacun des voyageurs d'apposer sa signature et d'inscrire son adresse. L'expérience n'a pas été concluante parce que nombre de sujets font certains actes de la main droite et d'autres de la main gauche : par exemple, quelques-uns écrivent de la main droite et jouent au tennis de la main gauche. Néanmoins, toutes les personnes convoquées ont pris la plume de la main droite, à l'exception de la princesse Dragomiroff qui, elle, a refusé d'écrire.

Impossible d'accuser la princesse, dit M. Bouc.

Je doute qu'elle soit de force à porter un coup de la main gauche, observa le docteur Constantine. Les coups, certains du moins, ont été infligés avec une violence inouïe.

. Au dessus de la force féminine.

Peut-être pas... mais du moins au-dessus des forces d'une vieille femme. Or la princesse Dragomiroff semble faible et de santé délicate.

N'oublions pas l'influence du moral et le physique, rappela Poirot. La princesse Dragomiroff est douée d'une personnalité et d'une volonté étonnantes. Pour l'instant, passons à un autre sujet.

Aux questions 9 et 10 : Pouvons-nous certifier que Ratchett a été frappé par plus d'une personne, et quelle autre origine donner à ses nombreuses blessures ? En tant que médecin, je prétends qu'ili y a eu au moins deux assassins. Il serait fou de supposer qu'un homme eût appliqué des coups tantôt faibles et tantôt violents de la main droite, puis de la main gauche, et, après un répit d'une demi-heure, eût infligé de nouvelles blessures à un cadavre !

En effet, dit Poirot. Selon vous, l'intervention d'un second meurtrier semble plus vraisemblable ?

Trouvez-moi, je vous prie, une meilleure hypothèse.

Je ne cesse d'y penser, soupira Poirot en se renversant dans son fauteuil.

A présent, ajouta-t-il en se frappant sur le front, c'est là qu'il faut chercher. Nous avons tout étudié, et classé avec ordre et méthode les faits recueillis. Les voyageurs sont venus ici l'un après l'autre et ont répondu à nos questions. Nous savons tout ce que nous pouvons apprendre.. du dehors.

Mon cher ami, vous m'avez souvent plaisanté sur ce procédé qui consiste à s'asseoir et à réfléchir pour faire sortir la vérité du puits. Eh bien, je vais en ce moment mettre cette théorie en pratique, et vous allez tous deux m'imiter. Fermons les yeux et concentrons nos pensées.

« Ratchett a été tué par un ou plusieurs voyageurs. Lequel. ou lesquels ?

V^/D

Quelques détails suggestifs

Un bon quart d'heure s'écoula dans un complet silence.

M. Bouc et le docteur Constantine s'efforcèrent de se conformer aux instructions de Poirot. A travers un dédale de témoignages contradictoires, ils essayèrent de discerner la vraie piste.

Voici à peu près le cours des pensées de M. Bouc :

« Evidemment, il faut réfléchir. Jusqu'ici, je ne fais guère autre chose. Poirot suspecte la jeune Anglaise d'être mêlée à ce meurtre. Pour ma part, je n'y crois nullement. Il paraît impossible d'accuser l'Italien. Regrettable. Le domestique anglais n'avait probablement aucune raison de mentir en certifiant que l'autre n'a pas quitté le compartiment. Tout cela est fort ennuyeux. Je me demande quand le train pourra repartir. On doit songer à nous envoyer du secours. Les indigènes de ce pays ne se pressent guère. et la police yougoslave va faire des embarras au sujet de ce crime. Ce n'est pas tous les jours qu'une telle aubaine lui arrive. »

Et le cerveau de M. Bouc s'égarait dans ces sentiers rebattus des centaines de fois.

Le docteur Constantine songeait :

« Quel drôle de corps, ce petit détective belge ! Un génie ou un détraqué ? Découvrira-t-il la solution du mystère ? Impossible ! Quant à moi, je ne m'y reconnais plus. Peut-être que tous ces gens ont menti. Voilà qui ne va pas éclairer notre lanterne. Je ne m'explique pas toutes ces blessures sur le cadavre. Un bandit américain tue avec son revolver. L'Amérique. ce pays du progrès. J'aimerais à le visiter. En rentrant chez moi, il faut que je voie Démétrius Zagone. Il a voyagé en Amérique et il a des idées modernes. Je me demande ce que fait Zia en ce moment. Si jamais ma femme apprend que. »

Et ainsi de suite.

Hercule Poirot ne bougeait pas : il semblait dormir.

Soudain, après un quart d'heure d'immobilité complète, il remua lentement les sourcils, exhala un léger soupir, et murmura entre ses dents :

Pourquoi pas ? S'il en est ainsi, tout s'explique.

Il ouvrit les yeux - des yeux verts comme ceux d'un chat - et dit à ses deux compagnons :

J'ai réfléchi. Et vous ?

Perdus dans leurs rêveries, les deux autres sursautèrent.

Moi aussi, répondit M. Bouc, quelque peu embarrassé. Malheureusement, je n'aboutis à rien. Dépister le coupable, cela vous regarde ; c'est votre métier et non le mien, mon bon ami.

Et moi aussi, j'ai concentré mes pensées sur cet assassinat, déclara le docteur sans sourciller. Je suis arrivé à plusieurs conclusions dont acune ne me satisfait.

Poirot hocha la tête d'un air qui semblait vouloir dire : « Je m'y attendais ».

Il se redressa sur son siège, bomba la poitrine, caressa sa moustache et s'exprima comme un conférencier dans une salle de réunion.

Mes amis, j'ai repassé une à une dans mon esprit les dépositions des voyageurs et j'y trouve une explication, encore confuse, mais qui répond assez nettement à la situation telle que nous la connaissons. Avant d'affirmer que cette solution est la bonne, il me reste à opérer certaines constations.

« Tout d'abord, permettez-moi d'exposer devant vous quelques remarques dignes, je crois, de considération.

« A cette même place, lors de notre dernier déjeuner dans le wagon-restaurant, M. Bouc me fit observer que des personnes de toutes conditions et de toutes nationalités se trouvaient réunies dans le train : phénomène plutôt rare à cette époque de l'année où l'Orient-Express roule ordinairement presque vide. Par surcroît, un des voyageurs inscrits ne se présenta pas au départ. J'attire également votre attention sur d'autres détails : la position du sac à éponge de Mrs Hubbard, le nom de la mère de Mrs Armstrong, la façon de travailler du détective Hardman, le prénom de la princesse Dragomiroff, la tache de graisse sur le passeport hongrois et la déposition de MacQueen au sujet du papier carbonisé ramassé dans le compartiment de Ratchett. Il prétend que c'est Ratchett lui- même qui a brûlé ce papier.

Les deux hommes dévisageaient Poirot sans rien comprendre.

Voyons, reprit le détective, tout cela ne vous dit rien ?

Rien du tout, répondit franchement M. Bouc.

Et à vous, monsieur le docteur ?

Je ne vois pas où vous voulez en venir.

M. Bouc, se rabattant sur l'objet tangible cité par son ami, fouilla dans le paquet de passeports et en tira celui du compte et de la comtesse Andrenyi. Il l'ouvrit.

C'ets bien de cette tache-là qu'il s'agit ?

Oui : elle est encore toute fraîche et remarquez où elle se trouve placée.

Au début du nom de la comtesse. plus exactement sur la première lettre du prénom. J'avoue toutefois que je ne saisis pas encore.

Vous allez comprendre. Revenons au mouchoir trouvé sur le lieu du crime. Comme nous l'avons dit toute à l'heure, trois voyageuse ont la lettre « H » pour initiale : Mrs Hubbard, Miss Hermione Debenham et Hildegarde Schmidt, la femme de chambre de la princesse Dragomiroff. Examinons maintenant ce mouchoir sous un autre aspect. Ce mouchoir très fin, délicatement brodé à la main, est un objet de luxe très coûteux acheté probablement à Paris. Laquelle des voyageuses, sans tenir compte de l'initiale, serait susceptible de se payer des mouchoirs aussi chers ? Pas Mrs Hubbard ; ni Miss Debenham : cette catégorie d'Anglaises se sert de jolis mouchoirs de toile fine et non de ces ridicules petits carrés de batiste qui valent jusqu'à deux cents francs ; quant à la femme de chambre, c'est au-dessus de ses moyens. Mais dans le train il reste deux autres femmes à qui se mouchoir pourrait appartenir. Examinons si la lettre H se rattache à l'une d'elles. Prenons d'abord la princesse Dragomiroff..

Dont le prenom est Natalia, objecta M. Bouc d'un ton sarcastique.

Précisément. La princesse étant hors de cause, voyons le cas de la comtesse Andrenyi. Là, ce qui nous frappe.

Dîtes plutôt ce que vous frappe.

Si vous voulez. Ce qui me frappe donc, c'est que sur son passeport le prénom est maquillé par une tache de graisse. On pourrait croire à un simple accident. Mais remarquez ce prénom : Eléna. L'H majuscule a pu être transformé en un E et couvrir l'E minuscule qui suit. Une tache de graisse fait à l'endroit propice dissimule cette transformation.

Héléna ! s'exclama M. Bouc. Ca, c'est une idée !

Bien sûr. Je cherche ensuite une confirmation, même infime, à mes soupçons et je la découvre séance tenante. Une des étiquettes collées sur la mallette de la comtesse est légèrement humide et se trouve accidentellement placée précisément sur la première initiale de son nom. Cette étiquette a été décollée et replacée à un endroit différent.

Vous commencez à me convaincre, dit M. Bouc. Mais la comtesse Andrenyi.

A présent, messieurs, considérons l'affaire sous un angle nouveau. Comment ce crime devait-il se présenter aux yeux de la police ? Ne perdons pas de vue que la neige a bouleversé tous les plans de l'assassin. Imaginons un instant qu'il n'ait pas neigé et que le train ait poursuivi normalement sa course. Qu'arrivait-il ?

« Le meurtre eût probablement été découvert à la frontière italienne. Les voyageurs fournissent les mêmes témoignages à la police, Mr Hardman débite son histoire, Mrs Hubbard ne manque pas de dire qu'un homme a traversé son compartiment ; le bouton est découvert. J'imagine toutefois que deux détails eussent été différents : l'homme se fût introduit dans le compartiment de Mrs Hubbard un peu avant une heure. et l'on eût ramassé l'uniforme des wagons-lits dans un des cabinets de toilette.

Vous dîtes ?

Je dis que le meurtre était conçu pour faire croire à un assassin venu du dehors qui, son crime commis, se serait enfui ; on aurait supposé qu'il était descendu à Brod, où le train devait arriver à 0h58. Quelqu'un ayant croisé un conducteur inconnu dans le couloir, l'uniforme placé en évidence eût dénoncé clairement la tactique du criminel. De cette façon, nul soupçon ne pesait sur les voyageurs. Voilà comment l'affaire devait se présenter aux yeux du bon public.

« Mais la panne du train bouleverse toutes les prévisions. C'est sans doute la raison qui obligea l'homme à demeurer si longtemps à côté de sa victime. Abandonnant enfin tout espoir de voir le convoi reprendre sa marche, il songe à modifier son plan, car désormais on saura que l'assassin n'a pas quitté le wagon.

Bon, je comprends tout cela, dit M. Bouc, mais que fait le mouchoir dans cette affaire ?

J'y reviens par une voie détournée. Tout d'abord, sachez que les lettres de menaces n'était qu'un piège tendu à la police. Elles auraient aussi bien pu être copiées dans n'importe quel roman policier. Nous devons nous poser cette question : « Ces lettres ont-elles intimidé Ratchett ? » Il semblerait que non. D'après ses instructions données à Hardman, il craignait un ennemi personnel dont il connaissait parfaitement l'identité, du moins si nous croyons à la sincérité de Hardman. Mais Ratchett reçut certainement une lettre d'un caractère tout différent. celle qui avait trait au bébé Armstrong et dont nous avons trouvé un fragment dans son compartiment. Elle était destinée à lui signifier le motif pour lequel sa vie était menacée, s'il ne l'avait déjà deviné. Cette lettre ne devait pas tomber entre les mains de la police ; aussi le meurtrier s'empressa-t-il de la détruire. Voilà le second obstacle à la réussite de son plan : le premier était la neige et le second, notre reconstitution de ce billet carbonisé.

« La précaution prise par l'assassin de brûler ce papier signifie qu'un des voyageur est si intimement lié à la famille Armstrong que la découverte du billet suffisait à diriger sur lui les soupçons.

« Arrivons maintenant aux deux autres pièces à conviction, sans tenir compte du cure-pipe, dont nous avons déjà suffisamment parlé. D'abord le mouchoir. Cet objet compromet les voyageurs portant l'initiale H, et a dû tomber par mégarde sur le lieu du crime.

Très juste, déclara le docteur Constantine, et cette personne, s'apercevant de la perte de son mouchoir, s'empresse de maquiller son prénom.

Vous allez vite en besogne, mon cher docteur. J'aurais garde de conclure aussi rapidement.

Existe-t-il une autre conclusion ?

Certes. Admettons, par exemple, que vous vanter de commettre un crime et que vous cherchiez à jeter les soupçons sur quelqu'un d'autre. Vous savez qu'il y a dans le train une femme, amie intime de la famille Armstrong. Supposons qu'alors vous laissiez choir près de la victime un mouchoir appartenant à cette femme. On l'interrogera, on parlera de ses relations avec la famille Armstrong. et voilà. Il y aura un mobile et une pièce accusatrice.

En ce cas, observa le médecin, la personne désignée, étant innocente, n'essaierait pas de dissimuler son identité.

Vraiment ? Vous croyez cela ? Mon ami, je connais la nature humaine. Devant la subite menace de se voir accusée de meurtre, la femme la plus innocente perd la tête et se livre aux actes les plus absurdes. La tache de graisse sur le passeport et le déplacement des étiquettes ne prouvent donc nullement la culpabilité de la comtesse Andrenyi, mais démontrent que la comtesse tient, pour une raison personnelle, à dissimuler en partie son identité.

Quel peut être le lien qui l'unit à la famille Armstrong ? Elle n'a jamais été en Amérique.

Elle prétend. Elle parle mal l'anglais et exagère son apparence orientale. Néanmoins, je me fais fort de découvrir de qui elle est la fille. La mère de Mrs Armstrong était Linda Arden, une célèbre tragédienne. admirable dans ses créations des pièces de Shakespeare. Rappelez-vous, dans Comme il vous plaira , la forêt d'Arden et Rosalinde. C'est ce qui lui inspira son nom de théâtre : Linda Arden, patronyme sous lequel elle connut la gloire dans le monde entier. Son vrai nom pouvait être aussi bien Goldenberg. Ses ancêtres provenaient peut-être de l'Europe centrale et la fameuse actrice avait sans doute dans les veines un peu de sang israélite. La population américaine est formée de tant de nationalités diverses ! Messieurs, la jeune sœur de Mrs Armstrong, encore adolescente à l'époque du drame, est Héléna Goldenberg, la fille cadette de Linda Arden, qui épousa le comte Andrenyi, attaché d'ambassade, pendant le séjour de celui-ci à Washington.

La princesse Dragomiroff nous a pourtant dit qu'elle avait épousé un Anglais ?

Oui, un Anglais dont elle ne se souvient même pas du nom. C'set invraisemblable ! La princesse Dragomiroff a pour l'artiste Linda Arden une profonde amitié, elle devient même la marraine d'une de ses filles. et elle oublierait aussi vite le nom de mariage de l'autre enfant ? Hypothèse invraisemblable ! Je crois pouvoir affirmer que la princesse a menti. Elle sait qu'Héléna voyage dans ce train et elle l'a vue. Aussitôt qu'elle apprend l'identité de Ratchett, elle songe qu'Héléna sera soupçonnée. Lorsque nous lui posons quelques questions au sujet de la jeune sœur de Mrs Armstrong, elle y répond évasivement, ne se souvient pas très bien, mais sait seulement qu'Héléna a épousé un Anglais. déclaration aussi éloignée que possible de la vérité.

A ce moment, un des serveurs du restaurant entra et, s'approchant du groupe, s'adressa à M. Bouc :

Faut-il servir le dîner, monsieur ? Voilà un moment déjà qu'il est prêt.

M. Bouc interrogea Poirot du regard :

Certainement, dit le détective, qu'on serve le dîner.

L'employé s'éloigna. Bientôt sa cloche retentit dans le couloir et il éleva la voix :

Premier service. Le dîner est servi !


La tache de graisse sur un passeport

hongrois

Poirot dîna à la même table que M. Bouc et le médecin grec.

Les voyageurs réunis dans le wagon-restaurant observaient un morne silence. La loquace Mrs Hubbard elle-même semblait peu encline au bavardage. Elle murmura en s'asseyant :

Je ne me sens pas le courage de manger.

Cependant, elle goûta de tous les plats qui lui furent présentés, encouragée en cela par la brave Suédoise, qui prenait d'elle un soin tout spécial.

Avant le début du repas, Poirot avait tiré par la manche le maître d'hôtel et lui avait glissé quelques mots à l'oreille. Le docteur Constantine devina l'objet des instructions discrètes du petit Belge en constatant que le comte et la comtesse Andrenyi se trouvaient toujours servis après les autres et qu'à la fin du dîner ils durent attendre leur addition, en sorte qu'ils furent les derniers à quitter le wagon-restaurant.

Quand enfin il se levèrent et se dirigèrent vers la porte, Poirot les suivit.

Pardon, madame, vous laissez tomber votre mouchoir.

Il lui tendit le carré de batiste au monogramme brodé.

Elle le prit, l'examina, puis le rendit.

Vous vous trompez, monsieur, ce mouchoir n'est pas à moi.

Vous en êtes certaine ?

Pourtant, madame, il porte votre initiale, la lettre H

Le comte fit un geste d'impatience. Poirot n'y prêta aucune attention. Il ne quitta pas des yeux le visage de la comtesse.

Soutenant tranquillement le regard du détective, la comtesse Andrenyi répliqua :

Pas du tout, mes initiales sont E.A.

Excusez-moi, madame. Vous vous nommez Héléna - et non Eléna. Héléna Goldenberg, la fille cadette de Linda Arden, Héléna Goldenberg, la sœur de Mrs Arm- strong.

Un silence morte s'ensuivit. Le comte et la comtesse avaient pâli. Au bout d'une minute, Poirot leur dit d'un ton aimable :

Inutile de nier. C'est bien la vérité, n'est-ce pas, madame ?

Le comte bondit, furieux.

Monsieur, de quel droit ?...

La comtesse l'interrompit, portant sa petite main vers la bouche de son mari.

Je vous en prie, Rudolph, laissez-moi parler. A quoi sert de nier ? Mieux vaudrait nous asseoir et en finir avec cette histoire.

La voix de la comtesse se transforma soudain ; elle conservait encore sa riche tonalité orientale, mais devenait plus nette et plus incisive. Pour la première fois, la comtesse Andrenyi parlait comme une Américaine.

Le comte gardait le silence. Il obéit à l'invitation de sa femme, et tous deux s'assirent en face de Poirot.

Monsieur, je suis en effet Héléna Goldenberg, la jeune sœur de Mrs Armstrong.

Ce n'est pourtant pas ce que vous m'avez dit ce matin, madame.

Non.

En résumé, votre déposition et celle de votre mari ne forment qu'un tissu de mensonges.

Monsieur ! s'exclama le comte.

Gardez votre sang-froid, Rudolphe. M. Poirot ne ménage pas ses paroles mais ce qu'il dit est exact.

Je me félicite de ce que vous reconnaissiez les faits avec cette franchise. Je vous prie maintenant de me donner vos raisons pour avoir ainsi modifié l'orthographe de votre prénom sur votre passeport.

Cette affaire ne concerne que moi, intervint le comte.

Héléna dit avec calme :

Monsieur Poirot, vous connaissez parfaitement ma raison. nos raisons d'agir ainsi. L'homme qu'on a tué cette nuit est l'assassin de ma petite nièce. ma sœur et mon beau-frère sont morts de chagrin à cause de lui. Il m'a enlevé trois personnes qui m'étaient on ne peut plus chères au monde.

Sa voix vibrait de passion. Elle était véritablement la fille de l'illustre tragédienne qui avait ému jusqu'aux larmes les publics les plus divers.

Elle poursuivit d'un ton plus calme :

De tous les voyageurs, je possédais sans nul doute le meilleur motif pour tuer cet individu.

Et vous ne l'avez pas tué, madame ?

Je vous le jure, monsieur Poirot, et mon mari peut le jurer avec moi. Malgré mon désir, je n'ai pas levé la main sur cet homme.

Messieurs, je vous donne ma parole d'honneur que cette nuit ma femme n'a pas quitté son compartiment, déclara le comte. Comme je vous l'ai déjà dit, elle absorba une petite dose de somnifère et s'endormit presque aussitôt. Elle est entièrement innocente de ce crime.

Poirot considéra l'un après l'autre le comte et la comtesse Andrenyi.

Je vous le jure sur mon honneur ! répéta le comte.

Poirot hocha la tête.

Vous n'avez pourtant pas craint de maquiller le prénom sur le passeport.

Monsieur Poirot, s'écria le comte, songez à ma situation. Pouvais-je supporter l'idée de voir ma femme traînée devant les tribunaux pour une affaire de meurtre ? Je la savais innocente, mais, vu sa parenté avec la famille Armstrong, elle eût été immédiatement suspectée. On l'aurait interrogée. et, qui sait ? peut-être arrêtée. Puisque la malchance avait voulu que nous voyagions dans le même train que Ratchett, quelle autre décision pouvais-je prendre ? Je l'avoue, monsieur, je vous ai menti. Mais si je le répète en toute vérité : ma femme n'a pas quitté son compartiment de toute la nuit dernière !

Son ton de sincérité n'admettait point de contradiction.

Je ne mets pas en doute votre parole, monsieur, lui dit Poirot. Vous descendez, je le sais, d'une noble et ancienne famille. Il serait fâcheux pour vous de voir votre femme mêlée à une affaire policière, je vous l'accorde. Mais comment expliquer la présence du mouchoir de votre femme dans le compartiment de la victime ?

Encore une fois, je vous l'assure, monsieur, ce mouchoir n'est pas à moi.

Malgré l'initiale H ?

Oui, monsieur. J'ai des mouchoirs ressemblant à celui-là, mais je n'en possède aucun exactement de ce modèle. Je perds l'espoir de vous convaincre, mais je ne me lasserai pas de répéter : ce mouchoir ne m'appartient pas.

Il a pu être placé là par le coupable pour vous faire soupçonner.

La comtesse ébaucha un sourire :

Vous voulez à tout prix m'arracher un aveu. Eh bien, non, monsieur Poirot, pour la troisième fois, ce mouchoir n'est pas à moi.

S'il n'est pas à vous, pour quelle raison avez-vous truqué votre passeport ?

Cette fois, le comte répondit :

Ayant entendu dire qu'un mouchoir avait été trouvé dans le compartiment de Ratchett portant l'initiale H, nous avons discuté ce point avant notre interrogatoire. Je fis entrevoir à Héléna que si on découvrait que son prénom commençait par un H, elle serait immédiatement harcelée par toutes sortes de questions alors qu'il était si simple de transformer Héléna en Eléna.

Monsieur le comte, vous avez le tempérament d'un criminel d'envergure, observa Poirot d'un ton sec. Vous possédez une grande ingéniosité naturelle et, pour dérouter la police, une conscience à l'abri de tous scrupules.

Oh ! non ! non ! monsieur Poirot, c'est à cause de moi seulement qu'il a recouru à de tels procédés ! J'avais peur... terriblement peur, expliqua la comtesse. L'idée qu'on pouvait réveiller de nouveau tout ce passé m'affolait. En outre, je redoutais d'être incriminée et jetée en prison. Monsieur Poirot ! ne comprenez-vous pas mes angoisses ?

Elle plaidait de sa voix riche est nuancée, la voix de la fille de Linda Arden, la tragédienne admirable.

Poirot la considéra d'un air grave.

Si vous voulez que je vous croie, madame - et remarquez bien que je ne me refuse pas à le faire - il faut absolument que vous secondiez mes efforts.

Que je seconde vos efforts ?

Oui, le mobile du crime réside dans le passé, dans ce drame qui anéantit votre famille et attrista votre enfance. Parlez-moi de cette époque, que j'y découvre un lien entre les deux affaires.

Que vous dire ? Tous les témoins sont morts, tous morts : Robert, Sonia. et ma petite Daisy chérie. Elle était si mignonne, avec ses jolies boucles ! Nous raffolions tous d'elle !

Il y eut une autre victime, madame. Nous pourrions la qualifier de victime indirecte.

Oui, cette malheureuse Suzanne ! Je l'avais oubliée. La police la harcela de questions. La justice était convaincue qu'elle avait renseigné les assassins. En tout cas, ce fut bien involontairement. Elle avait, paraît-il, bavardé et donné des détails sur les promenades de Daisy. La pauvre fille a perdu la tête, elle s'imaginait qu'on la rendait responsable de la mort de l'enfant. C'est horrible !

Toute frémissante d'émotion, elle cacha son visage entre ses mains.

De quelle nationalité était cette jeune fille ?

Elle était française.

Son om de famille ?

C'est stupide, je ne m'en souviens plus. Nous l'appelions tous Suzanne. Une jolie fille toujours souriante, très dévouée à la petite Daisy.

Elle remplissait les fonctions de bonne d'enfants, n'est-ce pas ?

Oui.

Et qui était la nurse ?

Une infirmière des hôpitaux, du nom de Stingelberg. Elle soignait Daisy et ma sœur avec beaucoup de dévouement.

Madame, je vous prie de bien réfléchir avant de me répondre. Avez-vous vu dans ce train des personnes de connaissance ?

Elle le regarda bien en face.

Moi ? Non, personne.

Et la princesse Dragomiroff ?

Elle ? Je la connais, bien sûr. Je pensais que vous vouliez dire. une personne de l'époque du drame.

Oui, madame, c'est bien ce que je vous demande. Réfléchissez bien. Les années passent et les gens peuvent transformer leur physionomie.

Héléna s'absorba un instant dans ses pensées, puis elle dit :

Non. personne.

Vous-même, en ce temps-là, vous étiez une très jeune fille. Aviez-vous quelqu'un pour surveiller vos études et s'occuper de vous ?

Oh ! oui. J'avais une espèce de gouvernante qui servait en même temps de secrétaire à Sonia. une femme aux cheveux rouges.

Comment s'appelait-elle ?

Miss Freebody.

Jeune ou vieille ?

Je la trouvais très vieille, mais elle ne devait pas dépasser trente-cinq ans.

Qu'y avait-il encore dans la maison ?

Seulement des domestiques.

Et vous êtes certaine, madame, absolument certaine de n'avoir reconnu personne dans le train ?

Personne, monsieur, je n'ai reconnu personne !


Le prénom de la princesse

Dragomiroff

Lorsque le comte et sa femme eurent quitté le wagon-restaurant, Poirot se tourna vers ses deux compagnons :

Qu'en dîtes-vous ? Henri ? Nous avançons.

Voilà du beau travail, lui répondit chaleureusement M. Bouc. Quant à moi, je n'aurais jamais songé à suspecter le comte et la comtesse Andrenyi. Leur innocence me paraissait indiscutable et pourtant c'set elle qui a commis le crime ! C'est lamentable ! J'espère qu'on ne la condamnera pas à mort. Elle a des circonstances atténuantes. quelques années de prison. et ce sera tout.

Vous la croyez réellement coupable ?

Bien sûr. Vous en doutez ? Je pensais que vos manières rassurantes n'avaient pour but que de calmer ses inquiétudes jusqu'au moment où nous serons délivrés de cette neige et où la police officielle prendra l'affaire en main.

Vous ne croyez pas à la parole du comte ? N'a-t-il pourtant pas juré sur l'honneur que sa femme était innocente ?

Mon cher, il ne pouvait agir autrement. Il adore sa femme et veut à tout prix la sauver. Il ment. mais il ment en grand seigneur, voilà tout.

Et moi, je m'imaginais qu'il disait la vérité !

Perdez cette illusion. Voyons ! le mouchoir ne confirme-t-il pas mes présomp tions ?

Tout de même.

M. Bouc s'interrompit. La porte venait de s'ouvrir et la princesse Dragomiroff entra dans le wagon-restaurant. Elle vint droit vers les trois hommes qui se levèrent aussitôt.

Sans prêter attention aux deux autres, elle s'adressa à Poirot.

Monsieur, je crois que vous avez un mouchoir à moi.

Poirot jeta à ses compagnons un regard triomphant.

Est-ce celui-ci, madame ?

Il montra le petit carré de batiste.

Oui, c'est cela même. Voici mon initiale dans ce coin.

Pourtant, madame, s'écria M. Bouc, cette lettre est un H et, si je me trompe, votre prénom est. Natalia.

Elle le dévisagea froidement.

C'est exact, monsieur. Mes mouchoirs sont toujours marqués en caractères russes : un N s'écrit H en russe.

M. Bouc en demeura un instant abasourdi. Cette vieille dame indomptable avait décidément le don de le mettre mal à l'aise. Il murmura :

Mais. ce matin vous ne nous avez pas dit que ce mouchoir vous appartenait.

Me l'avez-vous demandé ? répondit la princesse d'un ton sec.

Veuillez prendre un siège, madame, dit Poirot.

Elle poussa un soupir.

Puisque vous y tenez !

Elle s'assit.

Messieurs, ne discutons pas à perte de vue. Vous allez à présent me demander comment il se fait que mon mouchoir se trouvait auprès de l'homme assassiné ? Je vous répondrai donc que je n'en sais rien moi-même.

Vraiment ?

Je vous l'affirme.

Excusez-moi, madame, mais jusqu'à quel point pouvons-nous ajouter foi à vos paroles ?

Poirot parlait à voix lente. La princesse eut un air dédaigneux.

Est-ce parce que j'ai omis de vous dire qu'Héléna Andrenyi était la sœur de Mrs Armstrong ?

De fait, vous nous avez trompés sciemment.

Certes, et je le referais encore s'il le fallait. Sa mère était mon amie. Messieurs, je crois en la fidélité qu'on doit à ses amis, sa famille et sa caste.

N'estimez-vous pas de votre devoir d'aider la justice ?

Dans cette affaire, je considère que la justice - du moins la vraie justice - a été remplie.

Poirot se pencha vers elle.

Comprenez la pénible situation où vous me placez, madame. Dois-je vous croire au sujet de ce mouchoir ? Ou essayez-vous simplement de défendre al fille de votre amie ?

Oh ! je devine votre pensée, dit-elle. Il vous sera facile de vérifier ce que j'avance. Je vous donnerai l'adresse de la maison de Paris où je fais faire mes mouchoirs. Vous lui montrerez celui-là et elle vous confirmera que je le lui ai commandé voilà un an. Ce mouchoir est bien à moi.

Elle se leva.

Désirez-vous me poser d'autres questions ?

Votre femme de chambre a-t-elle reconnu ce mouchoir quand je le lui ai montré, ce matin ?

Sans doute. Elle l'a vu et n'a rien dit. Cela prouve sa loyauté envers moi.

Avec une légère inclination de tête, elle s'en alla.

Voilà l'explication, murmura Poirot. J'avais bien remarqué une légère hésitation chez la femme de chambre quand je lui ai demandé si elle connaissait la propriétaire de ce mouchoir. Elle ne savait au juste si elle devait répondre oui ou non. Comment juxtaposer ces faits autour de mon idée principale ? Ma foi, tout m'a l'air de s'arranger assez bien.

Ah ! s'écria M. Bouc, quelle vieille femme terrible !

Aurait-elle pu tuer Ratchett ? demanda Poirot au médecin.

Celui-ci hocha la tête.

Certains coups. ceux, par exemple, qui ont pénétré dans la masse musculaire, n'auraient jamais pu être frappés par une personne physiquement aussi faible.

Mais les autres coups ?

Les moins violents, oui.

Je songe à l'incident de ce matin, quand je dis à la princesse que sa force résidait plutôt dans sa volonté que dans son bras. Je lui tendais là un piège. Je voulais savoir si elle regarderait son bras droit ou son bras gauche. Elle les considéra tous deux, mais laissa échapper une étrange réflexion : « Non, je n'ai guère de force dans les bras ; je ne sais si je dois m'en féliciter ou le déplorer ». Cette curieuse remarque vint confirmer mon opinion personnelle sur le crime.

Cela ne nous apprend rien au sujet des coups frappés de la main gauche.

Non. A propos, avez-vous remarqué que la pochette de veston où le compte Andrenyi met son mouchoir se trouve à droite ?

M. Bouc hocha la tête. L'esprit occupé par les surprenantes révélations fournies par la dernière demi-heure de l'enquête, il murmura :

Des mensonges. toujours des mensonges. je demeure confondu devant le nombre de mensonges que nous avons entendus depuis ce matin !

Il nous en reste encore d'autres à découvrir, riposta Poirot d'un ton guilleret.

Vous croyez, mon cher ami.

Le contraire me décevrait.

Une telle duplicité m'effraie, alors qu'elle semble vous égayer, constata M. Bouc avec reproche.

J'en tire un énorme avantage. Lorsque je place celui qui a menti devant la vérité, il avoue son mensonge, souvent par pure surprise. Pour produire cet effet, il suffit de deviner juste. C'est le seul moyen que nous possédions de mener à bien cette enquête. Je prends une à une les dépositions des voyageurs et je me dis : si un tel ment, sur quel point fait-il une entorse à la vérité et pour quelle raison ? Cette tactique nous a bien réussi en ce qui concerne la comtesse Andrenyi. Essayons-la sur d'autres.

Et si votre supposition est fausse, mon cher ami ?

Du coup, la personne est dégagée de tout soupçon.

Ah ! vous procédez par élimination ?

Précisément.

Qui va maintenant se faire prendre à nos filets ?

Nous allons mettre à l'épreuve le colonel Arbuthnot.


Deuxième interrogatoire du colonel

Arbuthnot

Le colonel, visiblement ennuyé de se voir appelé à nouveau dans le wagon- restaurant, entra.

Eh bien ? demanda-t-il sèchement. Il s'assit.

Excusez-moi de vous déranger une seconde fois, lui dit Poirot, mais il reste certains points sur lesquels vous pourrez nous éclairer.

Vous croyez ? Moi pas.

Commençons par ce cure-pipe.

Eh bien ?

C'est un des vôtres ?

Je n'en sais rien. Je n'y inscris pas mon matricule.

Colonel Arbuthnot, sachez que vous êtes les seul voyageur du train Stamboul- Calais qui fume la pipe.

En ce cas, ce cure-pipe m'appartient probablement.

Savez-vous où il a été ramassé ?

Je n'en ai pas la moindre idée.

Près du lit de la victime. Le colonel leva les sourcils.

Pourriez-vous nous expliquer la présence de cet objet à pareil endroit ?

Si vous insinuez que je l'ai moi-même laissé choir dans le compartiment de Ratchett, j'aime mieux vous dire toute de suite que vous vous trompez.

Etes-vous allé à un moment quelconque dans ce compartiment ?

Je n'ai jamais adressé la parole à cet individu.

Vous ne lui avez jamais parlé et vous ne l'avez pas tué ? Les sourcils du colonel se levèrent plus haut encore.

Si je l'avais assassiné, je ne m'empresserais pas de vous l'apprendre. Mais je ne l'ai pas assassiné.

Peuh. après tout, cela n'a aucune importance.

Plaît-il ?

Je répète que cela n'a aucune importance.

Oh !

Arbuthnot, interloqué et mal à l'aise, regardait Poirot.

Parce que, continua le détective, le cure-pipe figure à l'arrière-plan de mes pré occupations. Je pourrais vous citer neuf autres excellentes raisons de sa présence auprès du cadavre.

Arbuthnot ouvrit de grands yeux.

En réalité, je vous ai fait appeler pour vous parler d'un sujet tout différent, poursuivit Poirot. Miss Debenham vous a peut-être dit que j'ai surpris des bribes de conversation entre elle et vous à la gare de Konya ?

Le colonel ne répondit point.

Elle vous disait textuellement : « Pas maintenant. Quand tout cela sera terminé et loin derrière nous ». Savez-vous à quoi se rapportaient ces paroles ?

Monsieur Poirot, je refuse de répondre à cette question.

Pourquoi ?

Je préfère que vous vous adressiez à Miss Debenham elle-même.

Je l'ai déjà fait.

Et elle a refusé de s'expliquer ?

Oui.

En ce cas, j'estime que mon silence se justifie amplement à vos yeux.

Vous ne voulez pas violer le secret d'une femme ?

Interprétez-le comme il vous plaira.

Miss Debenham m'a révélé que cet entretien avait un caractère tout à fait person nel.

Cette déclaration ne vous satisfait pas ?

Non, parce que Miss Debenham est très suspecte.

Vous plaisantez ?

Pas le moins du monde.

Quelle preuve avez-vous contre elle ?

N'a-t-elle pas été dame de compagnie et gouvernante chez les Armstrong à l'époque de l'enlèvement de la petite Daisy Armstrong ?

Il y eut une minute de silence. Poirot hocha doucement la tête.

Vous voyez, colonel, nous en savons plus long que vous ne le supposez. Si Miss Debenham est innocente, pourquoi nous a-t-elle caché ce fait ? Pourquoi m'a-t-elle affirmé qu'elle n'avait jamais été en Amérique ?

Le colonel s'éclaircit la voix.

Vous vous trompez, peut-être ?

Non, je suis sûr de ce que j'avance. Pourquoi Miss Debenham m'a-t-elle menti ? Le colonel haussa les épaules.

Demandez-le-lui. Pour moi, je crois que vous faites fausse route. Poirot éleva la voix et appela un des serveurs.

Priez la dame anglaise du numéro 11 de bien vouloir venir ici.

Bien, monsieur.

L'employé s'éloigna. Les quatre hommes demeurèrent assis sans mot dire. Le visage rude et impassible du colonel Arbutnot semblait taillé dans le bois. Le serveur revint bientôt.

La dame arrive tout de suite, monsieur.

Merci.

Une minute ou deux plus tard, Mary Debenham entrait dans le wagon-restaurant.

u □

L'identité de Mary Debenham

Mary Debenham apparut, la tête rejetée en arrière d'un air de défi. Ses cheveux noirs découvrant son front, la fierté de son masque, tout dans son aspect altier rappelait la figure de proue d'un navire fendant vaillamment les flots d'une mer démontée. En ce moment-là, elle était d'une beauté impressionnante.

Ses yeux se posèrent d'abord sur Arbuthnot.

Puis elle dit à Poirot :

Vous désirez me voir ?

Mademoiselle, je voudrais savoir pour quel motif vous m'avez menti ce matin ?

Moi ? Je vous ai menti ? Je ne sais ce que vous voulez dire !

Vous m'avez caché le fait qu'à l'époque du drame qui frappa les Armstrong, vous viviez au sein de cette famille. Vous m'avez affirmé que vous n'aviez jamais été en Amérique.

Il la vit sur le point de fléchir, mais elle se ressaisit :

Oui, c'est vrai.

Non, mademoiselle, c'est faux.

Vous ne me comprenez pas. Je dis que c'est vrai que je vous ai menti.

Ah ! vous l'admettez ?

Ses lèvres esquissèrent un sourire.

Certainement, puisque vous m'avez démasquée.

Enfin, cette fois vous êtes franche, mademoiselle !

Je suis bien obligée de l'être !

Voulez-vous me permettre de vous demander les raisons de vos. réticences ?

Il me semble qu'elles sautent aux yeux, monsieur Poirot.

Pas aux miens, mademoiselle.

D'une voix calme, un peu dure, elle ajouta :

Je dois gagner ma vie.

Eh bien ?

Elle regarda Poirot bien en face.

Vous ignorez donc la difficulté qu'éprouve une jeune fille à se procurer un emploi et à le conserver ? Vous imaginez-vous qu'une dame de la société anglaise confiera ses filles à une gouvernante dont le nom aura été mêlé à une histoire de meurtre et dont peut- être les photographies auront été reproduites dans les journaux ?

Pourquoi pas. si cette gouvernante n'est point coupable ?

Il ne s'agit pas de culpabilité. mais de publicité ! Jusqu'ici, monsieur Poirot, j'ai assez bien réussi dans la vie. J'ai trouvé des situations agréables et bien rétribuées. Je n'allais pas risquer mon avenir, surtout sans nul résultat appréciable pour vous.

Permettez-moi de vous dire, mademoiselle, que je suis meilleur juge en la matière.

Elle haussa les épaules.

Vous auriez, par exemple, pu m'aider à identifier les voyageurs.

De quelle façon ?

Il est inadmissible, mademoiselle, que vous n'ayez point reconnu la comtesse Andrenyi, la jeune sœur de Mrs Armstrong, votre élève de New York.

La comtesse Andrenyi ? Non ! Si extraordinaire que cela paraisse, je ne l'aurais pas reconnue. Voilà trois ans, elle n'était encore qu'une fillette. La comtesse, il est vrai, me rappelait une figure de connaissance. mais je n'arrivais pas à y fixer un nom. A présent,, elle a un type oriental si prononcé que je n'aurais jamais deviné en la comtesse Andrenyi ma petite écolière américaine. Du reste, je ne l'ai regardée qu'incidemment au wagon-restaurant, et j'ai plutôt remarqué sa toilette que son visage, ajouta-t-elle en souriant.

Puis elle poussa un soupir et conclut :

J'avais assez de mes propres préoccupations.

Alors, vous ne me révélerez pas votre secret, mademoiselle ? demanda Poirot d'une voix persuasive.

Je ne le puis. Non, c'est imposible.

Et soudain, sans le moindre avertissement, elle éclata en sanglots en cacha sa tête entre ses bras.

Le colonel se leva et, l'air gauche, vint se placer à côté d'elle.

Je. écoutez-moi. balbutia-t-il.

Il s'arrêta et se retourna furieux contre Poirot :

Je vais vous briser les os, espèce de brute ! hurla-t-il, hors de lui.

Monsieur ! protesta M. Bouc.

Arbuthnot se retourna vers la jeune fille.

Mary. pour l'amour de Dieu.

Elle se redressa :

Ce n'est rien. Me voilà remise, Monsieur Poirot, vous n'avez plus besoin de moi ? Sinon, vous viendrez me chercher. Oh ! que je suis ridicule de m'être ainsi laissée aller !

Elle sortit précipitamment. Avant de la suivre, Arbuthnot se rtourna une dernière fois vers Poirot.

Miss Debenham n'a rien à voir dans cette histoire. rien du tout, vous m'entendez ! Si vous la tourmentez encore, vous aurez affaire à moi.

Il s'en alla à grandes enjambées.

J'adore voir un Anglais sortir de ses gonds. Une fois déchaînés, ces gens-là sont on ne peut plus comiques. Plus ils ressentent d'émotion, moins ils conservent de sang- froid et de mesure.

Pour l'instant, M. Bouc, ravi d'admiration pour son ami, ne s'intéressait que médiocrement aux réactions émotives des Anglais.

Mon cher, vous êtes épatant, vous possédez un don de divination formidable !

C'est inouï comme vous savez lire dans le passé des gens, dit Constantine avec enthousiasme.

Oh ! cette fois, je ne mérite guère de compliments. La comtesse Andrenyi m'avait pour ainsi dire mis au courant.

Comment ? Pas possible ?

Rappelez-vous : je l'ai interrogée sur sa gouvernante ou la dame de compagnie de sa sœur. Je m'étais dit, en effet, que si Mary Debenham entrait pour une part dans le drame, elle devait avoir rempli une de ces fonctions dans la famille Armstrong.

Oui, mais la comtesse Andrenyi nous a donné le signalement d'une personne tout à fait différente.

C'est exact. une grande femme, d'âge mur, à la chevelure rouge. en réalité, tout le contraire de Miss Debenham. Mais invitée à fournir à l'improviste le nom de cette personne, elle se laissa prendre par une inconsciente association d'idées. Elle cita le nom d'une certaine Miss Freebody, vous en souvenez-vous ?

Oui. Et alors ?

Eh bien, vous le savez sans doute, il existe à Londres une maison qui jusqu'à ces dernières années, a conservé l'enseigne : Debenham et Freebody. Le nom de Debenham lui trottant par la tête, la comtesse s'est aussitôt raccrochée au premier nom qui s'offrit à elle et Freebody se présenta naturellement à son esprit.

Encore un mensonge ! Dans quelle intention ?

Toujours par sentiment de loyauté. Dans l'espoir d'embrouiller encore les cartes.

Ma foi, déclara M. Bouc, tous les voyageurs de ce train sont-il donc des menteurs ?

Nous n'allons pas tarder à le savoir, lui répondit Poirot.


De surprises en surprises

A présent, rien ne peut m'étonner, annonça M. Bouc. Rien ! Si on devait m'apprendre que tous les voyageurs de ce train faisaient partie de la maison Armstrong, je n'en éprouverais aucune surprise.

Voilà une profonde réflexion, mon ami. Désirez-vous connaître à présent ce que votre bête noire, l'Italien, va nous présenter pour sa défense ?

Vous songez à nous exposer une de ces mirifiques trouvailles dont vous possédez le secret ?

Vous devinez juste !

Que de complications dans la genèse de ce crime !

Mais non, docteur, tout y est très naturel.

Si vous trouvez cela naturel.

Les mots manquaient à M. Bouc pour exprimer sa pensée et il leva comiquement les bras en un signe de désespoir.

Poirot avait déjà envoyé chercher Antonio Foscarelli.

Le grand Italien arriva, l'air inquiet.

Que me voulez-vous ? Je n'ai rien à vous dire. rien. absolument rien !

Et il assena un coup de poing sur la table.

Mais si, vous avez quelque chose à nous dire, objecta Poirot d'un ton décidé. La vérité !

La vérité ?

Il lança un coup d'œil embarrassé vers Poirot. Toute son assurance et sa verve lui faisaient faux bond.

Il est très possible que je la connaisse déjà. Mais nous tiendrons copte de votre spontanéité à tout avouer.

Vous parlez comme les policiers américains. Avouez ! Voilà tout ce qu'ils savent dire : Avouez !

Tiens ! vous avez donc l'expérience de la police de New York ?

Non ! non ! Jamais ! Elle n'a rien trouvé à me reprocher, mais ce n'est pas faute d'avoir cherché !

Vos démêlés avec la police remontent à l'époque du drame qui frappa la famille Armstrong, n'est-ce pas ? Vous étiez le chauffeur de la maison ? dit Poirot.

Le détective vrillait ses yeux dans les yeux de l'Italien. L'énorme gaillard se dégonfla comme un ballon sous l'effet d'une piqûre d'épingle.

Puisque vous savez tout. pourquoi m'interroger ?

Pourquoi m'avez-vous menti, ce matin ?

Pour des raisons personnelles. Je n'ai aucune confiance dans la police yougoslave. Ces gens-là détestent les Italiens et ils m'auraient tout de suite accusé.

Peut-être pas à tort ?

Non, non ! Je n'ai rien à voir avec le crime de cette nuit. Je n'ai pas quitté mon compartiment une seconde. L'Anglais à la figure longue comme un jour sans pain vous le confirmera. Ce n'est pas moi qui ai tué Ratchett. Cet infâme pourceau. Vous ne possédez aucune preuve contre moi.

Poirot griffonna quelques mot sur une feuille de papier. Il releva les yeux et prononça tranquillement :

C'est bien. Vous pouvez vous retirer.

Foscarelli hésita, l'air perplexe.

Comprenez bien que ce n'est pas moi. que je ne pouvais être mêlé à .

Je vous ai dit de vous en aller.

C'est un coup monté ! Vous cherchez à me perdre ! Tout cela pour cette fripouille qui aurait dû passer sur la chaise électrique ! Pourquoi l'a-t-on laissé s'enfuir ? Si c'eût été moi. on ne m'aurait pas raté !

Mais il ne s'agissait pas de vous. Cet enlèvement d'enfant ne vous concernait nullement.

Hein ? Que dites-vous ? Cette petite Daisy était la joie de la maison ! Elle m'appelait Tonio, montait dans la voiture et voulait à toute force tenir le volant avec ses petites mains ! Tout le monde l'adorait ! Ah ! la petite chérie !

Sa voix s'adoucissait et des larmes brillaient dans ses yeux. Brusquement, il fit demi-tour et sortit.

Pietro ! appela Poirot.

Le maître d'hôtel arriva en courant.

Allez chercher le numéro 10. la dame suédoise.

Bien, monsieur.

Encore ! s'exclama M. Bouc. Ah ! non, c'en est de trop, mon cher !

Il fau aller jusqu'au bout, dussions-nous en fin de compte découvrir que tous les voyageurs ont un mobile pour tuer Ratchett. Après quoi, nous identifierons définitivement le coupable.

La tête me tourne, gémit M. Bouc, accablé.

Greta Ohlsson fut introduite avec égard par le maître d'hôtel.

Fondant en larmes, elle se laissa tomber sur le siège en face de Poirot et sanglota dans un vaste mouchoir.

Mademoiselle, ne vous alarmez pas, je vous en supplie, calmez-vous.

Poirot lui tapota doucement l'épaule.

Nous ne vous demandons qu'un brin de sincérité. Vous étiez la nurse de la petite Daisy Armstrong ?

Oui. c'est vrai, gémit la pauvre fille. C'était un ange.un ange descendu du ciel !... Son petit cœur débordait de bonté et de tendresse. Et dire qu'elle nous a été volée par ce monstre. il l'a tué. Et la pauvre mère. et l'autre enfant. qui n'a même pas vécu ! Vous ne sauriez comprendre ! Non, il est impossible que vous vous rendiez compte. Si vous aviez comme moi assisté à tout ce drame. ce matin, j'aurais dû vous apprendre la vérité en ce qui me concerne. mais j'avais tellement peur ! Et en même temps je me réjouissais tant à la pensée de la mort du bandit ! Je songeais qu'enfin il ne torturerait plus d'autres enfants.

« Ah ! je ne puis continuer. les paroles me manquent.

Elle sanglotait convulsivement.

Poirot lui tapota encore l'épaule :

Là, là, je comprends. Je comprends vos sentiments. Votre interrogatoire est terminé. Il suffit que vous ayez reconnu ce que je sais déjà. Oui, oui, je vous comprends, ma chère demoiselle !

Incapable de rien ajouter à travers ses sanglots, Greta Ohlsson se leva et gagna la porte à tâtons, comme un aveugle. En sortant, elle se heurta contre un homme qui entrait.

C'était Masterman, le valet de chambre.

Il alla droit vers Poirot et s'exprima d'une voix entièrement dénuée d'émotion :

J'espère ne pas vous déranger, monsieur, mais j'ai cru bon de venir tout de suite vous apprendre la vérité. Pendant la guerre, je fus l'ordonnance du colonel Armstrong qui, ensuite, me prit comme valet de chambre à New York. Je m'excuse de vous avoir caché ce détail. Je pense, monsieur, que vous ne soupçonnez pas Tonio d'avoir commis le crime de cette nuit. Le pauvre ne ferait pas de mal à une mouche. Et je jure qu'il n'a pas quitté le compartiment de toute la nuit. Il n'a donc pu tuer Ratchett. Tonio est Italien, certes, mais il n'a rien de commun avec ces bandits dont on parle dans les romans.

Il fit une pause.

Poirot le regarda longuement :

C'est tout ce que vous avez à dire ?

C'est tout, monsieur.

Il y eut un silence. Comme Poirot n'ajoutait rien, Masterman salua et quitta le wagon-restaurant d'une allure aussi discrète qu'il y était entré.

Voilà qui est plus prodigieux qu'un roman policier, déclara le docteur Constantine.

Je partage votre avis, appuya M. Bouc. Sur les douze voyageurs de ce wagon, neuf sont convaincus d'avoir été mêlés, à un titre quelconque, à l'affaire Armstrong. Qu'allons-nous apprendre maintenant ? Ou plutôt qui allons-nous démasquer ?

En réponse à votre question, voici notre confrère américain, Mr Hardman, lui dit Poirot.

Vient-il, lui aussi, faire des aveux ?

Avant que Poirot ait pu répondre à son ami, l'Américain atteignait la table et, en s'asseyant, prononça d'une voix nasillarde :

Que se passe-t-il donc dans ce train ? Ne dirait-on pas un asile d'aliénés ?

Poirot cligna des yeux :

Etes-vous bien sûr, monsieur Hardman, de n'avoir pas été jardinier chez Armstrong ?

Ils n'avaient pas de jardin.

Ou bien maître d'hôtel ?...

Je n'ai pas les belles manières que comporte cet emploi. Non, à aucun titre je n'ai habité la maison Armstrong.. mais je commence à croire que je constitue une exception dans ce train. Dites-moi, pouvez-moi m'expliquer ce phénomène ?

C'est curieux, en effet, acquiesça Poirot avec un sourire.

Dîtes plutôt que c'est inconcevable ! déclara M. Bouc.

Possédez-vous sur l'assassinat de Ratchett une opinion personnelle ?

Non, monsieur. J'avoue n'y rien comprendre et je me perds en conjectures. Il va de soi que ces gens-là ne peuvent A tre tous incriminés, mais je serais bien embarrassé de nommer le coupable dans la bande. Comment diable vous y êtes-vous pris pour découvrir le pot aux roses ? Voilà ce qui m'intrigue.

J'ai tout simplement réfléchi.

Laissez-moi vous dire que vous êtes un malin. Oui. un rude malin ! Je suis prêt à le proclamer devant le monde entier !

Mr Hardman se pencha en arrière et regarda Poirot avec admiration :

Excusez-moi, mais personne ne s'en douterait en vous voyant. Je vous tire mon chapeau, monsieur Poirot.

Vous êtes trop aimable, monsieur Hardman.

Pas du tout. Je m'incline devant votre supériorité.

Ce problème n'est pas entièrement résolu, dit Poirot. Nous ne tenons pas encore le nom du meurtrier de Ratchett.

Néanmoins, tant de finesse de votre part me dépasse. Sans parler de moi-même, il y a encore deux personnes sur lesquelles vous n'avez rien deviné jusqu'ici : la vieille dame américaine et la femme de chambre. Sans doute les tenez-vous hors de tout soupçon ?

A moins que nous ne puissions les comprendre dans notre collection en qualité de. lingère et cuisinière de la famille Armstrong.

Rien au monde ne peut me surprendre désormais ! s'exclama Mr Hardman, résigné. Il me semble que je vis parmi des fous.

Ah ! mon cher Poirot, vous poussez le jeu un peu trop loin, objecta M. Bouc.

Poirot se tourna vers lui :

Vous n'y comprenez rien ? Voyons, dites-moi un peu, savez-vous qui a tué Ratchett ?

Et vous ? riposta M. Bouc.

Oui, dit Poirot. Je le sais depuis un moment déjà. C'est si simple que cela saute aux yeux. Je m'étonne que vous ne le voyiez pas. Et vous, monsieur Hardman ?

Le détective hocha la tête :

Ma foi, non, je ne puis dire qui est l'assassin.

Après quelques secondes de silence, Poirot se tourna vers Mr Hardman :

Voudriez-vous avoir l'obligeance de réunir ici tous les voyageurs, monsieur Hardman ? Deux solutions se présentent à mon esprit et je voudrais les exposer devant tout le monde.


Poirot expose ses deux solutions

Les voyageurs se rassemblèrent dans le wagon-restaurant et prirent place autour des tables. Tous les visages exprimaient l'attente et l'appréhension. La Suédoise continuait à pleurer et Mrs Hubbard à la consoler.

Allons, un peu de courage ! Tout va s'arranger. Ne vous laisser pas aller à vos nerfs. Si parmi nous il y a un assassin, on sait bien que ce n'est pas vous. Il faudrait être dément pour vous accuser d'un pareil crime ! Là. Asseyez-vous près de moi et tranquillisez-vous.

Poirot se leva.

L'employé des wagons-lits qui se tenait près de la porte demanda :

Vous me permettez de rester, monsieur ?

Certainement, Michel.

Poirot commença :

Mesdames et messieurs, je m'exprimerai en anglais, puisque vous connaissez touts plus ou moins cette langue. Nous sommes ici pour rechercher la vérité sur l'assassinat de Samuel Edward Ratchett, alias Cassetti. Deux solutions possibles s'offrent à nous. Je vais les exposer devant vous et je prierai ensuite M. Bouc et le docteur Constantine, ici présents, de déterminer laquelle de ces deux solutions est vraie.

« Vous connaissez tous les faits. Mr Ratchette a été, ce matin, trouvé assassiné à coups de couteau. Nous savons qu'il vivait à 0h37 la nuit dernière, puisqu'à cette heure il parla au conducteur à travers la porte. Sur cette montre brisée découverte dans la poche du pyjama de la victime, les aiguilles marquaient 1h15. Le docteur Constantine, qui examina le cadavre, situe la mort entre minuit et deux heures du matin. A minuit et demi, ainsi que vous le savez tous, le train est bloqué par la neige. Donc, après cette heure, il est impossible à quiconque de quitter le train.

« Mr Hardman, membre d'une agence de détectives de New York (plusieurs têtes se tournèrent vers Mr Hardman) nous certifie que personne n'aurait pu passer devant son compartiment, le n°16, sans être aperçu par lui. Force nous est de conclure que le meurtrier se cache parmi les voyageurs de la voiture Stamboul-Calais.

« Telle était du moins notre hypothèse.

Comment ? balbutia M. Bouc, interloqué.

Toutefois, je vais vous en soumettre une autre tout à fait simple. Mr Ratchett, menacé par un de ses ennemis, donne à Mr Hardman le signalement de cet individu et lui dit que l'attentat, s'il doit avoir lieu, se produira probablement durant la seconde nuit du voyage.

« Je vous ferai observer, mesdames et messieurs, que Mr Ratchette en savait peut- être plus qu'il n'en a révélé. Or à Vincovci, le colonel Arbuthnot et Mr MacQueen, descendus un instant sur le quai, ont laissé la porte ouverte. Un individu, ayant endossé sur ses vêtement un uniforme de la Compagnie des Wagons-Lits et muni d'un passe- partout de conducteur, monte dans le compartiment de Mr Ratchett profondément endormi sous l'influence d'un narcotique. L'assassin le frappe à plusieurs reprises avec grande violence et quitte le compartiment par la porte communiquant avec celui de Mrs Hubbard.

C'est bien cela, approuva l'Américaine.

En passant, l'homme glisse le couteau dont il s'est servi dans le sac à éponge de Mrs Hubbard et, sans s'en apercevoir, il perd un bouton de sa tunique. Il se faufile hors du compartiment et longe le couloir. En hâte, il se débarrasse de son uniforme dans un compartiment vide et le fourre dans une valise.

« Quelques minutes plus tard, avant que le train se remette en marche, il descend, toujours par la porte voisine du wagon-restaurant.

Les assistants l'écoutaient, attentifs, en proie à des émotions diverses.

Et que dites-vous de la montre ? demanda à Mr Hardman.

Tout s'explique parfaitement : Mr Ratchett a oublié de retarder sa montre marquant toujours l'heure orientale, en avance d'une heure sur celle de l'Europe centrale. Mr Ratchett a été assassiné à minuit et quart, et non à une heure et quart.

Votre raisonnement ne tient pas ! s'écria M. Bouc. A une heure moins vingt-trois, quelqu'un a parlé dans le compartiment de Ratchett : c'était lui ou son meurtrier.

Pas nécessairement. Une troisième personne est peut-être entrée pour parler à Ratchett et l'a trouvé mort. Elle a sonné pour prévenir le conducteur, puis a compris la situation et, craignant d'être incriminée, elle a répondu en laissant croire qu'elle était Ratchett.

C'est possible, acquiesça M. Bouc.

Poirot observait Mrs Hubbard :

Qu'alliez-vous dire, madame ?

Je ne sais plus. Croyez-vous que moi aussi j'ai oublié de retarder ma montre ?

Non, madame. Vous avez sans doute entendu l'homme passer, mais inconsciemment. et plus tard, en proie à un cauchemar, vous avez cru qu'il y avait un homme dans votre compartiment. Vous vous êtes réveillée en sursaut et avez sonné.

C'est encore possible, admit Mrs Hubbard.

La princesse Dragomiroff observait Poirot :

Monsieur, comment expliquez-vous le témoignage de la femme de chambre ?

Cela paraît très simple, madame. Votre femme de chambre reconnaît comme étant le vôtre le mouchoir que je lui présente, mais elle s'efforce de détourner les soupçons de votre personne. Elle a rencontré l'homme, mais bien plus tôt, quand le train stationnait encore en gare de Vincovci. Elle prétend l'avoir vu plus tard, toujours avec la vague idée de vous fournir un solide alibi.

La princesse inclina gracieusement la tête :

Vous prévoyez tout, monsieur. Je vous admire.

Un silence suivit.

Puis tout le monde sursauta : le docteur Constantine assenait sur la table un violent coup de poing.

Non, non et non ! Vos explications ne me satisfont nullement ! Elles pèchent en une douzaine de points. Le crime n'a pas été commis de cette façon. Vous le savez aussi bien que moi, monsieur Poirot.

Le détective lança un coup d'œil au médecin.

Je vois bien qu'il me faudra revenir à ma première hypothèse. Mais n'abandonnez pas celle-ci trop vite. Peut-être l'adopterez-vous tout à l'heure.

Poirot se retourna vers son auditoire.

Il existe, du crime, une autre explication aussi plausible. Voici comment j'y suis parvenu.

« Après avoir recueilli toutes vos dépositions, je m'assis et fermai les yeux affin de mieux réfléchir. Certains points me paraissaient dignes d'attention, je les énumérai à mes deux collègues. J'en avais déjà élucidé quelques-uns, entre autres la présence d'une tache de graisse sur un passeport. Mais plusieurs demeuraient obscurs. Le plus important est la remarque que me fit M. Bouc au déjeuner, le lendemain de notre départ de Stamboul, à savoir que les voyageurs réunis dans ce train sont de nationalités et de classes sociales étrangement variées.

« Le fait ma parut assez bizarre et je me demandai s'il devait se reproduire fréquemment. Je me dis que oui. mais seulement aux Etats-Unis. Dans une famille américaine, on pourrait trouver à la fois un chauffeur italien, une gouvernante anglaise, une nurse suédoise, une femme de chambre française, et ainsi de suite. Cela me conduisit à attribuer à chacun une fonction dans le drame de la famille Armstrong, tout comme un metteur en scène distribue les rôles de son scénario. J'obtins un résultat fort intéressant.

« J'examinai alors séparément la déposition de chaque personne et j'arrivai à de curieuses constatations. Prenons d'abord l'interrogatoire de Mr MacQueen. La première entrevue se passa sans incident, mais la seconde fois que je le questionnai, il fit une remarque pour le moins étrange. Comme je lui apprenais la découverte d'un billet ayant trait à l'affaire Armstrong, il me dit : « Pourtant. » Puis, après une hésitation : « Je veux dire que le vieux avait tort de laisser traîner ce papier. »

« Je compris tout de suite qu'il s'était ravisé. Supposons qu'il eût achevé sa phrase : « Pourtant, ce papier a été brûlé ! » En ce cas, MacQueen avouait connaître l'existence de ce billet et sa destruction. en d'autres termes, il était ou le meurtrier ou le complice de celui-ci. Et d'un !

« Ensuite le valet de chambre. Il affirmait que son maître avait coutume de prendre un narcotique lorsqu'il passait la nuit dans le train. Version assez vraisemblable, mais croyez-vous que Ratchett cherchait tant que cela à dormir la nuit dernière ? Le revolver placé sous son oreiller démontre le contraire. Ratchett voulait se tenir sur ses gardes. Si on lui a administré un narcotique, c'est à son insu. Qui est-ce, sinon MacQueen ou le valet de chambre ?

« Venons-en au témoignage de Hardman. Je crois tout ce qu'il a dit concernant sa propre identité, mais en ce qui regarde la méthode employée par lui pour veiller sur la sécurité de Mr Ratchett, sa version ne tient pas debout. La seule manière efficace de protéger la vie de Ratchett était de passer la nuit dans son compartiment ou de se placer à un endroit d'où il pouvait surveiller sa porte. L'unique déduction qui ressort de sa déposition, c'est que personne en dehors des voyageurs déjà dans le wagon, ne pouvait avoir tué Ratchett, ce qui limitait le cercle des investigations à la voiture de Stamboul- Calais. Ce détail me parut plutôt bizarre, et je songeai à ne point le négliger par la suite.

« Vous devez tous savoir maintenant que j'ai surpris des bribes d'une conversation entre Miss Debenham et le colonel Arbuthnot. Fait à retenir : le colonel l'appelait Mary et semblait être en rapports assez intimes avec elle. Cependant, le colonel affirmait avoir fait la connaissance de Miss Debenham dans le train. Mais je sais à quoi m'en tenir sur la mentalité d'un Anglais comme lui : même si le colonel avait reçu le coup de foudre, il eût procédé lentement et avec tout le décorum d'usage. J'en conclus que le colonel Arbuthnot et Miss Debenham se connaissaient de longue date et cherchaient à se faire passer pour étranger l'un à l'autre.

« Passons maintenant à Mrs Hubbard. Cette dame prétend que, de sa couchette, elle ne peut voir si la porte de communication est verrouillée ou non : elle prie Miss Ohlsson de s'ne assurer pour elle. Parfait, si elle avait occupé les compartiments numéros 2, 12, 14, etc. Dans les numéros pairs, le verrou se trouve juste au-dessous de la poignée de la porte, mais dans les numéros impairs, comme le numéro 3 qu'occupait Mrs Hubbard, le verrou, placé au-dessus de la poignée, ne pouvait être masque par le sac à éponge. J'arrive donc à cette déduction que Mrs Hubbard inventa cet incident de toutes pièces.

« Maintenant, laissez-moi vous dire un mot à propos de l'huer. La montre fut découverte. dans la poche du pyjama de Ratchett, endroit plutôt singulier, étant donné qu'à la tête du lit se trouve un crochet porte-montre. Dès lors, je fus convaincu qu'on avait déposé avec intention la montre de Ratchett dans sa poche après avoir déplacé les aiguilles. Le crime n'a donc pas été commis à une heure et quart.

« A-t-il perpétré plus tôt, à une heure moins vingt-trois minutes pour préciser ? M. Bouc serait porté à le croire et donne comme explication le cri qui m'a réveillé à cette heure-là. Mais Ratchett, sous l'influence d'un narcotique, ne pouvait crier. Sans quoi il aurait été également capable de se défendre : or on n'a constaté aucune trace de lutte.

« Je me souvins qu'à deux reprises MacQueen m'avait signalé que Ratchett ne parlait pas du tout le français : je compris alors que ce qui s'était passé à une heure moins vingt-trois minutes n'était qu'une comédie destinée à me donner le change. N'importe qui pouvait déceler le maquillage de la montre. d'un usage courant dans les romans policiers. On s'imaginait donc que je ne manquerais pas de voir clair sur ce point. Fier de ma perspicacité, j'aurais affirmé que Ratchett ignorant le français, la voix entendue à une heure moins vingt-trois minutes ne pouvait être la sienne et qu'il était déjà mort. Or, je suis convaincu qu'à une heure moins vingt-trois, Ratchett était encore plongé dans son sommeil artificiel.

« Toutefois, la farce faillit réussir. J'ouvris ma porte, je regardai dans le couloir et j'entendis distinctement la phrase prononcée en excellent français. Si je ne suis pas assez futé pour en deviner le sens, on me l'expliquera. MacQueen, au besoin, viendra me dire : « Excusez-moi, monsieur Poirot, ce n'est sûrement pas Mr Ratchett qui a parlé. Il ignore absolument le français. »

« Quand donc a eu lieu le crime ? Et qui est l'assassin ?

« Selon moi - et je n'avance ici qu'une opinion personnelle -, le crime a été commis vers deux heures, heures extrême indiquée par le docteur Constantine.

« Qui a tué Ratchett ?...

Poirot fit une pause et considéra ses auditeurs. Il n'aurait pu se plaindre de leur manque d'attention. Tous les regards étaient braqués sur lui. Pendant un moment, le silence fut absolu.

Poirot continua d'une voix lente :

- Je fus surpris de la difficulté que j'éprouvais à rejeter l'entière culpabilité sur l'un quelconque des voyageurs, alors que, bizarre coïncidence, l'alibi de chacun se trouvait confirmé par le personnage qui, à mon avis, paraissait le moins qualifié. Ainsi, Mr MacQueen et le colonel Arbuthnot ont, l'un pour l'autre, fourni de solides témoignages. Or, ces deux hommes me semblaient peu faits pour lier conversation entre eux au cours d'un voyage. De même, le valet de chambre anglais et l'Italien, la demoiselle suédoise et la jeune Anglaise.

« Soudain, une grande clarté se fit en moi. Tous étaient coupables. Que tant de gens, mêlés au drame de la famille Armstrong, voyagent dans le même train, ne pouvait être l'effet du hasard. Tout cela avait été concerté longtemps à l'avance. Je me remémorai une remarque du colonel au sujet de la sentence prononcée par un jury. Un jury se compose de douze membres. et Ratchett avait été frappé de douze coups. Cette fois, la réunion de personnages de tous rangs et de toutes nationalités dans le Stamboul- Calais, à une saison où ce train habituellement est presque vide, s'expliquait.

« Si Ratchett avait échappé à la justice américaine, sa culpabilité ne faisait pas l'ombre d'un doute. J'imagine alors un jury de douze membres qui le condamnent à mort et se voient obligés de se transformer en exécuteurs pour appliquer leur sentence. Sous cet angle, tout le mystère s'éclaircit.

« Un rôle nettement déterminé est assigné à chacun des voyageurs. Tout est prévu dans le moindre détail et sans risque aucun. Si le soupçon pèse sur l'un des membres de cette association de justiciers, les autres l'innocentent par leur témoignage et embrouillent les recherches. D'autre part, la prétendue surveillance de Hardman empêche que l'on accuse injustement quiconque du dehors.

« Cette solution met admirablement en lumière tous les épisodes du drame. La nature des blessures infligées par douze personnes différentes ; les lettres de menaces écrites simplement pour établir un témoignage - Ratchett en avait reçu de réelles que MacQueen avait détruites et auxquelles il avait substitué les autres -, l'histoire Hardman, chargé par Ratchett de le protéger. un mensonge d'un bout à l'autre ; le signalement « petit homme brun à la voix de femme », ingénieuse invention puisqu'elle possède le mérite d'innocenter le conducteur de ce train et qu'elle pourrait s'appliquer aussi bien à un homme qu'à une femme.

« L'idée de frapper à coups de couteau surprend tout d'abord, mais, à la réflexion, aucune autre arme ne convenait mieux en l'occurrence. Tous, forts et faibles, peuvent se servir d'un poignard et l'arme blanche est silencieuse. Je m'abuse peut-être, mais voici comment j'imagine la scène : chacun pénètre à son tour dans le compartiment obscur de Ratchett, en traversant le compartiment de Mrs Hubbard, et frappe ! Aucun ne reconnaîtrait la blessure qu'il a faite et nul ne saurait dire qui a donné le coup mortel.

« La dernière lettre, que Ratchett découvre probablement sur son oreiller, a été brûlée avec soin. Rien ne révélant le rapport la famille Armstrong et l'homme assassiné, il n'existe pas de raison de suspecter aucun des voyageurs. On pourrait croire à un meurtrier venu du dehors et le « petit homme brun à la voix de femme » aurait, en effet, été aperçu descendant du train à Brod par un ou plusieurs voyageurs du Stamboul- Calais.

« Je ne vois pas exactement ce qui arriva quand les conspirateurs découvrirent que l'arrêt du train rendait impraticable cette deuxième partie de leur programme. Je suppose qu'ils tinrent rapidement conseil, et décidèrent d'agir à tout prix. Cette fois les soupçons pèseraient immanquablement sur un ou plusieurs d'entre eux, mais cette éventualité était déjà prévue et on y avait remédié. Il restait à dérouter davantage encore les enquêteurs. Dans ce dessein deux simulacres de « pièces à conviction » sont abandonnés sur le lieu du crime. l'un incriminant le colonel Arbuthnot qui possédait un alibi irrécusable et dont les relations avec la famille Armstrong étaient difficiles à établir. L'autre, le mouchoir, accusant la princesse Dragomiroff : étant donné son rang social, sa faiblesse physique et son témoignage soutenu à la fois par sa femme de chambre et le conducteur, on la considère comme hors de cause. Comme pour compliquer à plaisir la comédie, une femme en peignoir rouge passe sur la scène, et afin que je connaisse l'existence de cette femme, on frappe à ma porte. Je me lève pour jeter un coup d'œil au-dehors, je vois le peignoir disparaître au fond du couloir. Trois autres témoins, judicieusement choisis, l'ont vu également : le conducteru, Miss Debenham et MacQueen. Le plaisantin qui a eu l'idée de fourrer ce peignoir dans ma valise, pendant que je poursuivais l'interrogatoire, me paraît doué d'un réel sens de l'humour. J'ignore d'où vient ce vêtement, mais je soupçonne qu'il appartient à la comtesse Andrenyi : ses bagages ne renfermaient, en effet, qu'un élégant déshabillé de lingerie tout garni de dentelles et qui ne pouvait guère remplacer le peignoir.

« Ayant appris que la lettre soigneusement brûlée avait en partie échappé à une destruction complète et que le mot Armstrong avait pu être lu, MacQueen s'empressa de communiquer aux autres ce renseignement. Désormais, la comtesse Andrenyi se tient sur ses gardes et c'est à ce moment que le comte songe à maquiller son passeport.

« L'un après l'autre, tous les voyageurs nient avoir connu la famille Armstrong. Sachant que je ne possède aucun moyen d'investigation immédiat, ils se figurent que je ne suivrai cette piste que si l'un d'eux éveille mes soupçons.

« Aucun point à éclaircir : si mon hypothèse est juste - et je crois ne pas me tromper -,le conducteur du wagon-lit entre dans le complot. Mais, en ce cas, cela nous donne treize inculpés au lieu de douze. Contrairement à la formule habituelle : « Parmi cette foule, il s'agit de découvrir le coupable », je me trouve placé devant un groupe de treize personnes dont une, une seule, est innocente.

« J'arrive à cette conclusion pour le moins bizarre : la personne qui n'a point participé au crime est précisément celle qui paraît la plus suspecte, à savoir la comtesse Andrenyi. Lorsque le comte jura sur l'honneur que sa femme n'avait pas quitté son compartiment de toute la nuit, il le fit avec un tel accent de franchise que je ne pus douter de sa parole. Je compris alors que le comte avait, pour ainsi dire, pris la place de sa femme.

« Pierre Michel était donc complice. Pour quelle raison cet honnête employé, depuis tant d'années au service de la Compagnie, trempait-il dans ce crime ? Il me semblait impossible de découvrir un lien quelconque entre ce Français et la famille Armstrong. Tout à coup je me souvins que la bonne d'enfants était une Française. Et si c'était la propre fille de Pierre Michel ? Tout s'expliquerait. même l'endroit choisi pour commettre le crime

« Y a-t-il d'autres personnes dont les relations avec la famille Armstrong demeurent incertaines ? J'inscris le colonel Arbuthnot comme un ami du colonel Arbuthnot. probablement ont-ils fait la guerre ensemble.

« Quant à la femme de chambre Hildegarde Schmidt, je devinai sa situation chez les Armstrong. Peut-être suis-je un peu gourmand, mais je flairai en elle une bonne cuisinière. Je lui ai tendu un piège et elle s'y est laissé prendre. « Je sais que vous êtes un excellent cordon-bleu », dis-je. Elle me répondit : « C'est vrai, mes patronnes m'ont toujours fait ce compliment ». A part moi, je songeai qu'en tant que femme de chambre, elle n'avait guère l'occasion de déployer ses talents culinaires.

« Ensuite vient Hardman. Selon toute apparence, il se classe tout à fait en dehors de la maison des Armstrong, et je l'imaginai dans la situation du fiancé de la jeune Française. Je fis devant lui allusion au charme des étrangères et aussitôt j'obtins la réaction désirée. Ses yeux s'embuent de larmes, il prétexte que la blancheur de la neige l'éblouit.

« Reste Mrs Hubbard, à qui fut confié le rôle principal dans le drame. Occupant le compartiment qui communique avec celui de Ratchett, elle offre, plus que tout autre, prise aux soupçons et elle ne peut alléguer aucun alibi. Pour jouer aussi parfaitement le personnage un peu ridicule de la femme américaine en adoration devant ses enfants, il faut être une grande comédienne. Un telle artiste existait dans la famille Armstrong : la mère de Mrs Armstrong, Linda Arden, l'artiste fameuse.

Poirot s'arrêta.

Alors, d'une voix merveilleuse de timbre et nuancée avec art, d'une voix qui ressemblait en rien à celle qu'on avait entendue au cours de la journée, Mrs Hubbard avoua :

Que voulez-vous ? Il me semble toujours jouer la comédie !

Et elle continua d'un air rêveur :

Cette erreur stupide au sujet du sac à éponge démontre une fois de plus qu'on doit répéter son rôle jusqu'à la dernière minute. Nous avons fait une répétition générale dans le train en venant. Sans doute occupais-je un compartiment pair, et je n'ai pas songé, ensuite, à vérifier la place des verrous.

Elle changea légèrement de position et regarda Poirot bien en face.

Monsieur Poirot, je vous admire. Toutes vos déductions sont exactes. Vous ne sauriez imaginer ce que fut la tragédie. en ce jour terrible. à New York. J'étais folle de désespoir. les domestiques étaient frappés de douleur. Le colonel Arbuthnot, l'ami intime de John Armstrong, se trouvait présent, bouleversé d'horreur et de colère.

Armstrong m'a sauvé la vie pendant la guerre, déclara le colonel.

Ce jour-là, dans notre indignation, dans notre chagrin, dans notre fureur - peut- être avions-nous perdu la tête, qu'en sais-je ? - nous décidâmes. le meurtrier ayant échappé au châtiment. de lui infliger nous-mêmes la peine suprême qu'il méritait. Nous étions douze. ou plutôt onze, le père de Suzanne habitant en France. Tout d'abord, nous voulions tirer au sort pour savoir qui exécuterait la sentence, mais, en fin de compte, nous nous rangeâmes à l'avis d'Antonio, le chauffeur ; Mary et Hector MacQueen ordonnèrent les détails de la mise en scène.

« La préparation de notre complot prit un temps considérable. Il nous fallut d'abord retrouver l'assassin, qui se cachait sous le nom de Ratchett. Hardman s'en chargea. Ensuite, Masterman et Hector réussirent à s'engager à son service. Le colonel Arbuthnot exigeant que le nombre douze fût respecté, nous confiâmes notre dessein au père de Suzanne. L'idée de venger sa fille unique qui s'était suicidée l'incita à se ranger à nos côtés. Le colonel Arbuthnot répugnait à l'idée de frapper le coupable à coups de couteau, mais il comprit que cette méthode aplanissait bien des difficultés.

« Hector nous apprit que Ratchett comptait tôt ou tard se rendre à Paris par l'Orient- Express. Pierre Michel travaillant sur ce parcours, la chance nous favorisait et, de cette façon, le crime ne serai pas imputé à un innocent du dehors.

« Nous dûmes naturellement en parler au mari de ma fille, qui insista pour nous accompagner. Hector s'arrangea pour que Ratchett se décidât à voyager le jour où Michel serait de service. Notre intention était de louer tout le wagon-lit du train Stamboul- Calais : malheureusement, un des compartiments était réservé à un directeur de la Compagnie. Quant à Harris, il n'existait pas : il eût été dangereux de prendre un étranger dans le compartiment d'Hector. Et, à la dernière minute, vous-même vous êtes présenté.

Elle fit une pause.

A présent, monsieur Poirot, reprit-elle, vous connaissez toute l'histoire. Qu'allez- vous décider ? Si vous devez faire un rapport officiel, ne pourriez-vous me rendre uniquement responsable ? J'aurais volontiers frappé moi-même ce monstre de douze coups ! Non seulement il a tué ma fille et la petite Daisy, et cet autre bébé qui aurait pu vivre, mais avant de nous enlever notre chère mignonne, il avait assassiné d'autres enfants et rien ne dit que, dans l'avenir, il n'eût pas récidivé. La société, sinon la légalité l'avait condamné, nous n'avons fait qu'exécuter la sentence. Je demande à répondre seule de cet acte. Pourquoi entraîner après moi tous ces braves cœurs : ce pauvre Michel. Mary et le colonel Arbuthnot ?... Ils s'aiment.

La voix de la tragédienne emplissait l'espace étroit du wagon. cette voix riche, profonde, pathétique, qui avait fait vibrer d'émotion tant d'auditoires enfiévrés.

Poirot interrogea son ami du regard.

En tant que directeur de la Compagnie, quelle est votre opinion, monsieur Bouc ?

M. Bouc s'éclaircit la voix.

Selon moi, mon cher ami, votre première supposition est la bonne. sans aucun doute. Quand la police yougoslave se présentera, nous lui remettrons un rapport rédigé dans ce sens. Etes-vous de cet avis, docteur ?

Certainement. En ce qui concerne les constatations médicales, il me semble que. que j'ai fait une ou deux suggestions fantaisistes.

- Après cet exposé de mon point de vue personnel, j'ai l'honneur, mesdames et messieurs, de me dessaisir de cette affaire, acheva Poirot.

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