7 Les Filles

Le rêve de la dame

Rasa dormit mal après les mariages. En bonne pédagogue basilicaine, elle avait gardé pour elle ses inquiétudes, mais elle avait mal supporté de donner sa chère Dolya si fragile à ce jeune homme qu’elle détestait, Mebbekew, le fils de Wetchik. Oh, certes, c’était un beau garçon charmant – Rasa était parfaitement consciente de sa séduction – et dans des circonstances normales, il lui aurait été bien égal de le donner à Dolya comme premier mari, car Dolya n’était pas sotte et aurait sûrement refusé de reconduire le contrat de Meb au bout de la première année. Mais dans le désert il ne serait pas question de renouvellement. Où que ce voyage les emmenât – sur Terre, selon l’improbable théorie de Nafai, ou ailleurs sur Harmonie –, l’attitude désinvolte des Basilicains envers le mariage n’y aurait plus cours, et Rasa avait eu beau en prévenir les jeunes gens à plusieurs reprises, Meb et Dolya, pour leur part, n’avaient pas prêté la moindre attention à ses avertissements.

Naturellement, Rasa se doutait bien que Meb n’avait pas l’intention de quitter Basilica. Être l’époux de Dol lui donnait à présent le droit d’y demeurer ; il avait sa citoyenneté et entendait bien rire au nez de qui voudrait lui faire quitter la cité. Sans les soldats gorayni postés devant la maison, Meb aurait déjà vidé les lieux avec Dolya pour se cacher en attendant que tout le monde ait quitté la ville en renonçant à jamais le revoir. Seule, donc, l’assignation à résidence de Rasa obligeait Meb à se tenir tranquille ; eh bien, qu’il en soit ainsi ! Surâme arrangeait la situation comme bon lui semblait, et ce n’était sûrement pas Mebbekew qui irait la contrarier.

Meb et Dolya, Elya et Edhya… Bah, ce n’était pas la première fois que certaines de ses nièces faisaient de mauvais mariages. N’avait-elle pas vu ses propres filles se tromper pareillement ? Enfin, à dire le vrai, c’est Kokor qui s’était mal mariée ; si Obring faisait montre de plus de moralité que Mebbekew, c’était uniquement parce qu’il était trop stupide et trop timoré pour exploiter les femmes sur la même échelle que lui. Sevet, elle, s’était plutôt bien mariée, et le comportement de Vas au cours de ces derniers jours avait très favorablement impressionné Rasa. C’était quelqu’un de bien, et peut-être, maintenant qu’elle était privée de voix, Sevet userait-elle de sa souffrance pour s’améliorer elle aussi. On avait vu plus étonnant.

Mais si le sommeil fuyait Rasa après les cérémonies, c’était à cause du mariage de son fils Nafai et de sa nièce préférée. Luet était trop jeune, et Nafai aussi. Pouvaient-ils se trouver ainsi projetés à l’âge adulte, alors que leur enfance était loin d’être achevée ? On les avait dépouillés de quelque chose de précieux ; et leur attitude pleine de douceur et de docilité, leur façon de s’efforcer de tomber amoureux l’un de l’autre, tout cela ne faisait que briser un peu plus le cœur de Rasa.

Surâme, que de responsabilités tu portes ! Tous ces sacrifices en valent-ils la peine ? Mon fils Nafai n’a que quatorze ans, mais à cause de toi, il a sur les mains le sang d’un homme, et voici que Luet et lui partagent la couche nuptiale alors qu’ils ne devraient en être qu’à se regarder timidement en se demandant s’ils tomberont amoureux un jour.

Rasa se tournait et se retournait sur son lit. Dans la nuit chaude et noire, les étoiles brillaient, mais la lune était pâle et les lampadaires diffusaient une piètre lumière dans la ville soumise au couvre-feu. Rasa ne distinguait presque rien dans sa chambre, mais ne se décidait pourtant pas à allumer ; apercevant sa lumière, une domestique s’imaginerait qu’elle avait besoin de quelque chose et entrerait discrètement se renseigner. J’ai besoin d’être seule, se dit-elle, et elle resta dans le noir.

Que manigances-tu, Surâme ? Je suis en état d’arrestation, personne ne peut entrer chez moi ni en sortir. Mouj m’a coupée du reste du monde, si bien que j’ignore absolument à qui me fier et de qui me méfier à Basilica, et que je dois attendre ici de voir se développer ses menées et les tiennes. Qu’est-ce qui triomphera, les infâmes complots de Mouj ou les tiens, Surâme ?

Que nous veux-tu ? Et surtout, que vas-tu faire à ma famille, à ceux que j’aime ? Je consens à certaines choses, même en rechignant : je consens au mariage de Nyef et de Lutya. En ce qui concerne Issib et Hushidh, quand le temps viendra, si Shuya est d’accord, je serai satisfaite, car j’ai toujours rêvé qu’Issib trouve un jour une femme aimante dont le regard ne s’arrête pas à sa fragilité et qui découvre l’homme qu’il est, l’époux qu’il pourrait faire. Qui saurait y parvenir mieux que ma précieuse déchiffreuse, ma discrète, mon avisée Shuya ?

Mais ce voyage dans le désert ! Nous n’y sommes pas préparés, et je ne vois pas comment nous le ferions ici, dans cette maison. Qu’as-tu prévu à ce sujet, dans tes plans ? Ne commencerais-tu pas, par hasard, à te sentir un peu dépassée par les événements ? As-tu vraiment bien tout calculé ? Une expédition de ce genre demande un minimum de planification, voyons ! Wetchik et ses garçons ont pu sans hésitation s’en aller vivre au désert parce qu’ils possédaient tout l’équipement nécessaire et qu’ils savaient se débrouiller avec des chameaux et des tentes. J’espère que tu n’en attends pas autant de mes filles et de moi-même !

Puis, un peu honteuse d’avoir dit son fait aussi crûment à Surâme, Rasa poursuivit par une supplique beaucoup plus humble. Laisse-moi dormir, implora-t-elle en trempant le bout de ses doigts dans la coupe à prière posée près de son lit. Donne-moi du repos cette nuit, et si ce n’est pas trop te demander, une vision de ce que tu nous réserves. Puis elle baisa le bout de ses doigts mouillés d’eau de prière.

D’autres paroles lui traversèrent alors l’esprit, comme un ajout de dernière minute à sa prière. Pendant que tu me parleras de tes plans, Surâme, n’aie pas peur de me demander conseil ; j’ai quelque expérience de cette cité, j’aime et je comprends ses habitants mieux que toi, et tu ne t’es pas montrée trop efficace jusqu’ici ; c’est du moins l’impression que j’ai.

Oh, pardonne-moi ! s’écria-t-elle silencieusement, confuse.

Ah, et puis, tant pis ! Elle se retourna et chercha le sommeil ; ses doigts séchaient dans les courants d’air ténus qui pénétraient par les fenêtres.

Elle s’endormit enfin, et elle rêva.

Dans son rêve, elle était dans un bateau sur le lac des femmes et en face d’elle, au gouvernail, se trouvait Surâme. Rasa ne l’avait jamais vue, mais comme il s’agissait d’un songe, elle la reconnut aussitôt. Surâme ressemblait beaucoup à feu la mère de Wetchik – une femme sévère, mais non dépourvue de bonté.

« Continue à ramer », dit Surâme.

Rasa baissa les yeux et vit qu’elle tenait les avirons. « Je n’en ai pas la force !

— Mais si ; tu vas t’étonner toi-même !

— Je n’y tiens pas du tout. J’aimerais bien mieux être à ta place ; après tout, c’est toi la divinité, c’est toi qui disposes d’une puissance infinie. Alors, rame, toi, et moi, je gouverne.

— Je ne suis qu’un ordinateur. Je n’ai ni bras ni jambes ; c’est donc toi qui dois ramer.

— Ah oui ? J’aperçois d’ici tes bras et tes jambes, moi, et nettement plus musclés que les miens. De plus, j’ignore où tu nous emmènes ; je ne vois pas où nous allons parce que je suis tournée vers l’arrière.

— Je sais, répondit Surâme. Voilà comment tu as passé toute ton existence : tournée vers l’arrière ; toujours à vouloir reconstruire un passé glorieux.

— Eh bien, si ça te déplaît, aie l’intelligence de changer de place avec moi. Laisse-moi voir l’avenir, pendant que tu rameras, pour changer.

— Tous, vous n’arrêtez pas de me bousculer ! Je commence à regretter de vous avoir créés ! Quand vous me connaissez de trop près, vous perdez tout respect.

— Comment nous le reprocher ? Attends, on ne peut pas passer l’une à côté de l’autre ; le bateau est trop étroit, il va chavirer. Passe entre mes jambes, la barque ne tanguera pas. »

Surâme se mit à marmonner tout en se pliant à quatre pattes. « Tu vois ? Plus aucun respect !

— Si, je te respecte, dit Rasa. Mais je ne me fais pas d’illusions sur ton infaillibilité. Nafai et Issib te décrivent comme un ordinateur, ou plutôt un programme qui vit dans un ordinateur. Par conséquent, tu n’es pas plus sage que ceux qui t’ont programmée.

— Ils m’ont peut-être programmée pour apprendre la sagesse. Au bout de quarante millions d’années, j’ai peut-être même retenu quelques bonnes idées.

— Oh, je n’en doute pas ! Il faudra que tu m’en exposes une, un de ces jours – parce que jusqu’à présent, je n’ai rien vu de tel.

— Tu n’as peut-être pas vu tout ce que j’ai fait. »

Rasa s’installa à l’arrière de l’embarcation, la main sur la poupe, et constata avec satisfaction que, tenant les avirons d’une poigne ferme, Surâme leur appliquait une puissante traction.

Pourtant, la barque fit une simple embardée en avant, puis s’immobilisa. Étonnée, Rasa regarda autour d’elle et vit alors qu’elles ne se trouvaient plus sur l’eau, mais au milieu d’un désert de sable qui ondulait.

« Alors ça, c’est franchement minable ! jeta-t-elle.

— Je ne peux pas dire que tes talents de barreuse m’impressionnent beaucoup, remarqua Surâme. Tu ne comptes pas, j’espère, que je rame sérieusement là-dedans !

— Mes talents de barreuse ? Mais c’est toi qui nous as fourrées dans ce désert !

— Et tu aurais fait mieux que ça, à ma place ?

— Ça ne m’étonnerait pas. Par exemple, où sont les chameaux ? Il nous en faut. Et les tentes ? Assez pour… voyons, combien sommes-nous ? Elemak et Eiadh, Mebbekew et Dol, Nafai et Luet – et Hushidh, évidemment. Ça fait sept. Et moi. Et puis, il vaudrait mieux emmener Sevet et Kokor, et leurs époux, s’ils veulent bien venir ; ça fait douze. Qu’est-ce que j’oublie ? Ah, oui, bien sûr : Shedemei avec toutes ses semences et ses embryons – ça fait combien de caissons, ça ? Je ne sais plus ; il faut prévoir au moins six chameaux rien que pour son matériel. Et notre équipement à nous ? Je ne sais même pas comment calculer ça. Nous sommes treize ; ça fait du monde à nourrir et à coucher, dans un voyage.

— Et pourquoi m’en parler à moi ? demanda Surâme. Tu crois que j’ai des chameaux et des tentes en dépôt au fond de ma mémoire ?

— Et voilà, c’est bien ce que je pensais ! Tu n’as rien prévu pour le voyage ! Tu ne sais donc pas que ce genre de chose ne se prépare pas au dernier moment ? Si tu ne peux rien pour moi, trouve-moi au moins quelqu’un qui puisse m’aider. »

Surâme l’entraîna vers une colline, au loin. « Ce que tu peux être dirigiste ! dit-elle. Normalement, c’est moi la gardienne de l’humanité, si tu veux bien ne pas l’oublier !

— Eh bien, c’est parfait : continue à faire ton travail tandis que je m’occupe des gens que j’aime. Qui va tenir ma maison quand je ne serai plus là ? Tu y as pensé, dis moi ? Tous ces professeurs et tous ces élèves qui dépendent de moi !

— Ils rentreront chez eux. Ils trouveront d’autres professeurs ou d’autres emplois. Tu n’es pas indispensable. »

Elles avaient atteint le sommet de la colline – comme dans tous les rêves, elles étaient capables de se déplacer très vite à certains moments et très lentement à d’autres. Arrivée là-haut, Rasa vit qu’elle se trouvait dans sa rue à Basilica. Elle ne s’était jamais doutée qu’il existait un chemin direct depuis sa rue jusqu’au désert, par la colline. Elle promena son regard autour d’elle pour repérer la route que lui avait fait prendre Surâme et se retrouva nez à nez avec un soldat. Pas un Gorayni, à son grand soulagement, mais un officier de la garde basilicaine.

« Dame Rasa, dit-il d’un ton plein de révérence.

— J’ai du travail pour vous, répondit-elle. Surâme se serait volontiers chargée de vous avertir auparavant, mais elle a préféré m’abandonner cette tâche. J’espère que cela ne vous dérange pas de m’aider ?

— Mon seul désir est de servir Surâme.

— Alors, j’espère que vous ferez preuve d’ingéniosité et que vous remplirez cette mission convenablement, parce que je n’y connais pas grand-chose et je devrai m’en remettre souvent à votre jugement. Tout d’abord, nous serons treize.

— Treize pour quoi faire ?

— Pour un voyage dans le désert.

— Mais le général Mouj vous a assignés à résidence.

— Oh, Surâme s’occupera de ça ! Je ne peux quand même pas tout faire !

— Parfait, dans ces conditions, dit l’officier. Nous disons donc : un voyage dans le désert à treize.

— Il nous faudra des chameaux et des tentes.

— Des grandes ou des petites ?

— Quelle taille font les unes et les autres ?

— Les grandes peuvent abriter jusqu’à douze occupants, mais celles-là sont très difficiles à monter. Pour les plus petites, deux personnes.

— Des petites, alors. Tout le monde couchera en couple ; il faudra juste une tente pour trois, Hushidh. Shedemei et moi.

— Hushidh la déchiffreuse ? Elle s’en va ?

— Peu importe la liste des voyageurs ; ça ne vous regarde pas.

— Je ne crois pas que Mouj acceptera qu’Hushidh s’en aille.

— Il n’accepte pas non plus que je m’en aille… pour l’instant. Vous prenez des notes, j’espère ?

— Je me souviendrai de tout.

— Parfait. Des chameaux pour nous transporter, des tentes pour le couchage, et puis des chameaux pour convoyer les tentes, et encore d’autres pour des vivres en prévision d’un voyage de… oh, combien ? Je ne m’en souviens plus… Dix jours, ça devrait aller.

— Ça fait beaucoup de chameaux.

— Je n’y peux rien. Vous êtes officier, vous devez savoir où sont les bêtes et comment les obtenir.

— En effet.

— Ah, autre chose encore : une demi-douzaine de chameaux en plus pour les caissons secs de Shedemei. Mais elle s’en est peut-être déjà occupée de son côté : il faudra vérifier avec elle.

— Quand avez-vous besoin de tout cela ?

— Tout de suite. J’ignore quand ce voyage débutera – nous sommes sous le coup d’une assignation à résidence, comme vous le savez peut-être…

— Je suis au courant.

— Mais nous devons nous tenir prêts à partir dans l’heure, quand le moment sera venu.

— Dame Rasa, je ne peux rien faire sans l’accord de Mouj. C’est lui qui dirige la cité, à présent, et moi, je ne suis même pas commandant de la garde.

— Très bien, dit Rasa. Je vous donne l’accord de Mouj.

— Mais vous n’en avez pas l’autorité ! protesta l’officier.

— Surâme ? appela Rasa. Tu ne crois pas que c’est le moment d’intervenir ? »

Aussitôt, Mouj en personne apparut à côté de l’officier. « Vous avez parlé à dame Rasa, dit-il d’un air sévère.

— C’est elle qui m’a abordé, répondit l’officier.

— C’est parfait. J’espère que vous avez bien fait attention à tout ce qu’elle vous a dit.

— Vous m’autorisez donc à lui obéir ?

— Je ne peux pas, pour le moment, dit Mouj. Pas officiellement, en tout cas, parce que pour l’instant, je ne sais pas encore que mon désir sera de vous voir lui obéir. Vous devez donc vous y prendre très discrètement, afin que même moi, je n’en sache rien. Vous comprenez ?

— J’espère que ça ne me causera pas trop d’ennuis si vous l’apprenez.

— Non, ne vous inquiétez pas. Je n’en saurai rien, tant que vous ne viendrez pas me le dire vous-même.

— Voilà qui me soulage !

— Quand viendra le temps où je voudrai que ce voyage ait lieu, je vous ordonnerai de vous occuper des préparatifs. Vous n’aurez qu’à dire : oui, général, c’est réalisable sur-le-champ. Et, je vous en prie, ne m’importunez pas en faisant remarquer, par exemple, que tout est prêt depuis midi ; je ne veux pas avoir l’impression que mes ordres ne sont pas l’effet d’une impulsion. Compris ?

— Très bien, général.

— Je ne voudrais pas avoir à vous tuer, alors ne me mettez pas dans l’embarras, d’accord ? Je pourrais avoir besoin de vous par la suite.

— Comme vous voudrez, général.

— C’est bon, rompez », dit Mouj.

Aussitôt, l’officier de la garde disparut.

Mouj reprit l’aspect de Surâme dans le rêve de Rasa. « Eh bien, je crois que la question est réglée, Rasa, dit-elle.

— J’en ai l’impression, en effet.

— Parfait. Tu peux te réveiller, maintenant. Le vrai Mouj ne va pas tarder à sonner à ta porte, et il faut que tu sois prête à l’affronter.

— Ah, merci beaucoup ! dit Rasa, plus que mécontente. Je n’ai pratiquement pas dormi et tu m’obliges à me lever déjà ?

— Je ne suis pas responsable de l’heure, rétorqua Surâme. Si Nafai n’avait pas été si pressé de sortir pour demander une entrevue à Mouj dès potron-minet, tu aurais pu dormir jusqu’à une heure raisonnable.

— Mais quelle heure est-il donc ?

— Je te l’ai dit : réveille-toi et regarde l’horloge. »

Là-dessus, Surâme disparut et Rasa s’éveilla, les yeux fixés sur l’horloge. Le ciel commençait à peine à virer au gris de l’aube et elle dut sortir de son lit pour aller lire l’heure de près. Elle eut un gémissement de lassitude et alluma une lampe. Trop tôt, beaucoup trop tôt pour se lever ! Mais aussi étrange qu’il eût été, le rêve avait dit vrai sur un point : quelqu’un sonnait à la porte.

À cette heure-là, les domestiques n’avaient pas le droit d’ouvrir avant que Rasa elle-même eût été prévenue, et elles furent surprises de la voir descendre si promptement dans le vestibule.

« Qui est-ce ? demanda-t-elle.

— Votre fils, dame Rasa. Et le général Vozmuj… le général.

— Ouvrez, puis vous pourrez vous retirer. »

La cloche de nuit n’était pas assez forte pour réveiller toute la maison, si bien que le vestibule était presque désert. Une fois la porte ouverte, Nafai et Mouj entrèrent ensemble, seuls. Aucun soldat ne les suivait – bien qu’il dût s’en trouver en poste dans la rue. Cependant, un souvenir s’imposa à Rasa : celui des visites de deux hommes qui prétendaient gouverner la cité de Basilica. Gaballufix et Rashgallivak étaient tous deux venus accompagnés de soldats masqués par des hologrammes, moins dans l’espoir de la terrifier, elle, que d’étayer leur propre assurance. Le fait que Mouj n’eût pas besoin d’escorte était significatif.

« J’ignorais que mon fils traînait dans les rues à cette heure de la nuit, dit Rasa. Je vous remercie de me l’avoir ramené.

— Maintenant qu’il est marié, répondit Mouj, vous n’allez sûrement plus surveiller d’aussi près ses allées et venues, n’est-ce pas ? »

Rasa eut un mouvement d’impatience. Mais à quoi pensait donc Nafai, à crier sur les toits qu’il avait épousé la sibylle de l’eau la veille ? Était-il donc incapable de discrétion ? Oui, évidemment, sinon il ne serait pas sorti pour se faire embarquer par les soldats de Mouj. Quoi, avait-il tenté de s’échapper ?

Mais non ; il s’agissait d’autre chose… Oui ! Dans le rêve, Surâme avait parlé de Nafai pressé de sortir pour demander une entrevue à Mouj. « J’espère qu’il ne vous a pas causé d’ennuis, dit Rasa.

— Si, un peu, je l’avoue, répondit Mouj. J’avais espéré qu’il m’aiderait à mener Basilica à la grandeur qu’elle mérite, mais il a refusé cet honneur.

— Pardonnez mon ignorance, mais je ne vois pas bien comment mon fils pourrait ajouter de la grandeur à une cité qui est déjà une légende dans le monde entier. Est-il une cité plus ancienne et plus sacrée que Basilica ? En est-il une autre qui ait aussi longtemps connu la paix ?

— C’est une cité solitaire, ma dame, une cité isolée. Une cité de pèlerins. Mais bientôt, j’espère en faire la cité des ambassadeurs de tous les grands royaumes de ce monde.

— Qui viendront sans doute sur une mer de sang.

— Pas si tout se déroule bien. Et si j’obtiens une coopération digne de ce nom.

— De la part de qui ? De moi ? De mon fils ?

— Je sais que ma requête va vous paraître inopportune, mais j’aimerais voir deux de vos nièces ; l’une est la jeune épousée de Nafai ; l’autre est sa sœur célibataire.

— Je ne souhaite pas que vous les rencontriez.

— Mais elles, elles souhaiteront me voir, vous ne croyez pas ? Étant donné qu’Hushidh a seize ans et le droit légal de recevoir des visiteurs, et que Luet a aussi ce droit de par son mariage, j’espère que vous respecterez la loi autant que la courtoisie et que vous les informerez que je désire m’entretenir avec elles. »

Tout en le craignant, Rasa ne put s’empêcher d’admirer le général ; car, quand Gabya ou Rash auraient proféré des menaces ou des fanfaronnades, Mouj insistait simplement sur la courtoisie. Sans prendre la peine de rappeler à Rasa ses mille soldats, son pouvoir sur le monde, il comptait sur les bonnes manières de son interlocutrice, qui se retrouvait sans défense, car le bon droit n’était pas clairement dans son camp.

« J’ai renvoyé les domestiques, dit Rasa. Je vais attendre avec vous pendant que Nafai va chercher mes nièces. »

Mouj acquiesça et Nafai partit d’un pas vif vers l’aile de la maison où les nouveaux couples avaient passé la nuit. Rasa se demanda vaguement à quelle heure Elemak, Eiadh, Mebbekew et Dol allaient se lever et quelle serait leur réaction en apprenant la visite de Nafai à Mouj. Ils seraient forcés d’admirer le courage du garçon, mais Elemak lui reprocherait sûrement de se mêler toujours de ce qui ne le regardait pas. Rasa, pour sa part, n’en voulait pas à Nafai d’oublier qu’il n’était qu’un enfant ; elle s’en inquiétait plutôt pour lui.

« Le vestibule, ce n’est pas très confortable, dit Mouj. Vous avez peut-être un salon privé où les lève-tôt ne nous dérangeront pas ?

— Quel besoin d’un salon privé ? Vous n’êtes même pas sûr que mes nièces vous receveront !

— Votre nièce et votre belle-fille, corrigea Mouj.

— Une relation nouvelle, qui ne saurait nous rendre plus proches que nous ne le sommes déjà.

— Vous aimez profondément ces deux jeunes filles.

— Je donnerais ma vie pour elles.

— Et vous ne pouvez faire l’effort de leur fournir un salon privé pour recevoir un visiteur étranger ? »

Rasa lui adressa un regard noir et le précéda sous son portique privé, dans la zone protégée par les écrans, d’où l’on ne voyait pas la Fracture. Mais Mouj ne fit même pas mine de s’asseoir sur le banc que Rasa lui indiquait : il s’approcha directement de la balustrade, au-delà des écrans. Les hommes n’avaient pas le droit de se tenir là, de contempler ce paysage ; cependant, essayer de le lui interdire ne ferait qu’affaiblir la position de Rasa, elle le savait. Ce serait pathétique.

Elle s’approcha donc et se plaça à côté de lui, face à la vallée.

« Vous voyez ce que peu d’hommes ont vu, dit-elle.

— Mais votre fils l’a vu, lui. Il a flotté nu sur les eaux du lac des femmes.

— Ce n’est pas moi qui l’ai voulu.

— C’est Surâme, je sais. Il nous mène par des chemins très tortueux. Et le mien est peut-être le plus tortueux de tous.

— Et quel virage allez-vous prendre, à présent ?

— Le virage qui mène à la grandeur et à la gloire. À la justice et à la liberté.

— Pour qui ?

— Pour Basilica, si la cité le veut bien.

— Nous avons déjà grandeur et gloire. Nous avons déjà justice et liberté. Comment pouvez-vous imaginer que vos efforts ajouteront quoi que ce soit à ce que nous possédons déjà ?

— Vous avez peut-être raison. Je ne me sers peut-être de Basilica que pour ajouter de l’éclat à mon nom au moment où j’en ai besoin. La gloire de Basilica est-elle si rare et si précieuse que je ne puisse en utiliser une parcelle ?

— Mouj, je vous apprécie tant que j’en viens presque à regretter la terreur qui me saisit quand je pense à vous.

— Pourquoi donc ? Je ne vous veux aucun mal, ni à personne qui vous soit cher.

— Ma terreur ne porte pas sur ce point. Elle provient de ce que vous voulez faire à ma cité, au monde dans son ensemble. Vous êtes exactement ce contre quoi Surâme a été créée. Vous êtes les machines de guerre, l’amour du pouvoir, la soif de conquête.

— Vous ne sauriez mieux me flatter qu’en m’encensant ainsi. »

Des pas résonnèrent derrière eux. Rasa se retourna et vit Luet et Hushidh approcher. Nafai resta en arrière, hésitant.

« Viens avec ta femme et ta belle-sœur, Nafai, toi aussi, dit Rasa. Le général Mouj a décrété l’abrogation de notre antique coutume, du moins pour ce matin, avec le soleil qui s’apprête à se lever derrière les montagnes. »

Alors, Nafai avança d’un pas plus vif, et chacun prit sa place. Mouj organisa la scène habilement et sans effort, simplement en s’appuyant contre la balustrade si bien qu’il devint le centre de l’attention générale.

« Je suis venu ce matin féliciter de vive voix la sibylle pour son mariage d’hier soir. »

Luet hocha gravement la tête, sans pour autant être dupe, Rasa en était quasi certaine ; elle espérait d’ailleurs que Nafai se doutait de ce que Mouj tramait et qu’il en avait averti les jeunes filles avant leur arrivée.

« C’est une décision étonnante, pour quelqu’un de si jeune, reprit Mouj. Mais, ayant fait la connaissance de Nafai ici présent, je vois que vous vous êtes bien mariée. C’est l’époux qui convient à la sibylle de l’eau, car Nafai est un brave et noble jeune homme. Si noble, en vérité, que je l’ai supplié d’accepter de se présenter au poste de consul de Basilica.

— Il n’existe aucune fonction de la sorte, ici, intervint Rasa.

— Il en existera une, répliqua Mouj, comme autrefois. C’est une fonction peu utile en temps de paix, mais nécessaire en temps de guerre.

— Guerre que nous ne connaîtrions pas pour peu que vous vous en alliez.

— C’est sans importance, car votre fils a décliné cet honneur. En un sens, c’est presque heureux. Je ne dis pas qu’il n’aurait pas fait un excellent consul ; le peuple l’aurait accepté, car non seulement il est l’époux de la sibylle, mais encore il entend lui-même la voix de Surâme : un prophète et une prophétesse, ensemble dans la plus haute chambre de la cité ! Et à ceux qui craindraient qu’il ne soit un faible, une marionnette du suzerain gorayni, il suffirait de faire observer que longtemps avant l’arrivée du vieux général Mouj, Nafai lui-même, obéissant aux ordres de Surâme, a mis fin avec courage à une grave menace pour la liberté de Basilica et exécuté une sentence de mort à l’encontre d’un certain Gaballufix, qui la méritait amplement pour avoir ordonné le meurtre de Roptat. Oh, le peuple aurait accepté Nafai avec joie, et il aurait fait un régent capable et avisé. Surtout avec dame Rasa pour le conseiller.

— Mais il a refusé votre offre, dit Rasa.

— C’est exact.

— Alors, pourquoi toutes ces flatteries ?

— Parce qu’il existe plus d’un moyen pour atteindre le même but, répondit Mouj. Par exemple, je pourrais dénoncer Nafai pour le lâche assassinat de Gaballufix, et présenter Rashgallivak comme l’homme qui a héroïquement tenté de protéger la ville durant une période de troubles. Sans l’intervention malveillante d’une déchiffreuse nommée Hushidh, il aurait pu réussir – car chacun sait que Rashgallivak n’avait sur les mains le sang de personne. Au contraire, c’était un intendant compétent, qui s’efforçait de maintenir en état à la fois la maison de Wetchik et celle de Gaballufix. Pendant que Nafai et Hushidh seront jugés pour leurs crimes, Rashgallivak sera nommé consul de la cité. Et, naturellement, il prendra comme il se doit les filles de Gaballufix sous sa protection, comme il le fera pour la veuve de Nafai après l’exécution, et pour la déchiffreuse après que son crime aura été pardonné. Le conseil municipal ne voudrait surtout pas laisser ces pauvres femmes un jour de plus sous l’influence de la redoutable, de l’ambitieuse dame Rasa.

— Ah ! vous émettez des menaces, quand même ! dit Rasa.

— Mais non, dame Rasa. J’expose simplement des possibilités sérieuses, des choix que je puis faire, et qui me mèneront, d’une façon ou d’une autre, au but que je vise. J’obtiendrai de Basilica qu’elle s’allie de son plein gré avec moi. Elle sera mienne avant que je ne défie la domination tyrannique de l’Impérator gorayni.

— Existe-t-il un autre moyen ? demanda Hushidh d’un ton calme.

— En effet, et c’est peut-être le meilleur, répondit Mouj. C’est la raison pour laquelle Nafai m’a ramené chez lui : afin que je puisse me trouver face à la déchiffreuse et lui demander de m’épouser. »

Rasa fut épouvantée. « Vous épouser, vous !

— Malgré mon surnom, je n’ai pas de femme, dit Mouj. Il n’est pas bon qu’un homme reste seul trop longtemps. J’ai trente ans – j’espère que ce n’est pas trop vieux pour m’accepter comme époux, Hushidh.

— Elle est promise à mon fils », dit Rasa.

Mouj se tourna vers elle, et pour la première fois, ses manières affables laissèrent place à une colère mordante, dangereuse. « Un infirme qui se cache au désert, une moitié d’homme que cette ravissante jeune fille n’a jamais désiré comme époux et qu’elle ne désire pas davantage aujourd’hui !

— Vous vous trompez, répliqua Hushidh. Je le désire.

— Mais vous ne l’avez pas épousé, dit Mouj.

— En effet.

— Il n’y a donc aucun empêchement légal à notre union.

— Il n’y en a pas.

— Pénétrez dans cette maison, intervint Rasa, et tuez-nous tous, mais je ne vous laisserai pas prendre cette enfant de force !

— Allons, n’en faites pas un drame, dit Mouj. Je n’ai nulle intention de forcer quiconque. Comme je l’ai dit, plusieurs voies s’offrent à moi. Nafai peut très bien annoncer : “J’accepte de devenir consul”, auquel cas le lourd fardeau de ma proposition de mariage deviendra moins pesant pour Hushidh – sans disparaître tout à fait, si elle veut bien partager l’avenir avec moi. Car je te l’assure, Hushidh, quoi qu’il arrive, ma vie sera couverte de gloire, et dans les récits qui la célébreront à jamais, on chantera le nom de mon épouse en même temps que le mien.

— La réponse est non ! coupa Rasa.

— La question ne s’adresse pas à vous », rétorqua Mouj.

Hushidh les regarda tous l’un après l’autre, mais sans rien leur dire. Rasa avait la quasi-certitude qu’elle ne voyait pas leurs visages, mais les fils d’amour et de loyauté qui les liaient ensemble.

« Tante Rasa, dit-elle enfin, j’espère que vous me pardonnerez de décevoir votre fils.

— Ne le laisse pas t’impressionner ! s’écria Rasa violemment. Surâme ne lui permettrait jamais d’exécuter Nafai ! Ce sont des fanfaronnades !

— Surâme est un ordinateur, répondit Hushidh. Elle n’est pas omnipotente.

— Hushidh, il y a des visions qui te rattachent à Issib ! Surâme vous a destinés l’un à l’autre !

— Tante Rasa, je ne peux que vous supplier de vous taire et de respecter ma décision. Car j’ai perçu des fils là où je n’en attendais pas, des fils qui me relient à cet homme. Je n’imaginais pas, quand j’ai appris qu’il s’appelait Mouj, que je serais la seule femme à posséder le droit de lui donner ce nom.

— Hushidh, intervint Mouj, j’avais décidé de te proposer le mariage pour des raisons politiques, ne t’ayant jamais vue. Mais j’ai appris que tu étais sage, et j’ai vu tout de suite que tu étais jolie. Aujourd’hui, j’observe ton discernement, j’écoute ta parole, et je sais pouvoir t’offrir non seulement le pouvoir et la gloire, mais aussi la tendresse d’un véritable époux.

— Et moi, je vous apporterai la dévotion d’une véritable épouse », répondit Hushidh en se levant et en s’approchant de lui. Il lui tendit les bras et elle accepta son étreinte et son baiser sur la joue.

Rasa, écrasée de douleur, ne pouvait que rester muette.

« Ma tante Rasa peut-elle présider la cérémonie ? demanda Hushidh à Mouj. Je suppose que pour des… des raisons politiques, vous voudrez vous marier sans tarder.

— Sans tarder, mais sans dame Rasa, dit Mouj. Sa réputation n’est pas des meilleures actuellement, bien que la situation puisse se clarifier rapidement après le mariage, j’en suis sûr.

— Puis-je disposer d’une dernière journée avec ma sœur ?

— C’est à tes noces, non à tes funérailles que tu te rends, répondit Mouj. Tu auras de nombreuses journées avec ta sœur. Mais le mariage aura lieu aujourd’hui. À midi. À l’Orchestre, avec toute la cité pour témoin. Et c’est ta sœur Luet qui présidera la cérémonie. »

C’était horrible. Mouj savait trop bien comment tourner chaque chose à son profit ; si Luet présidait à cette union, son prestige rejaillirait sur elle. Mouj serait accepté par tous comme un noble citoyen de Basilica et il n’aurait plus besoin d’un homme de paille au poste de consul ; il n’aurait aucune difficulté à s’y faire nommer, et Hushidh deviendrait la première dame de Basilica. Elle serait merveilleuse, digne de ce rôle en tous points – sauf que personne n’aurait dû le jouer, et que Mouj allait détruire Basilica par son ambition.

Détruire Basilica…

« Surâme ! s’écria Rasa du fond de son cœur. Est-ce cela que tu avais prévu depuis le début ?

— Naturellement, répondit Mouj. Comme Nafai me l’a dit lui-même, c’est Dieu qui m’a manipulé pour m’amener ici. Et pourquoi, sinon pour trouver une épouse ? » Il se tourna de nouveau vers Hushidh qui ne le quittait pas des yeux, la main toujours posée sur son bras. « Ma chère dame, dit Mouj, veux-tu m’accompagner, à présent ? Pendant que ta sœur se prépare à conduire la cérémonie, nous avons bien des choses à discuter, et il faut que tu sois près de moi lorsque nous annoncerons notre union au conseil municipal ce matin. »

Alors, Luet se dressa et s’avança d’un pas majestueux. « Je n’ai pas donné mon accord pour jouer un rôle quelconque dans cette farce abominable.

— Lutya… dit Nafai.

— Vous ne pouvez pas la forcer ! » s’exclama Rasa, triomphante.

Mais ce fut Hushidh et non Mouj qui répondit : « Ma sœur, si tu m’aimes, si tu m’as jamais aimée, alors je te le demande, viens à l’Orchestre célébrer ce mariage. » Hushidh les regarda tous. « Tante Rasa, il faut y venir aussi. Et amenez vos filles et leurs époux ; Nafai, amène tes frères et leurs femmes également. Amenez tous les professeurs et les élèves de cette maison, même ceux qui habitent loin. Voulez-vous bien les amener me voir prendre époux ? Me ferez-vous cette seule grâce, en souvenir de toutes mes années heureuses dans cette bonne maison ? »

Ses paroles convenues et son attitude distante brisèrent le cœur de Rasa, et elle éclata en sanglots tout en donnant son accord. Luet, quant à elle, promit de conduire la cérémonie.

« Vous les laisserez sortir de la maison pour le mariage, n’est-ce pas ? » demanda Hushidh à Mouj.

Il lui sourit tendrement. « On les escortera jusqu’à l’Orchestre, puis on les ramènera.

— C’est tout ce que je demande. » Et Hushidh quitta le portique au bras de Mouj.

Quand ils eurent disparu, Rasa s’effondra sur le banc et versa des larmes amères. « Pourquoi l’avons-nous servie toutes ces années ? implora-t-elle. Nous ne sommes rien pour elle ! Rien !

— Mais Hushidh nous aime, dit Luet.

— Ce n’est pas d’Hushidh qu’elle parle, expliqua Nafai.

— Surâme ! » s’écria Rasa. Puis elle hurla le nom, comme si elle le crachait à la face du soleil levant : « Surâme !

— Si vous avez perdu foi en Surâme, conseilla Nafai, ayez au moins foi en Hushidh. Elle a encore l’espoir de tourner la situation à notre avantage, ne le comprenez-vous donc pas ? Elle a accepté l’offre de Mouj parce qu’elle y a vu un plan. Peut-être même Surâme lui a-t-elle soufflé d’accepter, y aviez-vous pensé ?

— J’y ai pensé, dit Luet, mais j’ai du mal à y croire. Surâme ne nous a jamais donné d’indications là-dessus.

— Alors, reprit Nafai, au lieu d’en parler entre nous et de nous monter la tête, il vaudrait mieux écouter. Surâme attend peut-être simplement qu’on lui concède une miette d’attention pour justifier ce qui se passe.

— Bien, j’attends, dit Rasa. Mais que son plan soit bon, elle y a intérêt ! » Ils patientèrent donc, chacun avec ses propres questions au cœur.

L’expression de Nafai et de Luet montra qu’ils reçurent leurs réponses les premiers. Rasa attendit, attendit, et comprit pour finir qu’elle n’obtiendrait rien.

« Vous avez entendu ? demanda Nafai.

— Non, rien, dit Rasa. Rien du tout.

— Vous en voulez peut-être trop à Surâme pour entendre son message, dit Luet.

— À moins qu’elle ne me punisse, rétorqua Rasa. Machine vindicative ! Qu’avait-elle à dire ? »

Sans un mot, Nafai et Luet échangèrent un regard : les nouvelles n’étaient donc pas bonnes.

« Surâme n’a pas vraiment la situation en main, annonça enfin Luet.

— C’est ma faute, dit Nafai. Mon entrevue avec le général a tout avancé d’un jour au moins. Il avait déjà prévu d’épouser une des filles, mais sans mon intervention, il y aurait encore réfléchi au moins une journée.

— Une journée ! Quelle différence ?

— Surâme n’est pas sûre de pouvoir exécuter son meilleur plan si rapidement, dit Luet. Mais on ne peut pas non plus en vouloir à Nafai. Mouj est impétueux, brillant, et il aurait très bien pu se décider très vite sans Nafai et…

— … sa stupidité, proposa Nafai.

— Son audace, termina Luet.

— Donc, nous sommes condamnés à rester ici pour servir d’instruments à Mouj ? demanda Rasa. Enfin, il ne peut pas nous traiter avec plus de désinvolture que Surâme ne le fait.

— Mère ! dit Nafai, et son ton était tranchant. Surâme ne nous a pas maltraités. Qu’Hushidh épouse ou non Mouj, nous entreprendrons quand même notre voyage. Si elle se retrouve réellement unie à Mouj, elle se servira de son influence pour nous libérer ; il n’aura plus besoin de nous une fois acquise sa position dans la cité.

— Nous ? demanda Rasa. Il nous libérera ?

— Tous ceux d’entre nous qui sont prévus pour le voyage, même Shedemei.

— Et Hushidh ?

— C’est là que Surâme est impuissante, dit Luet. Si elle ne peut pas empêcher le mariage, Hushidh restera.

— Alors, ma haine de Surâme sera éternelle ! s’exclama Rasa. Si elle inflige ça à ma douce Hushidh, plus jamais je ne la servirai ! Tu m’entends, Surâme ?

— Calmez-vous, Mère, dit Nafai. Si Hushidh avait refusé Mouj, alors j’aurais accepté de devenir consul, et ç’aurait été Luet et moi qui serions restés. D’une façon ou d’une autre, ça devait arriver.

— Et c’est censé me consoler ? fit amèrement Rasa.

— Vous consoler, vraiment ! s’écria Luet. Vous consoler, vous, dame Rasa ? Hushidh est ma sœur, ma seule famille ; vous, vous aurez près de vous tous les enfants que vous avez portés, et votre mari en plus. Que perdez-vous, à côté de ce que je vais perdre ? Et pourtant, me voyez-vous pleurer ?

— Tu le devrais !

— J’aurai toute la traversée du désert pour pleurer. Mais pour le moment, nous n’avons que quelques heures pour nous préparer.

— Oh, faut-il que je t’apprenne le déroulement de la cérémonie ?

— Elle ne durera que cinq minutes, dit Luet, et de toute façon, les prêtresses m’aideront. Non, le temps qui nous reste doit servir à faire les paquets pour le voyage.

— Le voyage ! » Rasa avait craché le mot avec fureur.

« Tout doit être prêt afin de charger les chameaux en cinq minutes, reprit Luet. Tu es d’accord, Nafai ?

— Il reste encore une chance que tout se passe bien, répondit-il. Mère, ce n’est pas le moment de baisser les bras. Toute votre vie, vous avez tenu bon face à toutes les provocations. Allez-vous vous effondrer maintenant, alors que nous avons tant besoin de vous pour faire obéir les autres ?

— Croyez-vous que nous obtiendrons, nous, de Sevet et de Vas, de Kokor et d’Obring, qu’ils se préparent à un voyage dans le désert ? demanda Luet.

— Pensez-vous qu’Elemak et Mebbekew accepteront de suivre des instructions qui viendront de moi ? » renchérit Nafai.

Rasa essuya ses larmes. « Vous m’en demandez trop. Je ne suis pas aussi jeune que vous. Je n’ai plus autant de ressort.

— Vous pouvez rebondir aussi haut que vous le voulez, dit Luet. Et maintenant, s’il vous plaît, dites-nous quoi faire. »

Alors Rasa ravala son chagrin et reprit son rôle habituel. Quelques minutes plus tard, la maison bruissait d’activité, les domestiques préparaient les affaires et les empaquetaient, les clercs rédigeaient des lettres de recommandation pour les professeurs et des rapports sur les progrès de chaque élève, afin qu’ils trouvent sans mal de nouveaux établissements après le départ de Rasa et la fermeture de l’école.

Puis elle enfila le long couloir qui menait à la chambre nuptiale d’Elemak ; l’épreuve allait être rude : il fallait informer les futurs voyageurs récalcitrants qu’ils devraient assister au mariage, puisque des soldats les y escorteraient, et se préparer pour un voyage dans le désert, puisqu’apparemment, et pour quelque raison inconnue, Surâme estimait qu’ils n’auraient pas assez souffert tant qu’ils ne vivraient pas au milieu des scorpions.

À l’Orchestre, et pas en rêve

Ce n’était pas ainsi qu’Elemak aurait souhaité passer la matinée qui suivait son mariage. C’aurait dû être un moment paisible, plein de langueur, où l’on fait l’amour, où l’on bavarde en se taquinant gentiment. Et voilà que ce moment s’était transformé en une frénésie de préparatifs – et de préparatifs parfaitement insuffisants, puisqu’on prévoyait un voyage dans le désert, semblait-il, alors qu’on ne disposait ni de chameaux, ni de tentes ni de ravitaillement. De plus, Eiadh avait très mal réagi à la situation, et c’était troublant. Là où la Dol de Mebbekew s’était montrée aussitôt coopérative – plus que Meb lui-même, ce mollasson ! – Eiadh n’avait cessé de faire perdre son temps à Elemak en l’accablant de protestations et de discutailleries. Ne pouvons-nous pas rester et les rejoindre plus tard ? Pourquoi faut-il que nous partions alors que c’est seulement tante Rasa qui est en état d’arrestation ?

Pour finir, Elemak avait envoyé Eiadh à Luet et Nafai pour qu’ils répondent à ses questions tandis qu’il supervisait l’empaquetage pour éliminer les vêtements inutiles – ce qui entraîna d’aigres discussions avec Kokor, la fille de Rasa, incapable de comprendre que ses robes légères et provocantes ne seraient pas particulièrement de mise dans le désert. Elemak avait fini par exploser, devant sa sœur Sevet et leurs deux maris : « Écoute, Kokor, le seul homme que tu auras là-bas, c’est ton mari, et quand tu auras envie de le séduire, tu n’auras qu’à enlever carrément tes habits ! » Sur quoi, il s’empara de la robe préférée de Kokor et la déchira par le milieu. Naturellement, elle se mit à pleurer et à hurler ; mais plus tard, il la vit se débarrasser d’un air noble de tous les vêtements qui lui tenaient à cœur – à moins qu’elle ne les échangeât contre des tenues plus pratiques, car Kokor n’avait probablement jamais rien possédé d’utile.

Comme si l’épreuve du paquetage n’avait pas suffi, il fallut encore supporter une mortifiante traversée de la cité. Au vrai, les soldats s’étaient donné du mal pour se faire discrets ; on ne voyait nulle part de troupes brutales marchant au pas. Mais c’étaient néanmoins des soldats gorayni, et les passants – qui se rendaient eux aussi à l’Orchestre – faisaient le vide autour d’eux avant de les regarder bouche bée. « On dirait qu’ils nous considèrent comme des criminels », dit Eiadh. Mais Elemak la rassura : la plupart des badauds les prenaient sans doute pour des hôtes de marque qu’on honorait d’une escorte militaire, et aussitôt Eiadh eut l’air satisfaite. Cette puérilité gênait vaguement Elemak ; Père ne l’avait-il pas prévenu que les épouses jeunes, si elles possédaient un corps mince et souple, avaient aussi l’esprit léger ? Eiadh était jeune, tout simplement ; Elemak ne pouvait espérer qu’elle prenne la situation avec sérieux, ni même qu’elle fasse la différence entre ce qui était sérieux et ce qui ne l’était pas.

Ils s’étaient ensuite installés aux places d’honneur, non pas en haut des gradins de l’amphithéâtre, mais au niveau même de l’Orchestre, à droite de la plateforme basse érigée au centre en vue de la cérémonie. Ils constituaient le groupe de l’épousée ; de l’autre côté, le groupe du marié se composait de nombreux membres du conseil municipal, mêlés à des officiers de la garde basilicaine et quelques officiers du général – à peine une poignée. On ne voyait pas signe de domination gorayni ; c’était d’ailleurs inutile. Elemak savait qu’un grand nombre de soldats de Mouj et de gardes basilicains se tenaient discrètement dissimulés, mais assez près pour intervenir en cas d’imprévu. Si, par exemple, un assassin ou un curieux cherchait à traverser l’espace libre entre les bancs et les invités de la cérémonie, il ne tarderait pas à arborer une flèche en pleine poitrine, tirée par un des archers dissimulés dans le trou du souffleur ou dans l’orchestre.

Comme tout change vite ! songea Elemak. Il y a quelques semaines à peine, je revenais d’une expédition féconde et je m’imaginais prêt à prendre ma place d’adulte dans les affaires de Basilica. Gaballufix me paraissait alors l’homme le plus important du monde, et mon avenir en tant qu’héritier de Wetchik et que frère de Gabya était lumineux. Et depuis lors, rien n’est resté stable plus de deux jours de suite. Huit jours plus tôt, dans le désert, déshydraté de corps et d’esprit, aurait-il pensé se marier avec Eiadh chez Rasa moins d’une semaine après ? Et même la veille, alors qu’Eiadh et lui formaient les figures centrales de la cérémonie de mariage, aurait-il pu imaginer que le lendemain midi, Nafai et Luet, pique-assiettes pathétiques et puérils de son mariage, se retrouveraient sur la plateforme elle-même, Luet conduisant la cérémonie et Nafai choisi comme parrain du général Mouj ?

Nafai ! Un gosse de quatorze ans ! Et c’était à lui que le général Mouj avait demandé de jouer le rôle de parrain pour obtenir sa citoyenneté à Basilica, pour l’offrir à Hushidh, comme si Nafai était un notable de Basilica. D’accord, c’était un notable – mais seulement en tant qu’époux de la sibylle. Personne ne pouvait croire sérieusement qu’il devait cet honneur à ses propres vertus.

Sibylle, déchiffreuse… Elemak n’avait jamais prêté grande attention à ce genre de distinctions. Tout ça, c’était des histoires de prêtres, un commerce profitable certes, mais qui ne l’intéressait guère. C’était comme ce rêve ridicule qu’il avait fait dans le désert… Facile de tirer un plan d’action d’un rêve absurde ! Il y a toujours des imbéciles prêts à gober n’importe quoi, à voir en Surâme un être plein de noblesse et non un simple programme d’ordinateur destiné à transférer par satellite d’une cité à l’autre des données et des documents. Nafai lui-même avouait que Surâme n’était rien qu’un ordinateur, et pourtant, Luet, Rasa, Hushidh et lui racontaient partout qu’il essayait d’arranger la situation pour que le mariage n’ait pas lieu et qu’ils finiraient tous dans le désert, prêts pour le voyage, avant la fin de la journée. Quoi, un programme d’ordinateur pouvait faire sortir des chameaux du néant et des tentes de la poussière ? Changer le sable et les rochers en grain et en fromage ?

« Tu ne le trouves pas beau et courageux ? » demanda Eiadh.

Elemak se tourna vers elle. « Qui ça ? Le général Mouj ? Il est là ?

— Je parle de ton frère, gros bêta. Regarde. »

Elemak examina l’estrade et ne trouva pas Nafai spécialement beau ni courageux. Il avait même plutôt l’air ridicule, vêtu comme un enfant qui se prend pour un homme.

« Je n’arrive pas à croire qu’il ait abordé un soldat gorayni, poursuivit Eiadh, et qu’il soit allé parler au général Vozmujalnoy Vozmojno lui-même – alors que tout le monde dormait !

— Où vois-tu du courage là-dedans ? C’était idiot et dangereux, oui, et regarde où ça nous a menés : Hushidh est obligée d’épouser cet homme ! »

Eiadh le regarda d’un air abasourdi. « Enfin, Elya, elle épouse l’homme le plus puissant du monde ! Et c’est Nafai qui le parraine !

— Uniquement parce qu’il est marié à la sibylle de l’eau. »

Eiadh soupira. « Elle n’a pas grand-chose pour elle, la pauvre. Mais ces rêves… j’ai essayé d’en faire moi-même, et personne ne les prend au sérieux. Tiens, j’en ai fait un très bizarre la nuit dernière : un singe volant, plein de poils, avec d’horribles crocs, me jetait des crottes, et un rat géant l’a fait tomber du ciel à coups de flèches ; peut-on imaginer plus bête ? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à recevoir des rêves de Surâme, moi, tu peux me le dire ? »

Elemak l’écoutait à peine ; il réfléchissait à la jalousie manifeste d’Eiadh devant le mariage d’Hushidh avec l’homme le plus puissant du monde, à son admiration pour Nafai et son fichu toupet d’aller trouver le général Mouj en plein milieu de la nuit. Mais qu’espérait-il donc, à part plonger le général dans une fureur noire ? Il ne devait qu’à une chance insensée de se retrouver sur cette estrade ! Mais Elemak n’en était pas moins irrité de voir Nafai à cette place, avec tous les regards de Basilica fixés sur lui, Nafai dont tout le monde parlait à mi-voix, Nafai qui resterait pour tous l’époux de la sibylle de l’eau, le beau-frère de la déchiffreuse. Et quand Mouj s’établirait comme roi – oui, c’est vrai, officiellement, on dirait « consul », mais le sens serait le même –, Nafai deviendrait le beau-frère de Sa Majesté et le mari d’une noble épouse, quand Elemak resterait un négociant du désert. Oh, bien sûr, on rendrait à Père son titre de Wetchik, dès qu’il aurait compris que Surâme ne ferait jamais quitter Basilica à personne. Et Elemak redeviendrait son héritier, mais quel sens aurait ce titre, à ce moment-là ? Et le pire, c’est que son rang et son avenir lui seraient rendus par Nafai. Cette idée le faisait bouillir.

« Qu’il est fougueux, ce Nafai ! dit Eiadh. Tu n’es pas fier de lui ? »

Mais elle n’avait donc que lui à la bouche ! Jusqu’à ce matin, Elemak avait cru qu’Eiadh était le meilleur parti de la cité. Mais, il s’en apercevait à présent, elle ne représentait que la meilleure première épouse que pouvait choisir un homme jeune. Un jour, il aurait besoin d’une vraie femme, d’une véritable compagne, et rien ne laissait prévoir qu’Eiadh posséderait jamais ce talent. Sans doute resterait-elle toujours superficielle et frivole, toutes qualités qu’il avait trouvées charmantes jusque-là. La nuit dernière, quand elle avait chanté pour lui, il s’était dit qu’il écouterait volontiers toute sa vie cette voix chaude et vibrante de passion. Aujourd’hui, en regardant l’estrade, il s’apercevait que c’était Nafai, finalement, qui avait fait un mariage dont l’intérêt n’aurait pas disparu dans trente ans.

Eh bien, tant pis, se dit Elemak. On ne quittera évidemment pas Basilica ; je garderai donc Eiadh quelques années, puis je m’en débarrasserai en douceur. Qui sait ? Luet ne restera peut-être pas avec Nafai ; en mûrissant, elle aura peut-être envie d’un homme fort à ses côtés. Nous considérerons tous ces premiers mariages comme des crises d’adolescence, quand nous sortirons de la jeunesse. Et alors, c’est moi qui deviendrai le beau-frère du consul.

Quant à Eiadh, eh bien, avec un peu de chance, elle me donnera un fils avant que nous nous séparions. Mais serait-ce vraiment souhaitable ? Faudrait-il vraiment que mon fils aîné, mon héritier, soit l’enfant d’une femme aussi superficielle ? Non. Selon toute vraisemblance, ce seront les fils de mes mariages suivants, de mes mariages de maturité, qui seront les plus dignes de prendre ma place.

Soudain, avec un coup au cœur, Elemak songea que Père pensait peut-être de même de son côté. Après tout, dame Rasa était sa partenaire de maturité, et Issib et Nafai les fruits de cette union. Mebbekew n’était-il pas la preuve vivante que les mariages prématurés engendrent des résultats malheureux ?

Mais pas moi, songea Elemak. Non, pas moi ! Je ne suis pas le fruit d’un mariage précoce et irréfléchi. Je suis le fils que Père n’aurait pas osé demander – celui de sa cousinette, Hosni, qui m’a voulu parce qu’elle admirait grandement Volemak adolescent alors qu’elle l’initiait aux plaisirs du lit. Hosni n’était certes pas une évaporée, et Père me fait confiance ; il m’accorde plus de considération qu’à ses autres enfants. Enfin, c’était vrai jusqu’à ce qu’il se mette à recevoir des messages de Surâme et que Nafai tourne la situation à son avantage en prétendant avoir des visions lui aussi.

Elemak débordait de rage – une rage ancienne, profonde – et d’une jalousie nouvelle née de l’admiration qu’Eiadh manifestait envers Nafai, et qui le brûlait. Mais son émotion la plus brûlante et la plus profonde, en réalité, était sa crainte que Nafai ne jouât pas la comédie, que pour quelque raison inconnue, Surâme eût vraiment choisi le benjamin plutôt que l’aîné pour en faire l’héritier de Père. Quand Surâme avait investi le fauteuil d’Issib et empêché Elemak de battre Nafai, dans le ravin, non loin de la cité, n’était-ce pas ce qu’il avait dit ? Que Nafai prendrait un jour la tête de ses frères, ou quelque chose de ce genre ?

Eh bien, cher Surâme, d’accord, sauf si Nafai est mort. Tu as déjà pensé à ça ? Si tu peux lui parler, à lui, tu peux aussi bien me parler à moi, et il serait grand temps que tu t’y mettes.

Je t’ai donné le rêve des femmes.

La phrase apparut dans l’esprit d’Elemak, aussi claire qu’une parole venue de l’extérieur. Elemak éclata de rire.

« De quoi ris-tu, Elya, mon chéri ? demanda Eiadh.

— De ce qu’on peut facilement se tromper soi-même, répondit Elemak.

— On dit toujours qu’il est possible de se mentir à soi-même, mais je n’ai jamais compris ça, dit Eiadh. Si on se raconte un mensonge, on sait qu’on ment, non ?

— Si. On sait qu’on ment, et on sait ce qu’est la vérité. Mais certains tombent amoureux du mensonge et oublient totalement la vérité. »

Comme tu le fais en ce moment, dit la voix dans sa tête. Tu préfères croire le mensonge qui prétend que je ne peux te parler, à toi ni à personne, et tu nies donc mon existence.

« Embrasse-moi, dit Elemak.

— Voyons, Elya, nous sommes au milieu de l’Orchestre ! se récria-t-elle ; mais il savait qu’elle en avait envie.

— Tant mieux. Nous nous sommes mariés hier soir ; les gens s’attendent que nous ne pensions qu’à nous-mêmes ! »

Alors, elle l’embrassa, et il se laissa aller dans ce baiser, fermant son esprit à tout ce qui n’était pas désir. Quand ils se séparèrent enfin, des applaudissements éclatèrent çà et là ; on les avait remarqués, et Eiadh en fut ravie.

Naturellement, Mebbekew proposa aussitôt un baiser identique à Dol, qui eut le bon sens de refuser. Mebbekew insista pourtant, jusqu’à ce qu’Elemak, se penchant devant Eiadh, lui fasse observer : « Meb, le réchauffé, ça fait toujours du mauvais théâtre – c’est toi-même qui me l’as dit, non ? »

Meb lui lança un regard noir et se renfrogna.

C’est bien toujours moi qui commande se dit Elemak. Et je ne suis pas près de me mettre à croire des voix qui éclatent dans ma tête simplement parce que j’ai envie de les entendre. Je ne suis pas comme Père, Nafai et Issib, décidés à suivre un fantasme parce que c’est rassurant de penser qu’un être supérieur est responsable de tout.

Moi, je suis capable d’affronter la réalité. La vérité suffit toujours à un homme, un vrai.

Du haut de tous les minarets qui entouraient l’amphithéâtre, les sonneurs entamèrent leur musique plaintive. Ils jouaient de trompes anciennes et non des instruments parfaitement accordés des théâtres ou des concerts, et nulle harmonie n’était recherchée. Chaque trompe produisait une note à la fois, longue et puissante, qui s’affaiblissait à mesure que le sonneur perdait souffle. Les notes se chevauchaient, parfois en une dissonance captivante, parfois avec des harmonies stupéfiantes ; mais toujours, elles produisaient un son obsédant, merveilleux.

Les trompes réduisirent au silence les citoyens rassemblés sur les bancs et emplirent Elemak d’une impatience tremblante, comme chacun dans l’Orchestre, il le savait. La cérémonie allait commencer.


Soif se trouvait à la porte de Basilica et se demandait pourquoi Surâme l’abandonnait maintenant. Ne l’avait-elle pas assistée à chacun de ses pas depuis Potokgavan ? Elle était montée à bord d’une péniche en demandant qu’on lui permît d’y prendre place, et on l’avait acceptée sans poser de questions, bien qu’elle ne pût payer. Au grand port, elle avait hardiment annoncé au capitaine du corsaire que Surâme exigeait qu’elle gagne Côte-Rouge le plus vite possible, et il s’était vanté en riant d’y arriver en un jour avec un si bon vent, tant qu’il n’embarquait pas de fret. À Côte-Rouge, une belle dame était descendue de son cheval dans la rue et l’avait offert à Soif.

C’est sur cette monture que Soif était arrivée à la porte Basse, s’attendant à entrer sans difficulté comme toutes les femmes, citoyennes ou non. Mais elle avait trouvé la porte gardée par des soldats gorayni qui refoulaient tout le monde.

« Un grand mariage se tient dans la cité, lui expliqua un soldat. Le général Mouj épouse une dame basilicaine. »

Sans savoir comment, Soif sentit aussitôt que ce mariage constituait la raison de sa venue.

« Alors, il faut me laisser entrer, dit-elle, parce que je suis invitée.

— Seuls les citoyens de Basilica sont invités à la cérémonie, et encore, seulement ceux qui se trouvent intra muros. Nos ordres ne permettent aucune exception, même pas pour les mères dont les bébés sont dans la cité, ni pour les médecins dont les patients agonisent à l’intérieur.

— Je suis invitée par Surâme, reprit Soif, et de par son autorité, je révoque tous les ordres qui viennent d’un mortel. »

Le soldat éclata de rire, mais d’un rire contraint, car la voix de la femme avait porté, et la foule les écoutait. Ces gens avaient été interdits d’entrée, et ils risquaient de s’énerver à la moindre provocation.

« Laisse-la passer, dit un des soldats, si ça peut empêcher la foule de s’exciter.

— Dis pas de bêtises, répliqua un autre. Si on la laisse passer, il faudra faire entrer tous les autres.

— Ils veulent tous que j’entre », dit Soif.

La foule eut un murmure d’assentiment, et Soif s’en étonna : curieux comme la masse des Basilicains prêtait facilement attention à Surâme, alors que les soldats gorayni restaient sourds à son influence ! Voilà peut-être pourquoi les Gorayni étaient une race si mauvaise, comme elle l’avait entendu dire à Potokgavan : c’est qu’ils ne pouvaient pas entendre la voix de Surâme.

« Mon mari m’attend à l’intérieur, dit Soif ; mais ce ne fut qu’en s’entendant prononcer ces mots qu’elle s’aperçut que c’était vrai.

— Eh bien, ton mari devra attendre, répondit un soldat.

— Ou prendre une maîtresse ! renchérit un autre, et ils éclatèrent de rire.

— Ou se satisfaire tout seul ! reprit le premier, et ils hurlèrent de rire.

— On devrait la laisser entrer, dit un des soldats. Si Dieu l’avait élue ? »

Aussitôt, un des autres soldats dégaina son poignard et le posa sur la gorge de l’homme. « Tu te rappelles l’avertissement : c’est la personne qu’on a envie de faire entrer qu’il faut à tout prix empêcher de passer !

— Mais elle a besoin d’entrer ! insista le soldat, visiblement sensible à Surâme, lui.

— Encore un mot et je te tue !

— Non ! cria Soif. Je m’en vais. Ce n’est pas la bonne porte. »

Au fond d’elle-même, elle sentait grandir le besoin d’entrer, mais elle refusait de laisser tuer cet homme ; ce meurtre d’ailleurs ne lui permettrait même pas de franchir la porte. Elle fit donc volter son cheval et traversa en sens inverse la foule qui s’écarta devant elle. Elle gravit en hâte la piste raide qui menait à la route des Caravanes, mais ne prit pas la peine d’essayer la porte du Marché ; elle suivit la route Haute, mais n’essaya pas non plus la porte Haute ni la porte du Goulet. Elle poussa sa monture sur le Chemin Noir ; il serpentait au milieu de profondes ravines qui remontaient jusque dans les collines boisées du nord de la cité, pour atteindre enfin la route de la Forêt – mais elle ne poursuivit pas jusqu’à la porte Arrière.

Non, elle mit pied à terre et plongea dans les taillis épais du bois Impénétrable, en direction de la porte Secrète connue des seules femmes, utilisée par les seules femmes. Il lui avait fallu une heure pour faire le tour de la cité, en prenant le plus long chemin – mais il n’existait pas de voie cavalière le long du mur est, qui tombait tout droit sur des crevasses et des précipices, et à pied, cette route lui aurait pris trop de temps. À présent, les taillis semblaient s’accrocher à elle, l’empêcher d’avancer ; elle savait pourtant bien que Surâme guidait chacun de ses pas pour lui offrir le chemin le plus rapide jusqu’à la porte Secrète. Mais même quand elle l’aurait passée, il faudrait encore du temps pour monter jusque dans la cité, et déjà elle entendait les trompes lancer leur chant plaintif. La cérémonie allait commencer dans quelques instants, et Soif n’y serait pas.


Luet officiait aussi lentement que possible, mais la cérémonie avançait, et il lui était interdit de faire ce qu’elle désirait au fond de son cœur : interrompre le mariage et dénoncer Mouj aux citoyens rassemblés. Au mieux, elle se ferait vivement éjecter de l’estrade avant d’avoir pu placer un mot, tandis qu’une prêtresse plus responsable prendrait la suite ; au pire, elle arriverait peut-être à parler avant qu’une flèche ne la fasse taire ; ce seraient alors l’émeute et les effusions de sang et Basilica risquerait d’être détruite avant l’aube. Qu’y gagnerait-on ?

Aussi procédait-elle à la cérémonie – sans hâte, avec de longues pauses, mais sans jamais s’arrêter tout à fait, en écoutant les murmures des prêtresses qui l’accompagnaient à chaque mouvement, à chaque réponse.

Malgré son tumulte intérieur, Luet ne lisait cependant chez Hushidh qu’un calme parfait. Se pouvait-il qu’elle souhaitât cette union, afin d’éviter de devenir la femme d’un infirme ? Non ; Shuya était sincère en disant que Surâme l’avait réconciliée avec cet avenir. C’était sa foi totale en Surâme qui lui donnait cette sérénité.

« Elle a raison d’avoir confiance », dit une voix, un murmure plutôt. L’espace d’un instant, Luet crut avoir entendu Surâme, mais elle comprit bientôt qu’il s’agissait de Nafai, tandis qu’elle passait près de lui pendant l’hymne processionnel des fleurs. Comment avait-il su quels mots prononcer juste à cet instant, pour répondre aussi parfaitement à ses pensées ? Était-ce Surâme qui forgeait un lien toujours plus serré entre eux ? Ou Nafai lui-même, qui lisait si profondément dans son cœur qu’il avait su de quelles paroles elle avait besoin ?

Ah, pourvu que ce soit vrai ! Pourvu que Shuya ait raison de croire en Surâme et que nous ne soyons pas obligés d’abandonner Hushidh quand nous partirons au désert, vers une autre étoile ! Ah, je ne supporterais pas de la perdre ! Je connaîtrais peut-être à nouveau la joie, mon nouvel époux me serait peut-être autant un compagnon que l’a été Hushidh, mais il resterait une douleur en moi, un vide, un chagrin qui jamais ne s’éteindrait en songeant à ma sœur, à ma seule famille en ce monde, ma déchiffreuse qui, dès ma prime enfance, a créé le nœud qui nous liera pour toujours l’une à l’autre !

Mais l’instant solennel finit par arriver, celui des vœux que devaient prononcer les futurs époux, les mains de Luet posées sur leurs épaules : celle de Mouj, dure, puissante, étrangère, et celle d’Hushidh, si familière au contraire, et si fragile à côté de celle du général. « Surâme ne fait qu’une âme de la femme et de l’homme », dit Luet. Une respiration. Un silence infini. Et puis les mots insupportables, qu’elle devait pourtant prononcer, et qu’elle prononça : « Qu’il en soit ainsi. »

L’assistance se leva comme un seul homme en poussant des acclamations, en applaudissant et en criant les noms des époux : Hushidh ! Déchiffreuse ! Mouj ! Général ! Vozmujalnoy ! Vozmojno !

Mouj embrassa Hushidh comme un époux embrasse une épouse – mais avec douceur, Luet le vit, avec tendresse. Puis il se retourna et conduisit Hushidh à l’avant de l’estrade. Cent, mille fleurs volèrent vers eux : celles qu’on avait lancées du fond de l’amphithéâtre furent ramassées et relancées, jusqu’à ce qu’elles comblent l’espace entre l’estrade et la première rangée de bancs.

Au milieu du tumulte, Luet s’aperçut que Mouj lui-même criait. Elle ne comprit pas les mots qu’il prononçait, car il lui tournait le dos. Mais peu à peu, les gens du premier rang perçurent ce qu’il disait et reprirent ses paroles comme une litanie. À cet instant seulement Luet comprit qu’il tournait son propre mariage à son avantage politique : il répétait un mot, un seul, que la foule reprit bientôt avec une incroyable puissance.

« Basilica ! Basilica ! Basilica ! »

La clameur ne semblait jamais devoir finir.

Alors, Luet se mit à pleurer, car elle savait à présent que Surâme avait échoué, qu’Hushidh était unie à un homme qui ne l’aimerait jamais ; il n’aimerait que la cité qu’il avait reçue d’elle en dot.

Enfin, Mouj leva les mains – la gauche plus haut que la droite, paume tournée vers l’extérieur pour réclamer le silence, la droite tenant toujours celle d’Hushidh. Il ne voulait pas briser le lien qui l’attachait à elle, car c’était son lien avec la cité. La psalmodie mourut lentement, et un rideau de silence finit par tomber sur l’Orchestre.

Son discours fut simple et éloquent. C’était une protestation de son amour pour la cité, de sa gratitude d’avoir eu le privilège d’y ramener la paix et la sécurité, et de sa joie présente d’y être accueilli comme citoyen, époux d’une vraie fille de Surâme à la beauté simple et douce. Il mentionna également Luet et Nafai, et l’honneur qu’il ressentait de faire partie de la famille la meilleure et la plus courageuse de Basilica.

Luet prévoyait la suite. Déjà la délégation des conseillers avait quitté sa place, prête à s’avancer et à proposer que la cité accepte Mouj comme consul pour diriger les affaires militaires et les relations étrangères de Basilica. C’était une conclusion évidente que la vaste majorité du public, transportée d’extase par la majesté de la cérémonie, acclamerait à coup sûr. Les gens ne comprendraient que bien plus tard ce qu’ils avaient fait, mais même alors, ils considéreraient ce choix comme une réforme judicieuse.

Le discours de Mouj tirait à sa fin – une fin qui serait sûrement glorieuse et bien reçue par le public, malgré l’accent nordique de l’orateur, qui en d’autres temps aurait prêté à rire.

Mais soudain, Mouj hésita. Il hésita en un endroit inattendu de son laïus, en un endroit malvenu. L’hésitation devint silence, et Luet s’aperçut qu’il regardait fixement quelque chose ou quelqu’un qu’elle ne voyait pas. Aussi s’avança-t-elle, et Nafai la rejoignit aussitôt ; ensemble, ils firent quelques pas qui les amenèrent à la gauche de Mouj, un peu en retrait, d’où ils pouvaient voir maintenant ce qu’il regardait ainsi.

C’était une femme. Une femme vêtue comme une fermière de Potokgavan – un costume bizarre, à vrai dire, à cette heure et en un tel lieu. Elle se tenait au bas de l’escalier central qui menait dans l’amphithéâtre ; elle ne faisait pas mine d’avancer, si bien que ni les archers gorayni ni les deux gardes basilicains ne firent le moindre geste pour l’arrêter.

Comme le général se taisait, les soldats ignoraient quel comportement adopter ; devaient-ils s’emparer de la femme et la refouler vivement ?

« Toi ! » dit enfin Mouj. Il la connaissait donc.

« Mais que fais-tu là ? » demanda-t-elle. Elle n’avait pas la voix forte, et pourtant Luet l’entendit distinctement. Comment était-ce possible ?

C’est parce que je répète ses paroles dans l’esprit de chacun, dit Surâme.

« Eh bien, je me marie, répondit Mouj.

— Il n’y a pas eu de mariage », dit la femme – toujours de cette voix douce que tous entendaient parfaitement.

Du bras, Mouj indiqua la multitude assemblée. « Tous ces gens y ont assisté.

— Je ne sais pas ce qu’ils ont vu, reprit la femme. Mais ce que je vois, moi, c’est un homme qui tient sa fille par la main. »

Un murmure monta de l’assemblée.

« Dieu, qu’as-tu fait ! » souffla Mouj. Mais Surâme porta sa voix étouffée jusqu’à l’oreille de chacun.

Alors, la femme s’avança, et les soldats ne firent rien pour l’en empêcher, car ils se rendaient compte que ce qui se passait ici n’avait rien de commun avec un simple attentat.

« Surâme m’a menée à toi, dit-elle. Deux fois, elle m’a conduite, et les deux fois j’ai conçu et porté des filles. Mais je n’étais pas ta femme. J’étais plutôt le corps que Surâme avait choisi d’utiliser pour porter ses filles. J’ai confié les filles de Surâme à la dame Rasa, qu’elle avait élue pour les élever et les éduquer, jusqu’au jour où elle déciderait de les réclamer comme siennes. »

La femme se tourna et pointa le doigt sur Rasa. « Dame Rasa, me reconnaissez-vous ? Quand je suis venue à vous, j’étais nue et sale. Me reconnaissez-vous cependant ? »

Tremblante, tante Rasa se leva. « Vous êtes bien celle qui me les a apportées. D’abord Hushidh, puis Luet. Vous m’avez dit de les élever comme si c’étaient mes propres filles, et c’est ce que j’ai fait.

— Ce n’étaient pas vos filles. Ce n’étaient pas mes filles non plus. Ce sont les filles de Surâme, et cet homme – celui que les Gorayni appellent Vozmujalnoy Vozmojno –, c’est l’homme que Surâme a choisi pour être son Mouj. »

Mouj… Mouj… Le murmure traversa la foule.

« Le mariage auquel vous avez assisté aujourd’hui n’a pas été contracté par cet homme et cette jeune fille. Elle n’était que la représentante de la Mère. Il est devenu l’époux de Surâme ! Et dans la mesure où cette cité est celle de la Mère, il est devenu l’époux de Basilica ! Je le dis parce que Surâme a mis ces paroles dans ma bouche ! Maintenant, à vous tous de le dire. Tout Basilica doit le crier : voici l’époux ! C’est l’époux ! »

La foule reprit la litanie. Voici l’époux ! C’est l’époux ! L’époux ! Et puis, peu à peu, le mot changea, remplacé par un autre dont le sens était le même : Mouj ! Mouj ! Mouj !

Tandis que la psalmodie montait, la femme s’avança vers l’estrade basse. Hushidh lâcha la main de Mouj, s’approcha de la femme et s’agenouilla devant elle ; Luet la suivit, trop hébétée pour pleurer : elle était à la fois trop bouleversée de joie devant ce que Surâme avait fait pour épargner le mariage à Hushidh, trop pleine du chagrin de n’avoir jamais connu cette femme qui était sa mère, et débordante d’étonnement de découvrir que son père était cet étranger du Nord, ce terrifiant général.

« Mère ! disait Hushidh – et elle parvenait à pleurer, elle, et ses larmes ruisselaient sur la main de la femme.

— Je t’ai portée, en effet, répondit la femme. Mais je ne suis pas ta mère. La femme qui t’a élevée, voilà ta mère. Elle, et Surâme qui t’a fait naître. Moi, je ne suis que la femme d’un fermier des terres humides de Potokgavan. C’est là que vivent les enfants qui m’appellent mère, et je dois retourner auprès d’eux.

— Non, murmura Hushidh. Devons-nous ne vous voir qu’une seule fois ?

— Je me souviendrai toujours de vous, répondit la femme. Et vous vous souviendrez de moi. Surâme gardera ces souvenirs vivants dans nos cœurs. » Elle tendit une main pour toucher la joue d’Hushidh, l’autre pour caresser les cheveux de Luet. « Si belles ! Si dignes ! Comme elle vous aime ! Comme votre mère vous aime, maintenant ! »

Puis elle se détourna et s’éloigna ; elle descendit de l’estrade, s’engagea sur la rampe qui menait aux loges sous l’amphithéâtre et disparut. Nul ne la vit quitter la cité, et pourtant, des récits surgirent bientôt, miracles étonnants, étranges visions, prodiges qu’on lui attribua alors même qu’elle n’aurait pu les accomplir en sortant de Basilica ce jour-là.


Mouj la regarda s’éloigner, elle qui emportait tous ses espoirs, tous ses projets et tous ses rêves ; elle emportait sa vie même, il se rappelait parfaitement le temps qu’il avait passé avec elle ; c’était à cause d’elle qu’il ne s’était jamais marié, car pour quelle autre femme aurait-il ressenti ce qu’il avait ressenti pour elle ? À l’époque, il ne doutait pas de l’aimer contre la volonté de Dieu : n’avait-il pas éprouvé la puissance de Son interdit ? Quand elle était avec lui, ne s’était-il pas réveillé cent fois sans aucun souvenir d’elle, et pourtant n’avait-il pas surmonté les barrières que Dieu avait dressées dans son esprit, ne l’avait-il pas gardée et aimée ? Nafai le lui avait bien dit : sa rébellion même était orchestrée par Surâme.

Je suis la dupe de Dieu, l’instrument de Dieu, comme chacun, et quand j’ai cru rêver mes rêves à moi, créer mon propre destin, Dieu a mis mes faiblesses à nu et m’a brisé devant le peuple de cette cité. Devant cette cité entre toutes : Basilica ! Basilica…

Sur le devant de la scène, Hushidh et Luet se redressèrent ; Nafai les rejoignit comme elles s’approchaient de Mouj. Elles durent se placer tout près pour se faire entendre de lui, par-dessus la psalmodie de la foule.

« Père, dit Hushidh.

— Notre père, ajouta Luet.

— Je ne savais pas que j’avais des enfants, répondit Mouj. J’aurais dû m’en douter. J’aurais dû voir mon propre visage en vous regardant. » Et c’était vrai : à présent que la vérité avait été dévoilée, la ressemblance était évidente. Leur visage n’avait pas adopté le moule de la beauté basilicaine parce que leur père était des Sotchitsiya, et que Dieu seul savait d’où venait leur mère. Pourtant, elles étaient belles, à n’en pas douter, d’une beauté étrange, exotique. Elles étaient belles et sages, et fortes également. Il pouvait être fier d’elles. Au milieu des ruines de sa vie, il pouvait être fier d’elles. Tandis qu’il fuirait l’Impérator, qui saurait certainement ce qu’il avait tenté par ce mariage avorté, il pourrait être fier d’elles. Car c’étaient les seules créations de Mouj qui dureraient.

« Nous devons aller au désert, dit Nafai.

— Je ne m’y oppose plus.

— Nous avons besoin de votre aide, reprit Nafai. Il faut partir tout de suite. »

Mouj promena son regard sur le groupe qu’il avait assemblé de son côté de l’estrade. Bitanke. C’était Bitanke qui devait l’aider, à présent. Il fit un signe, et Bitanke se leva pour bondir près de lui.

« Bitanke, dit Mouj, j’ai besoin de vous pour préparer un voyage dans le désert. » Puis, s’adressant à Nafai : « Combien serez-vous ?

— Treize, à moins que vous ne décidiez de nous accompagner.

— Venez avec nous, Père, supplia Hushidh.

— Il ne peut pas, répondit Luet. Sa place est ici.

— Elle a raison, dit Mouj. Je ne pourrais jamais partir en voyage aux ordres de Dieu.

— De toute façon, reprit Luet, vous serez avec nous parce que votre semence fait partie de nous. » Elle posa la main sur le bras de Nafai. « Il sera l’aïeul de tous nos enfants, et aussi de ceux d’Hushidh. »

Mouj revint à Bitanke. « Treize. Des chameaux et des tentes, pour un voyage dans le désert.

— Je m’en occupe », répondit Bitanke. Et Mouj comprit, à son ton, à son assurance et au fait qu’il ne posait aucune question, que Bitanke n’était ni surpris ni inquiet de cet ordre.

« Vous étiez déjà au courant », dit Mouj. Il promena son regard sur les autres. « Vous aviez tout prévu depuis le début.

— Non, général, répondit Nafai. Tout ce que nous savions, c’est que Surâme essayerait d’empêcher le mariage.

— Croyez-vous que nous n’aurions rien dit, demanda Luet, si nous avions su que nous étions vos filles ?

— Général, dit Bitanke, vous devez bien vous rappeler que dame Rasa et vous-même m’avez ordonné de préparer les chameaux, les tentes et le ravitaillement ?

— Quand vous ai-je donné un tel ordre ?

— Dans mon rêve, la nuit dernière », répondit Bitanke.

Ce fut le coup ultime. Dieu avait anéanti Mouj et il était allé jusqu’à prendre sa place dans le rêve prophétique d’un autre. Sa défaite lui fut comme un fardeau pesant jeté sur ses épaulas ; il ploya sous le poids.

« Général, lui dit Nafai, pourquoi vous croyez-vous anéanti ? Vous n’entendez donc pas ce que ces gens répètent ? »

Et Mouj écouta.

Mouj ! criaient-ils. Mouj ! Mouj ! Mouj !

« Ne voyez-vous pas qu’en nous laissant partir, vous devenez plus fort que vous ne l’étiez ? La cité est à vous ; Surâme vous l’a donnée. Vous n’avez pas entendu ce qu’a déclaré leur mère ? Vous êtes l’époux de Surâme, et de Basilica. »

Si, Mouj l’avait entendu, mais pour la première fois de sa vie – non, pour la première fois depuis qu’il avait aimé Soif, tant d’années auparavant – il n’avait pas aussitôt envisagé quels avantages ou quels inconvénients ces paroles pourraient lui valoir. Il s’était seulement dit : Mon unique amour a été manipulé par Dieu ; mon avenir brisé par Dieu ; Il m’a possédé et a ruiné ma vie, passée comme future.

Mais soudain, voilà qu’il comprenait que Nafai avait raison. Mouj n’avait-il pas senti, au cours des derniers jours, que Dieu avait peut-être changé d’avis et qu’il travaillait maintenant pour lui ? Sentiment justifié. Dieu voulait emmener au désert ses filles retrouvées pour accomplir son impossible mission, mais à part cela, les plans de Mouj restaient intacts. Basilica était sienne.

Il leva les mains, et la foule – dont la psalmodie avait commencé à faiblir, au moins par lassitude – se tut.

« Grand est Surâme ! » cria Mouj.

Et les gens applaudirent.

« Ma cité ! reprit-il. Ah, mon épousée ! »

Les gens l’acclamèrent à nouveau.

Mouj se tourna vers les jeunes filles et souffla : « Est-ce que vous voyez comment je pourrais vous faire sortir de la cité sans qu’on ait l’impression que j’exile mes propres filles, ni que vous me fuyez ? »

Hushidh regarda Luet. « La sibylle y parviendra.

— Ah, bravo ! grogna Luet. C’est à moi de me débrouiller, comme ça, tout à trac ?

— Plutôt deux fois qu’une, oui, renchérit Nafai. Tu peux y arriver. »

Luet se redressa, fit volte-face et vint se planter sur le devant de l’estrade. La foule se tut à nouveau, attentive. Luet était toujours branchée sur le système d’amplification de l’Orchestre, mais c’était sans importance ; la foule était si unie, si bien accordée à Surâme que les gens entendraient tout ce qu’elle leur dirait.

« Ma sœur et moi-même sommes aussi stupéfaites que chacun d’entre vous. Nous n’avions jamais deviné notre parenté, car bien que Surâme nous ait parlé toute notre vie, elle ne nous avait jamais dit que nous étions ses filles, pas de cette façon, pas comme vous l’avez vu aujourd’hui. À présent, nous entendons sa voix qui nous appelle au désert. Nous devons la rejoindre et la servir. À notre place, elle laisse son époux, notre père. Sois pour lui une épouse fidèle, Basilica ! »

Il n’y eut pas d’acclamations, rien qu’un puissant murmure. Luet jeta un coup d’œil derrière elle, craignant de s’y être mal prise. Mais, simplement, elle n’avait pas l’habitude de manipuler des foules ; Mouj, lui, savait qu’elle s’en tirait très bien. Il hocha donc la tête et lui fit signe de poursuivre.

« Le conseil municipal s’apprêtait à demander à notre père d’accepter la charge de consul de Basilica. Si c’était déjà une décision judicieuse, elle l’est doublement à présent ; car quand les prodiges de Surâme seront connus, toutes les nations d’Harmonie seront jalouses de Basilica, et il sera bon d’avoir un homme tel que lui pour parler à la face du monde et nous protéger des loups qui se dresseront contre nous ! »

Cette fois, des acclamations montèrent, pour retomber rapidement.

« Basilica, au nom de Surâme, veux-tu de Vozmujalnoy Vozmojno comme consul ? »

Cette fois, ça y était, Mouj le sentit. Elle leur avait enfin accordé une occasion claire de répondre, et la réponse fut celle qu’il attendait : un grand cri d’approbation qui monta de cent mille gorges. Mieux, bien mieux qu’un conseiller, c’était la sibylle de l’eau qui leur demandait d’accepter sa loi, et ce au nom de Dieu. Qui pourrait s’opposer à lui, maintenant ?

« Père, dit Luet quand les cris s’atténuèrent, Père, accepterez-vous la bénédiction de vos filles ? »

Quoi ? Qu’était-ce à dire ? À quoi jouait-elle ? L’esprit de Mouj resta égaré l’espace d’un instant ; puis il comprit qu’elle ne proposait pas cela pour émouvoir la foule. Elle n’essayait pas de contrôler ni de manipuler les événements. Elle parlait du fond de son cœur ; elle avait gagné un père aujourd’hui, aujourd’hui elle allait le perdre, et elle désirait lui faire un présent d’adieu. Alors, il prit Hushidh par la main et tous deux s’avancèrent ; il s’agenouilla entre ses filles et elles posèrent leurs mains sur sa tête.

« Vozmujalnoy Vozmojno, commença Luet. Puis : Notre père, notre cher père, Surâme t’a conduit ici pour mener cette cité vers son destin. Les femmes de Basilica jouissent de leurs époux jour après jour, mais la cité des femmes, elle, est toujours restée sans mari. Aujourd’hui, Surâme a choisi ; Basilica a enfin trouvé un homme digne, et tu seras son seul époux tant que ses murailles tiendront. Mais en dépit des grands événements que tu verras se produire, en dépit des gens qui t’aimeront et te suivront dans les années à venir, tu ne nous oublieras pas. Nous te bénissons de ce que tu te souviendras de nous, et à l’heure de ta mort tu verras nos visages dans ton souvenir, et tu sentiras l’amour de tes filles dans ton cœur. Qu’il en soit ainsi. »


Ils franchirent la porte du Goulet, où Mouj se tenait avec Bitanke et Rashgallivak pour les saluer. Il avait déjà décidé de faire de Bitanke le commandant de la garde municipale, et de Rash le gouverneur de la cité quand le consul serait en campagne. La troupe passa en file indienne devant lui, devant la foule qui agitait les bras, pleurait et criait des vivats – trois douzaines de chameaux composaient la caravane, chargés de tentes et de provisions, de passagers et de caissons secs.

Peu à peu, les acclamations moururent dans le lointain. L’haleine brûlante du désert les piqua quand ils descendirent dans la plaine rocheuse où l’on voyait encore les charbons noirs des feux trompeurs de Mouj, tels les stigmates de quelque redoutable maladie. Tous gardaient le silence, car l’escorte armée de Mouj marchait à leurs côtés, pour les protéger – et pour veiller à ce qu’aucun des voyageurs involontaires ne fasse demi-tour.

Ils chevauchèrent ainsi jusqu’à la nuit presque tombée, puis Elemak décida qu’on allait planter les tentes. Les soldats firent le travail à leur place, mais sur l’ordre d’Elemak, ils montrèrent soigneusement comment s’y prendre à tous ceux qui n’avaient jamais monté de tente. Obring, Vas et les femmes eurent l’air horrifiés à l’idée d’avoir à remplir eux-mêmes pareille tâche, mais avec les encouragements d’Elemak, tout se passa bien.

Pourtant, quand les soldats quittèrent la caravane, ce ne fut pas lui qu’ils saluèrent, mais dame Rasa, Luet la sibylle de l’eau, Hushidh la déchiffreuse – et, pour une raison qui échappa à Elemak, Nafai.

Dès que les soldats eurent disparu, les chamailleries commencèrent.

« Que les scarabées vous entrent par le nez et les oreilles et vous bouffent le cerveau ! cria Mebbekew à Nafai, à Rasa et tous ceux qui se trouvaient à portée de voix. Pourquoi a-t-il fallu que vous m’emmeniez de force dans cette caravane suicidaire ? »

Shedemei se montra tout aussi furieuse, bien que sur un registre moins excité : « Je n’ai jamais demandé à vous accompagner ! Je devais seulement vous apprendre à réveiller les embryons ! Vous n’aviez pas le droit de m’obliger à venir ! »

Kokor et Sevet éclatèrent en larmes, et Obring ajouta ses grommellements aux cris de rage de Mebbekew. Rien de ce que leur dirent Rasa, Hushidh ou Luet ne put les apaiser. Quant à Nafai, lorsqu’il voulut ouvrir la bouche, Mebbekew lui lança une poignée de sable au visage, le laissant hoquetant, crachotant – et muet.

Elemak observa la scène en silence, puis, quand il considéra que la fureur générale s’épuisait, il s’avança au milieu du groupe et déclara : « Peu importe le reste, mes compagnons bien-aimés, mais le soleil se couche et le froid va tomber sur le désert. Installez-vous sous vos tentes et faites silence, sinon vous allez attirer les voleurs cette nuit. »

Naturellement, on ne risquait pas de rencontrer des voleurs si près de Basilica et avec une compagnie si importante. D’ailleurs, Elemak soupçonnait les soldats gorayni de camper non loin de là, prêts à intervenir dans l’instant pour les protéger si nécessaire. Et aussi pour empêcher quiconque de regagner Basilica, sans nul doute.

Mais ce n’étaient pas des gens du désert comme Elemak. Si je décide de rentrer à Basilica, dit-il silencieusement aux soldats invisibles, je rentrerai, et même vous, les meilleurs soldats du monde, vous ne m’en empêcherez pas ; vous ne saurez même pas que je suis passé près de vous.

Puis Elemak se rendit dans sa tente où l’attendait Eiadh qui pleurait sans bruit. Elle oublia bientôt ses larmes, mais Elemak, lui, n’oublia pas sa colère. Il n’avait pas crié comme Mebbekew, il n’avait pas hurlé ni geint ni grommelé ni discuté. Mais il n’en était pas moins furieux que les autres ; à leur différence, pourtant, quand il agirait, ce serait avec efficacité.

Mouj n’a peut-être pas réussi à tenir tête à Surâme, à éventer ses plans et ses manigances, mais ça ne veut pas dire que moi, j’en serai incapable, pensa-t-il. Puis il s’endormit.

Dans le ciel, un satellite passait lentement, tête d’épingle reflétant le soleil couché derrière l’horizon : un des yeux de Surâme, qui voyait tout, qui recevait toutes les pensées des êtres placés sous son cône d’influence. Tandis qu’ils s’endormaient les uns après les autres, Surâme entreprit de surveiller leurs rêves, dans l’attente, dans l’espoir, dans le désir de quelque message mystérieux du Gardien de la Terre. Mais il n’y eut nulle vision d’anges velus cette nuit-là, nul rat géant, nul rêve sinon les décharges synaptiques aléatoires de treize cerveaux humains endormis, transformées en aventures absurdes qu’ils oublieraient dès leur réveil.

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