Quand je me suis réveillé, j’ai tout d’abord été incapable d’imaginer où je me trouvais. Les événements de la veille ressemblaient à des cauchemars confus, et je ne parvenais pas à croire que je devais les accepter en tant que faits. Émergeant de mon scepticisme, j’ai regardé autour de moi ; j’ai vu cette grande chambre aux murs nus, sans fenêtres, ces tubes de lumière rougeâtre, palpitante, qui couraient le long des corniches, ces quelques meubles, ces deux autres lits ; j’ai entendu le ronflement sonore, sur le mode aigu, que j’avais si souvent surpris à bord du Stratford dans la cabine de Maracot … C’était trop invraisemblable pour être vrai ! Il a fallu que je tâte la couverture de mon lit, que je constate l’étrange matière tissée et les fibres séchées de quelques plantes marines dont elle était faite, pour que je puisse réaliser enfin l’aventure inconcevable qui nous était arrivée. J’étais en train d’y réfléchir quand a retenti un grand éclat de rire : Bill Scanlan s’était dressé sur son séant.
— Salut, patron ! a-t-il crié en voyant que j’étais réveillé.
— Vous me semblez en pleine forme, lui ai-je répondu avec humeur. Je ne trouve pas pourtant que nous ayons tellement de sujets de rigolade !
— Hé bien, j’avais un soupçon de cafard, tout comme vous, quand j’ai ouvert les yeux ! Et puis il m’est venu une idée assez originale ; c’est elle qui m’a fait rire.
— Je ne demanderais pas mieux que de rire moi aussi ! ai-je soupiré. Quelle a été votre idée ?
— Hé bien, patron, je pensais que ç’aurait été rudement drôle si nous nous étions tous attachés à cette sonde de grands fonds. Avec nos cuirasses de verre et nos épaulettes, nous aurions pu respirer tout au long de la remontée. Alors notre vieux bonhomme Howie aurait regardé par-dessus bord, et il nous aurait vus tous les trois. Pour sûr, il se serait imaginé qu’il nous avait pris à l’hameçon. Sapristi, il en aurait fait une tête !
Nos rires conjugués ont tiré le docteur Maracot de son sommeil ; il s’est soulevé sur son lit avec une expression de stupéfaction égale à la mienne. J’ai oublié nos soucis en l’écoutant ; à ses commentaires se mêlaient tantôt une joie extasiée devant la perspective d’un champ d’études aussi vaste, tantôt un chagrin profond car il ne pouvait absolument pas espérer communiquer ses découvertes à ses confrères de la terre. Néanmoins il a condescendu à revenir aux nécessités du moment.
— Il est neuf heures … a-t-il dit.
Nous avons confronté nos montres : toutes trois indiquaient neuf heures ; mais était-ce neuf heures du matin ou neuf heures du soir ?
— … Il faut que nous tenions à jour un calendrier, a repris Maracot. Nous sommes descendus le 3 octobre. Nous sommes arrivés ici le soir du même jour. Combien de temps avons-nous dormi ?
— Ma foi, peut-être bien un mois ! a répondu Scanlan. Je ne me rappelle pas avoir dormi aussi profondément depuis le jour où Mickey Scott m’a knock-outé au sixième round !
Nous nous sommes habillés et nous avons fait notre toilette, car nous disposions de toutes les commodités de la civilisation. La porte était verrouillée ; donc nous étions prisonniers. En dépit de l’absence apparente de toute ventilation, l’atmosphère demeurait très agréable ; nous avons découvert que l’air était renouvelé par de petits trous percés dans le mur. Il y avait certainement aussi une source de chauffage central, puisqu’aucun poêle n’était visible et que la température était douce. J’ai remarqué sur l’un des murs un bouton ; je l’ai pressé ; c’était, comme je m’y attendais, une sonnette ; la porte s’est ouverte aussitôt, et un petit homme brun, vêtu d’une robe jaune, s’est encadré sur le seuil. Il nous a regardés avec affabilité ; ses yeux nous ont interrogés.
— Nous avons faim, a déclaré Maracot. Pourriez-vous nous apporter à manger ?
L’homme a secoué la tête en souriant. De toute évidence il n’avait pas compris un mot.
Scanlan a alors tenté sa chance en lui déversant à l’oreille un flot de slang très américain, mais il n’a obtenu en réponse que le même sourire aimable. À mon tour, j’ai ouvert ma bouche, y ai enfoncé un doigt : notre visiteur a vigoureusement approuvé de la tête, et en hâte il a refermé la porte.
Dix minutes plus tard, elle se rouvrait ; deux serviteurs ont roulé une petite table devant nous. Si nous nous étions trouvés au Biltmore Hotel, nous n’aurions pas fait meilleure chère. Il y avait du café, du lait chaud, des petits pains, d’exquis poissons plats, et du miel. Pendant une demi-heure nous avons été trop occupés pour discuter de la provenance de ces aliments. Les deux serviteurs ont reparu ; ils ont remporté la table, et ils ont soigneusement refermé la porte derrière eux.
– À force de me pincer, a dit Scanlan, je suis couvert de bleus. Est-ce un rêve ou quoi ? Dites, doc, c’est vous qui nous avez entraînés dans cette aventure ; il me semble qu’il vous appartient de nous dire comment vous voyez les choses.
Le docteur Maracot a hoché la tête.
— Moi aussi, je vis un rêve ; mais quel rêve merveilleux ! Quelle histoire pour le monde, si seulement nous pouvions la lui faire connaître !
— Une chose est sûre, ai-je déclaré. C’est qu’il y avait du vrai dans la légende de l’Atlantide, et que certains êtres ont admirablement réussi à la continuer dans la réalité.
— Même en admettant qu’ils l’aient continuée, a dit Bill en se grattant la tête, que je sois damné si je comprends comment ils ont de l’air, de l’eau pure et le reste ! Si le canard barbu que nous avons vu hier soir venait prendre de nos nouvelles, il nous donnerait peut-être la clef de l’énigme.
— Comment le pourrait-il, puisque nous ne parlons pas la même langue ?
— Hé bien, nous nous servirons de nos facultés d’observation ! a répondu Maracot. J’ai déjà appris une chose, en goûtant le miel du petit déjeuner. C’était du miel synthétique, comme on en fabrique sur la terre. Mais si c’est du miel synthétique, pourquoi le café et la farine ne seraient-ils pas également synthétiques ? Les molécules des éléments sont comme les pièces d’une boîte de construction, et ces pièces se trouvent tout autour de nous. Nous n’avons qu’à savoir en choisir certaines, ou parfois une seule, pour fabriquer une nouvelle substance. Le sucre devient de l’amidon, ou de l’alcool, rien qu’en changeant de pièces. Qu’est-ce qui change les pièces ? La chaleur. L’électricité. Ou autre chose peut-être que nous ignorons. Quelques pièces se modifient toutes seules : le radium devient du plomb, l’uranium devient du radium sans que nous ayons besoin d’y toucher.
— Vous croyez donc qu’ils sont très avancés en chimie ?
— J’en suis sûr ! Après tout, ils ont tout à portée de la main. L’hydrogène et l’oxygène proviennent de l’eau de mer. Ces masses de végétation constituent de l’azote et du carbone. Dans les dépôts bathyques il y a du phosphore et du calcium. Avec des préparations adroites et des connaissances suffisantes, que ne pourraient-ils pas produire ici ?
Maracot allait se lancer dans une conférence de chimie, mais la porte s’est ouverte, et Manda est entré en nous adressant de la main un signe amical. Il était accompagné du même gentleman très vénérable que nous avions vu la veille au soir. Sans doute ce dernier avait-il une réputation de savant, car il a prononcé plusieurs phrases, sans doute la même en langues différentes ; mais elles nous sont toutes demeurées incompréhensibles. Alors il a haussé les épaules et a dit quelques mots à Manda. Celui-ci a donné un ordre aux deux serviteurs vêtus de jaune, qui étaient restés à la porte. Ils ont disparu, mais ils sont revenus peu après, portant un curieux écran pourvu d’un montant de chaque côté. On aurait dit l’un de nos écrans de cinéma ; mais il était enduit d’une matière brillante qui scintillait à la lumière. L’écran a été placé contre l’un des murs. Le vieillard s’est alors placé à une certaine distance, et il a fait une marque sur le plancher. Se tenant à cet endroit, il s’est tourné vers Maracot et il s’est touché le front en montrant l’écran.
— Complètement cinglé ! a murmuré Scanlan. Il a des chauves-souris plein le beffroi.
Maracot a secoué négativement la tête pour montrer que nous ne comprenions toujours pas. Le vieillard a été déconcerté ; mais une idée lui est venue, et il a posé un doigt sur son propre corps ; puis il s’est tourné vers l’écran qu’il a regardé fixement en concentrant toute son attention. Presque aussitôt son image est apparue sur l’écran. Alors il nous a montrés du doigt, et notre petit groupe a pris sur l’écran la place de son image. En fait, nous ne ressemblions guère à notre réalité. Scanlan avait l’air d’un comique chinois, et Maracot d’un cadavre en décomposition avancée. Mais il était clair que cette image nous représentait tels que nous voyait l’opérateur.
— C’est une réflexion de pensée ! me suis-je écrié.
— Exactement ! a dit Maracot. Il s’agit là d’une invention extraordinaire, qui n’est pourtant, en somme, qu’une combinaison de la télépathie et de la télévision.
— Je n’aurais jamais cru que je me verrais un jour aux actualités, en admettant que cette tête de Chinetoque soit réellement la mienne, a déclaré Scanlan. Une supposition que nous rapportions toutes ces nouvelles au rédacteur en chef du Ledger ; hé bien, il cracherait assez pour me permettre de terminer mes jours en beauté ! Nous gagnerions le gros lot si seulement nous pouvions faire parvenir là-haut leurs machines.
— Voilà où réside la difficulté, ai-je murmuré. Par saint George, nous bouleverserions le monde entier si nous y revenions un jour ! Mais pourquoi nous fait-il des signes ?
— Le vieux bonhomme voudrait que vous vous essayiez au truc, doc !
Maracot a pris la place que lui indiquait le vénérable, et son cerveau puissant, clair, a aussitôt réfléchi ses pensées à la perfection. Nous avons vu une image de Manda, puis l’image du Stratford tel que nous l’avions quitté.
Manda et le vieux savant approuvaient de la tête ; Manda a esquissé un grand geste avec ses mains : d’abord vers nous, ensuite vers l’écran.
— Ils veulent que nous leur disions tout, voilà leur idée ! me suis-je écrié. Ils veulent connaître par des images qui nous sommes et comment nous sommes arrivés ici.
Maracot a fait un signe de tête affirmatif pour montrer à Manda qu’il avait compris, et il a commencé à projeter une image de notre voyage ; alors Manda a levé un bras et l’a arrêté ; il a donné un ordre ; les serviteurs ont enlevé l’écran, et les deux Atlantes nous ont fait signe de les suivre.
Le bâtiment était immense ; après une interminable enfilade de couloirs, nous sommes arrivés dans une grande salle avec des sièges disposés en gradins. Sur un côté se trouvait un large écran analogue à celui que nous avions vu. Face à cet écran mille personnes au moins étaient rassemblées, et ont salué notre arrivée d’un murmure bienveillant. Elles étaient des deux sexes et de tout âge ; les hommes, bruns, portaient la barbe ; les jeunes femmes étaient très belles ; les moins jeunes pleines de dignité. Nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour les examiner, car nous avons été conduits au premier rang, et Maracot convié à prendre place sur une estrade devant l’écran. Les lumières se sont éteintes ; Manda l’a invité à commencer.
Le Professeur a magnifiquement joué son rôle. Nous avons vu notre navire descendre la Tamise, et la foule attentive a fait entendre un bourdonnement passionné devant cette image d’une grande ville moderne. Puis une carte est apparue pour expliquer notre route. Ensuite s’est dessinée la cage d’acier avec tout son équipement ; un long murmure prouvait que l’assistance la reconnaissait. Nous nous sommes revus au cours de notre plongée et quand nous avons atteint le plateau bordant le gouffre. Puis est apparu le monstre qui avait ruiné nos espoirs.
— Marax ! Marax ! ont crié les spectateurs.
Oui, ils connaissaient bien cette bête, et ils la redoutaient ! Un silence terrifié a accueilli l’image du monstre aux prises avec notre câble, et un gémissement horrifié a rempli la salle quand le câble s’est rompu et quand nous sommes tombés dans le gouffre. En un mois d’explications, nous n’aurions pas mieux exposé toute notre aventure que dans cette demi-heure de démonstration par l’image.
Quand l’assistance s’est levée, elle nous a accablés de nombreuses marques de sympathie ; très entourés, nous avons reçu quantité de caresses destinées à nous montrer que nous étions les bienvenus en Atlantide. Nous avons été ensuite présentés à quelques notabilités, mais les chefs ne se distinguaient sans doute dans ce pays que par leur sagesse, car tous les habitants semblaient appartenir à la même catégorie sociale, et ils étaient généralement habillés de la même manière. Les hommes portaient une tunique safran tombant jusqu’aux genoux, avec une ceinture et de hautes bottes en une rude matière écailleuse qui devait provenir de la peau d’un animal marin. Les femmes suivaient une mode classique : des robes amples roses, bleues ou vertes, ornées de bouquets de perles ou de coquilles opalescentes ; beaucoup étaient d’une beauté dépassant toute comparaison terrestre ; j’en ai vu une … Mais pourquoi alourdirais-je d’une affaire privée un récit destiné au public ? Sachez simplement que Mona est la fille unique de Scarpa, l’un des chefs du peuple, et que dès notre première rencontre, j’ai lu dans ses yeux noirs un message de sympathie et de compréhension qui m’est allé droit au cœur, de même que ma gratitude et mon admiration trouvaient sans doute le chemin du sien. Je n’ai pas besoin pour l’instant d’en dire plus long sur cette exquise jeune fille ; une influence nouvelle, et puissante, était entrée dans ma vie, voilà tout. Quand j’ai vu Maracot gesticuler avec une animation inaccoutumée devant une dame aimable, Scanlan traduire son émerveillement par une pantomime qui a fait rire un groupe de jeunes filles, je me suis dit que mes compagnons commençaient eux aussi à trouver que notre situation tragique comportait au moins un aspect agréable. Si nous étions morts au monde, au moins avions-nous découvert hors de ses limites une autre vie qui nous promettait quelques compensations à ce que nous avions perdu.
Dans le courant de la journée, nous avons été guidés par Manda et d’autres amis à travers l’immense édifice que nous habitions. Au cours des siècles accumulés, il s’était tellement enfoncé dans le lit de la mer qu’on ne pouvait y accéder que par le toit ; à partir du toit, des couloirs descendaient jusqu’à deux ou trois cents mètres au-dessous du hall d’arrivée. Le lit de la mer à son tour avait été creusé : des tunnels ouverts dans toutes les directions descendaient dans les entrailles de la terre. On nous a montré la machine à fabriquer de l’air et les pompes qui le répandaient partout. Maracot a souligné que cet air n’était pas uniquement composé d’oxygène et d’azote, mais que des petites cornues fournissaient d’autres gaz, qui ne pouvaient être que de l’argon, du néon, et d’autres constituants de l’atmosphère dont les savants de la terre commençaient à mesurer l’importance. Les bacs de distillation pour obtenir de l’eau pure et les gigantesques générateurs d’électricité étaient dignes d’intérêt, mais les appareils utilisés étaient si compliqués qu’il nous a été difficile d’en suivre le fonctionnement. Je peux seulement dire ce que j’ai vu de mes propres yeux, et goûté avec ma propre langue : des produits chimiques, gazeux ou liquides, étaient versés dans des appareils variés, puis traités à la chaleur, à la pression, ou à l’électricité, pour donner de la farine, du thé, du café ou du vin.
Au cours de nos promenades dans la partie de l’édifice que l’on nous faisait visiter, une chose nous a sauté aux yeux : c’est que l’existence dans la mer avait été prévue, et l’étanchéité du bâtiment réalisée bien avant que le pays ne sombrât sous les vagues. Évidemment la logique nous interdisait de penser que de telles précautions avaient été prises après ; mais nous avons bel et bien relevé à de nombreux signes que l’ensemble de l’édifice avait été construit dans le seul but de constituer une arche pouvant servir de refuge. Les énormes cornues et les cuves dans lesquelles l’air, l’alimentation, l’eau distillée et les autres produits de nécessité étaient fabriqués se trouvaient encastrées dans les murs et dataient certainement de l’aménagement originel. Il en était de même pour les chambres d’évacuation, pour les ateliers de silice où se façonnaient les cloches vitreuses, ainsi que pour les formidables pompes qui manœuvraient l’eau. Tout avait été préparé par l’habileté et la prévoyance de ce peuple antique qui, d’après ce que nous avons pu apprendre, avait allongé un bras vers l’Amérique Centrale et l’autre vers l’Égypte, laissant ainsi des traces sur la terre, même après sa disparition dans l’Atlantique. Quant à ses descendants qui se trouvaient à notre contact, nous les avons jugés quelque peu dégénérés par rapport à leurs ancêtres, dont ils n’avaient conservé qu’un peu de science sans avoir eu l’énergie d’y ajouter quelque chose de leur cru. Bien qu’ils possédassent des pouvoirs merveilleux, ils nous donnaient l’impression de manquer étonnamment d’initiative, puisqu’ils n’avaient pas fait fructifier l’héritage qu’ils avaient reçu. Je suis sûr que si Maracot avait bénéficié au départ de leurs connaissances, il aurait obtenu en peu de temps de bien plus grands résultats. Scanlan en tout cas émerveillait les Atlantes par sa vivacité d’esprit et son adresse manuelle ; lorsque nous avions quitté le Stratford il avait mis un harmonica dans la poche de sa veste, et il en jouait pour la plus grande joie de nos compagnons : ils faisaient cercle autour de lui et ils l’écoutaient en extase, comme nous aurions pu écouter Mozart, tandis qu’il modulait les chansons populaires de son pays.
J’ai dit que nous n’avions visité qu’une partie de l’édifice. En fait, il y avait un couloir aux dalles bien usées, fort fréquenté par les Atlantes, mais que nos guides évitaient toujours. Bien entendu, notre curiosité a été éveillée et, un soir, nous avons décidé que nous procéderions à une petite exploration pour notre compte. Nous nous sommes donc glissés hors de notre chambre et nous nous sommes dirigés vers ce quartier inconnu à une heure où nous ne risquions pas de rencontrer grand monde.
Le couloir aboutissait à une haute porte voûtée en or massif. Nous l’avons poussée et nous nous sommes trouvés dans une grande salle carrée qui avait bien soixante mètres de côté. Les murs étaient peints de couleurs vives, décorés de tableaux et de statues représentant des créatures grotesques surmontées de coiffures énormes, comme en portent pour les cérémonies nos Indiens d’Amérique. Au fond de cette grande salle, s’élevait une colossale statue assise, jambes croisées comme un Bouddha, mais absolument dépourvue de la bienveillance généralement inscrite sur les traits placides de la divinité hindoue. C’était au contraire une figure de colère qui ouvrait la bouche et qui avait des yeux féroces ; d’autant plus féroces qu’ils étaient rouges, et que deux lampes électriques brillaient dans leur cavité. Sur ses genoux un grand four était posé ; en approchant, nous nous sommes aperçus qu’il était rempli de cendres.
— Moloch ! s’est écrié Maracot. Moloch ou Baal. Le vieux dieu des races phéniciennes !
— Seigneur ! me suis-je exclamé à mon tour en me rappelant quelques souvenirs remontant à l’antique Carthage. Ne me dites pas que ce peuple si aimable se livre à des sacrifices humains !
— Oh, oh, patron ! a protesté Scanlan. J’espère que ces pratiques sont réservées à leurs familles ! Nous ne tenons absolument pas à ce qu’ils essaient ce petit jeu sur nous.
— Non, ai-je répondu. Je pense qu’ils ont appris leur leçon. Le malheur enseigne à l’homme d’avoir pitié de son prochain.
— Très juste ! a opiné Maracot en remuant les cendres. C’est le vieux dieu traditionnel, mais son culte a gagné en douceur. Ce sont des miches de pain calcinées, ou quelque chose comme cela. Mais peut-être en d’autres temps …
Nos spéculations ont été interrompues par une voix tonitruante ; plusieurs hommes en robe jaune, coiffés de chapeaux à haute calotte, nous ont entourés : manifestement c’étaient les prêtres du temple. Je crois que nous avons été tout près d’être offerts en suprême holocauste à Baal ; l’un d’entre eux avait même tiré un couteau de sa ceinture. À grand renfort de gestes et de cris, ils nous ont rondement chassés de l’enceinte sacrée.
— Sapristi ! s’est écrié Scanlan. Je vais me débarrasser de ce canard-là, moi, s’il continue à me bousculer. Attention, toi, bas les pattes !
J’ai craint quelque temps ce que Scanlan appelait « une maison à l’envers » à l’intérieur de leur temple. Heureusement, nous sommes parvenus à calmer notre mécanicien et nous avons regagné notre chambre ; mais nous nous sommes rendus compte le lendemain, par certaines réactions de Manda et de quelques Atlantes, que notre escapade les avait froissés.
Il y avait un autre lieu sacré ; celui-ci nous a été librement montré avec un résultat tout à fait inattendu, car il a inauguré un mode (oh, lent et imparfait !) de communication entre nos compagnons et nous. Dans le bas quartier du temple, une salle n’avait pour tout ornement qu’une statue d’ivoire jaunie par le temps ; elle représentait une femme tenant une lance, avec un hibou perché sur son épaule. Le gardien de cette salle était un très vieil homme ; son âge ne nous a pas empêchés de deviner qu’il appartenait à une race notablement différente ; il était d’un type plus fin, et d’une taille plus grande que les prêtres du temple. Comme nous contemplions la statue d’ivoire, Maracot et moi, en nous demandant où nous avions vu quelque chose qui lui ressemblait, le vieillard nous a parlé.
— Thea, a-t-il dit en désignant la statue.
— Par saint George ! me suis-je exclamé. Il parle grec !
— Thea ! Athena ! a répété le gardien.
Il n’y avait aucun doute. « Thea, Athena », impossible de se tromper : « Déesse, Athena ». Maracot, dont le cerveau merveilleux avait absorbé une parcelle de toutes les sciences humaines, a aussitôt commencé à poser des questions en grec classique ; mais le vieillard n’en a compris qu’une partie, et il a répondu dans un dialecte archaïque à peu près inintelligible. Cependant Maracot a réussi à obtenir quelques renseignements, et il s’est déclaré ravi d’avoir trouvé un intermédiaire grâce à qui il pourrait transmettre quelque chose à nos compagnons.
— C’est une preuve remarquable, nous a-t-il dit le soir de sa voix pointue et avec les intonations d’un professeur s’adressant à cinq cents étudiants, de la véracité de la légende. Une légende comporte toujours une base de faits, même si au cours des années les faits ont été tronqués. Vous savez, ou probablement vous ne savez pas …
— Je parie votre tête que je le sais ! a interrompu Scanlan.
— … Qu’une guerre opposait les premiers Grecs aux Atlantes lorsque cette grande île a été anéantie. Le fait est rapporté dans la relation par Solon de ce qu’il apprit des prêtres de Saïs. Nous pouvons conjecturer qu’il y avait des prisonniers grecs aux mains des Atlantes, que certains d’entre eux étaient des fonctionnaires du temple, et qu’ils ont apporté leur religion avec eux. Pour autant que j’aie compris ce vieillard, il était héréditairement prêtre du culte ; peut-être obtiendrons-nous un jour des détails sur les anciens Atlantes.
— Pour ma part, je leur laisse leurs dévotions, a dit Scanlan. Si l’on a envie d’un dieu en plâtre, mieux vaut une jolie femme que cet épouvantail aux yeux rouges avec un seau de cendres sur les genoux.
— C’est une chance qu’ils ne nous comprennent pas, lui ai-je fait observer. S’ils nous comprenaient, vous pourriez subir le martyre des premiers Chrétiens.
— Pas tant que je leur jouerai du jazz, m’a-t-il répondu. J’ai l’impression qu’ils m’ont à la bonne, et qu’ils ne pourraient plus se passer de ma personne.
C’étaient de braves gens, et c’était une vie facile ; mais parfois tout notre cœur se reportait vers la terre natale que nous avions perdue ; alors les chères vieilles cours d’Oxford, ou les ormes antiques et la plaine familière de Harvard me hantaient l’esprit. Dans les premiers jours en Atlantide ces images me semblaient aussi éloignées qu’un paysage lunaire ; maintenant au contraire un espoir confus et incertain de les revoir commence à germer dans mon âme.