LE LIVRE DE SUZANNE

SUZANNE

I LE COQ

Suzanne ne s'était pas encore mise à la recherche du beau. Elle s'y mit à trois mois et vingt jours avec beaucoup d'ardeur.


C'était dans la salle à manger. Elle a, cette salle, un faux air d'ancienneté à cause des plats de faïence, des bouteilles de grès, des buires d'étain et des fioles de verre de Venise qui chargent les dressoirs. C'est la maman de Suzanne qui a arrangé tout cela en Parisienne entichée de bibelots.


Suzanne, au milieu de ces vieilleries, paraît plus fraîche dans sa robe blanche brodée, et l'on se dit, en la voyant là:


«C'est, en vérité, une petite créature toute neuve!» Elle est indifférente à cette vaisselle d'aïeux, aux vieux portraits noirs et aux grands plats de cuivre pendus aux murs. Je compte bien que, plus tard, toutes ces antiquités lui donneront des idées fantastiques et feront germer dans sa tête des rêves bizarres, absurdes et charmants. Elle aura ses visions. Elle y exercera, si son esprit s'y prête, cette jolie imagination de détail et de style qui embellit la vie. Je lui conterai des histoires insensées qui ne seront pas beaucoup plus fausses que les autres, mais qui seront beaucoup plus belles; elle en deviendra folle. Je souhaite à tous ceux que j'aime un petit grain de folie. Cela rend le cœur gai. En attendant, Suzanne ne sourit même pas au petit Bacchus assis sur son tonneau. On est sérieux, à trois mois et vingt jours.


Or, c'était un matin, un matin d'un gris tendre. Des liserons emmêlés à la vigne vierge encadraient la fenêtre de leurs étoiles diversement nuancées. Nous avions fini de déjeuner, ma femme et moi, et nous causions comme des gens qui n'ont rien à dire. C'était une de ces heures où le temps coule comme un fleuve tranquille. Il semble qu'on le voie couler et que chaque mot qu'on dit soit un petit caillou qu'on y jette. Je crois bien que nous parlions de la couleur des yeux de Suzanne. C'est un sujet inépuisable.


«Ils sont d'un bleu d'ardoise.


– Ils ont un ton de vieil or et de soupe à l'oignon.


– Ils ont des reflets verts.


– Tout cela est vrai; ils sont miraculeux.» En ce moment Suzanne entra; ils étaient, pour cette fois, de la couleur du temps, qui était d'un si joli gris. Elle entra dans les bras de sa bonne. L'élégance mondaine voudrait que ce fût dans les bras de sa nourrice. Mais Suzanne fait comme l'agneau de La Fontaine et comme tous les agneaux: elle tète sa mère. Je sais bien qu'en pareil cas et dans cet excès de rusticité, on doit sauver au moins les apparences et avoir une nourrice sèche. Une nourrice sèche a des grosses épingles et des rubans à son bonnet comme une autre nourrice; il ne lui manque que du lait.


Le lait, cela regarde seulement l'enfant, tandis que tout le monde voit les rubans et les épingles. Quand une mère a la faiblesse de nourrir, elle prend, pour cacher sa honte, une nourrice sèche.


Mais la maman de Suzanne est une étourdie qui n'a pas songé à ce bel usage.


La bonne de Suzanne est une petite paysanne qui vient de son village, où elle a élevé sept ou huit petits frères, et qui chante du matin au soir des chansons lorraines. On lui accorda une journée pour voir Paris; elle revint enchantée: elle avait vu de beaux radis. Le reste ne lui semblait point laid, mais les radis l'émerveillaient: elle en écrivit au pays. Cette simplicité la rend parfaite avec Suzanne, qui, de son côté, ne semble remarquer dans la nature entière que les lampes et les carafes.


Quand Suzanne parut, la salle à manger devint très gaie.


On rit à Suzanne; Suzanne nous rit: il y a toujours moyen de s'entendre quand on s'aime. La maman tendit ses bras souples, sur lesquels la manche du peignoir coulait dans l'abandon d'un matin d'été. Alors Suzanne tendit ses petits bras de marionnette qui ne pliaient pas dans leur manche de piqué. Elle écartait les doigts, en sorte qu'on voyait cinq petits rayons roses au bout des manches. Sa mère, éblouie, la prit sur ses genoux, et nous étions tous trois parfaitement heureux; ce qui tient peut-être à ce que nous ne pensions à rien. Cet état ne pouvait durer. Suzanne, penchée vers la table, ouvrit les yeux tant et si bien, qu'ils devinrent tout ronds, et secoua ses petits bras comme s'ils eussent été en bois, ainsi qu'ils en avaient l'air. Il y avait de la surprise et de l'admiration dans son regard. Sur la stupidité touchante et vénérable de son petit visage, on voyait se glisser je ne sais quoi de spirituel. Elle poussa un cri d'oiseau blessé.


«C'est peut-être une épingle qui l'a piquée», pensa sa mère, fort attachée, par bonheur, aux réalités de la vie.


Ces épingles anglaises se défont sans qu'on s'en aperçoive et Suzanne en a huit sur elle!


Non, ce n'était pas une épingle qui la piquait. C'était l'amour du beau.


«L'amour du beau à trois mois et vingt jours?


– Jugez plutôt: coulée à demi hors des bras de sa mère, elle agitait les poings sur la table et, s'aidant de l'épaule et du genou, soufflant, toussant, bavant, elle parvint à embrasser une assiette. Un vieil ouvrier rustique de Strasbourg (ce devait être un homme simple; la paix soit à ses os!) avait peint sur cette assiette un coq rouge.» Suzanne voulut prendre ce coq; ce n'était pas pour le manger, c'était donc parce qu'elle le trouvait beau. Sa mère, à qui je fis ce simple raisonnement, me répondit:


«Que tu es bête! si Suzanne avait pu saisir ce coq, elle l'aurait mis tout de suite à sa bouche au lieu de le contempler. Vraiment, les gens d'esprit n'ont pas le sens commun!


– Elle n'y eût point manqué, répondis-je; mais qu'est-ce que cela prouve, sinon que ses facultés diverses et déjà nombreuses ont pour principal organe la bouche?


Elle a exercé sa bouche avant d'exercer ses yeux, et elle a bien fait! Maintenant sa bouche exercée, délicate et sensible, est le meilleur moyen de connaissance qu'elle ait encore à son service. Elle a raison de l'employer. Je vous dis que votre fille est la sagesse même. Oui, elle aurait mis le coq dans sa bouche; mais elle l'y aurait mis comme une belle chose et non comme une chose nourrissante. Notez que cette habitude, qui existe en fait chez les petits enfants, reste en figure dans la langue des hommes. Nous disons goûter un poème, un tableau, un opéra.» Pendant que j'exprimais ces idées insoutenables que le monde philosophique accepterait toutefois, si elles étaient émises dans un langage inintelligible, Suzanne frappait l'assiette avec ses poings, la grattait de l'ongle, lui parlait (et dans quel joli babil mystérieux!) puis la retournait avec de grandes secousses.


Elle n'y mettait pas beaucoup d'adresse; non! et ses mouvements manquaient d'exactitude. Mais un mouvement, si simple qu'il paraisse, est très difficile à faire quand il n'est pas habituel. Et quelles habitudes voulez-vous qu'on ait à trois mois et vingt jours? Songez à ce qu'il faut gouverner de nerfs, d'os et de muscles pour seulement lever le petit doigt. Conduire tous les fils des marionnettes de M. Thomas Holden n'est, en comparaison, qu'une bagatelle. Darwin, qui est un observateur sagace, s'émerveillait de ce que les petits enfants pussent rire et pleurer. Il écrivit un gros volume pour expliquer comment ils s'y prenaient.


Nous sommes sans pitié, «nous autres savants», comme dit M. Zola.


Mais je ne suis pas, heureusement, un aussi grand savant que M. Zola. Je suis superficiel. Je ne fais pas des expériences sur Suzanne, et je me contente de l'observer, quand je puis le faire sans la contrarier.


Elle grattait son coq et devenait perplexe, ne concevant pas qu'une chose visible fût insaisissable. Cela passait son intelligence, que d'ailleurs tout passe. C'est même cela qui rend Suzanne admirable. Les petits enfants vivent dans un perpétuel miracle; tout leur est prodige; voilà pourquoi il y a une poésie dans leur regard. Près de nous, ils habitent d'autres régions que nous. L'inconnu, le divin inconnu les enveloppe.


«Petite bête! dit sa maman.


– Chère amie, votre fille est ignorante, mais raisonnable. Quand on voit une belle chose, on veut la posséder.


C'est un penchant naturel, que les lois ont prévu. Les Bohémiens de Béranger, qui disent que voir, c'est avoir, sont des sages d'une espèce fort rare. Si tous les hommes pensaient comme eux, il n'y aurait pas de civilisation et nous vivrions nus et sans arts comme les habitants de la Terre de Feu. vous n'êtes point de leur sentiment; vous aimez les vieilles tapisseries où l'on voit des cigognes sous des arbres et vous en couvrez tous les murs de la maison.


Je ne vous le reproche pas, loin de là. Mais comprenez donc Suzanne et son coq.


– Je la comprends, elle est comme petit Pierre, qui demanda la lune dans un seau d'eau. On ne la lui donna pas. Mais, mon ami, n'allez pas dire qu'elle prend un coq peint pour un coq véritable, puisqu'elle n'en a jamais vu.


– Non; mais elle prend une illusion pour une réalité. Et les artistes sont bien un peu responsables de sa méprise.


Voilà bien longtemps qu'ils cherchent à imiter, par des lignes et des couleurs, la forme des choses. Depuis combien de milliers d'années est mort ce brave homme des cavernes qui grava d'après nature un mammouth sur une lame d'ivoire! La belle merveille qu'après tant et de si longs efforts dans les arts d'imitation ils soient parvenus à séduire une petite créature de trois mois et vingt jours! Les apparences! Qui ne séduisent-elles pas? La science elle-même, dont on nous assomme, va-t-elle au-delà de ce qui semble? Qu'est-ce que M. le professeur Robin trouve au fond de son microscope? Des apparences et rien que des apparences. "Nous sommes vainement agités par des mensonges", a dit Euripide…» Je parlais ainsi et, me préparant à commenter le vers d'Euripide, j'y aurais sans doute trouvé des significations profondes auxquelles le fils de la marchande d'herbes n'avait jamais pensé. Mais le milieu devenait tout à fait impropre aux spéculations philosophiques; car, ne pouvant parvenir à détacher le coq de l'assiette, Suzanne se jeta dans une colère qui la rendit rouge comme une pivoine, lui élargit le nez à la façon des Cafres, lui remonta les joues dans les yeux et les sourcils jusqu'au sommet du front. Ce front, tout à coup rougi, bouleversé, travaillé de bosses, de cavités, de sillons contraires, ressemblait à un sol volcanique. Sa bouche se fendit jusqu'aux oreilles et il en sortit, entre les gencives, des hurlements barbares.


«À la bonne heure! m'écriai-je, voilà l'éclat des passions! Les passions, il n'en faut pas médire. Tout ce qui se fait de grand en ce monde est fait par elles. Et voici qu'un de leurs éclairs rend un tout petit bébé presque aussi effrayant qu'une menue idole chinoise. Ma fille, je suis content de vous. Ayez des passions fortes, laissez-les grandir et croissez avec elles. Et si, plus tard, vous devenez leur maîtresse inflexible, leur force sera votre force et leur grandeur votre beauté. Les passions, c'est toute la richesse morale de l'homme.


– Quel vacarme! s'écrie la maman de Suzanne. On ne s'entend plus dans cette salle, entre un philosophe qui déraisonne et un bébé qui prend un coq peint pour je ne sais quoi de véritable. Les pauvres femmes ont bien besoin de sens commun pour vivre avec un mari et des enfants!


– Votre fille, répondis-je, vient de chercher le beau pour la première fois. C'est la fascination de l'abîme, dirait un romantique; c'est, dirai-je, l'exercice naturel des nobles esprits. Mais il ne faut pas s'y livrer trop tôt et avec des méthodes trop insuffisantes. Chère amie, vous avez des charmes souverains pour calmer les douleurs de Suzanne. Endormez votre fille.»

II ÂMES OBSCURES

Tout dans l'immuable nature

Est miracle aux petits enfants;

Ils naissent, et leur âme obscure

Éclôt dans des enchantements.


Le reflet de cette magie

Donne à leur regard un rayon.

Déjà la belle Illusion

Excite leur frêle énergie.


L'inconnu, l'inconnu divin,

Les baigne comme une eau profonde;

On les presse, on leur parle en vain,

Ils habitent un autre monde;


Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts,

S'emplissent de rêves étranges.

Oh! qu'ils sont beaux, ces petits anges

Perdus dans l'antique univers.


Leur tête légère et ravie

Songe tandis que nous pensons;

Ils font de frissons en frissons

La découverte de la vie.

III L'ÉTOILE

Suzanne a accompli ce soir le douzième mois de son âge, et, depuis un an qu'elle est sur cette vieille terre, elle a fait bien des expériences. Un homme capable de découvrir en douze ans autant de choses et de si utiles que Suzanne en a découvertes en douze mois serait un mortel divin. Les petits enfants sont des génies méconnus; ils prennent possession du monde avec une énergie surhumaine. Rien ne vaut cette première poussée de la vie, ce premier jet de l'âme.


Concevez-vous que ces petits êtres voient, touchent, parlent, observent, comparent, se souviennent? Concevez-vous qu'ils marchent, qu'ils vont et viennent? Concevez-vous qu'ils jouent? Cela surtout est merveilleux qu'ils jouent, car le jeu est le principe de tous les arts. Des poupées et des chansons, c'est déjà presque tout Shakespeare.


Suzanne a une grande corbeille pleine de joujoux, dont quelques-uns seulement sont des joujoux par nature et par destination, tels qu'animaux en bois blanc et bébés de caoutchouc. Les autres ne sont devenus des jouets que par un tour particulier de leur fortune: ce sont de vieux porte-monnaie, des chiffons, des fonds de boîtes, un mètre, un étui à ciseaux, une bouillotte, un indicateur des chemins de fer et un caillou. Ils sont les uns et les autres pitoyablement avariés. Chaque jour, Suzanne les tire un par un de la corbeille pour les donner à sa mère. Elle n'en remarque aucun d'une façon spéciale, et elle ne fait généralement aucune distinction entre ce petit bien et le reste des choses.


Le monde est pour elle un immense joujou découpé et peint.


Si on voulait se pénétrer de cette conception de la nature et y rapporter tous les actes, toutes les pensées de Suzanne, on admirerait la logique de cette petite âme; mais on la juge d'après nos idées, non d'après les siennes.


Et, parce qu'elle n'a pas notre raison, on décide qu'elle n'a pas de raison. Quelle injustice! Moi qui sais me mettre au vrai point de vue, je découvre un esprit de suite là où le vulgaire n'aperçoit que des façons incohérentes.


Pourtant, je ne m'abuse pas; je ne suis pas un père idolâtre; je reconnais que ma fille n'est pas beaucoup plus admirable qu'un autre enfant. Je n'emploie pas, en parlant d'elle, des expressions exagérées. Je dis seulement à sa mère:


«Chère amie, nous avons là une bien jolie petite fille.» Elle me répond à peu près ce que Mme Primerose répondait quand ses voisins lui faisaient un semblable compliment:


«Mon ami, Suzanne est ce que Dieu l'a faite: assez belle, si elle est assez bonne.» Et, en disant cela, elle répand sur Suzanne un long regard magnifique et candide, où l'on devine, sous les paupières abaissées, des prunelles brillantes d'orgueil et d'amour.


J'insiste, je dis:


«Convenez qu'elle est jolie.» Mais elle a, pour n'en pas convenir, plusieurs raisons que je découvre mieux encore qu'elle ne ferait elle-même.


Elle veut s'entendre dire encore et toujours que sa petite enfant est jolie. En le disant elle-même, elle croirait manquer à certaine bienséance, et ne pas montrer toute la délicatesse qu'il faut. Elle craindrait surtout d'offenser on ne sait quelle puissance invisible, obscure, qu'elle ne connaît pas, mais qu'elle sent là, dans l'ombre, prête à punir sur leurs bébés les mamans qui s'enorgueillissent.


Et quel heureux ne le craindrait pas, ce spectre si certainement caché dans les rideaux de la chambre? Qui donc, le soir, pressant dans ses bras sa femme et son enfant, oserait dire, en présence du monstre invisible:


«Mes cœurs, où en sommes-nous de notre part de joie et de beauté?» C'est pourquoi je dis à ma femme:


«Vous avez raison, chère amie, vous avez toujours raison. Le bonheur repose ici, sous ce petit toit. Chut! Ne faisons pas de bruit: il s'envolerait. Les mères athéniennes craignaient Némésis, cette déesse toujours présente, jamais visible, dont elles ne savaient rien, sinon qu'elle était la jalousie des dieux, Némésis, hélas! dont le doigt se reconnaissait partout, à toute heure, dans cette chose banale et mystérieuse: l'accident. Les mères athéniennes!… J'aime à me figurer une d'elles endormant au cri des cigales, sous le laurier, au pied de l'autel domestique, son nourrisson nu comme un petit dieu.»


«J'imagine qu'elle se nommait Lysilla, qu'elle craignait Némésis comme vous la craignez, mon amie, et que, comme vous, loin d'humilier les autres femmes par l'éclat d'un faste oriental, elle ne songeait qu'à se faire pardonner sa joie et sa beauté… Lysilla! Lysilla! avez-vous donc passé sans laisser sur la terre une ombre de votre forme, un souffle de votre âme charmante? Êtes-vous donc comme si vous n'aviez jamais été?» La maman de Suzanne coupe le fil capricieux de ces pensées.


«Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vous ainsi de cette femme? Elle eut son temps comme nous avons le nôtre.


Ainsi va la vie.


– Vous concevez donc, mon âme, que ce qui a été puisse n'être plus?


– Parfaitement. Je ne suis pas comme vous qui vous étonnez de tout, mon ami.» Et ces paroles, elle les prononce d'un ton tranquille en préparant la toilette de nuit de Suzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher.


Ce refus passerait dans l'histoire romaine pour un beau trait de la vie d'un Titus, d'un Vespasien ou d'un Alexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justice humaine, te voilà! À vrai dire, si Suzanne veut rester debout, c'est, non pas pour veiller au salut de l'Empire, mais pour fouiller dans le tiroir d'une vieille commode hollandaise à gros ventre et à massives poignées de cuivre.


Elle y plonge; elle se tient d'une main au meuble, et, de l'autre, elle empoigne des bonnets, des brassières, des robes qu'elle jette, avec un grand effort, à ses pieds, en poussant de petits cris changeants, légers et sauvages. Son dos, couvert d'un fichu en pointe, est d'un ridicule attendrissant; sa petite tête, qu'elle tourne par moments vers moi, exprime une satisfaction plus touchante encore.


Je n'y puis tenir. J'oublie Némésis, je m'écrie:


«Voyez-la: elle est adorable dans son tiroir!» D'un geste à la fois mutin et craintif, sa maman me met un doigt sur la bouche. Puis elle retourne auprès du tiroir saccagé. Cependant je poursuis ma pensée:


«Chère amie, si Suzanne est admirable par ce qu'elle sait, elle est non moins admirable par ce qu'elle ne sait pas.


C'est dans ce qu'elle ignore qu'elle est pleine de poésie.» À ces mots, la maman de Suzanne tourna ses yeux vers moi en souriant un peu de côté, ce qui est signe de moquerie, puis elle s'écria:


«La poésie de Suzanne! la poésie de votre fille! Mais elle ne se plaît qu'à la cuisine, votre fille! Je la trouvai l'autre jour radieuse au milieu des épluchures. Vous appelez cela de la poésie, vous?


– Sans doute, chère amie, sans doute. La nature tout entière se reflète en elle avec une si magnifique pureté, qu'il n'y a rien au monde de sale pour elle, pas même le panier aux épluchures. C'est pourquoi vous la trouvâtes perdue, l'autre jour, dans l'enchantement des feuilles de chou, des pelures d'oignon et des queues de crevettes.


C'était un ravissement, madame. Je vous dis qu'elle transforme la nature avec une puissance angélique, et que tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle touche s'empreint pour elle de beauté.» Pendant ce discours, Suzanne quitta sa commode et s'approcha de la fenêtre. Sa mère l'y suivit et la prit dans ses bras. La nuit était tranquille et chaude. Une ombre transparente baignait la fine chevelure de l'acacia dont nous voyions les fleurs tombées former des traînées blanches dans notre cour. Le chien dormait, les pattes hors de sa niche. La terre était trempée au loin d'un bleu céleste. Nous nous taisions tous trois.


Alors, dans le silence, dans l'auguste silence de la nuit, Suzanne leva le bras aussi haut qu'il lui fut possible et, du bout de son doigt, qu'elle ne peut jamais ouvrir tout à fait, elle montra une étoile. Ce doigt, qui est d'une petitesse miraculeuse, se courbait par intervalles comme pour appeler.


Et Suzanne parla à l'étoile!


Ce qu'elle disait n'était pas composé de mots, c'était un parler obscur et charmant, un chant étrange, quelque chose de doux et de profondément mystérieux, ce qu'il faut enfin pour exprimer l'âme d'un bébé quand un astre s'y reflète.


«Elle est drôle, cette petite», dit sa mère en l'embrassant.

IV GUIGNOL

Hier, j'ai mené Suzanne à Guignol. Nous y prîmes tous deux beaucoup de plaisir; c'est un théâtre à la portée de notre esprit. Si j'étais auteur dramatique, j'écrirais pour les marionnettes. Je ne sais si j'aurais assez de talent pour réussir; du moins, la tâche ne me ferait point trop de peur.


Quant à composer des phrases pour la bouche savante des belles comédiennes de la Comédie-Française, je n'oserais jamais. Et puis, le théâtre, comme l'entendent les grandes personnes, est quelque chose d'infiniment trop compliqué pour moi. Je ne comprends rien aux intrigues bien ourdies. Tout mon art serait de peindre des passions, et je choisirais les plus simples. Cela ne vaudrait rien pour le Gymnase, le vaudeville ou le Français: mais ce serait excellent pour Guignol.


Ah! c'est là que les passions sont simples et fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il est certain que le bâton dispose d'une grande force comique. La pièce reçoit de cet agent une vigueur admirable; elle se précipite vers le «grand charassement final». C'est ainsi que les Lyonnais, chez qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêlée générale qui termine toutes les pièces de son répertoire.


C'est une chose éternelle et fatale que ce «grand charassement»! C'est le 10 août, c'est le 9 thermidor, c'est Waterloo!


Je vous disais donc que j'ai mené hier Suzanne à Guignol. La pièce que nous vîmes représenter pèche sans doute par quelques endroits; je lui trouvai notamment des obscurités; mais elle ne peut manquer de plaire à un esprit méditatif, car elle donne beaucoup à penser. Telle que je l'ai comprise, elle est philosophique; les caractères en sont vrais et l'action en est forte. Je vais vous la conter comme je l'ai entendue.


Quand la toile se leva, nous vîmes paraître Guignol lui-même. Je le reconnus; c'était bien lui. Sa face large et placide gardait la trace des vieux coups de bâton qui lui avaient aplati le nez, sans altérer l'aimable ingénuité de son regard et de son sourire.


Il ne portait ni la souquenille en serge ni le bonnet de coton qu'en 1815, sur l'allée des Brotteaux, les Lyonnais ne pouvaient regarder sans rire. Mais, si quelque survivant de ces petits garçons qui virent ensemble, au bord du Rhône, Guignol et Napoléon, était venu, avant de mourir de vieillesse, s'asseoir hier avec nous aux Champs-Élysées, il aurait reconnu le fameux «salsifis» de sa chère marionnette, la petite queue qui frétille si drôlement sur la nuque de Guignol. Le reste du costume, habit vert et bicorne noir, était dans la vieille tradition parisienne qui fait de Guignol une espèce de valet.


Guignol nous regarda avec ses grands yeux, et je fus tout de suite gagné par son air de candeur effrontée et cette visible simplicité d'âme qui donne au vice une inaltérable innocence. C'était bien là, pour l'âme et l'expression, le Guignol guignolant que le bonhomme Mourguet, de Lyon, anima avec tant de fantaisie. Je croyais l'entendre répondre à son propriétaire, M. Canezou, qui lui reproche de «faire des contes à dormir debout»:


«Vous avez bien raison: allons nous coucher.» Notre Guignol n'avait encore rien dit; sa petite queue frétillait sur sa nuque. On riait déjà.


Gringalet, son fils, vint le rejoindre et lui donna un grand coup de tête dans le ventre avec une grâce naturelle.


Le public ne s'en fâcha point; au contraire il éclata de rire.


Un tel début est le comble de l'art. Et, si vous ne savez point pourquoi cette audace réussit, je vais vous le dire:


Guignol est valet et porte la livrée. Gringalet, son fils, porte la blouse; il ne sert personne et ne sert à rien. Cette supériorité lui permet de malmener son père sans manquer aux convenances.


C'est ce que Mlle Suzanne comprit parfaitement et son amitié pour Gringalet ne fut point diminuée. Gringalet est, en effet, un personnage sympathique. Il est grêle et mince; mais son esprit est plein de ressources. C'est lui qui rosse le gendarme. À six ans, Mlle Suzanne a son opinion faite sur les agents de l'autorité: elle est contre eux et rit quand Pandore est bâtonné. Elle a tort sans doute. Pourtant, il me déplairait, je l'avoue, qu'elle n'eût point ce tort. J'aime qu'à tout âge on soit un peu mutin. Celui qui vous parle est un paisible citoyen, respectueux de l'autorité et fort soumis aux lois; cependant si, devant lui, on joue un bon tour à un gendarme, à un sous-préfet ou à un garde champêtre, il sera le premier à en rire. Mais nous en étions à une contestation entre Guignol et Gringalet.


Mlle Suzanne donne raison à Gringalet. Je donne raison à Guignol. Écoutez et jugez: Guignol et Gringalet ont longtemps cheminé pour atteindre un village mystérieux, qu'eux seuls ont découvert et où courraient en foule les hommes hardis et cupides, s'ils le connaissaient. Mais ce village est mieux caché que ne le fut, pendant cent années, le château de la Belle au bois dormant. Il y a quelque magie à cela; car le lieu est habité par un enchanteur, qui réserve un trésor à quiconque sortira victorieux de plusieurs épreuves, dont l'idée seule fait frémir d'épouvante.


Nos deux voyageurs entrent dans la région enchantée, avec des dispositions bien dissemblables. Guignol est las; il se couche. Son fils lui reproche cette mollesse.


«Est-ce ainsi, lui dit-il, que nous nous emparerons des trésors que nous sommes venus chercher?» Et Guignol répond:


«Est-il un trésor qui vaille le sommeil?» J'aime cette réponse. Je vois en Guignol un sage qui sait la vanité de toute chose, et qui aspire au repos comme à l'unique bien après les agitations coupables ou stériles de la vie. Mais Mlle Suzanne le tient pour un lourdaud qui dort mal à propos et perdra, par sa faute, les biens qu'il était venu chercher, de grands biens, peut-être: des rubans, des gâteaux et des fleurs. Elle loue Gringalet de son zèle à conquérir ces trésors magnifiques.


Les épreuves, je l'ai dit, sont terribles. Il faut affronter un crocodile et tuer le Diable. Je dis à Suzanne:


«Mam'selle Suzon, voilà le Diable!» Elle me répond:


«Ça, c'est un nègre!» Cette réponse, empreinte de rationalisme, me désespère.


Mais moi, qui sais à quoi m'en tenir, j'assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutte terrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué le Diable!


Franchement, ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes que mam'selle Suzon restent froids et même un peu effrayés.


Le Diable mort, adieu le péché! Peut-être la beauté, cette alliée du Diable, s'en ira-t-elle avec lui! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont on s'enivre et les yeux dont on meurt! Alors que deviendrons-nous en ce monde? Nous restera-t-il même la ressource d'être vertueux? J'en doute.


Gringalet n'a pas assez considéré que le mal est nécessaire au bien, comme l'ombre à la lumière; que la vertu est toute dans l'effort et que, si l'on n'a plus de diable à combattre, les saints seront aussi désœuvrés que les pécheurs. On s'ennuiera mortellement. Je vous dis qu'en tuant le Diable, Gringalet a commis une grave imprudence.


Polichinelle est venu nous faire la révérence, la toile est tombée, les petits garçons et les petites filles s'en sont allés, et je reste plongé dans mes réflexions. Mam'selle Suzon, qui me voit songeur, me croit triste. Elle a communément cette idée que les gens qui réfléchissent sont des malheureux. C'est avec une pitié délicate qu'elle me prend la main et me demande pourquoi j'ai du chagrin.


Je lui avoue que je suis fâché que Gringalet ait tué le Diable.


Alors elle me passe ses petits bras autour du cou et, approchant ses lèvres de mon oreille:


«Je vais te dire une chose: Gringalet a tué le nègre, mais il ne l'a pas tué pour de bon.» Cette parole me rassure; je me dis que le Diable n'est pas mort, et nous partons contents.

LES AMIS DE SUZANNE

I ANDRÉ

Vous avez connu le docteur Trévière. Vous vous rappelez sa large face ouverte et lumineuse et son beau regard bleu.


Il avait la main et l'âme d'un grand chirurgien. On admirait sa présence d'esprit dans les circonstances difficiles.


Un jour qu'il faisait, à l'amphithéâtre, une grave opération, le patient, à demi opéré, tomba dans une extrême faiblesse. Plus de chaleur, plus de circulation; l'homme passait. Alors Trévière le saisit à deux bras, poitrine contre poitrine, et secoua avec la puissance d'un lutteur ce corps sanglant et mutilé. Puis il reprit son scalpel et le mania avec cette audace prudente qui lui était habituelle. La circulation était rétablie, l'homme était sauvé.


En quittant le tablier, Trévière redevenait naïf et bonhomme. On aimait son gros rire. Quelques mois après l'opération que je viens de rappeler, il se fit, en essuyant son bistouri, une piqûre à laquelle il ne prit pas garde et qui lui inocula une affection purulente dont il mourut en deux jours, à l'âge de trente-six ans. Il laissait une femme et un enfant qu'il adorait.


On voyait, tous les jours de soleil, sous les sapins du bois de Boulogne, une jeune femme en deuil qui faisait de la guipure et regardait par-dessus son aiguille un petit garçon à quatre pattes entre sa pelle, sa brouette et des petits tas de terre. C'était Mme Trévière. Le soleil caressait la chaude pâleur de sa face et un trop-plein de vie et d'âme s'échappait en effluves de sa poitrine, parfois oppressée, et de ses grands yeux bruns pailletés d'or. Elle couvait du regard son enfant, qui, pour lui montrer les «pâtés» de terre qu'il avait faits, levait sa tête rousse et ses yeux bleus, la tête et les yeux de son père.


Il était rond et rose. Puis il s'amincit en grandissant, et ses joues, tiquetées de taches de rousseur, pâlirent. Sa mère s'inquiétait. Parfois, tandis qu'il s'amusait à courir dans le Bois avec ses petits camarades, s'il frôlait la chaise où elle brodait, elle le saisissait au vol, lui soulevait le menton sans rien dire, fronçait le sourcil en examinant ce visage pâlot et secouait imperceptiblement la tête, tandis qu'il reprenait sa volée. La nuit, au moindre bruit, elle se relevait et restait nu-pieds, penchée sur le petit lit. Des médecins, anciens camarades de son mari, la rassurèrent.


L'enfant n'était que délicat. Mais il lui fallait la pleine campagne.


Mme Trévière fit ses malles et partit pour Brolles, où les parents de son mari étaient cultivateurs. Car vous savez que Trévière était fils de paysans et que, jusqu'à douze ans, il dénicha des merles en revenant de l'école.


On s'embrassa sous les jambons pendus aux solives de la salle enfumée. La mère Trévière, accroupie devant les tisons de la grande cheminée et ne lâchant pas la queue de la poêle, regardait d'un œil méfiant la Parisienne et sa bonne. Mais elle trouva le petit «bien mignon et tout le portrait de son père». Quant au bonhomme Trévière, sec et roide dans sa veste de gros drap, il était bien content de voir son petit-fils André.


On n'avait pas fini de souper, et déjà André donnait de gros baisers à son grand-papa, dont le menton piquait, piquait. Puis, monté tout droit sur les genoux du bonhomme, il lui enfonçait le poing dans la joue, en lui demandant pourquoi c'était creux.


«Parce que je n'ai plus de dents.


– Et pourquoi tu n'as plus de dents?


– Parce qu'elles étaient devenues noires et que je les ai semées dans le sillon pour voir s'il n'en pousserait point des blanches.» Et André riait de tout son cœur. Les joues de son grand-père, c'était bien autre chose que les joues de sa maman!


On avait réservé à la Parisienne et au petit la chambre d'honneur, où était le lit nuptial, dans lequel les bonnes gens n'avaient couché qu'une fois, et l'armoire de chêne, bourrée de linge, fermée à clef. La couchette qui avait toutefois servi à l'enfant de la maison avait été tirée du grenier pour le petit-fils. On l'avait dressée dans le coin le plus abrité, sous une tablette chargée de pots de confitures.


Mme Trévière, en femme ordonnée, fit, pour se reconnaître, trente-six petits tours sur le plancher de sapin qui craquait. Mais elle eut la déception de ne découvrir aucun porte-manteau.


Le plafond à poutres saillantes et les murs étaient blanchis à la chaux. Mme Trévière remarqua peu les images coloriées qui égayaient cette belle chambre; pourtant, elle vit au-dessus du lit nuptial une gravure représentant des enfants en veste noire et en pantalon blanc, un brassard au coude, un cierge à la main, défilant dans une église gothique. Elle lut au-dessous cette formule gravée, avec les noms, date et signature remplis à la main:


«Je, soussigné, certifie que Pierre-Agénor Trévière a fait sa première communion, dans l'église paroissiale de Brolles, le 15 mai 1849.


«Gontard, curé.»


La veuve lut et poussa un soupir, un de ces soupirs de femme raisonnable et forte qui sont, avec les larmes d'amour, les plus beaux trésors de la terre. Ceux qui sont aimés ne devraient pas mourir.


Quand elle eut déshabillé André:


«Allons, lui dit-elle, fais ta prière.» Il murmura:


«Maman, je t'aime.» Et, sur cette dévotion, laissant tomber sa tête et fermant les, deux poings, il s'endormit en paix.


À son réveil, il découvrit la basse-cour. Surpris, émerveillé, enchanté, il vit les poules, la vache, le vieux cheval borgne et le cochon. Le cochon surtout le ravit. Et le charme dura des jours et des jours. Quand c'était l'heure du repas, on parvenait à grand-peine à le ramener, couvert de paille et de fumier, avec des toiles d'araignée dans les cheveux et du purin dans les bottines, les mains noires, les genoux écorchés, les joues roses, riant, heureux.


«Ne m'approche pas, petit monstre!» lui criait sa mère.


Et c'étaient des embrassements sans fin.


Assis devant la table, sur le bord de la bancelle, et mordant un énorme pilon de volaille, il avait l'air d'un petit Hercule dévorant sa massue.


Il mangeait sans s'en apercevoir, oubliait de boire et babillait.


«Maman, qu'est-ce que c'est qu'un poulet vert?


– Cela ne peut être qu'un perroquet», répondit trop légèrement la Parisienne.


C'est ainsi qu'André fut induit à désigner par le nom de perroquets les canards de son grand-père, ce qui rendait ses récits prodigieusement obscurs.


Mais il ne s'en laissait pas facilement imposer.


«Maman, sais-tu ce que grand-père m'a dit? Il m'a dit que c'étaient les poules qui faisaient les œufs. Mais je sais bien que non. Je sais bien que c'est le fruitier de l'avenue de Neuilly qui fait les œufs; alors on les porte aux poules pour qu'elles les réchauffent. Car, comment veux-tu, maman, que les poules fassent des œufs, puisqu'elles n'ont pas de mains?» Et André continua à explorer la nature. En se promenant dans la forêt avec sa maman, il éprouvait toutes les émotions de Robinson Crusoé. Un jour, tandis que Mme Trévière, assise sous un chêne au bord de la route, travaillait à sa guipure, il trouva une taupe. C'est très grand, une taupe. Il est vrai que celle-là était morte. Elle avait même du sang au museau. Sa maman lui cria:


«André! veux-tu bien laisser ces horreurs… Tiens, regarde vite là, dans l'arbre.» Et il aperçut un écureuil qui sautait dans les branches.


Sa maman avait raison: un écureuil vivant est plus joli qu'une taupe morte.


Mais il était parti trop vite, et André demandait si les écureuils ont des ailes, quand un passant, dont la face mâle et franche était encadrée d'une belle barbe brune, tira son chapeau de paille et s'arrêta devant Mme Trévière.


«Bonjour, madame; vous vous portez bien? Comme on se retrouve! voilà votre petit bonhomme? Il est très gentil.


On m'avait bien dit que vous logiez ici chez le père Trévière… Excusez-moi. Je le connais depuis si longtemps!


– Nous sommes venus ici parce que mon petit garçon avait besoin du grand air. Mais vous, monsieur, je me rappelle que vous habitiez déjà dans ces parages quand j'avais mon mari.» Comme la voix de la jeune veuve s'éteignait, il reprit d'un ton grave:


«Je sais, madame.» Et, très naturellement, il inclina la tête comme pour saluer au passage le souvenir d'un grand deuil.


Puis, après un moment de silence:


«C'était le bon temps! Que de braves gens il y avait alors, qui sont partis depuis! Mes pauvres paysagistes!


Mon pauvre Millet! C'est égal. Je suis resté l'ami des peintres, comme ils m'appellent tous là-bas, à Barbizon. Je les connais tous. Ce sont de bons enfants.


– Et votre fabrique?


– Ma fabrique? elle va toute seule.» André vint se jeter entre eux.


«Maman! maman! il y a sous une grosse pierre des bêtes au Bon Dieu. Il y en a au moins un million, vrai!


– Tais-toi et va jouer», lui répondit sèchement sa mère.


L'ami des peintres reprit de sa belle voix chaude:


«Cela fait plaisir de se revoir! Les amis me demandent bien souvent ce qu'est devenue la belle Mme Trévière. Je leur dirai qu'elle est toujours et plus que jamais la belle Mme Trévière. Au revoir, madame.


– Bonjour, monsieur Lassalle.» André reparut.


«Maman, est-ce que toutes les bêtes ne sont pas au Bon Dieu? Est-ce qu'il y a des bêtes au Diable? Maman? tu ne me réponds pas… Pourquoi?» Et il la tira par sa jupe. Alors elle le gronda.


«André, il ne faut pas m'interrompre, quand je parle à quelqu'un. Tu m'entends?


– Pourquoi?


– Parce que ce n'est pas poli.» Il y eut quelques larmes qui finirent par un sourire dans des baisers. Ce fut encore une jolie journée. On voit sur les campagnes de ces ciels humides et traversés de rayons qui attristent et charment.


À quelques jours de là, par une grosse pluie, M. Lassalle, haut botté, fit une visite à la jeune veuve.


«Bonjour, madame. Eh bien, père Trévière, plus solide que jamais?…


– Le coffre est encore bon, mais les jambes ne valent plus rien.


– Et vous, la mère? toujours le nez sur la marmite, donc? vous goûtez la soupe. C'est d'une bonne cuisinière.» Et ces familiarités faisaient sourire la vieille dont les prunelles pétillaient entre les pommettes ridées.


Il prit André sur ses genoux et lui pinça les joues. Mais l'enfant se dégagea brusquement et alla enfourcher les jambes de son grand-père.


«Tu es le cheval. Je suis le postillon. Hue! Plus fort, plus fort!…» La visite se passa sans que la veuve et le visiteur eussent échangé quatre paroles, mais leurs regards avaient plusieurs fois croisé des lueurs, comme ces éclairs qui jaillissent entre ciel et terre dans les chaudes nuits d'été.


«Papa, est-ce que vous connaissez beaucoup ce monsieur? demanda la jeune femme, avec un air d'indifférence.


– Je le connaissais avant qu'il portât culottes. Et qu'est-ce qui ne connaissait pas son père dans le pays? Des braves gens tout à fait, tout francs et tout ronds. Ils ont du bien. M. Philippe… (nous l'appelons M. Philippe) n'emploie pas moins de soixante ouvriers dans son usine.» André crut le moment venu d'exprimer son sentiment:


«Il est vilain, le monsieur», dit-il.


Sa maman lui répondit vivement que, s'il ne parlait que pour dire des sottises, il ferait mieux de se taire.


Depuis lors, le hasard voulut que Mme Trévière rencontrât M. Lassalle à tous les tournants de la route.


Elle devenait inquiète, distraite, songeuse. Elle tressaillait au bruit du vent dans les feuilles. Elle oubliait sa guipure commencée et prenait l'habitude de soutenir son menton dans le creux de sa main.


Un soir d'automne, tandis qu'une grande tempête, venue de la mer, passait avec de longs hurlements sur la maison du père Trévière et sur toute la contrée, la jeune femme eut hâte de renvoyer la bonne qui faisait le feu et de coucher André. Pendant qu'elle lui tirait ses bas de laine et qu'elle tâtait à pleines mains les petits pieds froids, lui, écoutant les grondements sourds du vent et les tintements de la pluie contre les vitres, il noua ses deux bras sur le cou de sa mère penchée.


«Maman, dit-il, j'ai peur.» Mais elle, en lui donnant un baiser:


«Ne t'agite pas, dors, mon chéri.» fuis elle alla s'asseoir près du feu et lut une lettre.


À mesure qu'elle lisait, ses joues se coloraient; un souffle chaud lui montait de la poitrine. Et, quand elle eut fini de lire, elle resta étendue dans son fauteuil, les mains inertes et l'âme perdue dans un rêve. Elle songeait:


«Il m'aime; il est si bon, si franc, si honnête! Les soirées d'hiver sont bien tristes quand on est seule. Il s'est montré si délicat avec moi! Certainement, il a beaucoup de cœur.


J'en vois la preuve, rien qu'à la manière dont il m'a fait sa demande.» Alors ses yeux rencontrèrent la gravure de la première communion. Je, soussigné, certifie que Pierre-Agénor Trévière…


Elle baissa les yeux. Puis elle songea de nouveau.


«Une femme ne sait pas bien élever toute seule un garçon… André aura un père.»«Maman!» Cet appel, sorti du petit lit, la fit tressaillir.


«Que me veux-tu, André? Tu es bien agité ce soir!


– Maman, je pensais à une chose.


– Au lieu de dormir… À laquelle?


– Papa est mort, n'est-ce pas?


– Oui, mon pauvre enfant.


– Alors il ne reviendra plus!


– Hélas! non, mon chéri.


– Eh bien, maman, c'est bien heureux tout de même.


Parce que Je t'aime tant, vois-tu, maman! tant, que jet aime pour tous les deux. Et, s'il revenait, je ne pourrais plus l'aimer du tout.» Elle le considéra quelque temps avec inquiétude et retomba dans le fauteuil, où elle resta immobile, la tête dans les mains.


Il y avait déjà plus de deux heures que l'enfant dormait aux bruits de la tempête quand, s'étant approchée de lui elle soupira tout bas: '«Dors! il ne reviendra pas.» Et Pourtant deux mois plus tard il revint. Il revint sous la grosse figure hâlée de M. Lassalle, le nouveau maître de la maison. Et le petit André recommença de jaunir, de maigrir et de tomber en langueur.


Maintenant il est guéri. Et il aime sa bonne comme autrefois il aimait sa mère. Il ne sait pas que sa bonne a un amoureux.

II PIERRE

«Quel âge a votre petit garçon, madame?» À cette question, elle regarde son petit garçon comme on regarde la pendule pour voir l'heure. Et elle répond:


«Pierre! il a vingt-neuf mois, madame.» Il valait autant dire deux ans et demi; mais, comme le petit Pierre a beaucoup d'esprit et fait mille choses étonnantes pour son âge, on craint de rendre les autres mères un peu moins jalouses, si on le leur présente un peu plus âgé qu'il n'est, et par conséquent un peu moins prodigieux.


C'est pour une autre raison encore qu'elle ne veut pas qu'on lui vieillisse son Pierre d'un seul jour. Ah! c'est qu'elle veut le garder tout petit, tout bébé. Elle sent bien que, plus il grandira, moins il sera son enfant. Elle sent qu'il lui échappe peu à peu. Hélas! ils ne cherchent qu'à se détacher, ces petits ingrats. La première séparation date de leur naissance. Alors, on a beau être leur mère, on n'a plus qu'un sein et deux bras pour les retenir.


Tout cela fait que Pierre a tout juste vingt-neuf mois.


C'est, d'ailleurs, un bel âge et qui m'inspire, pour ma part, beaucoup de considération; j'ai plusieurs amis de cet âge dont les procédés sont excellents à mon égard. Mais aucun de ces jeunes amis n'a autant d'imagination que Pierre.


Pierre assemble les idées avec une extrême facilité et un peu de caprice.


Il se rappelle certaines idées très anciennes. Il reconnaît des visages absents depuis plus d'un mois. Il découvre, dans les images coloriées qu'on lui donne, mille particularités qui le charment et l'inquiètent. Quand il feuillette le livre illustré qu'il préfère et dont il n'a déchiré que la moitié des pages, ses joues se tachent de rouge, et une lueur trop vive passe dans ses yeux.


Sa mère a peur de ce teint-là et de ces yeux-là; elle craint que trop de travail ne fatigue une tête si petite et molle encore; elle craint la fièvre, elle craint tout. Elle a peur de porter malheur à l'enfant dont elle s'est enorgueillie. Elle en est presque à souhaiter que son petit garçon, dont elle fut si fière, ressemble au petit du boulanger qu'elle voit tous les jours sur le pas de la boutique, avec une face énorme et plate, des yeux bleus sans regard, une bouche perdue sous les joues et un air de santé bête.


Il ne donne pas d'inquiétude, au moins, celui-là! Tandis que Pierre change de couleur à chaque instant; il a ses petites mains brûlantes, et il dort dans son berceau d'un sommeil agité.


Le médecin n'aime guère, non plus, que notre petit ami regarde des images. Il recommande le calme des idées.


Il fit:


«Élevez-le comme un petit chien. Ce n'est pourtant pas difficile!» En quoi il se trompe; c'est, au contraire, très difficile. Le docteur n'a aucune idée de la psychologie d'un petit garçon de vingt-neuf mois. Et puis le docteur est-il sûr que les petits chiens s'élèvent tous dans le calme de la pensée? J'en ai connu un qui, âgé de six semaines environ, rêvait toute la nuit et passait, dans son sommeil, du rire aux larmes avec une rapidité pénible. Il emplissait ma chambre de l'expression des sentiments les plus désordonnés. Est-ce du calme, cela?


Non pas! Aussi le petit animal faisait comme Pierre: il maigrissait. Il vécut pourtant. Pierre a de même en lui les germes d'une généreuse vie. Il n'est atteint dans aucun organe essentiel. Mais on voudrait le voir moins maigre et moins pâle.


Paris convient mal à ce petit Parisien. Ce n'est pas qu'il s'y déplaise. Au contraire, il s'y amuse trop; il y est attiré par trop de formes, de couleurs et de mouvements; il a trop à sentir et à comprendre; il s'y fatigue.


Au mois de juillet, sa mère l'emmena tout pâle et mince dans un petit coin de la Suisse, où l'on ne voyait que des sapins aux flancs de la montagne, de l'herbe et des vaches au creux de la vallée.


Un tel repos sur le sein de la grande et calme nourrice dura trois mois, trois mois pleins de riantes images et pendant lesquels beaucoup de pain bis fut mangé. Et je vis revenir, dans les premiers jours d'octobre, un petit Pierre nouveau, régénéré; un petit Pierre bruni, doré, cuit, presque joufflu, les mains noires, la voix grosse et le rire gros.


«Regardez mon Pierre, il est affreux, disait la maman joyeuse; il a les couleurs d'un bébé à vingt-neuf sous!» Mais elles ne durèrent pas, ces couleurs. Bébé pâlit, redevint nerveux, délicat, avec quelque chose de trop rare et de trop fin. Paris reprenait son influence. Je veux dire le Paris spirituel, qui n'est nulle part et qui est partout, le Paris qui inspire le goût et l'esprit, qui trouble, qui fait qu'on s'ingénie, même quand on est tout petit.


Et voilà Pierre de nouveau blêmissant et rougissant sur des images. vers la fin de décembre, je le trouvai nerveux avec des yeux énormes et de petites mains sèches. Il dormait mal et ne voulait plus manger.


Le médecin disait:


«Il n'a rien; faites-le manger.» Mais le moyen? Sa pauvre mère avait essayé de tout, et rien n'avait réussi. Elle en pleurait, et Pierre ne mangeait pas.


La nuit de Noël apporta à Pierre des polichinelles, des chevaux et des soldats en grand nombre. Et, le lendemain matin, devant la cheminée, la maman en peignoir, les mains pendantes, regardait avec défiance toutes ces figures grimaçantes de jouets.


«Cela va encore l'exciter! se disait-elle. Il y en a trop!» Et doucement, de peur d'éveiller Pierre, elle prit dans ses bras le polichinelle qui lui avait l'air méchant, les soldats qu'elle redoutait, les croyant fort capables d'entraîner plus tard son fils dans les batailles; elle prit le bon cheval rouge lui-même, et elle alla, sur la pointe des pieds, cacher tous ces joujoux dans son armoire.


N'ayant laissé dans la cheminée qu'une boîte de bois blanc, le cadeau d'un pauvre homme, une bergerie de trente-neuf sous, elle alla s'asseoir près du petit lit, et regarda dormir son fils. Elle était femme, et le petit air de fraude qu'avait sa bonne action la faisait sourire. Mais, voyant les paupières bleuies du bébé, elle songea de nouveau:


«C'est horrible qu'on ne puisse pas le faire manger, cet enfant!» À peine habillé, le petit Pierre ouvrit la boîte et vit les moutons, les vaches, les chevaux, les arbres, des arbres frisés. C'était, pour être exact, une ferme plutôt qu'une bergerie.


Il vit le fermier et la fermière. Le fermier portait une faux et la fermière un râteau. Ils allaient au pré faire les foins; mais ils n'avaient pas l'air de marcher. La fermière était vêtue d'un chapeau de paille et d'une robe rouge.


Pierre lui donna des baisers et elle lui barbouilla la joue. Il vit la maison: elle était si petite, et si basse, que la fermière n'aurait pu s'y tenir debout; mais cette maison avait une porte, et c'est à quoi Pierre la reconnut pour une maison.


Comment ces figures peintes se reflétèrent-elles dans les yeux barbares et frais d'un petit enfant? On ne sait, mais ce fut une magie. Il les pressait dans ses petits poings, qui en furent tout poissés; il les dressait sur sa petite table et les nommait par leurs noms avec l'accent de la passion:


Dada! Toutou! Moumou! En soulevant un de ces étranges arbres verts, au tronc lisse et droit et dont le feuillage en copeaux forme un cône, il s'écria: «Un pin!» Ce fut, pour sa mère, une sorte de révélation. Elle n'eût jamais trouvé cela. Et pourtant un arbre vert, en forme de cône, sur un fût droit, c'est certainement un sapin. Mais il fallait que Pierre le lui dit pour qu'elle s'en avisât:


«Ange!» Et elle l'embrassa si fort, que la bergerie en fut aux trois quarts renversée.


Cependant Pierre découvrait aux arbres de la boîte une ressemblance avec des arbres qu'il avait vus là-bas dans la montagne, au bon air.


Il voyait encore d'autres choses que sa maman ne voyait pas. Tous ces petits morceaux de bois enluminés évoquaient en lui des images touchantes. Il revivait par eux dans une nature alpestre; il était une seconde fois dans cette Suisse qui l'avait si grassement nourri. Alors, les idées se liant les unes aux autres, il pensa à manger et dit:


«Je voudrais du lait et du pain.» Il but et mangea. L'appétit se réveilla. Il soupa le soir comme il avait déjeuné le matin. Le lendemain, la faim lui revint en revoyant la bergerie. Ce que c'est que d'avoir de l'imagination! Quinze jours après, c'était un gros petit bonhomme. Sa mère était ravie. Elle disait:


«Regardez donc: quelles joues! un vrai bébé à treize sous! C'est la bergerie de ce pauvre M. X… qui a fait cela.»

III JESSY

Il y avait à Londres, sous le règne d'Elizabeth, un savant nommé Bog, qui était fort célèbre, sous le nom de Bogus, pour un traité des Erreurs humaines, que personne ne connaissait.


Bogus, qui y travaillait depuis vingt-cinq ans, n'en avait encore rien publié; mais son manuscrit, mis au net et rangé sur des tablettes dans l'embrasure d'une fenêtre, ne comprenait pas moins de dix volumes in-folio. Le premier traitait de l'erreur de naître, principe de toutes les autres.


On voyait dans les suivants les erreurs des petits garçons et des petites filles, des adolescents, des hommes mûrs et des vieillards, et celles des personnages des diverses professions, tels que: hommes d'État, marchands, soldats, cuisiniers, publicistes, etc. Les derniers volumes, encore imparfaits, comprenaient les erreurs de la république, qui résultent de toutes les erreurs individuelles et professionnelles. Et tel était l'enchaînement des idées, dans ce bel ouvrage, qu'on ne pouvait retrancher une page sans détruire tout le reste. Les démonstrations sortaient les unes des autres, et il résultait certainement de la dernière que le mal est l'essence de la vie et que, si la vie est une quantité, on peut affirmer avec une précision mathématique qu'il y a autant de mal que de vie sur la terre.


Bogus n'avait pas fait l'erreur de se marier. Il vivait dans sa maisonnette seul avec une vieille gouvernante nommée Kat, c'est-à-dire Catherine, et qu'il appelait Clausentina, parce qu'elle était de Southampton.


La sœur du philosophe, d'un esprit moins transcendant que celui de son frère, avait, d'erreur en erreur, aimé un marchand de draps de la Cité, épousé ce marchand et mis au monde une petite fille nommée Jessy.


Sa dernière erreur avait été de mourir après dix ans de ménage, et de causer ainsi la mort du marchand de draps, qui ne put lui survivre. Bogus recueillit chez lui l'orpheline, par pitié, et aussi dans l'espoir qu'elle lui fournirait un bon exemplaire des erreurs enfantines.


Elle avait alors six ans. Pendant les huit premiers jours qu'elle fut chez le docteur, elle pleura et ne dit rien. Le matin du neuvième, elle dit à Bog:


«J'ai vu maman; elle était toute blanche; elle avait des fleurs dans un pli de sa robe; elle les a répandues sur mon lit, mais je ne les ai pas retrouvées ce matin. Donne-les moi, dis, les fleurs de maman.» Bog nota cette erreur, mais il reconnut, dans le commentaire qu'il en fit, que c'était une erreur innocente et en quelque sorte gracieuse.


À quelque temps de là, Jessy dit à Bog:


«Oncle Bog, tu es vieux, tu es laid; mais je t'aime bien et il faut bien m'aimer.» Bog prit sa plume; mais, reconnaissant, après quelque contention d'esprit, qu'il n'avait plus l'air très jeune et qu'il n'avait jamais été très beau, il ne nota pas la parole de l'enfant. Seulement il dit:


«Pourquoi faut-il t'aimer, Jessy?


– Parce que je suis petite.» «Est-il vrai, se demanda Bog, est-il vrai qu'il faille aimer les petits? il se pourrait; car, dans le fait, ils ont grand besoin qu'on les aime. Par là s'excuserait la commune erreur des mères qui donnent à leurs petits enfants leur lait et leur amour. C'est un chapitre de mon traité qu'il va falloir reprendre.» Le matin de sa fête, le docteur, en entrant dans la salle où étaient ses livres et ses papiers et qu'il nommait sa librairie, sentit une bonne odeur et vit un pot d'œillets sur le rebord de sa fenêtre.


C'étaient trois fleurs, mais trois fleurs écarlates que la lumière caressait joyeusement. Et tout riait dans la docte salle: le vieux fauteuil de tapisserie, la table de noyer; les dos antiques des bouquins riaient dans leur veau fauve, dans leur parchemin et dans leur peau de truie. Bogus, desséché comme eux, se mit comme eux à sourire. Jessy lui dit en l'embrassant:


«Vois, oncle Bog, vois: ici, c'est le ciel (et elle montrait, à travers les vitres lamées de plomb, le bleu léger de l'air); puis, plus bas, c'est la terre, la terre fleurie (et elle montrait le pot d'œillets); puis, au-dessous, les gros livres noirs, c'est l'enfer.» Ces gros livres noirs étaient précisément les dix tomes du traité des Erreurs humaines, rangés sous la fenêtre, dans l'embrasure. Cette erreur de Jessy rappela au docteur son œuvre, qu'il négligeait depuis quelque temps pour se promener dans les rues et dans les parcs avec sa nièce.


L'enfant découvrait mille choses aimables et les faisait découvrir en même temps à Bogus, qui n'avait guère de sa vie mis le nez dehors. Il rouvrit ses manuscrits, mais il ne se reconnut plus dans son ouvrage, où il n'y avait ni fleurs ni Jessy.


Par bonheur, la philosophie lui vint en aide en lui suggérant cette idée transcendante que Jessy n'était bonne à rien. Il s'attacha d'autant plus solidement à cette vérité, qu'elle était nécessaire à l'économie de son œuvre.


Un jour qu'il méditait sur ce sujet, il trouva Jessy qui, dans la librairie, enfilait une aiguille devant la fenêtre où étaient les œillets. Il lui demanda ce qu'elle voulait coudre.


Jessy lui répondit:


«Tu ne sais donc pas, oncle Bog, que les hirondelles sont parties?» Bogus n'en savait rien, la chose n'étant ni dans Pline ni dans Avicenne. Jessy continua:


«C'est Kat qui m'a dit hier…


– Kat? s'écria Bogus, cette enfant veut parler de la respectable Clausentina!


– Kat m'a dit hier: "Les hirondelles sont parties cette année plus tôt que de coutume; cela nous présage un hiver précoce et rigoureux." voilà ce que m'a dit Kat. Et puis j'ai vu maman en robe blanche, avec une clarté dans les cheveux; seulement elle n'avait pas de fleurs comme l'autre fois. Elle m'a dit: "Jessy, il faudra tirer du coffre la houppelande fourrée de l'oncle Bog et la réparer si elle est en mauvais état." Je me suis éveillée et, sitôt levée, j'ai tiré la houppelande du coffre; et, comme elle a craqué en plusieurs endroits, je vais la recoudre.»


L'hiver vint et fut tel que l'avaient prédit les hirondelles.


Bogus, dans sa houppelande, les pieds au feu, cherchait à raccommoder certains chapitres de son traité. Mais, à chaque fois qu'il parvenait à concilier ses nouvelles expériences avec la théorie du mal universel, Jessy brouillait ses idées en lui apportant un pot de bonne ale, ou seulement en montrant ses yeux et son sourire.


Quand revint l'été, ils firent, l'oncle et la nièce, des promenades dans les champs. Jessy en rapportait des herbes qu'il lui nommait et qu'elle classait, le soir, selon leurs propriétés. Elle montrait, dans ces promenades, un esprit juste et une âme charmante. Or, un soir, comme elle étalait sur la table les herbes cueillies dans le jour, elle dit à Bogus:


«Maintenant, oncle Bog, je connais par leur nom toutes les plantes que tu m'as montrées. voici celles qui guérissent et celles qui consolent. Je veux les garder, pour les reconnaître toujours et les faire connaître à d'autres. Il me faudrait un gros livre pour les sécher dedans.


– Prends celui-ci», dit Bog.


Et il lui montra le tome premier du traité des Erreurs humaines.


Quand le volume eut une plante à chaque feuillet, on prit le suivant, et, en trois étés, le chef-d'œuvre du docteur fut complètement changé en herbier.

LA BIBLIOTHÈQUE DE SUZANNE

I À MADAME D ***

Paris, le 15 décembre 188…


Voici venir le premier jour de l'an. Ce jour étant celui des dons et des souhaits, les enfants en ont la meilleure part.


Et c'est bien naturel. Ils ont grand besoin qu'on les aime.


Et puis ils ont cela de charmant, qu'ils sont pauvres. Ceux même d'entre eux qui sont nés dans le luxe n'ont rien que ce qu'on leur donne. Enfin, ils ne rendent pas; c'est pourquoi il y a plaisir à leur faire des présents.


Rien n'est plus intéressant que de choisir les joujoux et les livres qui leur conviennent. J'écrirai quelque jour un essai philosophique sur les jouets. C'est un sujet qui me tente, mais que je n'ose aborder sans une longue et sérieuse préparation.


Aujourd'hui, je m'en tiendrai aux livres destinés à récréer l'enfance, et, puisque vous avez bien voulu m'y inviter, je vous soumettrai, madame, quelques réflexions à ce sujet.


Une question se pose tout d'abord. Faut-il donner de préférence aux enfants des livres écrits spécialement pour eux?


Pour répondre à cette question, l'expérience suffit. Il est remarquable que les enfants montrent, la plupart du temps, une extrême répugnance à lire les livres qui sont faits pour eux. Cette répugnance ne s'explique que trop bien. Ils sentent, dès les premières pages, que l'auteur s'est efforcé d'entrer dans leur sphère au lieu de les transporter dans la sienne, qu'ils ne trouveront pas, par conséquent, sous sa conduite, cette nouveauté, cet inconnu dont l'âme humaine a soif à tout âge. Ils sont déjà possédés, ces petits, de la curiosité qui fait les savants et les poètes. Ils veulent qu'on leur révèle l'univers, le mystique univers. L'auteur qui les replie sur eux-mêmes et les retient dans la contemplation de leur propre enfantillage les ennuie cruellement.


C'est pourtant à cela qu'on s'applique, par malheur, quand on travaille, comme on dit, pour le jeune âge. On veut se rendre semblable aux petits. On devient enfant, sans l'innocence et la grâce. Je me rappelle un Collège incendié qu'on me donna avec les meilleures intentions du monde. J'avais sept ans et je compris que c'était une niaiserie. Un autre Collège incendié m'eût dégoûté des livres, et j'adorais les livres.


«Il faut bien pourtant, me direz-vous, se mettre à la portée des jeunes intelligences.» Sans doute, mais on y réussit mal par le moyen ordinairement employé, qui consiste à affecter la niaiserie, à prendre un ton béat, à dire sans grâce des choses sans force, enfin à se priver de tout ce qui, dans une intelligence adulte, charme ou persuade.


Pour être compris de l'enfance, rien ne vaut un beau génie. Les œuvres qui plaisent le mieux aux petits garçons et aux petites filles sont les œuvres magnanimes, pleines de grandes créations, dans lesquelles la belle ordonnance des parties forme un ensemble lumineux, et qui sont écrites dans un style fort et plein de sens.


J'ai plusieurs fois fait lire à de très jeunes enfants quelques chants de l'Odyssée, dans une bonne traduction. Ces enfants étaient ravis. Le Don Quichotte est, moyennant de larges coupures, la lecture la plus agréable où puisse se plonger une âme de douze ans. Pour moi, dès que j'ai su lire, j'ai lu le généreux livre de Cervantes, et je l'ai tant aimé et si bien senti, que c'est à cette lecture que je dois une forte part de la gaieté que j'ai encore aujourd'hui dans l'esprit.


Robinson Crusoé lui-même, qui est, depuis un siècle, le classique de l'enfance, fut écrit en son temps pour de graves hommes, pour des marchands de la Cité de Londres et pour des marins de Sa Majesté. L'auteur y mit tout son art, toute sa rectitude d'esprit, son vaste savoir, son expérience. Et cela se trouva n'être que le nécessaire pour amuser des écoliers.


Les chefs-d'œuvre que je cite là contiennent un drame et des personnages. Le plus beau livre du monde n'a pas de sens pour un enfant, si les idées y sont exprimées d'une façon abstraite. La faculté d'abstraire et de comprendre l'abstraction se développe tard et très inégalement chez les hommes. Mon professeur de sixième, qui, sans lui en faire un reproche, n'était ni un Rollin ni un Lhomond, nous disait de lire pendant les vacances, pour nous délasser, le Petit Carême de Massillon. Mon professeur de sixième nous disait cela pour nous faire croire qu'il se délassait lui-même à cette lecture et nous étonner ainsi. Un enfant que le Petit Carême intéresserait serait un monstre. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a pas d'âge pour se plaire à de tels ouvrages.


Quand vous écrivez pour les enfants, ne vous faites point une manière particulière. Pensez très bien, écrivez très bien. Que tout vive, que tout soit grand, large, puissant dans votre récit. C'est là l'unique secret pour plaire à vos lecteurs.


Cela dit, j'aurais tout dit, si, depuis vingt ans, nous n'avions en France et, je crois bien, dans le monde entier, l'idée qu'il ne faut donner aux enfants que des livres de science, de peur de leur gâter l'esprit par de la poésie.


Cette idée est si profondément enracinée dans l'esprit public qu'aujourd'hui, quand on réimprime Perrault, c'est seulement pour les artistes et les bibliophiles. Voyez, par exemple, les éditions qu'en ont données Perrin et Lemerre.


Elles vont dans les bibliothèques des amateurs et se relient en maroquin plein avec des dorures au petit fer.


Par contre, les catalogues illustrés des livres d'étrennes enfantines présentent aux yeux, pour les séduire, des crabes, des araignées, des nids de chenille, des appareils à gaz. C'est à décourager d'être enfant. À chaque fin d'année, les traités de vulgarisation scientifique, innombrables comme les lames de l'Océan, inondent et submergent nous et nos familles. Nous en sommes aveuglés, noyés. Plus de belles formes, plus de nobles pensées, plus d'art, plus de goût, rien d'humain. Seulement des réactions chimiques et des états physiologiques.


On m'a montré hier l'Alphabet des Merveilles de l'Industrie!


Dans dix ans, nous serons tous électriciens.


M. Louis Figuier, qui pourtant est un homme de bien, sort de sa placidité ordinaire à la seule pensée que les petits garçons et les petites filles de France peuvent connaître encore Peau-d'Âne. Il a composé une préface tout exprès pour dire aux parents de retirer à leurs enfants les Contes de Perrault et de les remplacer par les ouvrages du docteur Ludovicus Ficus son ami. «Fermez-moi ce livre, mademoiselle Jeanne, laissez là, s'il vous plaît, "l'oiseau bleu, couleur du temps" que vous trouvez si aimable et qui vous fait pleurer, et étudiez vite l'éthérisation. Il serait beau qu'à sept ans vous n'eussiez pas encore une opinion faite sur la puissance anesthésique du protoxyde d'azote!» M. Louis Figuier a découvert que les fées sont des êtres imaginaires. C'est pourquoi il ne peut souffrir qu'on parle d'elles aux enfants. Il leur parle du guano, qui n'a rien d'imaginaire. – Eh bien, docteur, les fées existent précisément parce qu'elles sont imaginaires. Elles existent dans les imaginations naïves et fraîches, naturellement ouvertes à la poésie toujours jeune des traditions populaires.


Le moindre petit livre qui inspire une idée poétique, qui suggère un beau sentiment, qui remue l'âme enfin, vaut infiniment mieux, pour l'enfance et pour la jeunesse, que tous vos bouquins bourrés de notions mécaniques.


Il faut des contes aux petits et aux grands enfants, de beaux contes en vers ou en prose, des écrits qui nous donnent à rire ou à pleurer, et qui nous mettent dans l'enchantement.


Je reçois aujourd'hui même, avec bien du plaisir, un livre qui s'appelle Le Monde enchanté, et qui contient une douzaine de contes de fées.


L'aimable et savant homme qui les a réunis, M. de Lescure, montre, dans sa préface, à quel besoin éternel de l'âme répond la féerie.


«Le besoin, dit-il, d'oublier la terre, la réalité, leurs déceptions, leurs affronts, si durs aux âmes fières, leurs chocs brutaux, si douloureux aux sensibilités délicates, est un besoin universel. Le rêve, plus que le rire, distingue l'homme des animaux et établit sa supériorité.»


Eh bien, ce besoin de rêver, l'enfant l'éprouve. Il sent son imagination qui travaille, et c'est pour cela qu'il veut des contes.


Les conteurs refont le monde à leur manière et ils donnent aux faibles, aux simples, aux petits, l'occasion de le refaire à la leur. Aussi ont-ils l'influence la plus sympathique. Ils aident à imaginer, à sentir, à aimer.


Et ne craignez point qu'ils trompent l'enfant en peuplant son esprit de nains ou de fées. L'enfant sait bien que la vie n'a point de ces apparitions charmantes. C'est votre science amusante qui le trompe; c'est elle qui sème des erreurs difficiles à corriger. Les petits garçons qui n'ont point de défiance se figurent, sur la foi de M. Verne, qu'on va en obus dans la lune et qu'un organisme peut se soustraire sans dommage aux lois de la pesanteur.


Ces caricatures de la noble science des espaces célestes, de l'antique et vénérable astronomie sont sans vérité comme sans beauté.


Quel profit tirent les enfants d'une science sans méthode, d'une littérature faussement pratique qui ne parle ni à l'intelligence ni au sentiment?


Il faudrait en revenir aux belles légendes à poésie des poètes et des peuples, à tout ce qui donne le frisson du beau.


Hélas! notre société est pleine de pharmaciens qui craignent l'imagination. Et ils ont bien tort. C'est elle, avec ses mensonges, qui sème toute beauté et toute vertu dans le monde. On n'est grand que par elle. O mères! n'ayez pas peur qu'elle perde vos enfants: elle les gardera, au contraire, des fautes vulgaires et des erreurs faciles.

II DIALOGUE SUR LES CONTES DE FÉES LAURE, OCTAVE, RAYMOND

Laure


La bande de pourpre qui barrait le couchant a pâli et l'horizon s'est teint d'une lueur orangée, au-dessus de laquelle le ciel est d'un vert très pâle, voici la première étoile; elle est toute blanche et elle tremble… Mais j'en découvre une autre et une autre encore, et tout à l'heure on ne pourra plus les compter. Les arbres du parc sont noirs et semblent agrandis. Ce petit chemin, qui descend là-bas entre des haies d'épines et dont je connais tous les cailloux, me paraît, à l'heure qu'il est, profond, aventureux et mystérieux, et je m'imagine, malgré moi, qu'il mène dans des contrées semblables à celles qu'on voit dans les rêves. La belle nuit! et comme il est bon de respirer! Je vous écoute, mon cousin; parlez-nous des contes de fées, puisque vous avez tant de choses curieuses à nous en dire. Mais, de grâce, ne me les gâtez pas. Je vous préviens que je les adore. C'est à ce point que j'en veux un petit peu à ma fille, qui me demande si les ogres et les fées, «c'est vrai».


Raymond


C'est un enfant du siècle. Le doute lui pousse avant les dents de sagesse. Je ne suis pas de l'école de cette philosophe en jupe courte, et je crois aux fées. Les fées existent, cousine, puisque les hommes les ont faites. Tout ce qu on imagine est réel: il n'y a même que cela qui soit réel. Si un vieux moine venait me dire: «J'ai vu le Diable; il a une queue et des cornes», je répondrais à ce vieux moine:


«Mon père, en admettant que, par hasard, le Diable n'existât pas, vous l'avez créé; maintenant, à coup sûr, il existe.


Gardez-vous-en!» Cousine, croyez aux fées, aux ogres et au reste.


Laure


Parlons des fées, et laissons le reste. vous nous disiez tantôt que des savants s'occupent de nos contes bleus. Je vous le répète, j'ai une peur affreuse qu'ils ne me les gâtent.


Tirer le petit Chaperon rouge de la «nursery» pour le mener à l'Institut! Imagine-t-on cela!


Octave


Je croyais les savants d'aujourd'hui plus dédaigneux; mais je vois que vous êtes bons princes et que vous ne méprisez pas des récits parfaitement absurdes et d'une extrême puérilité.


Laure


Les contes de fées sont absurdes et puérils, cela est sûr.


Mais j'ai bien de la peine à en convenir, tant je les trouve jolis.


Raymond


Convenez-en, cousine, convenez-en sans crainte. L'Iliade est enfantine aussi, et c'est le plus beau poème qu'on puisse lire. La poésie la plus pure est celle des peuples enfants. Les peuples sont comme le rossignol de la chanson: ils chantent bien tant qu'ils ont le cœur gai. En vieillissant, ils deviennent graves, savants, soucieux, et leurs meilleurs poètes ne sont plus que des rhéteurs magnifiques. Certes, La Belle au bois dormant est chose puérile.


C'est ce qui la fait ressembler à un chant de l'Odyssée. Cette belle simplicité, cette divine ignorance du premier âge qu'on ne retrouve pas dans les ouvrages littéraires des époques classiques, est conservée en fleur avec son parfum dans les contes et les chansons populaires. Ajoutons bien vite, comme Octave, que ces contes sont absurdes. S'ils n'étaient pas absurdes, ils ne seraient pas charmants.


Dites-vous bien que les choses absurdes sont les seules agréables, les seules belles, les seules qui donnent de la grâce à la vie et qui nous empêchent de mourir d'ennui. Un poème, une statue, un tableau raisonnables feraient bâiller tous les hommes, même les hommes raisonnables. Tenez, cousine, ces volants à votre jupe, ces plissés, ces bouillons, ces nœuds, tout ce jeu d'étoffes est absurde, et c'est délicieux. Je vous en fais mon compliment.


Laure


Ne parlez point chiffons; vous n'y entendez rien. Je vous accorde qu'il ne faut pas être trop uniment raisonnable en art. Mais dans la vie…


Raymond


Il n'y a de beau dans la vie que les passions, et les passions sont absurdes. La plus belle de toutes est la plus déraisonnable de toutes: c'est l'amour. Il y a une passion moins absurde que les autres, c'est l'avarice; aussi est-elle effroyablement laide. «Les fous seuls m'amusent», disait Dickens. Malheur à qui ne ressemble pas quelquefois à don Quichotte et ne prit jamais des moulins à vent pour des géants! Ce magnanime don Quichotte était son propre enchanteur. Il égalait la nature à son âme.


Ce n'est être point dupe, cela! Les dupes sont ceux qui ne voient devant eux rien de beau ni de grand.


Octave


Il me semble, Raymond, que cette absurdité, que vous admirez si fort, a sa source dans l'imagination et que ce que vous venez de nous dire sous une forme brillante et paradoxale peut se traduire tout uniment ainsi: l'imagination fait d'un homme ému un artiste, et d'un brave homme un héros.


Raymond


Vous exprimez assez exactement une des faces de ma pensée; mais je voudrais bien savoir ce que vous entendez par le mot imagination et si, dans votre esprit, c'est la faculté de se représenter des choses qui sont ou des choses qui ne sont pas.


Octave


Je suis un homme qui ne sait que planter des choux, et je parle de l'imagination comme un aveugle des couleurs.


Mais je crois qu'elle n'est digne de son nom que quand elle donne l'être à des formes ou à des âmes nouvelles, en un mot, quand elle crée.


Raymond


L'imagination, telle que vous la définissez, n'est point une faculté humaine. L'homme est absolument incapable d'imaginer ce qu'il n'a ni vu, ni entendu, ni senti, ni goûté.


Je ne me mets pas à la mode et m'en tiens à mon vieux Condillac. Toutes les idées nous viennent par les sens, et l'imagination consiste, non pas à créer, mais à assembler des idées.


Laure


Osez-vous parler ainsi? Je puis, quand je veux, voir des anges.


Raymond


vous voyez des enfants avec des ailes d'oie. Les Grecs voyaient des centaures, des sirènes, des harpies, parce qu'ils avaient vu précédemment des hommes, des chevaux, des femmes, des poissons et des oiseaux. Swedenborg, qui a de l'imagination, décrit les habitants des planètes, ceux de Mars, ceux de Vénus, ceux de Saturne. Eh bien, il ne leur donne pas une seule qualité qui ne se trouve sur la terre; mais il assemble ces qualités de la manière la plus extravagante; il délire constamment. Voyez, au contraire, ce que fait une belle imagination naïve: Homère, ou, pour mieux dire, le rhapsode inconnu, fait émerger de la blanche mer une jeune femme, «comme une nuée». Elle parle, elle se lamente avec une sérénité céleste! «Hélas! enfant, dit-elle, pourquoi t'ai-je nourri?… Je t'enfantai dans ma maison pour une mauvaise destinée. Mais j'irai sur l'Olympe neigeux… J'irai dans la maison d'airain de Zeus, j'embrasserai ses genoux, et je crois qu'il sera gagné.» Elle parle, c'est Thétis, elle est déesse. La nature a donné la femme, la mer et la nuée; le poète les a associées.


Toute poésie, toute féerie est dans ces associations heureuses.


Voyez comme à travers la sombre ramure un rayon de lune glisse sur l'écorce argentée des bouleaux. Le rayon tremble, ce n'est pas un rayon, c'est la robe blanche d'une fée. Les enfants qui l'apercevront vont s'enfuir, saisis d'un effroi délicieux.


Ainsi naquirent les fées et les dieux. Il n'y a pas, dans le monde surnaturel, un atome qui n'existe dans le monde naturel.


Laure


Comme vous mêlez les déesses d'Homère et les fées de Perrault!


Raymond


Elles ont, les unes et les autres, la même origine et la même nature. Ces rois, ces princes charmants, ces princesses belles comme le jour, ces ogres qui amusent et effrayent les petits enfants, furent des dieux et des déesses autrefois et remplirent d'épouvante ou d'allégresse l'enfance de l'humanité. Le Petit Poucet, Peau-d'Âne et Barbe-Bleue sont d'antiques et vénérables récits qui viennent de loin, de très loin.


Laure


D'où?


Raymond


Eh! le sais-je? On a voulu, on veut encore nous prouver qu'ils sont originaires de la Bactriane; on veut qu'ils aient été inventés sous les térébinthes de cette âpre contrée, par les aïeux nomades des Hellènes, des Latins, des Celtes et des Germains. Cette théorie a été élevée et soutenue par des savants très graves qui, s'ils se trompent, du moins ne se trompent point à la légère. Et il faut une bonne tête pour édifier scientifiquement des billevesées. Un polyglotte peut seul divaguer en vingt langues. Les savants dont je vous parle ne divaguent jamais. Mais certains faits, relatifs aux contes, fables et légendes qu'ils tiennent pour indo-européens, leur causent un embarras inextricable.


Quand ils ont bien sué pour vous prouver que Peau-d'Âne vient de la Bactriane et que le roman du Renard est propre à la race japhétique, des voyageurs retrouvent le roman du Renard chez les Zoulous et Peau-d'Âne chez les Papous.


Leur théorie en souffre cruellement. Mais les théories ne sont créées et mises au monde que pour souffrir des faits qu'on y met, être disloquées dans tous leurs membres, enfler et finalement crever comme des ballons. Toutefois, ceci est assez probable que les contes de fées, et notamment ceux de Perrault, procèdent des plus antiques traditions de l'humanité!


Octave


Je vous arrête, Raymond. Bien que peu au fait de la science contemporaine, et plus occupé d'agriculture que d'érudition, j'ai lu dans un petit livre fort bien écrit que les ogres n'étaient autres que ces Hongres ou Hongrois qui ravagèrent l'Europe au Moyen Age, et que la légende de Barbe-Bleue s'était formée d'après l'histoire trop vraie de ce monstrueux maréchal de Raiz qui fut pendu sous Charles VII.


Raymond


Nous avons changé tout cela, mon cher Octave, et votre petit livre, qui a pour auteur le baron Walckenaer, est bon à faire des comtes. Les Hongrois s'abattirent, en effet, comme des sauterelles sur l'Europe à la fin du XIe siècle.


C'étaient d'épouvantables barbares; mais la forme de leur nom dans les langues romanes s'oppose à la dérivation proposée par le baron Walckenaer. Dieu donne au mot ogre une plus ancienne origine; il le fait sortir du latin orcus, qui, selon Alfred Maury, est d'origine étrusque.


Orcus est l'enfer, le dieu dévorant, qui se repaît de chair et préfère celle des enfants au berceau. Quant à Gilles de Raiz, il fut, en effet, pendu à Nantes en 1440. Mais ce n'est pas pour avoir égorgé sept femmes; son histoire trop véridique ne ressemble en rien au conte, et c'est faire tort à Barbe-Bleue que de le confondre avec cet abominable maréchal. Barbe-Bleue n'est pas aussi noir qu'on le fait.


Laure


Pas aussi noir?


Raymond


Il n'est pas noir du tout, puisque c'est le soleil.


Laure


Le soleil qui tue ses femmes et qui est tué par un dragon et par un mousquetaire! Cela est ridicule! Je ne connais ni votre Gilles de Raiz ni vos Hongrois; mais il me semble beaucoup plus raisonnable de croire, avec mon mari, qu'un fait historique…


Raymond


Hé! cousine, il vous semble raisonnable de vous tromper. L'humanité tout entière est comme vous. Si l'erreur paraissait absurde à tout le monde, personne ne se tromperait. C'est le sens commun qui donne lieu à tous les faux jugements. Le sens commun nous enseigne que la terre est fixe, que le soleil tourne autour et que les hommes qui vivent aux antipodes marchent la tête en bas. Défiez-vous du bon sens, cousine. C'est en son nom qu'on a commis toutes les bêtises et tous les crimes. Fuyons-le, et revenons à Barbe-Bleue, qui est le soleil. Les sept femmes qu'il tue, sont sept aurores. En effet, chaque jour de la semaine, le soleil, en se levant, met fin à une aurore. L'astre chanté dans les hymnes védiques a pris dans le conte gaulois, je l'avoue, la physionomie passablement féroce d'un tyranneau féodal; mais il a gardé un attribut qui témoigne de son antique origine et qui fait reconnaître en ce méchant hobereau un ancien dieu solaire. Cette barbe à laquelle il doit son nom, cette barbe couleur du temps, l'identifie à l'Indra védique, le dieu du firmament, le dieu radieux, pluvieux, tonnant dont la barbe est d'azur.


Laure


Cousin, dites-moi, de grâce, si les deux cavaliers, dont l'un était dragon et l'autre mousquetaire, sont aussi des dieux de l'Inde.


Raymond


Avez-vous entendu parler des Açwins et des Dioscures?


Laure


Jamais.


Raymond


Les Açwins chez les Indous et les Dioscures chez les Hellènes figuraient les deux crépuscules. C'est ainsi que, dans le mythe grec, les Dioscures Castor et Pollux délivrent Hélène, la lumière matinale, que Thésée, le soleil, tient prisonnière. Le dragon et le mousquetaire du conte n'en font ni plus ni moins en délivrant Mme Barbe-Bleue, leur sœur.


Octave


Je ne nie pas que ces interprétations ne soient ingénieuses; mais je les crois dénuées de tout fondement. Vous m'avez renvoyé tantôt à mes avoines avec mes Hongrois.


Je vous dirai à mon tour que votre système n'est pas neuf et que feu mon grand-père, grand liseur de Dupuis, de Volney et de Dulaure, voyait le zodiaque à l'origine de tous les cultes. Le brave homme me disait, au grand scandale de ma pauvre mère, que Jésus-Christ était le soleil, et ses douze apôtres les douze mois de l'année. Mais savez-vous, monsieur le savant, comment un homme d'esprit confondit Dupuis, Volney, Dulaure et mon grand-père? Il appliqua leur théorie à l'histoire de Napoléon Ier et démontra, par ce moyen, que Napoléon n'avait pas existé, que son histoire était un mythe. Ce héros qui naît dans une île, triomphe dans des contrées orientales et méridionales, perd sa puissance l'hiver dans le Nord et disparaît dans l'Océan, c'est, disait l'auteur dont j'ai oublié le nom, c'est évidemment le soleil. Ses douze maréchaux sont les douze signes du zodiaque, et ses quatre frères, les quatre saisons.


Je crains bien, Raymond, que vous ne procédiez, à l'égard de Barbe-Bleue, comme cet homme d'esprit à l'égard de Napoléon Ier.


Raymond


L'auteur dont vous parlez avait de l'esprit, comme vous le dites, et du savoir; il se nommait Jean-Baptiste Pérès. Il est mort bibliothécaire, à Agen, en 1840. Son curieux petit livre: Comme quoi Napoléon n'a jamais existé, fut imprimé, si je ne me trompe, en 1817.


C'est, en effet, une critique très ingénieuse du système de Dupuis. Mais la théorie, dont je vous ai fait une application isolée, et par conséquent sans force, est établie sur la grammaire et la mythologie comparées. Les frères Grimm ont recueilli, comme vous savez, les contes populaires de l'Allemagne. Leur exemple a été suivi dans presque tous les pays, et nous possédons aujourd'hui des collections de contes scandinaves, danois, flamands, russes, anglais, italiens, zoulous, etc. En lisant ces contes, d'origines si diverses, on remarque avec surprise qu'ils procèdent tous ou presque tous d'un petit nombre de types. Tel conte scandinave semble calqué sur tel conte français, qui lui-même reproduit les traits principaux d'un conte italien.


Or, il n'est pas admissible que ces ressemblances soient l'effet d'échanges successifs entre les différents peuples.


On a donc supposé, comme je vous le disais tout à l'heure, que les familles humaines possédaient ces récits avant leur séparation et qu'elles les imaginèrent pendant leur repos immémorial dans leur commun berceau. Mais, comme on n'a entendu parler ni d'une contrée ni d'un âge où les Zoulous, les Papous et les Indous paissaient leurs bœufs ensemble, il faut penser que les combinaisons de l'esprit humain, à son enfance, sont partout les mêmes, que les mêmes spectacles ont produit les mêmes impressions dans toutes les têtes primitives, et que les hommes, également sujets à la faim, à l'amour et à la peur, ayant tous le ciel sur leur tête et la terre sous leurs pieds, ont tous, pour se rendre compte de la nature et de la destinée, imaginé les mêmes petits drames.


Les contes de nourrice n'étaient pas moins, à leur origine, qu'une représentation de la vie et des choses, propre à satisfaire des êtres très naïfs. Cette représentation se fit probablement d'une manière peu différente dans le cerveau des hommes blancs, dans celui des hommes jaunes et dans celui des hommes noirs.


Cela dit, je crois qu'il sera sage de nous en tenir à la tradition indo-européenne et de remonter à nos aïeux de la Bactriane, sans plus nous inquiéter des autres familles humaines.


Octave


Je vous suis avec plaisir. Mais ne croyez-vous pas qu'un sujet si obscur puisse être livré sans dangers aux hasards de la conversation?


Raymond


À vous dire vrai, je crois que les hasards d'une causerie familière sont moins dangereux pour mon sujet que les développements logiques d'une étude écrite. N'abusez pas contre moi de cet aveu, que je rétracterai, je vous en préviens, dès que vous ferez mine de vous en prévaloir à mes dépens. Désormais, je ne procéderai plus que par affirmations. Je me donnerai le plaisir d'être certain de ce que je dirai. Tenez-vous pour averti. J'ajoute que si je me contredis, ce qui arrivera très probablement, je confondrai dans un même amour les deux fils ennemis de ma pensée, afin d'être sûr de ne point faire tort à celui des deux qui est le bon. Enfin, je serai âpre, tranchant, et, s'il se peut, fanatique.


Laure


Nous verrons si cet air-là va à votre visage. Mais qui vous force à le prendre?


Raymond


L'expérience. Elle me démontre que le scepticisme le plus étendu cesse là où commence soit la parole, soit l'action. Dès qu'on parle, on affirme. Il faut en prendre son parti. Je m'y résigne. Je vous épargnerai de la sorte les «peut-être», les «si j'ose dire», les «en quelque sorte», et autres mantilles du langage, dont un Renan peut seul se parer avec grâce.


Octave


Soyez âpre, tranchant. Mais, de grâce, mettez un peu d'ordre dans votre exposition. Et qu'on sache quelle est votre thèse, maintenant que vous en avez une.


Raymond


Tous ceux qui savent conduire leur esprit dans les recherches d'érudition générale ont reconnu, dans les contes de fées, des mythes antiques et d'antiques adages.


Max Muller a dit (je crois pouvoir citer exactement ses paroles): «Les contes sont le patois moderne de la mythologie, et, s'ils doivent devenir le sujet d'une étude scientifique, le premier travail à entreprendre est de faire remonter chaque conte moderne à une légende plus ancienne, et chaque légende à un mythe primitif.»


Laure


Eh bien, ce travail, l'avez-vous fait, cousin?


Raymond


Si je l'avais fait, ce travail formidable, il ne me resterait pas un cheveu sur la tête, et je n'aurais plus le plaisir de vous voir qu'à travers quatre paires de besicles, sous le reflet protecteur d'une visière verte. Ce travail n'a pas été fait; mais des matériaux suffisants ont été réunis pour permettre aux savants de se convaincre que les contes de fées ne sont pas des imaginations en l'air, et qu'au contraire, «dans bien des cas, ils tiennent, comme dit Max Muller, par toutes leurs racines, aux germes mêmes de l'ancien langage et de l'ancienne pensée». Les vieux dieux décrépits, tombés en enfance, et mis hors des affaires humaines, servent encore à amuser les petits garçons et les petites filles. C'est l'emploi des grands-pères. En est-il un seul qui convienne mieux à la vieillesse de ces anciens seigneurs de la terre et du ciel? Les contes de fées sont de beaux poèmes religieux oubliés par les hommes et retenus par les pieuses aïeules à la longue mémoire. Ces poèmes sont devenus puérils et sont restés charmants sur les lèvres molles de la vieille filandière qui les contait aux petits de ses fils, accroupis autour d'elle devant l'âtre.


Les tribus des hommes blancs se sont séparées; les unes sont allées sous un ciel transparent, le long des blancs promontoires que baigne une mer bleue qui chante; les autres se sont plongées dans les brumes mélancoliques qui, sur les rivages des mers du Nord, mêlent la terre au ciel et ne laissent deviner que des formes incertaines et monstrueuses. D'autres ont campé dans les steppes monotones où paissaient leurs maigres chevaux; d'autres ont couché sur la neige durcie, ayant sur la tête un firmament de fer et de diamants. Il en est qui sont allées cueillir la fleur d'or sur une terre de granit. Et les fils de l'Inde ont bu à tous les fleuves de l'Europe. Mais, partout, dans la cabane, ou sous la tente, ou devant le feu de broussailles allumé dans la plaine, l'enfant d'autrefois, devenue aïeule à son tour, répétait aux petits les contes qu'elle avait entendus dans son enfance. C'étaient les mêmes personnages et la même aventure; seulement la conteuse donnait, sans le savoir, à son récit les teintes de l'air qu'elle avait si longtemps respiré et de la terre qui l'avait nourrie et qui allait bientôt la recevoir. La tribu reprenait sa marche à travers les fatigues et les périls, laissant derrière elle, du côté de l'Orient, l'aïeule couchée au milieu des morts jeunes ou vieux. Mais les contes sortis de ses lèvres, maintenant glacées, s'envolaient comme les papillons de Psyché, et ces frêles immortels, se posant de nouveau sur la bouche des vieilles filandières, étincelaient aux yeux agrandis des nouveaux nourrissons de l'antique race. Et qui donc apprit Peau-d'Âne aux fillettes et aux garçonnets de France, «de douce France», comme dit la chanson? C'est «Ma Mère l'Oie», répondent les savants de village, Ma Mère l'Oie, qui filait sans cesse et sans cesse devisait. Et les savants de s'enquérir. Ils ont reconnu Ma Mère l'Oie dans cette reine Pédauque que les maîtres imagiers représentèrent sur le portail de Sainte-Marie de Nesles dans le diocèse de Troyes, sur le portail de Sainte-Bénigne de Dijon, sur le portail de Saint-Pourçain en Auvergne et de Saint-Pierre de Nevers. Ils ont identifié Ma Mère l'Oie à la reine Bertrade, femme et commère du roi Robert; à la reine Berthe au grand pied, mère de Charlemagne; à la reine de Saba, qui, étant idolâtre, avait le pied fourchu; à Freya au pied de cygne, la plus belle des déesses scandinaves; à sainte Lucie, dont le corps, comme le nom, était lumière. Mais c'est chercher bien loin et s'amuser à se perdre. Qu'est-ce que Ma Mère l'Oie, sinon notre aïeule à tous et les aïeules de nos aïeules, femmes au cœur simple, aux bras noueux, qui firent leur tâche quotidienne avec une humble grandeur et qui, desséchées par l'âge, n'ayant, comme les cigales, ni chair ni sang, devisaient encore au coin de l'âtre, sous la poutre enfumée, et tenaient à tous les marmots de la maisonnée ces longs discours qui leur faisaient voir mille choses? Et la poésie rustique, la poésie des champs, des bois et des fontaines, sortait fraîche des lèvres de la vieille édentée.


… comme ces eaux si pures et si belles, qui coulent sans effort des sources naturelles.


Sur le canevas des ancêtres, sur le vieux fonds indou, la Mère l'Oie brodait des images familières, le château et les grosses tours, la chaumière, le champ nourricier, la forêt mystérieuse et les belles Dames, les fées tant connues des villageois et que Jeanne d'Arc aurait pu voir, le soir, sous le gros châtaignier, au bord de la fontaine…


Eh bien, cousine, vous ai-je gâté les contes de fées?


Laure


Parlez, parlez, je vous écoute.


Raymond


Pour moi, s'il fallait choisir, je donnerais de bon cœur toute une bibliothèque de philosophes, pour qu'on me laissât Peau-d'Âne. Il n'y a dans toute notre littérature que La Fontaine qui ait senti comme Ma Mère l'Oie la poésie du terroir, le charme robuste et profond des choses domestiques.


Mais permettez-moi de rassembler et de resserrer quelques observations importantes qu'il ne faut pas laisser s'éparpiller dans les hasards de la conversation. Les premières langues étaient tout en images et animaient tout ce qu'elles nommaient. Elles dotaient de sentiments humains les astres, les nuages, «vaches célestes», la lumière, les vents, l'aurore. De la parole imagée, vivante, animée, le mythe jaillit et le conte sortit du mythe. Le conte se transforma sans cesse; car le changement est la première nécessité de l'existence. Il fut pris au mot et à la lettre et ne rencontra pas, par bonheur, des gens d'esprit pour le réduire en allégorie et le tuer du coup. Les bonnes gens voyaient, en Peau-d'Âne, Peau-d'Âne elle-même, rien de plus, rien de moins. Perrault n'y chercha pas autre chose. La science vint qui embrassa d'un coup d'œil le long trajet du mythe et du conte et dit:


«L'aurore devint Peau-d’Âne.» Mais il faut qu'elle ajoute que, dès que Peau-d’Âne fut imaginée, elle prit une physionomie particulière et vécut pour son propre compte.


Laure


Je commence à voir clair dans ce que vous dites. Mais, puisque vous nommez Peau-d’Âne, je vous avouerai qu'il y a dans son histoire quelque chose qui me choque au dernier point. Est-ce un Indien qui a donné au père de Peau-d'Âne cette odieuse passion pour sa fille?


Raymond


Pénétrons le sens du mythe, et l'inceste qui vous fait horreur vous paraîtra bien innocent. Peau-d’Âne est l'aurore; elle est fille du soleil, puisqu'elle sort de la lumière. Quand on dit que le roi est amoureux de sa fille, cela signifie que le soleil, à son lever, court après l'aurore. De même, dans la mythologie védique, Prajâ-pati, seigneur de la création, protecteur de toute créature, identique au soleil, poursuit sa fille Ouschas, l'aurore, qui fuit devant lui.


Laure


Tout soleil qu'il est, votre roi me choque et j'en veux à ceux qui l'ont imaginé.


Raymond


Ils étaient innocents et par conséquent immoraux… Ne vous récriez pas, cousine, c'est la corruption qui donne une raison d'être à la morale, de même que c'est la violence qui nécessite la loi. Ce sentiment du roi pour sa fille, respecté avec une naïveté religieuse par la tradition et par Perrault, atteste la vénérable antiquité du conte et le fait remonter jusqu'aux tribus patriarcales de l'Ariadne.


L'inceste était considéré sans horreur dans ces innocentes familles de pâtres chez qui le père se nommait «celui qui protège», le frère «celui qui aide», la sœur «celle qui console», la fille «celle qui trait les vaches», le mari «le fort», et l'épouse «la forte». Ces bouviers du pays du soleil n'avaient point inventé la pudeur. Parmi eux, la femme, étant sans mystère, était sans danger. La volonté du patriarche était la seule loi qui permettait ou non au mari d'emmener une épouse dans le chariot attelé de deux bœufs blancs. Si, par la force des choses, l'union du père et de la fille était rare, cette union n'était pas réprouvée. Le père de Peau-d’Âne ne fit point scandale. Le scandale est propre aux sociétés polies, et c'est même une de leurs distractions les plus chères.


Octave


Je vous laisse dire. Mais je suis bien sûr que vos explications ne valent rien. La morale est innée dans l'homme.


Raymond


La morale est la science des mœurs; elle change avec les mœurs. Elle diffère dans tous les pays et ne reste nulle part dix ans la même.


Votre morale, Octave, n'est pas celle de votre père.


Quant aux idées innées, c'est une grande rêverie.


Laure


Messieurs, laissons, s'il vous plaît, la morale et les idées innées, qui sont des choses fort ennuyeuses, et revenons au père de Peau-d’Âne, qui est le soleil.


Raymond


vous rappelez-vous qu'il nourrissait dans son écurie, au milieu des plus nobles chevaux richement caparaçonnés et «roides d'or et de broderies, un âne que la nature avait formé si extraordinaire, dit le conte, que sa litière, au lieu d'être malpropre, était couverte, tous les matins, de beaux écus au soleil et de beaux louis d'or de toute espèce»? Eh bien, cet âne oriental, onagre, hémione ou zèbre, est le coursier du soleil, et les louis d'or dont il couvre sa litière sont les disques lumineux que l'astre répand à travers la feuillée. Sa peau est elle-même un emblème distinct qui représente la nuée. L'aurore s'en voile et disparaît. vous rappelez-vous la jolie scène, quand Peau-d’Âne est vue, dans sa robe couleur du ciel, par le beau prince qui a mis l'œil sur le trou de la serrure? Ce prince, fils du roi, est un rayon de soleil…


Laure


Dardé à travers la porte, c'est-à-dire entre deux nuages, n'est-il pas vrai?


Raymond


On ne peut mieux dire, cousine, et je vois que vous vous entendez admirablement en mythologie comparée. – Prenons le conte le plus simple de tous, cette histoire d'une jeune fille qui laisse échapper de sa bouche deux roses, deux perles et deux diamants. Cette jeune fille est l'aurore qui fait éclore les fleurs et les baigne de rosée et de lumière. Sa méchante sœur, qui vomit des crapauds, est la brume. – Cendrillon, noircie par les cendres du foyer, c'est l'aurore assombrie par les nuages. Le jeune prince qui l'épouse est le soleil.


Octave


Ainsi les femmes de Barbe-Bleue sont des aurores. Peau-d'Âne est une aurore, la jeune fille qui laisse tomber de sa bouche des roses et des perles est une aurore, Cendrillon est une aurore, vous ne nous montrez que des aurores.


Raymond


C'est que l'aurore, l'aurore magnifique de l'Inde, est la plus riche source de la mythologie aryenne. Elle est célébrée, sous des noms et des formes multiples, dans les hymnes védiques. Dès la nuit on l'appelle, on l'attend, avec une espérance mêlée de crainte:


«Notre antique amie, l'Aurore, reviendra-t-elle? Les puissances de la nuit seront-elles vaincues par le dieu de la lumière?» Mais elle vient, la claire jeune fille, «elle s'approche de chaque maison», et chacun se réjouit dans son cœur. C'est elle, c'est la fille de Dyaus, la divine bouvière, qui conduit, chaque matin, au pâturage les vaches célestes, dont les lourdes mamelles laissent s'égoutter sur la terre aride une rosée fraîche et féconde.


Comme on a chanté sa venue, on chantera sa fuite, et l'hymne va célébrer la victoire du soleil:


«Voici encore une forte et mâle action que tu as accomplie, à Indra! Tu frappes la fille de Dyaus, une femme qu'il est difficile de vaincre. Oui, la fille de Dyaus, la glorieuse, l'Aurore, toi, Indra, grand héros, tu l'as mise en pièces.


«L'Aurore se précipita à bas de son char brisé, craignant qu'Indra, le taureau, ne la frappât.


«Son char gisait là, brisé en morceaux; quant à elle, elle s'enfuit bien loin.» L'indou primitif se faisait de l'aurore une image changeante, mais toujours vive, et les reflets affaiblis et altérés de cette image sont encore visibles dans les contes dont nous venons de parler, comme aussi dans Le Petit Chaperon rouge. La couleur du bonnet que porte la petite-fille de la Mère Grand est un premier indice de sa céleste origine.


L'office qu'on lui donne de porter une galette et un pot de beurre la fait ressembler à l'aurore des védas, qui est une messagère. Quant au loup qui la dévore…


Laure


C'est un nuage.


Raymond


Non pas, cousine. C'est le soleil.


Laure


Le soleil, un loup?


Raymond


Le loup dévorateur, au poil brillant, vrika, le loup védique. N'oubliez pas que deux dieux solaires, l'Apollon Lycien des Grecs et l'Apollon Soranus des Latins, ont le loup pour emblème.


Octave


Comment a-t-on pu comparer le soleil à un loup?


Raymond


Quand le soleil tarit les citernes, brûle les prés et sèche le cuir sur l'échine amaigrie des bœufs haletants qui tirent la langue, n'est-ce point un loup dévorant? Le poil du loup reluit, ses prunelles brillent; il montre des dents blanches, sa mâchoire et ses reins sont forts: il procède du soleil par l'éclat de son pelage et de ses yeux et par la puissance destructive de ses mâchoires. vous craignez peu le soleil, Octave, dans ce pays humide où fleurissent les pommiers; mais le petit Chaperon rouge, qui vient de loin, a traversé de chaudes contrées.


Laure


L'aurore meurt et renaît. Mais le petit Chaperon rouge meurt pour ne plus revenir. Elle eut tort de cueillir des noisettes et d'écouter le loup; toutefois est-ce une raison pour qu'elle soit mangée sans miséricorde? Ne vaudrait-il pas mieux qu'elle sortît du ventre de la bête, comme l'aurore de la nuit?


Raymond


Votre pitié, cousine, est pleine d'esprit. La mort du petit Chaperon rouge ne peut être définitive. La Mère l'Oie n'avait pas bien retenu la fin du conte.


On peut bien oublier quelque chose à son âge.


Mais les aïeules d'Allemagne et d'Angleterre savent bien que le Chaperon rouge meurt et renaît comme l'aurore.


Elles content qu'un chasseur ouvrit le ventre de la bête et en tira l'enfant rose, qui ouvrit de grands yeux et dit:


«Oh! que j'ai eu de frayeur et qu'il faisait noir là-dedans!» Je feuilletais tantôt, dans la chambre de votre fille, un de ces cahiers d'images en couleurs que l'Anglais Walter Crane enlumine avec tant de fantaisie et d'humour. Ce gentleman a l'imagination à la fois savante et familière; i la le sens des légendes et l'amour de la vie; il respecte le passé et goûte le présent. C'est l'esprit anglais. Le cahier que je feuilletais contient le texte et les dessins du Little Red Riding Hood (Le Petit Chaperon rouge de l'Angleterre).


Le loup l'avale; mais un gentleman farmer, en habit vert, culotte jaune et bottes à revers, loge une balle entre les deux yeux luisants du loup, ouvre avec son couteau de chasse le ventre de la bête, et l'enfant en sort, fraîche comme une rose.


Some sportsman (he certainly was a dead shot)

Had aimed at the Wolfwhen she cried;

So Red Riding Hood got sale home did she not?

And lived happily there till she died.


Voilà la vérité, cousine, et vous l'aviez devinée.


Quant à La Belle au bois dormant, dont l'aventure est d'une poésie naïve et profonde…


Octave


C'est l'aurore!


Raymond


Non. La Belle au bois dormant, Le Chat botté et Le Petit Poucet se rattachent à une autre classe de légendes aryennes, à celles qui symbolisent la lutte entre l'hiver et l'été, le renouvellement de la nature, l'éternelle aventure de l'Adonis universel, de cette rose du monde qui se flétrit et refleurit sans cesse. La Belle au bois dormant n'est autre qu'Astéria, claire sœur de Latone, que Cora et que Proserpine. L'imagination populaire fut bien inspirée en donnant à la lumière la forme de ce que la lumière caresse le plus amoureusement sur la terre, la forme d'une belle jeune fille. Pour ma part, j'aime la princesse du bois dormant à l'égal de l'Eurydice de Virgile et de la Brunhild de l'Edda qui, piquées, l'une par un serpent, l'autre par une épine, sont ramenées de l'ombre éternelle, la Grecque par un poète, la Scandinave par un guerrier, tous deux amoureux.


C'est le sort commun des héros lumineux des mythes de s'évanouir à l'atteinte d'un objet aigu, épine, griffe ou fuseau. Dans une légende du Dekan, recueillie par Miss Frere, une petite fille se pique à l'ongle qu'une Rakchasa a laissé dans une porte; aussitôt elle tombe inanimée. Un roi passe, l'embrasse et la réchauffe. Le propre de ces drames de l'hiver et de l'été, de l'ombre et de la lumière, de la nuit et du jour est de recommencer sans cesse. Le conte rapporté par Perrault recommence quand on le croit fini. La Belle épouse le prince et a de ce mariage deux enfants, le petit Jour et la petite Aurore, l'Aithra et l'Héméros d'Hésiode, ou, si vous voulez, Phoebus et Artémis. En l'absence du prince, sa mère, une ogresse, une Rakchasa, c'est-à-dire l'épouvante nocturne, menace de dévorer les deux enfants royaux, les deux jeunes lumières, que sauve le retour du roi soleil. La Belle au bois dormant a, dans l'ouest de la France, une sœur rustique dont l'histoire est contée naïvement dans une très vieille chanson que je vais vous dire:


Quand j'étais chez mon père,

Guenillon,

Petite jeune fille,

Il m'envoyait au bois,

Guenillon,

Pour cueillir la nouzille,

Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!

Guenillon, Saute en guenille.

Il m'envoyait au bois

Pour cueillir la nouzille!

Le bois était trop haut,

La belle trop petite…

Le bois était trop haut,

La belle trop petite.

Elle se mit en main

Une tant verte épine…

Elle se mit en main

Une tant verte épine,

À la douleur du doigt

La bell' s'est endormie…

À la douleur du doigt,

La bell' s'est endormie…

Et au chemin passa

Trois cavaliers bons drilles…

Et le premier des trois

Dit: «Je vois une fille.»

Et le second des trois

Dit: «Elle est endormie.»

Et le second des trois,

Guenillon,

Dit: «Elle est endormie.»

Et le dernier des trois,

Guenillon, Dit:

«Ell' sera ma mie.»

Ah! ah! ah! ah! ah!

Guenillon,

Saute en guenille.


Ici la légende divine est tombée au dernier étage de la dégradation, et il serait impossible, si les intermédiaires manquaient, de reconnaître en cette rustique Guenillon la lumière céleste qui languit pendant l'hiver et se ranime au printemps. L'épopée de la Perse, le Schahnameh, nous fait connaître un héros dont la destinée ressemble à celle de la Belle au bois dormant. Isfendiar, qui ne peut être blessé par aucune épée, doit mourir d'une épine qui l'atteindra dans l'œil. L'histoire de Balder, dans l'Edda scandinave, présente avec cette Belle au bois dormant des analogies encore plus saisissantes.


Comme les fées au berceau de la fille du roi, tous les dieux devant le divin enfant Balder jurent de rendre inoffensif pour lui tout ce qui est sur la terre. Mais le gui, qui ne croît pas sur le sol, a été oublié par les immortels comme, par le roi et la reine, la vieille qui filait au faîte de leur tour. Un fuseau pique la belle; une branche de gui tue Balder.


«Ainsi, par terre, gît Balder, mort, et tout autour gisent, amoncelés, glaives, torches, javelots et lances que, pour s'amuser, les dieux avaient jetés sans effet contre Balder, que ne perçait et n'entamait aucune arme; mais dans sa poitrine était enfoncée la fatale branche de gui, que Lok, l'accusateur, donna à Hoder, et que Hoder lança sans pensée mauvaise.»


Laure


Tout cela est fort beau; mais n'avez-vous rien à nous dire de la petite chienne Pouffe qui était sur le lit de la princesse? Je lui trouve un air galant: Pouffe fut élevée sur les genoux des marquises, et je m'imagine que madame de Sévigné la caressa de ces mains qui écrivirent des lettres si belles.


Raymond


Pour vous être agréable, nous donnerons à la petite chienne Pouffe des aïeux célestes; ou ferons remonter sa race à Saramâ, la chienne en quête de l'aurore, et au chien Seirios, gardien des étoiles. voilà, si je ne me trompe, une belle noblesse. Il ne reste plus à Pouffe qu'à faire la preuve de ses quartiers pour être admise comme chanoinesse au chapitre d'un Remiremont-Canin. Un d'Hozier à quatre pattes aurait seul autorité pour établir cette filiation. Je me contenterai d'indiquer un des rameaux de ce grand arbre généalogique. Branche finlandaise: le petit chien Flô, à qui sa maîtresse dit par trois fois:


«Va, mon petit chien Flô, et vois s'il fera bientôt jour.»


À la troisième fois, l'aube se lève.


Octave


J'admire la facilité avec laquelle vous logez au ciel les bêtes et les gens des contes. Les Romains n'envoyaient pas plus aisément leurs empereurs parmi les constellations. À votre gré, le marquis de Carabas ne peut manquer d'être pour le moins le soleil en personne.


Raymond


N'en doutez pas, Octave. Ce personnage pauvre, humilié, qui croît en richesse et en puissance, c'est le soleil qui se lève dans la brume et brille par un midi pur. Notez ce point: le marquis de Carabas sort de l'eau pour se revêtir d'habits resplendissants. On ne peut représenter le lever du soleil par un symbole plus clair.


Laure


Mais, dans le conte, le marquis est un personnage inerte, qu'on mène; c'est le chat qui pense et qui agit, et il n'est que juste que ce chat soit, comme la chienne Pouffe, un être céleste.


Raymond


C'en est un, et, comme son maître, il figure le soleil.


Laure


J'en suis bien aise. Mais a-t-il, comme Pouffe, des parchemins en règle? Peut-il prouver sa noblesse?


Raymond


Ainsi que le dit Racine:


L'hymen n'est pas toujours entouré de flambeaux.


Il se peut que le Chat botté descende de ces chats qui traînèrent le char de Freya, la Vénus scandinave. Mais les tabellions de gouttière n'en disent rien. On connaît un très ancien chat solaire, le chat égyptien, identique à Râ, qui parle dans un rituel funéraire, traduit par monsieur de Rougé, et dit: «Je suis le grand chat qui était en l'avenue de l'arbre de vie, dans An, la nuit du grand combat.» Mais ce chat est un Kouschite, un fils de Cham. Le Chat botté est de la race de Japhet, et je ne vois pas du tout comment on pourrait les rattacher l'un à l'autre.


Laure


Ce grand chat kouschite, qui parle si obscurément dans votre rituel funéraire, était-il besacier et botté?


Raymond


Le rituel ne le dit pas. Les bottes du chat du marquis sont analogues aux bottes de sept lieues que chausse le Petit Poucet et qui symbolisent la rapidité de la lumière. Le Petit Poucet fut originairement, selon le savant monsieur Gaston Paris, un de ces dieux aryens, conducteurs et voleurs de bœufs célestes, comme cet Hermès enfant, à qui les peintres de vases donnent un soulier pour berceau.


L'imagination populaire logea Poucet dans la plus petite étoile de la Grande Ourse. À propos de bottes, comme on dit, vous savez que Jacquemart, qui faisait des eaux-fortes si belles, rassembla une riche collection de chaussures. Si l'on voulait faire, à son exemple, un musée de chaussures mythologiques, on remplirait plus d'une vitrine. À côté des bottes de sept lieues, du soulier d'Hermès enfant et des bottes du maître chat, il faudrait placer les talonnières d'Hermès adulte, les sandales de Persée, les chaussures d'or d'Athénée, les pantoufles de verre de Cendrillon et les mules étroites de Marie, la petite Russe. Tous ces vêtements de pied expriment à leur façon la vitesse de la lumière et le cours des astres.


Laure


C'est par erreur, n'est-il pas vrai, qu'on a dit que les pantoufles de Cendrillon étaient de verre? On ne peut pas se figurer des chaussures faites de la même étoffe qu'une carafe. Des chaussures de vair, c'est-à-dire des chaussures fourrées, se conçoivent mieux, bien que ce soit une mauvaise idée d'en donner à une fillette pour la mener au bal.


Cendrillon devait avoir avec les siennes les pieds pattus comme un pigeon. Il fallait, pour danser si chaudement chaussée, qu'elle fût une petite enragée. Mais les jeunes filles le sont toutes; elles danseraient avec des semelles de plomb.


Raymond


Cousine, je vous avais pourtant bien avertie de vous défier du bon sens. Cendrillon avait des pantoufles non de fourrure, mais de verre, d'un verre transparent comme une glace de Saint-Gobain, comme l'eau de source et le cristal de roche. Ces pantoufles étaient fées; on vous l'a dit, et cela seul lève toute difficulté. Un carrosse sort d'une citrouille. La citrouille était fée. Or, il est très naturel qu'un carrosse fée sorte d'une citrouille fée. C'est le contraire qui serait surprenant. La Cendrillon russe a une sœur qui se coupe le gros orteil pour chausser la pantoufle, que le sang macule et qui révèle ainsi au prince l'héroïque supercherie de l'ambitieuse.


Laure


Perrault se contente de dire que les deux méchantes sœurs firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle, mais qu'elles ne purent en venir à bout.


J'aime mieux cela.


Raymond


C'est aussi comme cela que l'entendait Ma Mère l'Oie.


Mais, si vous étiez Slave, vous seriez un peu féroce, et l'orteil coupé serait tout à fait de votre goût.


Octave


Voilà déjà quelque temps que Raymond nous parle des contes de fées, et il ne nous a pas encore dit un mot des fées elles-mêmes.


Laure


Cela est vrai. Mais il vaut mieux laisser les fées dans leur vague et leur mystère.


Raymond


Vous craignez, cousine, que ces capricieuses créatures, tantôt bonnes, tantôt méchantes, jeunes ou vieilles à leur gré, qui dominent la nature et semblent toujours sur le point de s'évanouir en elle, ne se prêtent pas à notre curiosité et ne nous échappent au moment où nous croirons les saisir. Elles sont faites d'un rayon de lune. Le bruissement des feuilles trahit seul leur passage, et leur voix se mêle aux murmures des fontaines. Si l'on ose saisir un pan de leur robe d'or, on n'a dans la main qu'une poignée de feuilles sèches. Je n'aurai point l'impiété de les poursuivre; mais leur nom seul nous révélera le secret de leur nature.


Fée, en italien fata, en espagnol hada, en portugais et en provençal fada et fade; Fadette dans ce patois berrichon qu'illustra George Sand, est sorti du latin fatum, qui signifie destin. Les fées résultent de la conception la plus douce et la plus tragique, la plus intime et la plus universelle de la vie humaine. Les fées sont nos destinées. Une figure de femme sied bien à la destinée, qui est capricieuse, séduisante, décevante, pleine de charme, de trouble et de péril.


Il est bien vrai qu'une fée est la marraine de chacun de nous et que, penchée sur son berceau, elle lui fait des dons heureux ou terribles qu'il gardera toute sa vie. Prenez les êtres, demandez-vous ce qu'ils sont, ce qui les fait et ce qu'ils font; vous trouverez que la raison suprême de leur existence heureuse ou funeste, c'est la fée. Claude plaît parce qu'il chante bien; il chante bien parce que les cordes de sa voix sont harmonieusement construites. Qui les disposa ainsi dans le gosier de Claude? C'est la fée. Pourquoi la fille du roi se piqua-t-elle au fuseau de la vieille? Parce qu'elle était vive, un peu étourdie… et que l'arrêt des fées l'ordonnait ainsi.


C'est précisément ce que répond le conte, et la sagesse humaine ne va pas au-delà de cette réponse. Pourquoi, cousine, êtes-vous belle, spirituelle et bonne? Parce qu'une fée vous donna la bonté, une autre l'esprit, une autre la grâce. Il fut fait comme elles avaient dit. Une mystérieuse marraine détermine à notre naissance tous les actes, toutes les pensées de notre vie, et nous ne serons heureux et bons qu'autant qu'elle l'aura voulu. La liberté est une illusion et la fée une vérité. – Mes amis, la vertu est, comme le vice, une nécessité qu'on ne peut éluder… Oh! ne vous récriez pas. Pour être involontaire, la vertu n'en est pas moins belle et ne mérite pas moins qu'on l'adore.


Ce qu'on aime dans la bonté, ce n'est pas le prix qu'elle coûte, c'est le bien qu'elle fait.


Les belles pensées sont les émanations des belles âmes qui répandent leur propre substance, comme les parfums sont les particules des fleurs qui s'évaporent. Une âme noble ne peut donner à respirer que de la noblesse, de même qu'une rose ne peut sentir que la rose. Ainsi l'ont voulu les fées. Cousine, rendez-leur grâce.


Laure


Je ne vous écoute plus, votre sagesse est horrible. Je sais le pouvoir des fées; je sais leurs caprices; elles ne m'ont pas épargné plus qu'à d'autres les faiblesses intérieures, les chagrins et les fatigues. Mais je sais qu'au-dessus d'elles, au-dessus des hasards de la vie, plane la pensée éternelle qui nous inspira la foi, l'espérance et la charité. – Bonne nuit, cousin.


(1885)

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