DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE XIX. Marguerite

Suis-moi, lecteur ! Qui t’a dit qu’il n’existait pas, en ce bas monde, de véritable, de fidèle, d’éternel amour ! Qu’on coupe à ce menteur sa langue scélérate !

Suis-moi, cher lecteur, moi seul, et je te montrerai un tel amour !

Non, le Maître s’était trompé quand, à la clinique, en cet instant où le temps, dans sa course, franchissait le cap de minuit, il avait dit d’un ton douloureux à Ivanouchka qu’elle l’avait oublié. Cela ne pouvait être. Bien sûr qu’elle ne l’avait pas oublié.

Avant toutes choses, dévoilons un secret que le Maître n’avait pas voulu révéler à Ivanouchka. Son amante s’appelait Marguerite Nikolaïevna. Par ailleurs, tout ce que le Maître avait dit d’elle au pauvre poète n’était que la stricte vérité. Il avait fait de sa bien-aimée une description fidèle. Elle était, effectivement, belle et intelligente. À cela, il faut ajouter une chose : on peut affirmer, sans crainte, que bien des femmes auraient donné n’importe quoi pour échanger leur existence contre celle de Marguerite Nikolaïevna. Âgée de trente ans, Marguerite était mariée, sans enfant, à un très éminent spécialiste, auteur, par-dessus le marché, d’une découverte de la plus haute importance, une découverte d’intérêt national. Son mari était jeune, beau, bon, honnête, et il adorait sa femme. Tous deux occupaient entièrement l’étage supérieur d’un magnifique hôtel particulier entouré d’un jardin et situé dans l’une des petites rues qui avoisinent la place de l’Arbat. Séjour enchanteur ! Du reste, chacun peut s’en convaincre, s’il veut bien aller voir ce jardin. Qu’il s’adresse à moi, je lui donnerai l’adresse et je lui indiquerai le chemin, la propriété est encore intacte.

Marguerite Nikolaïevna avait tout l’argent qu’elle pouvait désirer. Marguerite Nikolaïevna pouvait acheter tout ce qui lui faisait envie. Parmi les relations de son mari, elle pouvait rencontrer des gens fort intéressants. Marguerite Nikolaïevna n’avait jamais touché un réchaud à pétrole. Marguerite Nikolaïevna ne connaissait rien des horreurs de l’existence dans un appartement communautaire. En un mot… elle était heureuse ? Eh bien, non, pas un instant ! Dès le moment où, âgée de dix-neuf ans, elle s’était mariée et était venue habiter dans cette propriété, elle n’avait plus connu le bonheur. Dieux, dieux ! Que fallait-il donc à cette femme ? Que fallait-il à cette femme, dans les yeux de qui brûlait constamment une petite flamme incompréhensible ? Que fallait-il à cette sorcière qui louchait très légèrement d’un œil et qui, ce fameux jour, s’était parée d’un bouquet printanier de mimosas ? je l’ignore, je n’en sais rien. Sans doute avait-elle dit la vérité : ce qu’il lui fallait, c’était lui – le Maître –, et pas du tout une maison gothique, pas du tout un jardin privé, pas du tout de l’argent. Elle l’aimait – elle avait dit la vérité.

Même moi – étranger à cette histoire, bien que j’en sois le narrateur véridique –, mon cœur se serre à la pensée de ce que dut éprouver Marguerite lorsque, le lendemain, elle revint à la petite maison du Maître (heureusement, elle n’avait pas eu l’occasion de tout dire à son mari, car celui-ci n’était pas rentré à l’heure prévue), et apprit que le Maître n’était plus là. Elle fit tout pour en savoir davantage, mais naturellement elle n’apprit rien de plus.

Alors, elle rentra à la propriété, et recommença à vivre comme par le passé.

Mais dès que la neige sale se fut effacée des rues et des trottoirs, dès que le printemps se mit à souffler par les vasistas des bouffées d’un vent chargé d’angoisse et d’une vague odeur de pourriture, la tristesse de Marguerite Nikolaïevna redoubla. Souvent, en secret, elle pleurait, longuement et amèrement. Celui qu’elle aimait était-il vivant ou mort ? Elle l’ignorait. Et, à mesure que s’écoulaient ces lugubres journées, de plus en plus souvent, surtout à la tombée de la nuit, lui venait la pensée qu’elle était liée à un mort.

Donc, elle devait l’oublier, ou bien mourir elle aussi. Mais traîner plus longtemps cette morne existence, impossible. Impossible ! L’oublier, quoi qu’il en coûtât, l’oublier ! Seulement, il ne se laissait pas oublier, voilà le malheur.

– Oui, oui, oui, la même faute, exactement ! disait Marguerite, assise près du poêle et regardant le feu, qu’elle avait allumé en souvenir du feu qui brûlait à l’époque où il écrivait l’histoire de Ponce Pilate. Pourquoi l’ai-je quitté cette nuit-là ? Pourquoi ? C’était de la folie ! je suis revenue le lendemain, honnêtement, comme je le lui avais promis, mais il était déjà trop tard. Oui, je suis revenue, mais, comme le malheureux Matthieu Lévi, trop tard !

Toutes ces paroles, évidemment, étaient absurdes. Qu’est-ce que cela aurait changé, en effet, si, cette nuit-là, elle était restée chez le Maître ? Aurait-elle pu le sauver ? Ridicule !… pourrions-nous nous exclamer, mais, devant cette femme désespérée, nous nous en abstiendrons.

Le jour où se produisit tout ce remue-ménage insensé provoqué par la présence du magicien noir à Moscou, ce vendredi où l’oncle de Berlioz fut fermement renvoyé à Kiev, où le comptable fut arrêté et où se produisirent toutes sortes de choses excessivement bêtes et incompréhensibles, ce jour-là, vers midi, Marguerite s’éveilla dans sa chambre située en encorbellement dans la tour de la grande maison.

En s’éveillant, Marguerite ne pleura pas, contrairement à ce qui arrivait souvent, car elle eut aussitôt le pressentiment qu’aujourd’hui, enfin, il se passerait quelque chose.

Elle s’empressa de réchauffer et de cultiver ce pressentiment dans le fond de son cœur, de peur qu’il ne s’en aille.

– Oui, j’y crois ! murmura solennellement Marguerite. J’y crois ! Il se passera quelque chose ! Ce n’est pas possible autrement, car, en fin de compte, pourquoi serais-je condamnée à souffrir toute ma vie ? Je l’avoue, oui, j’ai menti, j’ai trompé, j’ai vécu une vie secrète, cachée aux regards des gens, mais tout de même, cela ne mérite pas un châtiment aussi cruel… Il va arriver quelque chose, forcément, parce que rien, jamais, ne dure éternellement. En outre, j’ai eu un rêve prophétique, cela, j’en jurerais…

Ainsi murmurait Marguerite Nikolaïevna, en regardant les stores ponceau inondés de soleil, puis en s’habillant fébrilement et en démêlant, devant un miroir à trois faces, les boucles de ses cheveux courts.

Le rêve que Marguerite avait eu cette nuit-là était en effet inhabituel. Le fait est que, tout au long de ce douloureux hiver, jamais elle n’avait vu le Maître en songe. La nuit, il la laissait en paix, et ne venait la tourmenter que pendant la journée. Mais cette fois elle avait rêvé de lui.

Marguerite vit d’abord, dans son rêve, une contrée inconnue d’elle – mélancolique, désolée sous le ciel bas et gris des premiers jours du printemps. Sous ce ciel lugubre, où couraient des lambeaux de nuages noirâtres, passa sans bruit une bande de freux. Un petit pont branlant et noueux enjambait les eaux troubles d’un ruisseau printanier. Çà et là, quelques arbres misérables dressaient tristement leurs troncs dépouillés. Un tremble solitaire, et plus loin, entre les arbres, dans une sorte d’enclos, une petite construction en rondins, qui pouvait être soit une cuisine isolée, soit une étuve, soit le diable sait quoi encore !

Il y avait dans tout cela quelque chose de mort, et de si désolant qu’on avait envie de se pendre à ce tremble, là, près du petit pont. Pas un souffle de brise, pas un mouvement de vie dans ces nuages, pas une âme. Contrée infernale pour un vivant !

Et voici, figurez-vous, que s’ouvre toute grande la porte de cette construction de bois, et qu’il apparaît. Il est assez éloigné, mais on le reconnaît parfaitement. Il semble déguenillé, et il est impossible de distinguer la forme et la nature de ses vêtements. Ses cheveux sont ébouriffés, et il n’est pas rasé. Son regard est inquiet, malade. Il lui fait signe de la main, il l’appelle. Suffoquant dans cette atmosphère sans vie, Marguerite, sautant par-dessus les mottes de terre et les touffes d’herbe, courait vers lui – quand elle s’éveilla.

– Ce rêve ne peut signifier que deux choses, continua Marguerite Nikolaïevna, discutant avec elle-même. Ou bien il est mort, et, s’il m’a fait signe, cela veut dire qu’il est venu me chercher, et que je mourrai bientôt. Et ce sera très bien, car je verrai ainsi la fin de mes tourments. Ou bien il est vivant et, alors, mon rêve n’a qu’une signification possible : en se rappelant ainsi à mon souvenir, il a voulu dire que nous nous reverrons bientôt… Oui, nous nous reverrons très bientôt !

Dans un état d’excitation croissante, Marguerite, tout en achevant de s’habiller, entreprit de se persuader elle-même qu’au fond, les choses prenaient une tournure tout à fait favorable, et qu’il lui appartenait de saisir ce moment favorable et d’en tirer tout le parti possible. Son mari venait de partir en mission pour trois jours entiers. Tout au long de ces trois jours, elle serait donc livrée à elle-même, personne ne l’empêcherait de penser à ce qu’elle voudrait, de rêver à ce qu’il lui plairait. Tout l’étage de la propriété, ce vaste appartement de cinq pièces que des dizaines de milliers de gens, à Moscou, auraient pu envier, était entièrement à sa disposition.

Pour commencer à mettre à profit ses trois jours de liberté, Marguerite ne choisit pas – et de loin – le meilleur endroit du luxueux appartement. Après avoir bu une tasse de thé, elle se rendit dans une petite pièce obscure, sans fenêtre, meublée de deux grandes armoires où étaient rangées les valises et diverses vieilleries. Elle s’accroupit près de la première armoire, dont elle ouvrit le tiroir du bas. Là, sous un entassement de chiffons de soie, elle prit l’unique richesse qu’elle possédât dans la vie. C’était un vieil album de cuir marron où se trouvait une photographie du Maître, un livret de caisse d’épargne au nom de celui-ci, où était inscrit un dépôt de dix mille roubles, des pétales de rose séchés, rangés à plat entre des feuilles de papier à cigarettes, et tout un cahier de feuilles dactylographiées, dont le bord inférieur était rongé par le feu.

Munie de ces précieux objets, Marguerite revint dans sa chambre, plaça la photographie dans le coin de l’une des glaces du miroir à trois faces, devant lequel elle s’assit. Elle demeura là près d’une heure, tenant sur ses genoux le cahier abîmé qu’elle feuilleta, relisant ces lignes dont le feu avait dévoré le commencement et la fin : « … Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur. Les passerelles qui reliaient le Temple à la redoutable tour Antonia disparurent, l’insondable obscurité descendue du ciel engloutit les dieux ailés qui dominaient l’hippodrome, le palais des Asmonéens avec ses meurtrières, les bazars, les caravansérails, les ruelles, les piscines… Ainsi disparut Jérusalem, la grande ville, comme effacée de la surface du monde… »

Marguerite aurait voulu lire la suite, mais il n’y avait pas de suite : seulement une frange irrégulière et charbonneuse.

Essuyant ses larmes, Marguerite abandonna le cahier, posa ses coudes sur le dessus de verre de la tablette où elle se refléta, et, les yeux fixes, contempla longuement la photographie. Puis ses larmes se tarirent. Marguerite rassembla soigneusement son bien, et, quelques instants plus tard, celui-ci se trouvait de nouveau enfoui sous les chiffons de soie. Dans la pièce obscure, la serrure se referma avec un petit bruit sec.

Marguerite passa dans le vestibule et enfila son manteau, pour sortir. Sa femme de chambre, la jolie Natacha, lui demanda ce qu’il fallait faire pour le déjeuner, et s’entendit répondre que cela n’avait pas d’importance. Comme elle aimait se distraire, Natacha engagea tout de suite la conversation avec sa maîtresse, en commençant par raconter Dieu sait quoi : qu’hier au théâtre, par exemple, un prestidigitateur avait fait des tours qui avaient épaté tout le monde, qu’il avait distribué gratuitement, à qui voulait, des paires de bas et deux flacons de parfums étrangers par personne, mais qu’ensuite, après la séance, dans la rue – pfuitt ! – tout le monde s’était retrouvé tout nu ! Marguerite se laissa tomber sur une chaise, sous le trumeau de l’entrée, et rit aux éclats.

– Natacha ! Vous n’avez pas honte ? s’écria-t-elle. Vous, une jeune fille instruite et intelligente… dans les queues, les gens inventent le diable sait quelles sottises, et vous allez les répéter !

Natacha rougit jusqu’à la racine des cheveux et répliqua avec ardeur que ce n’était pas du tout des inventions, qu’elle-même avait vu, ce matin, au magasin d’alimentation de la place de l’Arbat, une citoyenne entrer avec des chaussures aux pieds, et que, pendant que cette citoyenne faisait la queue à la caisse, ses chaussures avaient disparu d’un seul coup, et elle s’était retrouvée sur ses bas. Elle roulait des yeux exorbités et son bas avait un trou au talon ! Et ses chaussures étaient des chaussures magiques, qu’elle avait eues à cette fameuse séance.

– Et elle est repartie comme ça ?

– Elle est repartie comme ça ! s’écria Natacha, de plus en plus rouge de voir qu’on ne la croyait pas. Savez-vous, Marguerite Nikolaïevna, que pendant la nuit la milice a arrêté plus de cent personnes ? Des citoyennes qui venaient du théâtre, et qui se promenaient en culotte sur le boulevard de Tver !

– Naturellement, c’est Daria qui vous a raconté cela, dit Marguerite Nikolaïevna. Il y a longtemps que j’ai remarqué que c’était une horrible menteuse.

Cette conversation comique se termina par une agréable surprise pour Natacha. Marguerite alla dans sa chambre et en revint avec une paire de bas et un flacon d’eau de Cologne. Ayant expliqué à Natacha qu’elle voulait, elle aussi, faire un tour de prestidigitation, elle lui fit cadeau des bas et du flacon, en lui demandant seulement de ne pas se promener sur ses bas dans le boulevard de Tver, et de ne pas écouter ce que racontait Daria. Après s’être embrassées, la femme de chambre et sa maîtresse se quittèrent.

Confortablement installée sur la banquette élastique d’un trolleybus, Marguerite Nikolaïevna suivait la rue de l’Arbat, tantôt songeant à ses propres affaires, tantôt écoutant les chuchotements de deux citoyens assis devant elle.

Ceux-ci, qui jetaient de temps à autre des regards méfiants autour d’eux, comme pour s’assurer que personne ne les entendait, échangeaient d’incompréhensibles absurdités. Celui qui était assis près de la fenêtre – un vigoureux gaillard dont la face joufflue était percée de petits yeux de cochon au regard vif – disait à voix basse à son chétif voisin qu’il avait fallu couvrir le cercueil d’un drap noir…

– Mais c’est impossible ! murmura l’autre, stupéfait. On n’a jamais vu ça !… Et qu’a fait Geldybine ?

Dans le bourdonnement régulier du trolleybus, Marguerite saisit quelques mots prononcés par l’homme assis près de la fenêtre :

– … Enquête judiciaire… scandale… des phénomènes surnaturels !…

Marguerite Nikolaïevna parvint cependant à établir un lien entre ces bribes éparses. Les deux citoyens s’entretenaient à voix basse d’un mort (son nom n’avait pas été prononcé) dont on venait de voler la tête dans son cercueil !

C’est ce qui avait mis dans tous ses états ce même Geldybine. Quant aux deux chuchoteurs, ils avaient aussi quelque rapport avec le défunt sans tête.

– Aurons-nous le temps d’acheter des fleurs ? s’inquiéta le petit. L’incinération est pour deux heures, dis-tu ?

Enfin, Marguerite, qui en avait assez de prêter l’oreille à ce mystérieux galimatias à propos de tête volée, fut heureuse de voir qu’elle était arrivée.

Quelques minutes plus tard, elle s’asseyait sur un banc, dans un petit jardin au pied des murs du Kremlin, d’où elle pouvait voir le Manège.

Clignant des yeux à la lumière éclatante du soleil, Marguerite songeait à son rêve et se rappelait que l’an dernier exactement, jour pour jour et heure pour heure, elle était assise sur ce même banc, à côté de lui. Comme alors, elle avait un sac à main noir posé près d’elle. Aujourd’hui, Marguerite était seule, mais elle n’en continuait pas moins à lui parler en pensée : « Si tu as été déporté, pourquoi me laisses-tu sans nouvelles de toi ? Ils doivent bien, tout de même, permettre aux gens de donner de leurs nouvelles. Tu ne m’aimes plus ? Si. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre que si. Donc, tu as été déporté et tu es mort… Mais alors, je t’en prie, laisse-moi en paix, donne-moi enfin la liberté de vivre, laisse-moi respirer !… » Parlant pour lui, Marguerite se répondait à elle-même « Est-ce que je te retiens ? Tu es libre… » Aussitôt, elle répliquait : « C’est ça, ta réponse ? Non, il faut d’abord que tu t’effaces de ma mémoire. Alors là, oui, je serais libre… »

Des gens passaient devant Marguerite Nikolaïevna. Un homme regarda du coin de l’œil cette femme bien habillée. Attiré par sa beauté et sa solitude, il toussota et s’assit à l’autre extrémité du banc. Puis il prit sa respiration et dit :

– Il fait un temps nettement magnifique aujourd’hui…

Mais Marguerite lui jeta un regard si noir qu’il se leva et s’en fut.

– Tiens, voilà un exemple, dit Marguerite, s’adressant toujours à celui qui régnait sur elle. Pourquoi, après tout, ai-je chassé cet homme ? Je m’ennuie, et ce Lovelace n’était pas méchant, mis à part sa façon bête de dire « nettement magnifique »… Qu’est-ce que je fais là, toute seule au pied de ce mur, comme une chouette ? Pourquoi suis-je exclue de la vie ?

Elle baissa la tête, triste et abattue. Mais à ce moment, la même vague d’espoir et d’excitation qui l’avait envahie ce matin déferla sur son cœur. « Oui, quelque chose va arriver ! » La vague déferla une seconde fois, mais elle s’aperçut que, cette fois, c’était une vague sonore. Dans le brouhaha de la ville, on entendait de plus en plus nettement s’approcher des battements de tambour et des sonneries – plutôt fausses – de trompettes.

Marguerite vit d’abord passer le long de la grille du jardin un milicien à cheval, qui allait au pas. Il était suivi de trois miliciens à pied. Derrière eux, s’avançait lentement un camion chargé de musiciens. Enfin, très lentement, venait un corbillard automobile découvert, du dernier modèle, chargé d’un cercueil enfoui sous les couronnes de fleurs. Trois hommes et une femme se tenaient debout aux quatre coins de celui-ci.

Même de loin, Marguerite pouvait voir que les visages de ces quatre personnes chargées d’accompagner le mort à son dernier voyage paraissaient étrangement désemparés. Ce fait était particulièrement remarquable chez la citoyenne qui se tenait debout au coin arrière gauche du corbillard. Les grosses joues de cette citoyenne semblaient encore gonflées de l’intérieur par quelque secret indécent, et dans ses yeux bouffis passaient des lueurs équivoques. Il s’en fallait de peu, semblait-il, pour que la citoyenne, incapable de se contenir, ne s’écriât, avec un clin d’œil du côté du mort : « A-t-on jamais vu une chose pareille ? Ça vous ferait croire au surnaturel !… » Le même air désemparé se lisait chez les piétons qui, au nombre de trois cents environ, suivaient l’enterrement.

Marguerite suivit le cortège des yeux et écouta longuement le « boum, boum, boum » de la grosse caisse qui allait en s’affaiblissant avec la distance, et elle pensa : « Quel étrange enterrement… et quelle tristesse dans ce “boum, boum, boum” ! Ah ! vrai, je donnerais bien mon âme en gage au diable, seulement pour savoir s’il est mort ou vivant… Je serais curieuse de savoir qui on enterre ainsi, avec des figures aussi bizarres. »

– Berlioz, Mikhaïl Alexandrovitch, président du Massolit, prononça à côté de Marguerite une voix d’homme quelque peu nasillarde.

Étonnée, Marguerite tourna la tête et vit un citoyen, qui avait dû s’asseoir sans bruit sur son banc pendant qu’elle regardait l’enterrement. Il est probable, aussi, que dans sa distraction, elle avait posé à haute voix sa dernière question.

Entre-temps, le cortège s’était arrêté, retenu sans doute par un feu rouge.

– Oui, reprit l’inconnu, ils sont dans un état d’esprit tout à fait curieux. Ils accompagnent un mort, mais ils ne pensent qu’à une chose : où a bien pu passer la tête ?

– Quelle tête ? demanda Marguerite en dévisageant son surprenant voisin.

Le voisin en question était de petite taille, d’un roux flamboyant, avec dans la bouche une longue dent acérée semblable à un croc de loup. Il portait un costume rayé de bonne qualité, du linge amidonné, des souliers vernis et un chapeau melon. Sa cravate était de couleur criarde. Le plus étonnant, pourtant, était la poche de poitrine de son veston. Habituellement les hommes y mettent un mouchoir ou un stylo. De la sienne, dépassait un os de poule soigneusement rongé.

– Eh oui, expliqua le rouquin, figurez-vous que ce matin, dans la grande salle de Griboïedov, on a volé la tête du défunt dans son cercueil.

– Mais comment a-t-on pu faire ça ? demanda involontairement Marguerite, qui se souvint en même temps des chuchotements qu’elle avait entendus dans le trolleybus.

– Le diable seul le sait ! répondit cavalièrement le rouquin. Je pense, d’ailleurs, qu’il ne serait pas mauvais de poser la question à Béhémoth. Mais quelle terrible habileté, dans cet escamotage ! Et quel scandale !… Et surtout, on se demande à qui et à quoi cette tête peut bien servir !

Si occupée qu’elle fût par ses propres soucis, Marguerite ne manqua pas d’être frappée par l’étrangeté de ces sornettes.

– Pardon ! s’écria-t-elle soudain. De quel Berlioz parlez-vous ? Celui dont les journaux d’aujourd’hui…

– Justement, justement…

– Mais alors, ce sont sans doute des écrivains qui suivent son enterrement ? demanda Marguerite en montrant soudain les dents.

– Mais oui, naturellement ?

– Et vous les connaissez de vue ?

– Tous jusqu’au dernier, répondit le rouquin.

– Dites-moi, demanda Marguerite dont la voix s’assourdit. Parmi eux, il n’y aurait pas le critique Latounski ?

– Lui, comment voulez-vous ? Si, bien sûr ! répondit le rouquin. Tenez, il est là-bas, au bout du quatrième rang.

– Le blond, là-bas ? demanda Marguerite en plissant les yeux.

– Blond cendré… voyez, il lève les yeux au ciel !

– Il a l’air d’un ecclésiastique ?

– C’est ça !

Marguerite se tut, pour examiner Latounski.

– À ce que je vois, dit en souriant le rouquin, vous haïssez fort ce Latounski.

– Oui, et aussi quelqu’un d’autre, dit Marguerite entre ses dents. Mais c’est sans intérêt.

Le cortège, cependant, s’éloignait. Derrière les piétons venaient maintenant des voitures, vides pour la plupart.

– Bien sûr, c’est sans intérêt, Marguerite Nikolaïevna !

Marguerite s’étonna :

– Vous me connaissez ?

En guise de réponse, le rouquin ôta son chapeau d’un geste large et grotesque.

« Une vraie tête de bandit ! » pensa Marguerite en dévisageant son interlocuteur de rencontre.

– Mais moi je ne vous connais pas, dit-elle sèchement.

– Comment pourriez-vous me connaître ? En tout cas, on m’a envoyé à vous pour une petite affaire.

Marguerite pâlit et se recula.

– Il fallait le dire tout de suite, répondit-elle, au lieu de me débiter le diable sait quelles sottises à propos de tête coupée ! Vous venez m’arrêter ?

– Mais non, pas du tout ! s’écria le rouquin. Qu’est-ce que c’est que ça : dès qu’on ouvre la bouche, les gens croient qu’on veut les arrêter ! Non, simplement, j’ai une affaire à vous proposer.

– Je ne comprends pas, quelle affaire ?

Le rouquin jeta un regard aux alentours et dit mystérieusement :

– Je suis chargé de vous transmettre une invitation, pour ce soir.

– Une invitation ? Vous divaguez.

– Il s’agit d’un très illustre étranger, dit le rouquin d’un ton significatif, en clignant de l’œil.

La colère s’empara de Marguerite.

– Du proxénétisme dans la rue, maintenant ! C’est un nouveau genre ! dit-elle, et elle se leva pour s’en aller.

– Merci pour la commission ! s’écria le rouquin offensé, et il grogna dans le dos de Marguerite : Sotte !

– Canaille ! répliqua Marguerite en se retournant, mais, à ce moment, elle entendit la voix du rouquin :

– Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur. Les passerelles qui reliaient le Temple à la redoutable tour Antonia disparurent… ainsi disparut Jérusalem, la grande ville, comme effacée de la surface du monde… La peste vous fasse disparaître, vous aussi, avec votre cahier brûlé et vos pétales de rose ! Restez donc assise toute seule sur ce banc, et suppliez-le de vous laisser enfin la liberté de vivre, de vous laisser respirer, de s’effacer de votre mémoire !

Blême, Marguerite revint sur ses pas. Le rouquin l’examina d’un regard scrutateur.

– Je ne comprends plus, dit faiblement Marguerite. Pour les feuilles du manuscrit, encore, vous pouviez avoir… Vous avez pu vous glisser chez moi, m’espionner… Vous avez soudoyé Natacha, hein ? Mais comment pouvez-vous connaître mes pensées ?

Le visage douloureusement contracté, elle ajouta :

– Dites, qui êtes-vous donc ? Quelle est l’organisation qui vous envoie ?

– J’étais sûr que ça se passerait comme ça…, grommela le rouquin. (Puis il reprit, en élevant la voix :) Pardon, mais je vous ai dit que je n’appartenais à aucune organisation. Asseyez-vous, je vous prie.

Marguerite obéit sans discuter, mais une fois assise, elle demanda encore :

– Qui êtes-vous donc ?

– Bon, d’accord, on m’appelle Azazello, mais de toute façon, ça ne vous dira rien.

– Et vous ne me direz pas comment vous connaissez le manuscrit, et mes pensées ?

– Non, répondit sèchement Azazello.

– Est-ce que vous savez quelque chose de lui ? murmura Marguerite d’un ton suppliant.

– Eh bien, disons que je sais quelque chose.

– Je vous en prie, dites-moi une seule chose… Est-il vivant ?… Ne me faites pas languir !

– Eh bien, oui, là, il est vivant, répondit de mauvaise grâce Azazello.

– Mon Dieu !…

– Ah ! je vous en prie, pas d’émotions ni de cris inutiles, dit Azazello en fronçant les sourcils.

– Pardon, pardon, balbutia Marguerite, vaincue. Bien sûr, je me suis mise en colère. Mais avouez que quand une femme, dans la rue, se voit invitée chez on ne sait qui… Je n’ai pas de préjugés, je vous le jure (Marguerite eut un sourire sans gaieté), mais je ne vois jamais d’étrangers et je n’ai aucune envie d’en fréquenter… de plus, mon mari… mon drame, voyez-vous, c’est que je vis avec quelqu’un que je n’aime pas… mais je considère que ce serait une indignité de gâcher sa vie… De lui, je n’ai jamais reçu que des bienfaits…

Azazello, qui avait écouté ce discours décousu avec un visible ennui, dit abruptement :

– Je vous prie de vous taire une minute.

Soumise, Marguerite se tut.

– L’étranger chez qui je vous invite n’est absolument pas dangereux. De plus, pas une âme ne sera au courant de votre visite, Ça, je m’en porte garant.

– Et pourquoi désire-t-il me voir ? demanda Marguerite d’un ton insinuant.

– Vous le saurez plus tard.

– Je comprends… Je dois me donner à lui, dit Marguerite songeuse.

Azazello ricana avec arrogance et répondit :

– Ce serait le rêve de n’importe quelle femme au monde, je peux vous l’affirmer (un rictus déforma le mufle d’Azazello) mais je vais vous décevoir : il n’en est pas question.

– Mais qui est-ce donc, cet étranger ? (Dans son désarroi, Marguerite avait crié si fort que des passants se retournèrent.) Et quel intérêt aurais-je à aller chez lui ?

Azazello se pencha vers elle et murmura d’un ton lourd de sous-entendus :

– Oh ! le plus grand intérêt… Vous profiterez de l’occasion.

– Quoi ? s’écria Marguerite dont les yeux s’arrondirent. Si je vous comprends bien, vous voulez dire que, là-bas, je pourrai apprendre quelque chose sur lui ?

Azazello acquiesça.

– J’irai ! s’écria avec force Marguerite en saisissant Azazello par le bras. J’irai où vous voudrez !

Azazello, avec un profond soupir de soulagement, se renversa sur le dossier du banc, couvrant de son dos le prénom de Nioura grossièrement gravé dans le bois, et dit d’un ton ironique :

– Fatigante engeance, que ces femmes ! (Il fourra ses mains dans ses poches et étendit ses jambes aussi loin que possible.)

« Pourquoi est-ce moi, par exemple, qu’on a envoyé pour régler cette affaire ? On aurait pu choisir Béhémoth, il a du charme, lui…

Marguerite eut un sourire chargé d’amertume.

– Cessez donc, dit-elle, de vous moquer de moi et de me tourmenter avec vos énigmes ! Je suis malheureuse et vous en profitez… Si je m’engage dans cette histoire plus que bizarre, je vous jure que c’est uniquement parce que vous m’y avez attirée en me parlant de lui ! Mais tous ces mystères me tournent la tête…

– Allons, ne dramatisons pas ! rétorqua Azazello en faisant des grimaces. Il faut aussi vous mettre à ma place, après tout. Taper sur la gueule d’un administrateur, flanquer un oncle à la porte, ou abattre quelqu’un à coups de revolver, ou autres broutilles de ce genre, ça, c’est ma spécialité. Mais discuter avec une femme amoureuse, merci bien !… Voilà une demi-heure que je me tue à vous faire entendre raison… Alors, vous y allez ?

– Oui, répondit simplement Marguerite.

– Dans ce cas, veuillez prendre ceci, dit Azazello en tirant de sa poche une petite boîte ronde en or qu’il tendit à Marguerite en disant : Cachez-la vite, que les passants ne la voient pas. Elle vous sera utile, Marguerite Nikolaïevna, parce que depuis six mois, vous avez rudement vieilli. (Marguerite rougit violemment mais ne dit rien, et Azazello continua :) Ce soir, à neuf heures trente exactement, ayez l’obligeance de vous mettre toute nue et de vous frictionner le visage et tout le corps avec cet onguent. Ensuite, faites ce que vous voudrez, mais ne vous éloignez pas du téléphone. À dix heures, je vous appellerai et je vous dirai tout ce qu’il faut. Vous n’aurez à vous occuper de rien, on vous conduira où vous devez aller et personne ne vous importunera. Vu ?

Après un moment de silence, Marguerite répondit :

– Vu. C’est de l’or pur, à en juger par le poids. Enfin, je me rends parfaitement compte qu’on est en train de me soudoyer pour m’entraîner dans une sombre histoire qui me coûtera sans doute très cher…

– Qu’est-ce que c’est ? siffla Azazello. Vous n’allez pas recommencer ?…

– Non, attendez !…

– Rendez-moi cette crème !

Marguerite serra la boîte dans sa main et reprit :

– Non, attendez… Je sais ce qui m’attend. Mais j’y vais, je suis prête à tout pour lui, parce que je n’ai plus d’autre espoir au monde. Mais je vous avertis que, si vous me perdez, ce sera honteux de votre part ! Honteux ! Je me perds par amour !

Marguerite se frappa la poitrine et regarda le soleil.

– Rendez-moi ça ! cria Azazello furieux. Rendez-moi ça, et au diable toute cette histoire ! Que Béhémoth s’en occupe !

– Oh non ! s’exclama Marguerite, d’une voix qui fit se retourner les passants. Je suis d’accord pour tout, je suis d’accord pour me barbouiller de crème et toute cette comédie, je suis d’accord pour aller à tous les diables ! Je garde la boîte !

– Bah ! s’écria soudainement Azazello et, regardant avec des yeux ronds le grillage du jardin, il montra quelque chose du doigt.

Marguerite se tourna dans la direction que lui indiquait Azazello, mais ne vit rien de particulier. Elle se retourna alors vers Azazello pour lui demander ce que signifiait ce stupide « bah ! », mais il n’y avait plus personne pour lui fournir cette explication : le mystérieux interlocuteur de Marguerite avait disparu.

Marguerite mit vivement la main dans son sac, où elle avait caché la boîte juste avant ce « bah ! », et s’assura qu’elle était toujours là. Alors, sans plus réfléchir, Marguerite sortit rapidement du jardin Alexandrovski.

CHAPITRE XX. La crème d’Azazello

À travers les branches d’un érable, la pleine lune se découpait dans le ciel pur du soir. Dans le jardin, l’ombre des tilleuls et des acacias dessinait de complexes arabesques. La triple fenêtre de l’encorbellement, tous battants ouverts mais obstruée par le store, laissait s’écouler une débauche de lumière électrique. Dans la chambre de Marguerite, toutes les lumières brûlaient. Elles éclairaient le plus complet désordre.

Sur le couvre-pied du lit gisaient pêle-mêle des corsages, des bas et du linge, des sous-vêtements chiffonnés traînaient à même le plancher à côté d’un coffret de cigarettes que quelqu’un avait écrasé par nervosité. Des souliers étaient posés sur la table de nuit, à côté d’une tasse de café inachevée et du cendrier où fumait un mégot. Une robe de soirée noire était accrochée au dossier d’une chaise. La chambre était remplie d’effluves de parfums, auxquels se mêlait, venue on ne sait d’où, l’odeur d’un fer à repasser chauffé au rouge.

Nue sous un peignoir de bain mais chaussée de souliers de daim noir, Marguerite était assise devant un trumeau. Une petite montre-bracelet d’or était posée devant elle, près de la boîte que lui avait donnée Azazello, et Marguerite ne quittait pas le cadran des yeux.

Par moments, elle avait l’impression que la montre était arrêtée et que les aiguilles n’avançaient plus. Mais elles avançaient, quoique très lentement, comme si elles collaient au cadran. Enfin, la grande aiguille indiqua la vingt-neuvième minute de neuf heures. Le cœur de Marguerite battit à se rompre, de sorte que, sur le moment, elle ne put même pas poser la main sur la boîte. Mais elle se reprit, ouvrit la boîte et vit qu’elle était remplie d’une crème jaunâtre et grasse dont l’odeur lui rappela celle d’un marécage bourbeux. Du bout du doigt, Marguerite appliqua une touche de crème sur la paume de sa main ; l’odeur de forêt humide et d’herbe des marais se fit plus forte. Marguerite commença alors à enduire de crème son front et ses joues.

La crème s’étalait aisément et – sembla-t-il à Marguerite – s’évaporait aussitôt. Après quelques minutes de massage, Marguerite se regarda dans la glace et, de saisissement, laissa choir la boîte sur sa montre, dont le verre se fendilla en tous sens. Elle ferma les yeux, les rouvrit, se contempla de nouveau et partit d’un rire fou, irrépressible.

Ses sourcils, affilés au bout en fines pointes, s’épaississaient en arcs noirs d’une régularité parfaite, au-dessus de ses yeux dont l’iris vert avait prit un vif éclat. La mince ride qui, depuis octobre, c’est-à-dire depuis la disparition du Maître, coupait verticalement la racine de son nez était complètement effacée. Les ombres jaunes qui ternissaient ses tempes, ainsi que les pattes d’oie qui ridaient imperceptiblement le coin de ses yeux, s’étaient également effacées. Une teinte rose uniforme colorait ses joues, son front était devenu blanc et pur, et ses cheveux artificiellement bouclés par le coiffeur s’étaient dénoués.

Dans la glace, la Marguerite de trente ans était contemplée par une jeune femme de vingt ans, à la souple chevelure noire naturellement ondulée, qui riait sans retenue en montrant toutes ses dents.

Réprimant enfin son rire, Marguerite, d’un geste vif, se débarrassa de son peignoir, puisa largement dans le pot la légère crème grasse et en enduisit énergiquement son corps nu. Aussitôt, celui-ci devint rose et chaud. En même temps se dissipa, comme si on venait d’ôter une aiguille de son cerveau, la douleur lancinante qui avait enserré ses tempes toute la soirée, depuis la rencontre de l’inconnu dans le jardin Alexandrovski ; les muscles de ses bras et de ses jambes s’affermirent, et enfin le corps de Marguerite perdit toute pesanteur.

Elle fit un léger bond et resta suspendue en l’air, à une faible hauteur au-dessus du tapis, puis elle redescendit lentement et se posa à terre.

– Ah ! cette crème ! s’écria Marguerite en se jetant dans un fauteuil.

La crème magique ne l’avait pas seulement changée extérieurement. En elle, partout, dans chaque cellule de son corps, bouillonnait la joie, comme des bulles dont elle éprouvait le picotement dans tout son être. Marguerite se sentait libre, libre de toute entrave. En outre, elle comprit, avec une évidence aveuglante, que venait de se produire, précisément, ce que lui avait annoncé son pressentiment du matin, et qu’elle allait quitter cette maison – et son ancienne vie – pour toujours. Mais une pensée surgit encore de cette ancienne vie, pour lui rappeler qu’elle avait encore un dernier devoir à accomplir, avant de commencer cette vie nouvelle, extraordinaire, qui l’appelait irrésistiblement là-haut, à l’air libre. Toujours nue, elle s’éleva dans les airs, quitta la chambre et, en quelques bonds légers, gagna le bureau de son mari. Elle fit de la lumière et s’élança vers la table. Sur une feuille arrachée à un bloc-notes, elle écrivit d’un seul jet, au crayon, d’une grande écriture rapide, le message suivant :

Pardonne-moi, et oublie-moi aussi vite que possible. Je te quitte pour toujours. Ne me cherche pas, ce serait peine perdue. Les malheurs qui m’ont frappée et le chagrin ont fait de moi une sorcière. Il est temps. Adieu. Marguerite.

L’âme parfaitement soulagée, Marguerite revint vivement dans sa chambre. Natacha, les bras chargés de vêtements, entra sur ses talons. D’un seul coup, tout ce qu’elle portait – cintres de bois garnis de robes, châles de dentelle, souliers de satin bleu sur leurs embauchoirs, ceintures –, tout cela se répandit sur le parquet, et Natacha joignit ses deux mains libres.

– Alors, je suis belle ? s’écria d’une voix rauque Marguerite Nikolaïevna.

– Belle ? Seigneur ! murmura Natacha en reculant. Comment avez-vous fait, Marguerite Nikolaïevna ?

– C’est la crème ! La crème, la crème ! répondit Marguerite en montrant du doigt l’étincelante boîte d’or et en virevoltant devant la glace.

Oubliant les vêtements froissés qui traînaient à terre, Natacha courut au trumeau et, les yeux brûlants d’avidité, regarda fixement l’onguent. Ses lèvres murmurèrent des mots indistincts. Elle se retourna vers Marguerite et dit, avec une sorte de vénération :

– Et la peau, dites ? Marguerite Nikolaïevna, elle brille, votre peau !

À ce moment, elle reprit ses sens et courut ramasser une robe qu’elle secoua pour la défroisser.

– Laissez ! Laissez ! lui cria Marguerite. Au diable tout ça ! Jetez tout ! Ou plutôt non, gardez tout ça pour vous, en souvenir. Je dis : gardez ça en souvenir. Emportez tout ce qu’il y a dans la chambre !

Comme paralysée par la stupeur, Natacha considéra un moment Marguerite, puis se jeta à son cou, l’embrassa et cria :

– Du satin ! Douce et brillante comme du satin ! Et les sourcils, les sourcils !

– Prenez toutes ces nippes, prenez les parfums, emportez tout ça chez vous, serrez-le dans un coffre, s’exclama Marguerite, mais n’emportez pas les objets précieux, on vous accuserait de vol !

Vivement, Natacha fit un balluchon de tout ce qui lui tombait sous la main – robes, souliers, bas et linge –, et sortit de la chambre en courant.

À ce moment, de l’autre côté de la rue, une fenêtre ouverte déversa soudain les accords tonitruants d’une valse échevelée, et on entendit en même temps le halètement d’une voiture qui s’arrêtait près de la grille du jardin.

– Azazello va téléphoner ! s’écria Marguerite en écoutant le flot de musique qui se répandait dans la rue. Il va téléphoner ! Et l’étranger n’est pas dangereux, oh oui, je sais maintenant qu’il n’est pas dangereux !

Dans un grondement de moteur, la voiture s’éloigna. Le portillon de la grille claqua, et des pas retentirent sur les dalles de l’allée.

« C’est Nikolaï Ivanovitch, je le reconnais à son pas, pensa Marguerite. En guise d’adieu, il faudrait lui faire quelque chose, quelque chose d’intéressant et de drôle. »

Marguerite ouvrit vivement le rideau, s’assit de biais sur le bord de la fenêtre et entoura son genou de ses mains. La lumière de la lune caressait son côté droit. Marguerite leva le visage vers la lune et prit un air rêveur et poétique. Dans le jardin, les pas résonnèrent encore à deux reprises, et se turent soudainement. Après avoir admiré la lune encore un instant, et poussé un soupir pour parfaire le tableau, Marguerite tourna la tête vers le jardin et aperçut, effectivement, Nikolaï Ivanovitch, qui habitait le rez-de-chaussée de la grande maison. La lune l’éclairait vivement. Nikolaï Ivanovitch était assis sur un banc, mais il était visible qu’il s’était laissé tomber sur ce banc inopinément, sans le vouloir. Son pince-nez était mis de travers, et il serrait son porte-documents dans ses bras.

– Ah ! comment allez-vous, Nikolaï Ivanovitch ? dit Marguerite d’une voix triste. Bonsoir ! Vous venez d’une réunion ?

Nikolaï Ivanovitch ne répondit pas.

– Eh bien, moi, continua Marguerite en se penchant un peu plus au-dessus du jardin, je suis seule, comme vous le voyez, je m’ennuie, je regarde la lune et j’écoute cette valse…

Marguerite se passa la main gauche sur la tempe pour remettre en place une mèche de cheveux, puis dit d’un air fâché :

– Vous n’êtes guère poli, Nikolaï Ivanovitch ! Enfin, tout de même, je suis une femme ! C’est mufle de ne pas répondre quand on vous parle.

Nikolaï Ivanovitch, dont on distinguait, à la lumière de la lune, jusqu’au dernier bouton du gilet gris, jusqu’au dernier poil lustré de la barbiche en pointe, partit soudain d’un petit rire saugrenu, se leva et, ne sachant manifestement, dans son trouble, ce qu’il faisait, au lieu d’ôter son chapeau, battit l’air de sa serviette et plia les genoux comme s’il voulait exécuter une danse russe.

– Ah ! que vous êtes barbant, Nikolaï Ivanovitch ! continua Marguerite. D’ailleurs, j’en ai par-dessus la tête de vous tous, et plus que je ne saurais dire ! Ah ! comme je suis heureuse de vous quitter ! Allez donc au diable !

À ce moment, dans la chambre à coucher, derrière Marguerite, le téléphone sonna. Marguerite sauta en bas de la fenêtre et oubliant complètement Nikolaï Ivanovitch, elle saisit le récepteur.

– Ici Azazello, dit une voix dans l’appareil.

– Cher, cher Azazello ! s’écria Marguerite.

– Il est temps. Envolez-vous, dit Azazello d’un ton qui montrait que les dispositions sincèrement enthousiastes de Marguerite lui étaient fort agréables. Quand vous passerez au-dessus de la grille du jardin, vous crierez « invisible ». Ensuite, faites un tour au-dessus de la ville pour vous habituer, puis filez vers le sud, hors de la ville, droit sur la rivière. On vous attend !

Marguerite raccrocha, et au même instant, dans la pièce voisine, quelque chose clopina comme une jambe de bois et vint heurter le vantail de la porte. Aussitôt, Marguerite ouvrit celle-ci, et un balai, la brosse en l’air, entra en dansant dans la chambre. De l’extrémité de son manche, il frappa quelques coups sur le plancher et s’élança vers la fenêtre. Marguerite poussa un cri de ravissement, et d’un bond, enfourcha le balai. À cet instant seulement, elle se souvint que, dans tout ce remue-ménage, elle avait complètement oublié de s’habiller. Elle galopa jusqu’à son lit et saisit la première chose qui lui tomba sous la main – une combinaison bleu ciel. Brandissant celle-ci comme un étendard, elle s’envola par la fenêtre. Dans le jardin, la valse redoubla d’intensité.

De la fenêtre, Marguerite se laissa glisser vers le sol et vit Nikolaï Ivanovitch, toujours assis sur son banc. Celui-ci paraissait changé en statue et complètement abasourdi par les cris et le tintamarre qui s’étaient déchaînés dans la chambre illuminée de ses voisins du dessus.

– Adieu, Nikolaï Ivanovitch ! s’écria Marguerite en venant voleter devant lui.

Nikolaï Ivanovitch fit « oh ! », laissa choir sa serviette et se mit à glisser le long du banc en s’agrippant des deux mains au dossier.

– Adieu à jamais ! Je m’envole ! cria Marguerite, dont la voix couvrit la musique.

Elle s’aperçut à ce moment qu’elle n’avait aucun besoin de sa combinaison bleu ciel et avec un rire mauvais, elle en couvrit la tête de Nikolaï Ivanovitch. Aveuglé, celui-ci glissa du banc et s’écroula bruyamment sur les dalles de l’allée.

Marguerite se retourna pour regarder une dernière fois la maison où elle avait si longtemps souffert. À la fenêtre inondée de lumière, elle aperçut, décomposé par la stupéfaction, le visage de Natacha.

– Adieu, Natacha ! lança Marguerite, et elle redressa son balai.

– Invisible ! Invisible ! cria-t-elle encore plus haut.

À travers les branches de l’érable qui, au passage, lui fouettèrent légèrement la figure, elle atteignit la grille, passa au-dessus et s’envola dans la rue suivie par le tourbillon effréné de la valse.

CHAPITRE XXI. Dans les airs

Invisible et libre ! Invisible et libre !… Ayant survolé sa rue dans sa longueur, Marguerite tomba dans une autre rue qui coupait la sienne à angle droit. C’était une longue ruelle tortueuse, aux façades lépreuses et rapiécées. À l’angle se trouvait une de ces échoppes de planches, à la porte de guingois, où l’on vend du pétrole dans des gobelets et des flacons de produits contre les parasites. Marguerite franchit cette ruelle d’un bond, et comprit tout de suite que, même dans la délectation que lui procuraient son entière liberté et son invisibilité, elle devait conserver une certaine prudence. Elle n’eut que le temps, en effet, de freiner, par une sorte de miracle, alors qu’elle allait se fracasser mortellement contre un vieux réverbère qui se dressait de travers au coin de la rue. Marguerite s’en écarta, maintint plus solidement son balai et se mit à voler plus lentement, en prenant garde aux fils électriques et aux enseignes suspendus au-dessus du trottoir.

La troisième rue la conduisit directement à la place de l’Arbat. Tout à fait familiarisée, maintenant, avec la conduite de son balai, Marguerite avait compris que celui-ci obéissait à la moindre pression de ses mains ou de ses jambes, et que, tant qu’elle serait au-dessus de la ville, elle devrait être très attentive et ne pas se livrer à trop d’extravagances. Par ailleurs, elle avait constaté dès le début que, de toute évidence, personne ne la voyait voler. Personne, en effet, n’avait levé la tête, ni n’avait crié « Regarde, regarde ! », personne ne s’était jeté de côté, n’avait glapi ni n’était tombé en syncope, personne n’avait éclaté d’un rire dément.

Marguerite volait sans bruit, lentement, en restant à peu près au niveau du deuxième étage des maisons. Cela ne l’empêcha pas, cependant, à l’entrée de la place de l’Arbat brillamment illuminée, de commettre une légère erreur de parcours et de heurter de l’épaule un disque lumineux sur lequel était peinte une flèche. Cela la mit en colère. Elle fit reculer son obéissante monture, prit du champ, puis se jeta sur le disque, manche en avant, et le brisa en mille morceaux. Les éclats de verre tombèrent avec fracas sur le trottoir. Des passants s’écartèrent vivement, des coups de sifflet retentirent, tandis que Marguerite, ayant accompli cet exploit inutile, s’éloignait en riant.

« Sur l’Arbat, il faut que je fasse très attention, pensa Marguerite. C’est tellement emmêlé qu’on a du mal à s’y reconnaître. » Elle plongea dans l’enchevêtrement des fils où elle se mit à louvoyer. Sous elle, glissaient les toits des autobus, des trolleybus et des voitures, tandis que sur les trottoirs elle voyait s’écouler des fleuves de casquettes. Par endroits, des ruisseaux s’en détachaient pour aller se perdre dans les antres flamboyants des magasins ouverts la nuit.

« Quel fouillis ! pensa Marguerite fâchée. Impossible de tourner. » Elle traversa l’Arbat, s’éleva un peu, à la hauteur du quatrième étage, passa devant des tubes lumineux éblouissants, au coin d’un théâtre, et se glissa dans une rue étroite bordée de hautes maisons. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et partout on entendait la musique retransmise par la radio. Par curiosité, Marguerite jeta un coup d’œil à l’une des fenêtres. C’était une cuisine. Deux réchauds à pétrole y ronflaient, devant lesquels deux femmes, cuiller en main, se querellaient aigrement.

– Il faut éteindre la lumière quand vous sortez des cabinets, voilà ce que j’ai à vous dire, Pélagueïa Petrovna ! dit l’une des femmes en surveillant une casserole où une quelconque tambouille mijotait en projetant de petits nuages de vapeur. Sinon, on votera pour votre expulsion.

– Vous êtes une belle garce, vous aussi, répondit l’autre.

– Vous êtes des garces, toutes les deux, dit à haute voix Marguerite en entrant par la fenêtre.

Les deux femmes se retournèrent aussitôt, et restèrent figées sur place, leur cuiller sale à la main. Marguerite avança prudemment le bras entre les deux ennemies et éteignit les réchauds. Les femmes poussèrent un cri et demeurèrent bouche bée. Mais Marguerite, qui s’ennuyait déjà dans cette cuisine, avait regagné la rue.

À l’extrémité de celle-ci son attention fut attirée par une énorme et luxueuse maison de huit étages, de construction visiblement toute récente. Marguerite descendit et, après avoir atterri, elle constata que la façade de cette maison était couverte de marbre noir, que ses portes étaient larges et que derrière leurs vitres on apercevait la casquette galonnée d’or et les boutons d’uniforme d’un portier. Au-dessus des portes étaient inscrits en lettres d’or les mots « Maison du Dramlit ».

Plissant les yeux, Marguerite examina cette inscription en essayant de deviner ce que pouvait bien signifier ce mot : Dramlit. Prenant son balai sous son bras, Marguerite poussa l’une des portes dont le battant heurta le portier stupéfait, et aperçut près de l’ascenseur, sur le mur, un grand tableau noir où étaient inscrits en lettres blanches les noms des locataires et les numéros des appartements.

L’inscription « Maison des dramaturges et des littérateurs » qui couronnait cette liste arracha à Marguerite un cri étouffé. Elle prit un peu de hauteur et commença, avec une curiosité avide, à lire les noms : Khoustov, Dvoubratski, Kvant, Bieskoudnikov, Latounski…

– Latounski ! siffla Marguerite. Latounski ! Mais c’est lui… celui qui a causé le malheur du Maître !

Le portier sursauta et regarda le tableau noir en roulant les yeux effarés, et en essayant de comprendre ce miracle : la liste des locataires qui se met à crier !

Pendant ce temps, Marguerite montait l’escalier d’un vol impétueux, en se répétant avec une sorte d’ivresse :

– Latounski quatre-vingt-quatre… Latounski quatre-vingt-quatre…

À gauche, le 82 – à droite, le 83 – un peu plus haut, à gauche – le 84 ! C’est ici ! Et voilà sa carte « O. Latounski ».

Marguerite sauta à bas de son balai et rafraîchit avec plaisir les plantes brûlantes de ses pieds sur le marbre froid du palier. Elle sonna une fois, puis une deuxième. Personne n’ouvrit. Elle appuya plus énergiquement sur le bouton, et perçut le carillon qu’elle déclenchait dans l’appartement de Latounski. Oui, jusqu’à son dernier souffle, l’habitant de l’appartement n° 84, au huitième étage, devra être reconnaissant au défunt Berlioz, d’abord de ce que le président du Massolit soit tombé sous un tramway et ensuite de ce que la cérémonie funéraire ait été organisée justement ce soir-là. Il était né sous une heureuse étoile, le critique Latounski : grâce à elle, il échappa à la rencontre de Marguerite, devenue – ce vendredi-là – sorcière.

Personne n’ouvrit. Alors, d’un seul élan, Marguerite plongea jusqu’en bas, comptant les étages en passant. Arrivée au rez-de-chaussée, elle fila dans la rue et là, recompta les étages et regarda en haut pour trouver les fenêtres de l’appartement de Latounski. Sans aucun doute, c’était les cinq fenêtres obscures situées à l’angle de l’immeuble, au huitième étage. Marguerite s’éleva aussitôt jusque-là, et quelques secondes après elle entrait par une fenêtre ouverte dans une pièce obscure, traversée seulement par un étroit rayon de lune argenté. Marguerite suivit ce rayon et chercha à tâtons l’interrupteur. En moins d’une minute tout l’appartement était éclairé. Le balai fut déposé dans un coin. Après s’être assurée qu’il n’y avait personne, Marguerite ouvrit la porte du palier et vérifia que la carte de visite était bien là. Elle y était : Marguerite ne s’était pas trompée.

Oui, on dit qu’aujourd’hui encore le critique Latounski pâlit au souvenir de cette terrible soirée, et qu’aujourd’hui encore, il prononce avec vénération le nom de Berlioz. On ne sait pas du tout quelle sombre et hideuse affaire criminelle eût marqué cette soirée : toujours est-il que lorsque Marguerite sortit de la cuisine, elle tenait un lourd marteau à la main.

Invisible et nue, la femme volante avait beau s’exhorter au calme, ses mains tremblaient d’impatience. Visant soigneusement, Marguerite abattit son marteau sur les touches du piano à queue. Ce fut le premier hurlement plaintif qui traversa l’appartement. Complètement innocent en cette affaire, l’instrument de salon fabriqué par Becker en poussa un cri d’autant plus frénétique. Les touches sautèrent, et les morceaux d’ivoire volèrent de tous côtés. L’instrument gronda, hurla, résonna, râla.

Avec un claquement de coup de revolver, la table d’harmonie se rompit. Le souffle court, Marguerite arracha et broya les cordes à coups de marteau. À bout de souffle enfin, elle se jeta dans un fauteuil pour respirer.

Une cataracte d’eau gronda dans la salle de bains et dans la cuisine. « Ça doit commencer à couler par terre… », pensa Marguerite, et elle ajouta à haute voix :

« Mais il ne faut pas que je m’éternise ici. »

De la cuisine, l’eau coulait déjà dans le corridor. Ses pieds nus pataugeant dans les flaques, Marguerite remplit plusieurs seaux d’eau dans la cuisine, les porta dans le cabinet de travail du critique et les vida dans les tiroirs du bureau. Après avoir brisé à coups de marteau, dans ce même cabinet, les portes d’une bibliothèque, elle passa dans la chambre à coucher. Là, elle brisa une armoire à glace, y prit un costume du critique et alla le noyer dans la baignoire.

Puis elle saisit, sur le bureau, un encrier plein qu’elle alla vider dans le somptueux lit à deux places.

La destruction à laquelle se livrait Marguerite lui procurait une ardente jouissance, mais, en même temps, l’impression persistait en elle que les résultats obtenus demeuraient, somme toute, dérisoires.

Elle se mit alors à faire n’importe quoi. Dans la pièce où se trouvait le piano, elle brisa les potiches de plantes grasses. Mais elle s’interrompit, retourna dans la chambre et déchira les draps à l’aide d’un couteau de cuisine. Puis elle cassa les sous-verre. Elle ne se sentait pas fatiguée, mais son corps ruisselait de sueur.

Pendant ce temps, dans l’appartement 82, situé au-dessous de celui de Latounski, la bonne du dramaturge Kvant buvait du thé à la cuisine et prêtait l’oreille avec perplexité au va-et-vient incessant, accompagné de tintements et de fracas divers, qu’elle entendait au-dessus d’elle. Levant les yeux au plafond, elle vit tout à coup sa belle couleur blanche se changer en une teinte d’un bleu cadavérique. La tache s’élargissait à vue d’œil, et bientôt des gouttes d’eau se gonflèrent à sa surface. Ébahie par ce phénomène, la bonne resta assise deux minutes, jusqu’à ce qu’une véritable pluie se mît à tomber du plafond. Alors, elle sauta sur ses pieds et plaça une cuvette à terre, sous la tache ; mais cela ne servit à rien, car la pluie s’élargit rapidement et commença à arroser la cuisinière à gaz et la table chargée de vaisselle. Poussant des cris, la bonne de Kvant sortit alors en courant de l’appartement et monta l’escalier quatre à quatre. L’instant d’après, la sonnette retentissait chez Latounski.

– Tiens, on sonne… Il est temps de partir, dit Marguerite.

Elle enfourcha son balai, en écoutant la voix de femme qui criait par le trou de la serrure :

– Ouvrez ! ouvrez ! Doussia, ouvre ! Vous avez une fuite d’eau, ou quoi ? Ça inonde chez nous !

Marguerite s’éleva d’un mètre au-dessus du sol et frappa le lustre. Deux lampes éclatèrent, et des pendeloques volèrent de tous côtés. Sur le palier, les cris cessèrent et firent place à un piétinement. Marguerite s’envola par la fenêtre et une fois dehors leva le bras et donna un coup de marteau dans la vitre. Celle-ci explosa, et, le long de la muraille revêtue de marbre, les éclats de verre dégringolèrent en cascade. Marguerite passa à la fenêtre suivante. Tout en bas, au-dessous d’elle, des gens couraient sur le trottoir, et l’une des deux voitures qui stationnaient devant l’entrée vrombit et s’éloigna.

Quand elle en eut terminé avec les fenêtres de Latounski, Marguerite vogua jusqu’à l’appartement voisin. Les coups se multiplièrent, la rue s’emplit de fracas et de tintements de verre brisé. Le portier sortit en trombe de l’entrée principale, regarda en l’air, hésita un moment, manifestement incapable de trouver tout de suite la décision adéquate, puis fourra un sifflet dans sa bouche et se mit à siffler comme un enragé. Particulièrement excitée par ce sifflement, Marguerite démolit la dernière fenêtre du huitième étage, puis descendit au septième, où elle continua de briser les carreaux.

Excédé par sa longue oisiveté derrière les portes vitrées, le portier mit toute son âme dans ses coups de sifflet, qui accompagnaient Marguerite avec précision, comme un contrepoint. Aux silences – quand Marguerite passait d’une fenêtre à l’autre – il reprenait son souffle ; puis, à chaque coup de marteau donné par Marguerite, il gonflait ses joues et s’époumonait, vrillant l’air nocturne jusqu’au ciel.

Ses efforts, joints à ceux de Marguerite en furie, donnèrent des résultats considérables. Dans l’immeuble, ce fut la panique. Les fenêtres encore intactes s’ouvraient violemment, des têtes y apparaissaient pour disparaître aussitôt ; ceux qui avaient laissé leurs croisées ouvertes les refermaient précipitamment. Dans les maisons d’en face, les embrasures éclairées laissaient voir des silhouettes noires : on cherchait à comprendre comment, sans aucune raison apparente, les vitres du Dramlit pouvaient voler en éclats.

Dans la rue, une foule se rassemblait autour de la maison du Dramlit, tandis qu’à l’intérieur, dans l’escalier, des gens couraient et s’agitaient dans le plus grand désordre. La bonne de Kvant criait à ceux qui passaient que « ça inondait chez elle » ; bientôt, la bonne de Khoustov, sortie de l’appartement 80 situé sous celui de Kvant, joignait sa voix à la sienne. Chez les Khoustov, il pleuvait dans la cuisine et dans les cabinets. Finalement, dans la cuisine de Kvant, une énorme plaque de plâtre se détacha du plafond et s’abattit sur la vaisselle sale qu’elle écrasa complètement. Alors, ce fut un véritable torrent qui se déversa à travers l’entrecroisement des lattes trempées qui pendaient. Des cris retentirent dans l’escalier n° 1.

En redescendant, Marguerite passa devant l’avant-dernière fenêtre du quatrième étage. Elle y jeta un coup d’œil et vit un homme qui, saisi par la panique, tentait de s’affubler d’un masque à gaz. Marguerite en brisa le verre d’un coup de marteau, ce qui causa à l’homme une telle frayeur qu’il s’enfuit immédiatement de chez lui.

Cette barbare dévastation prit fin d’une manière inattendue. Arrivée au troisième étage, Marguerite regarda par la dernière fenêtre, qu’obturait un léger rideau sombre. Elle ouvrait sur une chambre où luisait faiblement une veilleuse à abat-jour. Dans un petit lit à claire-voie était assis un garçonnet de quatre ans environ, qui écoutait tout ce bruit d’un air effrayé. Il n’y avait pas d’adultes dans la chambre : sans aucun doute, ils étaient tous sortis de l’appartement.

– Ils cassent des carreaux, dit le petit garçon, et il appela : Maman !

Personne ne répondit.

– Maman, j’ai peur, dit l’enfant.

Marguerite écarta le rideau et entra.

– J’ai peur, répéta l’enfant, et il se mit à trembler.

– N’aie pas peur, n’aie pas peur, mon petit, dit Marguerite en essayant d’adoucir sa voix maléfique enrouée par le vent. Ce sont des garnements qui ont cassé les carreaux.

– Avec des lance-pierres ? demanda le petit garçon, qui cessa de trembler.

– Oui, oui, avec des lance-pierres, affirma Marguerite. Et toi, dors.

– Alors, c’est Sitnik, dit le garçonnet, il a un lance-pierres.

– Mais bien sûr, c’est lui !

Le petit garçon jeta un regard malicieux autour de lui et demanda :

– Mais où tu es, madame ?

– Nulle part, répondit Marguerite. C’est un rêve que tu fais.

– C’est ce que je pensais, dit le petit garçon.

– Allonge-toi, ordonna Marguerite, mets ta main sous ta joue et je viendrai te voir dans ton rêve.

– Oui, viens, viens, acquiesça l’enfant, qui s’allongea aussitôt et mit sa main sous sa joue.

– Je vais te raconter une histoire, dit Marguerite en posant sa main brûlante sur la petite tête tondue. Il y avait une fois une dame… Elle n’avait pas d’enfant, et elle n’avait jamais eu de bonheur non plus. D’abord, elle pleura longtemps, et ensuite, elle devint méchante…

Marguerite se tut et retira sa main. L’enfant dormait.

Marguerite posa doucement le marteau sur l’appui de la fenêtre et s’envola dehors. Autour de la maison, c’était un véritable tohu-bohu. Sur le trottoir asphalté, semé de débris de verre, des gens couraient et criaient. Parmi eux, on distinguait déjà quelques uniformes de miliciens. Tout à coup une cloche tinta, et une voiture rouge de pompiers, munie d’une échelle, déboucha de la rue de l’Arbat.

Mais la suite des événements n’intéressait plus Marguerite. S’assurant qu’elle ne risquait pas de heurter quelque fil électrique, elle pressa le manche de son balai : en un instant, elle se trouva au-dessus du toit de l’infortunée maison. Sous elle, la rue s’inclina et s’enfonça entre les immeubles. Marguerite n’eut bientôt plus sous ses pieds qu’un entassement de toits, coupé à angles nets par des chemins lumineux. Soudain, tout bascula de côté et les longues chaînettes de lumières se mêlèrent et se confondirent en taches indistinctes.

Marguerite fit un nouveau bond. L’entassement des toits sembla alors englouti par la terre, et un lac de lumières électriques tremblotantes apparut à sa place. Tout à coup, ce lac se redressa verticalement, puis passa au-dessus de la tête de Marguerite, tandis que la lune resplendissait sous ses pieds. Comprenant qu’elle s’était retournée, Marguerite reprit une position normale. Elle constata alors que déjà le lac n’était plus visible, et qu’il ne restait derrière elle qu’une lueur rose au-dessus de l’horizon. En une seconde, celle-ci disparut à son tour, et Marguerite vit qu’elle volait seule en compagnie de la lune, qui se tenait au-dessus d’elle et à sa gauche. Depuis longtemps déjà les cheveux de Marguerite étaient dressés sur sa tête, et la clarté lunaire glissait le long de son corps avec un léger sifflement. À en juger par la rapidité avec laquelle, tout en bas, deux lignes de lumières espacées apparurent, se fondirent en un double trait continu, puis disparurent en arrière, Marguerite se rendit compte qu’elle volait à une prodigieuse vitesse, et fut très étonnée de ne ressentir aucune suffocation.

Quelques secondes s’écoulèrent. Très loin au-dessous d’elle, dans les ténèbres de la terre, naquit une nouvelle tache diffuse de lumière électrique qui, en l’espace de quelques secondes, glissa sous ses pieds, tournoya et disparut. Quelques secondes plus tard, le même phénomène se répéta.

– Des villes ! Des villes ! s’exclama Marguerite.

Après cela, elle aperçut deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à des lames de sabre aux reflets blafards, enchâssées dans des étuis de velours noir, et elle comprit que c’était des fleuves.

Levant la tête vers sa gauche, Marguerite s’émerveilla de voir que la lune semblait se précipiter comme une folle vers Moscou, et qu’en même temps, elle était étrangement immobile, puisque Marguerite y distinguait nettement, tournée vers la ville qu’elle avait quittée, une figure énigmatique et sombre, qui tenait à la fois du dragon et du petit cheval bossu des légendes.

Marguerite fut alors saisie par l’idée qu’au fond, elle avait tort de presser son balai avec tant d’ardeur, qu’elle se privait ainsi de la possibilité de voir les choses comme il convenait, de jouir pleinement de son voyage aérien. Quelque chose lui suggérait que, là où elle allait, on l’attendait de toute façon, et qu’elle n’avait donc aucune raison de se maintenir à cette hauteur et à cette vitesse, où elle s’ennuyait.

Elle abaissa la brosse de son balai, dont le manche se releva par-derrière, et, ralentissant considérablement son allure, elle descendit vers la terre. Cette glissade – comme sur un wagonnet de montagnes russes – lui procura le plus intense plaisir. Le sol, jusqu’alors obscur et confus, montait vers elle, et elle découvrait les beautés secrètes de la terre au clair de lune. La terre s’approcha encore, et Marguerite reçut par bouffées la senteur des forêts verdissantes. Plus bas, elle survola les traînées de brouillard qui s’étalaient sur un pré humide de rosée, puis elle passa au-dessus d’un étang. À ses pieds, les grenouilles chantaient en chœur. Elle perçut au loin, avec une bizarre émotion, le grondement d’un tram. Bientôt, elle put le voir. Il s’étirait lentement semblable à une chenille, et projetait en l’air des étincelles. Marguerite le dépassa, survola encore un plan d’eau miroitant où flottait une seconde lune, descendit plus bas encore et continua de voler, effleurant des pieds la cime des pins gigantesques.

À ce moment, un affreux bruissement d’air déchiré, qui se rapprochait rapidement, se fit entendre derrière Marguerite. Peu à peu, à ce sifflement d’obus, se joignit – déjà perceptible à des kilomètres de distance – un rire de femme. Marguerite tourna la tête et vit un objet sombre, de forme compliquée, qui la rattrapait. À mesure qu’il gagnait du terrain, l’objet se dessinait avec plus de netteté, et bientôt Marguerite put voir que c’était quelque chose qui volait, chevauchant une monture. Enfin, l’objet ralentit sa course en arrivant à la hauteur de Marguerite, et celle-ci reconnut Natacha.

Elle était nue, complètement échevelée, et elle avait pour monture un gros pourceau qui serrait entre ses sabots de devant un porte-documents, tandis que ses pattes de derrière battaient l’air avec acharnement. De temps à autre, un pince-nez, qui avait glissé de son groin et qui volait à côté de lui au bout de son cordon, jetait des reflets de lune, tandis qu’un chapeau tressautait sur sa tête et glissait parfois sur ses yeux. En l’examinant plus soigneusement, Marguerite reconnut dans ce pourceau Nikolaï Ivanovitch, et son rire sonore retentit au-dessus de la forêt, se mêlant au rire de Natacha.

– Natacha ! cria Marguerite d’une voix perçante. Tu t’es mis de la crème ?

– Ma toute belle ! répondit Natacha dont les éclats de voix firent tressaillir la forêt endormie. Ma reine de France, à lui aussi j’en ai mis, je lui ai barbouillé son crâne chauve !

– Princesse ! brailla le goret d’un ton larmoyant, tout en continuant à galoper sous sa cavalière.

– Ma toute belle Marguerite Nikolaïevna ! s’exclama Natacha en chevauchant à côté de Marguerite. C’est vrai, j’ai mis de la crème ! C’est que moi aussi, je veux vivre, je veux voler ! Pardonnez-moi maîtresse, mais je ne veux plus rentrer, pour rien au monde ! Ah ! comme on est bien, Marguerite Nikolaïevna !… Il m’a demandée en mariage, vous savez (Natacha planta son doigt dans le cou du pourceau qui ahanait de confusion), en mariage ! Comment m’as-tu appelée, dis ? cria-t-elle en se penchant à l’oreille du cochon.

– Déesse ! hurla celui-ci. Je ne peux pas voler aussi vite ! Je risque de perdre des papiers importants, Nathalie Prokofievna, je proteste !

– Hé, qu’ils aillent au diable, tes papiers ! dit Natacha avec un éclat de rire insolent.

– Oh ! Nathalie Prokofievna, si on nous entendait ! gémit le pourceau d’une voix implorante.

Galopant dans les airs à côté de Marguerite, Natacha raconta avec des éclats de rire ce qui s’était passé dans la propriété après que Marguerite se fut envolée par-dessus la grille.

Natacha avoua que, sans plus toucher aux objets qu’elle avait reçus en cadeau, elle s’était déshabillée en un tournemain et s’était empressée de se badigeonner de crème. L’effet de celle-ci fut exactement le même que pour sa maîtresse. Mais, tandis que Natacha, en riant de joie, se grisait devant la glace de sa beauté magique, la porte s’ouvrit et Nikolaï Ivanovitch parut. Fort ému, il tenait d’une main la combinaison bleu ciel de Marguerite Nikolaïevna, et de l’autre son propre chapeau et sa serviette. En voyant Natacha, Nikolaï Ivanovitch resta bouche bée. Reprenant un peu ses esprits, il expliqua, rouge comme une écrevisse, qu’il avait jugé de son devoir de ramasser la combinaison, de la rapporter personnellement…

– Et qu’as-tu dit ensuite, hein, vieux gredin ! s’écria Natacha avec des éclats de rire. Qu’as-tu dis, vieux débauché ! En as-tu promis, de l’argent ! Et tu as dit que Klavdia Petrovna ne saurait rien. Hein, dis, est-ce que je mens ?

À cette apostrophe, le pourceau ne put que détourner la tête d’un air penaud.

Tandis qu’elle gambadait dans la chambre, en riant, pour échapper aux entreprises de Nikolaï Ivanovitch, Natacha eut soudain l’idée de le barbouiller de crème. Le résultat la cloua sur place. En un instant, le visage de l’honorable habitant du rez-de-chaussée avait pris la forme d’un groin, et des sabots avaient poussé au bout de ses bras et de ses jambes. En se voyant dans la glace, Nikolaï Ivanovitch poussa un hurlement d’épouvante, mais il était trop tard. Et, quelques secondes plus tard, chevauché par Natacha, il s’envolait de Moscou le diable sait pour quelle destination, en sanglotant de désespoir.

– J’exige qu’on me rende mon aspect normal ! grogna soudain le cochon d’un ton à la fois furieux et suppliant. Je n’ai pas la moindre intention de me rendre, fût-ce en volant, à je ne sais quelle réunion illégale. Marguerite Nikolaïevna, vous devez ordonner à votre domestique de cesser cette absurdité !

– Ah ! tiens. Maintenant, je suis une domestique pour toi ? Une domestique, hein ? s’écria Natacha en pinçant l’oreille du cochon. Mais tout à l’heure j’étais une déesse ? Comment m’as-tu appelée ? Dis-le donc !

– Vénus ! gémit piteusement le pourceau en passant au-dessus d’un petit ruisseau qui chantait entre les pierres et en frôlant de ses sabots un buisson de noisetiers.

– Vénus ! Vénus ! s’exclama Natacha d’une voix triomphante, une main sur la hanche et l’autre tendue vers la lune.

– Marguerite ! Ma reine ! Obtenez qu’on me permette de rester sorcière ! Ils feront tout ce que vous demanderez, vous avez le pouvoir, maintenant !

– Très bien, c’est promis.

– Oh ! merci ! cria Natacha, puis elle jeta d’un ton brusque et un peu triste à la fois :

– Hue donc ! Hue ! Plus vite ! Allons avance !

Elle éperonna des talons les flancs de son cochon creusés par cette course folle et celui-ci bondit en avant avec une telle énergie que l’air parut se déchirer à nouveau. En l’espace d’un éclair, Natacha ne fut plus qu’un point noir, loin devant Marguerite, puis elle disparut tout à fait et le bruit de son vol s’éteignit.

Marguerite se trouvait maintenant dans une contrée déserte et inconnue, où elle se remit à voler lentement, au-dessus de monticules parsemés çà et là de roches erratiques entre lesquelles se dressaient des pins gigantesques. Et, tout en volant, Marguerite songeait qu’elle se trouvait probablement très loin de Moscou. Elle évolua entre les troncs que la lune argentait d’un côté. Son ombre légère glissait sur le sol devant elle, car la lune brillait maintenant dans son dos.

Marguerite sentit la proximité de l’eau et devina qu’elle était près du but. Laissant les pins en arrière, Marguerite vola doucement jusqu’à un escarpement crayeux au pied duquel, dans l’ombre, coulait une rivière. Le brouillard qui planait sur le paysage s’accrochait par lambeaux aux buissons de la falaise. L’autre rive était basse et plate. Sous un bosquet solitaire d’arbres aux branches nombreuses et enchevêtrées, on voyait vaciller les flammèches d’un feu de bois autour duquel des silhouettes s’agitaient confusément. Marguerite crut percevoir les sons aigrelets d’une musique guillerette. Au-delà, aussi loin que le regard pouvait porter dans la plaine argentée, on ne voyait aucune habitation, ni aucun signe de vie.

Marguerite sauta à bas de l’escarpement et descendit rapidement vers la rivière. Après sa course aérienne, l’eau l’attirait. Elle se débarrassa de son balai et, prenant son élan, se jeta dans l’eau la tête la première. Son corps léger s’y enfonça comme une flèche, en faisant rejaillir l’eau presque jusqu’à la lune. L’eau était tiède comme dans une baignoire. Remontant d’un coup de reins à la surface de l’abîme liquide, Marguerite nagea à satiété, dans la complète solitude de la nuit.

Près de Marguerite, il n’y avait personne, mais plus loin, derrière les buissons, il devait y avoir un autre baigneur, car on entendait quelqu’un s’ébrouer et éclabousser.

Marguerite regagna le rivage. Après le bain, son corps était brûlant. Elle ne ressentait aucune fatigue, et se mit à sautiller gaiement sur l’herbe humide.

Tout à coup, elle cessa de danser et dressa l’oreille. Les éclaboussements se rapprochèrent et, de derrière les buissons de jeunes saules, surgit un individu bedonnant, tout nu, mais coiffé d’un haut-de-forme de soie noire rejeté sur la nuque. Ses pieds étaient englués de vase, de sorte qu’il semblait chaussé de bottines noires. À en juger par la façon dont il soufflait et hoquetait, il devait être passablement ivre, ce qui fut d’ailleurs confirmé par l’odeur de cognac qui monta soudain de la rivière.

Apercevant Marguerite, le gros personnage la regarda fixement, puis brailla d’un air joyeux :

– Quoi ? Est-ce bien elle que je vois ? Claudine ! Mais c’est toi, veuve infatigable ! Toi ici ? et il se précipita pour la saluer.

Marguerite recula et répondit d’un air digne :

– Va-t’en au diable ! Qu’est-ce que tu me chantes avec ta Claudine ? Regarde à qui tu t’adresses, avant de parler !

Puis, après un instant de réflexion, elle ajouta à ses paroles un chapelet de jurons qu’il n’est pas permis de reproduire. Tout cela produisit sur le gros étourdi un effet immédiatement dégrisant.

– Oh ! s’exclama-t-il d’une voix faible en sursautant. Ayez la générosité de me pardonner, lumineuse reine Margot ! Je me suis mépris. La faute en est au cognac, maudit soit-il !

Le gros individu mit un genou en terre, ôta son haut-de-forme d’un geste large, s’inclina et se mit à marmonner, mêlant les mots russes et français, on ne sait quelles absurdités sur la noce sanglante à Paris d’un sieur ami, le sieur Hessart, sur le cognac, et sur le fait qu’il était accablé par sa navrante méprise.

– Tu feras mieux, sale bête, de mettre un pantalon, dit Marguerite radoucie.

Voyant que Marguerite n’était pas fâchée, le gros eut un large et radieux sourire, puis il déclara d’un air ravi que si, pour l’instant, il se trouvait sans pantalon, c’était uniquement parce que, par distraction, il l’avait laissé quelque part sur le bord de l’Ienisseï, où il s’était baigné d’abord, mais qu’il allait y faire un saut tout de suite, vu que c’était à deux pas ; après quoi, s’en remettant aux bonnes grâces et à la protection de Marguerite, il commença à battre en retraite à reculons, et recula ainsi jusqu’au moment où il glissa et tomba à la renverse dans la rivière. Mais tandis qu’il tombait à l’eau, son visage encadré de favoris ne se départit pas un instant de son sourire d’extase et de total dévouement.

Marguerite lança alors un sifflement strident, et le balai accourut aussitôt. Marguerite l’enfourcha et se transporta sur l’autre rive. Celle-ci, que l’ombre de la falaise n’atteignait pas, était inondée de lune.

Dès que Marguerite eut touché l’herbe humide, la musique, sous le bosquet de saules, joua avec plus de force et les gerbes d’étincelles s’envolèrent plus gaiement du feu de bois. Sous les branches couvertes de tendres chatons duveteux, on voyait à la clarté de la lune, assises sur deux rangs, des grenouilles mafflues qui, se gonflant comme de la baudruche, jouaient sur des pipeaux de bois une marche triomphale. Des brindilles pourries, phosphorescentes, accrochées aux branches, éclairaient les partitions, et la lueur vacillante du feu jouait sur les faces des grenouilles.

La marche était exécutée en l’honneur de Marguerite, et l’accueil qui lui fut réservé fut des plus solennels. Les diaphanes ondines qui dansaient au-dessus de la rivière interrompirent leur ronde et vinrent agiter au-devant de Marguerite de longues herbes aquatiques, tandis qu’au-dessus du rivage vert pâle et désert retentissaient leurs cris sonores de bienvenue. Des sorcières nues surgirent de derrière les saules, s’alignèrent sur un rang et plièrent les genoux en profondes révérences de cour. Une sorte de faune à pieds de chèvre se précipita pour baiser la main de Marguerite, étendit sur l’herbe un tissu de soie, s’informa si le bain de la reine avait été agréable, et l’invita à s’étendre un moment pour se reposer.

Marguerite obéit. Le faune lui présenta une flûte de champagne. Elle but, et en eut aussitôt le cœur réchauffé. Elle demanda alors où était Natacha, et on lui répondit que Natacha s’était déjà baignée, et que sur son pourceau elle était partie en avant, à Moscou, pour prévenir de la prochaine arrivée de Marguerite et aider à la préparation de sa toilette.

Une seule péripétie marqua le bref séjour de Marguerite sous les saules : un sifflement déchira l’air et un corps noir, manquant visiblement son but, tomba à l’eau. Quelques instants plus tard paraissait devant Marguerite le gros individu à favoris, qui s’était présenté à elle de façon si malencontreuse sur l’autre rive. Il avait eu le temps, apparemment, de filer, aller et retour, jusqu’à l’Ienisseï, car il était maintenant en habit, quoique mouillé des pieds à la tête. Le cognac lui avait derechef joué un mauvais tour, puisqu’en voulant atterrir, il s’était de nouveau flanqué à l’eau. Mais il n’avait pas perdu son sourire, même dans cette fâcheuse circonstance, et c’est en riant que Marguerite lui accorda sa main à baiser.

Ensuite, tout le monde se prépara au départ. Les ondines achevèrent leur danse dans un rayon de lune où elles s’évanouirent. Le faune demanda respectueusement à Marguerite comment elle était venue à la rivière. Apprenant qu’elle était venue à cheval sur un balai, il dit :

– Oh ! pourquoi ? Mais c’est tout à fait incommode !

En un instant, à l’aide de quelques bouts de bois, il confectionna une espèce de téléphone d’un aspect assez bizarre, dans lequel il réclama à on ne sait qui qu’on lui envoie une voiture dans la minute même. Ce qui fut fait, en moins d’une minute effectivement.

Sur une île vint s’abattre une voiture découverte de couleur isabelle. Seulement, la place du chauffeur était occupée non par un chauffeur ordinaire, mais par un freux noir à long bec qui portait une casquette de toile cirée et des gants à crispins. L’île fut aussitôt désertée. Les sorcières se dissipèrent dans un flamboiement de lune. Le feu s’éteignit et les bûches se couvrirent de cendres blanches.

L’homme aux favoris et le faune firent monter Marguerite dans la voiture isabelle et elle s’assit confortablement sur le large siège arrière. La voiture rugit et s’élança vers la lune. L’île disparut, la rivière disparut. Marguerite, à toute vitesse, rentrait à Moscou.

CHAPITRE XXII. Aux chandelles

Le ronronnement régulier de la voiture, qui volait très haut, berçait Marguerite, et la lumière de la lune la réchauffait agréablement. Fermant les yeux, elle offrit son visage au vent et pensa avec quelque tristesse à la rivière inconnue qu’elle venait de quitter et qu’elle ne reverrait sans doute jamais. Après toutes les sorcelleries et les prodiges de cette soirée, elle avait déjà deviné chez qui on la conduisait, mais cela ne lui faisait pas peur. L’espoir qu’elle avait d’y retrouver son bonheur la rendait intrépide. Du reste, elle n’eut pas l’occasion de s’abandonner longuement à ses rêves de félicité. Était-ce le freux qui connaissait particulièrement son affaire, ou la voiture qui était excellente, toujours est-il qu’au bout de peu de temps Marguerite, ouvrant les yeux, vit sous elle non plus une sombre forêt, mais le lac clignotant des lumières de Moscou. Le noir oiseau qui conduisait dévissa en plein vol la roue avant droite de la voiture. Enfin, il posa son véhicule dans un cimetière totalement désert du quartier Dorogomilovo.

Il laissa Marguerite, qui ne posa aucune question, et son balai près d’une pierre tombale, remit la voiture en marche et la dirigea droit sur un ravin qui se trouvait derrière le cimetière. Elle s’y précipita avec fracas et y périt. Au garde-à-vous, le freux rendit les honneurs, puis s’assit à califourchon sur la roue qu’il avait gardée et s’envola.

Aussitôt, un grand manteau noir surgit de derrière un monument funéraire. Un croc jaune brilla à la lueur de la lune, et Marguerite reconnut Azazello. D’un geste, celui-ci l’invita à s’asseoir sur son balai, lui-même sauta sur une longue rapière, et tous deux prirent leur essor. Quelques secondes plus tard, sans que personne ne les ait vus, ils débarquaient devant le 302 bis rue Sadovaïa.

Au moment où les deux voyageurs, balai et rapière sous le bras, s’engageaient sous la porte cochère, Marguerite remarqua un homme en casquette et hautes bottes qui s’y morfondait, attendant vraisemblablement quelqu’un. Si légers que fussent les pas d’Azazello et de Marguerite, l’homme les entendit et tressaillit d’un air inquiet, ne comprenant pas d’où ils venaient.

À l’entrée de l’escalier 6, ils rencontrèrent un deuxième homme qui ressemblait étrangement au premier. Et la même histoire se répéta. Les pas… l’homme se retourna et fronça les sourcils avec inquiétude. Mais quand la porte s’ouvrit et se referma, il s’élança à la suite des visiteurs invisibles, regarda de tous côtés dans l’entrée, mais naturellement ne vit rien.

Un troisième homme, réplique exacte du deuxième, et par conséquent du premier, montait la garde sur le palier du troisième étage. Il fumait une cigarette de tabac fort, et Marguerite toussa en passant devant lui. Comme piqué par une épingle, le fumeur bondit de la banquette où il était assis, jeta autour de lui des regards effarés, puis se pencha sur la rampe et regarda en bas. Cependant, Marguerite et son guide atteignaient déjà la porte de l’appartement 50.

Ils n’eurent pas besoin de sonner. Azazello ouvrit la porte sans bruit à l’aide d’une clef.

La première chose qui frappa Marguerite fut la profonde obscurité qui régnait dans les lieux. Il faisait noir comme dans un souterrain, de sorte qu’involontairement elle saisit un pan du manteau d’Azazello, craignant de trébucher contre un meuble. Mais, très loin et très haut, la flamme d’une lampe clignota dans les ténèbres et commença à se rapprocher d’eux. Tout en marchant, Azazello prit le balai sous le bras de Marguerite, et celui-ci, sans aucun bruit, disparut dans l’obscurité.

À ce moment, ils commencèrent à gravir un large escalier, et Marguerite eut l’impression qu’il n’aurait pas de fin. Elle se demanda avec une profonde surprise comment un escalier de dimensions aussi extraordinaires, et parfaitement palpable quoique invisible, pouvait tenir dans l’entrée d’un appartement moscovite ordinaire. Mais l’ascension eut une fin et Marguerite s’aperçut qu’elle était sur un palier. La lumière s’approcha tout près d’elle et Marguerite discerna le visage d’un homme de haute taille, vêtu de noir, qui tenait un bougeoir à la main. C’était Koroviev, alias Fagot, que ceux qui, ces jours-là, avaient eu le malheur de se trouver sur son chemin, n’auraient pas manqué de reconnaître même à la lueur défaillante de la chandelle.

Il est vrai que l’aspect de Koroviev avait beaucoup changé. La flamme tremblante se reflétait non plus dans ce lorgnon fêlé qui méritait depuis longtemps d’être jeté aux ordures, mais dans un monocle – à vrai dire fêlé lui aussi. Les moustaches qui ornaient son insolente physionomie étaient frisées et pommadées, et si le reste de sa personne semblait noir, c’est tout simplement qu’il était en habit. Seul son plastron était blanc.

Le magicien, le chantre, le sorcier, l’interprète, ou le diable sait quoi en réalité – Koroviev en un mot – s’inclina et, d’un geste large de la main qui tenait le bougeoir, il invita Marguerite à le suivre. Azazello avait disparu.

« Quelle bizarre soirée, pensa Marguerite. Je m’attendais à tout, sauf à cela. Ils ont une panne d’électricité, ou quoi ? Mais le plus curieux, c’est l’immensité de ce logement… Comment tout cela peut-il tenir dans un appartement moscovite ? C’est tout simplement impossible ! »

Quelque avare que fût la lumière fournie par la bougie de Koroviev, Marguerite put constater qu’elle se trouvait dans une salle immense, obscure, garnie de colonnes, et à première vue infinie. Koroviev s’arrêta près d’une sorte de divan, posa son bougeoir sur un socle, invita du geste Marguerite à s’asseoir, tandis que lui-même s’accoudait au socle, dans une pose étudiée.

– Permettez-moi de me présenter, dit d’une voix grinçante Koroviev. Koroviev. Cela vous étonne, qu’il n’y ait pas de lumière ? Vous avez pensé, naturellement, que c’était par mesure d’économie ? Nenni, nenni ! Si je mens, que le premier bourreau venu – un de ceux, par exemple, qui tout à l’heure auront l’honneur de se mettre à vos genoux – me tranche immédiatement la tête sur le socle que voici. Non, simplement, Messire n’aime pas la lumière électrique : nous ne la donnerons donc qu’au dernier moment. Mais alors, croyez-moi, nous n’en manquerons pas ! Il serait peut-être même préférable qu’il y en ait un peu moins.

Koroviev plaisait à Marguerite, et les boniments qu’il débitait avaient sur elle un effet apaisant.

– Non, répondit Marguerite, ce qui m’étonne le plus, c’est comment tout cela a pu entrer ici.

Et d’un geste du bras elle souligna l’immensité de la salle. Koroviev eut un sourire suave et malicieux qui fit jouer des ombres aux plis de son nez.

– C’est la chose la plus simple du monde ! répondit-il. Pour quiconque est familiarisé avec la cinquième dimension, c’est un jeu d’enfant d’agrandir son logement Jusqu’aux dimensions désirées. Je vous dirai même plus, très honorée madame ; le diable seul sait jusqu’à quelles limites on peut aller ! Du reste, continua à jacasser Koroviev, j’ai connu des gens qui n’avaient aucune notion de la cinquième dimension, ni en général aucune notion de quoi que ce soit, et qui néanmoins ont accompli de véritables miracles en matière d’agrandissement de leur logement. Tenez, par exemple, on m’a raconté l’histoire d’un citoyen de cette ville qui avait obtenu un appartement de trois pièces à Zemliany Val. Eh bien, sans cinquième dimension ni aucune de ces choses qui tournent la tête au commun des mortels, il transforma en un clin d’œil son appartement de trois pièces en un appartement de quatre pièces, en coupant une chambre en deux à l’aide d’une cloison. Ensuite, il l’échangea contre deux appartements situés dans des quartiers différents : un de deux pièces et l’autre de trois. Vous m’accordez que maintenant, il en avait donc cinq. Il échangea l’appartement de trois pièces contre deux appartements de deux pièces, et devint ainsi, comme vous le voyez vous-même, possesseur de six pièces, disséminées il est vrai dans tous les coins de Moscou. Il s’apprêtait à réussir son dernier et son plus beau coup – il avait déjà mis une annonce dans un journal, comme quoi il échangeait six pièces dans différents quartiers de Moscou contre un appartement de cinq pièces à Zemliany Val –, quand ses activités furent interrompues, pour des raisons tout à fait indépendantes de sa volonté. À ce que je crois, il vit maintenant dans une pièce, et j’ose affirmer que ce n’est certainement pas à Moscou. Voilà un rusé compère, n’est-ce pas ? Et vous venez me parler, après ça, de cinquième dimension !

Bien que Marguerite n’eût jamais parlé de cinquième dimension – c’était Koroviev, au contraire, qui en avait parlé – l’histoire des aventures immobilières du rusé compère la fit beaucoup rire. Mais Koroviev reprit :

– Bon, passons aux choses sérieuses, Marguerite Nikolaïevna. Vous êtes une femme fort intelligente, et bien entendu, vous avez deviné qui était notre hôte.

Le cœur de Marguerite battit plus vite, et elle acquiesça.

– Bon, parfait, dit Koroviev. Nous sommes ennemis de toute réticence et de tout mystère. Chaque année, messire donne un bal. Cela s’appelle le bal de la pleine lune de printemps, ou bal des rois. Un monde !… (Koroviev se prit les joues à deux mains, comme s’il avait mal aux dents.) D’ailleurs, j’espère que vous pourrez vous en convaincre par vous-même. Or, comme vous vous en doutez bien, évidemment, messire est célibataire. Mais, il faut une maîtresse de maison (Koroviev écarta les bras), vous conviendrez, n’est-ce pas, que sans maîtresse de maison…

Marguerite écoutait Koroviev, s’appliquant à ne souffler mot, avec une sensation de froid au cœur. L’espoir du bonheur lui tournait la tête.

– Il s’est donc établi une tradition, continua Koroviev. La maîtresse de maison, celle qui ouvre le bal, doit nécessairement porter le nom de Marguerite, d’abord – et ensuite, elle doit être native de l’endroit. Nous voyageons beaucoup, comme vous le savez, et pour le moment nous nous trouvons à Moscou. Nous y avons découvert cent vingt et une Marguerite, et figurez-vous (Koroviev se tapa sur la cuisse d’un air désespéré) que pas une ne convenait ! Enfin, par un heureux coup du sort…

Koroviev eut un sourire significatif et inclina le buste, et de nouveau, Marguerite eut froid au cœur.

– Soyons bref ! s’écria Koroviev. Soyons tout à fait bref : Acceptez-vous de vous charger de cette fonction ?

– J’accepte ! dit fermement Marguerite.

– Marché conclu, dit Koroviev, qui leva son bougeoir et ajouta : Veuillez me suivre.

Ils passèrent entre deux rangées de colonnes et débouchèrent enfin dans une autre salle, où régnait, on ne sait pourquoi, une forte odeur de citron, où l’on entendait toutes sortes de bruissements, et où quelque chose frôla la tête de Marguerite. Elle tressaillit.

– N’ayez pas peur, la rassura Koroviev d’un air suave en lui prenant le bras, ce sont des astuces mondaines de Béhémoth, rien de plus. Et en général, si je puis me permettre cette audace, je vous conseillerais, Marguerite Nikolaïevna, de n’avoir peur de rien, à aucun moment. Ce serait idiot. Le bal sera fastueux, je ne vous le cacherai pas. Nous verrons des personnes qui disposèrent, en leur temps, de pouvoirs extraordinairement étendus. Il est vrai que lorsqu’on pense à la petitesse microscopique de leurs moyens, comparés aux moyens de celui à la suite de qui j’ai l’honneur d’appartenir, tout cela devient ridicule, et même – dirai-je – affligeant… Du reste, vous êtes vous-même de sang royal.

– Pourquoi de sang royal ? murmura Marguerite avec effroi, en se rapprochant de Koroviev.

– Ah ! reine, badina l’intarissable bavard, les questions de sang sont les plus compliquées du monde ! Et si l’on interrogeait certaines arrière-grands-mères, et plus particulièrement celles qui jouissaient d’une réputation de saintes-nitouches, on apprendrait, très honorée Marguerite Nikolaïevna, des secrets étonnants ! Je ne commettrai pas un péché si, en parlant de cela, je pense à un jeu de cartes très curieusement battu. Il y a des choses contre lesquelles ne peuvent prévaloir ni les barrières sociales, ni même les frontières entre États. Je n’y ferai qu’une allusion : une reine française qui vivait au XVIe siècle aurait été probablement fort étonnée si on lui avait dit que, bien des années plus tard, sa ravissante arrière-arrière-arrière-arrière-petite-fille se promènerait à Moscou, aux bras d’un homme, à travers des salles de bal. Mais nous y voici.

Koroviev souffla sa bougie, qui disparut de sa main. Marguerite vit alors devant elle, sur le plancher, un rai de lumière, sous la sombre boiserie d’une porte. À cette porte, Koroviev frappa doucement. L’émotion de Marguerite était telle qu’elle claqua des dents et qu’un frisson courut dans son dos.

La porte s’ouvrit. La pièce était très petite. Marguerite y aperçut un vaste lit de chêne garni de draps crasseux et froissés et d’oreillers sales et fripés. Devant le lit on pouvait voir une table de chêne aux pieds sculptés, sur laquelle était posé un candélabre dont les branches et les bobèches avaient la forme de pattes d’oiseau griffues. Dans ces sept pattes d’or brûlaient sept grosses bougies de cire. La table était en outre chargée d’un grand et lourd jeu d’échecs dont les pièces étaient ciselées avec une extraordinaire finesse. Un tabouret bas était posé sur la descente de lit passablement usée. Il y avait encore une table qui portait une coupe d’or et un autre chandelier dont les branches étaient en forme de serpent. Une odeur de soufre et de goudron emplissait la chambre. Les ombres projetées par les flambeaux s’entrecroisaient sur le parquet.

Parmi les personnes présentes, Marguerite reconnut tout de suite Azazello, qui se tenait debout, en frac, près de la tête du lit. Ainsi habillé, il ne ressemblait plus à l’espèce de bandit qui était apparu à Marguerite dans le jardin Alexandrovski. Il s’inclina devant Marguerite avec une galanterie raffinée.

Une sorcière nue – cette même Hella qui avait jeté dans une si grande confusion l’honorable buffetier des Variétés –, celle aussi, hélas ! à qui, heureusement, le coq avait fait peur en cette nuit de la fameuse séance de magie noire, était assise sur la descente de lit et remuait dans une casserole quelque chose d’où s’échappait une vapeur sulfureuse.

Il y avait encore dans la chambre, assis sur un haut tabouret devant l’échiquier, un énorme chat noir qui tenait dans sa patte de devant un cavalier du jeu d’échecs.

Hella se leva et s’inclina devant Marguerite. Le chat sauta à bas de son tabouret et en fit autant. Pendant qu’il ramenait derrière lui sa patte arrière droite pour achever sa révérence, il lâcha le cavalier qui roula sous le lit. Le chat alla l’y rechercher aussitôt.

Tout cela, Marguerite, à demi-morte de peur, ne le discernait qu’à grand-peine, dans les ombres perfides que jetaient les chandeliers. Son regard s’arrêta sur le lit, où était assis celui à qui, récemment encore, à l’étang du Patriarche, le pauvre Ivan avait affirmé que le diable n’existait pas. C’était lui, cet être inexistant, qui se trouvait sur le lit.

Deux yeux étaient fixés sur le visage de Marguerite. Au fond de l’œil droit brûlait une étincelle, et cet œil paraissait capable de fouiller une âme jusqu’à ses plus secrets replis. L’œil gauche était noir et vide, comme un trou étroit et charbonneux, comme le gouffre vertigineux d’un puits de ténèbres sans fond. Le visage de Woland était dissymétrique, le coin droit de sa bouche tiré vers le bas, et son haut front dégarni était creusé de rides profondes parallèles à ses sourcils pointus. La peau de son visage semblait tannée par un hâle éternel.

Woland était largement étalé sur le lit, et portait pour tout vêtement une chemise de nuit sale et rapiécée à l’épaule gauche. L’une de ses jambes nues était ramenée sous lui ; l’autre était allongée, le talon posé sur le petit tabouret. Hella frottait le genou brun de cette jambe à l’aide d’une pommade fumante.

Dans l’échancrure de la chemise de nuit, Marguerite aperçut également, sur la poitrine lisse de Woland, un scarabée taillé avec art dans une pierre noire, avec des caractères mystérieux gravés sur le dos, et maintenu par une chaînette d’or. Près de Woland, sur un lourd piédestal, il y avait un étrange globe terrestre, qui semblait réel, et dont un hémisphère était éclairé par le soleil.

Le silence se prolongea encore plusieurs secondes. « Il m’étudie », pensa Marguerite en essayant, par un effort de volonté, de réprimer le tremblement de ses jambes.

Enfin Woland sourit – son œil droit parut s’enflammer – et dit :

– Je vous salue, et je vous prie de m’excuser pour ce négligé d’intérieur.

La voix de Woland était si basse que certaines syllabes se résolvaient en un son rauque et indistinct.

Woland prit une longue épée posée sur les draps, se pencha et fourragea sous le lit en disant :

– Sors de là ! La partie est annulée. Notre invitée est ici.

– Absolument pas, chuchota anxieusement Koroviev, comme un souffleur de théâtre, à l’oreille de Marguerite.

– Absolument pas…, commença Marguerite.

– Messire…, souffla Koroviev.

– Absolument pas, messire, se reprit Marguerite d’une voix douce mais distincte. (Puis, en souriant, elle ajouta :) Je vous supplie de ne pas interrompre votre partie. Je suppose que les revues d’échecs donneraient une fortune pour pouvoir la publier.

Azazello émit un léger gloussement approbateur, et Woland, après avoir dévisagé attentivement Marguerite, remarqua à part soi :

– Oui, Koroviev a raison. Comme le jeu est curieusement battu ! Le sang !

Il leva la main et fit signe à Marguerite de s’approcher. Elle obéit, avec la sensation que ses pieds ne touchaient pas le parquet. Woland posa sa main – une main aussi lourde que si elle était de pierre, et aussi brûlante que si elle était de feu – sur l’épaule de Marguerite, l’attira à lui et la fit s’asseoir sur le lit à ses côtés.

– Eh bien, dit-il, puisque vous êtes aussi délicieusement aimable – et je n’en attendais pas moins de vous –, nous ne ferons pas de cérémonies. (Il se pencha de nouveau au bord du lit et cria :) Est-ce que ça va durer longtemps, cette bouffonnerie, là-dessous ? Vas-tu sortir, damné Hans !

– Je n’arrive pas à trouver le cavalier ! répondit le chat d’une voix étouffée et hypocrite. Il a fichu le camp je ne sais où et à sa place, je n’ai trouvé qu’une grenouille.

– Est-ce que par hasard, tu te crois sur un champ de foire ? demanda Woland avec une colère feinte. Il n’y avait aucune grenouille sous le lit ! Garde ces tours vulgaires pour les Variétés ! Et si tu ne te montres pas immédiatement, nous te considérerons comme battu par abandon, maudit déserteur !

– Pour rien au monde, messire ! vociféra le chat, qui, à la seconde même, surgit de sous le lit, le cavalier dans la patte.

– J’ai l’honneur de vous présenter…, commença Woland, mais il s’interrompit aussitôt : Non, impossible, Je ne peux pas voir ce paillasse ridicule ! Regardez en quoi il s’est changé, sous le lit !

Debout sur deux pattes, tout sali de poussière, le chat faisait une révérence à Marguerite. Il portait autour du cou une cravate de soirée blanche, nouée en papillon, et sur la poitrine, au bout d’un cordon, un face-à-main de dame en nacre. De plus, ses moustaches étaient dorées.

– Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Woland. Pourquoi as-tu doré tes moustaches ? Et à quoi diable peut bien te servir une cravate, quand tu n’as pas de pantalon ?

– Les pantalons ne se font pas pour les chats, messire, répondit le chat avec une grande dignité. Allez-vous m’ordonner aussi de mettre des bottes ? Les chats bottés, cela ne se voit que dans les contes, messire. Mais avez-vous jamais vu quelqu’un venir au bal sans cravate ? Je ne veux pas me montrer dans une tenue comique, et risquer qu’on me jette à la porte ! Chacun se pare avec ce qu’il a. Et veuillez considérer que ce que j’ai dit se rapporte aussi au binocle, messire !

– Mais les moustaches ?…

– Je ne comprends pas, répliqua le chat d’un ton sec, pourquoi, en se rasant, Azazello et Koroviev ont pu se poudrer de blanc, et en quoi leur poudre est meilleure que mon or. Je me suis poudré les moustaches, voilà tout ! Ah ! cela aurait été une autre histoire si je m’étais rasé ! Un chat rasé, effectivement, c’est une horreur – je suis mille fois d’accord pour le reconnaître. Mais au fond (ici, la voix du chat vibra d’indignation), je vois qu’on me cherche là je ne sais quelles chicanes, et je vois qu’un grave problème se pose à moi : dois-je assister à ce bal ? Qu’allez-vous répondre à cela, messire ?

Et, pour montrer combien il était outragé, le chat s’enfla si bien qu’il parut sur le point d’éclater.

– Ah ! le coquin ! le fripon ! dit Woland en hochant la tête. C’est toujours ainsi quand nous jouons aux échecs dès qu’il voit que sa position est désespérée, il se met à vous assourdir de boniments, comme le dernier des charlatans. Assieds-toi et cesse immédiatement ces turlutaines.

– Je m’assieds, répondit le chat en s’asseyant, mais je m’élève contre ce dernier mot. Mes paroles ne sont pas du tout des turlutaines, selon l’expression que vous vous êtes permis d’employer en présence d’une dame, mais un chapelet de syllogismes solidement ficelés, qu’eussent appréciés selon leur mérite des connaisseurs tels que Sextus Empiricus, Martius Capella, voire – pourquoi pas ? – Aristote lui-même.

– Échec au roi, dit Woland.

– Faites, faites, je vous en prie, répondit le chat, qui se mit à examiner l’échiquier à travers son lorgnon.

– Donc, reprit Woland en s’adressant à Marguerite, j’ai l’honneur, donna, de vous présenter ma suite, Celui-là, qui fait le pitre, c’est le chat Béhémoth. Vous avez déjà fait connaissance avec Azazello et Koroviev. Et voici ma servante, Hella : elle est adroite, elle a l’esprit vif, et il n’est pas de service qu’elle ne soit à même de rendre.

La belle Hella sourit en tournant vers Marguerite ses yeux aux reflets verts, sans cesser de prendre l’onguent dans le creux de sa main pour l’étaler sur le genou de Woland.

– Eh bien, c’est tout, conclut Woland en faisant une grimace quand Hella pressait son genou un peu plus fortement. Compagnie peu nombreuse, comme vous le voyez, et de plus, disparate et sans malice.

Il se tut, et d’un air distrait, fit tourner son globe. Celui-ci avait été fabriqué avec un art si parfait que les océans bleus remuaient, et que la calotte du pôle paraissait réellement gelée et couverte de neige.

Sur l’échiquier, cependant, régnait la confusion. Le roi en manteau blanc, qui avait perdu toute contenance, piétinait sur sa case en levant les bras avec désespoir. Trois pions blancs en costume de lansquenets, armés de hallebardes, regardaient d’un air éperdu un officier qui, agitant son épée, leur montrait devant eux deux cases contiguës, une noire et une blanche, où l’on voyait deux cavaliers noirs de Woland dont les chevaux fougueux raclaient du sabot la surface de l’échiquier.

Marguerite s’aperçut, avec un étonnement et un intérêt extrêmes, que toutes les pièces du jeu étaient vivantes.

Le chat ôta son lorgnon et poussa légèrement son roi dans le dos. Dans son désespoir, celui-ci se couvrit machinalement le visage de ses bras.

– Ça va mal, mon cher Béhémoth, dit doucement Koroviev d’une voix fielleuse.

– La situation est grave, mais nullement désespérée, rétorqua Béhémoth. Bien plus : je suis pleinement certain de la victoire finale. Il suffit d’analyser sérieusement la situation.

Il procéda à cette analyse de façon quelque peu étrange, faisant mille grimaces et envoyant force clins d’œil à son roi.

– Ça ne servira à rien, remarqua Koroviev.

– Aïe ! s’écria Béhémoth ! Les perroquets se sont envolés, je l’avais prédit !

Effectivement, on entendit au loin le bruissement de dizaines d’ailes. Koroviev et Azazello se précipitèrent hors de la chambre.

– Que le diable vous emporte, avec vos petits jeux de société ! grogna Woland sans détacher les yeux de son globe.

À peine Koroviev et Azazello eurent-ils disparu que les clins d’œil de Béhémoth redoublèrent. Le roi blanc, enfin, comprit ce qu’on attendait de lui. Il ôta son manteau, le laissa tomber sur sa case, et s’enfuit de l’échiquier. L’officier ramassa le manteau royal, s’en revêtit et occupa la place du roi.

Koroviev et Azazello revinrent.

– Des bobards, comme d’habitude, grommela Azazello en regardant Béhémoth du coin de l’œil.

– Il m’avait semblé…, répondit le chat.

– Mais enfin, cela va-t-il durer longtemps ? demanda Woland. Échec au roi.

– J’ai sans doute mal entendu, mon maître, dit le chat. Il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir échec au roi.

– Je répète : échec au roi.

– Messire ! dit le chat d’une voix faussement angoissée. Vous êtes surmené, certainement. Il n’y a pas échec au roi !

– Ton roi est sur la case g2, dit Woland sans regarder l’échiquier.

– Messire, je suis consterné ! vociféra le chat en donnant à sa gueule un air de consternation. Il n’y a pas de roi sur cette case !

– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Woland perplexe en regardant l’échiquier, où l’officier qui occupait la case du roi tourna le dos et cacha sa tête sous son bras.

– Tu es une belle canaille, dit pensivement Woland.

– Messire ! J’en appelle de nouveau à la logique ! dit le chat en pressant ses pattes contre son cœur. Si un joueur annonce échec au roi et que, par ailleurs, il n’y a plus trace de ce roi sur l’échiquier, l’échec est déclaré nul.

– Abandonnes-tu, oui ou non ? s’écria Woland d’une voix terrible.

– Laissez-moi réfléchir, demanda humblement le chat, qui posa ses coudes sur la table, fourra ses deux oreilles entre ses pattes, et se mit à réfléchir.

Il réfléchit longuement, et dit enfin :

– J’abandonne.

– Cette créature obstinée est à tuer, murmura Azazello.

– Oui, j’abandonne, dit le chat, mais j’abandonne exclusivement parce qu’il m’est impossible de jouer dans cette atmosphère, persécuté comme je le suis par des envieux !

Il se leva, et les pièces du jeu d’échecs rentrèrent dans leur boîte.

– Hella, il est l’heure, dit Woland.

Et Hella quitta la chambre.

– J’ai mal à la jambe, reprit-il. Et avec ce bal…

– Voulez-vous me permettre ?…, demanda doucement Marguerite.

Woland la regarda attentivement, puis lui tendit son genou.

Aussi chaud que de la lave en fusion, le liquide brûla les mains de Marguerite, mais celle-ci, sans faire aucune grimace, se mit à frotter le genou de Woland, en s’efforçant de ne pas lui faire mal.

– Mes familiers affirment que c’est un rhumatisme, dit Woland sans quitter Marguerite des yeux. Mais je soupçonne fort que cette douleur au genou m’a été laissée en souvenir par une ravissante sorcière, que j’ai connue intimement en 1571, sur le Brocken, à l’assemblée des démons.

– Oh ! Est-ce possible ? dit Marguerite.

– Baliverne ! Dans trois cents ans il n’y paraîtra plus ! On m’a conseillé quantité de médicaments, mais je m’en tiens aux remèdes de ma grand-mère, comme au bon vieux temps. C’est qu’elle m’a laissé en héritage des herbes étonnantes, l’ignoble vieille ! Au fait, dites-moi, vous ne souffrez d’aucune douleur ? Il y a peut-être quelque chagrin, quelque tourment qui empoisonne votre âme ?

– Non, messire, il n’y a rien de tel, répondit l’intelligente Marguerite. Et en ce moment, près de vous, je me sens tout à fait bien.

– Le sang est une grande chose…, dit gaiement Woland, sans qu’on pût savoir pourquoi. (Puis il ajouta :) À ce que je vois, mon globe vous intéresse ?

– Oh ! oui, je n’ai jamais vu une chose pareille.

– Jolie chose, n’est-ce pas ? À franchement parler, je n’aime pas les dernières nouvelles diffusées par la radio. D’abord, elles sont toujours lues par on ne sait quelles jeunes filles, décidément incapables de prononcer de façon compréhensible les noms de lieux. De plus, une sur trois de ces demoiselles est affligée de bégaiement ou autre défaut de prononciation, comme si on les choisissait exprès pour cela. Mon globe est cent fois plus commode, d’autant plus que j’ai besoin d’avoir une connaissance exacte des événements. Tenez, par exemple, voyez-vous ce petit morceau de terre, dont l’océan baigne un côté ? Regardez : il se couvre de feu. La guerre vient d’y éclater. En vous approchant, vous verrez les détails.

Marguerite se pencha sur le globe, et vit le petit carré de terre s’agrandir, devenir multicolore, se transformer en une sorte de carte en relief. Puis elle distingua le mince ruban d’une rivière, et au bord de celle-ci, un petit village. Une maison de la dimension d’un petit pois grandit et prit la taille d’une boîte d’allumettes. Soudain, sans aucun bruit, le toit de cette maison sauta en l’air dans un nuage de fumée noire et les murs s’écroulèrent, et de la petite boîte de deux étages, il ne resta plus qu’un tas de ruines d’où montait de la fumée. S’approchant encore, Marguerite aperçut une petite figure de femme étendue par terre, et près d’elle, un enfant qui gisait dans une mare de sang, les bras écartés.

– Et voilà, dit Woland en souriant. Celui-ci n’a pas eu le temps de commettre beaucoup de péchés. Le travail d’Abadonna est impeccable.

– Je n’aurais pas voulu être dans le camp ennemi de cet Abadonna, dit Marguerite. Dans quel camp est-il ?

– Plus nous parlons, dit aimablement Woland, plus je suis convaincu que vous êtes très intelligente. Je vais vous rassurer. Abadonna est d’une rare impartialité, et sa sympathie va également aux deux camps opposés. En conséquence, les résultats sont toujours semblables des deux côtés. Abadonna ! appela doucement Woland, et, aussitôt sortit du mur un homme maigre à lunettes noires. Ces lunettes produisaient sur Marguerite une impression si forte qu’elle poussa un faible cri et cacha son visage sur la jambe de Woland.

– Cessez, voyons ! s’écria Woland. Comme les gens d’aujourd’hui sont nerveux !

Il lança une grande claque dans le dos de Marguerite, au point que tout le corps de celle-ci résonna.

– Vous voyez bien qu’il a ses lunettes. Il n’est encore jamais arrivé et il n’arrivera jamais qu’Abadonna apparaisse à quelqu’un avant terme. Et puis enfin, je suis là. Vous êtes mon invitée ! Je voulais simplement vous le montrer.

Abadonna restait immobile.

– Est-ce qu’il peut enlever ses lunettes, juste une minute ? demanda Marguerite en frissonnant et en se serrant contre Woland, mais déjà curieuse.

– Cela, c’est impossible, dit sérieusement Woland en congédiant du geste Abadonna, qui disparut. Que veux-tu me dire, Azazello ?

– Messire, répondit Azazello, si vous le permettez, je voulais vous dire que nous avons deux étrangers : une jolie fille, qui pleurniche et supplie qu’on la laisse rester avec madame elle et – excusez-moi – son cochon.

– Étrange conduite, que celle des jolies filles ! remarqua Woland.

– C’est Natacha, Natacha ! s’écria Marguerite.

– Bon, qu’elle vienne auprès de madame. Mais le cochon, à la cuisine !

– On va l’égorger ? s’écria Marguerite épouvantée. Par grâce, messire, c’est Nikolaï Ivanovitch, qui habite au rez-de-chaussée ! C’est un malentendu, vous comprenez, elle l’a barbouillé de crème…

– Permettez, coupa Woland, qui diable vous parle de l’égorger, et pourquoi le ferait-on ? Qu’il reste avec les cuisiniers, voilà tout. Je ne puis tout de même pas, convenez-en, le laisser entrer dans la salle de bal.

– Ça, c’est…, dit Azazello, qui s’interrompit et annonça : Il est bientôt minuit, messire.

– Ah ! bien. (Woland se tourna vers Marguerite :) Alors, si vous voulez bien… Et je vous remercie d’avance. Gardez toute votre tête, et ne craignez rien. Ne buvez rien non plus, que de l’eau, sinon vous étoufferez de chaleur et vous serez très mal. Allons, il est l’heure.

Marguerite se leva de la descente de lit, et Koroviev parut à la porte.

CHAPITRE XXIII. Un grand bal chez Satan

Minuit approchait, il fallait se hâter. Marguerite distinguait confusément les objets qui l’entouraient. Elle garda le souvenir des bougies, et aussi d’un grand bassin d’onyx où on la fit descendre. Quand elle y fut, Hella, aidée de Natacha, versa sur elle un liquide chaud, épais et rouge. Marguerite sentit un goût salé sur ses lèvres, et comprit que c’était du sang. Puis cette robe écarlate fit place à une autre, épaisse aussi, mais transparente et d’une teinte rose pâle, et Marguerite fut étourdie par le parfum de l’essence de roses. Ensuite, on la fit allonger sur un lit de cristal et, à l’aide de grandes feuilles vertes, on frictionna son corps à le faire briller.

À ce moment, le chat vint à la rescousse. Il s’accroupit devant Marguerite et se mit à lui frotter les pieds, avec les mimiques d’un cireur des rues.

Marguerite ne put se rappeler qui lui confectionna des souliers, en pétales de roses blanches, ni comment ceux-ci s’agrafèrent d’eux-mêmes à ses pieds avec des boucles d’or. Une force inconnue la fit lever et la conduisit devant une glace, et elle vit étinceler dans ses cheveux les diamants d’une couronne royale. Sorti on ne sait d’où, Koroviev passa au cou de Marguerite une lourde chaîne à laquelle était suspendu un lourd portrait ovale qui représentait un caniche noir. Cet ornement fut une charge accablante pour la reine. Tout de suite, elle sentit que la chaîne lui blessait le cou, et que le portrait qui pendait sur sa poitrine la tirait en avant. Si quelque chose compensa, dans une certaine mesure, l’extrême embarras que causait à Marguerite ce caniche noir, ce fut le profond respect que lui témoignèrent alors Koroviev et Béhémoth.

– Rien, rien, rien ! grommela Koroviev à la porte de la salle au bassin. On n’y peut rien, il le faut, il le faut, il le faut… Permettez-moi, reine, de vous donner un dernier conseil. Parmi nos invités, il y aura des gens divers – oh ! très divers –, mais à aucun, reine Margot, à aucun d’eux, vous ne devez marquer la moindre préférence ! Si quelqu’un ne vous plaît pas… je comprends bien, naturellement que vous n’irez pas le montrer par l’expression de votre visage, non, non, il ne faut même pas y penser ! Il le remarquerait, il le remarquerait à l’instant même ! Il faut l’aimer, reine, il faut l’aimer ! La reine du bal en sera récompensée au centuple. Encore une chose : ne négliger personne ! Un simple sourire, si vous n’avez pas le temps de dire un mot, ou ne serait-ce que le plus petit signe de tête ! Tout ce que vous voudrez, mais surtout, pas d’inattention – cela les ferait tomber immédiatement en décrépitude…

Sur ces mots, Marguerite, accompagnée de Koroviev et Béhémoth, quitta la salle au bassin et se retrouva dans une obscurité complète.

– C’est moi, moi, murmura le chat, c’est moi qui donne le signal !

– Donne ! répondit, dans le noir, la voix de Koroviev.

– Bal ! glapit le chat d’une voix perçante.

Marguerite poussa un léger cri, et ferma les yeux pendant quelques secondes. Le bal – lumières, bruits et parfums – était tombé sur elle d’un seul coup. Entraînée par Koroviev qui l’avait prise par le bras, Marguerite se vit d’abord dans une forêt tropicale. Des perroquets à gorge rouge et à queue verte s’accrochaient aux lianes et s’y balançaient en criant d’une voix assourdissante : « Je suis ravi ! Je suis ravi ! » Mais la forêt prit fin rapidement, et sa lourde chaleur d’étuve fit place aussitôt à la fraîcheur d’une salle de bal dont les colonnes de pierre jaune jetaient mille feux. Cette salle, comme la forêt, était entièrement vide, à l’exception de nègres nus, coiffés de turbans argentés, qui se tenaient debout près des colonnes. D’émotion, leur visage prit une teinte d’un brun sale quand Marguerite fit son entrée, accompagnée de sa suite à laquelle s’était joint, on ne sait comment, Azazello. Koroviev lâcha le bras de Marguerite et chuchota :

– Aux tulipes !

Instantanément, un petit mur de tulipes blanches s’éleva devant Marguerite. Au-delà, elle aperçut d’innombrables petites lampes masquées par des abat-jour et, derrière celles-ci, les poitrines blanches et les épaules noires d’hommes en habit. Marguerite comprit alors d’où venait ce bruit de bal. Le fracas des cuivres croulait sur elle, et le ruissellement des violons l’inondait comme une pluie de sang. Un orchestre de cent cinquante musiciens jouait une polonaise.

Lorsque l’homme en habit dressé devant l’orchestre aperçut Marguerite, il pâlit, sourit, et tout d’un coup, d’un geste des deux bras, fit lever les musiciens. Ceux-ci, sans s’interrompre un instant, continuèrent debout à déverser sur Marguerite un flot de musique. L’homme tourna le dos à l’orchestre et s’inclina très bas, les bras largement écartés. Marguerite, en souriant, lui fit un signe de la main.

– Non, non, ce n’est pas assez, lui chuchota Koroviev. Il n’en dormirait plus la nuit. Criez-lui : « Je vous salue, roi de la valse ! »

Marguerite obéit, et fut étonnée d’entendre sa voix aussi sonore qu’une cloche lancée à toute volée couvrir le tumulte de l’orchestre. L’homme tressaillit de joie et posa sa main gauche sur son cœur, tout en continuant, de sa main droite armée d’une baguette blanche, à diriger la musique.

– Pas assez encore, chuchota Koroviev. Regardez maintenant à gauche, les premiers violons, et faites-leur signe de telle sorte que chacun d’eux pense que vous l’avez reconnu personnellement. Il n’y a ici que des célébrités mondiales. Saluez celui-ci… derrière le premier pupitre, c’est Vieuxtemps !… Voilà, très bien… Et maintenant, continuons !

– Qui est le chef d’orchestre ! demanda Marguerite en quittant le sol.

– Johann Strauss ! cria le chat. Et que je sois pendu à une liane de la forêt tropicale si on a jamais vu, à un bal, pareil orchestre ! C’est moi qui l’ai invité ! Et vous remarquerez que pas un musicien ne s’est trouvé malade ou n’a refusé de venir !

Dans la salle suivante, il n’y avait pas de colonnes. L’un des murs était fait de roses – rouges, roses ou blanches comme du lait –, et l’autre, de camélias doubles du Japon. Déjà, entre ces murs, jaillissaient en moussant des fontaines de champagne, et le vin retombait en pétillant dans trois vasques transparentes, dont la première était d’un violet transparent, la seconde rubis, et la troisième cristalline. Auprès de ces vasques s’affairaient des nègres à turbans écarlates qui, à l’aide de puisoirs d’argent, remplissaient de champagne de larges coupes évasées. Dans un renfoncement du mur de roses était ménagée une estrade, sur laquelle se démenait furieusement un homme en frac rouge à queue de pie. Devant lui tonitruait à vous rompre les oreilles un jazz-band. Dès qu’il vit Marguerite, l’homme en rouge s’inclina devant elle, si bas que ses mains touchèrent le sol, puis il se redressa et vociféra :

– Alléluia !

Il fit claquer sa main droite sur son genou gauche – une ! –, sa main gauche sur son genou droit – deux ! –, arracha une cymbale des mains d’un musicien et en frappa violemment la colonne de l’estrade.

En reprenant son vol, Marguerite vit encore ce virtuose du jazz, qui s’efforçait de lutter contre la polonaise dont la tempête soufflait maintenant dans le dos de Marguerite, cogner à coups de cymbale les têtes de ses musiciens, qui se baissaient précipitamment avec une frayeur comique.

Enfin, ils arrivèrent à un palier – celui-là même, pensa Marguerite, où elle avait été accueillie, dans les ténèbres, par Koroviev et son bougeoir. On y était maintenant aveuglé par la lumière qui ruisselait de grappes de raisin de cristal. Marguerite fut installée là, et un socle d’améthyste vint se placer sous son bras gauche.

– Vous pourrez vous appuyer dessus, si vous vous sentez vraiment fatiguée, murmura Koroviev.

Un nègre glissa aux pieds de Marguerite un coussin sur lequel était brodé en fil d’or un caniche. Obéissant à une volonté invisible, elle y posa le pied droit, genou plié en avant. Marguerite essaya alors d’avoir une vue plus nette de ce qui l’entourait. Koroviev et Azazello se tenaient à ses côtés, dans une attitude pompeuse. Près d’Azazello, il y avait trois jeunes gens dont la physionomie rappela vaguement à Marguerite celle d’Abadonna. Sentant un air froid dans son dos, elle se retourna et vit que, du mur de marbre placé derrière elle, jaillissait une fontaine de vin mousseux qui coulait dans un bassin de glace. Contre sa jambe gauche, elle eut la sensation de quelque chose de chaud et de velu. C’était Béhémoth.

À quelques pas du trône de Marguerite s’amorçait le départ d’un monumental escalier couvert d’un tapis. Tout en bas – et si loin que Marguerite avait l’impression de regarder par le petit bout d’une lorgnette –, elle voyait une immense loge de portier, où béait une cheminée si remarquablement vaste que son âtre insondable, noir et froid, aurait pu contenir aisément un camion de cinq tonnes. La loge et l’escalier, inondés d’une lumière aveuglante, étaient vides. L’éclat des trompettes parvenait encore à Marguerite, mais assourdi par la distance. Une minute s’écoula ainsi, dans l’immobilité.

– Où sont donc les invités ? demanda enfin Marguerite à Koroviev.

– Ils vont arriver, reine, ils vont arriver à l’instant. Et nous n’en manquerons pas ! Vrai, j’aimerais mieux fendre du bois que de rester sur ce palier pour les recevoir.

– Quoi, fendre du bois ? reprit aussitôt le volubile Béhémoth. Je préférerais encore travailler comme receveur de tramway, bien qu’il n’y ait pas de pire travail au monde !

– Tout doit être prêt d’avance, reine, expliqua Koroviev dont l’œil brilla derrière son monocle brisé. Il n’y a rien de plus dégoûtant que de voir le premier invité traîner sans savoir que faire, tandis que sa mégère légitime lui scie le dos à lui chuchoter qu’ils sont arrivés avant tout le monde. Des bals de ce genre, c’est bon à jeter aux ordures, reine.

– Aux ordures précisément, approuva le chat.

– Dans une dizaine de secondes à peine, il sera minuit, reprit Koroviev. Ça va commencer.

Ces dix secondes semblèrent singulièrement longues à Marguerite. De toute évidence, elles étaient passées depuis longtemps, et rien, absolument rien de nouveau ne s’était produit. Mais soudain, une sorte de craquement se fit entendre dans l’énorme cheminée, et on vit jaillir de sa gueule un gibet, où pendaient les restes d’un cadavre à demi tombé en poussière. La chose se détacha de la corde et s’écrasa à terre, et aussitôt un homme en surgit, un bel homme à cheveux noirs, en habit et souliers vernis. De la cheminée sortit alors un cercueil de faibles dimensions, rongé de pourriture ; son couvercle tomba, et il vomit une autre dépouille informe. Le bel homme s’en approcha galamment et lui offrit son bras arrondi. La dépouille se reconstitua en une jeune femme vive et remuante, chaussée d’escarpins noirs et coiffée de plumes noires. Tous deux, l’homme et la femme, gravirent rapidement l’escalier.

– Voici les premiers ! s’écria Koroviev. M. Jacques et son épouse. Je vous présente, reine, un homme des plus intéressants. Faux-monnayeur convaincu, coupable de haute trahison, mais fort estimable alchimiste. S’est rendu célèbre – chuchota Koroviev à l’oreille de Marguerite – en empoisonnant la maîtresse du roi. Avouez que ce n’est pas donné à tout le monde ! Regardez comme il est beau !

Pâle, la bouche ouverte, Marguerite, qui regardait en has, vit disparaître potence et cercueil dans un renfoncement de la loge.

– Je suis ravi ! hurla le chat au visage de M. Jacques qui atteignait le haut de l’escalier.

À ce moment sortit de la cheminée un squelette sans tête et dont un bras était arraché. Il s’écroula à terre, et devint aussitôt un homme en frac.

Cependant, l’épouse de M. Jacques s’agenouillait devant Marguerite et, pâle d’émotion, lui baisait le genou droit.

– Reine…, balbutia l’épouse de M. Jacques.

– La reine est ravie ! cria Koroviev.

– Reine…, murmura le beau M. Jacques.

– Nous sommes ravis ! brailla le chat.

Les jeunes compagnons d’Azazello, avec des sourires ans vie, mais affables, poussèrent M. Jacques et son épouse vers les coupes de champagne que des nègres leur présentaient. L’homme né du squelette solitaire montait en courant.

– Le comte Robert, glissa Koroviev à Marguerite. Il est aussi beau qu’autrefois. Et j’attire votre attention, reine, sur le comique de la chose : celui-ci, c’est le cas contraire, il était l’amant d’une reine et il a empoisonné sa femme.

– Nous sommes heureux, comte ! cria Béhémoth.

L’un derrière l’autre, trois cercueils se déversèrent de la cheminée, bondissant et se disloquant. Ensuite, une silhouette en cape noire sortit de l’âtre obscur, mais le personnage suivant se jeta sur elle et lui planta un poignard dans le dos. On entendit un cri étranglé. La cheminée cracha alors un cadavre presque complètement décomposé. Marguerite ferma les yeux, et une main – Marguerite eut l’impression que c’était celle de Natacha – lui mit sous le nez un flacon de sel blanc.

L’escalier se remplissait. Sur toutes les marches maintenant, il y avait des hommes en habit, qui de loin paraissaient tous semblables, accompagnés de femmes nues qui, elles, se distinguaient uniquement par la couleur de leurs escarpins et des plumes qui ornaient leur tête.

Marguerite vit venir à elle en boitant, la jambe gauche prise dans une curieuse botte de bois, une dame maigre et timide, aux yeux baissés à la manière des religieuses, et qui portait, sans raison apparente, un large bandeau vert autour du cou.

– Qui est-ce, la… la verte ? demanda machinalement Marguerite.

– Très ravissante et très considérable dame, murmura Koroviev, je vous présente Mme Tofana. Elle fut extrêmement populaire parmi les jeunes et charmantes Napolitaines, ainsi que parmi les habitantes de Palerme, en particulier auprès de celles qui étaient fatiguées de leur mari. Car cela arrive, reine, vous savez, qu’on se fatigue d’un mari…

– Oui, répondit sourdement Marguerite, en souriant à deux hommes en frac qui, tour à tour, s’étaient inclinés devant elle pour lui baiser le genou et la main.

– Voilà, continua Koroviev, trouvant le moyen de crier en même temps à un nouvel arrivant : Duc ! Un verre de champagne ? Je suis ravi !… Voilà donc, disais-je, que Mme Tofana, se mettant à la place de ces pauvres femmes, leur vendait des fioles de je ne sais quelle eau. Bon. La femme versait cette eau dans la soupe de son mari, celui-ci la mangeait, remerciait sa femme de ses bonnes grâces, et se sentait le mieux du monde. Il est vrai qu’au bout de quelques heures, il commençait à éprouver une soif terrible. Puis il était obligé de se coucher, et le lendemain, notre charmante Napolitaine se trouvait libre comme une brise de printemps.

– Mais qu’est-ce qu’elle a à la jambe ? demanda Marguerite en donnant inlassablement sa main aux invités qui la saluaient après avoir dépassé la clopinante Mme Tofana. Et pourquoi ce ruban vert ? Elle a le cou flétri ?

– Je suis ravi, prince ! cria Koroviev tout en chuchotant, pour Marguerite : Elle a un cou magnifique, mais il lui est arrivé une fâcheuse aventure, en prison. Ce qu’elle a à la jambe, reine, c’est un brodequin. Quant à la bande verte, en voici la raison : lorsque les geôliers apprirent que près de cinq cents maris, objets d’un choix malencontreux, avaient quitté Naples et Palerme pour toujours, ils ne firent ni une ni deux, ils étranglèrent Mme Tofana dans son cachot.

– Comme je suis heureuse, reine noire, qu’il me soit échu le grand honneur…, murmura Tofana d’un ton monacal, tout en essayant de s’agenouiller, mais son brodequin l’en empêcha.

Koroviev et Béhémoth aidèrent Tofana à se relever.

– Enchantée…, lui répondit Marguerite, en tendant sa main aux suivants.

C’était maintenant un flux continu qui montait l’escalier. Marguerite ne voyait plus ce qui se passait dans la loge. Elle levait et baissait mécaniquement sa main, et adressait à tous un sourire figé. Sur le palier, c’était un brouhaha général, et des salles de danse parvenaient des bouffées de musique semblables au ressac de la mer.

– Ah ! celle-ci, c’est une femme insupportable, dit Koroviev à haute voix, sachant que désormais, dans la rumeur des conversations, on ne l’entendrait pas. Elle adore les bals, mais elle ne songe qu’à une chose : se plaindre de son mouchoir.

Marguerite promena son regard sur la foule qui montait, pour voir celle que lui indiquait Koroviev. C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années, aux formes singulièrement belles mais dont le regard fixe et angoissé trahissait une secrète obsession.

– Quel mouchoir ? demanda Marguerite.

– On lui a affecté spécialement une femme de chambre, expliqua Koroviev, qui depuis trente ans est chargée, chaque soir, de déposer le mouchoir sur sa table de nuit. Dès qu’elle se réveille, le mouchoir est là. Elle l’a déjà brûlé dans le poêle, noyé dans la rivière, mais cela n’a rien donné.

– Quel mouchoir ? murmura Marguerite, en levant et baissant la main.

– Un mouchoir à liseré bleu. Voici ce qui s’est passé : au temps où elle servait dans un café, le patron, un jour, l’a attirée dans la réserve, et neuf mois après elle mettait au monde un petit garçon. Elle l’a emporté dans la forêt et lui a fourré le mouchoir dans la bouche, puis elle l’a enterré. Au tribunal, elle a dit qu’elle n’avait pas de quoi nourrir l’enfant.

– Et le patron de café, où est-il ? demanda Marguerite.

– Reine, grinça soudain le chat aux pieds de Marguerite, permettez-moi une question : que viendrait-il faire ici, le patron ? Il n’a pas étouffé de bébé dans la forêt, lui !

Marguerite, sans cesser de sourire et de remuer le bras droit, enfonça les ongles pointus de sa main gauche dans l’oreille de Béhémoth et lui murmura :

– Si tu te permets encore, fripouille, de te mêler à la conversation…

Béhémoth poussa un petit cri mondain, puis râla :

– Reine… mon oreille va enfler… pourquoi gâter le bal à cause d’une oreille enflée ? … Juridiquement parlant, d’un point de vue juridique… Je me tais, je me tais, considérez que je ne suis plus un chat, mais une carpe. Seulement, lâchez mon oreille !

Marguerite lâcha l’oreille.

Les yeux sombres et fixes étaient devant elle.

– Je suis heureuse, reine, d’avoir été invitée au grand bal de la pleine lune !

– Je suis contente de vous voir, répondit Marguerite. Très contente. Aimez-vous le champagne ?

– Que voulez-vous faire, reine ? s’exclama à voix basse, à l’oreille de Marguerite, Koroviev effrayé. Ça va créer un embouteillage !

– Oui, je l’aime, dit la femme d’une voix implorante, et tout à coup elle se mit à répéter comme une machine Frieda, Frieda, Frieda ! On m’appelle Frieda, ô reine !

– Eh bien, buvez, soûlez-vous aujourd’hui, Frieda, et ne pensez plus à rien, dit Marguerite.

Frieda tendit ses deux mains à Marguerite, mais Koroviev et Béhémoth la prirent adroitement sous les aisselles, et elle se perdit dans la foule.

Les invités montaient maintenant en rangs serrés, comme pour prendre d’assaut le palier où était Marguerite. Aux hommes en habit se mêlaient les corps nus des femmes. Marguerite voyait affluer ces corps bronzés ou blanc, couleur de grains de café ou tout à fait noirs. Dans les cheveux roux, noirs, châtains ou clairs comme du lin, les pierres précieuses jetaient mille étincelles dansantes sous le ruissellement de la lumière. Et, comme si quelqu’un avait aspergé la vague d’assaut des hommes de gouttelettes lumineuses, les diamants des boutons étincelaient sur leur poitrine. À chaque seconde maintenant, Marguerite sentait l’attouchement des lèvres sur son genou, à chaque seconde elle offrait sa main à baiser, et son visage s’était pétrifié en un masque immuable de bienvenue.

– Je suis ravi, chantait Koroviev d’une voix monotone, nous sommes ravis… la reine est ravie…

– La reine est ravie…, nasillait Azazello dans le dos de Marguerite.

– Je suis ravi ! s’égosillait le chat.

– Cette marquise, marmottait Koroviev, a empoisonné son père, ses deux frères et ses deux sœurs pour un héritage… La reine est ravie !… Mme Minkina… Ah ! comme elle est belle ! Un peu nerveuse, cependant. Pourquoi, aussi, avoir brûlé le visage de sa femme de chambre avec des fers à friser ? Évidemment, dans ces conditions, on vous coupe la tête… La reine est ravie !… Reine, une seconde d’attention ! Voici l’empereur Rodolphe, magicien et alchimiste… Encore un alchimiste – pendu… Ah ! et celle-ci ! Quelle merveilleuse maison close elle tenait à Strasbourg !… Nous sommes ravis !… Celle-là, c’est une couturière de Moscou. Nous l’aimons tous pour son inépuisable fantaisie… Dans son atelier d’essayage, elle avait imaginé quelque chose de terriblement amusant : elle avait fait percer deux petits trous ronds dans la cloison…

– Et les dames ne le savaient pas ? demanda Marguerite.

– Elles le savaient toutes, reine, répondit Koroviev. Je suis ravi !… Ce gamin de vingt ans se fit remarquer, dès sa tendre enfance, par d’étranges dispositions. C’était un rêveur, un original. Une jeune fille tomba amoureuse de lui ; il la prit, et la vendit à une maison close…

Un véritable fleuve gravissait les marches, que sa source – l’immense cheminée – continuait d’alimenter, et dont on ne voyait pas la fin. Une heure s’écoula ainsi, puis une autre. Marguerite remarqua alors que sa chaîne était devenue plus lourde. Il se passait également quelque chose de bizarre avec sa main droite. Elle ne pouvait plus la lever sans une grimace de douleur. Les intéressantes remarques de Koroviev ne l’amusaient plus. Les visages – blancs, noirs, mongols, aux yeux bridés – devinrent uniformes, se fondant par moments en une masse indistincte, tandis qu’entre eux, l’air paraissait trembler et ruisseler. Une douleur aiguë comme la piqûre d’une aiguille traversa soudain la main droite de Marguerite. Serrant les dents, elle posa son coude sur le socle d’améthyste. Une sorte de frottement, semblable à celui que feraient des ailes en frôlant un mur, venait de la salle voisine. Marguerite comprit que là-bas d’inconcevables hordes d’invités dansaient, et il lui sembla que même les massifs planchers de marbre, de mosaïque et de cristal, de cette étrange salle étaient animés d’une pulsation rythmique.

Ni Gaïus César Caligula ni Messaline n’éveillèrent l’intérêt de Marguerite, qui cessa également de s’intéresser à ce défilé de rois, ducs, chevaliers, suicidés, empoisonneuses, pendus, entremetteuses, geôliers, tricheurs, bourreaux, délateurs, traîtres, déments, mouchards, satyres. Tous les noms se mêlaient dans sa tête, les visages s’agglutinaient en un immense gâteau, et seul se grava douloureusement dans sa mémoire le visage, frangé d’une véritable barbe de feu, de Maliouta Skouratov. Les jambes de Marguerite fléchissaient, et, à chaque minute, elle avait peur de se mettre à pleurer. Mais les pires souffrances lui venaient de son genou droit que baisaient les invités. Il était gonflé et bleu, bien qu’à plusieurs reprises la main de Natacha, munie d’une éponge, fût venue l’enduire de quelque onguent parfumé. À la fin de la troisième heure, Marguerite, qui avait jeté en bas un regard complètement désespéré, tressaillit de joie : le flot d’invités se tarissait.

– L’arrivée des invités à un bal obéit toujours aux mêmes lois, reine, chuchota Koroviev. Maintenant, la vague retombe. Nous n’avons plus, j’en suis sûr, que quelques minutes à souffrir. Il y a un groupe de fêtards du Brocken, ils arrivent toujours les derniers. Tenez, les voilà. Deux vampires sont ivres… C’est tout ? Ah ! non, en voilà encore un… non, deux !

Les deux derniers invités montaient l’escalier.

– Tiens, c’est un nouveau, dit Koroviev en plissant l’œil derrière son monocle. Ah ! oui, oui. Une fois, Azazello est allé lui rendre visite, et devant une bouteille de cognac il lui a glissé le conseil de se débarrasser d’un homme dont il craignait grandement les révélations. Celui-ci a donc chargé un de ses amis, qui dépendait de lui et ne pouvait rien lui refuser, d’asperger de poison les murs du cabinet de cet homme…

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Marguerite.

– Ma foi, je ne sais pas encore, répondit Koroviev, il faut demander à Azazello.

– Et qui est avec lui ?

– Justement, son consciencieux ami et subordonné, je suis ravi ! cria Koroviev aux deux arrivants.

L’escalier était vide. Par précaution, ils attendirent encore quelques instants, mais plus personne ne sortit de la cheminée.

Une seconde plus tard, sans comprendre comment, Marguerite se trouvait dans la salle au bassin. Tout de suite, à cause des douleurs de sa main et de son genou, elle se mit à pleurer et s’effondra à terre. Mais Hella et Natacha, tout en la réconfortant, l’amenèrent à nouveau sous la douche de sang, massèrent à nouveau son corps, et Marguerite se sentit revivre.

– Encore, encore, reine Margot, murmura Koroviev apparu à côté d’elle, il faut encore parcourir les salles, pour que nos honorables invités ne se sentent pas abandonnés.

De nouveau, Marguerite quitta la salle au bassin. Sur l’estrade dressée derrière les tulipes, où jouait naguère l’orchestre du roi de la valse, on voyait maintenant gesticuler avec fureur un jazz de singes. Un énorme gorille aux favoris ébouriffés, une trompette à la main, dirigeait en sautant lourdement d’un pied sur l’autre. Sur un rang étaient assis des orangs-outans, qui soufflaient dans des trompettes étincelantes. De joyeux chimpanzés, placés à califourchon sur leurs épaules, jouaient de l’accordéon. Deux hamadryas à crinière léonine tapaient sur des pianos à queue, dont les notes étaient complètement étouffées par les saxophones, violons et tambours qui cognaient, piaulaient et mugissaient entre les pattes de gibbons, de mandrills et de guenons. Sur le sol transparent, d’innombrables couples, comme fondus ensemble, et avec une adresse et une netteté de mouvement étonnantes, tournaient tous dans le même sens et avançaient comme un mur, menaçant de tout balayer sur leur passage. De vifs papillons satinés venaient s’abattre sur la horde des danseurs, et un semis de fleurs tombait des plafonds. Aux chapiteaux des colonnes, quand s’éteignait l’électricité, s’allumaient des myriades de lucioles, et dans l’air couraient çà et là des feux follets.

Puis Marguerite se trouva devant un bassin de dimensions prodigieuses, entouré d’une colonnade. Une cataracte rosée jaillissait de la gueule d’un gigantesque Neptune noir, et l’odeur capiteuse du champagne montait du bassin. Là régnait une folle gaieté, libre de toute contrainte. Des dames, en riant, confiaient leur réticule à leur cavalier ou aux nègres qui couraient de tous côtés avec des draps de bain, puis, avec de petits cris, piquaient une tête dans le bassin. Des colonnes de liquide mousseux rejaillissaient. Le fond de cristal du bassin était éclairé par dessous, et la lumière qui traversait toute la masse du vin permettait d’y voir les corps argentés des nageuses, qui ressortaient de là complètement ivres. Des rires retentissants éclataient sous les colonnes. On se serait cru aux bains publics.

Dans le souvenir confus que Marguerite garda de ce chaos surnageait un visage de femme abruti d’ivresse, au regard stupide – mais, dans sa stupidité, toujours implorant –, et un seul mot : « Frieda. »

L’odeur du vin faisait tourner la tête de Marguerite, et elle allait s’éloigner quand le chat exécuta un numéro qui la retint près du bassin. Béhémoth fit quelques passes magiques devant le mufle de Neptune, et instantanément, la masse houleuse du champagne disparut à grand bruit du bassin. Neptune vomit alors un flot de liquide jaune foncé, qui ne moussait ni ne pétillait plus. Les dames glapirent :

– Du cognac ! et, s’écartant vivement des bords du bassin, se réfugièrent derrière les colonnes.

Le bassin fut rempli en quelques secondes, et le chat, après avoir tournoyé trois fois en l’air, plongea dans les flots agités du cognac. Quand il en ressortit, soufflant et s’ébrouant, sa cravate mouillée pendait lamentablement, et il avait perdu son lorgnon et la dorure de ses moustaches. Une seule femme – la facétieuse couturière – suivit l’exemple de Béhémoth, avec son cavalier, un jeune mulâtre inconnu. Tous deux plongèrent dans le cognac, mais Koroviev prit le bras de Marguerite, et ils abandonnèrent les baigneurs.

Marguerite s’aperçut vaguement qu’elle passait en volant près d’énormes vasques de pierre qui contenaient des montagnes d’huîtres. Puis elle survola un parquet de verre sous lequel ronflaient des feux d’enfer ; autour de ceux-ci, s’affairaient des silhouettes blanches de cuisiniers diaboliques. Quelque part encore – elle avait renoncé à s’orienter – elle vit des caves sombres où brûlaient des flambeaux, où des jeunes filles servaient de la viande grillée sur des braises ardentes, et où l’on vida de grandes chopes à sa santé. Elle vit ensuite des ours blancs qui jouaient de l’accordéon et exécutaient une danse populaire russe sur une estrade, une salamandre qui faisait des tours de passe-passe dans le foyer ardent d’une cheminée… Et pour la deuxième fois, elle sentit que ses forces la trahissaient.

– Dernière apparition, chuchota Koroviev d’un air préoccupé, et nous serons libres.

Accompagnée de Koroviev, Marguerite parut de nouveau dans la salle de bal. Mais on n’y dansait plus, et l’incalculable foule des invités s’était tassée entre les colonnes, dégageant tout le milieu de la salle. Marguerite ne put se rappeler qui l’avait aidé à monter sur une sorte de trône élevé en plein centre de l’espace libre. Quand elle y eut pris place, elle entendit, avec étonnement, résonner quelque part les douze coups de minuit – heure depuis longtemps passée, d’après ses calculs. Au dernier coup de cette horloge, dont il était impossible de deviner l’emplacement, le silence tomba sur la foule.

Alors, de nouveau, Marguerite vit Woland. Il s’avançait, entouré d’Abadonna, d’Azazello et de quelques jeunes hommes vêtus de noir qui ressemblaient à Abadonna. Marguerite apercevait maintenant, en face d’elle, un autre trône, préparé pour Woland. Mais il ne l’utilisa pas. Marguerite fut frappée de voir que Woland, pour cette dernière et solennelle apparition au bal, était vêtu exactement comme il l’était auparavant dans la chambre. La même chemise de nuit tachée et rapiécée pendait sur ses épaules, et ses pieds étaient glissés dans des pantoufles éculées. Il était armé d’une épée nue, dont il se servait comme d’une canne.

En boitillant, Woland vint s’arrêter près de son piédestal, et à l’instant même, Azazello parut devant lui avec un plat dans les mains. Et sur ce plat, Marguerite vit une tête d’homme coupée, dont les dents de devant étaient brisées. Un silence total régnait toujours, qui ne fut interrompu qu’une fois par un tintement, affaibli par la distance et incompréhensible dans la conjoncture présente – le tintement de la sonnette d’une porte d’entrée.

– Mikhaïl Alexandrovitch, dit doucement Woland à la tête.

Alors, les paupières de celle-ci se soulevèrent, et Marguerite sursauta violemment en voyant dans ce visage mort apparaître deux yeux vivants, chargés de pensées et de douleur.

– Tout s’est accompli, n’est-il vrai ? continua Woland en regardant la tête dans les yeux. Votre tête a été coupée par une femme, la réunion n’a pas eu lieu et je loge chez vous. Ce sont des faits. Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde. Mais ce qui nous intéresse maintenant, c’est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis. Vous avez toujours été un ardent défenseur de la théorie selon laquelle, lorsqu’on coupe la tête d’un homme, sa vie s’arrête, lui-même se transforme en cendres et s’évanouit dans le non-être. Il m’est agréable de vous informer, en présence de mes invités, et bien que leur présence même soit la démonstration d’une tout autre théorie, que votre théorie à vous ne manque ni de solidité ni d’ingéniosité. D’ailleurs, toutes les théories se valent. Il en est une, par exemple, selon laquelle il sera donné à chacun selon sa foi. Ainsi soit-il ! Vous vous évanouissez dans le non-être, et moi, dans la coupe en laquelle vous allez vous transformer, je serai heureux de boire à l’être !

Woland leva son épée. Immédiatement, la peau de la tête noircit, se recroquevilla, puis se détacha par morceaux, les yeux disparurent, et bientôt Marguerite vit sur le plat un crâne jaunâtre, aux yeux d’émeraude et aux dents de perles, monté sur un pied d’or. Le couvercle du crâne tourna autour d’une charnière et s’ouvrit.

– Dans une seconde, messire, dit Koroviev en réponse à un regard interrogateur de Woland, il va se présenter devant vous. J’entends déjà, dans ce silence sépulcral, le grincement de ses souliers vernis et le tintement du verre qu’il vient de reposer sur une table, après avoir bu du champagne pour la dernière fois de sa vie. Et le voici.

Un nouvel invité, seul, entra dans la salle et s’avança vers Woland. Extérieurement, rien ne le distinguait des innombrables invités en habit, sauf une chose : le nouveau venu chancelait littéralement d’émotion, ce qui était visible même de loin. Des taches rouges enflammaient ses joues, et ses yeux roulaient, hagards. Il était abasourdi, et cela était parfaitement naturel : tout contribuait à le frapper d’étonnement, et en premier lieu, bien entendu, l’accoutrement de Woland.

Cependant, l’invité fut accueilli avec une parfaite affabilité.

– Ah ! très cher baron Meigel, dit Woland en adressant un sourire amène au baron, dont les yeux semblèrent jaillir des orbites. Je suis heureux de vous présenter (ajouta Woland pour les invités) le très honorable baron Meigel, chargé par la Commission des spectacles de faire connaître aux étrangers les curiosités de la capitale.

Marguerite défaillit, car elle reconnaissait ce Meigel. À plusieurs reprises, elle l’avait rencontré dans les théâtres et les restaurants de Moscou. « Mais alors, pensa Marguerite, il serait donc mort, lui aussi ?… » Mais tout s’expliqua à l’instant.

– Ce cher baron, continua Woland avec un sourire joyeux, a eu la charmante bonne grâce, apprenant mon arrivée à Moscou, de me téléphoner aussitôt pour m’offrir ses services dans sa spécialité, c’est-à-dire me montrer les curiosités. Il va sans dire que j’ai été heureux de l’inviter chez moi.

À ce moment, Marguerite vit Azazello passer le crâne et le plat à Koroviev.

– À propos, baron, dit Woland en baissant la voix sur un ton d’intimité, des bruits ont couru sur votre extraordinaire curiosité. On dit que, jointe à votre loquacité non moins développée, elle a attiré l’attention générale. De plus, les mauvaises langues ont lâché le mot : vous êtes un mouchard et un espion. De plus encore, on tient pour probable que cela vous conduira à une triste fin, et ce, pas plus tard que dans un mois. Aussi, dans le but de vous épargner cette pénible attente, avons-nous décidé de vous aider en mettant à profit le fait que vous vous êtes fait inviter chez moi précisément dans l’intention d’en voir et d’en entendre le plus possible.

Le baron devint plus pâle qu’Abadonna, qui pourtant était exceptionnellement pâle par nature, puis il se produisit quelque chose de bizarre. Abadonna se planta devant le baron, et l’espace d’une seconde ôta ses lunettes. Au même instant, un éclair jaillit des mains d’Azazello, il y eut un petit bruit sec pareil à un claquement de mains, et le baron commença à tomber à la renverse, tandis qu’un sang vermeil giclait de sa poitrine et inondait son plastron empesé et son gilet. Koroviev plaça la coupe sous le jet de sang et l’offrit pleine à Woland. Quant au corps sans vie du baron, il était déjà allongé par terre.

– Je bois à votre santé, Messieurs, dit Woland d’une voix égale, et, levant la coupe, il la porta à ses lèvres.

Survint alors une métamorphose, La chemise de nuit rapiécée et les pantoufles éculées disparurent. Woland reparut vêtu d’une chlamyde noire, une épée d’acier au côté. Il s’approcha rapidement de Marguerite, lui présenta la coupe et dit d’un ton impérieux :

– Bois !

Étourdie, Marguerite chancela, mais la coupe touchait ses lèvres, et une voix dont elle ne put déterminer la provenance lui chuchota dans les deux oreilles :

– Ne craignez rien, reine… Ne craignez rien, reine, le sang a depuis longtemps été absorbé par la terre. Et là où il s’est répandu, poussent déjà des grappes de raisin.

Sans rouvrir les yeux, Marguerite but une gorgée, et une onde de volupté courut dans ses veines, et ses oreilles tintèrent. Il lui sembla que quelque part, des coqs lançaient leur cri assourdissant, et qu’un orchestre invisible jouait une marche. La foule perdit alors sa physionomie hommes et femmes tombaient en poussière. La putréfaction, sous les yeux de Marguerite, gagna rapidement toute la salle, au-dessus de laquelle flotta une odeur de caveau. Les colonnes craquèrent et s’effondrèrent, les lumières s’éteignirent, tout se flétrit, et il ne resta rien des fontaines, des camélias et des tulipes. Il n’y eut plus que ce qui avait été : le modeste salon de la bijoutière, où une porte entrouverte laissait passer un rai de lumière. Marguerite franchit cette porte.

CHAPITRE XXIV. Réapparition du maître

Dans la chambre de Woland, tout était comme avant le bal. Woland était toujours sur le lit en chemise de nuit, seulement Hella ne lui frottait plus le genou ; sur la table où se trouvait tout à l’heure le jeu d’échecs, elle dressait le couvert du dîner. Koroviev et Azazello, qui avaient ôté leur frac, étaient déjà à table, et, naturellement, le chat avait pris place à côté d’eux. Il n’avait pas voulu se séparer de sa cravate, bien que celle-ci fût réduite à une loque parfaitement dégoûtante. Marguerite, chancelante, s’approcha de la table et s’y appuya. Comme naguère, Woland lui fit signe de venir et, d’un geste, l’invita à s’asseoir près de lui.

– Eh bien, vous voilà exténuée ? demanda Woland.

– Oh ! non, messire, répondit Marguerite d’une voix si faible qu’on l’entendit à peine.

Noblesse oblige, fit remarquer le chat, qui versa à Marguerite, dans un verre à bordeaux, un liquide transparent.

– C’est de la vodka ? demanda faiblement Marguerite.

Sur sa chaise, le chat sauta d’indignation.

– Y pensez-vous, reine ? grinça-t-il. Est-ce que je me permettrais de verser de la vodka à une dame ? C’est de l’alcool pur !

Marguerite sourit et tenta de repousser le verre.

– Buvez sans crainte, dit Woland, et Marguerite prit aussitôt le verre dans ses mains.

– Hella, assieds-toi, ordonna Woland, et il expliqua à Marguerite : La nuit de la pleine lune est une nuit de fête, et je dîne toujours dans la compagnie intime de mes proches et de mes serviteurs. Alors, comment vous sentez-vous ? Comment s’est passé ce bal harassant ?

– Renversant ! jacassa Koroviev. Ils sont tous enchantés, époustouflés, amoureux ! Quel tact, quel savoir-faire, quelle séduction, quel charme !

Sans mot dire, Woland leva son verre et trinqua avec Marguerite. Celle-ci but avec résignation, et sa dernière pensée fut qu’elle ne survivrait pas à ce verre d’alcool. Mais il n’arriva rien de mauvais. Une chaleur vivante coula dans le ventre de Marguerite, qui ressentit en même temps comme un léger choc à la nuque, et ses forces revinrent comme si elle venait de se lever après un long sommeil réparateur. En outre, elle sentit s’allumer en elle une faim de loup. Quand elle se souvint qu’elle n’avait rien pris depuis la veille au matin, son appétit redoubla… Elle se mit à manger goulûment du caviar.

Béhémoth coupa une tranche d’ananas, la saupoudra de sel et de poivre, la mangea, après quoi il se jeta si crânement dans le gosier un deuxième verre d’alcool que tout le monde applaudit.

Quant Marguerite eut bu son second verre, l’éclat des candélabres se fit plus vif et les flammes montèrent plus haut dans la cheminée. Marguerite n’éprouvait aucune ivresse. En plantant ses dents blanches dans la viande, elle sentait avec délectation le jus lui couler dans la bouche. En même temps, elle observait Béhémoth qui était en train de tartiner une huître de moutarde.

– Tu devrais aussi y ajouter un peu de raisin, dit doucement Hella en poussant le chat du coude.

– Je te prie de te mêler de ce qui te regarde, répondit Béhémoth. Je sais me tenir à table, n’ayez crainte, et quand j’y suis, je n’aime pas qu’on me dérange !

– Ah ! comme c’est agréable, chevrota Koroviev, de dîner comme ça, auprès d’un bon feu, et à la bonne franquette, en petit comité.

– Non, Fagoth, répliqua le chat, le bal a aussi son charme et sa grandeur.

– Pas du tout, dit Woland, un bal n’a ni charme ni grandeur. Et ces ours imbéciles, ainsi que les tigres du bar, avec leurs rugissements, ont failli me donner la migraine.

– À vos ordres, messire, dit le chat. Si vous trouvez qu’un bal n’a aucune grandeur, j’adopte immédiatement et pour toujours cette opinion.

– Prends garde à toi ! répondit Woland.

– Je plaisantais, répondit humblement le chat. Quant aux tigres, je vais donner l’ordre de les faire rôtir.

– Les tigres, ça ne se mange pas, dit Hella.

– Vous croyez ? Alors, écoutez, je vous prie, répliqua le chat.

Et, les yeux mi-clos de plaisir, il raconta qu’une fois, il avait erré pendant dix-neuf jours dans un désert et qu’il s’était nourri uniquement de la viande d’un tigre tué par lui. Tous écoutèrent avec intérêt ce curieux récit, et quand Béhémoth eut terminé, tous s’écrièrent en chœur :

– Mensonge !

– Et le plus intéressant dans ce mensonge, dit Woland, c’est qu’il est mensonger du premier au dernier mot.

– Ah ! bon ? Mensonge ? s’écria le chat, et tous pensèrent qu’il allait se mettre à protester, mais il dit simplement d’une voix paisible : L’Histoire nous jugera.

– Mais dites-moi, fit Margot, un peu excitée par l’alcool, en se tournant vers Azazello : Ce baron, vous lui avez tiré dessus ?

– Naturellement, répondit Azazello. Comment ne pas lui tirer dessus ? Il fallait bien lui tirer dessus.

– Ah ! quelle émotion ! s’écria Marguerite. C’était si inattendu !

– Il n’y avait rien, là-dedans, d’inattendu, objecta Azazello, mais Koroviev se mit à brailler d’une voix geignarde :

– Comment ne pas être ému ? Moi-même, les jambes m’en tremblaient ! Pan ! Et hop ! Le baron par terre !

– Quant à moi, j’ai failli avoir une crise de nerfs, ajouta le chat, qui avala en se pourléchant une cuillerée de caviar.

– Il y a quelque chose que je ne comprends pas, dit Marguerite, tandis que les cristaux faisaient danser des étincelles d’or dans ses yeux. Est-ce qu’au-dehors, on n’a pas entendu la musique, ni tout le bruit de ce bal ?

– Certainement, reine, on n’a rien entendu, répondit Koroviev. Il faut faire en sorte qu’on ne puisse rien entendre. Et le faire avec le plus grand soin.

– Oui, bien sûr… Et pourtant, c’est un fait, cet homme, dans l’escalier… quand nous sommes arrivés, avec Azazello… et l’autre aussi, à l’entrée… j’ai l’impression qu’il surveillait votre appartement…

– Très juste, très juste ! s’écria Koroviev. Très juste, chère Marguerite Nikolaïevna ! Vous confirmez mes soupçons ! Oui, il surveillait l’appartement ! Moi-même, je l’avais d’abord pris pour un professeur distrait, ou pour un amoureux en train de se morfondre dans l’escalier. Mais non, non ! J’ai eu un pincement au cœur ! C’est ça, il surveillait l’appartement ! Et l’autre, à l’entrée, aussi ! Et celui qui était sous le porche, également.

– Et s’ils venaient vous arrêter, que se passerait-il ? demanda Marguerite.

– Mais certainement, ils viendront, charmante reine, certainement ! dit Koroviev. J’ai le pressentiment qu’ils viendront. Pas tout de suite, naturellement, mais le moment venu, obligatoirement, ils viendront. Mais je pense qu’il ne se passera rien d’intéressant.

– Ah ! quelle émotion quand j’ai vu ce baron tomber ! dit Marguerite, qui, visiblement, songeait encore à ce meurtre, le premier qu’elle voyait de sa vie. Vous tirez très bien, sans doute ?

– Convenablement, répondit Azazello.

– Et à combien de pas ? demanda Marguerite un peu obscurément.

– Cela dépend sur quoi, répondit judicieusement Azazello. Casser à coups de marteau les vitres du critique Latounski, c’est une chose, mais l’atteindre au cœur, c’est tout autre chose.

– Au cœur ! s’écria Marguerite en posant, on ne sait pourquoi, sa main sur son propre cœur. Au cœur ! répéta-t-elle d’une voix sourde.

– Qu’est-ce que c’est que ce critique Latounski ? demanda Woland en jetant un regard perçant à Marguerite.

Azazello, Koroviev et Béhémoth baissèrent les yeux d’un air confus, et Marguerite répondit en rougissant :

– C’est un critique. Hier soir, j’ai tout démoli dans son appartement.

– Tiens, tiens ! Et pourquoi donc ?…

– Parce que, messire, il a causé la perte d’un Maître, expliqua Marguerite.

– Mais pourquoi vous être chargée de cela vous-même ? demanda Woland.

– Avec votre permission, messire, j’achèverai la besogne ! s’écria joyeusement le chat en sautant sur ses pieds.

– Mais non, assieds-toi, grogna Azazello en se levant. J’y vais…

– Non ! s’écria Marguerite. Non, messire, je vous en prie, il ne faut pas !

– Comme vous voudrez, comme vous voudrez, répondit Woland, et Azazello se rassit.

– Où donc en étions-nous, précieuse reine Margot ? dit Koroviev. Ah ! oui, le cœur… Il atteint le cœur (Koroviev planta son long doigt dans la direction d’Azazello) au choix, dans n’importe quelle oreillette ou n’importe quel ventricule.

Marguerite ne comprit pas tout de suite, puis elle s’écria avec étonnement :

– Mais… on ne les voit pas !

– Très chère, chevrota Koroviev, justement, on ne les voit pas ! C’est ce qui fait tout le sel de la chose ! Un objet qu’on voit, n’importe qui peut l’atteindre !

Koroviev ouvrit un tiroir de la table, où il prit un sept de pique qu’il présenta à Marguerite en lui demandant de marquer de son ongle l’un des piques de la carte. Marguerite marqua celui qui était placé en haut et à droite.

Elle cacha la carte sous son oreiller, et cria :

– Prêt !

Azazello, qui s’était assis le dos tourné à l’oreiller, tira de la poche de son pantalon de soirée un pistolet automatique noir, posa la crosse sur son épaule et, sans se retourner, fit feu. Marguerite sursauta de plaisir et de frayeur. On alla chercher la carte sous l’oreiller traversé par la balle. À la place du pique marqué par Marguerite, il n’y avait plus qu’un trou.

– Je ne voudrais pas me trouver en face de vous quand vous avez un revolver entre les mains, dit Marguerite qui regarda Azazello en minaudant. (Elle avait toujours été passionnément attirée par les gens qui étaient capables d’accomplir des actions de premier ordre.)

– Précieuse reine, piailla Koroviev, je ne recommande à personne de se trouver en face de lui, même s’il n’a pas de revolver entre les mains ! Je vous donne ma parole d’ancien chantre et chef de chœur que personne ne ferait de compliment à celui qui s’y risquerait.

Pendant l’exercice de tir, le chat était resté assis, immobile et renfrogné. Soudain, il déclara :

– Je me charge de battre le record du sept de pique.

Azazello se contenta de répondre par un grognement. Mais le chat était obstiné, et il réclama non seulement un, mais deux revolvers. Azazello sortit un second pistolet de la deuxième poche-revolver de son pantalon et, avec une moue de dédain, il offrit les deux armes à ce vantard. Deux piques furent marqués sur la carte. Le chat tourna le dos à l’oreiller, et se prépara longuement. Marguerite s’assit, se boucha les oreilles avec ses doigts, et regarda la chouette accroupie sur la tablette de cheminée. Le chat fit feu des deux revolvers. Aussitôt, Hella poussa un cri aigu, la chouette frappée à mort tomba de la cheminée, et la pendule brisée s’arrêta. Hella, dont une main était ensanglantée, se jeta avec un rugissement sur le chat et l’attrapa par les poils ; en réponse, celui-ci la saisit aux cheveux, et leurs deux corps mêlés roulèrent comme une boule sur le plancher. Un verre tomba de la table et se brisa.

– Débarrassez-moi de cette diablesse enragée ! hurla le chat en essayant de repousser Hella, qui s’était assise à califourchon sur lui.

On sépara les combattants, et Koroviev souffla sur le doigt blessé d’Hella, qui fut aussitôt guéri.

– Je ne peux pas tirer quand on chuchote derrière moi ! cria Béhémoth en essayant de remettre en place une grosse touffe de poils arrachés de son dos.

– Je parie, dit Woland en souriant à Marguerite, qu’il s’y est pris de cette façon exprès. Car ce n’est pas un mauvais tireur.

Hella et le chat firent la paix, et pour marquer cette réconciliation, ils s’embrassèrent. Puis on prit la carte sous l’oreiller, pour constater le résultat. Aucun pique, hormis celui qu’avait atteint Azazello, n’était touché.

– C’est incroyable, décréta le chat en examinant la carte à la lumière du candélabre.

Le joyeux dîner se poursuivit. Les bougies coulaient dans les candélabres, et la cheminée répandait à travers la chambre des vagues de chaleur sèche et odorante. Rassasiée, Marguerite fut envahie d’une sensation de béatitude. Elle contempla les ronds de fumée bleuâtre du cigare d’Azazello qui glissaient vers la cheminée, et le chat qui essayait de les pêcher au bout d’une rapière. Elle n’avait envie d’aller nulle part, bien qu’il dût être fort tard, d’après ses calculs. À en juger par tout ce qui s’était passé, il devait être près de six heures du matin. Profitant d’un silence, Marguerite se tourna vers Woland et dit d’une voix hésitante :

– Il faudrait que je m’en aille… il est tard…

– Qu’est-ce qui vous presse ? demanda Woland poliment, mais froidement.

Les autres ne dirent mot et firent mine de s’absorber dans la contemplation des ronds de fumée.

– Oui, il faut que je m’en aille, répéta Marguerite, décontenancée par ses propres paroles, et elle se retourna comme pour chercher une cape ou un manteau.

Elle se sentait tout à coup gênée par sa nudité. Elle se leva de table. Sans rien dire, Woland prit sur son lit sa robe de chambre élimée et tachée de graisse, que Koroviev jeta sur les épaules de Marguerite.

– Je vous remercie, messire, dit Marguerite d’une voix faible, et elle regarda Woland d’un air interrogateur.

En réponse, celui-ci lui adressa un sourire courtois et indifférent. Une sombre tristesse serra alors d’un coup le cœur de Marguerite. Elle se sentait frustrée. Personne, visiblement, n’avait l’intention de la récompenser pour tout ce qu’elle avait fait au bal, et personne ne la retenait. Or, elle se rendait parfaitement compte que, sortie d’ici, elle n’avait nulle part où aller. L’idée – fugitive – qu’il lui faudrait retourner à la propriété provoqua au fond d’elle-même une explosion de désespoir. Alors, quoi, poser la question elle-même, comme le lui avait suggéré Azazello d’un ton alléchant, dans le jardin Alexandrovski ? « Non, pour rien au monde ! » se dit-elle à elle-même.

– Je vous souhaite tout le bien possible, messire, dit-elle à haute voix, tout en pensant : Seulement sortir d’ici, et j’irai me jeter dans la rivière.

– Asseyez-vous donc, dit soudain Woland d’un ton sans réplique.

Marguerite changea de visage, et s’assit.

– N’avez-vous pas quelque chose à dire, avant de nous séparer ?

– Non, messire, rien, répondit avec orgueil Marguerite. Sauf que, si vous avez encore besoin de moi, je suis prête à faire volontiers tout ce que vous voudrez. Je ne suis nullement fatiguée, et je me suis beaucoup amusée à ce bal. Et s’il s’était prolongé, j’aurais de nouveau offert mon genou aux baiser de milliers de gibiers de potence et d’assassins.

Marguerite regarda Woland, mais elle le vit comme à travers un voile : ses yeux étaient pleins de larmes.

– Exactement ! Vous avez parfaitement raison ! s’écria Woland d’une voix retentissante et terrible. C’est ainsi qu’il faut parler !

– Tout à fait ça ! répéta en écho la suite de Woland.

– Nous avons observé de quoi vous étiez capable, dit Woland. Vous ne demandez jamais rien à personne ! Jamais, à personne, et surtout pas à ceux qui sont plus puissants que vous. À eux de proposer, à eux de donner. Asseyez-vous, femme orgueilleuse. (Woland enleva la lourde robe de chambre des épaules de Marguerite, et celle-ci se retrouva assise à côté de lui sur le lit.) Allons, Margot, reprit Woland en adoucissant sa voix, que désirez-vous pour m’avoir servi de maîtresse de maison aujourd’hui ? Que désirez-vous pour avoir conduit ce bal toute nue ? À quel prix estimez-vous votre genou ? Quels dommages vous ont causés mes invités, que vous appelez maintenant des gibiers de potence ? Parlez ! Et parlez sans honte, maintenant, puisque c’est moi qui vous le propose.

Le cœur de Marguerite battit, et elle soupira profondément. Elle réfléchissait.

– Allons, quoi, du courage ! dit Woland. Réveillez un peu votre imagination, stimulez-la ! Le seul fait d’avoir assisté au meurtre de ce fieffé gredin de baron vaudrait à quiconque une récompense, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une femme. Eh bien ?

Marguerite reprit son souffle, et elle s’apprêtait déjà à prononcer les mots qui lui étaient chers et qu’elle avait préparés dans le fond de son âme, quand tout à coup elle pâlit, ouvrit la bouche et écarquilla les yeux. « Frieda !… Frieda, Frieda ! criait à son oreille une voix suppliante et obsédante. Je m’appelle Frieda ! » Et Marguerite, en trébuchant sur les mots, balbutia :

– Alors vraiment… je peux… je peux donc demander… une chose ?

– Exiger, prima donna, exiger, répondit Woland avec un sourire plein de sympathie, vous pouvez exiger une chose.

Ah ! comme Woland sut habilement et distinctement souligner, en les répétant, les mots de Marguerite – « une chose » !

Marguerite soupira de nouveau et dit :

– Je veux qu’on cesse d’apporter à Frieda le mouchoir avec lequel elle a étouffé son bébé.

Le chat leva les yeux au ciel et soupira bruyamment, mais ne dit rien, se souvenant évidemment de son oreille pincée.

– Attendu, dit Woland en souriant, que la possibilité pour vous de recevoir un pot-de-vin de cette sotte de Frieda est évidemment tout à fait exclue – ce serait incompatible avec votre dignité de reine –, je ne sais vraiment que faire. Il reste peut-être une chose : se munir de chiffons et en boucher toutes les ouvertures de ma chambre.

– Que voulez-vous dire, messire ? s’étonna Marguerite à ces derniers mots, effectivement incompréhensibles.

– Absolument d’accord avec vous, messire, intervint inopinément le chat – des chiffons, précisément ! –, et d’irritation il donna un coup de patte sur la table.

– Je veux parler de la miséricorde, dit Woland sans détacher de Marguerite son œil flamboyant. Parfois, alors qu’on s’y attend le moins et avec une extrême perfidie, elle arrive à se glisser par les plus petites fentes. C’est pourquoi je vous parle de chiffons…

– Et moi aussi j’en parle ! s’écria le chat, en s’écartant de Marguerite à tout hasard et en protégeant ses oreilles à l’aide de ses pattes enduites de crème rose.

– Fiche-moi le camp ! lui dit Woland.

– Je ne veux pas m’en aller, dit le chat, je n’ai pas encore bu mon café. Vraiment, messire, peut-on, un soir de fête, séparer les hôtes en deux catégories ? Les uns, de première, et les autres, comme disait ce triste grigou de buffetier, de deuxième fraîcheur ?

– Tais-toi, lui ordonna Woland, puis il demanda à Marguerite : À ce que je vois, vous êtes une personne d’une exceptionnelle bonté ? D’une haute moralité ?

– Non, répondit avec force Marguerite. Je sais qu’avec vous on ne peut qu’être sincère, et sincèrement je vous réponds : je suis une personne frivole. Si je vous ai demandé cela pour Frieda, c’est simplement parce que j’ai eu l’imprudence de lui donner un ferme espoir. Et elle attend, messire, elle croit à ma puissance. Si son attente est trompée, je me trouverai dans une situation épouvantable. Je ne connaîtrai plus jamais le repos. C’est comme cela, et on n’y peut plus rien.

– Ah ! dit Woland, mais cela, je le comprends.

– Alors, vous le ferez ? demanda doucement Marguerite.

– Certainement pas, répondit Woland. À vrai dire, chère reine, il y a ici un léger quiproquo. À chaque département de régler les affaires qui sont de son ressort. Je ne nie pas que nos possibilités soient assez grandes, beaucoup plus grandes que ne le croient généralement certaines personnes peu perspicaces…

– Ça oui, beaucoup plus grandes ! ne put s’empêcher de dire le chat, visiblement fier de ses possibilités.

– Vas-tu te taire ? Le diable t’emporte ! lui dit Woland, qui reprit : Mais quel sens cela aurait-il de faire ce qui incombe, comme je l’ai dit, à un autre département ? Je ne ferai donc pas ce que vous me demandez. C’est vous qui le ferez.

– Mais, avec moi, est-ce que cela réussira ?

Azazello glissa un regard ironique du côté de Marguerite, hocha sa tête rousse et pouffa discrètement.

– Mais faites-le donc, en voilà un malheur, grommela Woland, qui tourna son globe et se mit à examiner quelque détail, visiblement pour avoir l’air de s’occuper d’autre chose pendant la conversation de Marguerite.

– Eh bien : Frieda…, souffla Koroviev.

– Frieda ! cria Marguerite d’une voix perçante.

La porte s’ouvrit violemment, et une femme nue, hirsute, au regard frénétique, mais qui ne donnait plus aucun signe d’ébriété, entra dans la chambre et tendit convulsivement le bras vers Marguerite. Celle-ci dit majestueusement :

– Tu es pardonnée. On ne t’apportera plus le mouchoir.

Frieda jeta un grand cri et tomba sur le plancher, face contre terre et bras en croix, devant Marguerite. Woland agita la main, et Frieda disparut.

– Je vous remercie, et adieu, dit Marguerite en se levant.

– Allons, Béhémoth, dit Woland, nous n’allons pas, une nuit de fête, tirer profit des actes d’une personne dépourvue de sens pratique. (Il se tourna vers Marguerite :) Donc, cela ne compte pas. Moi, je n’ai rien fait. Que désirez-vous, pour vous ?

Il y eut un silence, interrompu par Koroviev qui chuchota à l’oreille de Marguerite :

– Très précieuse donna, cette fois je vous conseille d’être un peu plus raisonnable ! Sinon la fortune risque de vous échapper.

– Je veux que maintenant, à l’instant même, on me rende mon amant, le Maître, dit Marguerite, dont le visage se convulsa.

Au même instant, le vent s’engouffra dans la chambre, couchant les flammes des bougies, le lourd rideau de la fenêtre s’écarta, la fenêtre s’ouvrit toute grande et très haut, dans le lointain, apparut la lune, non pas la lune pâle de l’aube, mais la pleine lune de minuit. Sur le plancher, au pied de la fenêtre, vint se poser une tache vert pâle de lumière nocturne, au milieu de laquelle parut le visiteur d’Ivan, celui qui se donnait le nom de Maître. Il avait gardé ses vêtements de la clinique – robe de chambre et pantoufles – et le bonnet noir dont il ne se séparait jamais. Des tics tordaient son visage non rasé, il louchait vers les flammes des candélabres avec une frayeur de dément, et un flot de lune bouillonnait autour de lui.

Marguerite le reconnut tout de suite. Avec un gémissement, elle joignit les mains et courut vers lui. Elle le baisa au front et aux lèvres, pressa son visage contre la joue piquante, et des larmes longtemps retenues jaillirent de ses yeux. Elle ne prononça qu’un mot, qu’elle répéta comme une insensée :

– Toi…, toi…, toi…

Le Maître l’écarta et dit sourdement :

– Ne pleure pas, Margot, ne me tourmente pas, je suis gravement malade. (Il s’agrippa d’une main au rebord de la fenêtre, comme s’il voulait sauter dehors et s’enfuir, puis, parcourant du regard les personnages assis, il eut un rictus et s’écria :) J’ai peur, Margot ! Voilà mes hallucinations qui recommencent…

Marguerite, que les sanglots étouffaient, murmura d’une voix étranglée :

– Non, non, non… n’aie pas peur…, je suis là…, près de toi.

Koroviev, discrètement et adroitement, glissa une chaise derrière le Maître, qui y tomba assis. Marguerite se jeta à genoux, se serra contre le malade, et se calma un peu. Dans son trouble, elle n’avait pas remarqué qu’elle avait cessé, tout à coup, d’être nue, et qu’elle portait maintenant un manteau de soie noire. Le malade baissa la tête et considéra le plancher d’un regard morne et douloureux.

– Oui, dit Woland après un silence, ils l’ont bien arrangé.

Et il ordonna à Koroviev :

– Chevalier, donne donc quelque chose à boire à cet homme.

Marguerite, d’une voix tremblante, conjura le Maître d’accepter :

– Bois, bois ! Tu as peur ? Non, non, crois-moi, ils veulent t’aider !

Le malade prit le verre et but son contenu, mais un frisson fit trembler sa main, et le verre vide se brisa à ses pieds.

– Tant mieux, ça porte bonheur ! chuchota Koroviev à Marguerite. Voyez, il revient déjà à lui. Effectivement, le regard du malade était moins inquiet et moins égaré.

– Mais c’est toi, Margot ? demanda le visiteur lunaire.

– C’est moi, n’en doute pas, répondit Marguerite.

– Encore un coup, ordonna Woland.

Dès que le Maître eut vidé le deuxième verre, la vie et l’intelligence reparurent dans ses yeux.

– Ah ! voilà, maintenant c’est autre chose, fit Woland, l’examinant d’un regard aigu. Nous allons pouvoir parler. Qui êtes-vous ?

– Maintenant, je ne suis plus personne, répondit le Maître, et un rictus déforma sa bouche.

– Et d’où venez-vous ?

– De la maison de douleur. Je suis un malade mental, dit le nouveau venu.

Marguerite ne put supporter ces mots, et se remit à jurer. Puis elle essuya ses yeux et s’écria :

– C’est horrible ! C’est horrible, ce que tu dis ! C’est un Maître, messire, je vous en préviens ! Guérissez-le, il le mérite !

– Savez-vous à qui vous parlez en ce moment ? Chez qui vous êtes ? demanda Woland au visiteur.

– Je le sais, répondit le Maître. À la maison de fous, j’avais pour voisin ce gamin, Ivan Biezdomny. Il m’a parlé de vous.

– Mais oui, en effet, dit Woland, j’ai eu le plaisir de rencontrer ce jeune homme à l’étang du Patriarche. Il a bien failli me rendre fou moi-même, en me démontrant que je n’existais pas. Mais vous, vous croyez que je suis réellement moi ?

– Il faut bien y croire, dit le nouveau venu. Quoique, évidemment, on serait beaucoup plus tranquille si on pouvait vous considérer comme le fruit d’une hallucination. Excusez-moi, ajouta le Maître, se reprenant.

– Eh quoi, si cela doit vous tranquilliser, considérez-moi comme tel, répondit courtoisement Woland.

– Non, non ! s’écria Marguerite avec effroi en secouant le Maître par l’épaule. Songe à ce que tu dis ! C’est réellement lui qui est devant toi !

À ce moment, le chat se mêla à la conversation.

– Moi, par contre, dit-il, je ressemble réellement à une hallucination. Voyez mon profil au clair de la lune. (Le chat se glissa dans le faisceau de lumière et voulut ajouter quelque chose, mais on le pria de se taire, à quoi il répondit :) Très bien, très bien, je suis prêt à me taire. Je serai une hallucination taciturne.

Et il se tut.

– Mais dites-moi, pourquoi Marguerite vous appelle-t-elle Maître ? demanda Woland.

L’autre sourit et dit :

– C’est une faiblesse bien pardonnable. Elle a une trop haute opinion du roman que j’ai écrit.

– Un roman sur quoi ?

– Un roman sur Ponce Pilate…

De nouveau, les flammes des bougies vacillèrent, et sur la table, la vaisselle tinta. Woland venait d’éclater d’un rire tonitruant. Mais ce rire n’effraya ni même n’étonna personne. Béhémoth, on ne sait pourquoi, applaudit.

– Sur quoi, sur quoi ? Sur qui ? dit Woland, cessant de rire. À notre époque ? C’est ahurissant ! Et vous n’avez pas pu trouver un autre sujet ? Faites voir ça !

Et il tendit la main, paume ouverte.

– Malheureusement, cela m’est impossible, répondit le Maître, parce que je l’ai brûlé dans le poêle.

– Excusez-moi, mais je ne puis vous croire, répliqua Woland. Cela ne se peut pas : les manuscrits ne brûlent pas. (Il se tourna vers Béhémot et dit :) Allons, Béhémoth, donne ce roman.

Le chat sauta aussitôt de sa chaise, et tous virent qu’il était assis sur un volumineux paquet de manuscrits. Le chat présenta l’exemplaire du dessus à Woland, en s’inclinant avec déférence. Marguerite se mit à trembler et, de nouveau émue aux larmes, s’écria :

– Le voilà ! Ton manuscrit, le voilà !

Elle se jeta aux pieds de Woland et s’écria, extasiée :

– Il est tout-puissant ! Tout-puissant !

Woland prit l’exemplaire qu’on lui tendait, le retourna, puis le posa près de lui et, sans sourire, regarda fixement le Maître. Mais celui-ci, on ne sait pour quelle raison, tomba dans l’angoisse et la douleur. Il se leva, et tordit les mains et, s’adressant à la lune lointaine, il gémit en frissonnant :

– Même la nuit, au clair de lune, je ne trouve pas la paix… Pourquoi me tourmente-t-on ? Ô dieux, dieux…

S’accrochant à la robe de chambre, Marguerite se serra contre lui et se mit, elle aussi, à gémir avec des larmes de douleur :

– Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi le remède ne t’a-t-il fait aucun bien ?

– C’est rien, c’est rien, c’est rien, murmura Koroviev en se faufilant près du Maître, c’est rien, c’est rien… Encore un petit verre, et je vais en prendre un aussi pour vous tenir compagnie…

À la lumière de la lune, le petit verre sembla cligner de l’œil et fit du bien au Maître. On le fit rasseoir, et son visage prit une expression paisible.

– Eh bien, tout est clair, dit Woland en tapotant le manuscrit de son long doigt.

– Parfaitement clair, souligna le chat, oubliant sa promesse d’être une hallucination taciturne. Maintenant, la ligne directrice de cet ouvrage m’est à présent claire comme de l’eau de roche. Que dis-tu, Azazello ? demanda-t’il à Azazello qui n’avait rien dit.

– Je dis, nasilla celui-ci, que ce serait une bonne chose de te noyer.

– Sois charitable, Azazello, répondit le chat, et ne souffle pas cette idée à mon souverain maître. Sinon, crois-moi, je t’apparaîtrais chaque nuit, dans le même habit de lune que le pauvre Maître, et je te ferais signe, et je t’inviterais à me suivre. Que t’en semblerait-il, ô Azazello ?

– Eh bien, Marguerite, reprit Woland, dites-moi maintenant tout ce qu’il vous faut.

Les yeux de Marguerite brillèrent, et elle dit à Woland d’un ton suppliant :

– Permettez-moi de lui dire quelque chose à l’oreille.

Woland acquiesça et Marguerite, collant sa bouche à l’oreille du Maître, chuchota quelques mots. Le Maître répondit à haute voix :

– Non, il est trop tard. Je ne désire plus rien dans la vie, sauf te voir. Mais je te le conseille encore une fois : abandonne-moi, tu te perdras avec moi.

– Non, je ne t’abandonnerai pas, répondit Marguerite, puis, se tournant vers Woland, elle dit : Je vous prie de nous ramener dans le sous-sol de la petite rue, près de l’Arbat, et que la lampe soit allumée, et que tout soit comme avant.

Le Maître se mit à rire, embrassa la tête ébouriffée de Marguerite et dit :

– Ah ! ne faites pas attention à ce que dit cette pauvre femme, messire ! Il y a longtemps que le sous-sol est occupé par un autre locataire, et, en général, cela n’arrive jamais que tout soit comme avant. (Il appuya sa joue sur la tête de son amie qu’il prit dans ses bras, et murmura :) Pauvre… pauvre…

– Cela n’arrive jamais, dites-vous ? fit Woland. C’est juste. Mais on peut essayer. Azazello !

À l’instant dégringola du plafond un citoyen en linge de corps, totalement désemparé et au bord de la folie. Il avait – on se demande pourquoi – une casquette sur la tête et une valise à la main. Il frémit de terreur et s’assit.

– Mogarytch ? demanda Azazello à l’homme tombé du ciel.

– Aloysius Mogarytch, répondit celui-ci en tremblant violemment.

– C’est bien vous qui, après avoir lu un article de Latounski sur le roman de cet homme, avez envoyé une dénonciation écrite, comme quoi il détenait de la littérature illégale ? demanda Azazello.

Le citoyen devint bleu, et les larmes du repentir mouillèrent ses yeux.

– Vous vouliez vous installer dans ses deux pièces ? nasilla Azazello de son ton le plus cordial.

Un feulement de chat enragé se fit entendre et Marguerite planta ses ongles dans le visage de Mogarytch en criant d’une voix perçante :

– Tiens ! Apprends ce que c’est qu’une sorcière ! Tiens !

Une certaine confusion s’ensuivit.

– Que fais-tu là ? s’écria le Maître d’une voix pleine de souffrance. Margot, c’est une infamie !

– Je proteste ! Ce n’est pas du tout une infamie ! brailla le chat.

Koroviev tira Marguerite en arrière.

– J’y ai apporté une baignoire…, cria Mogarytch, ensanglanté, en claquant des dents, et, dans son épouvante, il commença à débiter on ne sait quelles sottises : une désinfection… au sulfate…

– C’est très bien d’avoir apporté une baignoire, coupa Azazello d’un ton vigoureusement approbateur. Il a besoin de prendre des bains.

Puis il cria :

– Dehors !

Alors, Mogarytch fut soulevé, renversé les pieds en l’air, et emporté par la fenêtre ouverte.

Les yeux arrondis, le Maître dit à mi-voix :

– Fichtre ! Beau travail ! Bien mieux que ce que m’a raconté Ivan ! (Il promena un regard ébahi autour de lui, et, finalement, s’adressa au chat :) Mais pardon, c’est toi… c’est vous… (Il s’embrouillait, ne sachant comment on parle à un chat.) C’est vous, ce… ce chat qui est monté dans le tramway ?

– C’est moi, confirma le chat, flatté et il ajouta : Je suis heureux de vous entendre vous adresser si poliment à un chat. J’ignore pourquoi, habituellement, on tutoie les chats, bien qu’aucun chat n’ait jamais trinqué avec personne.

– Il me semble, répondit le Maître d’une voix mal assurée, que vous n’êtes pas vraiment un chat… Mais de toute façon, à la clinique, ils vont s’apercevoir de mon absence, ajouta-t-il timidement à l’intention de Woland.

– Allons donc, comment voulez-vous qu’ils s’en aperçoivent ! lui dit Koroviev d’un ton rassurant tandis que des papiers et un livret apparaissaient dans ses mains : Ce sont vos fiches et votre carnet de santé ?

– Oui…

Koroviev lança le tout dans la cheminée.

– Plus de papiers, plus d’homme, dit-il d’un air satisfait. Et ça, c’est le registre de votre propriétaire ?

– Ou… oui.

– Quel nom y est inscrit ? Aloysius Mogarytch ? (Koroviev souffla sur la page du registre.) Hop ! Il n’y est plus, et je vous prie de noter qu’il n’y a jamais été. Et si cet entrepreneur – votre propriétaire – paraît étonné, dites-lui qu’il a vu Aloysius en rêve. Mogarytch ? Quel Mogarytch ? Jamais entendu parler de Mogarytch ! (Le registre se volatilisa des mains de Koroviev.) Et voilà, le registre est de nouveau sur la table de votre entrepreneur.

– Vous avez très bien dit, commenta le Maître, frappé par la perfection du travail de Koroviev. Plus de papiers, plus d’homme. Et justement, je n’existe plus, puisque je n’ai plus de papiers.

– Je m’excuse, s’écria Koroviev, mais ça, c’est une hallucination ! Voici vos papiers.

Koroviev remit au Maître ses papiers, puis murmura d’un ton mielleux à Marguerite

– Et voici vos biens, Marguerite Nikolaïevna (et Koroviev mit dans les mains de Marguerite un cahier aux bords noircis par le feu, une rose séchée, une photographie et, avec un soin particulier, un livret de caisse d’épargne :) et voici les dix mille roubles que vous avez daigné déposer, Marguerite Nikolaïevna. Nous n’avons nul besoin de l’argent d’autrui.

– Que mes pattes se dessèchent si jamais je touche à l’argent d’autrui ! s’écria le chat, le poil hérissé, en dansant sur une valise afin d’y tasser tous les exemplaires du malheureux roman.

– Et vos papiers, aussi, continua Koroviev en les donnant à Marguerite.

Puis il se tourna vers Woland et dit respectueusement :

– C’est tout, messire !

– Non, ce n’est pas tout, répondit Woland en s’arrachant à la contemplation de son globe. Que désirez-vous, chère donna, que je fasse de votre suite ? Personnellement, je n’en ai pas besoin.

À ce moment, Natacha, toujours nue, fit irruption par la porte ouverte, joignit les mains et s’écria :

– Tous mes vœux de bonheur, Marguerite Nikolaïevna ! (Elle salua le Maître d’un signe de tête, et reprit, à l’adresse de Marguerite :) Je le savais bien, où vous alliez !

– Les femmes de chambre savent tout, dit le chat en levant la patte d’un air important. C’est une erreur de croire qu’elles sont aveugles.

– Que veux-tu, Natacha ? dit Marguerite. Retourne à la maison.

– Marguerite Nikolaïevna, ma petite âme ! supplia Natacha en se mettant à genoux. Demandez-leur (de la tête elle indiqua Woland) qu’ils me permettent de rester sorcière. Je ne veux plus retourner à la maison ! Je ne veux pas aller avec l’ingénieur, ni avec le technicien ! Hier, au bal, M. Jacques m’a fait une proposition.

Natacha ouvrit sa main et laissa voir une poignée de pièces d’or.

Marguerite lança à Woland un regard interrogateur. Celui-ci acquiesça d’un signe de tête. Alors Natacha se jeta au cou de Marguerite, lui appliqua un baiser sonore sur la joue et, avec un cri de victoire, s’envola par la fenêtre.

Natacha fut remplacée par Nikolaï Ivanovitch. Il avait retrouvé figure humaine, mais il paraissait extrêmement sombre, voire irrité.

– En voilà un que je vais renvoyer avec grand plaisir, dit Woland en regardant Nikolaï Ivanovitch avec répugnance, avec un exceptionnel plaisir, même, tant sa présence ici est indésirable.

– Je vous prie de me délivrer un certificat, dit Nikolaï Ivanovitch, d’un air hagard, mais avec insistance, un certificat indiquant où j’ai passé la nuit précédente.

– Pour quoi faire ? demanda sévèrement le chat.

– Pour faire que je veux le présenter à la milice, et à ma femme, dit fermement Nikolaï Ivanovitch.

– Habituellement, nous ne donnons pas de certificat, répondit le chat, renfrogné. Mais pour vous, soit, nous allons faire une exception.

Avant que Nikolaï Ivanovitch ait eu le temps de se remettre, Hella, toujours nue, était assise devant une machine à écrire et le chat dictait.

« – Il est certifié par la présente que le porteur de ladite, Nikolaï Ivanovitch, a passé la nuit indiquée à un bal chez Satan, pour lequel il a été recruté en qualité de moyen de transport… » Hella, ajoute, entre parenthèses, « pourceau », « Signé : Béhémoth ».

– Et la date ? dit Nikolaï Ivanovitch d’une voix geignarde.

– Pas de date. Avec une date, ce certificat ne serait pas valable, répliqua le chat en signant le papier.

Puis il se procura, on ne sait où, un tampon, souffla dessus selon toutes les règles, imprima sur le papier les mots « pour ampliation » et fourra le certificat dans les mains de Nikolaï Ivanovitch. Là-dessus, Nikolaï Ivanovitch disparut sans laisser de traces, mais à sa place parut un nouveau visiteur, tout à fait inattendu.

– Qui est-ce encore ? demanda Woland d’un air dégoûté, en protégeant d’une main ses yeux de la lumière des bougies.

Tête basse, Varienoukha soupira et dit d’une voix faible :

– Laissez-moi m’en aller. Je ne peux plus être vampire. Et Rimski, que j’ai failli faire passer de vie à trépas, avec Hella. Je ne suis pas sanguinaire. Laissez-moi partir !

– Que signifient ces divagations ? demanda Woland, les sourcils froncés. Rimski ? Quel Rimski ? Quel est ce galimatias ?

– Daignez ne pas vous inquiéter de ça, messire, dit Azazello. (Puis, s’adressant à Varienoukha :) Au téléphone, on ne se conduit pas comme un goujat. Au téléphone, on ne ment pas. Compris ? Vous ne le ferez plus ?

De joie, tout se brouilla dans la tête de Varienoukha. La figure rayonnante, il balbutia, sans même savoir ce qu’il disait :

– Véritable…, c’est-à-dire, je veux dire… Votre Ma… tout de suite, après déjeuner…

Varienoukha mit la main sur son cœur et regarda Azazello d’un air suppliant.

– Ça va. À la maison ! dit celui-ci, et Varienoukha se dissipa dans l’air.

– Maintenant, laissez-moi seul avec eux, ordonna Woland en montrant le Maître et Marguerite.

L’ordre de Woland fut immédiatement exécuté. Après un moment de silence, Woland dit au Maître :

– Ainsi, vous allez retourner dans votre sous-sol de l’Arbat ? Mais qui écrira, alors ? Et vos rêves, votre inspiration ?

– Je n’ai plus de rêves, ni d’inspiration non plus, répondit le Maître. Personne, autour de moi, ne m’intéresse plus, sauf elle. (Il posa de nouveau la main sur la tête de Marguerite.) On m’a brisé. Tout m’ennuie et je veux retourner dans mon sous-sol.

– Mais votre roman ? Pilate ?

– Il m’est devenu odieux, ce roman, répondit le Maître. J’en ai trop vu à cause de lui.

– Je t’en conjure, dit plaintivement Marguerite, ne dis pas cela. Pourquoi me tourmentes-tu, toi aussi ? Tu sais, pourtant, que j’ai misé toute ma vie sur ton œuvre. Ne l’écoutez pas, messire, dit-elle à Woland, ils l’ont trop tourmenté.

– Mais, enfin, il faut bien écrire quelque chose ? dit Woland. Si vous n’avez plu rien à tirer de ce procurateur, commencez le portrait… je ne sais pas, moi… d’Aloysius…

Le Maître sourit.

– Ça, Lapchennikova refuserait de le publier et, de plus, c’est sans intérêt.

– Et de quoi allez-vous vivre ? Vous serez dans la misère !

– Tant mieux, tant mieux, répondit le Maître en attirant Marguerite et en lui entourant les épaules de son bras. Elle entendra raison et elle me quittera…

– Je ne crois pas, dit Woland entre ses dents. Donc, reprit-il, l’homme qui a composé l’histoire de Ponce Pilate va retourner dans son sous-sol avec l’intention de rester près de sa lampe et de vivre dans la misère ?

Marguerite s’écarta du Maître et dit avec ardeur :

– J’ai fait tout ce que j’ai pu et, tout à l’heure, je lui ai suggéré la solution la plus séduisante. Mais il a refusé.

– Ce que vous lui avez dit à l’oreille, je le sais, objecta Woland, mais ce n’est pas la solution la plus séduisante. Je puis vous annoncer, dit-il au Maître, en souriant, que votre roman vous apportera encore des surprises.

– C’est bien malheureux, répondit le Maître.

– Mais non, mais non, ce n’est pas malheureux, dit Woland. Vous n’avez plus rien à craindre. Eh bien, voilà, Marguerite Nikolaïevna, tout est fait. Avez-vous quelque grief à mon égard ?

– Oh ! messire, comment pouvez-vous !…

– Alors prenez cela en souvenir de moi, dit Woland, qui prit sous un coussin un petit fer à cheval d’or incrusté de diamants.

– Non, non, non, pour quelle raison ?

– Vous voulez que nous nous disputions ? demanda Woland avec un sourire.

Comme il n’y avait pas de poche à son manteau, Marguerite enveloppa le fer à cheval dans une serviette dont elle noua les coins. À ce moment, elle parut étonnée et, regardant par la fenêtre où la lune brillait toujours, elle dit :

– Il y a quelque chose que je ne comprends pas… on dirait qu’il est toujours minuit. Pourtant, ce devrait être le matin depuis longtemps ?

– Par une nuit de fête, il est agréable de retenir un peu l’heure, répondit Woland. Allons, tous mes vœux de bonheur !

Marguerite, dans une attitude de prière, tendit ses deux mains à Woland, mais elle n’osa pas s’approcher de lui et à mi-voix, elle cria :

– Adieu ! Adieu !

– Au revoir ! dit Woland.

Marguerite en sortie de bal noire et le Maître en robe de chambre d’hôpital passèrent dans le corridor de l’appartement de la bijoutière, où brûlait une bougie et où les attendait la suite de Woland. Quand ils furent dans l’entrée, Hella apporta la valise qui renfermait le roman et les pauvres richesses de Marguerite. Le chat aidait Hella.

À la porte de l’appartement, Koroviev s’inclina et disparut. Les autres accompagnèrent le Maître et Marguerite dans l’escalier. Celui-ci était désert. Au moment où ils franchissaient le palier du troisième étage, ils entendirent un léger choc, mais personne n’y prêta attention. Arrivés à la porte d’en bas – la porte de l’escalier 6 –, ils s’arrêtèrent ; Azazello souffla en l’air ; ils sortirent alors dans la cour, où la lune ne pénétrait pas, et aperçurent un homme en bottes et casquette qui dormait sur le perron, apparemment d’un sommeil de plomb, puis une grande voiture noire qui stationnait devant l’entrée tous feux éteints. À travers le pare-brise, on distinguait vaguement la silhouette du freux.

Ils allaient y prendre place quand Marguerite, à voix basse mais d’un ton désolé, s’écria :

– Mon Dieu, j’ai perdu le fer à cheval !

– Montez dans la voiture, dit Azazello, et attendez-moi. Je vais voir ce qui se passe et je reviens tout de suite.

Et il s’engouffra sous le porche.

Voici ce qui s’était passé. Quelque temps avant la sortie de Marguerite, du Maître et de leurs compagnons, une femme maigre et sèche était sortie de l’appartement 48, situé au-dessous de celui de la bijoutière. Elle tenait un bidon et un sac à provisions à la main. C’était cette même Annouchka qui, mercredi, pour le malheur de Berlioz, avait renversé de l’huile de tournesol près du tourniquet du square.

Personne ne savait, et ne saura probablement jamais, ce que cette femme faisait à Moscou, ni quels étaient ses moyens d’existence. Tout ce qu’on savait, c’est qu’on pouvait la rencontrer chaque jour soit avec un bidon, soit avec un sac à provisions, soit avec les deux ensemble, à l’échoppe du marchand de pétrole, ou au marché, ou sous la porte cochère de la maison, ou encore dans l’escalier, ou le plus souvent dans la cuisine de l’appartement 48 où demeurait cette Annouchka. En outre, et qui plus est, on n’ignorait pas qu’il suffisait qu’elle se trouvât, ou qu’elle apparût, dans un endroit quelconque pour qu’aussitôt s’y produise un scandale. Par là-dessus, elle avait été surnommée la « Peste ».

Annouchka-la-Peste, on ignore pourquoi, se levait toujours très tôt. Ce jour-là, elle sortit de son lit à une heure indue, peu après minuit. Sa clef tourna dans la serrure, Annouchka glissa le nez par l’entrebâillement de la porte, puis la tête, puis le corps tout entier. Elle referma la porte derrière elle et elle se préparait à aller on ne sait où quand, au palier du dessus, une porte claqua. Quelqu’un dévala l’escalier et atterrit sur Annouchka, qui alla donner de la tête contre le mur.

– Où donc cavales-tu comme ça, en caleçon ? glapit Annouchka en se frottant l’arrière du crâne.

L’homme en caleçon, coiffé d’une casquette et une valise à la main, répondit à Annouchka, les yeux fermés et d’une voix de somnambule :

– Un chauffe-bain… sulfate… le prix d’une désinfection…, puis il se mit à pleurer et aboya : Dehors !

Là-dessus, il s’élança, non dans le sens de la descente, mais en remontant, jusqu’à la fenêtre dont le carreau avait été cassé par le pied de l’économiste. Et là, les pieds en l’air, il s’envola dans la cour. Oubliant sa tête, Annouchka poussa un cri et se précipita à son tour à la fenêtre. Allongée sur le ventre, elle passa la tête au-dehors, s’attendant à voir sur l’asphalte, éclairé par la lanterne de la cour, le corps disloqué de l’homme à la valise. Mais l’asphalte était parfaitement net.

Il ne restait plus qu’à supposer que cet étrange somnambule s’était envolé de la maison comme un oiseau, sans laisser la moindre trace. Annouchka fit un grand signe de croix et pensa :

– Ben vrai, l’appartement 50 ! C’est pas pour rien qu’on en cause… Il s’en passe de drôles, là-haut !…

Mais elle n’eut pas le temps d’achever sa pensée que la porte du dessus claquait de nouveau. Annouchka se serra contre le mur et elle vit passer furtivement devant elle un citoyen à barbiche, qui avait l’air assez comme il faut, n’eût été que son visage rappelait vaguement – oh, très vaguement ! – à Annouchka l’image d’un porcelet. Mais celui-ci, comme l’autre, quitta la maison par la fenêtre et ne songea pas plus que l’autre à aller s’écraser sur l’asphalte. Cette fois, Annouchka oublia complètement le but de sa sortie et demeura dans l’escalier, se signant à tour de bras, suffoquant et parlant toute seule.

Un troisième personnage, qui n’avait pas de barbiche, mais une figure ronde et glabre, descendit à son tour en courant, peu de temps après les deux autres, et, exactement comme eux, fila par la fenêtre.

Il faut dire, à l’honneur d’Annouchka, qu’elle était fort curieuse. Aussi décida-t-elle d’attendre pour voir s’il n’y aurait pas d’autres prodiges. Enfin, la porte d’en haut se rouvrit. C’était tout un groupe, cette fois, qui descendait, non pas en courant, mais normalement, comme tout le monde. Annouchka quitta la fenêtre et se hâta de regagner sa porte. Elle l’ouvrit et se cacha derrière, ne laissant qu’une fente étroite par laquelle on voyait luire son œil dévoré de curiosité.

Un type, l’air malade – mais peut-être ne l’était-il pas ? – bizarre en tout cas, pâle et mal rasé, coiffé d’une toque noire et vêtu d’une espèce de robe de chambre, descendait l’escalier d’un pas mal assuré. Une petite dame qui portait, à ce que crut voir Annouchka dans la demi-obscurité, une sorte de soutane noire, le tenait précautionneusement par le bras. La petite dame n’était pas pieds nus, pas chaussée non plus, elle avait aux pieds des machins transparents, sûrement étrangers, et tout en lambeaux. « Pff ! En voilà des chaussures ! Mais… elle est toute nue, la petite dame ! Mais oui ! Elle a rien sous sa soutane !… Ben vrai, l’appartement 50 !… » Et Annouchka, le cœur en fête, se régalait à l’avance de ce qu’elle allait pouvoir raconter aux voisines.

Derrière la petite dame si bizarrement accoutrée venait une autre petite dame, toute nue. Elle portait une mallette et, près d’elle, se dandinait un énorme chat noir. Annouchka faillit laisser échapper un cri et elle se frotta les yeux.

Un étranger de petite taille, au regard torve, fermait la marche en boitant. Il était en gilet blanc et cravate, sans veste. Toute la compagnie passa devant Annouchka et continua à descendre. À ce moment, quelque chose heurta le palier.

Quand le bruit des pas se fut éteint, Annouchka se coula comme un serpent dans l’entrebâillement de sa porte, posa son bidon contre le mur et, allongée par terre, elle se mit à fureter sur le palier. Bientôt, elle eut en main une serviette de table qui renfermait un objet lourd. Elle n’en crut pas ses yeux quand elle dénoua la serviette. Annouchka examina l’objet de tout près et ses prunelles s’enflammèrent, comme ceux d’un loup affamé. Un tourbillon passa dans sa tête :

– Rien vu, rien entendu, motus et bouche cousue !… Mon neveu ? Ou bien le débiter en morceaux ?… Les cailloux, on peut les détacher, en placer un à la Petrovka, un autre rue Smolenskaïa… Et ni vu ni connu, motus et bouche cousue !…

Annouchka dissimula sa trouvaille dans son sein, ramassa son bidon et, remettant à plus tard sa course en ville, allait repasser la porte entrouverte de l’appartement quand, sorti le diable sait d’où, se dressa devant elle ce même individu à plastron blanc, sans veste. Il dit doucement :

– Donne le fer à cheval et la serviette.

– Quoi, quelle serviette, quel fer à cheval ? demanda Annouchka avec un étonnement parfaitement feint. Jamais vu de serviette. Vous êtes soûl, citoyen, ou quoi ?

Sans dire un mot de plus, l’homme au gilet blanc, avec des doigts durs et froids comme des barres d’appui dans un autobus, serra le cou d’Annouchka de telle sorte que plus un souffle d’air ne put entrer dans ses poumons. Le bidon tomba des mains d’Annouchka. L’étranger sans veston maintint quelque temps Annouchka dans l’impossibilité de respirer, puis il lui lâcha le cou. Annouchka aspira avidement une gorgée d’air, puis sourit.

– Ah ! mais oui, le fer à cheval ! dit-elle. Tout de suite ! C’était à vous, alors ? Je l’ai trouvé, dans une serviette, et justement je l’avais mis de côté pour que personne ne la ramasse, sinon, hein, adieu la valise !

Ayant récupéré le fer à cheval et la serviette, l’inconnu fit force saluts à Annouchka, lui serra vigoureusement la main et, avec un accent étranger très marqué, la remercia chaleureusement en ces termes :

– Je vous suis profondément reconnaissant, madame. Ce fer à cheval est un souvenir auquel je tiens beaucoup. Et permettez-moi, pour vous remercier de l’avoir gardé, de vous remettre deux cents roubles.

En même temps, il tira l’argent de son gousset et le lui donna. Avec un sourire éperdu, Annouchka s’écria :

– Ah ! je vous remercie mille fois ! Merci ! Merci !

En un clin d’œil, le généreux étranger dévala l’escalier jusqu’au palier du dessous mais, avant de disparaître au tournant, il cria, sans aucun accent cette fois :

– Hé, vieille sorcière, la prochaine fois que tu ramasseras quelque chose qui ne t’appartient pas, ne le cache pas dans ton sein, mais va le porter à la milice !

Les oreilles bourdonnantes et la tête brouillée par tout ce qui s’était passé dans l’escalier, Annouchka continua longtemps, par inertie, à crier :

Merci ! Merci ! Merci !… alors que l’étranger était déjà loin.

La voiture noire, elle aussi, avait quitté la cour. Après avoir rendu à Marguerite le cadeau de Woland, Azazello lui demanda si elle était bien installée, puis lui fit ses adieux. Hella l’embrassa voluptueusement et le chat lui baisa la main. Tous trois firent des signes d’adieu au Maître rencogné, immobile, dans le fond de la banquette, saluèrent amicalement le chauffeur, puis jugeant superflu de se donner la peine de remonter l’escalier, s’évanouirent dans l’air. Le freux alluma les phares et franchit le porche, passant devant un homme qui dormait à poings fermés. Et les feux de la grande voiture noire se perdirent parmi les autres, dans la bruyante et insomniaque rue Sadovaïa.

Une heure plus tard, au sous-sol de la petite maison sise dans une ruelle proche de l’Arbat, dans la grande pièce où tout était comme avant la terrible nuit d’automne de l’année passée, devant la table toujours couverte de son dessus de table de velours, sous la lampe à abat-jour près de laquelle était posé un vase garni de muguet, Marguerite était assise et pleurait doucement, à la fois de bonheur et du choc éprouvé. Elle avait posé devant elle le cahier rongé par le feu et, à côté, la pile des manuscrits intacts. La maison était silencieuse. Dans la petite chambre voisine, le Maître était étendu sur un divan, couvert de sa robe de chambre d’hôpital, et dormait profondément. Sa respiration était égale et silencieuse.

Marguerite cessa de pleurer, prit l’un des exemplaires intacts où elle retrouva le passage qu’elle lisait avant sa rencontre avec Azazello, sous les murs du Kremlin. Marguerite n’avait pas envie de dormir. Elle caressait tendrement le manuscrit, comme on caresse un petit chat favori, le tournait dans ses mains, le regardait sous toutes ses faces, examinant tantôt la page de titre, tantôt les pages de la fin. L’affreuse pensée la saisit tout à coup que tout cela n’était que sorcellerie, que les manuscrits allaient soudain disparaître de sa vue, qu’elle allait se retrouver dans sa chambre, à la propriété, qu’elle s’y réveillerait et qu’elle n’aurait plus qu’à aller se noyer. Mais ce fut sa dernière terreur – écho des longues souffrances passées. Rien ne disparaissait, le tout-puissant Woland était réellement tout-puissant et Marguerite pouvait, aussi longtemps qu’elle le voudrait – jusqu’à l’aube si elle le désirait –, faire bruisser les feuillets entre ses doigts, les contempler, y poser ses lèvres, relire les mêmes mots :

« Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur… oui, les ténèbres… »

CHAPITRE XXV. Comment le procurateur tenta de sauver Judas de Kerioth

Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur. Les passerelles qui reliaient le Temple à la redoutable tour Antonia disparurent, l’insondable obscurité descendue du ciel engloutit les dieux ailés qui dominaient l’hippodrome, le palais des Asmonéens avec ses meurtrières, les bazars, les caravansérails, les ruelles, les piscines… Ainsi disparut Jérusalem, la grande ville, comme effacée de la surface du monde. Les ténèbres dévoraient tout, semant la terreur parmi tout ce qui vivait, à Jérusalem et dans ses alentours. L’étrange nuée venue de la mer s’abattit sur la ville vers la fin de ce jour qui était le quatorzième du mois printanier de Nisan.

Son ventre noir pesait déjà sur le Crâne Chauve, où les bourreaux avaient hâtivement achevé les condamnés à coups de lance, elle s’appesantissait sur le Temple et, de la colline où celui-ci était édifié, ses flots fuligineux roulaient vers la Ville Basse dont ils envahissaient les rues. Elle se coulait par les étroites fenêtres et, dans les ruelles tortueuses, chassait les gens vers les maisons. Peu pressée de rendre l’eau dont elle était gorgée, elle se contentait d’émettre, de temps à autre, des éclairs de feu. Quand une lueur crevait l’amoncellement de fumées noires, on voyait surgir dans la déchirure des ténèbres, comme un roc, l’imposante masse du Temple couverte d’écailles étincelantes. Mais la lueur s’éteignait instantanément et, de nouveau, le Temple était plongé dans un néant noirâtre. À plusieurs reprises, il surgit ainsi pour disparaître à nouveau et, à chaque fois, cette disparition était accompagnée par un grondement de catastrophe.

D’autres lueurs frémissantes firent surgir de l’abîme le palais d’Hérode le Grand, situé face au Temple sur la colline de l’Ouest, et les terrifiantes statues d’or sans yeux se découpèrent sur le fond noir, les bras tendus vers le ciel. Puis le feu céleste se déroba et le sourd fracas du tonnerre renvoya au gouffre les idoles d’or.

Soudain, la pluie jaillit, torrentielle. L’orage s’était mué en ouragan. À l’endroit même où, vers le milieu du jour, près d’un banc de marbre du jardin, s’étaient entretenus le procurateur et le grand prêtre, le tonnerre éclata comme un coup de canon et un grand cyprès fut brisé net comme une brindille. Sous le péristyle, en même temps qu’une poussière d’eau mêlée de grêle, s’engouffrèrent des roses arrachées, des feuilles de magnolia, de menues branches et des tourbillons de sable. L’ouragan ravageait le jardin.

Un seul homme se trouvait à ce moment sous les colonnes et cet homme était le procurateur.

Il n’était plus assis dans un fauteuil, mais étendu sur un lit de repas, près d’une petite table basse garnie de mets et de cruchons de vin. Un second lit était placé de l’autre côté de la table, mais il était vide. Aux pieds du procurateur s’étalait une mare rouge comme du sang, que jonchaient les débris d’un cruchon brisé, et que personne n’avait nettoyée. Le serviteur qui, avant l’orage, avait dressé cette table pour le procurateur avait, on ne sait pourquoi, perdu contenance sous le regard de celui-ci, comme s’il craignait de l’avoir mal servi, et le procurateur, pris de colère, avait jeté le cruchon sur le sol de mosaïque en disant :

– Pourquoi évites-tu de me regarder en face quand tu sers ? Aurais-tu volé quelque chose ?

Le visage noir du serviteur africain était devenu gris et, les yeux remplis d’une terreur mortelle, il s’était mis à trembler au point qu’il avait failli casser un deuxième cruchon. Mais la colère du procurateur s’était envolée aussi vite qu’elle était venue. L’Africain s’était précipité pour ramasser les morceaux et essuyer la tache, mais le procurateur l’avait congédié d’un geste de la main, et l’esclave s’était enfui. Et la tache était restée.

Au moment où se déchaîna l’ouragan, l’Africain était caché près d’une niche où se trouvait la statue d’une femme nue à la tête inclinée ; il craignait de se montrer inopportunément à la vue du procurateur et, en même temps, il avait peur, en restant là, de manquer à son appel.

Étendu sur son lit dans la demi-obscurité de l’orage, le procurateur se servait lui-même des coupes de vin qu’il buvait à longs traits. De temps en temps, il allongeait la main et rompait de petits morceaux de pain qu’il mangeait, gobait quelques huîtres et mâchait du citron, puis buvait de nouveau.

Sans le mugissement des trombes d’eau, sans les coups de tonnerre qui menaçaient, semblait-il, d’aplatir le toit du palais, sans le bruit sec des grêlons qui rebondissaient sur les marches de la terrasse, on aurait pu entendre le procurateur grommeler et parler tout seul. Et si les fugaces crépitements du feu céleste s’étaient changés en une lumière continue, un observateur aurait pu voir que les yeux du procurateur, rougis par ses dernières nuits sans sommeil et par le vin, exprimaient l’impatience, que le Procurateur, s’il regardait de temps en temps les deux roses blanches qui étaient venues se noyer dans la flaque rouge, tournait constamment son visage vers le jardin, face aux tourbillons d’eau et de sable, qu’il attendait quelqu’un, et qu’il attendait avec impatience.

Un certain temps s’écoula et, devant les yeux du procurateur, le rideau de pluie s’éclaircit un peu. En dépit de toute sa fureur, l’ouragan faiblissait. Déjà, on n’entendait plus de craquements ni de chutes de branchages. Les éclairs et les coups de tonnerre se raréfiaient. Au-dessus de Jérusalem, ce n’était plus un linceul violet frangé de blanc qui s’étendait, mais un ciel ordinaire, cotonneux et gris – une nuée d’arrière-garde. L’orage fuyait vers la mer Morte.

On pouvait maintenant distinguer le bruissement de la pluie, les bruits de l’eau qui courait dans les chéneaux et dévalait en cascades les marches du grand escalier que le procurateur avait descendu quelques heures plus tôt pour aller annoncer la sentence sur la place. Enfin, on perçut le clapotis d’une fontaine, jusqu’alors complètement étouffé. Le ciel s’éclaircit. Dans l’océan gris qui courait vers l’est s’ouvrirent des fenêtres bleues.

À ce moment, à travers le crépitement affaibli et intermittent de la pluie, le procurateur saisit de lointains appels de trompettes, mêlés au piétinement assourdi de centaines de sabots de chevaux. À ces bruits, il sortit de son immobilité et son visage s’anima. C’était l’aile de cavalerie qui revenait du mont Chauve. À en juger par la direction du bruit, elle traversait la place où avait été annoncée la sentence.

Enfin, le procurateur entendit les pas si impatiemment attendus. Des sandales claquèrent sur les dalles mouillées de l’escalier qui menait à la terrasse supérieure du jardin, juste devant le péristyle. Le procurateur tendit le cou et ses yeux brillèrent de joie.

Entre les deux lions de marbre apparut d’abord une tête dissimulée sous un capuchon, puis le corps d’un homme complètement trempé vêtu d’un manteau qui lui collait au corps. C’était l’homme qui, avant la sentence, avait échangé quelques mots à voix basse avec le procurateur, dans une chambre obscure du palais, et qui, durant le supplice, était demeuré assis sur un tabouret à trois pieds, jouant avec un bâton.

Sans prendre garde aux flaques d’eau, l’homme au capuchon traversa la terrasse, s’avança sur le sol de mosaïque du péristyle et, levant le bras, dit d’une voix de ténor sonore et agréable :

– Santé et joie au Procurateur !

L’homme parlait latin.

– Dieux ! s’écria Pilate. Mais vous n’avez plus un poil de sec ! Quel ouragan, hein ! Entrez immédiatement chez moi, je vous prie, et faites-moi le plaisir de vous changer.

Le nouveau venu rejeta son capuchon en arrière, découvrant sa tête complètement mouillée aux cheveux collés sur le front. Un sourire poli se dessina sur son visage rasé et il refusa d’aller se changer, affirmant que cette petite pluie ne lui avait été d’aucun désagrément.

– Je ne veux rien entendre, dit Pilate en frappant dans ses mains.

À ce bruit, les esclaves sortirent de leur cachette. Pilate leur ordonna de prendre soin de son hôte puis, aussitôt après, de servir un plat chaud.

Il ne fallut que très peu de temps à l’homme au capuchon pour se sécher la tête, changer de vêtements et de chaussures, et pour remettre, en général, de l’ordre dans sa toilette. Un instant plus tard, il reparaissait dans le péristyle vêtu d’un manteau militaire pourpre, chaussé de sandales propres et les cheveux peignés.

Cependant, le soleil était revenu à Jérusalem. Avant de plonger dans la Méditerranée et de disparaître, il envoya des rayons d’adieu à la ville haïe du procurateur, dont quelques-uns vinrent dorer les marches du péristyle. Revenue à la vie, la fontaine chantait à cœur joie, des pigeons se promenaient à nouveau dans les allées, sautant par-dessus les branches cassées et picorant on ne sait quoi dans le sable détrempé. La flaque rouge avait été essuyée, les débris du cruchon balayés et, sur la table, fumait un plat de viande.

– J’écoute les ordres du procurateur, dit l’homme en s’approchant de la table.

– Vous n’écouterez rien du tout tant que vous ne serez pas assis et que vous n’aurez pas bu de vin, dit aimablement Pilate en désignant le second lit.

L’homme s’y étendit et l’esclave lui servit une coupe d’épais vin rouge. Un autre serviteur, se penchant avec précaution sur l’épaule de Pilate, remplit la coupe du procurateur. Après quoi, celui-ci les renvoya tous deux d’un geste.

Pendant que son hôte mangeait et buvait, Pilate, tout en dégustant son vin à petits coups, le dévisageait à travers la fente étroite de ses paupières. C’était un homme d’âge moyen, doué d’un agréable visage rond et net, et d’un nez charnu. Ses cheveux étaient d’une couleur indéfinissable. Pour l’instant, comme ils n’étaient pas encore secs, ils paraissaient clairs. Il eût été difficile de déterminer sa nationalité. Le trait essentiel de son visage était, peut-être, son expression de bonhomie, quelque peu gâtée, du reste, par ses yeux ou, plus précisément, non par ses yeux eux-mêmes, mais par la façon qu’il avait de regarder son interlocuteur. Habituellement, il dissimulait ses petits yeux sous des paupières mi-closes – paupières un peu étranges, légèrement bouffies. Le mince regard qu’elles laissaient filtrer alors brillait d’une malice sans méchanceté. Il faut croire, sans doute, que l’hôte du procurateur était enclin à l’humour. Mais, par moments, chassant complètement cette lueur d’humour, l’homme ouvrait soudain ses paupières et posait sur son interlocuteur un regard insistant, comme s’il voulait étudier rapidement quelque tache insoupçonnée sur le nez de celui-ci. Cela durait peu : les paupières retombaient, la fente s’étrécissait et la lueur du regard révélait à nouveau un esprit débonnaire et malicieux.

L’invité ne refusa pas une seconde coupe de vin, avala quelques huîtres avec une visible jouissance, goûta aux légumes cuits, mangea un morceau de viande. Rassasié, il fit l’éloge du vin :

– Excellent cru, procurateur. N’est-ce pas du falerne ?

– C’est du vin de Cécube. Il a trente ans, répondit avec affabilité le procurateur.

La main sur le cœur, l’hôte refusa de manger un morceau de plus, déclarant qu’il n’avait réellement plus faim. Pilate remplit alors sa coupe et son invité en fit autant. Les deux convives versèrent alors quelques gouttes de vin dans le plat de viande, et le procurateur, levant sa coupe, prononça à haute voix :

– À nous, et à toi, César, père des Romains, le meilleur et le plus aimé des hommes !…

Ils burent leur coupe d’un trait, et les esclaves africains emportèrent les reliefs, ne laissant sur la table que les fruits et les cruchons. Derechef, le procurateur congédia les serviteurs et demeura seul avec son hôte sous les colonnes.

– Eh bien ! dit Pilate à mi-voix, que pouvez-vous me dire sur l’état des esprits dans cette ville ?

Involontairement, son regard se porta au-delà des terrasses du jardin où, en contrebas du palais, les colonnes et les toits dorés par les derniers rayons du soleil s’éteignaient peu à peu.

– Je pense, procurateur, dit l’homme, que l’état des esprits, à Jérusalem, est maintenant satisfaisant.

– On peut donc se porter garant que toute menace de désordre est écartée ?

– On ne peut se porter garant, répondit le visiteur en regardant Pilate avec amabilité, que d’une chose au monde : la puissance du grand César.

– Que les dieux lui accordent une longue vie ! enchaîna immédiatement Pilate. Et la paix universelle ! (Il se tut un moment puis reprit :) De sorte qu’à votre avis, on peut retirer les troupes ?

– Je pense que la cohorte de la légion Foudre peut s’en aller, répondit l’hôte de Pilate, et il ajouta : Ce serait bien si, en l’honneur de son départ, elle défilait dans la ville.

– Excellente idée, approuva le procurateur. Après-demain, je lui donnerai l’ordre de lever le camp, et je partirai moi aussi. Et – je le jure par le festin des douze dieux, je le jure par les Lares – je donnerais beaucoup pour pouvoir le faire dès aujourd’hui.

– Le procurateur n’aime pas Jérusalem ? demanda l’invité avec bonhomie.

– Miséricorde ! s’écria le procurateur en souriant. Il n’y a pas au monde de lieu plus désespérant ! Je ne parle même pas de la nature et du climat : bien que je tombe malade à chaque fois que je viens ici, il n’y aurait là encore que demi-mal ! Mais ces fêtes !… Tous ces mages, ces sorciers, ces enchanteurs, ces troupeaux de pèlerins !… Des fanatiques, des fanatiques !… Les tracas, tenez, que me cause cette seule histoire de Messie, dont ils se sont mis, tout à coup, à attendre la venue pour cette année ! À chaque minute, je m’attends à être témoin d’un carnage, excessivement désagréable… Je passe mon temps à déplacer des troupes, à lire des plaintes et des dénonciations, pour la moitié au moins, d’ailleurs, dirigées contre moi-même ! Avouez que c’est à mourir d’ennui ! Oh ! s’il n’y avait pas le service de l’Empereur !

– Oui, les fêtes, ici, sont fatigantes, acquiesça l’invité.

– Je souhaite de tout mon cœur qu’elles se terminent au plus tôt, reprit énergiquement Pilate. Je pourrai enfin retourner à Césarée. Le croirez-vous, cette délirante construction – le mouvement de la main du procurateur, qui parcourut l’enfilade des colonnes, désigna clairement le palais d’Hérode – me rend positivement fou. Y passer la nuit m’est impossible. Jamais le monde n’a connu architecture plus étrange !… Oui, enfin, revenons à nos affaires. Avant tout, ce maudit Bar-Rabbas vous cause-t-il des ennuis ?

À ces mots, l’hôte projeta son singulier regard sur la joue droite du procurateur. Mais celui-ci laissait errer au loin un regard chargé d’ennui et contemplait avec une moue méprisante la partie de la ville qui s’étendait à ses pieds et qui s’estompait peu à peu dans le crépuscule. Le regard de son hôte s’estompa lui aussi, et ses paupières retombèrent.

– Il faut croire, dit l’invité tandis que de légères rides fronçaient son visage rond, que, désormais, Bar n’est pas plus dangereux qu’un agneau. Il n’aura plus guère la possibilité de provoquer des émeutes.

– Il est trop célèbre ? demanda Pilate dans un petit rire.

Le procurateur, comme toujours, a parfaitement compris la question.

– En tout cas, dit le procurateur d’un air soucieux en levant un doigt long et mince orné d’une pierre noire, il faudra…

– Oh ! le procurateur peut être certain que tant que je serai en Judée, Bar ne pourra pas faire un pas sans être suivi à la trace.

– Alors, je suis tranquille. Du reste, je suis toujours tranquille quand vous êtes là.

– Le procurateur est trop bon !

– Maintenant, parlez-moi du supplice, dit Pilate.

– Que désire savoir, précisément, le procurateur ?

– N’y a-t-il pas eu, de la part de la foule, quelque tentative, quelque manifestation séditieuse ? C’est là le principal, naturellement.

– Absolument rien, dit l’invité.

– Parfait. Et vous avez constaté personnellement que la mort avait fait son œuvre ?

– Le procurateur peut en être certain.

– Mais, dites-moi… leur a-t-on donné le breuvage avant de les attacher aux piloris ?

– Oui. Mais lui (l’hôte de Pilate ferma les yeux), il a refusé.

– Qui donc ? demanda Pilate.

– Excusez-moi, hegemon ! s’écria l’hôte. N’ai-je pas dit son nom ? Ha-Nozri !

– Le fou ! dit Pilate avec une grimace, tandis qu’une veine battait sous son œil gauche. Mourir des brûlures du soleil ! À quoi bon refuser ce qui vous est offert conformément à la loi ? En quels termes a-t-il exprimé son refus ?

– Il a dit (l’hôte de Pilate ferma de nouveau les yeux) qu’il était reconnaissant, et qu’il ne faisait reproche de sa mort à personne.

– Reconnaissant à qui ? Aucun reproche à qui ? demanda sourdement Pilate.

– Cela, hegemon, il ne l’a pas dit…

– N’a-t-il pas essayé de faire de la propagande en présence des soldats ?

– Non, hegemon, il n’a pas été bavard, cette fois. La seule chose qu’il a dite, c’est que, parmi tous les défauts humains, il considérait que l’un des plus graves était la lâcheté.

– À propos de quoi a-t-il dit cela ? demanda Pilate d’une voix fêlée qui surprit le visiteur.

– Personne ne l’a compris. En général, son attitude était bizarre. Comme toujours, d’ailleurs.

– Qu’a-t-il fait de bizarre ?

– Eh bien, il essayait tout le temps de regarder dans les yeux de ceux qui l’entouraient et, à chaque fois, il souriait d’une espèce de sourire égaré.

– Rien d’autre ? demanda Pilate d’une voix rauque.

– Rien d’autre.

Le procurateur heurta sa coupe en y versant du vin. Il la but d’un trait, et dit :

– Voici l’affaire : bien que nous n’ayons pu – du moins jusqu’à présent – lui découvrir de fidèles ou d’adeptes, nous ne pouvons non plus garantir qu’il n’en ait eu aucun.

L’invité, qui écoutait attentivement, acquiesça.

– Aussi, afin d’éviter toute surprise, continua le procurateur, je vous prie de faire disparaître, immédiatement et sans bruit, les corps des trois condamnés et de les enterrer discrètement et à l’insu de tous, de telle sorte qu’on n’entende plus jamais parler d’eux.

– À vos ordres, hegemon, dit l’hôte, qui se leva et ajouta : Vu l’importance de cette affaire et son caractère délicat, permettez-moi d’aller m’en occuper tout de suite.

– Non, restez encore un moment, dit Pilate en arrêtant son hôte d’un geste. Il y a deux autres questions à régler. Voici la première : les mérites considérables que vous avez montrés dans le difficile travail que vous avez eu à accomplir en qualité de chef du service secret auprès du procurateur de Judée m’autorisent – et je m’en réjouis – à en informer Rome.

Le visage rose, l’invité se leva et s’inclina devant le procurateur :

– Je ne fais que remplir mon devoir au service de l’Empereur, dit-il.

– Mais je voudrais vous demander, continua l’hegemon, si l’on vous propose une mutation avec avancement, de refuser et de rester ici. Il m’en coûterait beaucoup de me séparer de vous. Ils trouveront bien un autre moyen de vous récompenser.

– Je suis heureux de servir sous vos ordres, hegemon.

– Cela me fait grand plaisir. Maintenant, la deuxième question. Elle concerne ce… comment, déjà… Judas, de Kerioth.

L’hôte lança au procurateur son regard particulier qu’il éteignit, comme de coutume, aussitôt.

– On dit, continua le procurateur en baissant la voix, qu’il aurait touché de l’argent pour avoir reçu chez lui, avec tant de cordialité, ce philosophe insensé.

– Il va en toucher, rectifia doucement le chef du service secret.

– La somme est-elle importante ?

– Cela, personne ne peut le savoir, hegemon.

– Pas même vous ? demanda Pilate avec un étonnement élogieux.

– Hélas ! pas même moi, répondit calmement son interlocuteur. Mais ce que je sais, c’est qu’il touchera cet argent ce soir. Il est convoqué pour aujourd’hui au palais de Caïphe.

– Ah ! le vieux grippe-sou ! dit en riant le procurateur. Car c’est bien un vieillard, n’est-ce pas ?

– Le procurateur ne se trompe jamais, mais cette fois il est dans l’erreur, répondit aimablement l’hôte. L’homme de Kerioth est un jeune homme.

– Tiens ! Et pouvez-vous me tracer rapidement son portrait ? Un fanatique ?

– Oh ! non, procurateur.

– Bien. Et quoi encore ?

– Il est très beau.

– Ensuite ? Il a bien, sans doute, quelque passion ?

– Dans cette ville énorme, il est difficile de bien connaître tout le monde, procurateur…

– Non, non, Afranius ! Ne diminuez pas vos mérites.

– Il n’a qu’une passion, procurateur. (L’invité fit une brève pause.) La passion de l’argent.

– Et que fait-il ?

Afranius leva la tête vers le plafond, réfléchit, puis répondit :

– Il travaille chez l’un de ses parents, qui tient une boutique de change.

– Ah ! bon. Bon, bon, bon. (Le procurateur se tut, regarda s’ils étaient bien seuls, et dit à voix basse :) Voici ce qu’il y a : Aujourd’hui, j’ai été informé qu’il serait assassiné cette nuit.

À ces mots, non seulement l’hôte projeta son étrange regard sur le procurateur, mais il le maintint quelque temps. Après quoi, il répondit :

– Procurateur, vous avez exprimé une opinion beaucoup trop flatteuse à mon sujet et, pour moi, je ne mérite pas un rapport à Rome. Car je n’ai pas eu cette information.

– Vous méritez les plus hautes récompenses, répliqua le procurateur. Mais cette information existe.

– Et oserai-je vous demander de qui vous la tenez ?

– Permettez-moi de ne pas vous le dire pour l’instant, d’autant plus qu’il s’agit de renseignements fortuits, d’origine douteuse, et par conséquent suspects. Mais je suis obligé de tout prévoir. C’est mon devoir, et de plus je crois à mes pressentiments, car ils ne m’ont jamais trompé. Toujours est-il que, d’après mes informations, un des amis clandestins de Ha-Nozri, indigné par la monstrueuse trahison de ce changeur, doit s’entendre avec des complices pour l’assassiner cette nuit, puis déposer l’argent de la trahison chez le grand-prêtre avec ce mot : « Reprends cet argent maudit. »

Le chef du service secret n’envoya pas son regard surprenant à l’hegemon, mais continua d’écouter, les yeux mi-clos. Pilate reprit :

– Imaginez la chose. Croyez-vous qu’il sera agréable au grand-prêtre, une nuit de fête, de recevoir pareil cadeau ?

– Non seulement cela lui sera désagréable, dit l’hôte en souriant, mais je pense, procurateur, que cela provoquera un très grand scandale.

– Je suis exactement de cet avis. C’est pourquoi je vous prie de vous occuper de cette affaire, c’est-à-dire de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection de Judas de Kerioth.

– L’ordre de l’hegemon sera exécuté, dit Afranius, mais je dois rassurer l’hegemon : le projet de ces scélérats est presque irréalisable. Songez-y (l’hôte se retourna, puis reprit :), dépister son homme, le tuer, découvrir combien il a touché, puis trouver le moyen de retourner cet argent à Caïphe, tout cela en une seule nuit ? Cette nuit ?

– Et pourtant, ils l’égorgeront cette nuit, répéta Pilate obstiné. Je vous le dis, j’en ai le pressentiment ! Et en aucun cas mes pressentiments ne m’ont trompé.

Le visage du procurateur se crispa, et d’un geste bref, il frotta ses mains moites.

– À vos ordres, répondit docilement l’invité. (Puis il se leva, se redressa et, soudain, demanda d’un ton rude :) Ainsi, ils vont l’assassiner, hegemon ?

– Oui, répondit Pilate, et je mets tout mon espoir dans votre efficacité, qui fait l’admiration de tous.

L’hôte rajusta sa lourde ceinture sous son manteau et dit :

– Mes respects, et tous mes vœux de joie et de santé !

– Ah ! mais, s’écria Pilate à mi-voix, j’avais complètement oublié ! Je vous dois de l’argent !…

L’invité s’étonna.

– Mais non, procurateur, vous ne me devez rien.

– Comment, rien ? Quand je suis entré à Jérusalem, rappelez-vous cette foule de mendiants… je voulais leur jeter de l’argent, mais je n’en avais pas sur moi, et je vous en ai emprunté.

– Oh ! procurateur, ce n’était qu’une bagatelle !

– Il ne faut rien oublier, pas même les bagatelles.

Pilate se tourna, souleva son manteau posé sur un fauteuil derrière lui, trouva dessous une bourse de cuir qu’il tendit à son hôte. Celui-ci la prit, s’inclina et la cacha sous son manteau.

– J’attends, dit Pilate, votre rapport sur l’enterrement, ainsi que sur cette affaire de Judas, cette nuit, vous m’entendez, Afranius, cette nuit même. La garde aura l’ordre de me réveiller dès que vous vous présenterez ici. Je vous attends.

– Mes respects, dit le chef du service secret.

Puis, tournant le dos, il quitta le péristyle. On entendit le crissement du sable mouillé sous ses pieds, puis le claquement de ses sandales sur le marbre quand il passa entre les deux lions. Ses jambes, puis son corps et enfin son capuchon disparurent. Le procurateur s’aperçut alors que le soleil était parti, et que le crépuscule tombait.

CHAPITRE XXVI. L’enterrement

Ce crépuscule fut peut-être la cause du brutal changement qui se produisit dans l’aspect du procurateur. Il parut vieilli tout d’un coup, voûté et, de plus, anxieux. Il promena un regard inquiet autour de lui et, sans raison apparente, sursauta, en posant les yeux sur le fauteuil vide sur le dossier duquel était jeté son manteau. La nuit de fête s’approchait, les ombres du soir jouaient sous les colonnes, et le procurateur fatigué avait probablement cru voir quelqu’un assis dans le fauteuil vide. Cédant à la peur, le procurateur remua le manteau. Puis il le laissa retomber et se mit à arpenter le péristyle, tantôt se frottant les mains fébrilement, tantôt revenant vivement à la table pour saisir sa coupe de vin, tantôt s’arrêtant pour contempler d’un œil stupide la mosaïque du sol, comme s’il essayait d’y déchiffrer on ne sait quels caractères…

Pour la seconde fois de la journée, il était en proie à l’angoisse. Pressant sa tempe, où la douleur infernale du matin n’avait laissé qu’une sourde réminiscence un peu lancinante, le procurateur s’efforça de comprendre d’où lui venait cette souffrance morale. Il le comprit vite, mais il essaya alors de se donner le change. Dans la journée, c’était évident, il avait laissé échapper quelque chose sans retour, et maintenant il voulait rattraper cette perte par des actions médiocres, insignifiantes et, Surtout, trop tardives. Et pour se donner le change, il essayait de se persuader que ces actions – ce qu’il faisait en ce moment, ce soir – n’avaient pas moins d’importance que la sentence du matin. Mais il n’y parvenait que bien mal.

Au cours de l’une de ces allées et venues, il s’arrêta brusquement et siffla. En réponse, un aboiement étouffé retentit dans l’ombre, et d’un bond surgit du jardin un gigantesque chien gris aux oreilles pointues, muni d’un collier clouté d’or.

– Banga, Banga, appela le procurateur d’une voix faible.

Le chien se dressa sur ses pattes de derrière et posa ses pattes de devant sur les épaules de son maître, de sorte qu’il faillit le renverser. Puis il lui lécha la joue. Le procurateur s’assit dans le fauteuil. Banga, la langue pendante et la respiration courte, se coucha aux pieds de son maître. La joie qui brillait dans ses yeux signifiait que l’orage – la seule chose au monde que craignît l’animal intrépide – était fini, et aussi qu’il était de nouveau là, près de cet homme qu’il aimait, respectait et considérait comme l’être le plus puissant de la terre, grâce à quoi le chien concluait qu’il devait être lui-même un être extraordinaire, supérieur et privilégié. Cependant, alors qu’il ne regardait même pas son maître, mais le jardin qui s’estompait dans le soir, le chien sentit tout de suite que l’homme était malheureux. Aussi, changeant de position, il se leva, se plaça de côté, et posa ses pattes de devant et sa tête sur les genoux du procurateur, maculant légèrement de sable mouillé les pans du manteau. Cette attitude de Banga signifiait sans doute qu’il voulait consoler son maître, et qu’il était prêt à partager son malheur. Il essaya également d’exprimer cela par ses yeux, levés vers le visage de son maître, et par le frémissement de ses oreilles dressées. Et c’est ainsi que tout deux, l’homme et le chien, pleins d’amour l’un pour l’autre, accueillirent la nuit de fête, sous le péristyle.

Pendant ce temps, l’hôte du procurateur avait fort à faire. Après avoir quitté la terrasse supérieure du jardin qui s’étendait devant le péristyle, il descendit jusqu’à la seconde terrasse et là, tournant à droite, il se dirigea vers les casernements installés dans l’enceinte du palais. Dans ces casernes étaient logées les deux centuries qui étaient arrivées avec le procurateur à Jérusalem pour les fêtes, ainsi que la garde secrète du procurateur, dont l’hôte de Pilate avait le commandement. L’homme n’y demeura pas plus de dix minutes, mais, au bout de ces dix minutes trois fourgons, chargés chacun d’outils de terrassement et d’une barrique d’eau, quittèrent la cour des casernes. Ils étaient accompagnés de quinze hommes à cheval, vêtus de manteaux gris. Les fourgons et leur escorte quittèrent le palais par une porte de derrière, prirent à l’ouest, franchirent l’enceinte de la ville et gagnèrent par un chemin de traverse la route de Bethléem qu’ils suivirent vers le nord ; parvenus au carrefour de la porte d’Hébron, ils s’engagèrent sur la route de Jaffa, que le cortège des condamnés avait suivie dans la journée. Il faisait déjà nuit, et la lune montait à l’horizon.

Peu de temps après le départ des fourgons, l’hôte du procurateur, revêtu maintenant d’une tunique sombre et usagée, quittait à cheval les murs du palais. Il se dirigeait non vers la sortie de la ville, mais vers le centre. Quelque temps plus tard, on pouvait le voir mettre pied à terre devant la forteresse Antonia, située au nord, à proximité immédiate du majestueux édifice du Temple. Dans la forteresse, l’homme ne demeura également qu’un court instant, après quoi on retrouva sa trace dans l’enchevêtrement des ruelles tortueuses de la Ville Basse. Mais là, il était à dos de mulet.

L’invité de Pilate connaissait fort bien la ville, aussi n’eut-il aucune peine à trouver la rue qu’il cherchait. Elle s’appelait rue des Grecs, à cause d’un certain nombre de boutiques grecques qui y étaient installées. C’est à l’une d’elles, où l’on faisait commerce de tapis, que l’homme arrêta sa mule. Il en descendit et attacha la bête à un anneau de la porte cochère. La boutique était déjà fermée. L’homme poussa la porte bâtarde située à côté de l’entrée du magasin et pénétra dans une petite cour carrée entourée de remises. Il tourna le coin de la cour et se trouva devant la terrasse couronnée de lierre d’une maison d’habitation, Il inspecta les alentours. Dans la petite maison comme dans les remises, il faisait noir. On n’avait pas encore allumé la lumière. L’homme appela à mi-voix :

– Niza !

Une porte grinça et, sur la terrasse, dans l’ombre de la nuit tombante, parut la silhouette d’une jeune femme sans voile. Elle se pencha sur la rambarde, fouillant l’ombre avec inquiétude pour essayer de reconnaître le visiteur. Quand elle l’eut reconnu, elle lui adressa un sourire de bienvenue en le saluant de la tête et de la main.

– Tu es seule ? demanda doucement Afranius, en grec.

– Oui, chuchota la jeune femme. Mon mari est parti ce matin pour Césarée. (Elle jeta un coup d’œil à la porte et ajouta :) Mais la servante est à la maison.

Puis elle fit un geste qui signifiait : « Entrez. »

Afranius jeta un dernier regard autour de lui et gravit les quelques marches de pierre, puis la femme et lui disparurent à l’intérieur de la maison. Le temps qu’y passa Afranius fut très court : moins de cinq minutes. En quittant la terrasse, il rabattit son capuchon plus bas sur ses yeux, et gagna la rue. Dans les maisons, les flambeaux s’allumaient déjà, mais on se bousculait encore dans les rues pour les préparatifs de la fête, et Afranius, sur son mulet, se perdit dans le flot des piétons et des cavaliers. Où alla-t-il ensuite ? – nul ne le sait.

Restée seule, la femme qu’Afranius avait appelée Niza entreprit de changer de vêtements. Elle semblait très pressée. Mais, quelque difficulté qu’elle eût à trouver les affaires dont elle avait besoin dans la chambre obscure, elle n’alluma pas de flambeau et n’appela pas sa servante. Ce n’est que lorsqu’elle fut prête, et que sa tête fut couverte d’un voile sombre, qu’on put entendre sa voix :

– Si on me demande, tu diras que je suis en visite chez Oenantha.

À ces mots répondirent, dans l’obscurité, les grognements de la vieille servante :

– Chez Oenantha ? Oh ! cette Oenantha ! Ton mari t’a pourtant défendu d’aller chez elle ! C’est une maquerelle, ton Oenantha ! Va, je le dirai à ton mari…

– Allons, tais-toi donc ! répliqua Niza, et, comme une ombre, elle se glissa hors de la maison.

Les sandales de Niza claquèrent sur les dalles de pierre de la cour. En grognant, la servante referma la porte qui donnait sur la terrasse. Niza était partie.

Au même moment, dans une autre ruelle tortueuse, qui descendait par degrés vers une piscine, sortait d’une maison d’aspect misérable, dont le pignon donnait sur la rue et les fenêtres sur une cour, un jeune homme à la barbe soigneusement taillée, coiffé d’un turban blanc dont le rabat lui tombait sur les épaules, vêtu d’un taleth de fête bleu dont l’ourlet inférieur était orné de glands, et chaussé de crissantes sandales neuves. Ce bel homme au nez busqué, élégamment habillé pour la grande fête, marchait d’un pas alerte, doublant les passants qui se hâtaient de rentrer chez eux pour le repas solennel, et regardant les fenêtres s’allumer les unes après les autres. Le jeune homme suivait le chemin qui, passant devant un bazar, conduisait au palais du grand prêtre Caïphe, situé au pied de la colline où était bâti le Temple.

Quelques instants plus tard, on le vit dans le palais de Caïphe. Et quelque temps après, on l’en vit sortir.

Après sa visite au palais en proie à l’agitation de la fête, où brûlaient déjà chandeliers et torches, le jeune homme reprit d’un pas plus alerte, plus gai encore, le chemin de la Ville Basse. À l’endroit où la rue débouchait sur la place du bazar, il fut dépassé, dans la cohue en effervescence, par une jeune femme au pas léger, presque dansant, dont la tête était cachée jusqu’aux yeux par un voile noir. En passant, elle releva son voile un bref instant, jeta un regard du côté du jeune homme, puis, loin de ralentir son pas, l’accéléra au contraire, comme si elle voulait se dérober à la vue de l’homme qu’elle venait de dépasser.

Or, non seulement le jeune homme avait remarqué cette femme, mais il l’avait reconnue. Et, en la reconnaissant, il sursauta, s’arrêta, regarda avec perplexité son dos qui s’éloignait, puis s’élança à sa poursuite. Il manqua renverser un passant qui portait une cruche, mais il parvint à rattraper la femme ; haletant d’émotion, il cria :

– Niza !

La jeune femme se retourna, dévisagea l’homme d’un air froid et contrarié, et dit sèchement en grec :

– Ah ! c’est toi, Judas ? Je ne t’avais pas reconnu tout de suite. D’ailleurs, c’est très bien. On dit chez nous que celui qu’on voit sans le reconnaître deviendra riche…

Fort troublé, au point que son cœur sautait dans sa poitrine comme un oiseau sous une couverture, Judas demanda, dans un chuchotement entrecoupé, de crainte que les passants ne l’entendent :

– Mais… où vas-tu donc, Niza ?

– Qu’est-ce que cela peut te faire ? répondit Niza avec hauteur et elle ralentit le pas.

Déconcerté, Judas murmura avec des intonations enfantines dans la voix :

– Mais comment… mais nous étions d’accord pour… Je voulais aller chez toi, tu m’avais dit que tu y serais toute la soirée…

– Ah ! non, non (répondit Niza en avançant d’un air capricieux sa lèvre inférieure, de sorte que son visage, le plus joli visage que Judas eût jamais vu de sa vie, lui parut encore plus joli), je m’ennuyais. Vous avez votre fête, mais moi, que veux-tu que je fasse ? Que je reste assise à t’écouter faire le soupirant sur ma terrasse ? Et à avoir peur que la servante n’aille tout raconter à mon mari ? Non, non. J’ai décidé d’aller dans la campagne, écouter les rossignols.

– Dans la campagne ? demanda Judas, complètement perdu. Toute seule ?

– Naturellement, toute seule, répondit Niza.

– Écoute, permets-moi de t’accompagner, demanda Judas qui étouffait. Ses idées se brouillèrent, et il oublia tout au monde pour ne regarder, d’un air suppliant, que les yeux bleus de Niza, qui maintenant lui paraissaient noirs.

Niza ne répondit rien et allongea le pas.

– Pourquoi ne dis-tu rien, Niza ? demanda Judas d’un ton plaintif, en réglant son pas sur celui de la jeune femme.

– Mais je ne vais pas m’ennuyer, avec toi ? demanda tout à coup Niza en s’arrêtant.

La plus totale confusion régna dans la tête de Judas.

– Bon, très bien, dit enfin Niza d’un ton radouci, allons-y.

– Mais où, où ?

– Attends… entrons dans cette cour pour réfléchir, sinon, j’ai peur que quelqu’un de connaissance ne me voie et n’aille ensuite raconter à mon mari que je me promène dans la rue avec un amoureux.

S’éclipsant du bazar, Niza et Judas se retrouvèrent sous la porte cochère d’une cour inconnue.

– Va au jardin d’oliviers (chuchota Niza en rabattant son voile sur ses yeux et en tournant le dos à un homme qui entrait à ce moment sous le porche, un seau à la main) à Gethsémani, de l’autre côté du Cédron. Tu as compris ?

– Oui, oui, oui…

– Je pars devant, continua Niza, mais ne me suis pas, prends un autre chemin. Je pars devant… Quand tu traverseras le ruisseau… Tu sais où est la grotte ?

– Je sais, je sais…

–Passe devant le pressoir à olives, prends le chemin qui monte et tourne vers la grotte. Je serai là. Mais ne t’avise pas de partir tout de suite après moi, sois patient, attends d’abord ici.

Sur ces mots, Niza quitta le porche comme si elle n’avait jamais parlé avec Judas.

Judas resta seul quelque temps, s’efforçant de rassembler ses pensées qui fuyaient en débandade. Parmi elles, il y avait celle-ci : comment expliquerait-il à sa famille son absence au repas solennel ? Judas chercha quelque mensonge, mais dans son trouble il fut incapable d’inventer quelque chose de convenable, et il s’éloigna de la porte cochère sans même se rendre compte de ce qu’il faisait.

Au lieu de continuer vers la Ville Basse, il changea de route et reprit la direction du palais du Caïphe. La ville était déjà en fête. Autour de Judas, non seulement les fenêtres étaient illuminées, mais on entendait la récitation des psaumes. Au milieu de la rue, les retardataires pressaient leurs ânons, criant après eux et leur donnant des coups de fouet. Les jambes de Judas marchaient toutes seules, il passa sans les voir sous les terribles tours moussues de la forteresse Antonia, il n’entendit pas les sonneries de trompettes qui retentissaient à l’intérieur, il ne prêta aucune attention à une patrouille de cavaliers romains qui éclairaient leur route à la lueur tremblante d’une torche.

Contournant la tour, Judas aperçut en se retournant deux gigantesques flambeaux à cinq branches qui brûlaient à une hauteur vertigineuse au-dessus du Temple. Mais Judas n’en eut qu’une vision confuse. Il lui sembla seulement qu’au-dessus de Jérusalem s’étaient allumées dix lampes d’une taille colossale qui luttaient d’éclat avec la seule lampe qui ne cessait de s’élever, de plus en plus, haut, sur la ville, la lune.

Judas était à présent indifférent à tout ce qui l’entourait. Il se dirigeait à grands pas vers la porte de Gethsémani, désireux de quitter la ville au plus vite. De temps à autre, entre les dos et les visages des passants, il croyait voir surgir furtivement devant lui une petite silhouette dansante, qui l’attirait à sa suite. Mais ce n’était qu’une illusion. Judas savait que Niza avait une forte avance sur lui. Judas passa rapidement devant une rangée de boutiques de changeurs et atteignit enfin la porte de Gethsémani. Quoique brûlant d’impatience, il fut contraint de s’y arrêter. Des chameaux entraient dans la ville, suivis par une patrouille militaire syrienne, que Judas couvrit en pensée de malédictions…

Mais tout a une fin. Le bouillant Judas était déjà hors des murs de la ville. À sa gauche, il vit un petit cimetière auprès duquel étaient dressées quelques tentes rayées de pèlerins. Traversant une route poussiéreuse inondée de lune, Judas courut au ruisseau du Cédron. Sautant de pierre en pierre, tandis que l’eau murmurait sous ses pieds, il atteignit la rive opposée, du côté de Gethsémani, et constata avec joie que la route qui passait en bas des jardins était déserte. Non loin de là, on apercevait la barrière à demi effondrée du jardin d’oliviers.

Après l’atmosphère étouffante de la ville, Judas fut frappé du parfum enivrant de la nuit de printemps. À travers la clôture du jardin se répandait par bouffées la senteur des myrtes et des acacias des clairières de Gethsémani.

Personne ne gardait la barrière, il n’y avait personne aux alentours, et, au bout de quelques instants, Judas courait déjà sous l’ombre mystérieuse des énormes oliviers. La route montait. Judas gravissait la pente en respirant péniblement, passant parfois des ténèbres à des aires plus claires où la lune dessinait des arabesques, qui rappelaient à Judas les tapis qu’il avait vus dans la boutique du mari jaloux de Niza.

Au bout d’un moment, Judas aperçut à sa gauche, dans une clairière, le pressoir à olives avec sa lourde roue de pierre, et, à côté de celui-ci, un entassement indistinct de barils. Il n’y avait personne dans le jardin – le travail s’était arrêté au coucher du soleil –, et des chœurs de rossignols s’égosillaient au-dessus de la tête de Judas.

Le but de Judas était proche. Il savait qu’à sa droite, dans les ténèbres, il n’allait pas tarder à entendre le murmure de l’eau qui s’égouttait sur les parois de la grotte. Il en fut bien ainsi. L’air devint plus frais. Judas ralentit le pas et appela doucement :

– Niza !

Mais, au lieu de Niza, il vit se détacher du tronc épais d’un olivier la silhouette trapue d’un homme dans les mains de qui quelque chose brilla et s’éteignit aussitôt. Avec un faible cri, Judas se rejeta en arrière, mais un deuxième homme lui barra la route.

Le premier demanda à Judas :

– Combien as-tu touché ? dis-le, si tu tiens à la vie !

L’espoir s’empara du cœur de Judas, et il cria d’un ton affolé :

– Trente tétradrachmes ! Trente tétradrachmes ! J’ai tout l’argent sur moi ! Tenez ! Prenez-le, mais laissez-moi la vie !

Le premier des deux hommes arracha aussitôt la bourse des mains de Judas. Au même instant, dans son dos, un couteau fendit l’air et se planta sous l’omoplate de l’amoureux. Judas fut précipité en avant, jeta en l’air ses mains aux doigts crispés. L’autre homme cueillit Judas à la pointe de son couteau et le lui enfonça dans le cœur jusqu’à la garde.

– Ni… za…, prononça Judas, non plus de sa voix haute et claire de jeune homme, mais d’une voix basse et chargée de reproche, et il n’émit pas d’autre son. Son corps s’abattit avec une telle force sur le sol que celui-ci résonna.

Alors une troisième silhouette apparut sur le chemin. C’était un homme, enveloppé dans un manteau à capuchon.

– Faites vite, ordonna-t-il.

Les meurtriers empaquetèrent rapidement la bourse, avec une courte lettre que leur donna le troisième, dans un parchemin qu’ils ficelèrent. Le deuxième homme glissa le paquet sous sa chemise, puis les deux assassins quittèrent la route et leurs ombres se perdirent entre les oliviers. Le troisième s’accroupit près du mort et contempla son visage. Dans l’ombre, il apparaissait blanc comme de la craie et d’une ineffable beauté spirituelle.

Quelques secondes plus tard, il n’y avait plus âme qui vive sur le chemin. Le corps inerte gisait, bras écartés. Son pied gauche se trouvait dans une tache de lune, de sorte qu’on voyait distinctement chaque bride de la sandale. Et pendant ce temps, tout le jardin de Gethsémani retentissait du chant des rossignols.

Personne ne sait où allèrent ensuite les deux assassins de Judas, mais le chemin que suivit le troisième homme est connu. Quittant la route, il s’enfonça au plus épais du bois d’oliviers, se dirigeant rapidement vers le sud. Il franchit l’enceinte du jardin loin de l’entrée principale, à l’angle sud, par une brèche dans le mur de pierre. Il atteignit bientôt le Cédron. Il entra dans l’eau et marcha quelque temps dans le courant, jusqu’à ce qu’il aperçût au loin les silhouettes de deux chevaux et d’un homme. Les chevaux étaient aussi dans le ruisseau, et l’eau mouillait leurs sabots. Leur gardien se mit en selle sur une bête, l’homme au capuchon enfourcha l’autre, et tous deux suivirent au pas le cours du ruisseau. On entendait les cailloux rouler sous les sabots des montures. Au bout d’un moment, les cavaliers sortirent de l’eau et montèrent sur la rive de Jérusalem, pour continuer leur marche sous les murailles de la ville. Puis le gardien poussa son cheval, s’éloigna au galop et disparut. Resté seul sur la route, l’homme au capuchon s’arrêta, mit pied à terre, retourna son manteau, tira de ses vêtements un casque plat sans panache et le mit sur sa tête. L’homme qui remonta à cheval, avec sa chlamyde et sa courte épée au côté, avait toute l’allure d’un militaire. Il toucha sa bête, et celle-ci, fougueuse et bien dressée, partit au grand trot, en secouant légèrement son cavalier. Le voyage ne fut pas long, et bientôt le cavalier se présentait à la porte sud de Jérusalem.

Sous la voûte tremblaient et oscillaient les flammes inquiètes des torches. Les soldats de garde, qui appartenaient à la deuxième centurie de la légion Foudre, étaient assis sur des bancs de pierre et jouaient aux dés. En voyant arriver ce cavalier, ils se mirent précipitamment debout celui-ci les salua de la main en passant et entra dans la ville.

La cité en fête était inondée de lumières. Des flambeaux brûlaient à toutes les fenêtres et de toutes parts, se mêlant en un chœur confus et discordant, retentissaient les prières rituelles. Jetant de temps à autre un coup d’œil par une fenêtre ouverte sur la rue, le cavalier pouvait voir des gens assis autour d’une table où était servie de la viande de chevreau, entourée de coupes de vin et de plats d’herbes amères. Sifflotant un air de chanson, il suivait au petit trot les rues désertées de la Ville Basse, en direction de la tour Antonia, et parfois il levait les yeux vers ces flambeaux à cinq branches d’une dimension telle qu’on n’en avait jamais vu de pareils, qui brûlaient au-dessus du Temple, ou vers la lune qui, encore au-dessus, brillait dans le ciel.

Le palais d’Hérode le Grand ne prenait aucune part à la célébration de la nuit pascale. Dans les logements annexes, orientés au sud, où s’étaient installés les officiers de la cohorte romaine et le légat de la légion, des lumières brillaient, et on sentait qu’il y avait là une certaine animation. Mais le corps de bâtiment principal, dont le seul habitant était, bien malgré lui, le procurateur, avec ses colonnes et ses statues d’or, paraissait aveugle et muet sous la vive clarté de la lune. Là, au cœur du palais, régnaient les ténèbres et le silence.

Le procurateur, comme il l’avait dit à Afranius, n’avait du reste pas voulu y rentrer. Il ordonna qu’on lui fasse un lit sous le péristyle, à l’endroit même où il avait dîné et où, ce matin, il avait conduit l’interrogatoire. Le procurateur s’y étendit, mais le sommeil le fuyait. La lune dénudée semblait suspendue, très haut dans le ciel pur, et, durant plusieurs heures, le procurateur ne le quitta pas des yeux.

Enfin, vers minuit, le sommeil eut pitié de l’hegemon. Bâillant à se décrocher la mâchoire, il détacha et laissa glisser son manteau, ôta le ceinturon qui sanglait sa tunique et où était accroché, dans sa gaine, un large coutelas d’acier, le posa sur le fauteuil près du lit, défit ses sandales et s’allongea. Aussitôt, Banga sauta sur le lit et se coucha près de son maître, tête contre tête, et le procurateur, la main posée sur le cou du chien, ferma les yeux. Alors seulement, le chien s’endormit aussi.

Depuis le haut des marches jusqu’au lit, dressé dans la pénombre protectrice, d’une colonne s’étirait un ruban de lune. Et, dès que le procurateur eut perdu toute attache avec les choses qui l’entouraient, il se mit en marche le long de cette route lumineuse, vers le haut, droit en direction de la lune. En songe, il riait même de bonheur en voyant avec quelle merveilleuse aisance tout s’arrangeait sur ce chemin bleu pâle et transparent. Il marchait accompagné de Banga, et près d’eux marchait le philosophe vagabond. Tous deux disputaient de questions graves et compliquées, et aucun d’eux ne pouvait avoir raison de l’autre. Ils ne s’accordaient sur aucun point, ce qui rendait leur discussion particulièrement intéressante, et inépuisable. Il allait de soi que le supplice d’aujourd’hui n’avait été qu’un pur malentendu : d’ailleurs, le philosophe – qui avait émis, entre autres, l’idée si incroyablement absurde que tout le monde était bon –, le philosophe marchait à côté de lui, donc il était vivant.

Naturellement, l’idée même qu’on ait pu supplicier un homme comme lui était horrible. Non, il n’y avait pas eu de supplice ! Non ! Voilà pourquoi cette promenade sur l’échelle de lune était si belle.

On disposait d’autant de temps qu’on le désirait, l’orage ne menacerait d’éclater que dans la soirée, et la lâcheté, incontestablement, était l’un des pires défauts. Ainsi parlait Yeshoua Ha-Nozri. Non, philosophe, je ne suis pas d’accord : la lâcheté est le pire de tous les défauts !

Ainsi, par exemple, l’actuel procurateur de Judée, alors tribun de légion, n’avait pas eu peur lorsque dans la vallée des Vierges, les Germains furieux avaient failli mettre en pièces le géant Mort-aux-rats. Mais de grâce, philosophe ! Pouvez-vous vraiment, avec votre esprit, accepter l’idée qu’à cause d’un homme coupable d’un crime contre César, le procurateur de Judée ruine sa propre carrière ?

– Oui, Oui…, gémit Pilate avec un sanglot.

Bien entendu, il la ruinerait. Ce matin, il aurait rejeté cette idée, mais maintenant, à la nuit, tout bien considéré, il était d’accord pour ruiner sa carrière. Il était prêt à tout pour sauver du supplice ce médecin, ce rêveur insensé qui n’était aucunement coupable !

– Désormais, nous serons toujours ensemble, disait le loqueteux philosophe dont la route avait croisé, on ne sait comment, celle du Chevalier Lance d’Or. Où l’un sera, l’autre sera ! Et lorsqu’on dira mon nom, on dira aussitôt le tien ! Moi, l’enfant trouvé, fils de parents inconnus, et toi, fils d’un roi astrologue et d’une fille de meunier, la belle Pila.

– Oui, je t’en supplie, souviens-toi de moi, le fils de l’astrologue, pria Pilate dans son rêve.

Ayant obtenu l’assentiment du mendiant d’En-Sarid qui marchait à côté de lui, le cruel procurateur de Judée se mit à rire et à pleurer de joie.

Tout cela était fort bien, mais le réveil de l’hegemon n’en fut que plus pénible. Banga gronda, et le chemin de lune bleu et glissant comme une traînée d’huile s’effaça devant le procurateur. Il ouvrit les yeux, et la première chose qui lui revint à la mémoire, c’est que le supplice avait eu lieu. La première chose que fit le procurateur fut, d’un geste habituel, de retenir Banga par le collier. Puis, d’un regard douloureux, il chercha la lune et s’aperçut qu’elle s’était légèrement déplacée de côté, et qu’elle avait pris une teinte plus argentée. Sa lumière était ternie par une lueur inquiète et déplaisante, qui jouait sous les colonnes, juste devant ses yeux. C’était la flamme fuligineuse d’une torche, que tenait à la main le centurion Mort-aux-rats. Quant à celui-ci, il surveillait du coin de l’œil, d’un air effrayé et haineux, l’animal prêt à bondir.

– Du calme, Banga, dit le procurateur d’une voix souffrante, et il toussa. (Se protégeant de la main contre la flamme de la torche, il reprit :) Même la nuit, au clair de mine, je ne trouve pas la paix !… Ô dieux… Vous aussi, vous avez une triste tâche, Marcus. Mutiler des soldats…

Marcus regarda le procurateur avec un profond étonnement, mais celui-ci se ressaisit. Pour corriger l’impression injurieuse produite par ses paroles, il dit :

– Ne soyez pas offensé, centurion. Ma situation, je vous le répète, est encore pire. Que voulez-vous ?

– Le chef de la garde secrète demande à vous voir, annonça calmement Marcus.

– Appelez-le, appelez-le, ordonna le procurateur en s’éclaircissant la gorge et en cherchant ses sandales de ses pieds nus.

La flamme vacilla entre les colonnes, tandis que les caliguae du centurion claquaient sur la mosaïque. Mort-aux-rats sortit dans le jardin.

– Même au clair de lune, je ne trouve pas la paix, se répéta le procurateur en grinçant des dents.

À la place du centurion parut l’homme au capuchon.

– Banga, du calme, dit doucement le procurateur, et il força le chien à baisser la tête.

Avant de commencer à parler, Afranius, selon son habitude, inspecta les alentours et alla fouiller l’ombre du regard. Une fois assuré que, sauf Banga, personne d’indésirable ne se trouvait là, il dit d’une voix assourdie :

– Je vous prie de me faire passer en jugement, procurateur. Vous aviez raison. Je n’ai pas su assurer la protection de Judas de Kerioth, et on l’a tué. Destituez-moi et faites-moi juger.

Afranius eut la sensation que quatre yeux – deux de chien et deux de loup – le regardaient.

Il tira de sa chlamyde une bourse maculée de croûtes de sang et scellée de deux cachets.

– Voici le sac d’argent que les assassins ont porté dans la maison du grand prêtre. Le sang qui s’y trouve est le sang de Judas de Kerioth.

– Combien y a-t-il là-dedans, je suis curieux de le savoir ? dit Pilate en se penchant sur la bourse.

– Trente tétradrachmes.

Le procurateur sourit et dit :

– C’est peu.

Afranius ne répondit rien.

– Où est le cadavre ?

– Ça, je l’ignore, répondit avec une tranquille dignité l’homme à l’éternel capuchon. Ce matin, nous commencerons les recherches.

Le procurateur sursauta et lâcha les brides de ses sandales qu’il ne parvenait pas à rattacher.

– Et cependant, vous êtes certain qu’il a été tué ?

La réponse fut sèche :

– Procurateur, il y a quinze ans que je travaille en Judée. J’ai commencé à servir sous Valerius Gratius. Il n’est pas indispensable que je voie le cadavre pour savoir qu’un homme est mort, et je vous annonce que celui qu’on appelait Judas de Kerioth a été assassiné il y a quelques heures !

– Pardonnez-moi, Afranius, dit Pilate. Je ne suis pas encore bien réveillé, c’est pourquoi je vous ai dit cela. Je dors mal (le procurateur sourit), et je vois tout le temps, en rêve, un rayon de lune. C’est même drôle, figurez-vous, j’ai rêvé que je me promenais le long de ce rayon. Bon. Ce que je voudrais connaître, ce sont vos hypothèses dans cette affaire. Où pensez-vous chercher le corps ? Asseyez-vous, chef du service secret.

Afranius s’inclina, tira le fauteuil plus près du lit et s’assit, heurtant le sol de son épée.

– Je pense le chercher aux alentours du pressoir à olives, dans le jardin de Gethsémani.

– Ah ! bien. Et pourquoi justement là ?

– D’après mes raisonnements, hegemon, Judas n’a été tué ni à Jérusalem même ni loin de la ville. Il a été tué dans les environs immédiats de Jérusalem.

– Je vous considère comme un des plus éminents spécialistes dans votre partie. Je ne sais pas, du reste, ce qu’il en est à Rome, mais dans les colonies, personne ne vous égale. Alors, expliquez-moi pourquoi.

– Je ne puis, en aucun cas, dit Afranius d’une voix égale, admettre l’idée que Judas serait tombé aux mains d’individus suspects dans l’enceinte de la ville. On n’assassine pas secrètement dans les rues. Donc, il aurait fallu l’attirer dans une cave quelconque. Mais mes hommes l’ont déjà cherché dans la Ville Basse et, s’il y était, ils l’auraient forcément trouvé. Il n’est pas dans la ville, je peux vous le garantir. Et s’il avait été tué loin de la ville, le paquet avec l’argent n’aurait pu être déposé si vite. Il a été tué près de la ville, et on a donc trouvé le moyen de l’attirer hors des murs.

– Je ne vois pas du tout comment on a pu s’y prendre !

– C’est bien là, procurateur, le problème le plus difficile de cette affaire, et je ne sais même pas si je parviendrai à le résoudre.

– Effectivement, c’est un mystère ! Un soir de fête, sans que personne sache pourquoi, voilà un croyant qui abandonne le repas pascal, sort de la ville, et meurt. Qui a pu l’attirer, et comment ? Ne s’agirait-il pas d’une femme ? demanda le procurateur avec une soudaine inspiration.

Afranius répondit d’un air calme et sérieux :

– En aucun cas, procurateur. Cette possibilité est absolument exclue. Il faut raisonner logiquement. Qui avait intérêt à la mort de Judas ? Quelques vagabonds exaltés, un petit cercle d’individus où, avant tout, il n’y a pas de femmes. Pour se marier, procurateur, il faut de l’argent. Pour mettre un homme au monde, il en faut aussi. Mais pour assassiner un homme avec l’aide d’une femme, il en faut énormément, et aucun de ces vagabonds n’en a. Il n’y a pas eu de femme dans cette affaire, procurateur. Je dirai même plus : une telle explication du meurtre ne peut que m’embrouiller, me mettre sur une fausse piste et gêner l’enquête.

– Je vois que vous avez entièrement raison, Afranius, dit Pilate. Je me suis simplement permis d’émettre une hypothèse.

– Hélas ! Elle est erronée, procurateur.

– Mais alors ? Alors ? s’écria le procurateur en dévisageant Afranius avec une curiosité avide.

– Je pense qu’il s’agit tout de même d’une question d’argent.

– Remarquable idée ! Mais qui, et sous quel prétexte, a pu lui proposer de lui remettre de l’argent, la nuit, hors de la ville ?

– Oh ! non, procurateur, ce n’est pas cela. Je ne vois qu’une hypothèse : si elle est fausse, je serai probablement incapable de trouver d’autres explications. (Afranius se pencha plus près de Pilate, et chuchota :) Judas voulait dissimuler son propre argent dans une cachette connue de lui seul.

– Explication pleine de finesse. C’est évidemment ainsi que les choses se sont passées. Maintenant, je vous comprends : ce ne sont pas des gens qui l’ont attiré hors de la ville, mais son propre dessein. Oui, oui, c’est cela.

– C’est cela. Judas était méfiant, et il a caché son argent.

– Oui, mais vous avez dit : à Gethsémani… Pourquoi est-ce là, précisément, que vous avez l’intention de le chercher ? J’avoue que je ne saisis pas très bien.

– Oh ! procurateur, c’est extrêmement simple. Personne ne cacherait de l’argent au bord des routes, dans des endroits découverts et déserts. Judas n’était ni sur la route d’Hébron, ni sur la route de Béthanie. Il devait donc se trouver dans un endroit abrité, caché, avec des arbres. C’est très simple : à part Gethsémani, il n’y a pas d’autres endroits de ce genre près de Jérusalem. Et comme il n’a pas pu aller loin…

– Vous m’avez entièrement convaincu. Alors, que faire maintenant ?

– Je vais immédiatement commencer les recherches pour trouver les meurtriers qui ont traqué Judas hors de la ville. Et moi, pendant ce temps, comme je vous l’ai annoncé, je vais passer en jugement.

– Pourquoi ?

– Mes hommes l’ont perdu de vue dans la soirée, au bazar, après qu’il eut quitté le palais de Caïphe. Je ne comprends pas comment cela a pu se produire. C’est la première fois de ma vie que cela arrive. Il avait été pris en filature immédiatement après notre conversation. Mais dans le quartier du bazar, il s’est faufilé on ne sait où, et il a si bien brouillé sa piste qu’il a disparu sans laisser de traces.

– Bon. Je vous déclare que je n’estime pas nécessaire de vous faire passer en jugement. Vous avez fait tout ce que vous pouviez et personne au monde (le procurateur sourit) n’aurait pu faire plus que vous ! Punissez ceux qui étaient chargés de filer Judas et qui l’ont laissé échapper. Mais je vous préviens, je ne veux aucune sévérité particulière dans cette punition. En fin de compte, nous avons fait ce qu’il fallait pour protéger cette canaille ! Ah ! oui, j`oubliais de vous demander (le procurateur se passa la main sur le front), comment se sont-ils débrouillés pour déposer l’argent chez Caïphe ?

– Voyez-vous, procurateur… Ce n’était pas très compliqué. Les vengeurs de Ha-Nozri sont passés derrière le palais de Caïphe, là où il y a une arrière-cour en contrebas de la rue. Ils n’ont eu qu’à jeter le paquet pardessus le mur.

– Avec un billet ?

– Oui, exactement comme vous l’aviez supposé, procurateur. Et d’ailleurs… Afranius brisa les cachets qui fermaient le paquet et en montra le contenu à Pilate.

– Hé, que faites-vous là, Afranius ? Ce sont les sceaux du Temple !

– Que le procurateur ne s’inquiète pas pour cela, dit Afranius en refermant le paquet.

– Seriez-vous donc en possession de tous les sceaux nécessaires ? demanda Pilate en riant.

– Il ne peut en être autrement, procurateur, répondit Afranius sans rire, et même d’un ton sévère.

– J’imagine l’effet que cela a dû faire chez Caïphe !

– Certes, procurateur, cela a provoqué une vive émotion. On m’a fait venir immédiatement.

Dans l’ombre, on voyait scintiller les yeux de Pilate.

– C’est intéressant, très intéressant…

– J’ose émettre un avis contraire, procurateur. Ce n’était pas intéressant. Cela a été une affaire excessivement ennuyeuse et fatigante. Quand j’ai demandé, au palais de Caïphe, si cet argent n’avait pas servi à payer quelqu’un, on m’a affirmé catégoriquement qu’il ne s’était rien produit de semblable.

– Ah ! bon ? Eh bien, soit, ils n’ont payé personne, donc. Mais il sera d’autant plus difficile de trouver les assassins.

– C’est absolument certain, procurateur.

– Mais dites-moi, Afranius. Il me vient soudain une idée : n’aurait-il pas lui-même mis fin à ses jours ?

– Oh non, procurateur ! (D’étonnement, Afranius se rejeta même en arrière dans le fauteuil.) Pardonnez-moi, mais c’est tout à fait invraisemblable !

– Ah ! tout est vraisemblable, dans cette ville ! Je suis prêt à parier que, d’ici très peu de temps, le bruit de ce suicide courra dans tout Jérusalem.

De nouveau, Afranius lança au procurateur son regard singulier, puis il réfléchit et dit :

– Cela, c’est possible, procurateur.

Bien que, de la sorte, tout fût clair, le procurateur ne pouvait sans doute détacher son esprit de cette histoire de meurtre de l’homme de Kerioth, car il dit – et son ton, même, était un peu rêveur :

– J’aurais bien voulu voir comment ils l’ont tué…

– Ils l’ont tué avec l’art le plus consommé, procurateur, répondit Afranius en regardant Pilate avec quelque ironie.

– Tiens ? Et d’où tenez-vous cela ?

– Ayez l’obligeance, procurateur, de porter votre attention sur cette bourse, dit Afranius. Je vous garantis que le sang de Judas a jailli à flots. Dans ma vie, j’ai vu bien des meurtres.

– De sorte qu’évidemment il ne se relèvera pas ?

– Si, procurateur, il se relèvera, répondit Afranius, en souriant philosophiquement. Quand la trompette du Messie que les gens d’ici attendent résonnera pour lui. Mais, jusque-là, il ne se relèvera pas.

– Bon, il suffit, Afranius. Cette question est claire. Passons à l’enterrement.

– Les condamnés ont été enterrés, procurateur.

– Ô Afranius, vous faire passer en jugement serait un crime. Vous méritez les plus hautes récompenses. Comment cela s’est-il passé ?

Au moment, raconta Afranius, où lui-même s’occupait de l’affaire de Judas, un détachement de la garde secrète, conduit par l’un de ses lieutenants, arrivait à la colline du supplice, à la tombée de la nuit. Mais là-haut, il manquait un corps.

Pilate tressaillit et dit d’une voix rauque :

– Ah ! Pourquoi n’ai-je pas prévu ça ?

– N’ayez aucune inquiétude, procurateur, dit Afranius, qui poursuivit : Mes hommes ramassèrent les corps de Hestas et Dismas, dont les yeux avaient déjà été becquetés par les charognards, puis se mirent tout de suite à la recherche du troisième corps. Ils ne tardèrent pas à le découvrir. Un individu…

– Matthieu Lévi, dit Pilate, d’un ton plus affirmatif qu’interrogateur.

– Oui, procurateur… Matthieu Lévi, qui s’était caché dans une grotte de la pente nord pour attendre la nuit. Le corps nu de Yeshoua Ha-Nozri était près de lui. Quand des hommes de la garde entrèrent dans la grotte avec une torche, Lévi eut une crise de rage et de désespoir. Il criait qu’il n’avait commis aucun crime, et que, légalement, tout homme avait le droit d’enterrer un criminel supplicié, s’il le désirait. Et Matthieu Lévi disait qu’il n’abandonnerait pas ce corps. Il était surexcité, vociférait des mots sans suite, tantôt suppliait, tantôt menaçait ou maudissait.

– Et il a fallu l’empoigner ? demanda sombrement Pilate.

– Non, procurateur, non, répondit Afranius d’un ton tout à fait rassurant. On a réussi à calmer ce fou insolent, en lui expliquant qu’on allait enterrer le corps. Quand il a compris ce qu’on lui disait, il s’est tenu tranquille, mais il a déclaré qu’il ne s’en irait pas, et qu’il voulait participer à l’enterrement. Il a dit qu’il ne partirait pas même si on essayait de le tuer, et il a même offert pour cela un couteau à pain qu’il avait sur lui.

– On l’a chassé ? demanda Pilate d’une voix étranglée.

– Non, procurateur, non. Mon lieutenant l’a autorisé à participer à l’enterrement.

– Quel est celui de vos lieutenants qui s’est occupé de cela ? demanda Pilate.

– Tholmaï, répondit Afranius, et il ajouta avec inquiétude :

– A-t-il commis une faute ?

– Continuez, dit Pilate. Il n’y a pas eu de faute. Je commence même à ne plus savoir que dire, Afranius, car j’ai manifestement affaire à un homme qui ne commet jamais de fautes. Et cet homme, c’est vous.

– On a fait monter Matthieu Lévi dans le fourgon avec les corps des condamnés et deux heures plus tard, on s’arrêtait à un ravin désert, au nord de Jérusalem. Là, le détachement, en travaillant par équipes, a mis à peine une heure pour creuser une grande fosse où ont été enterrés les trois corps.

– Nus ?

– Non, procurateur. Les hommes avaient apporté exprès des tuniques. Et on a mis des anneaux au doigt des condamnés. Des anneaux cochés. Une coche pour Yeshoua, deux pour Dismas et trois pour Hestas. Puis la fosse a été refermée et recouverte de pierres. Les signes distinctifs sont connus de Tholmaï.

– Ah ! si j’avais pu prévoir !… dit Pilate, le visage crispé. J’aurais grand besoin, pourtant, de voir ce Matthieu Lévi…

– Il est ici, procurateur.

Pilate, les yeux arrondis, considéra Afranius quelque temps, puis répondit :

– Je vous remercie pour tout ce qui a été fait dans cette affaire. Je vous prie, demain, de m’envoyer Tholmaï, mais vous lui direz d’avance que je suis content de lui. Et vous, Afranius – le procurateur tira d’une poche de son ceinturon, posé sur la table, une bague qu’il donna au chef du service secret –, je vous prie d’accepter ceci en souvenir de moi.

Afranius s’inclina et dit :

– C’est un grand honneur, procurateur.

– Vous récompenserez de ma part le détachement qui s’est occupé de l’enterrement. Et vous donnerez un blâme à ceux qui étaient chargés de filer Judas. Que Matthieu Lévi vienne tout de suite. Il me faut des détails, maintenant, sur l’affaire de Yeshoua.

– À vos ordres, procurateur, répondit Afranius, et il se retira avec un profond salut.

Le procurateur frappa dans ses mains et cria :

– Holà ! Quelqu’un ! Et de la lumière !

Afranius était déjà dans le jardin que des serviteurs, derrière Pilate, apportaient de la lumière. Trois chandeliers furent posés sur la table, devant le procurateur, et la nuit lunaire se retira aussitôt dans le jardin, comme si Afranius l’avait emportée avec lui. À sa place parut un inconnu de petite taille et d’une grande maigreur, accompagné par le gigantesque centurion. Celui-ci, sur un regard du procurateur, s’éloigna aussitôt et disparut dans le jardin.

Le procurateur observa l’arrivant d’un regard à la fois avide et quelque peu effrayé. C’est ainsi que l’on regarde quelqu’un dont on a beaucoup entendu parler, à qui on a beaucoup pensé, et qu’on voit paraître enfin.

Le nouveau venu, qui pouvait avoir quarante ans, était noiraud, déguenillé, couvert de boue séchée, et dardait par en dessous des regards sauvages. En un mot, il avait un aspect repoussant et ressemblait plutôt à un de ces innombrables mendiants qui s’agglutinent aux terrasses du Temple ou autour des bazars de la crasseuse et bruyante Ville Basse.

Le silence se prolongeait, et il ne fut interrompu que par l’étrange conduite de l’homme appelé par Pilate. Son visage se décomposa soudain, il tituba, et, s’il ne s’était pas rattrapé, de sa main sale, au bord de la table, il serait tombé.

– Qu’est-ce que tu as ? demanda Pilate.

– Rien, répondit Matthieu Lévi avec une sorte de mouvement de déglutition qui dilata un instant son cou nu, gris et décharné.

– Qu’est-ce que tu as ? répéta Pilate. Réponds !

– Je suis fatigué, répondit Lévi en regardant sombrement le sol de mosaïque.

– Assieds-toi, ordonna Pilate, et il lui montra le fauteuil.

Lévi regarda le procurateur avec méfiance, s’approcha du fauteuil, loucha avec effroi sur les accoudoirs dorés, puis s’assit, non pas dans le fauteuil, mais à côté, par terre.

– Peux-tu m’expliquer pourquoi tu ne t’es pas assis dans le fauteuil ? demanda Pilate.

– Je ne suis pas propre, je le salirais, dit Lévi, les yeux au sol.

– On va tout de suite t’apporter à manger.

– Je ne veux pas manger.

– À quoi bon mentir ? demanda doucement Pilate. Cela fait un jour entier que tu n’as rien mangé, peut-être plus. Bon, très bien, si tu ne veux pas manger, ne mange pas. Je t’ai fait appeler pour que tu me montres le couteau que tu as sur toi.

– Les soldats me l’ont pris en m’amenant ici, dit Lévi, et il ajouta d’un air maussade : Il faut que vous me le redonniez, je dois le rendre à la personne à qui je l’ai volé.

– Pourquoi l’as-tu volé ?

– Pour couper les cordes, dit Lévi.

– Marcus ! appela le procurateur.

Le centurion parut sous les colonnes.

– Donnez-moi son couteau.

De l’un des deux étuis de son ceinturon, Mort-aux-rats tira un couteau à pain sale, le tendit au procurateur, et sortit.

– À qui as-tu pris ce couteau ?

– À un boulanger, près de la porte d’Hébron, tout de suite à gauche en entrant dans la ville.

Pilate examina la large lame, dont il essaya, sans savoir pourquoi, le tranchant du bout du doigt, et dit :

– Pour le couteau, ne t’inquiète pas, il sera reporté à la boulangerie. Maintenant, il me faut autre chose : montre-moi le papyrus que tu as sur toi, et où tu as inscrit les paroles de Yeshoua.

Lévi lança un regard haineux à Pilate, et eut un sourire si mauvais que son visage en fut complètement déformé.

– Vous voulez donc tout me prendre ? La dernière chose que je possède ? demanda-t-il.

– Je ne t’ai pas dit : donne, répliqua Pilate. Je t’ai dit : montre.

Lévi fouilla dans sa chemise et en sortit un rouleau de parchemin. Pilate le prit, le déroula, l’étala entre les chandeliers et se mit, en plissant les yeux, à étudier les signes presque indéchiffrables qui y étaient tracés à l’encre. Il était difficile de suivre les lignes chaotiques et Pilate, les sourcils froncés, se pencha tout près du parchemin et essaya de les suivre du doigt. Il réussit néanmoins à constater que ce texte n’était qu’une suite décousue et incohérente de maximes, de dates, de notes domestiques et de fragments poétiques. « … La mort n’existe pas… hier nous avons mangé de délicieux melons de printemps… » », lut Pilate.

Le visage tendu, Pilate lut encore, en grimaçant :

« … Nous verrons le pur fleuve de la vie…, l’humanité regardera le soleil à travers un cristal transparent… »

Pilate sursauta. Les derniers mots qu’il déchiffra au bas du parchemin étaient : « … plus grand défaut…lâcheté… »

Pilate roula le parchemin et le rendit d’un geste brusque à Lévi.

– Prends, dit-il. (Puis, après un silence, il ajouta :) À ce que je vois, tu es un homme de bibliothèque, et tu n’as aucune raison d’errer seul, vêtu comme un mendiant, et sans logis. À Césarée, j’ai une grande bibliothèque. Je suis très riche, et je veux te prendre à mon service. Tu classeras et tu conserveras mes papyrus, et tu seras nourri et habillé.

Lévi se leva et répondit :

– Non. Je ne veux pas.

– Pourquoi ? demanda le procurateur, le visage assombri. Je te déplais… tu as peur de moi ?

Le même sourire mauvais déforma la figure de Lévi, et il dit :

– Non, c’est toi qui auras peur de moi. Cela ne te sera pas facile de me regarder en face, maintenant que tu l’as tué.

– Tais-toi, dit Pilate. Tiens, prends cet argent.

Lévi secoua négativement la tête, et le procurateur reprit :

– Je sais, tu te considères comme un disciple de Yeshoua. Mais je vais te dire une chose : tu n’as absolument rien compris à ce qu’il t’a enseigné. Sinon, tu aurais forcément accepté quelque chose de moi. Souviens-toi qu’avant de mourir, il a dit qu’il ne faisait de reproches à personne. (Pilate leva le doigt d’un air grave, et son visage trembla.) Lui-même aurait certainement accepté. Tu es cruel, lui ne l’était pas. Où iras-tu ?

Lévi s’était levé tout à coup et approché de la table. Il s’y appuya des deux mains et, fixant le procurateur d’un regard brûlant, il murmura :

– Sache, hegemon, qu’à Jérusalem, il y a un homme que je vais tuer. Je voulais te le dire, afin que tu saches qu’il y aura encore du sang.

– Je le sais aussi bien que toi, qu’il y aura encore du sang, répondit Pilate, et tes paroles ne m’étonnent pas. Naturellement, c’est moi que tu veux tuer ?

– Te tuer, je n’y réussirais pas, répondit Lévi dont un rictus découvrit les dents. Je ne suis pas assez bête pour avoir cette intention. Mais je tuerai Judas de Kerioth et, s’il le faut, j’y consacrerai le reste de ma vie.

Une véritable jouissance alluma les yeux du procurateur. Du doigt, il fit signe à Matthieu Lévi de s’approcher et dit :

– Là non plus, tu ne réussiras pas, inutile de t’agiter. Judas a été assassiné cette nuit.

Lévi fit un bond en arrière, roula des yeux hagards et cria :

– Qui a fait cela ?

– Ne sois pas jaloux, dit Pilate en ricanant et en se frottant les mains. Je crains qu’il n’ait eu d’autres partisans que toi.

– Qui a fait cela ? répéta Lévi d’une voix sourde.

Pilate répondit :

– Moi.

Bouche bée, Lévi regarda fixement le procurateur. Celui-ci ajouta d’une voix douce :

– C’est peu de chose, évidemment, mais c’est tout de même moi qui l’ai fait. Alors – tu ne veux pas accepter quelque chose, maintenant ?

Lévi réfléchit, son visage se fit moins dur, et il dit enfin :

– Dis qu’on m’apporte un morceau de parchemin propre.

Une heure plus tard, Lévi n’était plus dans le palais. Le silence de l’aurore n’était plus troublé maintenant que par les pas étouffés des sentinelles dans le jardin. La lune se décolorait rapidement et, à l’autre extrémité du ciel, on apercevait la petite tache blanche de l’étoile du matin. Les flambeaux étaient depuis longtemps éteints. Le procurateur était étendu sur son lit. La main sous la joue, il dormait, et sa respiration était silencieuse.

Près de lui dormait Banga.

C’est ainsi que Ponce Pilate, cinquième procurateur de Judée, accueillit l’aube du quinzième jour du mois de Nisan.

CHAPITRE XXVII. La fin de l’appartement 50

Quand Marguerite arriva aux derniers mots du chapitre qu’elle lisait – « … C’est ainsi que Ponce Pilate, cinquième procurateur de Judée, accueillit l’aube du quinzième jour du mois de Nisan. » – le jour se levait.

Dans la petite cour on entendait, parmi les branches du saule et du tilleul, les moineaux mener leur conversation joyeuse et animée du matin.

Marguerite se leva de son fauteuil, s’étira, et sentit alors seulement que son corps était rompu, et qu’elle n’avait plus qu’une envie : dormir. Il est intéressant de noter que Marguerite avait l’âme parfaitement tranquille. Aucun désordre dans ses pensées, aucun bouleversement à l’idée qu’elle venait de passer une nuit surnaturelle. Rien ne la troublait, ni le souvenir du bal chez Satan, ni le retour, en quelque sorte miraculeux, du Maître, ni le fait d’avoir vu le roman renaître de ses cendres, ni le rétablissement de toutes choses à leur place dans le sous-sol, dont ce vilain mouchard d’Aloysius Mogarytch avait été chassé. Bref, la rencontre de Woland ne l’avait nullement endommagée, du point de vue psychique. Tout était, sans doute, comme cela devait être. Elle passa dans la chambre voisine, s’assura que le Maître dormait d’un sommeil profond et paisible, éteignit la lampe de table inutile, et s’étendit elle-même contre le mur opposé, sur un étroit divan couvert d’un vieux drap déchiré. Une minute plus tard elle dormait, et ce matin-là, elle n’eut aucun rêve. Le silence s’établit dans les deux pièces du sous-sol, le silence régna dans la petite maison de l’entrepreneur, et aucun bruit ne troubla la ruelle écartée.

Mais pendant ce temps, c’est-à-dire à l’aube du samedi, tout un étage d’un établissement moscovite était en éveil, et ses fenêtres, qui donnaient sur une large place asphaltée que des machines spéciales balayaient lentement en vrombissant, brillaient de toutes leurs lumières, faisant pâlir la lueur du jour qui se levait.

Tout cet étage s’occupait exclusivement de l’affaire Woland, et les lampes avaient brûlé toute la nuit dans des dizaines de bureaux.

À proprement parler, l’affaire était claire déjà depuis la veille – le vendredi soir –, quand il avait fallu fermer le théâtre des Variétés, par suite de la disparition complète de son administration, et des horreurs de toutes sortes qui avaient marqué la fameuse séance de magie noire. Mais le fait est qu’à cet étage sans sommeil, de nouvelles pièces venaient continuellement s’ajouter au dossier de l’affaire.

Il appartenait maintenant aux enquêteurs chargés de démêler cette étrange affaire, qui sentait nettement la diablerie, non sans quelques relents d’hypnotisme et de crime, de réunir en une seule pelote les événements extrêmement divers et confus qui s’étaient produits dans tous les coins de Moscou.

Le premier qui dut se rendre à l’étage inondé de lumière électrique fut Arcadi Apollonovitch Simpleïarov, président de la Commission d’acoustique.

Le vendredi, alors qu’il venait de déjeuner dans son appartement, situé dans un immeuble qui donnait sur le pont Kamienny, le téléphone sonna, et une voix d’homme demanda Arcadi Apollonovitch. L’épouse d’Arcadi Apollonovitch, qui avait décroché, répondit d’un air maussade qu’Arcadi Apollonovitch était malade, qu’il s’était allongé pour se reposer, et qu’il ne pouvait venir au téléphone. Cependant, Arcadi Apollonovitch fut tout de même contraint de venir au téléphone. Quand son épouse eut demandé qui était à l’appareil, la voix répondit, et cette réponse fut très brève.

– Tout de suite… à l’instant… dans une seconde…, balbutia l’épouse, habituellement fort hautaine, du président de la Commission d’acoustique.

Et elle fila comme une flèche dans la chambre, pour faire lever Arcadi Apollonovitch du lit où celui-ci était étendu et souffrait les tourments de l’enfer au souvenir de la séance de la veille, et du scandale nocturne qui avait accompagné l’expulsion de la jeune nièce de Saratov.

Il fallut plus d’une seconde, mais moins d’une minute – à la vérité, un quart de minute –, à Arcadi Apollonovitch pour venir au téléphone, en linge de corps et une pantoufle au pied gauche, et y bégayer :

– Oui, c’est moi… allô, à vos ordres…

Son épouse, oubliant sur l’instant les crimes abominables de lèse-fidélité dont le malheureux Arcadi Apollonovitch avait été convaincu, montra une tête effarée à la porte du couloir, désigna du doigt une pantoufle qu’elle tenait en l’air et lui dit en chuchotant :

– Ta pantoufle, mets ta pantoufle… tu vas attraper froid au pied…

À quoi Arcadi Apollonovitch répondit en faisant mine de chasser sa femme de son pied nu et en lui lançant des regards féroces, tout en balbutiant dans l’appareil :

– Oui, oui, oui… bien sûr… je comprends… j’y vais tout de suite…

Et Arcadi Apollonovitch passa toute la soirée à l’étage où se déroulait l’enquête. Conversation pénible – contrariante conversation ! – car il fallut bien parler – avec la sincérité la plus entière – non seulement de cette ignoble séance et de la bagarre dans la loge, mais aussi – accessoirement certes, mais inévitablement – de cette Militsa Andreïevna Pokobatko de la rue Elokhov, et de cette nièce de Saratov, et de bien d’autres choses encore, dont le récit fut pour Arcadi Apollonovitch une source d’inexprimables tourments.

Il va de soi que les indications d’Arcadi Apollonovitch, homme instruit et cultivé, qui fut le témoin – témoin qualifié et intelligent – de l’épouvantable séance, qui donna une description remarquable du mystérieux magicien lui-même, avec son masque, et de ses deux gredins d’assistants, qui sut se rappeler avec précision que le nom du magicien était bien Woland – il va de soi que ces indications firent grandement avancer l’enquête. Lorsque l’on confronta les indications d’Arcadi Apollonovitch celle d’autres témoins – notamment de certaines dames qui avaient souffert des suites de la séance (celle en lingerie violette dont la vue avait violemment choqué Rimski, et, hélas, beaucoup d’autres), et du garçon de courses Karpov qu’on avait envoyé rue Sadovaïa, à l’appartement 50 – on put établir du même coup l’endroit exact où il fallait chercher l’odieux responsable de toutes ces aventures.

On se rendit à l’appartement 50, et plus d’une fois, et non seulement on l’explora avec un soin extrême, mais on alla même jusqu’à sonder tous les murs, examiner les conduits de cheminée, chercher de mystérieuses cachettes. Cependant, toutes ces entreprises demeurèrent sans résultat, et à chaque fois que l’on se rendit à l’appartement, il fut impossible d’y découvrir qui que ce fût, bien que, de toute évidence, il dût y avoir quelqu’un – cela bien que toutes les personnes chargées de superviser d’une façon ou d’une autre les séjours à Moscou d’artistes étrangers eussent répondu résolument et catégoriquement qu’il n’y avait et ne pouvait y avoir à Moscou aucun magicien noir nommé Woland.

Son arrivée n’était enregistrée absolument nulle part, il n’avait présenté absolument à personne ni passeport ni autres papiers, contrats ou conventions, et personne n’avait jamais entendu parler de lui ! Kitaïtsev, président de la section des programmes de la Commission des spectacles, jura par Dieu et par tout ce qu’on voulut que l’introuvable Stepan Likhodieïev ne lui avait jamais envoyé de programme pour aucun Woland, et qu’il n’avait – lui, Kitaïtsev – jamais reçu aucun coup de téléphone à propos de ce Woland. De sorte que lui, Kitaïtsev, ignorait totalement et ne comprenait pas du tout comment et par quels moyens Stepan avait pu admettre pareille séance aux Variétés. Quand on lui apprit qu’Arcadi Apollonovitch avait vu, de ses propres yeux, ce magicien sur la scène, Kitaïtsev se contenta d’écarter les bras et de lever les yeux au ciel. Et rien qu’à l’expression des yeux de Kitaïtsev, on pouvait voir et affirmer sans crainte qu’il était innocent et pur comme le cristal.

Quant à Prokhor Petrovich, président de la Commission générale…

À propos, il rentra dans son costume immédiatement après l’arrivée de la milice dans son cabinet, ce qui plongea Anna Richardovna dans une joie extasiée, et la milice, inutilement dérangée, dans la plus grande perplexité.

À propos encore, une fois revenu à sa place, dans son costume rayé gris, Prokhor Petrovitch approuva totalement les décisions prises par son costume pendant le temps de sa courte absence.

… Quant à Prokhor Petrovich, donc, il ne savait rien, rigoureusement rien, d’un nommé Woland.

Enfin – excusez-moi – c’était une histoire à dormir debout : des milliers de spectateurs, tout le personnel des Variétés, et Arcadi Apollonovitch Simpleïarov lui-même, homme d’une très considérable instruction, avaient vu ce magicien, ainsi que ses trois fois maudits assistants, et pourtant, il était absolument impossible d’en trouver la plus petite trace. Enfin quoi – permettez-moi de vous le demander –, avait-il disparu sous terre immédiatement après son exécrable séance, ou bien – comme certains l’affirmaient – n’était-il, en fin de compte, jamais venu à Moscou ? Si l’on admettait la première hypothèse, il était indubitable que le magicien, en disparaissant, avait emporté toute la tête de l’administration des Variétés ; mais si la deuxième était vraie, n’en découlait-il pas que l’administration du funeste théâtre elle-même, après s’être livrée à on ne sait quelles vilenies (qu’on songe seulement aux vitres brisées dans le cabinet de Rimski et au comportement de Tambour), avait fui Moscou sans laisser de traces ?

Il faut rendre justice à celui qui dirigeait l’enquête. L’introuvable Rimski fut retrouvé avec une étonnante rapidité. Il suffit de rapprocher le comportement de Tambour à la station de taxis voisine du cinéma de certaines dates et de certaines heures – par exemple de celle où s’était terminée la séance ainsi que du moment présumé du départ de Rimski – pour être en mesure de télégraphier à Leningrad. Une heure plus tard (c’était le vendredi soir), la réponse arrivait : Rimski se trouvait au quatrième étage de l’hôtel Astoria, chambre 412, à côté de la chambre où était descendu le chef du répertoire d’un théâtre moscovite en tournée à Leningrad, dans cette chambre où, comme on le sait, le mobilier est gris-bleu avec des dorures, et qui est munie d’une magnifique salle de bains.

Trouvé caché dans une grande armoire de la chambre 412 de l’hôtel Astoria, Rimski fut immédiatement arrêté et interrogé sur place, à Leningrad. Après quoi parvint à Moscou un télégramme qui annonçait que le directeur financier se trouvait dans un état irresponsable, qu’il ne donnait pas, ou ne voulait pas donner, aux questions qu’on lui posait, des réponses sensées, et qu’il ne réclamait qu’une chose : qu’on le cache dans une cellule blindée, gardée par des sentinelles en armes.

Ordre fut donné de Moscou, par télégramme, de ramener Rimski sous bonne garde, et le vendredi soir c’est sous bonne garde que Rimski descendit du train à Moscou.

Ce même vendredi soir, on trouva également la trace de Likhodieïev. Dans toutes les villes, on avait envoyé des télégrammes pour s’informer de Likhodieïev, et c’est de Yalta que vint la réponse : Likhodieïev était à Yalta, mais il venait de partir en aéroplane pour Moscou.

Le seul dont on ne put retrouver la piste fut Varienoukha. L’illustre administrateur de théâtre, que tout Moscou connaissait, semblait s’être volatilisé.

Entre-temps, il fallut se débattre avec les incidents survenus çà et là dans Moscou, en dehors du théâtre des Variétés. Il fallut, entre autres, tenter d’élucider le cas des employés chantants (disons à ce propos que le professeur Stravinski sut y mettre bon ordre en deux heures à peine – au moyen d’injections hypodermiques), ainsi que celui de ceux qui avaient présenté à d’autres personnes ou à des établissements officiels, sous le nom d’argent, le diable sait quoi, et celui des personnes qui avaient été victimes de ces étranges paiements.

On comprendra aisément que le plus désagréable, le plus scandaleux et le plus insoluble de tous ces mystères fut celui de la tête du défunt littérateur Berlioz, volée dans son cercueil dans la grande salle de Griboïedov, en plein jour.

Douze hommes dispersés dans toute la ville essayaient de rattraper, comme sur des aiguilles à tricoter, les maudites mailles de cette ténébreuse affaire.

L’un des enquêteurs se rendit à la clinique du professeur Stravinski, et, en premier lieu, demanda à voir la liste des personnes admises à la clinique au cours des trois derniers jours. C’est ainsi que furent découverts Nicanor Ivanovitch Bossoï et le malheureux présentateur à qui on avait arraché la tête. On ne s’occupa guère d’eux, d’ailleurs. Il était facile de constater que ces deux-là aussi étaient victimes de la bande dirigée par ce mystérieux magicien. Par contre, Ivan Nikolaïevitch Biezdomny intéressa vivement l’enquêteur.

Le vendredi, à la tombée du soir, la porte de la chambre 117 – la chambre d’Ivan – s’ouvrit et livra passage à un jeune homme au visage rond, aux manières calmes et douces, qui ne ressemblait nullement à un enquêteur bien qu’il fût l’un des meilleurs enquêteurs de Moscou. Il vit, allongé sur son lit, un jeune homme pâle, aux traits tirés, dont les yeux trahissaient une totale absence d’intérêt pour ce qui se passait autour de lui, dont les yeux regardaient tantôt au loin, par-dessus la tête des personnes présentes, tantôt à l’intérieur du jeune homme lui-même. L’enquêteur se présenta affablement et dit qu’il était venu parler avec Ivan Nikolaïevitch au sujet des événements qui s’étaient déroulés l’avant-veille à l’étang du Patriarche.

Ah ! quel eût été le triomphe d’Ivan si cet enquêteur était venu le voir plus tôt, ne fût-ce, disons, que dans la nuit du mercredi au jeudi, lorsque Ivan, avec fureur et passion, essayait de faire entendre son récit des événements qui s’étaient déroulés à l’étang du Patriarche ! Son rêve – contribuer à l’arrestation du consultant – s’était donc réalisé, il n’avait plus besoin de courir après quiconque, et c’est lui qu’on venait voir, au contraire, pour écouter son récit de ce qui s’était passé le mercredi soir.

Mais hélas ! Ivan avait changé du tout au tout pendant le temps qui s’était écoulé depuis la mort de Berlioz. Certes, il était prêt à répondre volontiers et avec courtoisie à toutes les questions de l’enquêteur, mais son regard comme ses intonations exprimaient l’indifférence. Le sort de Berlioz ne touchait plus le poète.

Avant l’arrivée de l’enquêteur, Ivan somnolait sur son lit, et des visions flottaient devant ses yeux. Ainsi, il vit une cité étrange, inexplicable et irréelle, avec des blocs de marbre épars, des colonnades délabrées, des toits qui étincelaient au soleil – avec sa noire, lugubre et impitoyable tour Antonia, son palais sur la colline de l’Ouest, enfoncé jusqu’au toit dans la verdure quasi tropicale d’un jardin, avec des statues de bronze qui flamboyaient dans le soleil couchant au-dessus de cette verdure – et il vit marcher sous les murailles de la ville antique des centuries de soldats romains cuirassés.

Dans son demi-sommeil, Ivan vit apparaître, immobile dans un fauteuil, un homme au visage glabre, jaune et agité de tics nerveux, enveloppé dans un manteau blanc à doublure pourpre, qui regardait avec haine la luxuriance de ce jardin étranger. Ivan vit encore une colline jaune et dénudée, où étaient plantés trois poteaux à barre transversale, nus.

Et ce qui s’était passé à l’étang du Patriarche n’intéressait plus le poète Ivan Biezdomny.

– Dites-moi, Ivan Nikolaïevitch, vous étiez vous-même assez loin du tourniquet, quand Berlioz est tombé sous le tramway ? À quelle distance, à peu près ?

Un sourire d’indifférence à peine perceptible erra sur les lèvres d’Ivan, qui répondit :

– J’étais loin.

– Et ce type en pantalon à carreaux, il était tout près du tourniquet ?

– Non, il était assis sur un banc, pas très loin de là.

– Et il ne s’est pas approché du tourniquet au moment où Berlioz est tombé ? Vous vous en souvenez bien ?

– Je m’en souviens. Il ne s’est pas approché. Il se prélassait sur son banc.

Telles furent les dernières questions de l’enquêteur. Après quoi il se leva, tendit la main à Ivan, lui souhaita un prompt rétablissement et exprima l’espoir de lire bientôt de nouveaux vers de lui.

– Non, répondit doucement Ivan. Je n’écrirai plus de vers.

L’enquêteur sourit courtoisement, et se permit d’exprimer la conviction que, si le poète était actuellement dans un état, pour ainsi dire, de dépression, cela s’arrangerait, et très bientôt.

– Non, répondit Ivan, en regardant non pas l’enquêteur, mais au loin, l’horizon qui s’éteignait lentement. Cela ne s’arrangera jamais pour moi. Les vers que j’ai écrits sont de mauvais vers, c’est maintenant que je l’ai compris.

L’enquêteur s’en alla, nanti de renseignements de la plus haute importance. En remontant le fil des événements jusqu’au début, on pouvait enfin atteindre leur source. L’enquêteur ne doutait pas un instant que ces événements eussent commencé par un meurtre à l’étang du Patriarche. Bien entendu, ni Ivan ni ce type à carreaux n’avaient poussé le malheureux président du Massolit sous le tramway, et personne n’avait prêté un concours physique, pour ainsi dire, à sa chute. Mais l’enquêteur était convaincu que Berlioz s’était jeté sous le tramway (ou y était tombé) sous l’effet de l’hypnotisme.

Oui, les renseignements étaient nombreux, et on savait désormais qui attraper au collet, et où. Le hic, cependant, c’est qu’il n’y avait pas moyen de mettre la main sur l’individu. À l’appartement 50 – trois fois maudit ! – il y avait quelqu’un : aucun doute là-dessus, il faut bien le dire. L’appartement répondait de temps à autre aux coups de téléphone, tantôt par un bavardage criard, tantôt d’une voix nasillarde, parfois une fenêtre s’ouvrait, et, de plus on entendait derrière la porte les sons d’un phonographe. Et pourtant, à chaque fois qu’on y pénétrait, on n’y trouvait absolument personne. On y était allé plusieurs fois, et à différentes heures de la journée. On avait passé l’appartement au peigne fin, exploré tous les coins. Depuis longtemps, l’appartement était suspect. On surveillait non seulement l’entrée principale, sous le porche, mais aussi l’entrée de service. De plus, une souricière était tendue sur le toit, près des cheminées. Oui, l’appartement 50 était habité par des farceurs, et il n’y avait rien à faire à cela.

Les choses traînèrent ainsi jusqu’au milieu de la nuit du vendredi au samedi, heure à laquelle le baron Meigel fut reçu solennellement à l’appartement 50 en qualité d’invité. On entendit la porte s’ouvrir et se refermer sur le baron. Exactement dix minutes plus tard, sans sonner ni se faire annoncer d’aucune manière, des hommes visitèrent l’appartement, mais ils ne purent y découvrir non seulement aucun habitant, mais encore – ce qui parut, cette fois, tout à fait insolite – aucune trace du baron Meigel.

Et c’est ainsi, comme on l’a dit, que les choses traînèrent jusqu’à l’aube du samedi matin. À ce moment-là, aux renseignements déjà obtenus s’ajoutèrent de nouvelles données, particulièrement intéressantes. Sur l’aérodrome de Moscou atterrit un avion de six places venu de Crimée. Parmi les voyageurs qui en descendirent figurait un étrange passager. C’était un citoyen assez jeune, mais son visage était mangé d’une barbe drue et piquante, il ne s’était visiblement pas lavé depuis trois jours, ses yeux étaient enflammés et remplis de frayeur, il ne portait aucun bagage, et il était vêtu de manière quelque peu fantasque. Il était coiffé d’un bonnet en peau de mouton, portait un manteau de feutre caucasien par-dessus une chemise de nuit, et ses pieds étaient chaussés de babouches d’intérieur en cuir bleu, toutes neuves. Dès qu’il eut quitté la passerelle par laquelle on descendait de l’avion, on se précipita vers lui. Ce citoyen était attendu, et quelques instants plus tard, l’inoubliable directeur des Variétés, Stepan Bogdanovitch Likhodieïev, comparaissait devant les enquêteurs. C’est lui qui fournit les nouvelles données. Il devint clair, notamment, que Woland s’était introduit aux Variétés sous le déguisement d’un artiste, avait hypnotisé Stepan Likhodieïev, puis avait trouvé le moyen d’envoyer ce même Stepan loin de Moscou, à Dieu sait combien de kilomètres. Les données, donc, s’étaient accrues, mais les choses n’en furent pas facilitées pour autant ; elles en furent même, sans doute, rendues encore plus difficiles, car il était désormais évident que s’emparer d’un individu capable de jouer des tours du genre de celui dont Stepan avait été victime ne serait pas une chose simple. En attendant, Likhodieïev, sur sa propre demande, fut enfermé en lieu sûr – c’est-à-dire dans une cellule –, et devant les enquêteurs comparut à son tour Varienoukha, que l’on venait d’arrêter dans son propre appartement, où il était rentré après une absence dûment constatée de près de deux jours entiers.

Malgré la promesse faite à Azazello de ne plus mentir, l’administrateur commença précisément par un mensonge. Du reste, il ne faut pas le juger trop sévèrement pour cela. Azazello lui avait bien interdit de débiter des goujateries et des mensonges au téléphone, mais, dans le cas présent, l’administrateur parlait sans le concours de cet appareil. Le regard incertain, Ivan Savelievitch Varienoukha déclara que le jeudi après-midi, dans son cabinet des Variétés, il s’était soûlé tout seul, puis qu’il était allé quelque part – mais où ? Il ne s’en souvenait plus – puis qu’il avait encore bu de la vodka quelque part – mais où ? Il ne s’en souvenait pas non plus –, puis qu’il était tombé derrière une palissade quelque part – mais où ? il ne s’en souvenait pas une fois de plus. Ce fut seulement lorsqu’on eut expliqué à l’administrateur que, par son comportement déraisonnable et imbécile, il entravait une enquête très importante et que, bien entendu, il aurait à en répondre, que Varienoukha éclata en sanglots et murmura d’une voix tremblante, en regardant autour de lui, que s’il mentait, c’était uniquement par peur, parce qu’il craignait la vengeance de la bande à Woland, entre les mains de qui il était déjà tombé ; et il demandait, priait, suppliait qu’on veuille bien l’enfermer dans une cellule blindée.

– Pfff, merde alors ! Ça leur ferait pas de mal, une cellule blindée ! grogna l’un de ceux qui dirigeaient l’enquête.

– Ces gredins leur ont fichu une sacrée trouille, dit l’enquêteur qui était allé voir Ivan.

On calma Varienoukha comme on le put, on lui dit qu’il serait protégé sans le secours d’une cellule blindée ni d’aucune cellule et, du coup, on apprit qu’il n’avait jamais bu de vodka derrière une palissade, mais qu’il avait été battu par deux types, un roux avec des canines jaunes et un gros…

– Ah ! oui, qui ressemble à un chat ?

– Oui, oui, oui, chuchota l’administrateur, mourant de peur et regardant sans cesse autour de lui.

Puis il ajouta quelques détails complémentaires, racontant qu’il avait vécu près de deux jours dans l’appartement 50 en qualité de vampire et d’indicateur, et qu’il avait failli être cause de la mort du directeur financier Rimski…

À ce moment, on fit entrer Rimski, ramené à Moscou par le train de Leningrad. Mais ce vieillard à cheveux blancs, grelottant de peur et en plein désarroi psychique, en qui il était fort difficile de reconnaître le directeur financier de naguère, n’accepta pour rien au monde de dire la vérité et fit montre, à cet égard, d’une extrême obstination. Rimski affirma qu’il n’avait jamais vu aucune Hella à la fenêtre de son cabinet la nuit, qu’il n’avait pas vu non plus Varienoukha, mais que simplement, il s’était senti mal et était parti pour Leningrad dans un état d’inconscience. Inutile de dire que le directeur financier conclut son témoignage en demandant à être enfermé dans une cellule blindée.

Annouchka fut arrêtée au moment où elle tentait de remettre à une caissière d’un grand magasin de l’Arbat un billet de dix dollars. Le récit d’Annouchka, à propos de gens qui s’étaient envolés par une fenêtre dans la rue Sadovaïa, et d’un fer à cheval qu’Annouchka, selon ses propres termes, avait ramassé pour le montrer à la milice, fut écouté avec attention.

– Et le fer à cheval était vraiment en or avec des brillants ? demanda-t-on à Annouchka.

– Comme si je ne savais pas reconnaître des brillants, répondit Annouchka.

– Mais l’autre vous a bien donné des billets de dix, comme vous dites ?

– Comme si je ne savais pas reconnaître des billets de dix, répondit Annouchka.

– Bon, et quand se sont-ils transformés en dollars ?

– Je sais rien ! Quels dollars ? Moi, j’ai jamais vu de dollars ! répondit Annouchka d’une voix glapissante. On connaît ses droits ! Ils m’ont donné une récompense, je vais pour acheter de l’indienne avec… suivit un tas de sottises, comme quoi elle n’était pas responsable si le gérant de la maison avait amené au cinquième étage des esprits mauvais qui vous rendaient la vie impossible, etc.

Sur ce, l’enquêteur menaça Annouchka de son porte-plume, parce qu’elle commençait vraiment à fatiguer tout le monde, puis lui délivra un billet de sortie sur papier vert, et, à la satisfaction générale, Annouchka vida les lieux.

Ensuite défila une kyrielle de gens, parmi lesquels Nikolaï Ivanovitch, que l’on venait d’arrêter uniquement à cause de la jalousie et de la bêtise de son épouse, qui avait fait savoir à la milice, dès le matin, que son mari n’était pas rentré. Nikolaï Ivanovitch n’étonna pas outre mesure les enquêteurs lorsqu’il déposa sur la table le burlesque certificat indiquant qu’il avait passé la nuit à un bal chez Satan. En racontant comment il avait transporté par la voie des airs la domestique nue de Marguerite Nikolaïevna, le diable sait où, pour aller se baigner dans une rivière, ainsi que, précédant ce voyage, l’apparition de Marguerite Nikolaïevna elle-même, nue également, à sa fenêtre, Nikolaï Ivanovitch s’écarta un peu de la vérité. Ainsi, par exemple, il ne jugea pas utile de mentionner le fait qu’il était monté à la chambre avec une combinaison bleu ciel à la main et qu’il avait appelé Natacha « Vénus ». Il ressort principalement de son discours que Natacha s’était assise à cheval sur son dos, et par la fenêtre l’avait entraîné hors de Moscou…

– Cédant à la violence, j’ai dû obéir, dit Nikolaï Ivanovitch, qui termina ce conte en demandant que pas un mot de tout cela ne fût communiqué à sa femme. Ce qui lui fut promis.

Les indications fournies par Nikolaï Ivanovitch permirent d’établir que Marguerite Nikolaïevna, comme d’ailleurs sa domestique Natacha, avait disparu sans laisser de trace. Des mesures furent prises pour les retrouver toutes les deux.

La matinée du samedi fut donc marquée par la poursuite de cette enquête, qui ne se relâchait pas une seconde. Pendant ce temps, en ville, naissaient et se répandaient toutes sortes de bruits parfaitement impossibles. Une infime parcelle de vérité s’y dissimulait sous une fastueuse abondance de mensonges. On disait qu’il y avait eu une séance aux Variétés, après laquelle les deux mille spectateurs s’étaient retrouvés dans la rue dans la tenue qu’ils avaient en venant au monde, qu’on avait mis la main sur une imprimerie de faux billets d’une espèce magique, qu’une bande avait kidnappé cinq grosses légumes du monde du spectacle, mais que la milice venait de les retrouver, et bien d’autres choses encore que l’on n’a même pas envie de répéter.

Cependant, l’heure du déjeuner approchait. C’est alors que, dans l’immeuble où se déroulaient les interrogatoires, le téléphone sonna. La rue Sadovaïa informait que le maudit appartement donnait de nouveau des signes de vie. Une fenêtre, disait-on, avait été ouverte de l’intérieur, on y entendait les sons d’un piano et quelqu’un qui chantait, et sur l’appui de la fenêtre, on voyait un chat noir qui se chauffait au soleil.

Vers les quatre heures de ce chaud après-midi, une forte compagnie d’hommes en civil descendit de trois voitures arrêtées à quelque distance de l’entrée du 302 bis rue Sadovaïa. Là, le groupe se divisa en deux groupes plus petits dont l’un gagna directement par l’entrée principale l’escalier 6, tandis que l’autre ouvrait la petite porte, habituellement condamnée, de l’entrée de service. Par les deux escaliers, les deux troupes commencèrent à monter ensemble vers l’appartement 50.

Pendant ce temps, Koroviev et Azazello – Koroviev n’était plus en frac, mais avait repris sa tenue habituelle – finissaient de déjeuner dans la salle à manger. Woland, selon son habitude, était dans la chambre à coucher. Quant au chat, nul ne savait où il était passé. Mais, à en juger par le tintamarre de casseroles qui venait de la cuisine, on pouvait admettre que Béhémoth s’y trouvait, et y faisait l’imbécile, selon son habitude.

– Qu’est-ce que c’est que ces pas dans l’escalier ? demanda Koroviev en tournant distraitement une petite cuiller dans sa tasse de café noir.

– On vient pour nous arrêter, répondit Azazello en avalant un petit verre de cognac.

– Ah ! ah !… eh bien, eh bien…, dit Koroviev.

Les hommes qui montaient par l’escalier principal atteignaient à ce moment le palier du troisième étage, où deux plombiers s’affairaient bruyamment autour d’un radiateur de chauffage central. Les hommes en civil échangèrent avec les plombiers des coups d’œil expressifs.

– Ils sont tous là, murmura l’un des plombiers en donnant un coup de marteau sur le radiateur.

L’homme qui marchait en tête sortit ouvertement de son manteau un mauser noir, tandis qu’un autre, près de lui, tirait de sa poche un trousseau de passe-partout. En général, du reste, la troupe qui montait vers l’appartement 50 était fort convenablement équipée. Deux hommes avaient dans leur poche des filets de soie à mailles serrées, qui pouvaient se déployer en un clin d’œil. Un autre avait un lasso, un autre encore des masques de gaze et des ampoules de chloroforme.

En une seconde, la porte de l’appartement 50 fut ouverte et toute la troupe se trouva dans le vestibule. Au même moment, le claquement d’une porte dans la cuisine indiqua que le deuxième groupe avait atteint en temps voulu l’entrée de service.

Si le succès de cette manœuvre ne fut que partiel, il n’en fut pas moins certain. Les hommes se répandirent immédiatement dans toutes les pièces, et n’y trouvèrent personne. En revanche, ils découvrirent sur la table de la salle à manger les restes d’un déjeuner qu’on venait visiblement d’abandonner. Et dans le salon, sur la tablette de la cheminée, à côté d’une carafe de cristal, était assis un énorme chat noir. Il tenait entre ses pattes un réchaud à pétrole.

Dans un silence total, les envahisseurs contemplèrent ce chat pendant un assez long temps.

– Mm… ouais… en effet, il est gros…, murmura l’un des hommes.

– Je ne fais pas le guignol, je ne touche à personne, je répare mon réchaud, dit le chat en fronçant les sourcils d’un air hostile. Et je juge de mon devoir de vous avertir que la race des chats est antique et intouchable.

– Pas de doute, c’est du travail soigné, dit l’un des envahisseurs à voix basse.

Un autre prononça à voix haute et distinctement :

– Bon, eh bien, venez un peu ici, chat intouchable et ventriloque !

Un filet se déploya aussitôt, mais celui qui l’avait lancé, à l’étonnement de tous, manqua son coup et ne réussit qu’à attraper la carafe, qui tomba et se brisa avec fracas.

– À l’amende ! vociféra le chat. Hourra !

Posant à côté de lui son réchaud à pétrole, il prit derrière son dos un browning. En un clin d’œil, il le braqua sur l’homme le plus proche. Mais une flamme jaillit de la main de celui-ci avant que le chat n’ait eu le temps de tirer, et, tandis que retentissait le coup de feu du mauser, le chat dégringolait de la cheminée la tête en bas, lâchant son browning et entraînant le réchaud à pétrole dans sa chute.

– Tout est fini, dit le chat d’une voix faible et il s’étendit d’un air navré dans une mare de sang. Éloignez-vous de moi une seconde, pour me laisser dire adieu à la terre. Ô mon ami Azazello, gémit-il en perdant abondamment son sang, où es-tu ? (Le chat tourna ses yeux au regard déjà terni vers la porte de la salle à manger :) Tu n’es pas venu à mon secours dans ce combat inégal, tu as abandonné le pauvre Béhémoth, en échange d’un verre – excellent, il est vrai – de cognac ! Mais, quoique ma mort pèse sur ta conscience… je te lègue mon browning…

– Le filet, le filet, le filet…, chuchotait-on nerveusement autour du chat.

Mais le filet en question, le diable sait pourquoi, s’était accroché dans la poche de quelqu’un et refusait de sortir.

– La seule chose qui puisse sauver un chat blessé à mort, dit le chat, c’est une gorgée de pétrole.

Profitant de la confusion qui régnait autour de lui, il colla sa bouche à l’ouverture ronde du réchaud et but une gorgée. Aussitôt, le sang cessa de couler sous sa patte antérieure gauche. Le chat se remit sur pied d’un air vif et alerte, fourra le réchaud sous son bras, remonta d’un bond sur la cheminée et, de là, déchirant les doubles rideaux, il grimpa le long du mur et en deux secondes se trouva juché sur la tringle métallique, très haut au-dessus de la troupe.

Aussitôt, des mains empoignèrent la tenture et l’arrachèrent avec sa tringle, de sorte que le soleil entra à flots dans la pièce. Mais ni le chat, guéri par on ne sait quelle supercherie ni le réchaud à pétrole ne tombèrent. Sans lâcher son réchaud, le chat réussit à se maintenir en l’air et à sauter jusqu’au lustre accroché au centre du plafond.

– Une échelle ! cria-t-on en bas.

– Je vous provoque en duel ! clama le chat en passant au-dessus des têtes, accroché au lustre qui volait comme un balancier.

Dans ses pattes, le browning reparut. Le chat cala le réchaud entre les branches du lustre et, toujours en se balançant au-dessus des têtes des visiteurs, il visa soigneusement et ouvrit le feu sur eux. Le tonnerre des coups de pistolet fit trembler l’appartement. Des éclats de cristal du lustre se répandirent sur le plancher, la glace de la cheminée s’étoila, des petits nuages de plâtre volèrent çà et là, des douilles rebondirent sur le parquet, les carreaux des fenêtres volèrent en éclats, et le pétrole jaillit du réchaud transpercé. Il n’était plus question de prendre le chat vivant, et les visiteurs, avec rage mais en visant soigneusement, déchargeaient leurs mausers dans la tête, le ventre, la poitrine et le dos du chat. Dans la cour, la fusillade provoqua la panique.

Mais cette fusillade dura très peu de temps et s’éteignit d’elle-même. Elle n’avait en effet causé aucun mal, ni au chat ni aux envahisseurs. Non seulement personne n’était mort, mais il n’y avait même pas de blessés. Tout le monde, le chat y compris, était sain et sauf. L’un des visiteurs, pour bien s’en convaincre, envoya cinq balles dans la tête du damné animal, et le chat répondit promptement en vidant sur lui son chargeur. Mais le résultat fut le même : aucun des tireurs n’en ressentit le moindre effet. Le chat continuait de se balancer au lustre, dont les oscillations étaient notablement moins fortes, tout en soufflant, on ne sait trop pourquoi, dans le canon de son browning et en se crachant dans la patte.

Ceux d’en bas se turent, et sur leur visage se dessina l’expression d’une profonde perplexité. C’était le seul, ou tout au moins l’un des rares cas où une fusillade s’était avérée complètement inefficace. On pouvait admettre, bien sûr, que le browning du chat n’était qu’une espèce de jouet, mais on ne pouvait certes pas en dire autant des mausers des visiteurs. Quant à la première blessure du chat – ça, c’était clair et ça ne faisait aucun doute – ce n’était qu’une feinte et un tour de cochon, exactement comme la gorgée de pétrole.

On fit encore une tentative pour attraper le chat. Le lasso fut lancé, mais il s’accrocha à une branche du lustre, et celui-ci, arraché, s’écrasa au sol. Le choc, semble-t-il, ébranla toute la maison, mais ne fut suivi d’aucun effet. Les éclats s’éparpillèrent sur tout le monde, tandis que le chat s’envolait de nouveau pour aller se percher tout en haut du cadre doré de la glace posée sur la cheminée. Il ne manifestait aucune intention de s’enfuir. Au contraire, se sentant relativement en sécurité là où il était, il entama un nouveau discours :

– Je ne comprends absolument pas, dit-il, les causes de cette attitude brutale à mon égard…

Mais ce discours fut interrompu dès le début par une profonde voix de basse sortie on ne sait d’où :

– Que se passe-t-il dans cet appartement ? Cela m’empêche de travailler…

Une autre voix, nasillarde et déplaisante, répondit :

– Naturellement, c’est Béhémoth, le diable l’emporte ! Une troisième voix, chevrotante, ajouta :

– Messire ! on est samedi. Le soleil ne va pas tarder à se coucher. Il est temps.

– Excusez-moi, mais je ne puis poursuivre cette conversation, dit le chat du haut de la glace. Il est temps.

Il jeta son browning par la fenêtre, brisant deux vitres encore intactes. Puis il renversa le pétrole de son réchaud, et ce pétrole prit feu tout seul, en lançant des flammes jusqu’au plafond.

L’incendie se propagea avec une force et une rapidité inhabituelles, même pour du pétrole. Déjà la tapisserie flambait, le rideau arraché avait pris feu et le châssis de la fenêtre commençait à se consumer. Le chat bondit comme un ressort, miaula, sauta, tel un bolide, de la glace sur l’appui de la fenêtre pour y disparaître avec son réchaud. Des coups de feu éclatèrent au-dehors. L’homme posté sur l’échelle d’incendie à la hauteur des fenêtres de la bijoutière tira à plusieurs reprises sur le chat tandis que celui-ci sautait d’une fenêtre à l’autre, en se dirigeant vers le tuyau de descente de la gouttière, au coin de l’immeuble. Le chat escalada ce tuyau et passa sur le toit. Là, malheureusement encore sans résultat, un garde qui surveillait les cheminées tira sur lui, et le chat s’éclipsa dans le soleil déclinant qui inondait la ville.

Pendant ce temps, dans l’appartement, le parquet prenait feu sous les pieds des visiteurs, et dans les flammes, à l’endroit précis où le chat, avec sa blessure simulée, était tombé, on voyait se matérialiser, de plus en plus dense, le cadavre du défunt baron Meigel, son menton dressé vers le plafond et ses yeux vitreux grands ouverts. Mais il n’était déjà plus possible de le tirer de là.

Sautillant sur les lames du parquet en feu, se donnant des claques sur leurs épaules et leurs poitrines qui fumaient, les envahisseurs du salon refluèrent dans le cabinet de travail puis dans le vestibule. Ceux qui étaient dans la salle à manger et dans la chambre s’échappèrent par le corridor. Ceux qui étaient dans la cuisine accoururent aussi et tout le monde se retrouva dans l’entrée. Le salon était déjà rempli de flammes et de fumée. Tout en se sauvant, quelqu’un réussit à former le numéro de téléphone des pompiers et à crier brièvement dans l’appareil :

– Sadovaïa 302 bis !…

Impossible de rester plus longtemps : les flammes jaillissaient dans le vestibule, et on pouvait à peine respirer.

Dès que sortirent, par les fenêtres brisées de l’appartement ensorcelé, les premiers nuages de fumée, des cris de désespoir éclatèrent dans la cour :

– Au feu ! Au feu ! Nous brûlons !

Dans divers appartements de l’immeuble, des gens criaient au téléphone :

– Sadovaïa ! Sadovaïa 302 bis !

Tandis que dans la rue Sadovaïa, on entendait déjà tinter les sinistres coups de cloche sur les longs véhicules rouges qui arrivaient rapidement de tous les coins de la ville, les gens qui s’agitaient dans la cour virent s’envoler avec la fumée, par les fenêtres du cinquième étage, trois silhouettes noires qui paraissaient être des silhouettes d’hommes, et la silhouette d’une femme nue.

CHAPITRE XXVIII. Les dernières aventures de Koroviev et Béhémoth

Les silhouettes furent-elles réellement aperçues, ou ne furent-elles qu’une hallucination des habitants terrifiés de la funeste maison de la rue Sadovaïa – c’est une chose, évidemment, qu’on ne saurait affirmer avec exactitude. Et si elles étaient réelles, où se dirigèrent-elles dans les instants qui suivirent, on ne le sait pas non plus. Où se séparèrent-elles, nous ne sommes pas non plus en mesure de le dire, mais ce que nous savons, c’est qu’environ un quart d’heure après le début de l’incendie rue Sadovaïa, un long citoyen en costume à carreaux, accompagné d’un gros chat noir, se présentait devant les portes vitrées du Magasin étranger, au marché de la place de Smolensk.

Le citoyen se faufila habilement parmi les passants et ouvrit la porte extérieure du magasin. Mais, à ce moment, un petit portier osseux et extrêmement malveillant lui barra le passage et lui dit d’un ton irrité :

– C’est interdit aux chats !

– Je m’excuse, chevrota le long citoyen en portant sa main noueuse à son oreille, comme s’il était sourd. Aux chats, dites-vous ? Mais où voyez-vous des chats ?

Le portier écarquilla les yeux. Il y avait de quoi : nul chat n’était plus aux pieds du citoyen, derrière le dos duquel, en revanche, parut un individu bedonnant qui essayait de passer pour entrer dans le magasin. Ce gros type était coiffé d’une casquette déchirée, sa figure ressemblait vaguement à un museau de chat, et il portait sous son bras un réchaud à pétrole.

Sans raison apparente, ce couple fut tout de suite antipathique au portier misanthrope.

– On ne paie qu’en devises, ici, grogna-t-il en leur jetant un regard coléreux par-dessous la broussaille grise, et comme mangée aux mites, de ses sourcils.

– Mon cher ami, chevrota le long citoyen dont l’œil étincela derrière son lorgnon brisé, qu’est-ce qui vous fait croire que je n’en ai pas ? Vous jugez d’après le costume ? Ne faites jamais cela, ô perle des gardiens ! Vous pourriez commettre une erreur, et des plus grosses. Relisez encore ne serait-ce que l’histoire du fameux calife Haroun-Al-Rachid. Mais pour le moment, laissant provisoirement cette histoire de côté, je tiens à vous dire que je vais me plaindre de vous à votre chef et lui raconter certaines choses à votre sujet, à la suite de quoi vous serez obligé de quitter votre poste entre ces deux portes aux vitres étincelantes.

– Mon réchaud est peut-être plein de devises ! intervint le gros à tête de chat avec emportement, en essayant d’entrer de force dans le magasin.

Le public qui se pressait derrière eux s’impatientait. Le portier regarda avec méfiance et dégoût ce couple insolite, mais s’écarta, et nos deux vieilles connaissances, Koroviev et Béhémoth, entrèrent dans le magasin. Leur premier soin fut d’observer les lieux, après quoi Koroviev déclara, d’une voix sonore qui fut entendue d’un bout à l’autre du magasin :

– Splendide magasin ! Très, très beau magasin !

Les clients qui se pressaient aux comptoirs se retournèrent et, on ne sait pourquoi, regardèrent avec stupéfaction celui qui venait de parler, bien que ses louanges fussent parfaitement fondées.

Par centaines, les pièces d’indienne aux plus riches coloris, les calicots, les mousselines, les coupons de drap s’entassaient sur les rayons. On pouvait voir en perspective d’innombrables piles de boîtes à chaussures, près desquelles des citoyennes étaient assises sur de petites chaises étroites, le pied droit chaussé d’un vieux soulier usagé, et le pied gauche d’un escarpin neuf et reluisant, qu’elles tapotaient d’un air soucieux sur la moquette. Dans le fond du magasin, des phonographes déversaient musique et chansons.

Négligeant toutes ces merveilles, Koroviev et Béhémoth allèrent droit à la jonction des rayons d’alimentation et de confiserie. Là, on était à l’aise : les citoyennes en fichus ou bérets ne se pressaient pas contre les comptoirs, comme elles le faisaient au rayon des tissus.

Devant le comptoir, un homme bas sur pattes, en forme de carré parfait, rasé à avoir les joues bleues et pourvu de lunettes d’écailles, d’un chapeau tout neuf, sans bosselures et à ruban uni, d’un pardessus mauve et de gants de peau glacée de couleur rousse, poussait d’un ton impératif des sortes de mugissements inarticulés. Un vendeur en bonnet bleu et blouse d’une éclatante blancheur servait ce client mauve. À l’aide d’un couteau bien affilé, tout à fait semblable au couteau volé par Matthieu Lévi, il ôtait à un saumon rose à la chair grasse et suintante sa peau à reflets argentés, pareille à celle d’un serpent.

– Ce rayon-là aussi est superbe, avoua Koroviev d’un ton solennel. Et cet étranger est sympathique, ajouta-t-il en montrant du doigt, avec bienveillance, le dos mauve.

– Non, Fagot, non, répondit pensivement Béhémoth. Tu te trompes, mon petit ami : à mon sens, il manque quelque chose à la figure de ce gentleman mauve.

Le dos lilas tressaillit, mais ce ne fut sans doute qu’une coïncidence, puisque cet étranger ne pouvait comprendre ce que disaient en russe Koroviev et son compagnon.

– Z’est pon ? demanda sévèrement le client mauve.

– Sensationnel ! répondit le vendeur en découpant la peau avec des gestes lents et précieux.

– Le pon ch’aime, le maufais non, dit rudement l’étranger.

– Ben voyons ! répondit le vendeur d’une voix triomphante.

Nos deux amis s’éloignèrent alors de l’étranger et de son saumon, et gagnèrent l’extrémité du rayon de la confiserie.

– Il fait chaud aujourd’hui, dit Koroviev à une jeune vendeuse aux joues rouges, dont il ne reçut aucune réponse. Combien, les mandarines ? lui demanda-t-il alors.

– Trente kopecks le kilo, répondit la vendeuse.

– Ça fait mal, remarqua Koroviev en soupirant. Ah… la, la… (Il réfléchit un instant, puis dit à son compagnon :) Mange, Béhémoth.

Le gros cala son réchaud sous son bras, s’empara de la mandarine placée au sommet de la pyramide, l’avala telle quelle avec la peau, et en prit une deuxième.

La vendeuse fut saisie d’horreur.

– Mais vous êtes fou ! cria-t-elle, les joues décolorées. Votre ticket ! Où est votre ticket ?

Et elle lâcha sa pince à bonbons.

– Ma chérie, ma mignonne, ma toute belle, susurra Koroviev en se penchant par-dessus le comptoir et en adressant un clin d’œil à la vendeuse. Côté devises, nous ne sommes pas en fonds aujourd’hui. Qu’y faire ? Mais je vous jure que la prochaine fois, et pas plus tard que lundi prochain, nous paierons tout, rubis sur l’ongle ! Nous habitons tout près, rue Sadovaïa, là où il y a le feu…

Béhémoth, après avoir avalé une troisième mandarine, fourra sa patte dans un ingénieux édifice de tablettes de chocolat, en tira une de la base, à la suite de quoi, naturellement, tout le reste s’écroula, et la mangea avec son enveloppe de papier doré.

Au rayon de la poissonnerie, les vendeurs étaient comme pétrifiés, leur couteau à la main. L’étranger mauve se tourna vers les voleurs, ce qui permit de constater que Béhémoth s’était trompé : rien ne manquait à sa figure, qui avait même, au contraire, quelque chose de trop – des bajoues pendantes et des yeux fuyants.

Tout à fait jaune maintenant, la vendeuse cria lugubrement à travers tout le magasin :

– Palossitch ! Palossitch !

À ce cri, la foule du rayon des tissus accourut. Béhémoth renonça alors aux tentations de la confiserie et alla enfoncer sa patte dans un tonneau qui portait cette inscription : « Harengs de Kertch, premier choix. » Il y pêcha une paire de harengs, les engloutit, et cracha les queues.

Un nouveau cri de désespoir : « Palossitch ! » partit de la confiserie. À la poissonnerie, un vendeur à barbiche vociféra :

– Mais qu’est-ce qui te prend, salopard ?

Cependant, Pavel Iossifovitch arrivait en hâte sur le lieu de l’action. C’était un homme d’une belle prestance. Sa blouse blanche était d’une propreté parfaite, comme celle d’un chirurgien, et de sa poche de poitrine dépassait un crayon. Pavel Iossifovitch, visiblement, était un homme d’expérience. Ayant vu dans la bouche de Béhémoth la queue d’un troisième hareng, il jaugea d’un coup d’œil la situation, comprit tout, et, sans entrer dans des disputes inutiles avec ces effrontés, il fit un geste et ordonna :

– Siffle !

Le portier franchit précipitamment les portes vitrées et aussitôt, au coin de la place de Smolensk, retentit un coup de sifflet de sinistre augure. Le public fit le cercle autour des deux chenapans. C’est alors que Koroviev intervint.

– Citoyens ! s’écria-t-il d’une voix grêle, mais vibrante. Qu’est-ce que c’est que ça ? Hein ? Permettez-moi de vous le demander ! Voici un pauvre homme (Koroviev mit un tremblement dans sa voix en montrant Béhémoth, qui se composa aussitôt un visage éploré), voici un pauvre homme qui a passé ses journées à réparer des réchauds à pétrole. Il a faim… mais où voulez-vous qu’il aille chercher des devises ?

Pavel Iossifovitch, homme habituellement calme et réservé, jeta brutalement :

– Ah ! ça suffit ! et fit un nouveau geste impatient.

Le sifflet du portier, comme égayé, lança un trille.

Mais Koroviev, nullement troublé par l’intervention de Pavel Lossifovitch, continua :

– Hein, où donc ? Je vous pose la question ! Il est épuisé par la faim et la soif, il a chaud ! Eh quoi, ce malheureux a pris, juste pour y goûter, une mandarine. Une mandarine qui coûte en tout et pour tout, trois kopecks. Et les voilà qui se mettent à siffler, comme des rossignols dans la forêt, au printemps, voilà qu’ils alertent la milice, qu’ils la dérangent de son travail ! Et lui, là, il a le droit ? (Koroviev, ce disant, montra du doigt le gros client mauve, dont le visage exprima aussitôt la plus vive inquiétude.) Et qui est-ce ? Hein ? D’où vient-il ? Et pourquoi ? Est-ce qu’on s’ennuyait, sans lui, dites ? Est-ce qu’on l’a invité, dites ? Oh ! naturellement (beugla à pleine voix l’ancien chantre avec un rictus sarcastique) il a, voyez-vous, un bel habit mauve, il est tout bouffi à force de manger du saumon, il a les poches bourrées d’argent étranger ! Mais lui, lui un compatriote, hein ?… Ah ! ça me fait de la peine ! Beaucoup, beaucoup de peine ! gémit Koroviev, comme le garçon d’honneur dans les noces à l’ancienne mode.

Tout ce discours extrêmement bête, inconvenant, et sans doute politiquement nuisible, fit trembler de colère Pavel Iossifovitch. Mais curieusement, à en juger par les regards de la foule attroupée, il était visible que beaucoup de gens l’avaient écouté avec sympathie. Et quand Béhémoth, portant à ses yeux sa manche sale et déchirée, s’écria d’une voix tragique :

– Merci, ami fidèle, d’avoir pris la défense de la victime ! un miracle se produisit.

Un petit vieux paisible et tout à fait correct, un petit vieux pauvre mais propre qui venait d’acheter trois gâteaux aux amandes à la confiserie, se transforma d’un seul coup. Il devint tout rouge, une flamme guerrière s’alluma dans ses yeux, il jeta à terre le petit sac de papier qui contenait ses gâteaux et cria d’une voix grêle, enfantine :

– C’est vrai !

Sur ce, il s’empara d’un plateau, en balaya les restes de la tour Eiffel de chocolat démolie par Béhémoth, le brandit en l’air, fit voler de la main gauche le chapeau de l’étranger et abattit le plateau sur la tête chauve de celui-ci. Le bruit en résonna comme l’eût fait une tôle jetée à terre du haut d’un camion. Blême, l’étranger grassouillet partit à la renverse et alla s’asseoir dans le cuveau de harengs de Kertch, dont il fit jaillir un geyser de saumure. Survint alors un deuxième miracle. En s’affalant dans le tonneau, le client mauve s’écria en un russe parfaitement pur, sans la moindre trace d’accent :

– Au meurtre ! La milice ! Des bandits m’assassinent !

C’est à cause du choc éprouvé, sans doute, qu’il avait pu apprendre ainsi tout d’un coup une langue qu’il ignorait jusqu’alors.

À ce moment, les coups de sifflet du portier cessèrent, et on vit luire, dans la foule des clients en émoi, deux casques de miliciens qui s’approchaient rapidement. Mais le perfide Béhémoth prit son réchaud et, comme un garçon de bains arrosant avec son baquet les bancs de l’étuve, il arrosa de pétrole le comptoir de la confiserie, qui prit feu immédiatement. De hautes flammes jaillirent et coururent le long du comptoir, embrasant les jolis rubans de papier qui ornaient les corbeilles de fruits. Les vendeuses s’enfuirent en hurlant. À peine avaient-elles quitté le comptoir que les rideaux de tulle des fenêtres s’enflammaient, tandis que le pétrole en feu se répandait à terre.

Avec des cris d’épouvante, le public entassé devant la confiserie reflua en désordre, piétinant au passage le désormais inutile Pavel Iossifovitch. À la poissonnerie, les vendeurs, armés de leurs couteaux affilés, galopèrent à la queue leu leu jusqu’à la porte de service, où ils disparurent.

Le citoyen mauve s’arracha de son tonneau, et, tout trempé de jus de harengs, franchit le comptoir par-dessus le saumon et suivit les vendeurs. Sous la pression de la foule qui se sauvait, les vitres des portes tombèrent bruyamment en morceaux. Quant à nos deux vauriens – Koroviev et ce glouton de Béhémoth –, ils filèrent aussi, mais on ne sut ni où ni comment. Par la suite, des témoins oculaires de l’incendie du Magasin étranger racontèrent que les deux voyous s’étaient envolés jusqu’au plafond, et que là, ils avaient éclaté comme ces ballons de baudruche qu’on donne aux enfants. On peut douter, naturellement, que les choses se soient réellement passées ainsi, mais quand on ne sait pas, on ne sait pas.

Ce qu’on sait, par contre, c’est qu’une minute exactement après les événements de la place de Smolensk, Béhémoth et Koroviev se trouvaient sur le trottoir du boulevard, juste devant la maison de la tante de Griboïedov. Koroviev s’arrêta près du grillage et dit :

– Bah ! Mais c’est la Maison des écrivains ! Sais-tu, Béhémoth, que j’ai entendu dire beaucoup de choses excellentes et fort flatteuses sur cette maison ? Observe, mon ami, cette maison attentivement. C’est un plaisir de penser que sous ce toit se cache et mûrit une masse de talents.

– Comme des ananas dans une serre, dit Béhémoth qui, pour mieux admirer la maison de couleur crème et ses colonnes, monta sur le petit mur de béton qui supportait le grillage.

– C’est parfaitement exact, dit Koroviev d’accord avec son inséparable compagnon, et une frayeur délicieuse me serre le cœur quand je pense qu’ici est en train de mûrir l’auteur d’un futur Don Quichotte, ou d’un futur Faust, ou, le diable m’emporte, de futures Âmes mortes ! Hein ?

– Effrayante pensée, confirma Béhémoth.

– Oui, continua Koroviev, on peut s’attendre à voir pousser des plantes étonnantes dans les châssis de cette serre, laquelle réunit sous son toit quelques milliers d’ascètes qui ont décidé de consacrer leur vie au service de Melpomène, Polymnie et Thalie. Imagines-tu le bruit que cela soulèvera quand l’un d’eux offrira au public, pour commencer, un Revizor, ou au pis aller, un Eugène Onéguine ?

– Rien de plus facile à imaginer, dit Béhémoth, toujours d’accord.

– Oui, dit Koroviev en levant le doigt d’un air préoccupé, mais !… Mais, dis-je, et je répète ce « mais » !… À condition toutefois que ces délicates plantes de serre ne soient pas attaquées par quelque micro-organisme, qu’elles ne soient pas rongées à la racine, qu’elles ne pourrissent pas ! Cela arrive aussi aux ananas ! Oh ! la ! la, que oui, cela arrive !

– À propos, dit Béhémoth en passant sa tête ronde par un trou du grillage, que font-ils sous cette pergola ?

– Ils dînent, expliqua Koroviev. J’ajouterai d’ailleurs, mon cher, qu’il y a ici un restaurant tout à fait passable et pas cher du tout. Au fait, comme n’importe quel touriste avant un long voyage, j’éprouve le désir de manger un morceau et de boire une grande chope de bière glacée.

– Moi aussi, répondit Béhémoth, et les deux chenapans s’engagèrent sur l’allée asphaltée ombragée de tilleuls qui menait droit à la pergola du restaurant, lequel n’avait aucun pressentiment du malheur qui s’approchait.

Une citoyenne pâle, en socquettes blanches et petit bonnet blanc à queue, qui avait l’air de fort s’ennuyer, était assise sur une chaise de rotin, près de l’entrée de la pergola ménagée dans la verdure qui grimpait le long du treillage. Devant elle, sur une simple table de cuisine, était ouvert un gros livre, semblable à un livre de comptes, sur lequel la citoyenne, on ne sait pour quelles raisons, inscrivait les noms de ceux qui entraient au restaurant. C’est par cette citoyenne que Koroviev et Béhémoth furent arrêtés.

– Vos certificats ? demanda-t-elle en considérant avec étonnement le lorgnon de Koroviev et le réchaud de Béhémoth, ainsi que le coude déchiré de celui-ci.

– Je vous présente mille excuses, mais de quels certificats parlez-vous ? demanda Koroviev, l’air étonné.

– Vous êtes des écrivains ? questionna à son tour la citoyenne.

– Évidemment, répondit Koroviev avec dignité.

– Vos certificats ? répéta la citoyenne.

– Ma beauté…, commença Koroviev d’un ton câlin.

– Je ne suis pas une beauté, coupa la citoyenne.

– Oh ! quel dommage ! dit Koroviev désappointé, puis il poursuivit : Enfin, si cela ne vous plaît pas d’être une beauté – ce qui serait pourtant fort agréable –, soit, ce sera comme vous voudrez. Mais dites-moi : pour vous convaincre que Dostoïevski est un écrivain, faudrait-il que vous lui demandiez un certificat ? Prenez seulement cinq pages de n’importe lequel de ses romans et, sans aucune espèce de certificat, vous serez tout de suite convaincue que vous avez affaire à un écrivain. D’ailleurs, je suppose que lui-même n’a jamais possédé le moindre certificat ! Qu’en penses-tu ? demanda Koroviev à Béhémoth.

– Je tiens le pari qu’il n’en a jamais eu, répondit celui-ci en posant son réchaud à pétrole à côté du livre et en essuyant son front noirci par la fumée.

– Vous n’êtes pas Dostoïevski, dit la citoyenne déroutée par les raisonnements de Koroviev.

– Hé, hé ! Qui sait, qui sait ? fit celui-ci.

– Dostoïevski est mort, dit la citoyenne, d’un ton qui, déjà, manquait un peu de conviction.

– Je proteste ! s’écria Béhémoth avec chaleur. Dostoïevski est immortel !

– Vos certificats, citoyens, dit la citoyenne.

– De grâce, voilà qui est ridicule, à la fin ! dit Koroviev qui ne désarmait pas. Un écrivain ne se définit pas du tout par un certificat, mais par ce qu’il écrit. Que savez-vous des projets qui se pressent en foule dans ma tête ? Ou dans cette tête-là ?

Il montra la tête de Béhémoth, et celui-ci ôta aussitôt sa casquette, afin que la citoyenne, sans doute, puisse mieux l’examiner.

– Dégagez le passage, citoyens, dit celle-ci, qui devenait nerveuse.

Koroviev et Béhémoth s’écartèrent pour laisser passer un écrivain vêtu d’un costume gris et d’une chemisette blanche, sans cravate, dont le col était largement rabattu sur le revers de son veston, et qui portait un journal sous le bras. L’écrivain salua aimablement la citoyenne, traça sur le livre, en passant, un vague paraphe et entra sous la pergola.

– Hélas ! dit tristement Koroviev, à lui mais pas à nous, pas à nous, cette chope de bière glacée dont toi et moi, pauvres pèlerins, avions rêvé ! Notre situation est triste et embarrassante, et je ne sais que faire.

Pour toute réponse, Béhémoth écarta amèrement les bras, puis remit sa casquette sur sa tête ronde plantée d’une chevelure courte et serrée, fort semblable au pelage d’un chat.

À ce moment, une voix contenue mais impérieuse prononça au-dessus de la tête de la citoyenne :

– Laissez-les entrer, Sophia Pavlovna.

La citoyenne se retourna, stupéfaite. Dans la verdure du treillage venaient d’apparaître un plastron blanc d’habit de soirée et une barbe pointue de flibustier. Celui-ci accueillit les deux vagabonds suspects d’un regard affable, et alla même jusqu’à les inviter d’un geste à entrer. Dans le restaurant qu’il dirigeait, l’autorité d’Archibald Archibaldovitch était une chose avec laquelle on ne badinait pas. Aussi, Sophia Pavlovna demanda-t-elle d’un air soumis à Koroviev :

– Quel est votre nom ?

– Panaïev, répondit courtoisement celui-ci.

La citoyenne inscrivit ce nom et leva des yeux interrogateurs sur Béhémoth.

– Skabitchevski, miaula ce dernier, en montrant, on ne sait pourquoi, son réchaud à pétrole.

Sophia Pavlovna inscrivit également ce nom, puis présenta le livre à la signature des visiteurs. En face de « Panaïev », Koroviev signa : « Skabitchevski » et, en face de « Skabitchevski », Béhémoth signa « Panaïev ».

Achevant d’ébahir Sophia Pavlovna, Archibald Archibaldovitch, avec un sourire charmeur, conduisit ses hôtes à la meilleure table, dans le coin le plus reculé et le mieux ombragé de la pergola, près duquel le soleil jouait gaiement à travers les interstices du treillage. Sophia Pavlovna, clignant des yeux d’étonnement, s’absorba alors dans l’examen des étranges signatures laissées par ces visiteurs imprévus.

Archibald Archibaldovitch surprit les garçons tout autant que Sophia Pavlovna. Il écarta de ses propres mains une chaise de la table, invitant Koroviev à s’y asseoir, fit un clin d’œil à l’un, murmura quelque chose à l’autre, et deux serveurs s’empressèrent autour de ces nouveaux hôtes, dont l’un posa à terre, près de son pied chaussé d’une bottine roussie par le feu, un réchaud à pétrole.

Immédiatement, la vieille nappe tachée de jaune disparut de la table, une nouvelle nappe plus blanche qu’un burnous de Bédouin et crissante d’empesage se déploya comme une aile, et Archibald Archibaldovitch, penché sur l’oreille de Koroviev, chuchota d’un ton expressif :

– Quel régal puis-je vous offrir ? J’ai un filet d’esturgeon tout à fait spécial… réservé pour le banquet du congrès des architectes, mais je peux vous en mettre un de côté…

– Vous… euh… donnez-nous toujours des hors-d’œuvre… heu…, marmonna Koroviev avec bienveillance, en se renversant sur le dossier de sa chaise.

– Je comprends, dit Archibald Archibaldovitch en fermant les yeux d’un air entendu.

En voyant le patron agir ainsi avec ces visiteurs plus que douteux, les garçons laissèrent leurs soupçons de côté et se mirent à l’œuvre sérieusement. Déjà, l’un d’eux présentait une allumette à Béhémoth qui avait tiré de sa poche un mégot et se l’était planté dans la bouche, un autre accourait dans un tintement de cristal vert et plaçait devant chaque assiette un petit verre à alcool, un verre à bordeaux et un de ces grands verres ballons à paroi fine où il fait si bon boire de l’eau minérale pétillante sous la tente de toile… ou plutôt, non, anticipant sur les événements à venir, nous préférons écrire : où il faisait si bon boire de l’eau minérale pétillante sous la tente de toile de l’inoubliable véranda de Griboïedov.

– Que diriez-vous, ensuite, de bons petits filets de gélinottes ? ronronna Archibald Archibaldovitch d’une voix musicale.

L’hôte au lorgnon cassé approuva pleinement la suggestion du commandant du brick corsaire et le regarda avec bonté à travers son inutile pince-nez.

Le romancier Petrakov-Soukhovieï, qui dînait à la table voisine avec son épouse, laquelle finissait de manger une grillade de porc, avait remarqué, avec cette faculté d’observation propre à tous les écrivains, l’empressement d’Archibald Archibaldovitch, et il en était très, très étonné. Quant à son épouse, dame fort respectable, elle était simplement jalouse de l’attention du pirate pour Koroviev, et elle donna même quelques coups de sa petite cuiller sur son verre : « Eh bien, quoi, on nous oublie ?… Cette glace, elle vient ? Qu’est-ce que c’est que ça ?… »

Mais Archibald Archibaldovitch, après avoir adressé à la Petrakova un sourire enjôleur, se contenta de lui envoyer un garçon, lui-même demeurant près de ses chers hôtes. Ah ! c’était un habile homme qu’Archibald Archibaldovitch ! Et très observateur – pas moins, peut-être, que les écrivains eux-mêmes ! Archibald Archibaldovitch était au courant de la séance des Variétés et des nombreux événements survenus ces derniers jours, il avait entendu parler de « chat » et de « pantalon à carreaux, », mais chez lui, contrairement à beaucoup d’autres, cela n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Archibald Archibaldovitch avait tout de suite deviné qui étaient ces visiteurs. Et, l’ayant deviné, il ne se risqua pas, naturellement, à leur chercher querelle. Elle allait bien, Sophia Pavlovna ! Belle idée, vraiment, que d’interdire l’entrée de la pergola à ces deux-là ! D’ailleurs, que pouvait-on attendre d’elle !…

Plantant d’un air hautain sa petite cuiller dans sa crème glacée, la Petrakova jeta des regards mécontents à la table de ces deux espèces de pitres aux vêtements grotesques, qui se couvrait de victuailles comme par magie. Déjà, des feuilles de salade lavées à briller émergeaient d’un ravier de caviar frais… et hop ! sur une desserte spécialement apportée surgissait un seau d’argent embué…

C’est seulement lorsqu’il fut certain que tout était parfait, et lorsqu’il vit accourir, entre les mains d’un garçon, une sauteuse couverte où quelque chose bouillottait, qu’Archibald Archibaldovitch se permit de quitter les deux visiteurs mystérieux, non sans leur avoir murmuré au préalable :

– Excusez-moi ! Une minute seulement ! Je tiens à surveiller personnellement vos filets de gélinottes !

Il s’en fut, et disparut à l’intérieur du restaurant. Si quelque observateur avait pu épier les actes ultérieurs d’Archibald Archibaldovitch, ceux-ci lui eussent paru, sans aucun doute, quelque peu énigmatiques.

Le patron ne se rendit nullement à la cuisine pour surveiller les filets de gélinottes, mais à la réserve du restaurant. Il l’ouvrit avec sa clef, s’y enferma, sortit d’une glacière, avec précaution afin de ne pas tacher sa manchette, deux lourds esturgeons, les enveloppa dans un journal et ficela soigneusement le paquet qu’il mit de côté. Puis il passa dans la pièce voisine, vérifia que son léger manteau doublé de soie et son chapeau étaient à leur place, et seulement alors, se rendit à la cuisine, où le chef découpait avec soin les filets de gélinottes promis par le pirate à ses hôtes.

Il faut dire que dans les actes d’Archibald Archibaldovitch, il n’y avait rien d’étrange ou d’incompréhensible, et que seul un observateur superficiel aurait pu les considérer comme tels. La conduite d’Archibald Archibaldovitch découlait avec une parfaite logique de tout ce qui précédait. La connaissance des événements récents et surtout le flair phénoménal d’Archibald Archibaldovitch suggéraient au patron du restaurant de Griboïedov que le dîner des deux visiteurs, encore qu’abondant et luxueux, serait de très courte durée. Or, son flair n’avait jamais trompé l’ancien flibustier ; il en fut de même cette fois encore.

Koroviev et Béhémoth trinquaient pour la seconde fois avec un petit verre d’excellente vodka Moskovskaïa, deux fois purifiée et bien glacée, quand parut sous la pergola, tout en sueur et en émoi, l’échotier Boba Kandaloupski, célèbre dans Moscou pour son étonnante omniscience. Il vint directement s’asseoir à la table des Petrakov. Il posa sa serviette bourrée de papiers sur la table, et tout aussitôt, fourra ses lèvres dans l’oreille de Petrakov et se mit à lui chuchoter des histoires apparemment fort excitantes. N’en pouvant plus de curiosité, Mme Petrakova, à son tour, colla son oreille aux grosses lèvres molles de Boba. Celui-ci, tout en jetant par moments des regards furtifs autour de lui, chuchotait sans interruption, et l’on pouvait saisir, çà et là, quelques mots :

– Parole d’honneur !… Rue Sadovaïa, rue Sadovaïa !… (Boba baissa encore la voix :) Les balles ne leur font rien !… balles… balles… pétrole… incendie… balles…

– Les menteurs qui répandent des bruits aussi dégoûtants, corna le contralto de Mme Petrakova qui, indignée, avait parlé un peu plus fort que ne l’eût souhaité Boba, on devrait les dénoncer ! Mais ça ne fait rien, on mettra tous ces gens-là au pas ! Ces bobards nous font tant de mal !

– Des bobards, Antonida Porphyrievna ? s’écria Boba, fâché de l’incrédulité de Mme Petrakovna, puis de nouveau, il susurra : Je vous le dis, les balles ne leur font rien !… Et maintenant l’incendie… et eux – en l’air – en l’air !

Et Boba chuchotait, sans se douter que les protagonistes de son récit étaient à quelques pas de lui et se réjouissaient de l’entendre.

Au reste, cette joie fut de courte durée. Trois hommes bottés de cuir, ceinturon serré à la taille et revolver au poing, firent irruption sous la pergola, venant du restaurant. Le premier cria d’une voix de tonnerre :

– Que personne ne bouge !

Et aussitôt, tous trois ouvrirent le feu, visant les têtes de Koroviev et Béhémoth. Criblés de balles, ceux-ci se dissipèrent immédiatement dans les airs. Du réchaud à pétrole jaillit une colonne de feu, droit vers la toile de tente. Un trou béant aux bords noirs s’y ouvrit et s’élargit rapidement en crépitant. Les flammes s’engouffrèrent dans ce trou et montèrent jusqu’au toit de la maison de Griboïedov. Des chemises bourrées de papier posées sur l’appui de la fenêtre d’une salle de rédaction, au deuxième étage, s’embrasèrent d’un coup. Les flammes attaquèrent le rideau, et le feu, ronflant comme si quelqu’un soufflait dessus, s’enfonça en tourbillonnant dans la maison de la tante de Griboïedov.

Quelques secondes plus tard, par les allées asphaltées qui menaient à la grille du boulevard – cette même grille qui, le mercredi soir, avait vu arriver le premier messager du malheur que personne n’avait su écouter, Ivan Biezdomny –, couraient des écrivains qui, n’avaient pas fini de dîner, des serveurs ainsi que Sophia Pavlovna, Boba, Petrakova et Petrakov.

Quand à Archibald Archibaldovitch, qui avait gagné à temps une porte latérale, il franchit cette porte sans courir, d’un pas mesuré et calme, comme un capitaine obligé de quitter le dernier son brick en flammes. Il avait son manteau doublé de soie, et sous son bras, les deux esturgeons raides comme des bâtons.

CHAPITRE XXIX. Où le sort du Maître et de Marguerite est décidé

Au coucher du soleil, deux personnages se tenaient sur la terrasse, qui dominait toute la ville, d’un des plus beaux édifices de Moscou, dont la construction remontait à près de cent cinquante ans. C’étaient Woland et Azazello. D’en bas on ne pouvait les voir, car ils étaient cachés aux regards indiscrets par une balustrade agrémentée de potiches et de fleurs en stuc. Mais eux voyaient la ville presque jusqu’à ses confins.

Woland était assis sur un pliant, et vêtu de son habituelle soutane noire. Sa longue et large épée était plantée verticalement entre deux dalles disjointes de la terrasse, figurant ainsi un cadran solaire. L’ombre de l’épée s’allongeait lentement, mais inexorablement, et rampait vers les souliers noirs de Satan. Tassé sur son pliant, son menton aigu posé sur son poing et une jambe ramenée sous lui, Woland contemplait sans bouger l’immense agglomération de palais, d’immeubles géants, et de masures condamnées à la démolition.

Azazello, qui avait abandonné son accoutrement moderne, c’est-à-dire son veston, son chapeau melon et ses souliers vernis, était tout de noir vêtu, comme Woland. Et, non loin de son seigneur et comme lui, il regardait fixement la ville.

– Quelle ville intéressante, n’est-ce pas ? dit Woland.

Azazello bougea et répondit respectueusement :

– Je préfère Rome, messire.

– Question de goût, dit Woland.

Après un moment de silence, sa voix retentit de nouveau :

– D’où vient cette fumée, sur le boulevard ?

– C’est Griboïedov qui brûle, répondit Azazello.

– Il faut croire que les deux inséparables, Koroviev et Béhémoth, sont passés par là ?

– Cela ne fait aucun doute, messire.

Le silence retomba sur la terrasse, et les deux hommes contemplèrent les mille reflets aveuglants du soleil aux fenêtres ouest des étages supérieurs des énormes immeubles. Et l’œil de Woland flamboyait comme ces fenêtres, bien qu’il tournât le dos au couchant.

Mais à ce moment, quelque chose obligea Woland à regarder du côté de la tour ronde qui émergeait du toit derrière lui. De la muraille de cette tour, en effet, venait de sortir un homme en tunique chaussé de sandales de fortune, déguenillé et barbouillé de glaise. Il portait une barbe noire, et son regard était sombre.

– Bah ! s’écria Woland en dévisageant le nouveau venu d’un air goguenard. Tu es le dernier que je m’attendais à voir ici. Quel est le but d’une visite aussi prévisible qu’importune ?

– Je viens te voir, esprit du mal et seigneur des ombres, dit l’homme en jetant un regard hostile à Woland.

– Si tu viens me voir, pourquoi ne me souhaites-tu pas le bonjour, ex-percepteur d’impôts ? dit Woland d’un ton sévère.

– Parce que je ne veux rien te souhaiter de bon ! répliqua l’autre avec audace.

– Mais il y a une chose dont il faut que tu prennes ton parti, répondit Woland dont la bouche dessina un sourire ironique. À peine es-tu apparu sur ce toit que tu as commis une bourde, et je vais te dire laquelle. Le ton sur lequel tu as parlé semblait signifier que tu refusais les ombres ainsi que le mal. Aie donc la bonté de réfléchir à cette question : à quoi servirait ton bien, si le mal n’existait pas, et à quoi ressemblerait la terre, si on en effaçait les ombres ? Les ombres ne sont-elles pas produites par les objets, et par les hommes ? Voici l’ombre de mon épée. Mais il y a aussi les ombres des arbres et des êtres vivants. Veux-tu donc dépouiller tout le globe terrestre, balayer de sa surface tous les arbres et tout ce qui vit, à cause de cette lubie que tu as de vouloir te délecter de pure lumière ? Tu es bête.

– Je ne discuterai pas avec toi, vieux sophiste, répondit Matthieu Lévi.

– Et tu ne peux pas discuter avec moi, pour la raison que je viens de t’indiquer : tu es bête, répondit Woland, puis il reprit : Bon, sois bref, car tu m’ennuies. Pourquoi es-tu venu ?

– C’est lui qui m’envoyé.

– Et que t’a-t-il ordonné de me dire, esclave ?

– Je ne suis pas un esclave, répondit Matthieu Lévi dont la colère croissait. Je suis son disciple.

– Nous parlons, toi et moi, des langues différentes, comme toujours, dit Woland. Mais les choses dont nous parlons n’en sont pas changées pour autant. Alors ?…

– Il a lu l’œuvre du Maître, dit Matthieu Lévi, et il demande que tu prennes le Maître avec toi et que tu lui accordes le repos. Peux-tu le faire, ou est-ce trop difficile pour toi, esprit du mal ?

– Rien n’est trop difficile pour moi, répondit Woland, et tu le sais très bien. (Il se tut un moment, puis ajouta :) Mais pourquoi ne le prenez-vous pas avec vous, dans la lumière ?

– Il n’a pas mérité la lumière, il n’a mérité que le repos, dit Lévi d’un ton affligé.

– Retourne dire que ce sera fait, répondit Woland, puis il ajouta, l’œil étincelant : Et disparais de ma vue immédiatement.

– Il demande encore que vous preniez aussi celle qui l’a aimé et qui a souffert pour lui, dit Lévi d’une voix où perçait, pour la première fois, une prière.

– Sans toi, nous n’y aurions jamais pensé ! File.

Matthieu Lévi disparut. Woland fit signe à Azazello d’approcher et lui ordonna :

– Vole là-bas et fais le nécessaire.

Azazello quitta la terrasse, et Woland resta seul.

Mais sa solitude ne dura pas longtemps. Des pas retentirent sur les dalles, accompagnés de voix animées, et devant Woland se présentèrent Koroviev et Béhémoth. Celui-ci n’avait plus son réchaud à pétrole, mais il était chargé de divers autres objets. Il serrait sous son bras dodu un petit paysage dans un cadre doré, sur son avant-bras était jetée une blouse de cuisinier à demi brûlée, et dans sa main libre, il tenait un saumon fumé tout entier, avec sa peau et sa queue. Koroviev et Béhémoth sentaient fortement le brûlé. Le mufle de Béhémoth était noir de suie, et sa casquette était à moitié carbonisée.

– Salut, messire ! s’écrièrent ensemble les deux trublions, et Béhémoth agita son saumon.

– Eh bien, vous voilà jolis ! dit Woland.

– Prenez donc, messire ! s’écria Béhémoth, excité et joyeux. On m’a pris pour un maraudeur !

– À en juger par les objets que tu rapportes, répondit Woland en regardant le petit tableau, tu es effectivement un maraudeur.

– Croyez-moi, messire…, commença Béhémoth d’un ton sincère.

– Non, je ne te crois pas, répondit abruptement Woland.

– Messire, je vous jure que j’ai tenté héroïquement de sauver tout ce qui pouvait l’être, mais je n’ai pu sauver que ça.

– Et si tu me disais plutôt pourquoi Griboïedov a brûlé ? demanda Woland.

Avec ensemble, Koroviev et Béhémoth écartèrent les bras et levèrent les yeux au ciel. Béhémoth s’écria :

– Je n’y comprends rien ! Nous étions là, tranquillement assis, en train de manger paisiblement…

– Et tout d’un coup, pan ! pan ! des coups de feu ! poursuivit Koroviev. Affolés par la peur, Béhémoth et moi, nous nous sommes précipités sur le boulevard, poursuivis par nos ennemis, nous avons couru jusqu’à la rue Timiriazev…

– Quand le sens du devoir, reprit Béhémoth, l’a emporté sur notre honteuse frayeur, et nous sommes retournés là-bas.

– Ah ! vous y êtes retournés ? dit Woland. Mais naturellement, la maison était déjà réduite en cendres.

– En cendres ! confirma Koroviev d’une voix désolée. Littéralement en cendres, messire, selon la juste expression que vous avez daigné employer. Rien qu’un tas de tisons !

– Je me suis précipité, raconta Béhémoth, dans la salle des réunions, celle qui a des colonnes, messire, avec l’intention de sauver quelques objets précieux. Ah ! messire, ma femme – si toutefois j’en avais une – a bien risqué vingt fois de rester veuve ! Mais heureusement, messire, je ne suis pas marié, et je vous dirai carrément que je suis heureux de ne pas l’être. Ah ! messire, est-il possible d’échanger la liberté du célibataire contre cet insupportable fardeau !…

– Te voilà reparti dans on ne sait quel galimatias, remarqua Woland.

– Vous avez raison, dit le chat. Je continue. Oui, voyez ce paysage ! Impossible d’emporter autre chose de la salle, je recevais les flammes en pleine figure. J’ai couru, à la réserve, où j’ai pu récupérer ce saumon. J’ai couru à la cuisine, où j’ai sauvé cette blouse. Je considère, messire, que j’ai fait tout mon possible, et c’est pourquoi je ne comprends pas ce que signifie cette expression sceptique que je vois sur votre visage.

– Et que faisait Koroviev, pendant que tu maraudais ? demanda Woland.

– J’aidais les pompiers, messire, répondit Koroviev en montrant son pantalon déchiré.

– Hélas ! dans ces conditions, il faudra évidemment construire une nouvelle maison.

– Elle sera reconstruite, messire, dit Koroviev, j’ose vous l’affirmer.

– Eh bien, reste à souhaiter que la nouvelle soit plus belle que l’ancienne, dit Woland.

– Il en sera bien ainsi, messire, dit Koroviev.

– Et vous devez me croire, ajouta le chat, car je suis un authentique prophète.

– En tout cas, nous sommes là, messire, et nous attendons vos ordres, dit Koroviev d’un ton officiel.

Woland se leva de son pliant, s’approcha de la balustrade, le dos tourné à ses gens, et longuement, seul et silencieux, il regarda au loin. Puis il revint s’asseoir et dit :

– Je n’ai pas d’ordres à vous donner. Vous avez fait tout ce que vous avez pu, et pour l’instant, je n’ai plus besoin de vos services. Vous pouvez vous reposer. L’orage ne va pas tarder, le dernier orage qui achèvera tout ce qui doit l’être. Alors, nous nous mettrons en route.

– Très bien, messire, répondirent les deux bouffons, et ils allèrent se cacher on ne sait où, derrière la tour ronde dressée au milieu de la terrasse.

L’orage dont parlait Woland s’amoncelait déjà à l’horizon. Une nuée noire se levait à l’ouest, qui cachait déjà la moitié du soleil. Bientôt, elle le couvrit entièrement. Sur la terrasse, l’air fraîchit. Quelques instants plus tard, il fit tout à fait sombre.

Les ténèbres venues de l’ouest couvrirent l’énorme ville. Les ponts, les palais furent engloutis. Tout disparut, comme si rien de tout cela n’avait existé sur la terre. Un trait de feu traversa le ciel de part en part. Un coup de tonnerre ébranla la ville. Il se répéta, et ce fut le début de l’orage. Dans l’obscurité, on ne vit plus Woland.

CHAPITRE XXX. Il est temps ! Il est temps

– Tu sais, dit Marguerite, juste au moment où tu t’es endormi, la nuit dernière, j’étais en train de lire la description des ténèbres venues de la mer Méditerranée…, et ces idoles, ah, ces idoles d’or ! Je ne sais pas pourquoi, mais elles ne me laissent pas une minute de repos. Et, en ce moment même, j’ai l’impression qu’il va pleuvoir. Tu sens, comme il fait plus frais, tout d’un coup ?

– Tout cela est très bien, très gentil, répondit le Maître qui fumait et agitait la main pour dissiper la fumée, et ces idoles, elles n’ont plus guère d’importance… en revanche, je n’ai pas la moindre idée de ce que nous allons faire à présent !

Cette conversation se déroulait au coucher du soleil, au moment où Matthieu Lévi apparaissait devant Woland, sur la terrasse. La lucarne du sous-sol était ouverte, et si quelqu’un y avait jeté un regard, il eût été forte étonné de l’étrange aspect des interlocuteurs. Marguerite ne portait, sur son corps nu, qu’un manteau noir, et le Maître était toujours dans sa tenue d’hôpital. La raison en était que Marguerite n’avait rigoureusement rien à se mettre, puisque toutes ses affaires étaient restées à la propriété, et bien que celle-ci fût fort peu éloignée, il n’était même pas question que Marguerite s’y rendît pour prendre des vêtements. Quant au Maître, qui retrouva tous ses costumes dans son armoire comme s’il n’était jamais allé nulle part, il n’avait simplement pas eu le désir de s’habiller, en représentant à Marguerite que de toute manière, il allait se produire quelque chose, qui, nécessairement, serait parfaitement absurde. Il est vrai que, pour la première fois depuis cette nuit d’automne, il s’était rasé (à la clinique, on lui avait coupé la barbe à l’aide d’une tondeuse).

La chambre, elle aussi, avait un aspect bizarre, et il eût été fort difficile de s’y retrouver dans le chaos qui y régnait. Des manuscrits jonchaient le tapis, et il y en avait également sur le divan. Un petit livre traînait sur un fauteuil. Sur la table ronde, un dîner était servi, et plusieurs bouteilles étaient posées entre les hors-d’œuvre. D’où venaient tous ces mets et ces boissons, le Maître et Marguerite l’ignoraient totalement. Ils avaient trouvé tout cela sur la table en s’éveillant.

Le Maître et son amie, qui avaient dormi jusqu’au soir de ce samedi, sentaient que toutes leurs forces étaient revenues, et la seule trace qui restât de leurs tribulations de la veille était, chez tous deux, une légère douleur à la tempe gauche. Par contre, du côté psychique, les changements, chez tous deux, étaient considérables, comme aurait pu s’en convaincre quiconque eût écouté leur conversation dans le sous-sol. Mais nul ne le pouvait. Cette petite maison avait ceci de bon, que les alentours étaient constamment déserts. Les tilleuls et les saules verdissants exhalaient un parfum printanier chaque jour plus intense, que la brise naissante apportait dans le sous-sol.

– Ah ! et puis zut ! s’écria le Maître inopinément. Enfin, si on réfléchit un peu… (il écrasa son mégot dans un cendrier et se prit la tête dans les mains) écoute, tu es quelqu’un d’intelligent et tu n’as jamais été folle… sérieusement, tu es certaine qu’hier, nous étions chez Satan ?

– Absolument certaine, répondit Marguerite.

– Mais voyons, bien sûr, dit ironiquement le Maître. Maintenant, en somme, au lieu d’un fou, il y en a deux le mari et la femme ! (Il leva le doigt vers le ciel et cria :) Non, c’est… le diable sait ce que c’est ! Le diable, le diable…

Pour toute réponse, Marguerite se renversa sur le divan et éclata de rire, en agitant en l’air ses jambes nues. Puis elle s’écria :

– Oh ! je n’en peux plus… je n’en peux plus !… Non, mais si tu te voyais !…

Quand le Maître eut remonté pudiquement son caleçon long d’hôpital, elle cessa de rire et redevint sérieuse.

– Sans le vouloir, tu viens de dire la vérité, dit-elle. Le diable sait ce que c’est, et le diable, crois-moi, arrangera tout ! (Les yeux soudain brillants, elle sauta sur ses pieds et se mit à danser sur place en chantant à pleine voix :) Comme je suis heureuse, heureuse, heureuse d’avoir fait un pacte avec lui ! Ô Satan, Satan !… Mais tu vas être obligé, mon chéri, de vivre avec une sorcière ! reprit-elle en se jetant dans les bras du Maître, qu’elle prit par le cou et se mit à embrasser sur les lèvres, le nez, les joues.

Les boucles folles de ses cheveux noirs aveuglaient le Maître, dont le front et les joues étaient enflammés par les baisers.

– C’est vrai, tu ressembles tout à fait à une sorcière.

– Je ne le nie pas, répondit Marguerite. Je suis une sorcière, et j’en suis bien contente.

– Très bien, dit le Maître, va pour la sorcière, c’est parfait, c’est magnifique. Ils ont réussi, disons, à me tirer de la clinique… ça aussi, c’est très gentil ! Ils m’ont fait revenir ici, admettons-le. Supposons même qu’on ne nous fera pas rechercher… Mais, par tout ce que tu as de plus sacré, dis-moi comment, et de quoi nous allons vivre. Si je dis ça, c’est par souci pour toi, crois-moi !

À ce moment parurent à la fenêtre des souliers à bout carré et le bas des jambes d’un pantalon de fil-à-fil. Puis ces deux jambes se joignirent aux genoux et la lumière du jour fut masquée par un gros derrière.

– Aloysius, tu es là ? demanda une voix, quelque part au-dessus du pantalon.

– Ça commence, dit le Maître.

– Aloysius ? dit Marguerite en se rapprochant du soupirail. Il a été arrêté hier ! Mais qui le demande ? Qui êtes-vous ?

Instantanément, les genoux et le derrière disparurent et on entendit claquer le portillon, après quoi tout rentra dans l’ordre. Marguerite retomba sur le divan, et se mit à rire au point que des larmes roulèrent sur ses joues. Mais elle se calma bientôt, et son visage changea alors du tout au tout. Elle parla d’un ton grave, et tout en parlant, elle se glissa sur les genoux du Maître, le regarda dans les yeux et se mit à lui caresser la tête.

– Comme tu as souffert, mon pauvre ami, comme tu as souffert ! Moi seule, je le sais. Regarde, tu as des fils blancs dans les cheveux, et autour des lèvres, un pli qui ne s’effacera jamais ! Mon unique, mon chéri, ne pense plus à rien ! Tu as dû trop penser, maintenant, c’est moi qui penserai pour toi. Et je te le jure, je te le jure, tout ira bien, magnifiquement bien !

– Je ne crains rien, Margot, répondit soudain le Maître, qui leva la tête et apparut tel qu’il était à l’époque où il écrivait, racontant quelque chose qu’il n’avait jamais vu, mais dont il savait, sans doute, que cela avait été. Je ne crains plus rien, parce que j’ai déjà tout enduré. On m’a trop fait peur : plus rien, maintenant, ne peut m’effrayer. Mais j’ai pitié de toi, Margot, voilà la question, et voilà pourquoi je répète toujours la même chose. Ressaisis-toi ! À quoi bon gâcher ta vie avec un miséreux et un malade ? Retourne chez toi ! J’ai pitié de toi, c’est pourquoi je te dis cela !

– Ah ! toi, toi…, murmura Marguerite en secouant sa tête ébouriffée. Comme tu es malheureux, et comme tu manques de confiance !… C’est pour toi, hier, que j’ai passé la nuit toute nue, à trembler de fièvre, c’est pour toi que j’ai changé de nature, que j’ai passé plusieurs mois dans une petite pièce sombre, à penser uniquement à l’orage sur Jérusalem, c’est pour toi que j’ai usé mes yeux à pleurer, et maintenant que le bonheur nous tombe dessus, tu me chasses ! C’est bien, je partirai, je partirai, mais sache que tu es un homme cruel ! Ils ont détruit ton âme !

Une amère tendresse emplit le cœur du Maître. Sans raison, il se mit à pleurer et enfouit son visage dans les cheveux de Marguerite. Celle-ci pleura également, et tandis que ses doigts caressaient légèrement les tempes du Maître, elle murmura :

– Oui, des fils, des fils blancs… Sous mes yeux, ta tête se couvre de neige… ah ! chère, chère tête qui a tant souffert ! Et tes yeux, regarde tes yeux ! On y voit le désert… Et tes épaules, ce faix sur tes épaules…

Et les paroles de Marguerite, secouée par les sanglots, devinrent incohérentes.

Alors le Maître s’essuya les yeux, fit lever Marguerite de ses genoux, se leva lui-même et dit d’une voix ferme :

– Assez. Tu m’as fait honte. Plus jamais je ne manquerai de courage, et je ne reviendrai plus sur cette question, sois tranquille. Je sais que nous sommes tous deux victimes de ma maladie mentale, que je t’ai sans doute transmise… Eh bien, nous la supporterons ensemble.

Marguerite approcha ses lèvres de l’oreille du Maître et murmura :

– Je le jure sur ta vie, je le jure sur le fils de l’astrologue que ton intuition a recréé !

– Bon, tant mieux, tant mieux, répondit le Maître, et en riant, il ajouta : Bien sûr, quand des gens, comme toi et moi, sont dépouillés de tout, quand on leur a tout pris, ils cherchent leur salut auprès des forces de l’au-delà ! Eh bien, soit, cherchons de ce côté.

– Ah ! voilà, voilà, tu es comme avant, tu ris ! dit Marguerite. Mais va au diable avec tes grands mots. De l’au-delà ou pas de l’au-delà, qu’est-ce que ça peut faire ? J’ai faim ! et elle attira le Maître vers la table.

– Je me demande si toute cette nourriture ne va pas tout d’un coup disparaître sous terre ou s’envoler par la fenêtre, dit celui-ci, tout à fait calmé.

– Elle ne s’envolera pas.

Au même instant, à la lucarne, une voix nasillarde prononça :

– Paix sur vous.

Le Maître sursauta, mais Marguerite, déjà habituée à l’inhabituel, s’exclama :

– Mais c’est Azazello ! Ah ! comme c’est gentil, comme c’est bien ! (Elle murmura au Maître :) tu vois, ils ne nous abandonnent pas !

Et elle courut ouvrir.

– Ferme au moins ton manteau ! lui cria le Maître.

– Je me fiche de tout ça, maintenant, répondit Marguerite qui était déjà dans le corridor.

Azazello, dont l’œil unique étincelait, s’inclina et souhaita le bonsoir au Maître, et Marguerite s’écria :

– Ah ! comme je suis contente ! Jamais de ma vie je n’ai été aussi contente ! Mais pardonnez-moi, Azazello, de me montrer toute nue !

Azazello lui dit de ne pas s’inquiéter, et affirma qu’il avait déjà vu non seulement des femmes nues, mais même des femmes avec la peau complètement arrachée. Sur ce, il prit volontiers place à table, après avoir déposé dans un coin un paquet enveloppé de brocart sombre.

Marguerite servit à Azazello un verre de cognac, qu’il but avec plaisir. Le Maître, qui ne le quittait pas des yeux, se pinçait de temps à autre le dos de la main gauche, sous la table. Mais cela ne servit à rien. Azazello ne s’évanouit pas comme une vision, et, à vrai dire, il n’y avait aucune nécessité à ce qu’il disparût. Ce petit homme roux n’avait rien de redoutable, n’eût été cette taie sur un œil – mais cela arrive bien en dehors de toute sorcellerie –, et aussi ce costume un peu extraordinaire – une sorte de robe, ou de soutane –, mais si on y réfléchit bien, cela se voit aussi, parfois. De plus, il savait boire le cognac, comme font les braves gens – cul sec et sans rien avaler. Grâce à ce même cognac, le Maître sentit ses oreilles bourdonner, et il pensa :

« Non, c’est Marguerite qui a raison… Bien sûr, celui qui est là, assis devant moi, est un envoyé du diable. Moi-même, d’ailleurs, et pas plus tard que la nuit d’avant-hier, j’ai démontré à Ivan que celui qu’il avait rencontré à l’étang du Patriarche n’était autre que Satan, et voilà que cette idée me fait peur, et que je me mets à radoter à propos d’hypnotiseurs et d’hallucinations… Au diable les hypnotiseurs !… »

Il examina Azazello plus attentivement, et il découvrit dans le regard de celui-ci quelque chose de contraint, comme une pensée qu’il se retiendrait d’exposer, pour l’instant. « Il n’est pas venu en simple visite, il est chargé d’une mission », pensa le Maître.

Son sens de l’observation ne l’avait pas trompé. Après avoir bu un troisième verre de cognac – qui ne produisait sur lui aucun effet – Azazello prit la parole en ces termes :

– Voilà un confortable sous-sol, le diable m’emporte ! La seule question qui se pose est celle-ci : que faire, dans ce charmant sous-sol ?

– C’est exactement ce que je dis, répondit le Maître en riant.

– Pourquoi me tourmentez-vous, Azazello ? demanda Marguerite. N’importe quoi !

– Comment, comment ! s’écria Azazello. Je ne songeais pas un instant à vous tourmenter. C’est ce que je dis aussi : n’importe quoi ! Ah ! oui ! Un peu plus, j’oubliais… Messire m’a chargé de vous transmettre ses salutations, et il m’a aussi ordonné de vous dire qu’il vous invitait à faire avec lui une petite promenade, si vous le désirez, bien entendu. Eh bien, qu’en dites-vous ?

Sous la table, Marguerite toucha du pied la jambe du Maître.

– Avec grand plaisir, dit aussitôt le Maître, en étudiant le visage d’Azazello.

Celui-ci continua :

– Nous espérons, alors, que Marguerite Nikolaïevna ne refusera pas ?

– Je ne refuserai certainement pas, dit Marguerite, dont la jambe toucha de nouveau celle du Maître.

– Merveilleux ! s’écria Azazello. Voilà comme j’aime faire les choses ! Une, deux, et hop, c’est fait ! Ce n’est pas comme l’autre fois, dans le jardin Alexandrovski !

– Ah ! ne m’en parlez plus, Azazello, j’étais bête, à ce moment-là. D’ailleurs, il ne faut pas me juger trop sévèrement : ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un esprit malin !

– Je vous crois ! confirma Azazello. Et si c’était tous les jours, ce serait bien agréable !

– Moi aussi, j’aime la vitesse, dit Marguerite excitée, j’aime la vitesse et j’aime être nue… Comme avec le mauser – pan ! Ah ! comme il tire bien ! s’écria-t-elle en se tournant vers le Maître. Un sept de pique sous un oreiller, il le touche où on veut !…

Marguerite commençait à être ivre, et ses yeux brillaient.

– Voilà que j’oubliais encore ! s’écria Azazello en se claquant le front. Décidément, je suis fourbu, et je perds la tête ! Oui, Messire vous envoie un cadeau (il s’adressa au Maître), une bouteille de vin. Et je vous prie de remarquer que c’est le même vin que buvait le procurateur de Judée. Du falerne.

Pareille rareté ne pouvait, naturellement, que susciter un vif intérêt chez le Maître et chez Marguerite. Azazello tira de son enveloppe de sombre brocart funéraire un flacon entièrement couvert de moisissure. On huma le vin, on le versa dans les verres, on le regarda au jour de la fenêtre que l’orage imminent assombrissait. Et tout prit la couleur du sang.

– À la santé de Woland ! s’écria Marguerite en levant son verre.

Tous trois portèrent les verres à leurs lèvres et burent une longue gorgée. Aussitôt, la pâle lumière qui annonçait l’orage s’éteignit devant les yeux du Maître et, la respiration coupée, il sentit que c’était la fin. Il vit encore la pâleur mortelle qui se répandait sur le visage de Marguerite tandis que d’un geste impuissant elle essayait de tendre les bras vers lui, qu’elle s’effondrait sur la table puis glissait à terre.

– Empoisonneur !… put encore crier le Maître.

Il voulut saisir un couteau sur la table pour en frapper Azazello, mais sa main glissa sans force le long de la nappe. Tout ce qui l’entourait se teinta de noir, puis disparut. Il tomba à la renverse, et en tombant, il s’ouvrit la tempe sur le coin du bureau.

Quand les deux empoisonnés ne bougèrent plus, Azazello entra en action. En premier lieu, il s’élança par la fenêtre, et un instant plus tard, il était à la propriété qu’habitait Marguerite Nikolaïevna. Toujours précis et ponctuel, Azazello voulait vérifier si tout avait été exécuté convenablement. Il put constater que tout était en ordre. Il vit une femme à l’air morose, qui visiblement attendait le retour de son mari, sortir de sa chambre à coucher, puis soudain, pâlir mortellement, porter la main à son cœur et crier faiblement :

– Natacha… quelqu’un… à moi…, puis s’effondrer sur le parquet du salon, sans avoir pu atteindre le cabinet de travail.

– Tout va bien, dit Azazello.

En un instant, il fut auprès des amoureux étendus sur le sol. Marguerite gisait le visage contre le tapis. De sa main de fer, Azazello la retourna comme une poupée, et il scruta le visage tourné vers lui et qui se modifiait à vue d’œil. Même dans l’obscurité de l’orage qui s’épaississait peu à peu, on pouvait voir s’effacer cet air de sorcière qu’elle avait depuis quelque temps : yeux qui louchaient légèrement, figure exubérante et un peu cruelle. Les traits de la morte s’éclairèrent, s’adoucirent enfin, et son rictus carnassier fit place à une expression figée de souffrance féminine. Azazello desserra les dents blanches et versa dans la bouche quelques gouttes du vin qui lui avait servi de poison. Marguerite poussa un soupir, puis se redressa sans l’aide d’Azazello, s’assit et demanda faiblement :

– Pourquoi, Azazello, pourquoi ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ?

Elle vit le Maître étendu, frissonna et murmura :

– Je n’aurais jamais cru… vous, un assassin ?

– Mais non, voyons, mais non, répondit Azazello. Il va se réveiller tout de suite. Pourquoi donc êtes-vous si nerveuse ?

Marguerite le crut sans hésiter, tant la voix du démon roux était convaincante. Elle se remit sur pied, vive et pleine d’énergie, et aida Azazello à donner du vin au Maître. Celui-ci ouvrit les yeux mais son regard était sombre et il répéta avec haine son dernier mot :

– Empoisonneur…

– Ah ! voilà la récompense habituelle d’un bon travail : l’injure ! dit Azazello. Seriez-vous donc aveugle ? Hâtez-vous, alors, de recouvrer la vue !

Le Maître se leva, promena autour de lui un regard maintenant vif et clair, et demanda :

– Que signifie cette nouveauté ?

– Elle signifie, répondit Azazello, qu’il est temps. L’orage gronde déjà, entendez-vous ? Il fait de plus en plus sombre. Les chevaux raclent la terre de leur sabot, le petit jardin frissonne. Allons, faites vos adieux à tout cela, hâtez-vous.

– Ah ! je comprends…, dit le Maître, regardant à nouveau autour de lui. Vous nous avez tués, nous sommes morts. Quelle habileté ! Quel à-propos ! Maintenant, je comprends tout.

– Hé, de grâce ! dit Azazello. Est-ce vous qui parlez ainsi ? Votre amie vous appelle Maître, vous êtes capable de penser, comment donc pourriez-vous être mort ? Avez-vous besoin, pour vous considérer comme vivant, d’être assis dans ce sous-sol, en chemise et caleçon d’hôpital ? C’est ridicule !

– J’ai tout compris, toutes vos paroles ! s’écria le Maître. N’en dites pas plus ! Vous avez mille fois raison !

– Ô grand Woland ! Grand Woland ! répéta Marguerite en écho. Comme son imagination est supérieure à la mienne ! Mais ton roman, ton roman, cria-t-elle au Maître, emporte ton roman, quel que soit le lieu où nous nous envolerons !

– Inutile, répondit le Maître, je le sais par cœur.

– Et tu n’en oublieras pas un mot… pas un seul ? demanda Marguerite qui se serra contre son amant et essuya le sang de sa tempe blessée.

– Ne t’inquiète pas. Désormais, je n’oublierai plus jamais rien.

– Alors le feu ! s’écria Azazello. Le feu, par quoi tout a commencé, et par quoi nous achevons toutes choses !

– Le feu ! cria Marguerite d’une voix éclatante.

La lucarne s’ouvrit brutalement, et le vent fit voler le rideau. Un bref coup de tonnerre roula gaiement dans le ciel. Azazello fourra sa main griffue dans le poêle, en sortit une braise fumante et mit le feu à la nappe. Il alluma également un paquet de vieux journaux sur le divan, puis un manuscrit, et le rideau de la fenêtre.

Le Maître, déjà grisé par la future chevauchée, balaya d’une étagère un livre qui tomba sur la table, en froissa les pages sur la nappe en feu, et le livre s’enflamma joyeusement.

– Brûle, brûle, vie passée !

– Brûle, souffrance ! cria Marguerite.

La chambre ondulait déjà dans les tourbillons pourpres. Les trois personnages franchirent la porte dans un nuage de fumée, grimpèrent l’escalier et sortirent dans la petite cour. La première chose qu’ils y aperçurent fut, assise par terre, la cuisinière de l’entrepreneur. Autour d’elle étaient répandues des pommes de terre et quelques bottes d’oignons. L’état dans lequel se trouvait la cuisinière était compréhensible. Près de la remise, en effet, trois chevaux noirs s’ébrouaient, bronchaient, et leurs sabots impatients projetaient des jets de terre. Marguerite fut la première à sauter en selle, suivie d’Azazello, puis du Maître. Avec un gémissement déchirant, la cuisinière leva la main pour faire un signe de croix, mais Azazello lui cria d’un ton menaçant :

– Je vais te couper la main ! puis il siffla, et les chevaux, brisant les branchages des tilleuls, bondirent et s’enfoncèrent dans les nuages bas et noirs.

À ce moment, une épaisse fumée sortit de la fenêtre du sous-sol, et de la cour monta le cri faible et pitoyable de la cuisinière :

– Au feu…

Déjà, les chevaux passaient au-dessus des toits de Moscou.

– Je voudrais faire mes adieux à la ville…, cria le Maître à Azazello qui chevauchait devant lui.

Le reste de sa phrase se perdit dans le fracas du tonnerre. Azazello acquiesça d’un signe de tête, et lança son cheval au galop. La nuée d’orage se rapprochait à toute allure des cavaliers volants mais nulle goutte de pluie ne s’en échappait.

Les voyageurs survolèrent un boulevard, où ils virent de petites silhouettes courir pour se mettre à l’abri. Les premières gouttes tombaient. Puis ils survolèrent des tourbillons de fumée, tout ce qui restait de la maison de Griboïedov. Ils survolèrent la ville, que noyait déjà l’obscurité. Au-dessus d’eux jaillissaient des éclairs. Aux toits succéda un océan de verdure. Alors la pluie se déversa sans retenue, transformant les cavaliers en trois grosses bulles flottant dans l’eau.

Cette sensation de vol était déjà familière à Marguerite, mais pas au Maître qui s’étonna de la rapidité avec laquelle ils arrivèrent au but, vers celui à qui il voulait dire adieu, parce qu’il n’avait personne d’autre à qui le dire. Dans la grisaille de la pluie, il reconnut tout de suite la clinique de Stravinski, avec la rivière et le bois sur l’autre rive qu’il avait eu tout loisir d’étudier. Tous trois atterrirent dans une clairière, près d’un bosquet, non loin de la clinique.

– Je vous attends ici ! cria Azazello en mettant ses mains en porte-voix, tantôt illuminé par un éclair, tantôt se fondant dans la grisaille. Faites vos adieux, mais dépêchez-vous !

Le Maître et Marguerite sautèrent à bas de leur selle et traversèrent le jardin comme des fantômes aquatiques. Un instant plus tard, d’un geste familier, le Maître ouvrait le grillage du balcon de la chambre 117. Marguerite le suivait, et ils entrèrent chez Ivanouchka. Dans le fracas et les mugissements de l’orage, personne ne les avait vus ni entendus. Le Maître s’arrêta près du lit.

Ivanouchka était allongé, immobile, comme la première fois qu’il avait observé l’orage, dans cette maison où il avait trouvé le repos. Mais il ne pleurait plus, comme alors. Quand il eut reconnu la silhouette obscure descendue vers lui du balcon, il se redressa, tendit les bras et dit joyeusement :

– Ah ! c’est vous ! Moi qui vous ai tant attendu ! Vous voilà enfin, mon voisin !

Le Maître répondit :

– Me voilà, mais malheureusement je ne pourrai plus être votre voisin. Je m’envole pour toujours, et je ne suis venu que pour vous dire adieu.

– Je le savais, je l’avais deviné, répondit doucement Ivan, puis il demanda : L’avez-vous rencontré ?

– Oui, répondit le Maître. Et je suis venu vous dire adieu, parce que vous êtes la seule personne à qui j’ai parlé, ces derniers temps.

Le visage d’Ivan s’éclaira, et il dit :

– C’est bien d’être passé par ici. Et moi, je tiendrai parole, je n’écrirai plus de mauvaise poésie. C’est autre chose qui m’intéresse, maintenant (Ivanouchka sourit, et son regard dépourvu de raison se porta au-delà du Maître), j’écrirai autre chose. En restant couché ici, vous savez, j’ai compris bien des choses.

Ému par ces paroles, le Maître s’assit au bord du lit et répondit :

– Ah ! c’est bien, c’est bien. Vous écrirez la suite de son histoire.

– Mais vous, vous ne le ferez pas ? (Il baissa la tête, puis ajouta, pensif :) C’est vrai… qu’est-ce que je vais demander là ?…

Et Ivanouchka regarda le plancher d’un air effrayé.

– Non, dit le Maître, dont la voix parut à Ivan assourdie, comme étrangère. Je n’écrirai plus rien sur lui. J’aurai d’autres occupations.

Un coup de sifflet perça le grondement de l’orage.

– Vous entendez ? demanda le Maître.

– C’est le bruit de l’orage…

– Non, c’est moi qu’on appelle, il est temps, dit le Maître en se levant.

– Attendez ! Un mot encore, demanda Ivan. Et elle, vous l’avez retrouvée ? Elle vous était restée fidèle ?

– La voici, répondit le Maître en montrant le mur.

De la paroi blanche se détacha la silhouette sombre de Marguerite qui s’approcha du lit. Elle regarda le jeune homme qui y était couché, et une profonde tristesse emplit ses yeux.

– Pauvre, pauvre…, dit-elle à voix basse, et elle se pencha sur le lit.

– Comme elle est belle, dit Ivan d’un ton dépourvu d’envie, mais avec tristesse et une sorte de tendresse paisible. Vous voyez comme les choses se sont bien arrangées pour vous. Pour moi, ce ne sera pas si bien… (Il réfléchit un instant et ajouta, songeur) Et peut-être que si, après tout…

– Oui, oui, chuchota Marguerite en se penchant tout près de lui. Je vais vous donner un baiser et, pour vous, tout s’arrangera comme il faut… Vous pouvez me croire, j’ai vu, je sais…

Le jeune homme mit ses bras autour de son cou, et elle lui donna un baiser.

– Adieu, mon élève, dit le Maître d’une voix à peine distincte, et il commença à s’effacer dans l’air.

Puis il disparut, et Marguerite disparut avec lui. La grille du balcon se referma.

Ivanouchka tomba dans un grand désordre d’esprit. Il s’assit sur son lit, jeta des regards inquiets autour de lui, gémit, parla tout seul, se leva. L’orage, qui redoublait de fureur, sema visiblement l’angoisse dans son âme. Ce qui le troublait aussi, c’est que, derrière sa porte, son oreille accoutumée au perpétuel silence de ces lieux percevait distinctement des pas furtifs et inquiets, et un son de voix étouffées. Pris d’un tremblement nerveux, il appela :

– Prascovia Fiodorovna !

Mais Prascovia Fiodorovna entrait déjà et le regardait, étonnée et alarmée :

– Quoi ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. C’est l’orage qui vous tourmente ? Allons, ce n’est rien, ce n’est rien… On va s’occuper de vous tout de suite… j’appelle le docteur…

– Non, Prascovia Fiodorovna, inutile d’appeler le docteur, dit Ivan en regardant avec agitation non pas Prascovia Fiodorovna, mais le mur. Je n’ai rien de spécial, et je me débrouille bien tout seul, n’ayez pas peur. Mais dites-moi plutôt, demanda-t-il d’un ton cordial, que s’est-il passé à côté, dans la chambre 118 ?

– Au 118 ? répéta Prascovia Fiodorovna, le regard fuyant. Mais rien, rien du tout.

Mais sa voix sonnait faux, et Ivan s’en aperçut immédiatement.

– Hé, Prascovia Fiodorovna ! Vous qui dites toujours la vérité… vous avez peur que je ne devienne furieux ? Non, Prascovia Fiodorovna, aucun danger. Vous feriez mieux de parler franchement parce que, derrière le mur, j’entends tout.

– Votre voisin vient de mourir, murmura Prascovia Fiodorovna, incapable de contenir plus longtemps sa franchise et sa bonté.

Enveloppée par la lueur d’un éclair, elle regarda Ivan avec frayeur. Mais rien de terrible n’arriva. Simplement, Ivanouchka leva le doigt d’un air important et dit :

– Je le savais ! Et je peux vous affirmer, Prascovia Fiodorovna, qu’une autre personne vient de mourir dans la ville. Je sais même qui c’est. (Ivan eut un sourire mystérieux.) C’est une femme !

CHAPITRE XXXI. Sur le mont des Moineaux

L’orage fut emporté au loin et un arc-en-ciel multicolore enjamba toute la ville, buvant l’eau de la Moskova. Trois silhouettes sombres se tenaient immobiles en haut d’une colline, entre deux bosquets. C’étaient Woland, Koroviev et Béhémoth, en selle sur des chevaux noirs, contemplant la ville étalée au-delà de la rivière, où le soleil couchant, brisé en milliers d’éclats, étincelait aux fenêtres tournées vers l’ouest, et les tours semblables à des jouets de massepain du monastère Novodievitchi.

Il y eut un bruissement dans l’air, et Azazello, entraînant dans le sillage de son manteau noir le Maître et Marguerite, vint se poser avec eux près du groupe immobile.

– Il a fallu vous causer quelques désagréments, Marguerite Nikolaïevna, et à vous, Maître, dit Woland après un moment de silence. Mais vous ne m’en tiendrez pas rigueur, et je pense que vous n’aurez pas à le regretter. Eh bien, ajouta-t-il en se tournant vers le Maître, faites vos adieux à la ville, il est temps.

Et le gant noir à poignet évasé de Woland indiqua les innombrables soleils qui flamboyaient sur les vitres en fusion, et le brouillard de vapeurs qui montait de la ville chauffée toute la journée.

Le Maître mit pied à terre et, s’éloignant des autres, gagna d’un pas rapide le bord escarpé de la colline. Sa cape noire traînait sur le sol derrière lui. Il s’arrêta et regarda la ville. Dans les premiers instants, une tristesse poignante s’insinua dans son cœur. Mais, très vite, elle fit place à une anxiété douceâtre, une nostalgie de tzigane errant.

– Pour toujours !… Il faut se pénétrer de cette idée…, murmura le Maître en passant sa langue sur ses lèvres sèches et gercées.

Prêtant l’oreille aux mouvements de son âme, il fut à même de les analyser avec précision. Son émotion se changea, lui sembla-t-il, en un sentiment de profonde et cruelle offense. Mais ce ne fut qu’une impression fugitive, qui disparut pour être remplacée, bizarrement, par une orgueilleuse indifférence et, enfin, par le pressentiment d’un perpétuel repos.

Le groupe des cavaliers attendait le Maître en silence, regardant la longue silhouette noire qui, au bord du précipice, gesticulait, tantôt levant la tête comme pour essayer de faire porter son regard, par-dessus la ville, jusqu’aux confins de celle-ci, tantôt la laissant retomber sur sa poitrine comme pour examiner l’herbe foulée et maigre à ses pieds.

Le silence fut rompu par Béhémoth, qui s’ennuyait.

– Permettez-moi, Maître, dit-il, de siffler avant notre départ, en guise d’adieu.

– Tu vas faire peur à la dame, dit Woland. De plus, n’oublie pas que les scandales que tu as provoqués aujourd’hui sont terminés.

– Oh ! non, non, messire, dit Marguerite, assise en amazone sur sa selle, les mains aux hanches et sa longue traîne pendant jusqu’à terre. Permettez-lui de siffler. La pensée de ce long voyage me rend triste. N’est-il pas vrai, messire, que cette tristesse est naturelle même quand le voyageur sait qu’au bout de sa route il trouvera le bonheur ? Qu’il nous fasse rire, sinon je crains que cela ne se termine par des larmes, et notre voyage en serait gâché !

Woland se tourna vers Béhémoth et acquiesça d’un signe de tête. Tout joyeux, Béhémoth sauta à terre, enfonça ses doigts dans sa bouche, gonfla ses joues, et siffla. Les oreilles de Marguerite tintèrent douloureusement, et son cheval se cabra. Dans le bois voisin, des branches mortes tombèrent des arbres, et toute une bande de corneilles et de moineaux s’envola. Des colonnes de poussière descendirent en tourbillonnant jusqu’à la rivière, et, dans un tramway qui longeait le quai, on vit les casquettes de quelques passagers s’envoler et tomber à l’eau.

Le coup de sifflet fit sursauter le Maître, mais il ne se retourna pas. Ses gesticulations redoublèrent, et il leva le poing vers le ciel, comme pour menacer toute la ville. Béhémoth regarda autour de lui d’un air faraud.

– C’est un coup de sifflet, je ne discute pas, remarqua dédaigneusement Koroviev. C’est effectivement un coup de sifflet, mais si on veut dire les choses sans parti pris, c’est un coup de sifflet très moyen !

– Hé, je ne suis pas chantre d’église, moi, répliqua Béhémoth avec dignité en gonflant ses joues, et en adressant un clin d’œil inattendu à Marguerite.

– Tiens, laisse-moi faire, je vais essayer en souvenir du passé, dit Koroviev en se frottant les mains et en soufflant sur ses doigts.

– Mais fais bien attention de n’estropier personne ! dit la voix sévère de Woland.

– Faites-moi confiance, messire, répondit Koroviev, la main sur le cœur. C’est pour rire, simplement pour rire…

Alors il parut s’allonger, comme s’il était en caoutchouc. Les doigts de sa main droite s’entrelacèrent en une étrange pyramide, puis il s’enroula sur lui-même comme un ressort et, se détendant soudain d’un seul coup, il siffla.

Marguerite n’entendit pas le coup de sifflet, mais en vit les effets en même temps qu’elle était rejetée, elle et son ardent coursier, à soixante-dix pieds de là. À côté d’elle, un chêne fut déraciné, et toute la colline se crevassa, jusqu’à la rivière. Un énorme morceau du rivage, quai et restaurant compris, glissa dans l’eau. La rivière bouillonna, se souleva, rejetant sur l’autre rive basse et verdoyante le tramway intact ainsi que ses passagers. Aux pieds du cheval de Marguerite, qui s’ébrouait, vint s’abattre, tué par le sifflement de Fagot, un choucas.

Ce coup de sifflet effraya fort le Maître. Il se prit la tête dans les mains, et revint en courant vers le groupe de ses compagnons de voyage.

– Eh bien, lui demanda Woland du haut de son cheval, tous les comptes sont réglés ? Les adieux sont faits ?

– Les adieux sont faits, répondit le Maître et, apaisé, il leva sur Woland un regard franc et hardi.

Alors, sur la colline, roula comme un son de trompe la voix terrible de Woland : « Il est temps ! » accompagnée d’un brusque coup de sifflet et d’un ricanement, dus à Béhémoth.

D’un coup de reins, les chevaux enlevèrent leur cavalier dans les airs et prirent le galop. Marguerite sentait son fougueux coursier ronger son frein et tirer sur les rênes. Le manteau de Woland, gonflé par le vent, se déploya au-dessus de la cavalcade, masquant une partie du firmament qu’envahissait l’ombre du soir. Quand ce voile noir s’écarta un instant, Marguerite regarda derrière elle et vit que les tours bigarrées au-dessus desquelles voltigeait un aéroplane avaient depuis longtemps disparu. La ville tout entière avait été engloutie par la terre et n’en subsistaient que brouillards et fumées.

CHAPITRE XXXII. Grâce et repos éternel

Ô dieux, dieux ! comme la terre est triste, le soir ! Que de mystères, dans les brouillards qui flottent sur les marais ! Celui qui a erré dans ces brouillards, celui qui a beaucoup souffert avant de mourir, celui qui a volé au-dessus de cette terre en portant un fardeau trop lourd, celui-là sait ! Celui-là sait, qui est fatigué. Et c’est sans regret, alors, qu’il quitte les brumes de cette terre, ses rivières et ses étangs, qu’il s’abandonne d’un cœur léger entre les mains de la mort, sachant qu’elle – et elle seule – lui apportera la paix.

Fatigués eux aussi, les chevaux enchantés avaient considérablement ralenti leur allure, et la nuit inéluctable les rattrapait. La sentant derrière son dos, même le turbulent Béhémoth se tint coi. Les griffes accrochées au pommeau de sa selle, il volait, silencieux et grave, la queue étalée.

La nuit commença à couvrir d’un noir linceul les bois et les prés, et tout en bas, au loin, elle alluma de petites lumières tristes, de petites lumières étrangères, désormais inutiles et sans intérêt pour Marguerite et pour le Maître. La nuit rattrapa la cavalcade, descendit sur elle et l’enveloppa, tout en semant çà et là, dans le ciel mélancolique, de petites taches de lumière pâle – les étoiles.

La nuit se fit plus dense, ses ténèbres roulèrent côte à côte avec les cavaliers, happèrent les manteaux, les arrachèrent des épaules, et révélèrent les déguisements. Et quand Marguerite, rafraîchie par le vent, ouvrit les yeux, elle put voir quels changements étaient survenus dans l’aspect de ceux qui volaient autour d’elle, chacun vers son but. Quand, par-delà la crête lointaine d’une forêt, le disque pourpre de la lune monta à leur rencontre, tous les faux-semblants avaient disparu, éparpillés dans les marais, les oripeaux fugaces de la sorcellerie s’étaient noyés dans le brouillard.

On aurait eu peine, maintenant, à reconnaître Koroviev-Fagot, soi-disant interprète auprès d’un mystérieux spécialiste qui n’avait nul besoin d’interprète, dans celui qui chevauchait en ce moment à côté de Woland, à droite de Marguerite. Celui qui, dans un costume de cirque déchiré, avait quitté le mont des Moineaux sous le nom de Koroviev-Fagot, était devenu un chevalier sévèrement vêtu de violet, dont le visage lugubre ignorait le sourire, qui chevauchait en faisant tinter doucement les chaînettes d’or de ses rênes. Le menton appuyé contre sa poitrine, il ne regardait pas la lune, il ne s’intéressait pas à la terre. À côté de Woland, il songeait, sans doute, à quelque préoccupation personnelle.

– Pourquoi a-t-il changé ainsi ? demanda Marguerite à Woland dans le sifflement du vent.

– Ce chevalier, répondit Woland en tournant vers Marguerite son visage où l’œil flamboyait doucement, s’est permis un jour une plaisanterie malheureuse. Le calembour qu’il avait composé à propos de la lumière et des ténèbres n’était pas très bon. À la suite de cela, le chevalier a été obligé de plaisanter un peu plus, et un peu plus longtemps qu’il n’en avait l’intention. Mais cette nuit est une nuit de règlements de compte. Le chevalier a payé, et son compte est clos.

La nuit arracha également la queue touffue de Béhémoth, le dépouilla de son pelage dont elle dispersa les touffes dans les marais. Celui qui avait été un chat, chargé de divertir le prince des ténèbres, était maintenant un maigre adolescent, un démon-page, le meilleur bouffon qui eût jamais existé au monde. À présent il se tenait coi, et volait sans bruit, offrant son jeune visage à la lumière qui ruisselait de la lune.

À l’écart des autres, étincelant dans son armure d’acier, chevauchait Azazello. La lune avait également changé son visage. Ses absurdes et horribles chicots jaunes avaient complètement disparu, et son œil borgne s’était révélé faux. Les deux yeux d’Azazello étaient identiques – vides et noirs –, et son visage était blanc et glacé. Azazello avait maintenant son aspect authentique, son aspect de démon des déserts arides, de démon-tueur.

Marguerite ne pouvait se voir, mais elle voyait parfaitement combien le Maître lui-même avait changé. Ses cheveux avaient blanchi sous la lune et s’étaient rassemblés, derrière sa tête, en une queue qui volait au vent. Et lorsque le vent faisait voler le manteau qui dissimulait les jambes du Maître, Marguerite voyait luire et s’éteindre alternativement, aux talons de ses grosses bottes, les roulettes de ses éperons. Comme le démon-page, le Maître ne quittait pas la lune des yeux, mais il lui souriait comme à un être connu et aimé, et il grommelait on ne sait quoi pour lui-même, selon une habitude acquise dans la chambre 118.

Woland, enfin, avait repris lui aussi son aspect véritable. Marguerite n’aurait su dire de quoi étaient faites ses rênes – peut-être des rayons de lune tressés en chaînes –, ni même son cheval – une masse de ténèbres ayant pour crinière un nuage –, ni ses éperons – peut-être de pâles étoiles.

Cette chevauchée silencieuse dura longtemps encore, jusqu’au moment où le paysage, en bas, se modifia à son tour. Les forêts mélancoliques avaient sombré dans l’obscurité de la terre, engloutissant avec elles les lames blafardes des fleuves. Des roches erratiques apparurent, jetant des reflets de plus en plus vifs, tandis qu’entre elles se creusaient des ravins ténébreux, où ne pénétrait pas la lumière de la lune.

Woland arrêta son cheval sur un haut plateau morne et rocailleux. Les cavaliers avancèrent alors au pas, écoutant les sabots ferrés de leurs chevaux écraser le granit et les cailloux. La lune inondait la plate-forme d’une lumière d’un vert éclatant, et Marguerite discerna bientôt, au cœur de cette contrée déserte, la forme blanche d’un homme assis dans un fauteuil. Cet homme était peut-être sourd, ou bien profondément absorbé dans ses pensées. Toujours est-il qu’il n’entendit pas le sol pierreux trembler sous le poids des chevaux, et les cavaliers s’approchèrent de lui sans le déranger dans son immobilité.

La lune, dont la lumière était plus intense que celle du meilleur lampadaire électrique, permit à Marguerite de constater que l’homme assis, dont les yeux paraissaient aveugles, se frottait continuellement les mains d’un geste bref, tandis que ses yeux fixaient sans le voir le disque de la lune. Marguerite aperçut également, couché près du lourd fauteuil de pierre qui jetait de fugitives étincelles à la lueur lunaire, un énorme chien de couleur sombre, aux oreilles pointues, qui, comme son maître, fixait la lune d’un regard chargé d’angoisse. Aux pieds de l’homme assis gisaient les morceaux d’une cruche brisée, entre lesquels s’étalait une inaltérable flaque d’un rouge noirâtre.

Les cavaliers s’arrêtèrent.

– Ils ont lu votre roman, dit Woland en se tournant vers le Maître. Ils ont seulement dit que, malheureusement, il n’était pas terminé. Aussi ai-je voulu vous montrer votre héros. Voilà près de deux mille ans qu’il est assis sur ce plateau, et qu’il dort ; mais quand arrive la pleine lune, comme vous le voyez, il est tourmenté par l’insomnie. Et il n’est pas seul à en souffrir : elle torture également son fidèle gardien, ce chien. S’il est exact que la lâcheté est le plus grave des défauts, on ne saurait, sans doute, en accuser cet animal. La seule chose que craignait ce mâtin intrépide, c’était l’orage. Mais quoi, celui qui aime doit partager le sort de l’être aimé.

– Que dit-il ? demanda Marguerite, tandis qu’une ombre de compassion passait sur son visage parfaitement calme.

– Il dit toujours la même chose, répondit Woland. Il dit que même au clair de lune, il ne peut trouver la paix, et que sa tâche est détestable. Voilà ce qu’il dit toujours quand il ne dort pas, et quand il dort, il voit toujours la même chose : un chemin de lune, et il veut aller le long de ce chemin en conversant avec le détenu Ha-Nozri, parce qu’il affirme qu’il n’a pas eu le temps de tout lui dire jadis, en ce lointain jour de printemps, le quatorzième du mois de Nisan. Mais hélas, on ne sait trop pourquoi, il ne parvient pas à aller sur ce chemin, et personne ne vient à lui. Que faire alors ? Il ne lui reste donc plus qu’à converser avec lui-même. Et comme il faut bien un peu de variété, il lui arrive assez souvent d’ajouter à son discours sur la lune que ce qu’il hait le plus au monde, c’est son immortalité et sa célébrité inouïe. Et il ajoute qu’il échangerait volontiers son sort contre celui de ce vagabond déguenillé de Matthieu Lévi.

– Douze mille lunes pour une seule lune jadis, n’est-ce pas vraiment trop ? demanda Marguerite.

– Quoi ? C’est l’histoire de Frieda qui recommence ? Mais soyez rassurée, Marguerite. Toutes choses seront comme il se doit car telle est la loi du monde.

– Délivrez-le ! cria brusquement Marguerite de la voix perçante qu’elle avait quand elle était sorcière.

À ce cri, un rocher se détacha de la montagne et dégringola dans un ravin sans fond, dont les parois retentirent longuement du fracas de sa chute. Marguerite n’aurait pu dire, d’ailleurs, si ce fracas était dû à la chute du rocher, ou au rire de Satan. Quoi qu’il en soit, Woland riait en regardant Marguerite.

– Inutile de crier dans la montagne, dit-il. De toute manière, il est habitué aux éboulements, et il y a longtemps que cela ne le fait même plus sursauter. Vous ne pouvez pas intercéder pour lui, Marguerite, pour la bonne raison que celui avec qui il désire tant parler l’a déjà fait.

Woland se tourna de nouveau vers le Maître et dit :

– Eh bien, maintenant, vous pouvez terminer votre roman en une phrase !

On eût dit que le Maître attendait ce moment, tandis que, debout et immobile, il regardait le procurateur. Il joignit les mains en porte-voix, et cria de telle sorte que l’écho roula par les montagnes sans arbres et sans vie :

– Tu es libre ! Libre ! Il t’attend !

Les monts transformèrent la voix du Maître en un tonnerre, et ce tonnerre provoqua leur ruine. Les infernales parois rocheuses s’effondrèrent. Seule la plate-forme au fauteuil de pierre demeura debout. Dans le gouffre noir où les murailles s’étaient écroulées s’alluma une ville immense que dominaient des idoles étincelantes, dressées au-dessus d’un jardin qui, au cours de milliers de lunes, avait poussé avec une luxuriance fantastique. Et voici que la longue attente du procurateur était récompensée et que le chemin de lune était là qui s’étendait aux portes du jardin. Le chien aux oreilles pointues fut le premier à s’y lancer. L’homme au manteau blanc et à la sanglante doublure se leva de son fauteuil et cria quelque chose d’une voix rauque et cassée. On ne pouvait discerner s’il pleurait ou s’il riait, ni le sens de ses cris. On put seulement constater qu’à la suite de son fidèle gardien, il s’élança à son tour, frénétiquement, sur le chemin de lune.

– Et moi, dois-je le suivre ? demanda anxieusement le Maître, en touchant ses rênes.

– Non, répondit Woland. À quoi bon se précipiter sur les traces de ce qui n’est déjà plus ?

– Alors, je dois aller là-bas ? dit le Maître en se retournant pour désigner, surgie soudain des lointains, la ville qu’ils venaient de quitter avec ses monastères aux tours semblables à des jouets de massepain et les mille éclats de soleil brisé qui étincelaient aux vitres des maisons.

– Non plus, répondit Woland, dont la voix épaissie coula sur les rochers. Maître romantique ! Celui qu’aspire tant à voir le héros imaginé par vous et que vous venez de délivrer, celui-là a lu votre roman. (Woland se tourna vers Marguerite :) Marguerite Nikolaïevna ! On est forcé d’admettre que vous avez essayé d’imaginer, pour le Maître, le meilleur avenir ; mais, en vérité, ce que je vous propose, et ce que Yeshoua a demandé pour vous, est encore meilleur ! (Woland se pencha sur sa selle pour se rapprocher du Maître :) Laissez-les seuls tous les deux, dit-il, en montrant la direction prise par le procurateur. Ne les dérangeons pas. Peut-être arriveront-ils enfin à se mettre d’accord sur quelque chose… (Woland fit un geste de la main, et Jérusalem s’éteignit.) Et là-bas, c’est la même chose, dit Woland en se retournant. Que feriez-vous dans le sous-sol ? (Les éclats du soleil s’éteignirent à leur tour.) À quoi bon ? continua Woland d’une voix douce et convaincante. Ô Maître trois fois romantique ! N’avez-vous pas envie, l’après-midi, de vous promener avec votre amie sous les cerisiers, qui commencent à fleurir, et le soir, d’écouter de la musique de Schubert ? N’auriez-vous aucun plaisir à écrire, à la lueur des chandelles, avec une plume d’oie ? Ne voudriez-vous pas, comme Faust, vous pencher sur une cornue avec l’espoir de réussir à modeler un nouvel homuncule ? Alors là-bas, là-bas ! Là-bas, il y a déjà une maison qui vous attend, et un vieux serviteur, et les bougies sont déjà allumées, et elles seront bientôt éteintes, parce que, bientôt, l’aube se lèvera pour vous. Prenez ce chemin, Maître, prenez ce chemin ! Et adieu, car pour moi, il est temps !

– Adieu ! lancèrent d’une seule voix le Maître et Marguerite.

Et insoucieux des routes et des chemins, le noir Woland se précipita à grand fracas dans l’abîme, suivi de sa bruyante escorte. Alentour, il n’y eut plus ni rochers, ni plateau, ni chemin de lune, ni Jérusalem. Les chevaux noirs avaient disparu aussi. Et le Maître et Marguerite virent se lever l’aube promise. Elle succéda immédiatement à la pleine lune de minuit. Le Maître marchait avec son amie, dans l’éblouissement des premiers rayons du matin, sur un petit pont de pierres moussues. Ils le franchirent. Le ruisseau resta en arrière des amants fidèles, et ils s’engagèrent dans une allée sablée.

– Écoute ce silence, dit Marguerite, tandis que le sable bruissait légèrement sous ses pieds nus, écoute, et jouis de ce que tu n’as jamais eu de ta vie – le calme. Regarde, devant toi, voilà la maison éternelle que tu as reçue en récompense. Je vois déjà une fenêtre à l’italienne, et les vrilles d’une vigne vierge, qui grimpe jusqu’au toit. Voilà ta maison, ta maison pour l’éternité. Je sais que ce soir, ceux que tu aimes viendront te voir – ceux qui t’intéressent et qui ne te causeront aucune inquiétude. Ils joueront de la musique, ils chanteront pour toi, et tu verras : quelle lumière dans la chambre, quand brûleront les chandelles ! Tu t’endormiras, avec ton éternel vieux bonnet de nuit tout taché, tu t’endormiras avec le sourire aux lèvres. Ton sommeil te donnera des forces, et tu te mettras à raisonner sagement. Et tu n’auras plus jamais l’idée de me chasser. Quelqu’un veillera sur ton sommeil, et ce sera moi.

Ainsi parla Marguerite, en se dirigeant avec le Maître vers leur maison éternelle, et le Maître eut le sentiment que les paroles de Marguerite coulaient comme un filet d’eau, comme coulait en murmurant le ruisseau qu’ils avaient laissé derrière eux.

Et la mémoire du Maître, cette mémoire inquiète, percée de mille aiguilles, commença à s’éteindre. Quelqu’un rendait la liberté au Maître, comme lui-même venait de rendre la liberté au héros créé par lui : ce héros parti dans l’infini, parti sans retour, ce fils d’un roi astrologue qui, en cette nuit du samedi au dimanche, avait reçu sa grâce, le cruel cinquième procurateur de Judée, le chevalier Ponce Pilate.

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