Cet essai date de 1939. Le lecteur devra s’en souvenir pour juger de ce que pourrait être l’Oran d’aujourd’hui. Des protestations passionnées venues de cette belle ville m’assurent en effet qu’il a été (ou sera) porté remède à toutes les imperfections. Les beautés que cet essai exalte, au contraire, ont été jalousement protégées. Cité heureuse et réaliste, Oran désormais n’a plus besoin d’écrivains: elle attend des touristes.
à Pierre Galindo
Il n’y a plus de déserts. Il n’y a plus d’îles. Le besoin pourtant s’en fait sentir. Pour comprendre le monde, il faut parfois se détourner; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance. Mais où trouver la solitude nécessaire à la force, la longue respiration où l’esprit se rassemble et le courage se mesure? Il reste les grandes villes. Simplement, il y faut encore des conditions.
Les villes que l’Europe nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé. Une oreille exercée peut y percevoir des bruits d’ailes, une palpitation d’âmes. On y sent le vertige des siècles, des révolutions, de la gloire. On s’y souvient que l’Occident s’est forgé dans les clameurs. Cela ne fait pas assez de silence.
Paris est souvent un désert pour le cœur, mais à certaines heures, du haut du Père-Lachaise, souffle un vent de révolution qui remplit soudain ce désert de drapeaux et de grandeurs vaincues. Ainsi de quelques villes espagnoles, de Florence ou de Prague. Salzbourg serait paisible sans Mozart. Mais, de loin en loin, court sur la Salzach le grand cri orgueilleux de don Juan plongeant aux enfers. Vienne paraît plus silencieuse, c’est une jeune fille parmi les villes. Les pierres n’y ont pas plus de trois siècles et leur jeunesse ignore la mélancolie. Mais Vienne est à un carrefour d’histoire. Autour d’elle retentissent des chocs d’empires. Certains soirs où le ciel se couvre de sang, les chevaux de pierre, sur les monuments du Ring[1], semblent s'envoler. Dans cet instant fugitif, où tout parle de puissance et d’histoire, on peut distinctement entendre, sous la ruée des escadrons polonais, la chute fracassante du royaume ottoman. Cela non plus ne fait pas assez de silence.
Certes, c’est bien cette solitude peuplée qu’on vient chercher dans les villes d’Europe. Du moins, les hommes qui savent ce qu’ils ont à faire. Ils peuvent y choisir leur compagnie, la prendre et la laisser. Combien d’esprits se sont trempés dans ce voyage entre leur chambre d’hôtel et les vieilles pierres de l’île Saint-Louis[2]! Il est vrai que d’autres y ont péri d’isolement. Pour les premiers, en tout cas, ils y trouvaient leurs raisons de croître et de s’affirmer. Ils étaient seuls et ils ne l’étaient pas. Des siècles d’histoire et de beauté, le témoignage ardent de mille vies révolues les accompagnaient le long de la Seine et leur parlaient à la fois de traditions et de conquêtes. Mais leur jeunesse les poussait à appeler cette compagnie. Il vient un temps, des époques, où elle est importune. «À nous deux!» s’écrie Rastignac, devant l’énorme moisissure de la ville parisienne. Deux, oui, mais c’est encore trop!
La Place D’Armes à Oran
Le désert lui-même a pris un sens, on l’a surchargé de poésie. Pour toutes les douleurs du monde, c’est un lieu consacré. Ce que le cœur demande à certains moments, au contraire, ce sont justement des lieux sans poésie. Descartes, ayant à méditer, choisit son désert: la ville la plus commerçante de son époque. Il y trouve sa solitude et l’occasion du plus grand, peutêtre, de nos poèmes virils: «Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle.» On peut avoir moins d’ambition et la même nostalgie. Mais Amsterdam, depuis trois siècles, s’est couverte de musées. Pour fuir la poésie et retrouver la paix des pierres, il faut d’autres déserts, d’autres lieux sans âme et sans recours. Oran est l’un de ceux-là.
J’ai souvent entendu des Oranais se plaindre de leur ville: «Il n’y a pas de milieu intéressant.» Eh! parbleu, vous ne le voudriez pas. Quelques bons esprits ont essayé d’acclimater dans ce désert les mœurs d’un autre monde, fidèles à ce principe qu’on ne saurait bien servir l’art ou les idées sans se mettre à plusieurs. Le résultat est tel que les seuls milieux instructifs restent ceux des joueurs de poker, des amateurs de boxe, des boulomanes[3] et des sociétés régionales. Là, du moins, règne le naturel. Après tout, il existe une certaine grandeur qui ne prête pas à l’élévation. Elle est inféconde par état. Et ceux qui désirent la trouver, ils laissent les «milieux» pour descendre dans la rue.
Les rues d’Oran sont vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur. S’il y pleut, c’est le déluge et une mer de boue. Mais pluie ou soleil, les boutiques ont le même air extravagant et absurde. Tout le mauvais goût de l’Europe et de l’Orient s’y est donné rendez-vous. On y trouve, pêle-mêle, des lévriers de marbre, des danseuses au cygne, des Dianes chasseresses[4]en galalithe verte, des lanceurs de disque et des moissonneurs, tout ce qui sert aux cadeaux d’anniversaire ou de mariage, tout le peuple affligeant qu’un génie commercial et farceur ne cesse de susciter sur les dessus de nos cheminées[5]. Mais cette application dans le mauvais goût prend ici une allure baroque qui fait tout pardonner. Voici, offert dans un écrin de poussière, le contenu d’une vitrine: d’affreux modèles en plâtre de pieds torturés, un lot de dessins de Rembrandt «sacrifiés à 150 francs l’un», des «farces-attrapes», des porte-billets tricolores, un pastel du XVIIIe siècle, un bourricot mécanique en peluche, des bouteilles d’eau de Provence pour conserver les olives vertes, et une ignoble vierge en bois, au sourire indécent. (Pour que nul n’en ignore, la «direction» a placé à ses pieds un écriteau: «Vierge en bois.»)
On peut trouver à Oran:
1. Des cafés au comptoir verni de crasse, saupoudré de pattes et d’ailes de mouches, le patron toujours souriant, malgré la salle toujours déserte. Le «petit noir»[6] y coûtait douze sous et le grand, dix-huit.
2. Des boutiques de photographes où la technique n’a pas progressé depuis l’invention du papier sensible. Elles exposent une faune singulière, impossible à rencontrer dans les rues, depuis le pseudo-marin qui s’appuie du coude sur une console, jusqu’à la jeune fille à marier, taille fagotée, bras ballants devant un fond sylvestre. On peut supposer qu’il ne s’agit pas de portraits d’après nature: ce sont des créations.
3. Une édifiante abondance de magasins funéraires. Ce n’est pas qu’à Oran on meure plus qu’ailleurs, mais j’imagine seulement qu’on en fait plus d’histoires.
La sympathique naïveté de ce peuple marchand s’étale jusque dans la publicité. Je lis, sur le prospectus d’un cinéma oranais, l’annonce d’un film de troisième qualité. J’y relève les adjectifs «fastueux», «splendide», «extraordinaire», «prestigieux», «bouleversant» et «formidable». Pour finir, la direction informe le public des sacrifices considérables qu’elle s’est imposés, afin de pouvoir lui présenter cette étonnante «réalisation». Cependant, le prix des places ne sera pas augmenté.
On aurait tort de croire que s’exerce seulement ici le goût de l'exagération propre au Midi[7]. Exactement, les auteurs de ce merveilleux prospectus donnent la preuve de leur sens psychologique. Il s’agit de vaincre l’indifférence et l’apathie profonde qu’on ressent dans ce pays dès qu’il s’agit de choisir entre deux spectacles, deux métiers et, souvent même, deux femmes. On ne se décide que forcé. Et la publicité le sait bien. Elle prendra des proportions américaines, ayant les mêmes raisons, ici et là-bas, de s’exaspérer.
Les rues d’Oran nous renseignent enfin sur les deux plaisirs essentiels de la jeunesse locale: se faire cirer les souliers et promener ces mêmes souliers sur le boulevard. Pour avoir une idée juste de la première de ces voluptés, il faut confier ses chaussures, à dix heures, un dimanche matin, aux cireurs du boulevard Gallieni. Juché sur de hauts fauteuils, on pourra goûter alors cette satisfaction particulière que donne, même à un profane, le spectacle d’hommes amoureux de leur métier comme le sont visiblement les cireurs oranais. Tout est travaillé dans le détail. Plusieurs brosses, trois variétés de chiffons, le cirage combiné à l’essence: on peut croire que l’opération est terminée devant le parfait éclat qui naît sous la brosse douce. Mais la même main acharnée repasse du cirage sur la surface brillante, la frotte, la ternit, conduit la crème jusqu’au cœur des peaux et fait alors jaillir, sous la même brosse, un double et vraiment définitif éclat sorti des profondeurs du cuir.
Les merveilles ainsi obtenues sont ensuite exhibées devant les connaisseurs. Il convient, pour apprécier ces plaisirs tirés du boulevard, d’assister aux bals masqués[8] de la jeunesse qui ont lieu tous les soirs sur les grandes artères de la ville. Entre seize et vingt ans, en effet, les jeunes Oranais de la «Société» empruntent leurs modèles d’élégance au cinéma américain et se travestissent avant d’aller dîner. Chevelure ondulée et gominée, débordant d’un feutre penché sur l’oreille gauche et cassé sur l’œil droit, le cou serré dans un col assez considérable pour prendre le relais des cheveux, le nœud de cravate microscopique soutenu par une épingle rigoureuse, le veston à mi-cuisse et la taille tout près des hanches, le pantalon clair et court, les souliers éclatants sur leur triple semelle, cette jeunesse, tous les soirs, fait sonner sur les trottoirs son imperturbable aplomb et le bout ferré de ses chaussures. Elle s’applique en toutes choses à imiter l’allure, la rondeur et la supériorité de M. Clark Gable. À ce titre, les esprits critiques de la ville surnomment communément ces jeunes gens, par la grâce d’une insouciante prononciation, les «Clarque».
Dans tous les cas, les grands boulevards d’Oran sont envahis, à la fin des après-midi, par une armée de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons[9]. Comme les jeunes Oranaises se sentent promises de tout temps à ces gangsters au cœur tendre, elles affichent également le maquillage et l’élégance des grandes actrices américaines. Les mêmes mauvais esprits les appellent en conséquence des «Marlène». Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit d’oiseaux monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se toisent et s’évaluent, heureux de vivre et de paraître, livrés pour une heure au vertige des existences parfaites. On assiste alors, disent les jaloux, aux réunions de la commission américaine. Mais on sent à ces mots l’amertume des plus de trente ans qui n’ont rien à faire dans ces jeux. Ils méconnaissent ces congrès quotidiens de la jeunesse et du romanesque. Ce sont, en vérité, les parlements d’oiseaux qu’on rencontre dans la littérature hindoue. Mais on n’agite pas sur les boulevards d’Oran le problème de l’être et l’on ne s’inquiète pas du chemin de la perfection. Il ne reste que des battements d’ailes, des roues empanachées, des grâces coquettes et victorieuses, tout l’éclat d’un chant insouciant qui disparaît avec la nuit.
J’entends d’ici Klestakoff: «Il faudra s’occuper de quelque chose d’élevé.» Hélas! il en est bien capable. Qu’on le pousse et il peuplera ce désert avant quelques années. Mais, pour le moment, une âme un peu secrète doit se délivrer dans cette ville facile, avec son défilé de jeunes filles fardées, et cependant incapables d’apprêter l’émotion, simulant si mal la coquetterie que la ruse est tout de suite éventée. S’occuper de quelque chose d’élevé! Voyez plutôt: Santa Cruz ciselée dans le roc, les montagnes, la mer plate, le vent violent et le soleil, les grandes grues du port, les trains, les hangars, les quais et les rampes gigantesques qui gravissent le rocher de la ville, et dans la ville elle-même ces jeux et cet ennui, ce tumulte et cette solitude. Peut-être, en effet, tout cela n’est-il pas assez élevé. Mais le grand prix de ces îles surpeuplées, c’est que le cœur s’y dénude. Le silence n’est plus possible que dans les villes bruyantes. D’Amsterdam, Descartes écrit au vieux Balzac: «Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées.»
Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On s’attend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol, on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais: c’est l’ennui.
Depuis longtemps, les Oranais n’errent plus. Ils ont accepté d’être mangés.
On ne peut pas savoir ce qu’est la pierre sans venir à Oran. Dans cette ville poussiéreuse entre toutes, le caillou est roi. On l’aime tant que les commerçants l’exposent dans leurs vitrines pour maintenir des papiers, ou encore pour la seule montre[10]. On en fait des tas le long des rues, sans doute pour le plaisir des yeux, puisque, un an après, le tas est toujours là. Ce qui, ailleurs, tire sa poésie du végétal, prend ici un visage de pierre. On a soigneusement recouvert de poussière la centaine d’arbres qu’on peut rencontrer dans la ville commerçante. Ce sont des végétaux pétrifiés qui laissent tomber de leurs branches une odeur âcre et poussiéreuse. À Alger, les cimetières arabes ont la douceur que l’on sait. À Oran, au-dessus du ravin Ras-el-Aïn, face à la mer cette fois, ce sont, plaqués contre le ciel bleu[11], des champs de cailloux crayeux et friables où le soleil allume d’aveuglants incendies. Au milieu de ces ossements de la terre, un géranium pourpre, de loin en loin, donne sa vie et son sang frais au paysage. La ville entière s’est figée dans une gangue pierreuse. Vue des Planteurs, l’épaisseur des falaises qui l’enserrent est telle que le paysage devient irréel à force d’être minéral. L’homme en est proscrit. Tant de beauté pesante semble venir d’un autre monde.
Si l’on peut définir le désert un lieu sans âme où le ciel est seul roi, alors Oran attend ses prophètes. Tout autour et au-dessus de la ville, la nature brutale de l’Afrique est en effet parée de ses brûlants prestiges. Elle fait éclater le décor malencontreux dont on la couvre, elle pousse ses cris violents entre chaque maison et au-dessus de tous les toits. Si l’on monte sur une des routes, au flanc de la montagne de Santa-Cruz, ce qui apparaît d’abord, ce sont les cubes dispersés et coloriés d’Oran. Mais un peu plus haut, et déjà les falaises déchiquetées qui entourent le plateau s’accroupissent dans la mer comme des bêtes rouges. Un peu plus haut encore, et de grands tourbillons de soleil et de vent recouvrent, aèrent et confondent la ville débraillée, dispersée sans ordre aux quatre coins d’un paysage rocheux. Ce qui s’oppose ici, c’est la magnifique anarchie humaine et la permanence d’une mer toujours égale. Cela suffit pour que monte vers la route à flanc de coteau[12] une bouleversante odeur de vie.
Le désert a quelque chose d’implacable. Le ciel minéral d’Oran, ses rues et ses arbres dans leur enduit de poussière, tout contribue à créer cet univers épais et impassible où le cœur et l’esprit ne sont jamais distraits d’eux-mêmes, ni de leur seul objet qui est l’homme. Je parle ici de retraites difficiles. On écrit des livres sur Florence ou Athènes. Ces villes ont formé tant d’esprits européens qu’il faut bien qu’elles aient un sens. Elles gardent de quoi attendrir ou exalter. Elles apaisent une certaine faim de l’âme dont l’aliment est le souvenir. Mais comment s’attendrir sur une ville où rien ne sollicite l’esprit, où la laideur même est anonyme, où le passé est réduit à rien? Le vide, l’ennui, un ciel indifférent, quelles sont les séductions de ces lieux? C’est sans doute la solitude et, peut-être, la créature. Pour une certaine race d’hommes, la créature, partout où elle est belle, est une amère patrie. Oran est l’une de ses mille capitales.
Le Central Sporting Club, rue du Fondouk, à Oran, donne une soirée pugilistique dont il affirme qu’elle sera appréciée par les vrais amateurs. En style clair, cela signifie que les boxeurs à l’affiche sont loin d’être des vedettes, que quelques-uns d’entre eux montent sur le ring pour la première fois, et qu’en conséquence on peut compter, sinon sur la science, du moins sur le cœur des adversaires. Un Oranais m’ayant électrisé par la promesse formelle «qu’il y aurait du sang», je me trouve ce soir-là parmi les vrais amateurs.
Apparemment, ceux-ci ne réclament jamais de confort. On a, en effet, dressé un ring au fond d’une sorte de garage crépi à la chaux, couvert de tôle ondulée et violemment éclairé. Des chaises pliantes ont été rangées en carré autour des cordes. Ce sont les «rings d’honneur». On a disposé des sièges dans la longueur, et, au fond de la salle, s’ouvre un vaste espace libre nommé promenoir, en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui s’y trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer de graves accidents[13]. Dans cette caisse rectangulaire respirent un millier d’hommes et deux ou trois femmes – de celles qui, selon mon voisin, tiennent toujours «à se faire remarquer». Tout le monde sue férocement. En attendant les combats d’ «espoirs», un gigantesque pick-up broie du Tino Rossi. C’est la romance avant le meurtre.
La patience d’un véritable amateur est sans limites. La réunion annoncée pour vingt et une heures n’est pas encore commencée à vingt et une heure trente, et personne n’a protesté. Le printemps est chaud, l'odeur d’une humanité en manches de chemise[14] exaltante. On discute ferme parmi les éclatements périodiques des bouchons de limonade et l’inlassable lamentation du chanteur corse. Quelques nouveaux arrivants sont encastrés dans le public, quand un projecteur fait pleuvoir une lumière aveuglante sur le ring. Les combats d’espoirs commencent.
Les espoirs, ou débutants, qui combattent pour le plaisir, ont toujours à cœur de le prouver en se massacrant d’urgence, au mépris de toute technique. Ils n’ont jamais pu durer plus de trois rounds. Le héros de la soirée à cet égard est le jeune «Kid Avion» qui, pour l’ordinaire, vend des billets de loterie aux terrasses des cafés. Son adversaire, en effet, a capoté malencontreusement hors du ring, au début du deuxième round, sous le choc d’un poing manié comme une hélice.
La foule s’est un peu animée, mais c’est encore une politesse. Elle respire avec gravité l’odeur sacrée de l’embrocation. Elle contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés, rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la blancheur du mur, des ombres combattantes. Ce sont les prologues cérémonieux d’une religion sauvage et calculée. La transe ne viendra que plus tard.
Et, justement, le pick-up annonce Amar, «le coriace Oranais qui n’a pas désarmé», contre Pérez, «le puncheur algérois»[15]. Un profane interpréterait mal les hurlements qui accueillent la présentation des boxeurs sur le ring. Il imaginerait quelque combat sensationnel où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public[16]. Au vrai, c'est bien une querelle qu’ils vont vider. Mais il s’agit de celle qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc[17], comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est d’autant plus forte qu’elle ne tient sans doute à rien. Ayant toutes les raisons de s’aimer, elles se détestent en proportion. Les Oranais accusent les Algérois de «chiqué». Les Algérois laissent entendre que les Oranais n'ont pas l’usage du monde[18]. Ce sont là des injures plus sanglantes qu’il n’apparaît, parce qu’elles sont métaphysiques. Et faute de pouvoir s’assiéger, Oran et Alger se rejoignent, luttent et s’injurient sur le terrain du sport, des statistiques et des grands travaux.
C’est donc une page d’histoire qui se déroule sur le ring. Et le coriace Oranais, soutenu par un millier de voix hurlantes, défend contre Pérez une manière de vivre et l’orgueil d’une province. La vérité oblige à dire qu’Amar mène mal sa discussion. Son plaidoyer a un vice de forme: il manque d’allonge. Celui du puncheur algérois, au contraire, a la longueur voulue. Il porte avec persuasion sur l’arcade sourcilière[19] de son contradicteur. L’Oranais pavoise magnifiquement, au milieu des vociférations d’un public déchaîné. Malgré les encouragements répétés de la galerie et de mon voisin, malgré les intrépides «Crève-le», «Donne-lui de l'orge»[20], les insidieux «Coup bas», «Oh! l’arbitre, il a rien vu», les optimistes «Il est pompé», «Il en peut plus», l’Algérois est proclamé vainqueur aux points[21] sous d’interminables huées. Mon voisin, qui parle volontiers d’esprit sportif, applaudit ostensiblement, dans le temps où il me glisse d’une voix éteinte par tant de cris: «Comme ça, il ne pourra pas dire là-bas que les Oranais sont des sauvages.»
Mais, dans la salle, des combats que le programme ne comportait pas ont déjà éclaté. Des chaises sont brandies, la police se fraye un chemin, l’exaltation est à son comble. Pour calmer ces bons esprits et contribuer au retour du silence, la «direction», sans perdre un instant, charge le pick-up de vociférer Sambre-et-Meuse. Pendant quelques minutes, la salle a grande allure. Des grappes confuses de combattants et d’arbitres bénévoles oscillent sous des poignes d’agents, la galerie exulte et réclame la suite par le moyen de cris sauvages, de cocoricos ou de miaulements farceurs noyés dans le fleuve irrésistible de la musique militaire.
Mais il suffit de l’annonce du grand combat pour que le calme revienne. Cela se fait brusquement, sans fioritures, comme des acteurs quittent le plateau, une fois la pièce finie. Avec le plus grand naturel, les chapeaux sont époussetés, les chaises rangées, et tous les visages revêtent sans transition l’expression bienveillante du spectateur honnête qui a payé sa place pour assister à un concert de famille.
Le dernier combat oppose un champion français de la marine à un boxeur oranais. Cette fois, la différence d’allonge est au profit de ce dernier. Mais ses avantages, pendant les premiers rounds, ne remuent pas la foule. Elle cuve son excitation, elle se remet. Son souffle est encore court. Si elle applaudit, la passion n’y est pas. Elle siffle sans animosité. La salle se partage en deux camps, il le faut bien pour la bonne règle. Mais le choix de chacun obéit à cette indifférence qui suit les grandes fatigues. Si le Français «tient», si l’Oranais oublie qu’on n’attaque pas avec la tête, le boxeur est courbé par une bordée de sifflets, mais aussitôt redressé par une salve d’applaudissements. Il faut arriver au septième round pour que le sport revienne à la surface, dans le même temps où les vrais amateurs commencent à émerger de leur fatigue. Le Français, en effet, est allé au tapis et, désireux de regagner des points, s’est rué sur son adversaire. «Ça y est, a dit mon voisin, ça va être la corrida.» En effet, c’est la corrida. Couverts de sueur sous l’éclairage implacable, les deux boxeurs ouvrent leur garde, tapent en fermant les yeux, poussent des épaules et des genoux, échangent leur sang et reniflent de fureur. Du même coup, la salle s’est dressée et scande les efforts de ses deux héros. Elle reçoit les coups, les rend, les fait retentir en mille voix sourdes et haletantes. Les mêmes qui avaient choisi leur favori dans l’indifférence se tiennent dans leur choix par entêtement, et s’y passionnent. Toutes les dix secondes, un cri de mon voisin pénètre dans mon oreille droite: «Vas-y, col bleu[22], allez, marine!» pendant qu’un spectateur devant nous hurle à l’Oranais: «Anda! hombre!»[23] L’homme et le col bleu y vont et, avec eux, dans ce temple de chaux, de tôle et de ciment, une salle tout entière livrée à des dieux au front bas. Chaque coup qui sonne mat sur les pectoraux luisants retentit en vibrations énormes dans le corps même de la foule qui fournit avec les boxeurs son dernier effort.
Dans cette atmosphère, le match nul[24] est mal accueilli. Il contrarie dans le public, en effet, une sensibilité toute manichéenne. Il y a le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu. Il faut avoir raison si l’on n’a pas tort. La conclusion de cette logique impeccable est immédiatement fournie par deux mille poumons énergiques qui accusent les juges d’être vendus, ou achetés. Mais le col bleu est allé embrasser son adversaire sur le ring et boit sa sueur fraternelle. Cela suffit pour que la salle, immédiatement retournée, éclate en applaudissements. Mon voisin a raison: ce ne sont pas des sauvages.
La foule qui s’écoule au-dehors, sous un ciel plein de silence et d’étoiles, vient de livrer le plus épuisant des combats. Elle se tait, disparaît furtivement, sans forces pour l’exégèse. Il y a le bien et le mal, cette religion est sans merci. La cohorte des fidèles n’est plus qu’une assemblée d’ombres noires et blanches qui disparaît dans la nuit. C’est que la force et la violence sont des dieux solitaires. Ils ne donnent rien au souvenir. Ils distribuent, au contraire, leurs miracles à pleines poignées dans le présent. Ils sont à la mesure de ce peuple sans passé qui célèbre ses communions autour des rings. Ce sont des rites un peu difficiles, mais qui simplifient tout. Le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu: à Corinthe, deux temples voisinaient, celui de la Violence et celui de la Nécessité.
Pour bien des raisons qui tiennent autant à l’économie qu’à la métaphysique, on peut dire que le style oranais, s’il en est un, s’est illustré avec force et clarté dans le singulier édifice appelé Maison du Colon. De monuments, Oran ne manque guère[25]. La ville a son compte de maréchaux d’Empire, de ministres et de bienfaiteurs locaux. On les rencontre sur des petites places poussiéreuses, résignés à la pluie comme au soleil, convertis eux aussi à la pierre et à l’ennui. Mais ils représentent cependant des apports extérieurs. Dans cette heureuse barbarie, ce sont les marques regrettables de la civilisation.
Oran, au contraire, s’est élevé à elle-même ses autels et ses rostres. En plein cœur de la ville commerçante, ayant à construire une maison commune pour les innombrables organismes agricoles qui font vivre ce pays, les Oranais ont médité d’y bâtir, dans le sable et la chaux, une image convaincante de leurs vertus: la Maison du Colon. Si l’on en juge par l’édifice, ces vertus sont au nombre de trois: la hardiesse dans le goût, l’amour de la violence, et le sens des synthèses historiques. L’Égypte, Byzance et Munich ont collaboré à la délicate construction d’une pâtisserie figurant une énorme coupe renversée. Des pierres multicolores, du plus vigoureux effet, sont venues encadrer le toit. La vivacité de ces mosaïques est si persuasive qu’au premier abord on ne voit rien, qu’un éblouissement informe. Mais de plus près, et l’attention éveillée, on voit qu’elles ont un sens: un gracieux colon, à nœud papillon et à casque de liège blanc[26], y reçoit l’hommage d’un cortège d’esclaves vêtus à l’antique. L’édifice et ses enluminures ont été enfin placés au milieu d’un carrefour, dans le va-et-vient des petits tramways à nacelle dont la saleté est un des charmes de la ville.
Oran tient beaucoup d’autre part aux deux lions de sa place d’Armes. Depuis 1888, ils trônent de chaque côté de l’escalier municipal. Leur auteur s’appelait Caïn. Ils ont de la majesté et le torse court. On raconte que, la nuit, ils descendent l’un après l’autre de leur socle, tournent silencieusement autour de la place obscure, et, à l’occasion, urinent longuement sous les grands ficus poussiéreux. Ce sont, bien entendu, des on-dit auxquels les Oranais prêtent une oreille complaisante. Mais cela est invraisemblable.
Malgré quelques recherches, je n’ai pu me passionner pour Caïn. J’ai seulement appris qu’il avait la réputation d’un animalier adroit. Cependant, je pense souvent à lui. C’est une pente d’esprit qui vous vient à Oran. Voici un artiste au nom sonore qui a laissé ici une œuvre sans importance. Plusieurs centaines de milliers d’hommes sont familiarisés avec les fauves débonnaires qu’il a placés devant une mairie prétentieuse. C’est une façon comme une autre de réussir en art. Sans doute, ces deux lions, comme des milliers d’œuvres du même genre, témoignent de tout autre chose que de talent. On a pu faire la «Ronde de Nuit», «saint François recevant les stigmates», «David» ou «l’Exaltation de la Fleur». Caïn, lui, a dressé deux mufles hilares sur la place d’une province commerçante, outre-mer. Mais le David croulera un jour avec Florence et les lions seront peut-être sauvés du désastre. Encore une fois, ils témoignent d’autre chose.
Peut-on préciser cette idée? Il y a dans cette œuvre de l’insignifiance et de la solidité. L’esprit n’y est pour rien et la matière pour beaucoup. La médiocrité veut durer par tous les moyens, y compris le bronze. On lui refuse ses droits à l’éternité et elle les prend tous les jours. N’est-ce pas elle, l’éternité? En tout cas, cette persévérance a de quoi émouvoir, et elle porte sa leçon, celle de tous les monuments d’Oran et d’Oran elle-même. Une heure par jour, une fois parmi d’autres, elle vous force à porter attention à ce qui n’a pas d’importance. L’esprit trouve profit à ces retours. C’est un peu son hygiène, et, puisqu’il lui faut absolument ses moments d’humilité, il me semble que cette occasion de s’abêtir est meilleure que d’autres. Tout ce qui est périssable désire durer. Disons donc que tout veut durer. Les œuvres humaines ne signifient rien d’autre et, à cet égard, les lions de Caïn ont les mêmes chances que les ruines d’Angkor[27]. Cela incline à la modestie.
Il est d’autres monuments oranais. Ou du moins, il faut bien leur donner ce nom puisque eux aussi témoignent pour leur ville, et de façon plus significative peut-être. Ce sont les grands travaux qui recouvrent actuellement la côte sur une dizaine de kilomètres. En principe, il s’agit de transformer la plus lumineuse des baies en un port gigantesque. En fait, c’est encore une occasion pour l’homme de se confronter avec la pierre.
Dans les tableaux de certains maîtres flamands on voit revenir avec insistance un thème d’une ampleur admirable: la construction de la Tour de Babel[28]. Ce sont des paysages démesurés, des roches qui escaladent le ciel, des escarpements où foisonnent ouvriers, bêtes, échelles, machines étranges, cordes, traits. L’homme, d’ailleurs, n’est là que pour faire mesurer la grandeur inhumaine du chantier. C’est à cela qu’on pense sur la corniche oranaise, à l’ouest de la ville.
Accrochés à d’immenses pentes, des rails, des wagonnets, des grues, des trains minuscules… Au milieu d’un soleil dévorant, des locomotives pareilles à des jouets contournent d’énormes blocs parmi les sifflets, la poussière et la fumée. Jour et nuit, un peuple de fourmis s’activent sur la carcasse fumante de la montagne. Pendus le long d’une même corde contre le flanc de la falaise, des dizaines d’hommes, le ventre appuyé aux poignées des défonceuses automatiques, tressaillent dans le vide à longueur de journée, et détachent des pans entiers de rochers qui croulent dans la pousière et les grondements. Plus loin, des wagonnets se renversent au-dessus des pentes, et les rochers, déversés brusquement vers la mer, s’élancent et roulent dans l’eau, chaque gros bloc suivi d’une volée de pierres plus légères. À intervalles réguliers, dans le cœur de la nuit, en plein jour, des détonations ébranlent toute la montagne et soulèvent la mer elle-même.
L’homme, au milieu de ce chantier, attaque la pierre de front. Et si l’on pouvait oublier, un instant au moins, le dur esclavage qui rend possible ce travail, il faudrait admirer. Ces pierres, arrachées à la montagne, servent l’homme dans ses desseins. Elles s’accumulent sous les premières vagues, émergent peu à peu et s’ordonnent enfin suivant une jetée, bientôt couverte d’hommes et de machines, qui avancent jour après jour, vers le large. Sans désemparer, d’énormes mâchoires d’acier fouillent le ventre de la falaise, tournent sur elles-mêmes, et viennent dégorger dans l’eau leur tropplein de pierrailles. À mesure que le front de la corniche s’abaisse, la côte entière gagne irrésistiblement sur la mer.
Bien sûr, détruire la pierre n’est pas possible. On la change seulement de place. De toute façon, elle durera plus que les hommes qui s’en servent. Pour le moment, elle appuie leur volonté d’action. Cela même sans doute est inutile. Mais changer les choses de place, c’est le travail des hommes: il faut choisir de faire cela ou rien. Visiblement, les Oranais ont choisi. Devant cette baie indifférente, pendant des années encore, ils entasseront des amas de cailloux le long de la côte. Dans cent ans, c’est-à-dire demain, il faudra recommencer. Mais aujourd’hui ces amoncellements de rochers témoignent pour les hommes au masque de poussière et de sueur qui circulent au milieu d’eux. Les vrais monuments d’Oran, ce sont encore ses pierres.
Il semble que les Oranais soient comme cet ami de Flaubert qui, au moment de mourir, jetant un dernier regard sur cette terre irremplaçable, s’écriait: «Fermez la fenêtre, c’est trop beau.» Ils ont fermé la fenêtre, ils se sont emmurés, ils ont exorcisé le paysage. Mais le Poittevin est mort, et, après lui, les jours ont continué de rejoindre les jours. De même, au-delà des murs jaunes d’Oran, la mer et la terre poursuivent leur dialogue indifférent. Cette permanence dans le monde a toujours eu pour l’homme des prestiges opposés. Elle le désespère et l’exalte. Le monde ne dit jamais qu’une seule chose, et il intéresse, puis il lasse. Mais, à la fin, il l’emporte à force d’obstination. Il a toujours raison.
Déjà, aux portes mêmes d’Oran, la nature hausse le ton. Du côté de Canastel, ce sont d’immenses friches, couvertes de broussailles odorantes. Le soleil et le vent n’y parlent que de solitude. Au-dessus d’Oran, c’est la montagne de Santa Cruz, le plateau et les mille ravins qui y mènent. Des routes, jadis carrossables, s’accrochent au flanc des coteaux qui dominent la mer. Au mois de janvier, certaines sont couvertes de fleurs. Pâquerettes et boutons do’r[29] en font des allées fastueuses, brodées de jaune et de blanc. De Santa Cruz, tout a été dit. Mais si j’avais à en parler, j’oublierais les cortèges sacrés qui gravissent la dure colline, aux grandes fêtes, pour évoquer d’autres pèlerinages. Solitaires, ils cheminent dans la pierre rouge, s’élèvent au-dessus de la baie immobile, et viennent consacrer au dénuement une heure lumineuse et parfaite.
Oran a aussi ses déserts de sable: ses plages. Celles qu’on rencontre, tout près des portes, ne sont solitaires qu’en hiver et au printemps. Ce sont alors des plateaux couverts d’asphodèles, peuplés de petites villas nues, au milieu des fleurs. La mer gronde un peu, en contrebas. Déjà pourtant, le soleil, le vent léger, la blancheur des asphodèles, le bleu cru du ciel, tout laisse imaginer l’été, la jeunesse dorée qui couvre alors la plage, les longues heures sur le sable et la douceur subite des soirs. Chaque année, sur ces rivages, c’est une nouvelle moisson de filles fleurs. Apparemment, elles n’ont qu’une saison. L’année suivante, d’autres corolles chaleureuses les remplacent qui, l’été d’avant, étaient encore des petites filles aux corps durs comme des bourgeons. À onze heures du matin, descendant du plateau, toute cette jeune chair, à peine vêtue d’étoffes bariolées, déferle sur le sable comme une vague multicolore.
Il faut aller plus loin (singulièrement près, cependant, de ce lieu où deux cent mille hommes tournent en rond) pour découvrir un paysage toujours vierge: de longues dunes désertes où le passage des hommes n’a laissé d’autres traces qu’une cabane vermoulue. De loin en loin, un berger arabe fait avancer sur le sommet des dunes les taches noires et beiges de son troupeau de chèvres. Sur ces plages d’Oranie, tous les matins d’été ont l’air d’être les premiers du monde. Tous les crépuscules semblent être les derniers, agonies solennelles annoncées au coucher du soleil par une dernière lumière qui fonce toutes les teintes. La mer est outremer, la route couleur de sang caillé, la plage jaune. Tout disparaît avec le soleil vert; une heure plus tard, les dunes ruissellent de lune. Ce sont alors des nuits sans mesure sous une pluie d’étoiles. Des orages les traversent parfois, et les éclairs coulent le long des dunes, pâlissent le ciel, mettent sur le sable et dans les yeux des lueurs orangées.
Mais ceci ne peut se partager. Il faut l’avoir vécu. Tant de solitude et de grandeur donne à ces lieux un visage inoubliable. Dans la petite aube tiède, passé les premières vagues encore noires et amères, c’est un être neuf qui fend l’eau, si lourde à porter, de la nuit. Le souvenir de ces joies ne me les fait pas regretter et je reconnais ainsi qu’elles étaient bonnes. Après tant d’années, elles durent encore, quelque part dans ce cœur aux fidélités pourtant difficiles. Et je sais qu’aujourd’hui, sur la dune déserte, si je veux m’y rendre, le même ciel déversera encore sa cargaison de souffles et d’étoiles. Ce sont ici les terres de l’innocence.
Mais l’innocence a besoin du sable et des pierres. Et l’homme a désappris d’y vivre. Il faut le croire du moins, puisqu’il s’est retranché dans cette ville singulière où dort l’ennui. Cependant, c’est cette confrontation qui fait le prix d’Oran. Capitale de l’ennui, assiégée par l’innocence et la beauté, l’armée qui l’enserre a autant de soldats que de pierres. Dans la ville, et à certaines heures, pourtant, quelle tentation de passer à l’ennemi! quelle tentation de s’identifier à ces pierres, de se confondre avec cet univers brûlant et impassible qui défie l’histoire et ses agitations! Cela est vain sans doute. Mais il y a dans chaque homme un instinct profond qui n’est ni celui de la destruction ni celui de la création. Il s’agit seulement de ne ressembler à rien. À l’ombre des murs chauds d’Oran, sur son asphalte poussiéreux, on entend parfois cette invitation. Il semble que, pour un temps, les esprits qui y cèdent ne soient jamais frustrés. Ce sont les ténèbres d’Eurydice et le sommeil d’Isis. Voici les déserts où la pensée va se reprendre, la main fraîche du soir sur un cœur agité. Sur cette Montagne des Oliviers, la veille est inutile; l’esprit rejoint et approuve les Apôtres endormis. Avaient-ils vraiment tort? Ils ont eu tout de même leur révélation.
Pensons à Çakya-Mouni[30] au désert. Il y demeura de longues années, accroupi, immobile et les yeux au ciel. Les dieux eux-mêmes lui enviaient cette sagesse et ce destin de pierre. Dans ses mains tendues et raidies, les hirondelles avaient fait leur nid. Mais, un jour, elles s’envolèrent à l’appel de terres lointaines. Et celui qui avait tué en lui désir et volonté, gloire et douleur, se mit à pleurer. Il arrive ainsi que des fleurs poussent sur le rocher. Oui, consentons à la pierre quand il le faut. Ce secret et ce transport que nous demandons aux visages, elle peut aussi nous les donner. Sans doute, cela ne saurait durer. Mais qu’est-ce donc qui peut durer? Le secret des visages s’évanouit et nous voilà relancés dans la chaîne des désirs. Et si la pierre ne peut pas plus pour nous que le cœur humain, elle peut du moins juste autant.
«N’être rien!» Pendant des millénaires, ce grand cri a soulevé des millions d’hommes en révolte contre le désir et la douleur. Ses échos sont venus mourir jusqu’ici, à travers les siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du monde. Ils rebondissent encore sourdement contre les falaises compactes d’Oran. Tout le monde, dans ce pays, suit, sans le savoir, ce conseil. Bien entendu, c’est à peu près en vain. Le néant ne s’atteint pas plus que l’absolu. Mais puisque nous recevons, comme autant de grâces, les signes éternels que nous apportent les roses ou la souffrance humaine, ne rejetons pas non plus les rares invitations au sommeil que nous dispense la terre. Les unes ont autant de vérité que les autres.
Voilà, peut-être, le fil d’Ariane de cette ville somnambule et frénétique. On y apprend les vertus, toutes provisoires, d’un certain ennui. Pour être épargné, il faut dire «oui» au Minotaure. C’est une vieille et féconde sagesse. Audessus de la mer, silencieuse au pied des falaises rouges, il suffit de se tenir dans un juste équilibre, à mi-distance des deux caps massifs qui, à droite et à gauche, baignent dans l’eau claire. Dans le halètement d’un garde-côte, qui rampe sur l’eau du large, baigné de lumière radieuse, on entend distinctement alors l’appel étouffé de forces inhumaines et étincelantes: c’est l’adieu du Minotaure.
Il est midi, le jour lui-même est en balance[31]. Son rite accompli, le voyageur reçoit le prix de sa délivrance: la petite pierre, sèche et douce comme un asphodèle, qu’il ramasse sur la falaise. Pour l’initié, le monde n’est pas plus lourd à porter que cette pierre. La tâche d’Atlas est facile, il suffit de choisir son heure. On comprend alors que pour une heure, un mois, un an, ces rivages peuvent se prêter à la liberté. Ils accueillent pêle-mêle, et sans les regarder, le moine, le fonctionnaire ou le conquérant. Il y a des jours où j’attendais de rencontrer, dans les rues d’Oran, Descartes ou César Borgia. Cela n’est pas arrivé. Mais un autre sera peut-être plus heureux. Une grande action, une grande œuvre, la méditation virile demandaient autrefois la solitude des sables ou du couvent. On y menait les veillées d’armes de l’esprit. Où les célébrerait-on mieux maintenant que dans le vide d’une grande ville installée pour longtemps dans la beauté sans esprit?
Voici la petite pierre, douce comme un asphodèle. Elle est au commencement de tout. Les fleurs, les larmes (si on y tient), les départs et les luttes sont pour demain. Au milieu de la journée, quand le ciel ouvre ses fontaines de lumière dans l’espace immense et sonore, tous les caps de la côte ont l’air d’une flottille en partance. Ces lourds galions de roc et de lumière tremblent sur leurs quilles, comme s’ils se préparaient à cingler vers des îles de soleil. O matins d’Oranie! Du haut des plateaux, les hirondelles plongent dans d’immenses cuves où l’air bouillonne. La côte entière est prête au départ, un frémissement d’aventure la parcourt. Demain, peut-être, nous partirons ensemble.