TROISIÈME PARTIE

1

La vallée était sombre et silencieuse. Du côté nord de la rivière, j’aperçus un feu rouge qui s’éclaira par deux fois, puis plus rien.

Quelques secondes après, j’entendis au fond de la cité le grondement des tambours de treuils et la ville se mit lentement en mouvement. Le son se répercutait dans toute la vallée.

J’étais allongé avec une trentaine d’autres hommes dans la broussaille qui couvrait le flanc de la colline. J’avais été provisoirement mobilisé dans la milice pour cette traversée, la plus dangereuse de l’histoire de la cité. On s’attendait à l’attaque d’un instant à l’autre. On avait estimé que si la ville parvenait sur la rive nord de la rivière, la nature du terrain environnant lui permettrait de se défendre assez longtemps pour que les voies soient poussées au moins jusqu’au point le plus élevé du col qui menait au nord par-dessus les collines. Une fois là, on pensait qu’elle serait encore en mesure de se protéger pendant la pose du tronçon de voies suivant.

Nous savions que dans un coin de la vallée étaient massés environ cent cinquante tooks, tous armés de fusils. Cela représentait une puissance formidable. La cité ne possédait que douze fusils pris aux tooks, mais les munitions avaient été épuisées pendant la deuxième attaque. Nos seules armes pratiques étaient les arbalètes – mortelles à courte portée – ainsi que la connaissance de l’importance du service de renseignement. Ce dernier nous avait permis de préparer la contre-attaque à laquelle je devais prendre part.

Il y avait quelques heures, à la tombée de la nuit, que nous avions occupé cette position dominant la vallée. La force de défense principale se composait de trois rangs d’arbalétriers déployés autour de la ville. Ils battraient en retraite quand celle-ci s’engagerait sur le pont et formeraient un hérisson défensif autour des voies. Les tooks concentreraient donc leur tir sur ces hommes, et c’est à ce moment que nous les prendrions en embuscade.

Si la chance était de notre côté, la contre-attaque ne serait pas indispensable. La construction du pont s’était achevée plus vite que prévu et l’on espérait que la ville serait en sûreté de l’autre côté sous le couvert de la nuit avant que les tooks s’en soient aperçus.

Toutefois, dans le calme de la vallée, il n’y avait pas à se méprendre sur le bruit des treuils.

Le bord avant de la ville atteignait juste l’entrée du pont lorsque retentirent les premières détonations. Je plaçai un carreau sur mon arbalète et mis le doigt sur le cran de sûreté.

La nuit était nuageuse et la visibilité faible. J’avais vu les éclairs des coups de feu et j’estimai que les tooks étaient disposés en demi-cercle à cent mètres environ de nos hommes. Impossible de deviner si leurs coups avaient porté, mais pour l’instant, il n’y avait pas de riposte.

D’autres coups de fusil claquèrent, ce qui signifiait que les tooks se rapprochaient. La ville était à demi engagée sur le pont… et continuait d’avancer très lentement.

D’en bas monta un ordre lointain :

— Lumières !

Aussitôt une batterie de huit lampes à arc placées en arrière de la ville fut allumée, projetant ses rayons par-dessus les têtes des arbalétriers, sur le terrain environnant. Les tooks étaient là, complètement à découvert.

Le premier rang d’arbalétriers lâcha ses traits, se coucha pour recharger. La deuxième ligne tira, se baissa et rechargea. La troisième rangée tira à son tour et rechargea.

Sous l’effet de la surprise, les tooks avaient subi des pertes, mais ils se plaquèrent au sol et déclenchèrent un feu nourri sur les défenseurs, dont les silhouettes se détachaient en noir sur le fond de lumière.

— Éteignez !

L’obscurité fut soudaine et les arbalétriers se dispersèrent. Quelques secondes après, les projecteurs se rallumaient et les défenseurs, depuis leurs nouvelles positions, décochèrent leurs carreaux.

Une fois encore, les tooks, désorientés, subirent des pertes. Les lumières s’éteignirent encore et les miliciens regagnèrent leur position de départ. La manœuvre se répéta.

Sur un ordre les projecteurs s’éclairèrent, révélant les tooks qui montaient à la charge. La ville était entièrement sur le pont.

Une explosion violente, puis un jet de flammes lécha le flanc de la ville. Un instant après, une seconde explosion eut lieu sur le pont même et les flammes se communiquèrent aux poutres sèches du pont sur tréteaux.

— Force de réserve !Prête !

Je me levai et attendis les ordres. Je n’avais plus peur et la nervosité de l’attente avait disparu.

— En avant !

Les lampes à arc brûlaient toujours et nous voyions clairement les tooks. La plupart d’entre eux étaient au corps à corps avec notre défense principale, mais d’autres, couchés au sol, visaient avec soin le haut de la ville. Deux des projecteurs, frappés en plein centre, s’éteignirent.

Les flammes s’étendaient sur le pont et au long des murailles.

Je vis près de la berge un took qui ramenait le bras en arrière pour lancer un cylindre de métal. Je n’étais pas à plus de vingt mètres de lui. Je visai, lâchai mon carreau… et atteignis l’homme en pleine poitrine. La bombe incendiaire roula à quelques mètres de lui et éclata avec une gerbe de flammes.

Comme nous l’avions espéré, notre contre-attaque fut une surprise totale pour l’ennemi. Nous abattîmes encore trois des assaillants… mais ils rompirent soudain pour s’enfuir à l’est et disparurent dans les ombres de la vallée.

Une terrible confusion régna pendant quelques minutes. La ville était en feu et sous le pont deux incendies faisaient rage. L’un des foyers se trouvait sous la ville même, et l’autre à quelques mètres en arrière. Il était de toute évidence urgent de lutter contre le feu ; cependant nous n’avions aucune certitude que tous les tooks se fussent repliés.

La ville poursuivait sa progression, mais aux endroits du pont où le feu faisait rage, des poutres entières tombaient dans la rivière.

L’ordre fut promptement rétabli. Un officier de la milice lança quelques ordres et les hommes se séparèrent en deux groupes. L’un d’eux se mit en position de défense autour des voies, et je me joignis à l’autre, qui allait lutter contre l’incendie du pont.

Après la deuxième attaque – au cours de laquelle les grenades incendiaires avaient été utilisées pour la première fois – des bouches d’incendie avaient été ouvertes dans les parois extérieures de la ville. La plus proche avait été endommagée par une explosion et l’eau se répandait à flots inutilement. Nous en trouvâmes une autre et déroulâmes la courte longueur de manche à eau.

L’incendie des voies était trop fort et la lutte contre ce foyer était presque désespérée. Bien que la cité eût dépassé le point le plus dangereux, trois des galets principaux devaient encore passer sur les poutrelles enflammées… et pendant que nous nous efforcions de lutter contre les flammes, je vis que les rails commençaient à se tordre sous les effets conjugués de la chaleur et du poids.

Un grondement, et une autre poutre s’écroula. La fumée était trop dense. Nous étouffions ; il fallut sortir de sous la ville.

Le feu brûlait toujours sur la superstructure, mais une équipe dans la ville s’en occupait. Les treuils tournaient… la cité s’avançait lentement vers la sécurité relative de la rive nord.

2

À la clarté du matin, on procéda à l’évaluation des dégâts. Pour les vies humaines, la cité s’en tirait assez bien. Trois miliciens avaient été tués par balle et une quinzaine étaient blessés. Dans la ville même, une des bombes incendiaires avait grièvement blessé un homme, et une douzaine d’autres personnes, hommes et femmes, avaient péri asphyxiés par la fumée.

Les dégâts matériels étaient sérieux. Toute une partie des bureaux administratifs avait brûlé et la zone d’habitation était partiellement inutilisable, soit à cause du feu, soit à cause de l’eau répandue.

Sous la ville, le mal était plus grave. Bien que la base fût d’acier, une grande partie de la construction était en bois et des sections entières avaient été calcinées. Les galets arrière de la voie extérieure droite avaient déraillé, et une des grandes roues s’était fendue. Il faudrait l’enlever… sans avoir de quoi la remplacer.

Une fois la ville sur la rive nord, le pont avait continué à brûler et rien n’y était récupérable. Nous avions du même coup perdu plusieurs centaines de mètres de nos précieux rails, gondolés et tordus par la chaleur intense.


Après deux jours passés au-dehors avec les équipes qui récupéraient ce qu’elles pouvaient des rails posés sur la rive sud, je fus convoqué chez Clausewitz.

Je ne m’étais pas encore officiellement présenté à un ancien de la guilde depuis mon retour. À mon idée, le protocole courant des guildes avait été abandonné pour la durée de la crise, et comme je ne voyais pas personnellement le bout de nos difficultés – les attaques ayant causé des retards et l’optimum s’étant encore éloigné – je ne m’étais pas attendu que l’on me rappelât de l’extérieur.

Il régnait parmi les hommes employés au-dehors une humeur inquiétante. À demi désespérés, ils n’en continuaient pas moins à poser les voies en direction du col. L’énergie tranquille que je dépensais lors de mes premières journées à l’extérieur me paraissait bien lointaine. Maintenant, on construisait les voies en dépit de la situation créée par les tooks plutôt que pour satisfaire au besoin qu’avait la ville de survivre en un milieu inconnu.

Dans les équipes des voies, dans la milice, chez les hommes de la traction, il n’était guère question que des attaques. On ne parlait plus de gagner du terrain sur l’optimum ni des dangers que recelait le passé. L’attitude de chacun reflétait l’état de crise que traversait la cité.

Le changement était également visible à l’intérieur.

Les couloirs n’avaient plus leur atmosphère claire, aseptisée, l’ambiance routinière avait disparu.

L’ascenseur ne fonctionnait plus. Dans les passages, nombre de portes principales étaient closes et, en un point, toute la paroi avait disparu – probablement en conséquence de l’incendie – si bien que, en s’y promenant, on voyait l’extérieur. Je me rappelais les récriminations de Victoria, autrefois, et me disais que le secret que les guildes avaient tenté de maintenir dans le passé n’était plus possible.

Le souvenir de Victoria me peinait. Je ne comprenais toujours pas ce qui s’était passé. Dans l’espace de ce qui n’était pour moi que quelques jours, elle avait rejeté l’entente tacite de notre mariage pour poursuivre sa vie sans moi.

Je ne l’avais pas vue depuis mon retour, bien que je me fusse assuré qu’elle était informée de ma présence. Avec la menace extérieure, je n’aurais pas pu la voir, de toute façon, mais il me fallait encore réfléchir à cet aspect de mon existence. La nouvelle qu’elle était enceinte d’un autre homme – on m’avait dit que c’était un administrateur de l’Éducation nommé Yung – ne m’avait pas fait trop mal au début, tout simplement parce que je n’y avais pas cru. Selon moi, une telle situation n’avait pas pu se développer durant le temps que j’avais passé loin d’elle.

J’eus une certaine difficulté à me rendre à la zone des guildes du premier ordre. L’intérieur de la ville s’était transformé de bien des façons.

Partout il semblait y avoir des gens, du bruit et de la crasse. Chaque mètre carré disponible avait été employé pour servir de lieu de couchage et même dans les couloirs, des blessés étaient allongés. On avait abattu des murs et des cloisons et, juste à l’extérieur des quartiers du premier ordre – où se trouvaient précédemment des salles agréablement meublées pour la détente des membres des guildes –, on avait organisé une cuisine de secours.

L’odeur de bois brûlé régnait partout.

Je savais que la ville allait subir une métamorphose fondamentale. Je sentais crouler les anciennes structures des guildes. Bien des gens avaient déjà changé de rôle. En travaillant avec les équipes des voies, j’avais rencontré plusieurs hommes qui se trouvaient pour la première fois hors de la cité, des hommes qui – avant les attaques – travaillaient à la synthèse des aliments, à l’éducation ou à l’administration intérieure. Il était évidemment impossible de recourir à présent à la main-d’œuvre des tooks et il fallait faire appel à tous les bras pour mouvoir la ville. Pourquoi Clausewitz avait précisément choisi ce moment pour me convoquer, je ne le concevais pas.

Il n’était pas dans la salle des Futurs, aussi attendis-je un bout de temps. Une demi-heure, et il n’avait pas encore fait son apparition. Sachant que mes services étaient nécessaires à l’extérieur, je repartis par où j’étais venu.

Je rencontrai Futur Denton dans le passage.

— Vous êtes Mann, du Futur ?

— Oui.

— Nous quittons la ville. Êtes-vous prêt immédiatement ?

— Je devais rencontrer Futur Clausewitz.

— Exact. Il m’envoie à sa place. Savez-vous monter à cheval ?

J’avais oublié les chevaux pendant mon absence.

— Oui.

— Bien. Retrouvez-moi aux écuries dans une heure.

Il entra dans la salle des Futurs.

Avec une heure de liberté devant moi, je me rendis compte que je n’avais rien à faire, personne à voir. Tous mes anciens liens avec la cité étaient rompus… même mes souvenirs de sa forme n’étaient plus conformes à la réalité.

Je me rendis à l’arrière de la ville pour constater en personne l’étendue des dommages causés à la crèche, mais il n’y avait pas grand-chose à voir. Presque toute la superstructure était brûlée ou démolie et les logements des enfants n’existaient plus : on n’y voyait plus que le cadre d’acier de la base de la ville. De là je voyais l’autre côté de la rivière, où avait eu lieu l’attaque. Je me demandai si les tooks recommenceraient. Leur défaite me semblait sévère mais, s’ils nous haïssaient à ce point, un jour ou l’autre ils se reformeraient pour donner un nouvel assaut.

Ce fut alors que le côté très vulnérable de la cité me frappa. Elle n’avait pas été conçue pour repousser une attaque quelconque ; elle se déplaçait lentement ; elle était difficile à manier, construite de matériaux hautement inflammables. Tous les points faibles, les voies, les câbles, la superstructure en bois étaient d’accès facile.

Je me demandais si les tooks soupçonnaient comme il serait aisé de l’anéantir… Il leur suffirait de détruire complètement le matériel de traction, puis d’attendre que le mouvement du sol l’eût emportée lentement vers le sud.

J’y réfléchis quelque temps. Si les gens de l’extérieur ne comprenaient pas la fragilité de la ville, c’était par manque d’information. Les étranges métamorphoses de mes trois compagnes n’avaient sans doute pas été ressenties par elles, subjectivement.

Ici, près de l’optimum, les tooks n’étaient sujets à aucune distorsion perceptible, et les différences entre eux et nous passaient inaperçues. Mais s’ils parvenaient à retenir la ville suffisamment au sud pour qu’on ne puisse la remorquer, ils pourraient juger de l’effet sur ses habitants.

Cependant, pour le moment, la ville était relativement en sûreté. Bordée d’un côté par la rivière et de l’autre par un terrain montant qui ne fournirait aucun moyen de protection aux agresseurs elle occupait une bonne position stratégique.

Avais-je seulement le temps de me procurer des vêtements de rechange ? Je portais les mêmes, nuit et jour, depuis des semaines. Cette pensée me ramena inévitablement à Victoria, à son dégoût de mon uniforme puant après mes sorties au-dehors.

Je retournai me renseigner dans la salle des Futurs. On me dit qu’en temps normal les uniformes étaient faciles à obtenir, mais pas pour le moment. On m’en trouverait un pendant mon absence.

Futur Denton m’attendait quand j’arrivai aux écuries. On me donna un cheval et, sans plus tarder, nous sortîmes de sous la ville pour nous diriger vers le nord.

3

Denton ne parlait guère, si on ne l’interrogeait pas. Il répondait à toutes mes questions, mais nous avions de longues périodes de silence. Je ne trouvais pas cela désagréable… j’avais le temps de réfléchir, et j’en avais grand besoin.

Ce que m’avaient enseigné les guildes à mes débuts restait vrai : j’admettais de déduire moi-même ce que je pouvais de ce que je voyais, plutôt que de me fier à l’interprétation des autres.

Nous suivions le cours prévu pour les voies, qui nous fit longer le flanc de la butte, puis franchir le col. Après, le terrain descendait régulièrement sur une grande distance, suivant le cours d’un ruisseau. La vallée menait à une petite région boisée, derrière laquelle se dessinait une nouvelle chaîne de collines.

— Denton, pourquoi avons-nous quitté la ville à ce moment précis ? demandai-je. On y a sûrement besoin de tous les hommes ?

— Notre travail est toujours important.

— Plus que la défense de la ville ?

— Oui.

Tout en chevauchant, il m’expliqua que l’étude du futur avait été négligée au cours des derniers kilomètres. En partie à cause des combats, en partie parce que la guilde ne comptait plus assez d’hommes.

— Nous avons fait des relevés jusqu’à ces collines, précisa-t-il. Ces arbres… ils constituent une difficulté pour la guilde des Voies et pourraient offrir un abri aux tooks, mais il nous faut du bois. Les collines sont également notées sur la carte jusqu’à deux kilomètres environ, mais plus loin, c’est territoire vierge.

Il me montra la carte dessinée sur un long rouleau de papier et m’en expliqua les symboles. Si je comprenais bien, notre tâche consistait à prolonger le relevé vers le nord. Denton avait un instrument sur un grand trépied de bois, avec lequel il effectuait de temps à autre une lecture, notant tout sur la carte.

Les chevaux étaient lourdement chargés de matériel. Outre des vivres en abondance, et les sacs de couchage, nous avions chacun une arbalète et des carreaux. Il y avait aussi des outils de terrassement, un nécessaire d’analyse chimique, une caméra vidéo miniaturisée et du matériel d’enregistrement. Denton me confia la caméra et m’apprit à l’utiliser.

Il m’expliqua que la méthode appliquée par les Futurs consistait à envoyer – pour une certaine période – un topographe ou une équipe différente au nord de la cité, par des routes diverses. À la fin de l’expédition, chacun avait un relevé détaillé du terrain ainsi qu’un enregistrement en images de son aspect extérieur. Ces documents étaient alors soumis aux Navigateurs qui, en se fondant sur les comptes rendus des autres topographes, décidaient de la route à adopter.

Vers la fin de l’après-midi, Denton fit une sixième halte, et dressa son trépied. Quand il eut pris les distances angulaires des hauteurs environnantes et, à l’aide d’un compas gyroscopique, déterminé le nord vrai, il fixa un pendule à la tête du trépied. Le balancier était pointu à la base et, quand son mouvement eut cessé, Denton prit une échelle graduée en cercles concentriques qu’il posa entre les trois pieds. La pointe était presque exactement au-dessus du repère central.

— Nous sommes à l’optimum, dit-il. Savez-vous ce que cela signifie ?

— Pas au juste.

— Vous êtes descendu dans le passé, n’est-ce pas ? (Je le lui confirmai.) Il faut toujours tenir compte de la force centrifuge sur ce monde. Plus on descend au sud, plus cette force grandit. Elle est toujours présente, partout, au sud de l’optimum, mais en pratique elle n’empêche pas les activités normales jusqu’à vingt kilomètres environ au sud de l’optimum. Plus loin, la cité se heurterait à des problèmes graves.

Il releva de nouveau des indications sur son instrument.

— Douze kilomètres, dit-il. Telle est la distance entre ici et la ville… en d’autres termes, le chemin qu’il lui faut parcourir.

— Comment calcule-t-on l’optimum ? lui demandai-je.

— Par les distorsions zéro de gravité. C’est la norme d’après laquelle nous mesurons la progression de la cité. En termes plus concrets, imaginez-le comme une ligne tracée autour du monde.

— Et l’optimum est en mouvement continu ?

— Non. Il est stationnaire… mais c’est le sol qui s’en éloigne.

— Ah oui !

Nous remballâmes notre matériel pour reprendre la route au nord. Juste avant le coucher du soleil nous campâmes pour la nuit.

4

Les travaux topographiques n’exigeaient pas grand effort mental et, tout en chevauchant lentement vers le nord, je m’aperçus que ma seule véritable préoccupation était de guetter toute manifestation possible d’indigènes hostiles. Denton m’avait bien dit que nous ne serions sans doute pas attaqués, mais nous n’en restions pas moins sur nos gardes.

Je me surpris à songer à ma terrifiante expérience, quand j’avais vu le monde entier étalé devant moi. Vivre cela était une chose, mais le comprendre, c’était une autre paire de manches.

Le troisième jour après notre départ, je me mis soudain à réfléchir à l’instruction que j’avais reçue pendant mon enfance. Je ne sais plus très bien ce qui déclencha ces pensées… peut-être le souvenir récent du choc que j’avais ressenti à voir la crèche entièrement détruite.

J’avais très peu songé à mon instruction depuis ma sortie de la crèche. À l’époque, comme la plupart des enfants, j’avais eu l’impression que l’enseignement qu’on nous dispensait était une sorte de pénitence à laquelle il n’y avait pas moyen d’échapper. Mais en y réfléchissant, une bonne part des connaissances que l’on avait implantées dans nos cervelles rétives prenait à mes yeux une nouvelle dimension.

Par exemple, une des matières qui nous avaient le plus ennuyés, c’était ce que les maîtres appelaient la Géographie. La plupart des cours avaient porté sur les méthodes de topographie et de cartographie. Bien entendu, dans l’espace clos de la crèche, ce ne pouvait être qu’un enseignement théorique. Pourtant ces heures mornes prenaient à présent leur importance. Avec un peu de concentration, en faisant appel à ma mémoire, je perçus rapidement les principes du travail auquel m’exerçait Denton.

Une quantité d’autres matières qui nous avaient été enseignées théoriquement prenaient maintenant dans mon esprit toute leur pertinence. Tout apprenti d’une guilde arrivait nanti de connaissances fondamentales sur les travaux de sa propre guilde, mais possédait en outre des renseignements utiles sur bien d’autres tâches indispensables à la cité.

Rien ne m’avait préparé au labeur purement physique de la pose et de la dépose des voies, mais j’avais eu presque d’instinct la compréhension de la machinerie qui servait à remorquer la ville sur ces voies.

Je n’avais pas du tout apprécié mon service obligatoire dans la milice, mais l’importance – qui m’avait intrigué à l’époque – attribuée à la stratégie durant nos années d’école devait certainement aider par la suite les hommes qui allaient prendre les armes pour la défense de la cité.

Ce train de pensées me conduisit à me demander s’il n’y avait rien eu dans ma formation qui eût pu me préparer à la vision d’un monde fait comme celui-ci.

Les leçons traitant d’astrophysique et d’astronomie nous avaient toujours représenté les planètes comme des sphères. La Terre – non pas notre cité, mais la planète – était décrite comme une sphère un peu aplatie et on nous avait montré des cartes de la surface de ses continents. On ne s’attardait pas à cet aspect des sciences physiques – et j’avais grandi en présumant que le monde sur lequel existait la ville Terre était une sphère semblable à la planète Terre et rien dans notre instruction n’était venu contredire cette hypothèse. Et même, on n’avait jamais discuté ouvertement de la nature du monde.

Je savais que la planète Terre faisait partie d’un système en orbite autour d’un soleil sphérique. Autour de la planète même tournait un satellite sphérique. Ces renseignements restaient purement académiques… et leur manque d’application pratique ne m’avait nullement troublé, même quand j’avais quitté la ville, car il avait toujours été clair qu’ici, les choses étaient différentes. Le soleil et la lune n’étaient pas sphériques, pas plus que le monde sur lequel nous vivions. La question se posait toujours : où étions-nous ?

Peut-être la solution se trouvait-elle dans le passé ?

Ce sujet également avait été traité dans ses grandes lignes, bien que l’histoire portât exclusivement sur la planète Terre. Une grande partie de ce que nous avions appris portait sur les manœuvres militaires et sur les transferts de puissance et de gouvernement d’un état à un autre. Nous savions que sur la planète Terre le temps était mesuré en années et en siècles, et que l’histoire écrite remontait à environ vingt siècles. Peut-être injustement, j’avais acquis l’impression que je n’aurais pas aimé vivre sur la planète Terre, car elle paraissait avoir passé la majeure partie de son existence en querelles, guerres, revendications territoriales et pressions économiques. Le concept de civilisation, très évolué, nous était décrit comme l’état où l’humanité se rassemblait à l’intérieur des cités. Par définition, nous autres, de la cité Terre, étions aussi des civilisés, mais il ne semblait y avoir aucune ressemblance entre notre existence et la leur. La civilisation sur la Terre était faite d’égoïsme et d’avidité… les peuples parvenus à l’état civilisé exploitaient ceux qui en étaient loin. Il y avait sur la planète Terre des pénuries de produits essentiels et les habitants des pays civilisés étaient en mesure de monopoliser ces produits uniquement parce qu’ils étaient économiquement les plus forts. Ce déséquilibre semblait être le point de départ de toutes les querelles.

Et je voyais soudain des parallèles entre notre civilisation et la leur. Sans nul doute, si notre cité était sur le pied de guerre, c’était en raison de la situation des tooks. Et celle-ci était à son tour le résultat de notre système de marchandage. Ce n’était pas avec notre richesse que nous les exploitions, mais nous avions un excédent de produits dont ils étaient démunis : aliments, carburant, matières premières. Notre pénurie, c’était la main-d’œuvre, que nous leur payions avec nos produits excédentaires. Le processus était inversé, mais le résultat était le même.

Toujours suivant la direction de mon raisonnement, je voyais bien que l’histoire de la planète Terre préparait la voie à ceux qui deviendraient membres de la guilde des Échanges, mais cela n’avançait en rien ma compréhension. L’histoire commençait et finissait sur la planète Terre, sans que l’on sût comment la cité se trouvait être sur ce monde, ni comment elle avait été construite, ni qui en avaient été les fondateurs, ni d’où ils étaient venus.

Omission voulue ? Ou connaissances oubliées ?

J’imaginais que nombre de membres des guildes avaient tenté de bâtir leurs propres systèmes de logique et, autant que je sache, ou bien les réponses existaient quelque part au sein de la cité, ou il y avait une hypothèse communément admise que j’ignorais encore. Mais j’avais suivi tout naturellement la voie de nos membres des guildes. La survie sur ce monde était affaire d’initiative : à grande échelle, en remorquant la ville vers le nord, pour l’éloigner de cette stupéfiante région de distorsion en arrière de nous, et à l’échelle personnelle, en me constituant un schéma de vie personnel. Futur Denton était un homme qui se suffisait à lui-même, comme la plupart de ceux que j’avais pu rencontrer. Je voulais m’intégrer à leur groupe et comprendre les choses par moi-même. Sans doute aurais-je pu discuter de mes idées avec Denton, mais je décidai de n’en rien faire.

Le voyage au nord se poursuivait, lent, sinueux. Nous obliquions souvent vers l’est ou l’ouest. Denton relevait parfois notre position par rapport à l’optimum et à aucun moment nous ne fûmes à plus de vingt kilomètres au nord.

Je lui demandai s’il y avait une raison de ne pas nous éloigner davantage dans cette direction, au nord de l’optimum.

— Normalement nous pouvons aller aussi loin que nous le voulons, répondit-il. Mais la ville se trouve dans des circonstances spéciales. Tout en recherchant la route la plus aisée, il nous faut choisir un terrain qui nous permette de nous défendre.


La carte que nous élaborions devenait chaque jour plus étendue et détaillée. Denton me laissait manipuler les instruments quand j’en avais envie et bientôt je m’en tirai aussi bien que lui. J’appris à relever le terrain en triangulation avec l’appareil spécial, à évaluer l’altitude des collines et à calculer notre position par rapport à l’optimum. Je commençais à m’intéresser à la manœuvre de la caméra bien que, pour conserver le courant des accumulateurs, je dusse refréner mon enthousiasme.

La vie était paisible et agréable, loin des tensions de la ville, et je découvrais en Denton, malgré ses longs silences, un homme aimable et intelligent.

Je perdis le compte des jours, vingt peut-être depuis notre départ, mais Denton ne semblait pas manifester la moindre intention de rentrer.

Nous aperçûmes un petit village dans une vallée peu profonde, mais nous restâmes à l’écart. Denton l’indiqua seulement sur la carte avec une estimation de sa population.

Le pays était plus frais, plus verdoyant que ceux auxquels j’étais accoutumé, bien que le soleil fût aussi chaud. Il pleuvait plus souvent dans ce secteur, durant la nuit en général, et il y avait des ruisseaux et des rivières de toutes dimensions.

Denton inscrivait sur sa carte, sans se livrer à des commentaires, tous les aspects, naturels ou modifiés par l’homme, ainsi que toutes les difficultés et facilités de passage pour la ville. Ce n’était pas à nous de décider de la route à prendre… nous devions seulement fournir une image réelle du terrain en avant de la cité. L’atmosphère était reposante, soporifique même, et les beautés naturelles des alentours exerçaient sur moi leur séduction. Je savais que la ville traverserait cette région pendant les kilomètres à venir, mais sans en goûter les avantages. Du point de vue de la cité, la campagne douce et verdoyante aurait tout aussi bien pu être un désert balayé de vent.

Pendant les heures où je n’avais pas à exécuter de travaux, je continuais à me perdre en spéculations. Je n’arrivais pas à oublier l’apparence étrange du monde sur lequel nous nous trouvions. Il avait bien sûr dû figurer quelque part, dans toutes ces années d’instruction que nous avions subies, quelque chose qui devait – subconsciemment – me préparer à cette vision. Nous vivons selon nos croyances – et si l’on pensait tout naturellement que le monde où l’on voyageait était semblable à tout autre, un enseignement quelconque pouvait-il jamais vous préparer à un renversement total de toutes vos conceptions ?

La préparation à cette vision avait commencé le jour où Futur Denton m’avait conduit pour la première fois hors de la ville, pour que je voie de mes propres yeux le soleil, qui n’avait nullement la forme d’une sphère.

Mais je soupçonnais qu’il y avait déjà eu une indication antérieurement.

J’attendis encore quelques jours, retournant le problème en tous sens quand j’en avais le temps. Puis il me vint une idée. Nous campions un soir en terrain découvert près d’une rivière large mais peu profonde. À l’approche du coucher du soleil, je pris la caméra et le magnétophone pour me rendre seul en haut d’un petit tertre à environ un kilomètre de distance. Du sommet, la vue était très dégagée vers le nord-est.

Quand le soleil se rapprocha de l’horizon, le voile atmosphérique en atténua l’éclat, la forme en devint visible : comme toujours, un large disque avec une pointe en haut et une en bas. Je déclenchai la caméra et pris une longue séquence. Je fis ensuite repasser le film, pour m’assurer que l’image était nette.

Je ne m’étais jamais lassé de ce spectacle. Le ciel s’embrasait… Après que le disque principal avait sombré sous l’horizon, la colonne de lumière verticale disparaissait rapidement. Ensuite, pendant quelques minutes, on croyait distinguer un point focal blanc-orangé au centre de la clarté rouge… mais cela cessait bientôt et la nuit arrivait rapidement.

Je déroulai le film une nouvelle fois, observant l’image du soleil sur le minuscule écran de contrôle de l’appareil enregistreur. J’immobilisai l’image, puis réglai le contrôle de contraste, assombrissant l’image jusqu’à ne plus voir que la forme blanche.

C’était là une image en miniature du monde. De mon monde. J’avais déjà vu cette forme auparavant – longtemps avant de quitter les murs de la crèche. Ces courbes symétriques et insolites formaient un dessin d’ensemble que l’on m’avait montré autrefois.

Je restai longtemps les yeux fixés sur l’écran, puis j’eus un remords et coupai le courant pour ménager les batteries. Je ne retournai pas immédiatement au campement. Je cherchais désespérément dans ma mémoire la clé de mon vague souvenir d’une occasion où quelqu’un avait tracé quatre lignes sur un bout de carton et l’avait ensuite levé pour que tous voient l’endroit où la cité Terre luttait pour sa survie.

La carte que nous établissions, Denton et moi, prenait décidément forme.

Dessiné sur le long rouleau de papier fort qu’il avait apporté, le plan ressemblait à un long entonnoir serré, dont le point le plus étroit se trouvait sur la zone boisée sise à deux kilomètres à peu près au nord de l’endroit où était la ville quand nous l’avions quittée. Nos expéditions s’étaient toutes déroulées dans l’entonnoir et nous avaient permis de procéder à des relevés de tous les points remarquables, sous tous les angles, pour que nos renseignements soient aussi précis que possible.

Le travail fut bientôt terminé et Denton m’annonça que nous allions rentrer.

La caméra vidéo renfermait le compte rendu visuel complet, avec recoupements, de tout le terrain que nous avions parcouru. Le Conseil des Navigateurs l’étudierait aussi longtemps qu’il le jugerait nécessaire pour établir la route à suivre. Denton m’annonça que d’autres Futurs partiraient bientôt vers le nord pour dresser une nouvelle carte. Peut-être commencerait-elle également à la zone boisée, pour obliquer de cinq à six degrés à l’est ou à l’ouest… ou, peut-être, si les Navigateurs estimaient qu’il était possible de tracer un itinéraire sûr dans le cadre de nos relevés, la nouvelle carte commencerait-elle en terrain inconnu, devant nous, pour aller plus loin que la limite du futur que nous avions examiné.

Nous repartîmes donc vers la ville. Je m’étais attendu, possédant tous les renseignements requis, que l’on chevauche jour et nuit sans souci de confort ni de risque… mais au contraire, nous continuâmes notre promenade nonchalante dans la campagne.

— Ne devrions-nous pas nous hâter ? finis-je par demander, songeant que Denton traînait peut-être pour quelque raison à laquelle je n’étais pas étranger, et voulant lui prouver que j’étais prêt à foncer.

— Rien n’est jamais pressé dans le futur, me répondit-il.

Je ne discutai pas, mais il m’était revenu à l’esprit que nous étions absents depuis trente jours au moins. Dans ce même temps, le mouvement du sol aurait entraîné la ville encore à cinq kilomètres plus loin de l’optimum. Elle devrait en conséquence parcourir au moins cette distance pour rester dans les limites de sûreté.

Je savais que le territoire non exploré commençait seulement à deux kilomètres environ au-delà de la dernière position de la ville.

Bref, celle-ci devait avoir besoin de nos renseignements.


Le voyage de retour nous prit trois jours. Le dernier jour, alors que nous chargions les chevaux pour repartir vers le sud, le souvenir que je cherchais me revint de lui-même, comme c’est souvent le cas.

Je sentais que j’avais épuisé tous mes souvenirs conscients de l’enseignement de la crèche. Le tri parmi les longs cours académiques que l’on m’avait inculqués avait été aussi vain que les classes elles-mêmes avaient été ennuyeuses. Puis, d’une discipline que je n’avais même pas évoquée, la réponse jaillit.

Je me rappelai une période au cours de mes derniers kilomètres à la crèche – notre maître nous avait amenés aux domaines du calcul infinitésimal. Les mathématiques sous tous leurs aspects avaient éveillé une seule et même réaction chez moi – l’absence d’intérêt entraînant l’absence de succès – et cette danse de figures abstraites ne m’avait nullement paru différente.

L’enseignement portait sur un genre de calcul appelé fonctions, et on nous enseignait à tracer des courbes pour les représenter. C’étaient ces graphiques qui avaient fourni la clé de mon souvenir. J’avais toujours eu un modeste talent de dessinateur et pendant quelques jours mon intérêt s’était éveillé. Pour mourir presque immédiatement, car je découvris que les courbes ne constituaient pas une fin mais seulement le moyen de découvrir d’autres aspects des fonctions… et j’ignorais ce qu’était une fonction.

Un des graphiques avait fait l’objet de discussions fort détaillées.

Il montrait la courbe d’une équation où une valeur était représentée comme la réciproque – ou l’inverse – de l’autre. La courbe était une hyperbole. Une partie en était tracée dans le secteur positif, l’autre dans le négatif. Chaque extrémité de la courbe avait une valeur infinie, positive et négative.

Le maître avait discuté de ce qui se passerait si l’on faisait pivoter le graphique autour de l’un de ses axes. D’abord je n’avais pas compris pourquoi on devait dessiner des graphiques, et ensuite que l’on pouvait les faire tourner, et j’avais subi une nouvelle attaque de rêverie éveillée. Toutefois j’avais remarqué que le maître avait esquissé sur un grand morceau de carton l’aspect qu’aurait eu un corps solide une fois cette rotation effectuée.

Le produit était un objet impossible : un solide composé d’un disque de rayon infini et deux « clochers » ou pointes hyperboliques au-dessus et au-dessous du disque, chacun des deux allant s’amincissant vers un point infiniment distant.

Ce n’était qu’une abstraction mathématique et par conséquent cela ne présentait pas pour moi à l’époque plus d’intérêt que les autres formes de calcul.

Toutefois, ce n’était pas sans raison qu’on nous avait enseigné cette impossibilité. En accord avec la manière indirecte dont on nous éduquait, j’avais entrevu, ce jour-là, la forme du monde où je vivais.

5

Denton et moi passions à travers le bois au pied de la rangée de collines… et là, devant nous, c’était le col.

Je tirai involontairement les rênes pour arrêter ma monture.

— La ville ! fis-je. Où est-elle ?

— Toujours près de la rivière, j’imagine.

— Alors elle a dû être détruite…

Il ne pouvait y avoir d’autre explication. Si la ville n’avait pas bougé durant ces trente jours, seule une nouvelle attaque avait pu la retarder. Dès à présent, elle aurait dû occuper sa nouvelle position dans le col.

Denton m’observait avec une expression amusée.

— Est-ce la première fois que vous allez aussi loin au nord de l’optimum ? me demanda-t-il.

— C’est exact.

— Mais vous avez voyagé dans le passé. Qu’est-il arrivé quand vous êtes revenu à la ville ?

— Une attaque était en cours…

— Oui… mais combien de temps s’était écoulé ?

— Plus de cent dix kilomètres.

— Était-ce davantage que vous n’aviez pensé ?

— Oui. Je pensais n’être resté absent que quelques jours… soit trois ou quatre kilomètres dans le temps.

— Bon. (Denton se remit en route et je le suivis.) Le contraire se produit si vous allez au nord de l’optimum.

— Que voulez-vous dire ?

— Personne ne vous a jamais parlé des valeurs subjectives du temps ? (Mon expression d’ahurissement lui répondit.) Si vous allez n’importe où au sud de l’optimum, le temps subjectif se ralentit. Plus vous allez au sud, plus c’est sensible. Dans la ville l’échelle temporelle est plus ou moins normale tant qu’elle est proche de l’optimum, si bien qu’à votre retour du passé, il vous semble que la ville a beaucoup plus avancé qu’il n’est possible.

— Mais nous étions au nord ?

— Oui, et c’est l’effet opposé. Pendant que nous chevauchons au nord, notre échelle de temps subjective s’accélère, si bien que la cité ne paraît pas avoir bougé du tout. D’après mon expérience je pense que vous vous apercevrez qu’il ne s’est écoulé que quatre jours environ dans la ville pendant notre absence. C’est difficile à calculer pour le moment, car la cité elle-même est plus au sud de l’optimum que l’ordinaire.

Je restai quelques instants silencieux, m’efforçant de digérer cette idée. Puis je demandai :

— Donc, si la ville elle-même pouvait passer au nord de l’optimum, elle n’aurait plus autant de kilomètres à parcourir ? Elle pourrait s’immobiliser ?

— Non. Il faut qu’elle se déplace toujours.

— Mais si le lieu où nous étions ralentit le temps, la ville trouverait avantage à y séjourner.

— Non, fit-il encore. L’élément différentiel dans le temps subjectif est relatif.

— Je ne comprends pas, dis-je avec franchise.

Nous remontions à présent la vallée en direction du col. Dans quelques minutes nous verrions la ville, si elle était vraiment où Denton l’avait affirmé.

— Deux facteurs interviennent. L’un est le mouvement du sol. L’autre joue sur le changement subjectif des valeurs du temps de chacun de nous. Les deux sont des absolus, mais il n’y a pas nécessairement de lien entre eux, pour autant que nous sachions.

— Alors, pourquoi…

— Écoutez. Le sol se déplace matériellement. Dans le nord, il le fait lentement – et plus loin on va au nord, plus ce déplacement est lent – dans le sud, il est plus rapide. S’il était possible d’atteindre le point le plus au nord, nous pensons que le sol ne bougerait pas du tout. Inversement nous estimons que le mouvement s’accélère jusqu’à une vitesse infinie à l’extrémité la plus éloignée au sud du monde.

— J’y suis allé, lui déclarai-je. À l’extrémité la plus éloignée.

— Vous avez parcouru… quoi ? soixante kilomètres ? Peut-être par accident, plus ? C’était assez loin pour que vous sentiez les effets… mais seulement le commencement de la réalité. Nous parlons en millions de kilomètres. Des millions, littéralement. Beaucoup plus même, diraient certains. Destaine, le fondateur de la cité, pensait que le monde avait des dimensions infinies.

— Mais la cité n’aurait qu’à avancer de quelques kilomètres de plus pour passer au nord de l’optimum, objectai-je.

— C’est exact… et la vie en serait beaucoup facilitée. Nous devrions encore la déplacer, mais pas si souvent et pas si loin. Toutefois, la difficulté, c’est que le mieux que nous puissions faire, est de nous maintenir à la hauteur de l’optimum.

— Qu’a-t-il de spécial, cet optimum ?

— C’est là que les conditions sur ce monde sont les plus voisines de celles de la planète Terre. Au point optimum, nos valeurs subjectives de temps sont normales. En outre, une journée dure vingt-quatre heures. Partout ailleurs sur ce monde, le temps subjectif détermine des jours un peu plus longs ou un peu plus courts. La vélocité du sol à l’optimum est d’environ un kilomètre tous les dix jours. L’optimum est important parce que sur un monde comme celui-ci, où il existe tant de variables, il nous faut une constante. Ne confondez pas les kilomètres-distance avec les kilomètres-temps. Nous disons que la ville a avancé de tant de kilomètres, alors que nous voulons vraiment dire que dix fois ce nombre de jours de vingt-quatre heures s’est écoulé. Ainsi, du point de vue de la réalité, nous n’aurions rien à gagner à nous trouver au nord de l’optimum.

Nous étions maintenant parvenus au point le plus élevé du col. On avait dressé les supports de câble et la cité était en cours de remorquage. La milice était très en vue, montant la garde non seulement autour de la ville, mais aussi de part et d’autre des voies. Nous décidâmes de ne pas aller jusqu’à la ville, mais d’attendre près des supports que la traction ait pris fin.

— Avez-vous lu la Directive de Destaine ? me demanda soudain Denton.

— Non. J’en ai entendu parler. Dans le serment.

— Exact. Clausewitz en a une copie. Vous devriez la lire si vous êtes membre de la guilde. Destaine a formulé les règles de survie sur ce monde et personne n’a jamais vu de raison de les changer. Cela vous ferait un peu mieux comprendre le monde, je crois.

— Destaine l’avait-il compris, lui ?

— Je le pense.

Il fallut encore une heure pour que le remorquage s’achève. Les tooks n’intervinrent pas et en fait, on ne les aperçut même pas. Je remarquai que plusieurs miliciens étaient à présent armés de fusils, probablement récupérés sur les tooks tués lors du dernier combat.

Une fois en ville, j’allai immédiatement consulter le calendrier central et découvris que, pendant notre expédition dans le nord, trois jours et demi s’étaient écoulés.


Un court entretient avec Clausewitz, puis on nous conduisit devant le Navigateur McMahon. Nous lui décrivîmes avec quelques détails le pays à travers lequel nous avions voyagé, lui montrant sur la carte les points importants. Denton exposa nos suggestions concernant le choix d’un itinéraire, indiquant les accidents de terrain qui pouvaient présenter des difficultés, ainsi que les chemins de dégagement. Dans l’ensemble, le terrain était assez favorable. Les collines imposeraient plusieurs détours par rapport au nord vrai, mais les pentes abruptes étaient rares et le sol était en son point nord le plus éloigné, plus bas de quelque trois cents mètres par rapport au niveau de notre position actuelle.

— Nous allons procéder à deux autres relevés, immédiatement, dit MacMahon à Clausewitz. L’un à cinq degrés à l’est, l’autre à cinq à l’ouest. Avez-vous des hommes disponibles ?

— Oui, monsieur.

— Je réunis le conseil aujourd’hui pour vous indiquer la route provisoire. Si les deux nouvelles cartes doivent nous apporter un terrain plus favorable, nous y reviendrons plus tard. Quand vous sera-t-il possible d’effectuer un relevé normal ?

— Dès que nous pourrons libérer des hommes de la milice et des voies, répondit Clausewitz.

— Pour le moment, elles ont la priorité. Nous allons donc nous contenter de ce tracé jusqu’à nouvel ordre. Si la situation s’améliore, recommencez.

— Bien, monsieur.

McMahon prit notre carte et mon enregistrement audiovisuel. Nous sortîmes des quartiers du Navigateur.

Dehors, je dis à Clausewitz :

— Monsieur, je voudrais me porter volontaire pour une des prochaines équipes de relèvement topographique.

Il secoua la tête :

— Non. Vous allez prendre trois jours de congé, puis vous retournerez à la guilde des Voies.

— Mais…

— C’est le règlement des guildes.

Clausewitz partit avec Denton vers la salle des Futurs. En théorie, c’était aussi mon droit d’y aller, mais je me sentais soudain exclu. Littéralement, je n’avais nulle part où aller. Tant que j’avais travaillé hors de la ville, j’avais eu ma place dans un des dortoirs de la milice… maintenant, en permission officielle, je ne savais même plus où j’habitais. Il y avait des couchettes dans la salle des Futurs et je pouvais y dormir, mais je savais qu’il me fallait voir Victoria au plus tôt. J’en avais repoussé sans cesse l’échéance. Je me demandais toujours comment affronter ma nouvelle situation vis-à-vis d’elle et, pour connaître la réponse, il fallait que nous ayons une conversation. Je passai sous la douche et changeai de vêtements.

6

Rien n’avait beaucoup changé à l’intérieur de la ville pendant mon voyage au nord. Les administrateurs des affaires internes et de la médecine s’affairaient à soigner les blessés et à remettre sur pied les installations. Les visages de ceux que je rencontrais paraissaient moins soucieux, moins désespérés et on avait fait des efforts pour nettoyer les couloirs. Néanmoins je me rendais compte que le moment était probablement mal choisi pour chercher à résoudre un problème personnel.

J’eus du mal à retrouver la trace de Victoria. Après diverses questions, on m’envoya dans un dortoir improvisé au niveau le plus bas, mais elle n’y était pas. Je m’adressai à la femme qui dirigeait l’endroit.

— Vous êtes son ex-mari, n’est-ce pas ?

— Exact. Où est-elle ?

— Elle ne veut pas vous voir. Elle est très occupée. Elle se mettra en rapport avec vous ultérieurement.

— Il faut que je la voie, insistai-je.

— Pas possible… Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser… Nous sommes très occupés.

Elle me tourna le dos et se remit à sa besogne. Je jetai un coup d’œil au dortoir encombré. Des travailleurs fatigués dormaient à un bout, et à l’autre plusieurs blessés étaient étendus sur des lits de fortune. Quelques personnes évoluaient entre les lits, mais Victoria n’était pas parmi elles.

Je retournai à la salle des Futurs. Pendant que je cherchais Victoria, j’avais pris une décision. Il était inutile que je reste à errer sans but dans la ville. Autant retourner au travail sur les voies. Mais je voulais avant tout lire la copie de la Directive de Destaine que possédait Clausewitz.

Il n’y avait qu’un seul membre de la guilde dans la salle. Il se présenta : Futur Blayne.

— Vous êtes le fils de Mann, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Heureux de faire votre connaissance. Êtes-vous déjà monté dans le futur ?

— Oui, répondis-je.

Blayne avait l’air sympathique. Guère plus âgé que moi, le visage ouvert et franc. Il semblait satisfait d’avoir quelqu’un à qui parler ; il me dit qu’il devait partir dans le nord en expédition topographique plus tard dans la journée et qu’il serait seul pendant les quelques prochains kilomètres.

— Allons-nous souvent seuls dans le nord ? m’enquis-je.

— En temps normal, oui. Nous pouvons travailler à deux avec l’approbation de Clausewitz, mais la plupart des Futurs préfèrent être seuls. Moi, j’aime la compagnie… la solitude me pèse un peu là-haut. Et vous ?

— Je n’y suis allé qu’une fois. Avec Futur Denton.

— Vous entendiez-vous bien avec lui ?

Nous continuâmes cette agréable conversation sans la réserve qui avait paru se manifester chaque fois que j’avais eu affaire à d’autres membres des guildes. J’avais inconsciemment adopté la même attitude et sans doute eut-il l’impression que je me méfiais de lui, au début. Mais en quelques minutes, sa franchise me décontracta et ce fut bientôt comme si nous étions amis de longue date.

Je lui dis que j’avais enregistré le soleil en vidéo.

— L’avez-vous effacé ?

— Que voulez-vous dire ?

— L’avez-vous supprimé de la bande ?

— Non… Aurais-je dû ?

Il éclata de rire :

— Les Navigateurs vont vous tomber dessus s’ils s’en aperçoivent. Vous n’êtes censé utiliser les films que pour les images de référence sous divers angles du terrain.

— Le verront-ils ?

— Possible. Si votre carte les satisfait, ils ne vérifieront sans doute que quelques points de repère. Ils n’examineront probablement pas tout le film. Mais s’ils le font…

— Qu’y a-t-il de mal à photographier le soleil ?

— Les règles de la guilde. La pellicule est rare et ne doit pas être gaspillée. Mais ne vous en faites pas. D’ailleurs, pourquoi prendre l’image du soleil ?

— Une idée. Je voulais l’étudier. Il présente une forme intéressante.

Il me regarda avec un nouvel intérêt.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? fit-il.

— Des valeurs inverses.

— C’est vrai. Comment avez-vous découvert cela ? On vous en avait parlé ?

— Je me suis rappelé un cours à la crèche. Une hyperbole.

— Avez-vous compris, à présent ? Il y a plus que cela. Avez-vous réfléchi à la zone de surface ?

— Futur Denton m’a fourni des explications. Il m’a dit qu’elle était très grande.

Blayne protesta :

— Pas très grande…infiniment grande. Au nord de la ville, la surface s’incurve jusqu’à être presque verticale, mais jamais tout à fait. Au sud, elle devient presque horizontale, mais pas tout à fait. Le monde pivote autour de son axe… et avec un rayon infini, il tourne à une vitesse infinie.

Il me dit cela froidement, le visage imperturbable.

— Vous plaisantez, dis-je.

— Non. Je parle très sérieusement. À l’endroit où nous sommes, près de l’optimum, les effets de la rotation sont les mêmes qu’ils seraient sur la planète Terre. Mais plus au sud, bien que la vitesse angulaire soit la même, la vélocité s’accroît. Avez-vous ressenti les effets de la force centrifuge quand vous êtes descendu dans le passé ?

— Oui.

— Si vous étiez allé plus loin, vous ne seriez plus ici maintenant pour vous en souvenir. Cette force est une fichue réalité.

— On m’a dit que rien ne pouvait se déplacer plus vite que la lumière.

— C’est vrai. Rien ne la dépasse. En théorie, la circonférence du monde est infiniment longue et se déplace à une vitesse infinie. Mais il y a – ou plutôt on suppose qu’il y a – un point où la matière cesse d’exister pour servir de circonférence effective. Ce point est celui où la rotation du monde transmet à la matière une vélocité équivalente à la vitesse-lumière.

— Donc elle n’est pas infinie.

— Pas tout à fait. Mais fichtrement élevée. Regardez le soleil.

— Je ne m’en suis pas privé.

— C’est la même chose. S’il ne pivotait pas, il serait – au sens propre – infiniment grand.

— Quand même, il ne peut avoir de telles dimensions qu’en théorie. Comment y aurait-il place pour plus d’un objet de dimensions infinies ?

— Il y a une réponse à cela. Mais elle ne vous plaira pas.

— Allez-y.

— Faites un tour à la bibliothèque et prenez un bouquin d’astronomie. Peu importe lequel. Ce sont tous des livres de la planète Terre, aussi partent-ils tous des mêmes hypothèses. Si nous étions en ce moment sur la planète Terre, nous habiterions un univers de dimensions infinies, qui serait occupé par une quantité de corps vastes mais finis. Ici l’inverse est la règle : nous vivons dans un univers vaste mais fini, occupé par une quantité de corps de dimensions infinies.

— Cela n’a aucun sens.

— Je sais, acquiesça Blayne. Je vous ai dit que cela ne vous plairait pas.

— Où sommes-nous ?

— Personne ne le sait.

— Où se trouve la planète Terre ?

— Personne ne le sait non plus.

— Il s’est passé quelque chose d’étrange, dans le passé, repris-je. J’accompagnais trois filles. Au fur et à mesure que nous avancions au sud, leurs corps se transformaient. Elles…

— Avez-vous rencontré des gens dans le futur ?

— Non. Nous sommes restés à l’écart des villages.

— Au nord de l’optimum les indigènes se modifient physiquement. Ils deviennent très grands et minces. Plus nous nous portons au nord, plus les facteurs physiques se modifient.

— Je ne suis guère allé qu’à une vingtaine de kilomètres dans le nord.

— Alors vous n’avez probablement rien remarqué de spécial. Au-delà de cinquante kilomètres au nord de l’optimum, tout devient extrêmement étrange.


Plus tard, je lui demandai :

— Pourquoi le sol bouge-t-il ?

— Je n’en suis pas certain.

— Quelqu’un le sait-il ?

— Non.

— Où va le sol ?

— Mieux vaudrait demander : d’oùs’éloigne-t-il ?

— Le savez-vous ?

— Destaine dit que le mouvement du sol est cyclique. Sa Directive affirme que le sol est réellement stationnaire au pôle Nord. Plus au sud, il se déplace très lentement en direction de l’équateur. Plus il en approche, plus sa vitesse grandit, vitesse angulaire – en raison de la rotation – et vitesse linéaire. À l’extrême, il se déplace dans deux directions à la fois à une vitesse infinie.

Je le regardai fixement.

— Mais…

— Attendez… je n’ai pas fini. Le monde a une partie sud, également. Si ce monde était une sphère, cette partie serait un hémisphère, alors Destaine a adopté ce même terme pour des raisons d’ordre pratique. Dans l’hémisphère Sud, c’est le contraire qui est vrai. C’est-à-dire que le sol s’éloigne de l’équateur vers le pôle Sud, en décélérant régulièrement. Au pôle Sud, il est de nouveau stationnaire.

— Vous ne m’avez toujours pas dit d’où le sol commence à partir.

— Destaine avance que les pôles Sud et Nord sont identiques. En d’autres termes, une fois qu’un point du sol atteint le pôle Sud, il réapparaît au pôle Nord.

— C’est une impossibilité !

— Pas selon Destaine. Il dit que le monde est constitué comme une hyperbole matérialisée – c’est-à-dire que toutes les limites tendent à l’infini. Si vous pouvez concevoir cela, les limites adoptent les caractéristiques de leur valeur opposée. Un infini négatif devient un infini positif… etvice versa.

— Me le citez-vous mot pour mot ?

— Je le crois. Mais vous devriez lire l’original.

— J’en ai bien l’intention, répondis-je.

Avant le départ de Blayne pour le nord, nous convînmes qu’une fois la crise résolue hors de la cité, nous voyagerions ensemble.


De nouveau seul, je lus d’un bout à l’autre la copie de la Directive de Destaine que Blayne avait empruntée pour moi à Clausewitz.

Elle comprenait plusieurs pages de texte imprimé serré, dont une grande partie me serait restée incompréhensible si je l’avais lue avant ma première sortie hors de la ville. Maintenant, mes propres expériences et idées s’ajoutant à ce que Blayne m’avait expliqué, elle ne constituait plus qu’une confirmation. Je compris que le système des guildes était partiellement fondé : l’expérience avait ouvert la voie de la compréhension.

Une part très importante de la Directive se composait de théories mathématiques coupées de nombreux calculs… que je ne fis que parcourir rapidement. Un journal tenu hâtivement me parut d’un tout autre intérêt. Certains paragraphes retinrent particulièrement mon attention.


Nous sommes bien loin de la Terre. Notre mère planète, je doute que nous ne la revoyions jamais, mais si nous devons survivre ici, il faut que ce soit sous la forme d’un microcosme de la Terre. Nous sommes dans la désolation et dans l’isolement. Nous sommes entourés d’un monde hostile qui menace chaque jour notre existence. Tant que nos constructions demeureront, l’homme survivra en ce lieu. La protection et la conservation de notre habitat sont donc d’une importance capitale.


Plus loin, il avait écrit :


J’ai calculé le taux de régression comme étant d’un dixième de kilomètre pendant une période de vingt-trois heures et quarante-sept minutes. Bien que cette dérive au sud soit lente, elle est inéluctable… l’installation sera donc déplacée d’au moins un kilomètre, pour toute période de dix jours.

Rien ne doit s’y opposer. Nous avons déjà rencontré une rivière et ne l’avons franchie qu’au prix de grands dangers. Sans nul doute, nous rencontrerons d’autres obstacles dans les jours et les kilomètres à venir, et par conséquent, nous devrons être prêts. Il faut concentrer nos efforts à trouver des matériaux locaux que nous puissions emmagasiner dans les bâtiments afin de nous en servir ultérieurement pour les constructions. Il ne devrait pas être trop difficile de construire un pont si nous sommes avertis en temps opportun.

Sturner est allé en exploration à l’avant et nous annonce une région marécageuse à quelques kilomètres devant nous. Nous avons déjà envoyé d’autres équipes au nord-est et au nord-ouest pour mesurer l’étendue de ce marécage. S’il n’est pas trop large, nous pourrons dévier un peu du nord exact et rattraper ensuite le temps perdu.


À la suite de ce paragraphe figuraient deux pages de la théorie que Blayne s’était efforcé de m’expliquer. Je la relus par deux fois, mais sans y trouver beaucoup plus de sens. Je passai donc à la suite :


Chen m’a fourni l’inventaire des matières fissiles que je lui avais demandé. Tout n’est que résidu ! Avec le générateur translat, plus besoin ! N’ai rien dit à L. Les discussions avec lui font ma joie… Pourquoi y mettre fin maintenant ? Les générations futures auront chaud.

Aujourd’hui la température extérieure est de — 23°C. Et nous continuons la route au nord.


Plus loin :


Des ennuis avec l’une des chenilles. T. m’a conseillé d’autoriser leur suppression. Il dit que Sturner signale du nord qu’il aurait découvert ce qui lui semble être les restes d’une voie de chemin de fer. Il a quelque plan incroyable pour faire rouler sur les voies tout notre établissement, d’une manière ou d’une autre. T. prétend que cela marcherait très bien.


Plus loin :


Décidé de créer un système de guildes. Agréable archaïsme que tous approuvent. Une façon de structurer l’organisation sans changer brutalement la façon de vivre. Mais je pense que cela pourrait imposer à l’établissement une forme qui nous survivra à tous.

L’enlèvement des systèmes de chenilles se poursuit avec succès. Cela a causé un long retard. Espérons que nous pourrons le rattraper.

Natasha a mis un bébé au monde aujourd’hui : un garçon.

Le Dr S. m’a donné d’autres pilules. Il dit que je travaille trop et devrais me reposer. Plus tard, peut-être.


Vers la fin de la Directive, le ton devenait plus didactique :


Ce que j’écris ici ne sera communiqué qu’à ceux qui s’aventurent au-dehors… Inutile de rappeler aux habitants de notre colonie l’horreur de nos perspectives. Nous sommes suffisamment organisés : nous avons assez de puissance mécanique et d’initiative humaine pour nous maintenir en sureté sur ce monde, à jamais. Ceux qui nous suivront devront apprendre à la dure ce qui arrivera si nous cessons d’exploiter notre puissance ou notre initiative, et cette connaissance suffira à maintenir vivantes chez eux ces deux qualités.

Un jour, quelqu’un de la Terre nous retrouvera forcément, par la grâce de Dieu. Jusqu’alors, notre maxime doit être : la survie à n’importe quel prix.

Désormais il est convenu et par la présente ordonné :

Que la responsabilité suprême est aux mains du Conseil. Ces hommes feront naviguer notre établissement et on les appellera Navigateurs. Leur nombre, qui ne sera en aucun cas inférieur à douze, sera choisi parmi les membres des guildes ci-après :

Guilde des Voies : qui aura la responsabilité des voies sur lesquelles l’établissement se déplace.

Guilde de la Traction : qui aura la responsabilité de l’entretien du pouvoir moteur de l’établissement.

Guilde du Futur : qui aura la responsabilité de relever la topographie des sols qui se situent dans le temps futur de notre établissement.

Guilde des Bâtisseurs de Ponts : qui aura la responsabilité du franchissement sûr des obstacles quand il n’y aura pas d’autre route praticable.

En outre, s’il devenait nécessaire de créer d’autres guildes à l’avenir, ce ne pourrait être qu’à la suite d’un vote unanime des membres du Conseil.

Francis Destaine.


La masse de la Directive se composait de brèves notes datées en succession chronologique, du 23 février 1987 au 19 août 2023. La dernière était datée du 24 août 2023.

Il y avait encore deux feuillets. L’un était un codicille notant la constitution de la Guilde des Échanges et de la Guilde de la Milice. Sans date. Le second feuillet était une courbe dessinée à la main. Elle montrait l’hyperbole résultant de l’équationy = l/x, suivie de quelques signes mathématiques incompréhensibles pour moi. Telle était donc la Directive de Destaine.

7

À l’extérieur de la ville, les travaux des voies progressaient de façon satisfaisante.

Quand je rejoignis les équipes, la plupart des rails derrière la ville avaient été enlevés. D’autres équipes les reposaient déjà de l’entrée du col jusque dans la vallée en pente douce. L’atmosphère s’était améliorée… je pense que c’était surtout parce que le remorquage de la ville au-delà de la rivière s’était déroulé avec succès, sans incident. Pour le prochain tronçon, la pente nous était favorable. Cependant il faudrait utiliser les câbles et leurs supports car la pente n’était pas assez accentuée pour compenser les effets de la force centrifuge, encore sensible en ce point.

Sensation étrange que de se tenir debout près de la ville et de voir le terrain s’étendre dans toutes les directions à l’horizontale. Je savais maintenant que cette platitude n’était qu’apparente ; à l’optimum qui, étant donnée la vaste échelle de ce monde, n’était pas éloigné du tout, le sol était en réalité relevé selon une pente de quarante-cinq degrés vers le nord. Mais était-ce tellement différent de la vie sur un monde sphérique tel que la Terre ? Je me rappelais un livre lu à la crèche, écrit en Angleterre et traitant du pays ainsi nommé. Le livre avait été destiné aux jeunes enfants et dépeignait la vie d’une famille qui envisageait d’émigrer vers une autre contrée appelée Australie. Les enfants s’imaginaient que là où ils iraient, ils seraient à l’envers et l’auteur s’était donné quelque peine pour expliquer que tous les points d’une sphère paraissaient être verticaux à cause des effets de la gravité. Ainsi en était-il sur ce monde-ci. J’avais voyagé au sud et au nord de l’optimum et le terrain m’avait toujours paru horizontal.

Les travaux de la voie me plaisaient, car c’était bon de se fatiguer le corps sans avoir le temps de penser.

Une question restait en suspens : Victoria.

Il fallait que je la voie, si déplaisante que puisse être l’entrevue, et je voulais régler la situation au plus vite. Tant que je ne lui aurais pas parlé, et quel que dût en être le résultat, je ne me sentirais pas à l’aise dans la ville.

J’avais maintenant fermement accepté le milieu physique où évoluait la ville. Très peu de questions restaient encore sans réponse. Je comprenais comment et pourquoi la ville se déplaçait et j’avais connaissance des nombreux et subtils périls qui la menaçaient si sa progression au nord prenait fin. Je la savais vulnérable, et en ce moment même dans un danger pressant, mais je sentais que ses problèmes seraient bientôt résolus.

Toutefois, ces considérations générales n’allaient pas mettre un terme à mes soucis personnels… J’étais devenu un étranger pour une fille que j’avais aimée l’espace de ce qui me semblait à peine quelques jours.


Je découvris que, en ma qualité de membre d’une guilde, il m’était permis d’assister aux réunions du Conseil des Navigateurs. Je ne pouvais pas y prendre une part active, mais en tant que spectateur, aucun aspect des débats ne m’était interdit.

On m’annonça qu’une réunion allait se tenir et je résolus de m’y rendre.

Les membres du Conseil se réunissaient dans une petite salle derrière les quartiers principaux de la Navigation. La séance s’embarrassait si peu de cérémonie que j’en fus tout surpris : je m’étais attendu à quelque chose d’un peu solennel. Il est vrai que ces réunions étaient d’une importance capitale pour le bon fonctionnement de toute la ville, aussi les débats prirent-ils un tour très pratique dès que les Navigateurs se furent assis autour de leur table.

J’en connaissais deux de nom, Olsson et McMahon, qui étaient présents avec treize autres de leurs collègues.

La première question soulevée fut celle de la situation militaire à l’extérieur. Un des Navigateurs se leva et se présenta sous le nom de Thorens. Il lut un rapport succinct concernant la position présente.

La milice avait calculé qu’il y avait au moins une centaine de tooks aux alentours de la ville. La plupart d’entre eux étaient armés. Selon le service du renseignement, leur moral était plutôt bas en raison des pertes qu’ils avaient subies. Le Navigateur souligna que cela contrastait vivement avec le moral de nos propres troupes qui se sentaient capables de faire face à toute nouvelle attaque. Elles possédaient à présent vingt et un fusils pris sur l’ennemi et disposaient de quelques munitions également saisies. En outre, la guilde de la Traction avait trouvé le moyen d’en fabriquer de petites quantités.

Un deuxième Navigateur confirma les dires de Thorens.

Le rapport suivant avait trait à l’état de la structure de la cité.

On débattit longuement de l’étendue des travaux à entreprendre ainsi que de leur plus ou moins grande urgence. Il fut déclaré que les administrateurs intérieurs étaient débordés et que les lits étaient en nombre insuffisant. Les Navigateurs furent d’accord pour accorder la priorité à l’aménagement d’un nouvel ensemble de dortoirs.

On en vint naturellement à des questions d’ordre général, beaucoup plus intéressantes à mon point de vue.

Il me parut que les Navigateurs présents avaient des divergences d’opinion. Selon une école, l’ancienne doctrine de la « cité close » devait être rétablie au plus tôt. Les autres pensaient qu’elle avait fait son temps et devait par conséquent être totalement abandonnée.

C’était un point d’importance cruciale, qui pouvait modifier radicalement la structure sociale… et d’ailleurs cet aspect était bien sous-jacent aux débats. Se séparer du système fermé, cela signifiait que tous ceux qui grandiraient dans la ville apprendraient peu à peu la vérité sur sa situation. Cela impliquerait une nouvelle formule d’enseignement et apporterait des changements délicats dans les pouvoirs des guildes mêmes.

Pour finir, après plusieurs scrutins et plusieurs amendements, on vota à main levée. À la majorité d’une voix, il fut décidé de ne pas remettre en question pour le moment la doctrine de la « cité close ».

D’autres révélations suivirent. La suite de l’ordre du jour fit ressortir qu’il y avait à l’intérieur de la ville dix-sept femmes transférées, et qu’elles s’y trouvaient déjà avant la première attaque des tooks. On discuta de ce qu’il y avait lieu de décider à leur sujet. Les membres du Conseil furent informés de ce que les femmes avaient souhaité rester dans la ville… et il devint aussitôt clair que les attaques avaient peut-être été menées pour les libérer.

Autre vote : les femmes auraient la possibilité de rester dans la ville aussi longtemps qu’elles le voudraient.

Il fut également décidé de ne plus soumettre les apprentis à l’épreuve initiatique de la descente vers le passé. Je compris que cette coutume avait été délaissée après la première attaque, mais que plusieurs Navigateurs étaient maintenant en faveur de sa remise en vigueur. La réunion fut informée que douze apprentis avaient été tués dans le passé et que cinq autres étaient portés disparus. L’épreuve demeura suspendue pour le moment.

Ce que j’entendais me fascinait. Je n’avais pas compris auparavant combien les Navigateurs étaient informés des détails pratiques de notre organisation. On ne disait jamais rien de précis, mais parmi les membres des guildes, l’impression générale était que les Navigateurs constituaient un groupe de vétilleux vieillissants qui avaient perdu tout contact avec la réalité. Certes, plusieurs d’entre eux étaient d’un âge avancé, mais leur intelligence n’avait pas faibli. En regardant les sièges réservés à l’assistance, vacants pour la plupart, je songeais que les hommes des guildes avaient dû venir en plus grand nombre aux réunions du Conseil.

Il y avait encore d’autres affaires à traiter. Le Navigateur McMahon présenta le rapport topographique que Denton et moi avions établi, en ajoutant que deux relevés étaient déjà en cours et que les résultats en seraient connus dans un ou deux jours.

L’assemblée convint que la ville suivrait la route tracée par Denton et moi jusqu’à ce qu’une autre soit jugée plus favorable.

Pour finir, le Navigateur Lucain posa la question de la traction de la ville. Il annonça que la guilde de la Traction avait le moyen d’accélérer un peu la progression de la ville. Regagner du terrain sur l’optimum constituerait une mesure importante en vue de ramener la ville à sa situation normale, soutint-il, et les Navigateurs furent également de cet avis.

Lucain poursuivit en expliquant qu’il se proposait de dresser un emploi du temps de traction continue de la cité. Cela nécessiterait des liaisons plus étroites avec la guilde des Voies, et entraînerait davantage de risques de rupture des câbles. Mais il fit ressortir que l’on était à court de rails, après l’incendie du pont, et qu’en conséquence les déplacements de la ville seraient obligatoirement plus courts. La suggestion de la Traction était donc d’établir en permanence des tronçons de voies plus courts au nord de la ville et de maintenir les treuils en fonctionnement continu. Ils seraient révisés à tour de rôle et comme le terrain futur présentait des pentes favorables, nous pourrions faire avancer la ville à une vitesse suffisante pour nous ramener à l’optimum en trente à quarante kilomètres de temps écoulé.

Les objections à ce plan furent peu nombreuses, mais le président demanda un rapport détaillé. Après le vote, il y eut neuf voix pour et six contre. La ville passerait au mouvement continu dès que possible.

8

Je devais quitter la ville pour une mission topographique dans le nord. Dans la matinée, on m’avait rappelé de mon poste aux voies et Clausewitz m’avait communiqué ses instructions. Je partirais le lendemain et me rendrais à quarante kilomètres au nord de l’optimum, pour noter la nature du sol et les positions de divers villages. J’avais le choix : travailler seul ou avec un autre membre de la guilde. En me rappelant ma nouvelle et agréable relation, Blayne, je demandai qu’il m’accompagne, ce qui fut accordé.

J’étais impatient. Je ne me sentais nullement dans l’obligation de travailler manuellement aux voies. Les hommes qui n’avaient jamais quitté la ville auparavant fonctionnaient bien en équipes et la progression était plus rapide que jamais auparavant, quand nous avions recours à la main-d’œuvre d’embauche.

La dernière attaque des tooks paraissait déjà ancienne et le moral était bon. Nous avions franchi le col sans encombre, et devant nous, c’était la longue pente qui descendait dans la vallée. Le temps était beau, et l’espoir vif.


Le soir, je regagnai la ville. J’avais décidé de discuter de notre mission avec Blayne et de passer la nuit dans les logements des Futurs. Nous serions prêts à filer au lever du jour.

En parcourant les couloirs, je jetai par hasard un coup d’œil dans une pièce : Victoria s’y trouvait.

Elle travaillait seule dans un très petit bureau, parcourant une liasse de papiers. J’entrai et refermai la porte derrière moi.

— Ah, c’est toi ? fit-elle.

— Je ne te dérange pas ?

— Je suis très occupée.

— Moi aussi.

— Alors laisse-moi tranquille et fais ce que tu as à faire.

— Non. Il faut que je te parle.

— Une autre fois.

— Tu ne pourras pas toujours m’éviter.

— Je n’ai pas à te parler pour le moment.

Je saisis son stylo et le lui arrachai de la main.

Des feuillets volèrent sur le plancher. Elle en eut le souffle coupé.

— Qu’est-il arrivé, Victoria ? Pourquoi ne m’as-tu pas attendu ?

Elle gardait les yeux sur les paperasses éparpillées et ne me répondait pas.

— Allons… dis-le-moi.

— Il y a si longtemps… Cela a-t-il encore de l’importance pour toi ?

— Oui.

Maintenant nous nous regardions tous les deux, les yeux dans les yeux.

Elle avait beaucoup changé et paraissait plus âgée. Elle avait acquis de l’assurance, une femme faite – mais je reconnaissais sa façon de pencher la tête, de joindre les mains : poings fermés, avec les deux index pointés.

— Helward, je suis désolée de t’avoir fait du mal, mais j’ai également beaucoup souffert. Cela te suffit-il ?

— Tu sais bien que non. Et toutes ces choses dont nous avions parlé ?

— Par exemple ?

— Les affaires privées, intimes.

— Ton serment n’est pas rompu. Pas besoin de te tourmenter à ce sujet.

— Je n’y pensais même pas. Mais les autres choses, celles qui nous concernaient, toi et moi ?

— Les petits riens murmurés au lit ?

Je fis la grimace.

— Oui.

— Il y a bien longtemps de cela. (Peut-être perçut-elle ma réaction car elle s’adoucit soudain.) Je suis désolée. Je ne voulais pas être grossière.

— Bon. Dis tout ce que tu veux.

— Non… c’est simplement que… je ne m’attendais plus à te revoir. Tu es resté si longtemps parti ! Tu aurais pu être mort et personne ne m’en aurait informée.

— À qui as-tu demandé ?

— À ton patron. Clausewitz. Tout ce qu’il a consenti à me dire, c’est que tu avais quitté la ville.

— Mais je t’avais dit où j’allais. Je t’avais expliqué qu’il fallait que je me rende dans le sud.

— Et aussi que tu serais de retour dans quelques kilomètres de temps.

— Je sais. Je m’étais trompé.

— Que t’est-il arrivé ?

— J’ai… été retardé.

Je ne savais même pas comment le lui faire comprendre.

— Et c’est tout ? Tu as été retardé ?

— C’était beaucoup plus loin que je ne pensais.

Elle se mit à mettre un peu d’ordre dans ses papiers, sans conviction. Mais c’étaient seulement ses mains qui travaillaient : j’avais réussi à me faire écouter.

— Tu n’as jamais vu David, n’est-ce pas ?

— David ? C’est le nom que tu lui avais donné ?

— Il était… (Elle releva la tête, les yeux remplis de larmes.) J’ai dû le mettre à la crèche… tellement de travail ! J’allais le voir tous les jours. Et puis ce fut la première attaque. Je devais me tenir à un poste d’incendie et je ne pouvais pas… Plus tard, nous sommes allés…

Je fermai les yeux et me détournai. Elle se prit la tête entre les mains, agitée de sanglots. Je m’appuyai au mur, le visage contre le bras. Au bout de quelques secondes, je me mis également à pleurer.

Une femme franchit vivement le seuil, vit ce qui se passait, referma la porte. Cette fois, je m’y appuyai de tout mon poids pour n’être plus dérangé.


— Je pensais que tu ne reviendrais jamais, me dit plus tard Victoria. La confusion régnait dans la ville, mais j’ai réussi à rencontrer quelqu’un de ta guilde. Il m’a dit que beaucoup d’apprentis avaient été tués pendant qu’ils étaient dans le sud. Je lui ai dit depuis combien de temps tu étais parti. Il n’a pas voulu s’engager. Tout ce que je savais, c’était depuis combien de temps tu étais parti et la date que tu m’avais indiquée pour ton retour. Tu as été absent près de deux ans, Helward.

— On m’avait averti, dis-je. Mais je n’ai pas cru à cet avertissement.

— Pourquoi pas ?

— J’avais à parcourir une distance d’environ cent trente kilomètres – aller et retour. Je pensais pouvoir le faire en quelques jours. Personne de la guilde ne m’avait dit pourquoi ce serait impossible.

— Mais ils le savaient ?

— Sans nul doute.

— Ils auraient au moins pu attendre que l’enfant soit né.

— J’ai dû partir quand on m’en a donné l’ordre. Cela faisait partie de l’instruction de la guilde.

Victoria était à présent beaucoup plus calme. Ce moment d’émotion avait totalement effacé toute antipathie entre nous et nous étions en mesure de parler raisonnablement. Elle ramassa les feuillets épars, les disposa en pile, puis les rangea dans un tiroir. Il y avait contre le mur d’en face un fauteuil dans lequel je m’assis.

— Tu sais qu’il va falloir changer le système des guildes, reprit-elle.

— Pas radicalement.

— Il va complètement s’écrouler. C’est obligé. En fait, c’est déjà commencé. N’importe qui peut sortir de la ville, à présent. Les Navigateurs se cramponneront à l’ancien système aussi longtemps qu’ils le pourront, parce qu’ils vivent dans le passé, mais…

— Ils ne sont pas aussi entêtés que tu le penses, dis-je.

— Ils essaieront de remettre en vigueur le secret et les interdictions dès qu’ils le pourront.

— Tu te trompes. Je sais que tu te trompes.

— Peut-être… mais il faudra que cela change, au moins en partie. Personne en ville n’ignore plus les dangers que nous courons. Nous avons progressé à travers ce pays en trichant et en volant, et c’est cela qui nous a mis en péril. Il est temps que cela cesse.

— Victoria, tu ne…

— Mais regarde seulement les dégâts ! Trente-neuf enfants tués ! Dieu sait combien de destructions. Penses-tu que nous continuerons à vivre, si les gens du dehors poursuivent leurs attaques ?

— La situation est plus calme, maintenant. Nous la dominons.

Elle secoua la tête :

— Je me fiche pas mal de la situation actuelle. Je pense à plus long terme. En fin de compte, tous nos ennuis proviennent de ce que la ville se déplace. Cette unique condition fait naître le danger. Nous voyageons sur les terres d’autres gens. Nous marchandons de la main-d’œuvre pour déplacer la ville. Nous amenons des femmes dans la cité pour qu’elles aient des rapports sexuels avec des hommes qu’elles ne connaissent pas… et tout cela, rien que pour maintenir la ville en mouvement.

— La cité ne pourra jamais s’arrêter, affirmai-je.

— Tu vois… tu t’es déjà intégré au système des guildes. Toujours le système nous fournit cette même et plate réponse, sans prendre aucun recul. La cité doit bouger, la cité doit bouger ! N’admets donc pas cela comme un impératif.

— C’en est un, crois-moi. Je sais ce qui se passerait si la ville cessait d’avancer.

— Et alors ?

— Elle serait détruite et tout le monde périrait.

— Tu ne peux pas le prouver.

— Non… mais je sais bien qu’il en serait ainsi.

— Je crois que tu es dans l’erreur, dit Victoria. Et je ne suis pas la seule. Encore ces derniers jours, je l’ai entendu dire par d’autres. Les gens sont encore capables de penser par eux-mêmes. Ils sont allés à l’extérieur, ils ont vu comment c’était. Il n’y a pas d’autre danger que celui que nous nous créons.

— Écoute, ceci n’est pas notre bataille. Je voulais seulement te voir pour parler de nous deux.

— Mais ça revient au même. Ce qui nous est arrivé est lié aux coutumes de la cité. Si tu n’avais pas été membre d’une guilde, nous aurions sans doute pu continuer à vivre ensemble.

— Y a-t-il une chance… ?

— Le désires-tu ?

— Je ne sais pas trop, répondis-je.

— C’est impossible. Pour moi, du moins. Je ne peux pas concilier mes convictions avec l’acceptation de ton mode de vie. Nous l’avons tenté et cela nous a séparés. De toute façon, je vis avec…

— Je sais.

Elle me regarda, et je devinai combien la perte de son enfant l’avait choquée.

— Tu n’as donc aucune croyance, Helward ? demanda-t-elle.

— Je crois seulement que le système des guildes, malgré toutes ses imperfections, est bien fondé.

— Et tu voudrais que nous reprenions la vie commune, pour vivre séparés en esprit par nos croyances différentes. Cela ne marcherait jamais.

Nous avions beaucoup changé tous les deux, elle avait raison. Cela ne servait à rien d’épiloguer sur ce qui se serait passé en d’autres circonstances. Il était impossible d’établir des rapports personnels tout à fait distincts de l’organisation générale de la cité.

Je fis néanmoins un dernier effort, tentant d’expliquer clairement la brusquerie apparente de ce qui s’était produit, cherchant une formule qui pût faire revivre les premiers sentiments que nous avions éprouvés l’un pour l’autre.

En toute sincérité, je dois reconnaître que Victoria s’y employa de son mieux, elle aussi, mais je pense que nous avions abouti l’un et l’autre à la même conclusion, par nos voies propres. Je me sentais mieux, de l’avoir revue, et quand je la quittai pour regagner le quartier des Futurs, j’avais conscience que nous avions réussi à résoudre la partie la plus difficile du problème.

9

Le lendemain – quand je partis vers le nord en compagnie de Blayne pour entamer le relevé topographique du futur – fut une journée qui marqua le commencement d’une longue période de sécurité retrouvée et de modifications importantes pour la ville. Je pus voir les deux phénomènes se développer étape par étape, car mon propre sentiment du temps réel de la ville était déformé par mes voyages dans le nord. J’appris par l’expérience qu’une journée passée à une distance approximative de trente kilomètres au nord de l’optimum était l’équivalent d’une heure de temps passée dans la cité. Je me tenais de mon mieux au courant des événements en assistant au plus grand nombre possible de réunions des Navigateurs.

Le calme de l’existence citadine que j’avais connue lors de ma première sortie pour travailler à l’extérieur revenait plus rapidement que la plupart des gens ne l’auraient cru.

Les tooks ne nous attaquaient plus, bien que l’un des miliciens, en mission de renseignement, eût été capturé et tué. Peu après, les chefs de la milice annoncèrent que les tooks se dispersaient et repartaient vers leurs villages dans le sud.

Bien que la surveillance militaire ait été longtemps maintenue – et n’ait jamais été abandonnée totalement – les hommes de la milice furent progressivement libérés pour d’autres travaux.

Comme je l’avais appris à la première réunion des Navigateurs à laquelle j’avais assisté, la méthode de remorquage de la ville avait été modifiée. Après avoir surmonté diverses difficultés, on avait abouti à un système pratique de traction continue en utilisant un dispositif compliqué de changement des câbles et de pose de rails alternés. Un dixième de kilomètre en vingt-quatre heures, ce n’était pas après tout une distance bien considérable… et en peu de temps, la cité eut atteint l’optimum.

Ce gain donnait en fait davantage de liberté de mouvement à la ville. À partir de l’optimum, par exemple, il était possible de suivre des déviations considérables par rapport au nord vrai lorsqu’apparaissait un obstacle suffisamment important.

Mais en réalité le terrain était bon. Comme le montraient nos relevés, le sol était généralement en pente et les angles de déclivité nous étaient plutôt favorables.

Il y avait un peu trop de rivières à traverser pour le goût des Navigateurs, et les Constructeurs de Ponts étaient sans cesse occupés. Mais, du fait de la proximité de l’optimum, on disposait d’un temps plus long pour prendre les décisions et bâtir des ponts solides.

Après quelques hésitations, le système des Échanges fut remis en vigueur. Les négociations étaient menées plus scrupuleusement que naguère. La cité payait mieux les ouvriers – on en avait toujours besoin – et s’efforçait d’éviter les marchandages pour les femmes.

Je suivis les débats sur cette question au cours d’une longue succession de réunions des Navigateurs. Nous avions toujours dans nos murs les dix-sept femmes transférées avant la première attaque. Elles n’exprimaient nul désir de rentrer dans leurs villages. Toutefois les naissances d’enfants de sexe masculin restaient prédominantes et beaucoup de gens étaient en faveur de la reprise du système de transfert. Personne ne savait pourquoi nous souffrions de ce déséquilibre numérique entre les sexes, mais c’était une réalité. De plus, trois des femmes transférées avaient accouché pendant les quelques derniers kilomètres, et les trois bébés étaient des garçons. Quelqu’un avança la théorie que plus longtemps les femmes du dehors séjourneraient dans la cité, plus elles auraient d’enfants mâles, probablement. Ici encore personne ne comprenait pourquoi.

Au dernier recensement, on comptait soixante-seize garçons et quatorze filles au-dessous de l’âge de deux cents kilomètres. Comme l’écart allait en augmentant, la guilde des Échanges reçut finalement l’autorisation de reprendre les négociations pour les transferts. Cette décision servit à mettre en lumière les changements sociaux qui se manifestaient. Le régime « ville ouverte » subsistait et les gens qui n’étaient pas membres des guildes avaient le droit d’assister aux réunions des Navigateurs en qualité de spectateurs. Quelques heures après la décision, toute la ville sut que les achats de femmes allaient recommencer et il y eut de nombreuses protestations. La décision fut cependant mise en application.

Bien que l’on eût de nouveau embauché des ouvriers de l’extérieur, leur nombre était plus réduit et beaucoup d’habitants de la ville continuaient de travailler aux voies et à la traction. En conséquence, le fonctionnement de la cité n’était plus un bien grand mystère.

Mais le niveau d’instruction en ce qui concernait la nature réelle du monde sur lequel nous vivions restait très faible.

Au cours d’un débat, j’entendis prononcer pour la première fois le mot « Terminateur ». On expliqua que les Terminateurs étaient un groupe de personnes activement opposées au déplacement continuel de la cité et décidées à le faire cesser. Autant qu’on le sache, ce n’étaient pas des militants et ils n’entreprendraient aucune action violente. Mais ils comptaient des partisans de plus en plus nombreux dans la ville, aussi organisa-t-on un programme d’instruction complémentaire pour mettre en lumière la nécessité du mouvement de la structure vers le nord.

Lors de l’assemblée suivante du Conseil, il y eut une intervention violente : un groupe fit irruption dans la salle pour tenter de s’emparer de la tribune. Je ne fus pas surpris de voir Victoria parmi les émeutiers.

Après une bruyante querelle les Navigateurs firent appel à la milice et la réunion fut ajournée.

Cette violence eut cependant l’effet souhaité par le Mouvement Terminateur : les réunions des Navigateurs furent de nouveau interdites au public. La bipolarisation de l’opinion publique dans la cité s’accentua. Les Terminateurs avaient un nombre considérable de partisans, mais aucun pouvoir réel.

Quelques incidents se produisirent. Un câble fut coupé en des circonstances mystérieuses et un Terminateur tenta un jour de haranguer la main-d’œuvre indigène pour inciter les embauchés à regagner leurs villages… Pourtant, dans l’ensemble, le Mouvement Terminateur n’était guère qu’une épine agaçante au flanc des Navigateurs.

L’instruction complémentaire était bien suivie. Une série de conférences fut organisée, dans le but d’expliquer les dangers particuliers à ce monde, et beaucoup de gens y assistèrent avec intérêt. Le dessin de l’hyperbole fut adopté comme emblème de la ville et les membres des guildes en ornèrent leurs manteaux, le cousant à l’intérieur du cercle figurant sur leur poitrine.

Je ne sais si les citoyens ordinaires comprenaient bien les exposés… j’entendais bien des discussions sur ce sujet, mais l’influence des Terminateurs nuisait peut-être à la crédibilité du programme d’enseignement. Les citadins avaient trop longtemps été amenés à considérer leur monde comme identique à la planète Terre. La vérité, même comprise en théorie, était trop dure à admettre sur le plan émotionnel : mieux valait écouter les Terminateurs.

Malgré tout, la ville continuait à se mouvoir lentement vers le nord. Parfois j’interrompais mon travail et j’imaginais la cité comme un minuscule point de matière sur un monde étranger. Je la considérais comme un objet imaginaire d’un univers qui s’efforcerait de survivre dans un autre ; comme une ville très peuplée qui chercherait à s’accrocher au flanc d’une côte à quarante-cinq degrés, luttant contre une marée terrestre, à l’aide de quelques minces brins de câble.


Avec le retour à un environnement plus stable, les travaux topographiques du futur devenaient pure routine.

Pour nous faciliter la tâche, on avait divisé le terrain au nord de la cité en plusieurs segments irradiant de cinq degrés en cinq degrés à partir de l’optimum. En des circonstances normales, la cité n’aurait pas cherché de route déviant de plus de quinze degrés du nord vrai, mais notre nouvelle capacité de mouvement nous permettait une souplesse accrue.

Notre méthode était simple. Les topographes partaient à cheval au nord de la ville – seuls, ou s’ils le préféraient, par équipes de deux – et relevaient minutieusement le secteur qui leur était confié. Nous disposions de tout notre temps.

En de nombreuses occasions, je me sentis très attiré par le sentiment de liberté qu’on éprouvait dans le nord… Blayne m’affirma que ce sentiment était partagé par la plupart des Futurs. Pourquoi se hâter de rentrer lorsqu’une journée passée à paresser au bord d’une rivière ne gaspillait que quelques minutes du temps de la cité ?


Toutefois il y avait un certain prix à payer pour les heures passées dans le nord, bien qu’il me parût négligeable au début. Mais un jour j’en notai les effets sur moi. Une journée de flânerie dans le nord était une journée de ma vie. En cinquante jours, je vieillissais de l’équivalent de cinq kilomètres dans la ville, mais les citadins n’avaient vieilli que de quatre jours. Au début, je n’y prêtais pas attention – nos retours à la ville étaient si fréquents que je ne voyais et ne sentais aucune différence. Mais à la longue, les gens que j’avais connus : Victoria, Jase, Malchuskin – ne paraissaient toujours pas changer d’âge. Or, en m’apercevant un jour dans un miroir, je vis les effets de la distorsion temporelle sur ma personne.


Je n’avais pas envie de m’unir de façon permanente à une autre femme. Les idées de Victoria selon lesquelles les mœurs de la cité devaient finalement amener l’échec de toute union me semblaient plus pertinentes chaque fois que j’y songeais.

Les premières femmes transférées arrivaient maintenant à la ville et l’on me dit qu’en qualité d’homme non marié, je pouvais en choisir une comme compagne provisoire. Je résistai d’abord à cette idée, parce qu’elle me répugnait, à parler franc. Il me semblait qu’une liaison même purement charnelle devait entraîner un certain partage d’émotions. Mais chaque fois que je me trouvais en ville, ainsi que d’autres hommes libres, on nous encourageait à lier connaissance avec les filles, dans une salle de loisirs réservée à cet usage. Je jugeais ces réunions embarrassantes et humiliantes, au début, puis je m’y habituais et mes inhibitions finirent par disparaître.

Avec le temps, une fille appelée Dorita et moi nous découvrîmes des goûts communs. Bientôt on nous attribua un logement privé. Bien des choses nous séparaient, mais ses efforts pour parler l’anglais étaient charmants et elle paraissait aimer ma compagnie. Elle fut bientôt enceinte et entre mes missions topographiques, j’observais les progrès de sa grossesse.

Si lents, si incroyablement lents.


Je finis par m’irriter de plus en plus de la marche d’escargot de la ville. Selon mon échelle temporelle subjective, deux cent cinquante à trois cents kilomètres s’étaient écoulés depuis que j’étais devenu membre de la guilde du Futur. Pourtant la ville était toujours en vue des collines que nous avions franchies à l’époque des attaques.

Je fis une demande de transfert à une autre guilde. Malgré la vie facile du futur, j’avais l’impression que le temps fuyait mortellement pour moi. Je travaillai durant quelques kilomètres avec la guilde de la Traction et ce fut pendant cette période que Dorita accoucha. Des jumeaux : garçon et fille. Il y eut des fêtes… mais je m’aperçus que la vie de la ville me contrariait encore sous un autre aspect. J’avais travaillé avec Jase qui en un temps avait été plus âgé que moi de plusieurs kilomètres. À présent, il était plus jeune et il ne nous restait que peu de choses en commun.

Après la naissance des enfants, Dorita quitta la ville et je rejoignis ma propre guilde.

Comme tous les Futurs de la guilde que j’avais connus pendant mon apprentissage, je devenais un inadapté social. Je préférais ma propre compagnie et savourais ces heures volées dans le nord. Entre les murs, j’étais mal à l’aise. Je m’intéressais maintenant au dessin, mais je n’en parlais guère. J’accomplissais le travail de la guilde le plus vite et le mieux possible, puis je m’en allais tout seul dans le monde du nord, prenant des croquis, m’efforçant de traduire par des dessins au trait l’impression d’un pays où le temps s’arrêtait presque.

J’observais de loin la cité et la voyais comme étrangère, étrangère à ce monde, et même à moi. Kilomètre après kilomètre, elle se traînait, sans jamais trouver, ni même chercher, un lieu de repos définitif.

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