Cinq

Il avait éprouvé un choc en se retrouvant face à face avec Selver. En revenant vers Central depuis le village situé dans les contreforts, Lyubov s’efforça de comprendre pourquoi il avait reçu un choc, de diagnostiquer quel nerf avait frémi. Car après tout, en général, on n’est pas terrifié lorsqu’on a la chance de retrouver un excellent ami.

Il n’avait pas été facile d’amener la chef à l’inviter. Tuntar avait été son principal objet d’étude pendant tout l’été ; il disposait ici de quelques excellents informateurs et il était en bons termes avec la Loge et la chef qui lui avait permis d’observer et de participer librement à la communauté. Obtenir sournoisement d’elle une invitation, par l’intermédiaire de quelques ex-serfs encore dans la région, avait pris beaucoup de temps, mais elle avait fini par accepter en lui offrant, comme le disaient les nouvelles directives, une véritable « occasion proposée par les Athshéens ». Sa propre conscience, plutôt que celle du colonel, avait insisté là-dessus. Dongh voulait qu’il y aille. Il était ennuyé par la Menace Créate. Il avait demandé à Lyubov de les jauger, de « voir comment ils réagissent maintenant que nous les laissons tranquilles ». Il avait l’espoir d’être rassuré. Lyubov ne parvenait pas à se dire si le rapport qu’il rédigerait pourrait ou non rassurer le colonel Dongh.

Sur quinze kilomètres autour de Central, la plaine avait été déboisée et les souches pourries avaient disparu ; c’était maintenant une vaste zone plate et terne couverte de plantes fibreuses, comme une chevelure grise sous la pluie. Sous ces feuilles âpres, les jeunes arbustes donnaient leur première production, les sumacs, les trembles nains et les salviformes qui, lorsqu’ils auraient grandi, protégeraient à leur tour les jeunes arbres. Si on la laissait tranquille, sous ce climat pluvieux et régulier, cette région pourrait se reboiser d’elle-même en trente ans et retrouver sa densité maximale en un siècle. Si on la laissait tranquille.

La forêt commença brusquement, dans l’espace et non dans le temps : sous l’hélicoptère, le vert infiniment varié des feuillages couvrait les lentes ondulations et les plissements des collines de Sornol Nord.

Comme la plupart des Terriens de Terra, Lyubov n’avait jamais marché parmi des arbres sauvages, jamais vu un bois plus grand qu’un pâté de maisons. Sur Athshe, au début, il avait éprouvé gêne et oppression dans la forêt, s’était senti étouffé par la foule infinie et désordonnée des troncs, des branches et des feuilles dans ce perpétuel crépuscule verdâtre ou brunâtre. La masse et le fouillis des diverses vies en compétition, qui s’étiraient, s’enflaient vers l’extérieur et vers le haut, en direction de la lumière, le silence composé d’une multitude de petits bruits insignifiants, la totale indifférence végétale à la présence de l’esprit, tout cela l’avait troublé, et comme les autres il s’était cramponné aux clairières et à la plage. Mais il s’était mis à l’aimer, petit à petit. Gosse le taquinait en l’appelant Monsieur Gibbon ; et en fait, Lyubov ressemblait assez à un gibbon, avec un visage rond et sombre, des bras longs et des cheveux qui grisonnaient prématurément ; mais la race des gibbons était éteinte. Que cela lui plaise ou non, en tant que spécialiste des evis, il devait se rendre dans la forêt pour trouver les evis ; et maintenant, après quatre ans d’étude, il se sentait parfaitement chez lui sous les arbres, peut-être plus que nulle part ailleurs.

Il en était également venu à aimer les noms que les Athshéens donnaient à leurs terres et à leurs villes, des mots sonores de deux syllabes : Sornol, Tuntar, Eshreth, Eshsen – qui étaient maintenant Central –, Endtor, Abtan, et par-dessus tout Athshe, qui signifiait la Forêt, et le Monde. Comme terre, terra, tellus désignaient à la fois le sol et la planète, deux significations en un mot. Mais pour les Athshéens le sol, la terre, n’était pas ce vers quoi retournaient les morts et par quoi subsistait le vivant : la substance de leur monde n’était pas la terre, mais la forêt. Le Terrien était boue, poussière rouge. L’Athshéen était branche et racine. Ils ne sculptaient pas des statues d’eux-mêmes dans la pierre, mais seulement dans le bois.

Il posa la puce dans une petite clairière située au nord de la ville, et entra en passant devant la Loge des Femmes. L’odeur âcre d’une ville athshéenne s’accrochait à l’air ; la fumée de bois, la viande de poisson, les herbes aromatiques, la sueur étrangère. L’atmosphère d’une maison souterraine, du moins lorsqu’un Terrien pouvait y pénétrer, était un rare composé de CO2 et d’odeurs infectes. Lyubov avait passé de nombreuses heures stimulantes pour l’intellect à rester recroquevillé en suffoquant dans l’obscurité pestilentielle de la Loge des Hommes de Tuntar. Mais selon toute apparence, il n’y serait pas invité cette fois-ci.

Les gens de la ville avaient bien sûr appris le massacre du Camp Smith, qui s’était produit six semaines auparavant. Ils avaient dû en prendre connaissance très tôt, car les nouvelles se répandaient rapidement parmi les îles, mais pas assez vite malgré tout pour relever d’un « mystérieux pouvoir de télépathie » comme les bûcherons se plaisaient à le croire. La ville savait aussi que les mille deux cents esclaves de Centralville avaient été libérés peu après le massacre du Camp Smith, et Lyubov pensait comme le colonel que les indigènes pourraient considérer le second événement comme un résultat du premier. Cela donnait ce que le colonel appellerait « une impression erronée », mais ce n’était sans doute pas important. Ce qui importait, c’était que les esclaves aient été relâchés. Les erreurs commises ne pouvaient pas être réparées, mais au moins on ne les commettait plus. Ils pouvaient recommencer sur de nouvelles bases : les indigènes sans se demander vainement, avec douleur et étonnement, pourquoi les « umins » traitaient les hommes comme des animaux ; et lui sans le fardeau de l’explication ni les tiraillements d’un irrémédiable sentiment de culpabilité.

Sachant à quel point ils estimaient la franchise et la discussion directe à propos des questions effrayantes ou embarrassantes, il s’attendait à ce que les gens de Tuntar parlent avec lui de ces choses, pour exprimer leur triomphe, ou leurs excuses, leur joie, ou leur gêne. Personne ne le fit. Et personne ne lui dit grand-chose.

Il était venu en fin d’après-midi, ce qui était comme arriver dans une ville terrienne juste avant l’aube. Les Athshéens dormaient – l’opinion des colons, comme c’était souvent le cas, ignorait les faits observables – mais leur minimum physiologique se situait entre midi et quatre heures de l’après-midi, alors qu’il se manifeste généralement chez les Terriens entre deux et cinq heures du matin ; et ils avaient un cycle de haute température et de grande activité à double crête, à l’aube et au crépuscule. La plupart des adultes dormaient cinq ou six heures sur vingt-quatre, en plusieurs siestes ; et les hommes initiés ne dormaient souvent que deux heures ; par suite, si l’on rabaissait à la fois leurs siestes et leurs états de rêve au niveau de la « paresse », on pouvait dire qu’ils ne dormaient jamais. Il était plus facile de dire cela que de comprendre ce qu’ils faisaient réellement. À ce moment, dans Tuntar, les choses commençaient seulement à s’animer de nouveau, après la baisse physiologique de fin de journée.

Lyubov remarqua un bon nombre d’étrangers. Ils le regardaient, mais aucun d’eux ne s’approcha ; ce n’étaient que des présences qui passaient sur d’autres sentiers dans la pénombre des grands chênes. Une personne qu’il connaissait remonta finalement son chemin, Sherrar, la cousine de la chef, une vieille femme de peu d’importance et de peu de compréhension. Elle l’accueillit poliment, mais ne répondit pas ou ne voulut pas répondre à ses questions sur la chef et sur ses deux meilleurs informateurs, Égath le Gardien du Verger et Tubab le Rêveur. Oh, la chef était très occupée, et qui était Égath, voulait-il parler de Geban ? et Tubab se trouvait peut-être ici ou peut-être là-bas, ou peut-être pas. Elle s’accrocha à Lyubov, et personne d’autre ne lui adressa la parole. Accompagné par la minuscule commère verte, geignarde et boitillante, il se fraya un chemin en direction de la Loge des Hommes à travers les bois et les clairières de Tuntar. « Ils sont occupés là-dedans », dit Sherrar.

— À rêver ?

— Comment le saurais-je ? Viens par là, maintenant, Lyubov, viens voir… (Elle savait qu’il voulait toujours voir des choses, mais elle ne parvenait pas à penser à ce qu’elle pourrait lui montrer pour l’attirer.) Viens voir les filets de pêche, dit-elle faiblement.

Une fille qui passait, une des Jeunes Chasseresses, leva les yeux vers lui : un regard noir, un regard d’animosité tel qu’il n’en avait encore jamais reçu de la part d’aucun Athshéen, sauf peut-être d’un petit enfant effrayé par sa hauteur et par son visage imberbe, au point de le menacer en grimaçant. Mais cette fille n’était pas effrayée.

— D’accord, dit-il à Sherrar en sentant que son seul recours était la docilité.

Si les Athshéens avaient vraiment acquis – finalement, et d’une manière brusque – le sens de l’hostilité de groupe, alors il devait l’accepter, et s’efforcer simplement de leur montrer qu’il demeurait un ami fidèle et digne de confiance.

Mais comment leur façon de sentir et de penser avait-elle pu changer si vite, après si longtemps ? Et pourquoi ? Au Camp Smith, la provocation avait été immédiate et intolérable : même les Athshéens seraient portés à la violence par la cruauté de Davidson. Mais cette ville, Tuntar, n’avait jamais été attaquée par les Terriens, n’avait subi aucun raid esclavagiste, n’avait pas vu sa forêt locale abattue ou brûlée. Lui, Lyubov lui-même, avait vécu ici – l’ethnologue ne peut pas toujours effacer sa propre ombre du tableau qu’il peint – mais n’y était plus venu depuis deux mois. Ils avaient eu des nouvelles de Smith, et il y avait maintenant parmi eux des réfugiés, des ex-esclaves, qui avaient souffert des Terriens et qui en parlaient. Mais des nouvelles et des ouï-dire changeraient-ils ceux qui écoutent, les changeraient-ils radicalement ? – alors que leur non-agressivité s’ancrait si profondément en eux, dans leur culture et leur société, et tout au fond de leur subconscient, leur « temps du rêve », et peut-être même jusque dans leur physiologie ? Qu’un Athshéen puisse être amené par une horrible cruauté à accomplir une tentative de meurtre, il le savait : il avait déjà vu cela se produire… une fois. Qu’une communauté démembrée puisse y être amenée de façon semblable, par des outrages pareillement intolérables, il devait bien le croire : cela s’était passé au Camp Smith. Mais que de simples bruits, aussi excessifs soient-ils, puissent déchaîner une communauté bien établie d’Athshéens au point de les faire agir à l’encontre de leurs coutumes et de leur raison, de les amener à rejeter complètement leur style de vie tout entier, il ne pouvait y croire. C’était psychologiquement invraisemblable. Il devait manquer un élément.

Le vieux Tubab sortit de la Loge au moment même où Lyubov passait devant. Derrière le vieil homme s’avançait Selver.

Selver se dégagea de l’entrée du tunnel, se redressa, cligna les yeux dans la clarté du jour, d’un gris pluvieux atténué par les feuillages. En remontant, son regard sombre rencontra celui de Lyubov. Aucun d’eux ne dit mot. Lyubov sentit monter en lui une crainte affreuse.

Dans la puce, en rentrant vers la base, il tenta de découvrir quel nerf avait été ébranlé, et il pensa : pourquoi la peur ? Pourquoi ai-je eu peur de Selver ? Une indémontrable intuition ou simplement une mauvaise analogie ? Irrationnelle de toute façon.

Rien n’avait changé entre Selver et Lyubov. Ce que Selver avait fait au Camp Smith pouvait être justifié ; et même si l’on ne parvenait pas à trouver de justification, cela ne faisait aucune différence. L’amitié qui les liait était trop profonde pour être altérée par un doute moral. Ils avaient travaillé très dur tous les deux ; chacun avait enseigné son langage à l’autre, et pas seulement au sens littéral. Ils s’étaient confiés l’un à l’autre sans réserve. Et l’amour de Lyubov pour son ami était augmenté par cette reconnaissance qu’éprouve le sauveur envers celui dont il a eu le privilège de sauver la vie.

En fait, jusqu’à cet instant, il ne s’était guère rendu compte à quel point son amitié et sa loyauté pour Selver étaient profondes. Sa peur avait-elle été en réalité la crainte personnelle que Selver, ayant appris la haine raciale, pût le rejeter, dédaigner sa loyauté et le considérer, non plus comme « toi », mais comme « l’un d’eux » ?

Après ce premier long regard, Selver s’était avancé lentement vers Lyubov pour l’accueillir en lui tendant les mains.

Le toucher était un important moyen de communication parmi les gens de la forêt. Chez les Terriens, le toucher implique généralement la menace, l’agression, et pour eux il n’y a souvent rien entre la poignée de main formelle et la caresse sexuelle. Chez les Athshéens, tout ce vide était rempli par diverses coutumes de toucher. Entre eux, la caresse était essentielle pour signaler, pour rassurer, comme elle l’est entre la mère et l’enfant, ou entre deux amants ; mais sa signification était sociale, pas seulement maternelle ou sexuelle. Cela faisait partie de leur langage. Elle était donc réglée, codifiée, et pourtant modifiable à l’extrême. « Ils sont toujours en train de se tripoter », disaient certains colons d’un ton méprisant, incapables de voir dans ces échanges tactiles autre chose que leur propre érotisme qui, d’abord forcé de se concentrer uniquement sur le sexe, puis réprimé, frustré, envahissait et empoisonnait le moindre plaisir sensuel, la moindre réponse humaine : la victoire d’un Cupidon furtif et aveugle sur la grande mère protectrice de tous les océans et de toutes les étoiles, de toutes les feuilles des arbres, de tous les gestes des hommes, Vénus Genitrix…

Selver s’avança donc vers lui les mains tendues, lui serra la main à la manière terrienne, puis lui caressa les deux bras au-dessus des coudes. Il était presque deux fois plus petit que Lyubov, ce qui rendait tout geste difficile et gauche pour les deux hommes, mais il n’y avait rien de maladroit ni d’enfantin dans le contact de cette petite main fine et verte sur le bras de Lyubov. C’était un signe rassurant. Et Lyubov en fut très content.

— Selver, quelle chance de te rencontrer ici. J’ai tant envie de te parler…

— Je ne peux pas pour l’instant, Lyubov.

Il s’exprima d’une voix douce, mais dès qu’il parla, l’espoir que conservait Lyubov d’une solide amitié s’évanouit. Selver avait changé. Il avait changé radicalement, depuis la racine.

— Pourrais-je revenir, demanda aussitôt Lyubov, un autre jour, pour te parler, Selver ? C’est important pour moi…

— Je pars aujourd’hui, répondit Selver encore plus gentiment, mais en lâchant les bras de Lyubov, et en détournant les yeux.

Il se mettait ainsi hors d’atteinte, littéralement. La politesse exigeait que Lyubov fit de même, et mette fin à la conversation. Mais alors, il n’aurait plus personne à qui parler. Le vieux Tubab ne l’avait même pas regardé ; la ville lui avait tourné le dos. Et c’était Selver qui se trouvait là, Selver qui avait été son ami.

— Selver, cette tuerie à Kelme Deva, peut-être penses-tu que cela constitue un obstacle entre nous. Mais ce n’en est pas un. Peut-être cela nous rapproche-t-il. Et tes amis qui se trouvaient dans les enclos, ils ont tous été libérés, alors cette injustice ne nous sépare plus. Et même si elle nous sépare – elle l’a toujours fait – je suis quand même… je suis le même homme qu’avant, Selver.

D’abord, l’Athshéen ne répondit pas. Son étrange visage, les grands yeux enfoncés dans leurs orbites, ces traits énergiques déformés par les cicatrices et dissimulés par la fine fourrure soyeuse qui suivait et cachait pourtant tous les contours, ce visage se détourna de Lyubov et se ferma, obstiné. Puis il se retourna soudain, comme malgré lui.

— Lyubov, tu n’aurais pas dû venir ici. Tu devrais quitter Central dans deux nuits. Je ne sais pas ce que tu es. Il aurait mieux valu que je ne te connaisse pas.

Et il s’éloigna sur ces paroles, la démarche légère comme celle d’un chat aux longues pattes, une tache verte et tremblotante parmi les chênes sombres de Tuntar, qui disparut. Tubab le suivit lentement, toujours sans jeter le moindre regard vers Lyubov. Une pluie fine tombait silencieusement sur les feuilles de chêne et sur les étroits sentiers menant à la Loge et à la rivière. Il fallait écouter attentivement pour entendre la pluie, musique faite de bruits trop innombrables pour que l’esprit puisse la saisir, un accord infini frappé sur la forêt tout entière.

— Selver est un dieu, dit la vieille Sherrar. Viens voir les filets de pêche, maintenant.

Lyubov refusa d’un ton courtois. Il aurait été impoli de demeurer ici ; de toute façon, il n’avait pas le cœur à rester.

Il tenta de se dire que Selver ne l’avait pas repoussé, lui, Lyubov, mais lui en tant que Terrien. Cela ne faisait aucune différence. Cela n’en avait jamais fait aucune.

Il était toujours désagréablement surpris de constater à quel point ses sentiments étaient vulnérables, à quel point cela le blessait d’être blessé. Cette sorte de sensibilité juvénile était abominable, il devrait avoir maintenant une écorce plus solide.

La petite commère, sa fourrure verte tout éclaboussée de gouttelettes, poussa un soupir de soulagement lorsqu’il lui dit au revoir. En faisant démarrer la puce, il ne put s’empêcher de sourire à la vue de la femme, qui s’éloignait aussi vite qu’elle pouvait en claudiquant parmi les arbres, comme un petit crapaud venant d’échapper à un serpent.

La qualité est une chose importante, mais la quantité aussi : la taille relative. La réaction normale d’un adulte envers une personne beaucoup plus petite peut être une réaction d’arrogance, ou de protection, de paternalisme, d’affection, ou d’intimidation, mais quelle qu’elle soit, elle est probablement mieux adaptée à un enfant qu’à un adulte. Aussi, lorsque la personne haute comme un enfant était couverte de fourrure, cela demandait une autre réponse, que Lyubov avait nommée la Réaction de l’Ours en Peluche. Puisque les Athshéens pratiquaient tellement la caresse, sa manifestation n’était pas incorrecte, mais sa motivation demeurait suspecte. Et il y avait finalement l’inévitable Réaction du Monstre, le recul devant ce qui est humain mais n’en a pas tout à fait l’air.

Mais en dehors de tout cela, il y avait le fait que les Athshéens, comme les Terriens, étaient parfois drôles, tout simplement. Certains ressemblaient à de petits crapauds, des hiboux, des chenilles. Sherrar n’était pas la première petite vieille dont Lyubov avait remarqué qu’elle semblait drôle vue de dos…

Et c’est un des problèmes de la colonie, pensa-t-il, en s’envolant dans la puce tandis que Tuntar disparaissait sous les chênes et les vergers effeuillés. Nous n’avons pas de vieilles femmes. Pas de vieux hommes non plus, à part Dongh, et il n’a qu’environ soixante ans. Mais les vieilles femmes sont différentes de tous les autres, elles disent ce qu’elles pensent. Les Athshéens sont gouvernés, pour autant qu’ils aient un gouvernement, par de vieilles femmes. La réflexion aux hommes, la politique aux femmes, et l’éthique à leur interaction : voilà leur arrangement. Cela a un certain charme, et ça marche – pour eux. J’aurais aimé que l’Administration nous envoie quelques mémés avec toutes ces jeunes femmes nubiles, fertiles et charmantes. D’accord, cette fille que j’ai invitée l’autre nuit, elle est vraiment très gentille, et gentille au lit, elle a un cœur d’or, mais mon Dieu il lui faudra quarante ans avant de pouvoir dire quelque chose à un homme…

Mais pendant tout ce temps, sous ces pensées concernant les vieilles femmes et les jeunes, le choc persistait, l’intuition ou la reconnaissance qui ne se laissait pas reconnaître.

Il devait y réfléchir avant de faire son rapport au Q.G.

Selver : et Selver, alors ?

Selver était certainement un personnage clef pour Lyubov. Pourquoi ? Parce qu’il le connaissait bien, ou parce que sa personnalité recelait un pouvoir effectif que Lyubov n’avait jamais apprécié consciemment ?

Mais il l’avait pourtant apprécié ; il avait remarqué très tôt que Selver était une personne extraordinaire. Il s’appelait « Sam » à ce moment, et il servait de domestique à trois officiers qui partageaient un préfab. Lyubov se souvenait comment Benson clamait qu’ils avaient déniché un bon créate, qu’ils l’avaient bien dressé.

La plupart des Athshéens, en particulier les Rêveurs des Loges, ne pouvaient pas modifier leur rythme polycyclique de sommeil pour l’adapter à celui des Terriens. S’ils rattrapaient leur sommeil normal durant la nuit, cela les empêchait de rattraper leur REM ou sommeil paradoxal, dont le cycle de cent vingt minutes réglait à la fois leurs jours et leurs nuits, et ne pouvait pas être adapté aux journées de travail terriennes. Lorsque vous avez appris à rêver tout éveillé, à maintenir votre bon sens en équilibre, non pas sur ce fil de rasoir qu’est la raison, mais sur le double support, l’équilibre stable de la raison et du rêve ; lorsque vous avez appris cela, vous ne pouvez plus le désapprendre, pas plus que vous ne pouvez désapprendre à penser. Beaucoup d’hommes devenaient étourdis, confus, renfermés ou même catatoniques. Les femmes, désorientées et humiliées, se comportaient avec la triste indifférence des esclaves récents. Les hommes non adeptes et quelques-uns des plus jeunes Rêveurs s’en tiraient mieux ; ils s’adaptaient, travaillaient dur dans les camps de déboisement ou devenaient d’habiles serviteurs. Sam avait été l’un de ces derniers, efficace et discret ; il avait servi à ses trois maîtres de domestique, cuisinier, blanchisseur, majordome, frotteur de dos et souffre-douleur. Il avait appris à être invisible. Lyubov l’avait emprunté comme informateur ethnologique et avait gagné aussitôt, par une quelconque affinité d’esprit ou de nature, la confiance de Sam. Il découvrit que Sam était l’informateur idéal, instruit des coutumes de son peuple, percevant leurs significations et vif à les traduire pour les rendre intelligibles à Lyubov, jetant un pont entre les deux langues, les deux cultures, les deux espèces du genre Homme.

Lyubov avait passé deux ans à voyager, à étudier, à interroger, à observer, et n’avait pas réussi à trouver la clef qui lui permettrait de pénétrer l’esprit athshéen. Il ne savait même pas où se situait la serrure. Il avait étudié le sommeil habituel des Athshéens pour en conclure qu’apparemment ils n’avaient pas de sommeil habituel. Il avait placé d’innombrables électrodes sur d’innombrables crânes verts et fourrés, mais sans parvenir à donner le moindre sens à tous ces dessins familiers, ces courbes et ces crêtes, ces alphas et ces deltas, qui apparaissaient sur le papier quadrillé. C’était Selver qui lui avait fait comprendre, finalement, le sens athshéen du mot « rêve », signifiant également « racine », et qui lui avait tendu ainsi la clef ouvrant sur le royaume du peuple de la Forêt. C’était en procédant à l’électro-encéphalogramme de Selver qu’il avait compris pour la première fois les extraordinaires ondes rythmiques que produisait un cerveau entraîné à se mettre en état de rêve sans dormir ni rester éveillé : une condition qui était au sommeil paradoxal terrien ce que le Parthénon était à la hutte de terre : fondamentalement la même chose, mais avec en plus la complexité, la qualité, et le contrôle.

Après quoi, qu’y avait-il de plus ?

Selver aurait pu s’échapper. Il resta, d’abord comme domestique, puis (grâce à l’un des rares petits avantages dont Lyubov bénéficiait en tant que spé) en tant qu’assistant scientifique, toujours enfermé la nuit dans l’enclos (le Quartier du Personnel de la Main-d’Œuvre Autochtone Volontaire) avec tous les autres créates. « Je t’emmènerai à Tuntar pour travailler avec toi là-bas », avait dit Lyubov la troisième fois qu’il avait parlé à Selver, « bon sang, pourquoi restes-tu ici ? » – « Thele, ma femme, elle est dans l’enclos », avait répondu Selver. Lyubov avait tenté de la faire relâcher, mais elle servait à la cuisine du Q.G., et les sergents qui dirigeaient la cuisine s’irritaient de toute intervention venant de la part des « galonnés » et des « spés ». Lyubov avait dû se montrer très prudent, pour qu’ils ne passent pas leurs nerfs sur la femme. Elle et Selver avaient semblé d’accord pour attendre patiemment le moment où ils pourraient s’échapper ou être libérés ensemble. Les hommes et les femmes créates étaient strictement séparés dans les enclos – pourquoi, personne ne semblait le savoir – et mari et femme se voyaient rarement. Lyubov parvint à arranger leurs rencontres dans sa cabane, qu’il occupait seul à l’extrémité nord de la ville. C’est après une de ces rencontres, alors qu’elle rentrait au Q.G., que Davidson avait remarqué sa grâce frêle et apeurée. Il l’avait emmenée dans ses quartiers, cette nuit-là, et l’avait violée.

Il l’avait tuée pendant leurs rapports, peut-être ; cela s’était déjà produit, résultat de la différence physique ; à moins qu’elle n’ait cessé de vivre. Comme certains Terriens, les Athshéens possédaient le don de l’authentique désir de mort, et pouvaient cesser de vivre. De toute façon, c’était Davidson qui l’avait tuée. De tels meurtres avaient déjà eu lieu auparavant. Ce qui ne s’était encore jamais produit fut la réaction de Selver, deux jours plus tard.

Lyubov n’était arrivé sur les lieux qu’à la fin. Il pouvait encore se rappeler les bruits ; lui-même qui descendait la rue Principale en courant, sous la clarté brûlante du soleil ; la poussière, le groupe d’hommes. Tout cela n’avait pu durer que cinq minutes, ce qui est long pour une lutte à mort. Lorsque Lyubov était arrivé, Selver était aveuglé par le sang, une sorte de jouet avec lequel s’amusait Davidson, et pourtant il s’était relevé pour attaquer de nouveau, pas avec une rage effrénée, mais avec un désespoir conscient. Il revenait toujours à l’assaut. Ce fut finalement Davidson que la peur rendit furieux devant cette terrible obstination ; ayant renversé Selver en le frappant de côté, il s’était avancé en levant sa botte pour lui piétiner le crâne. Lyubov s’était frayé un chemin dans le cercle au même instant. Il avait fait cesser le combat (car aussi assoiffés de sang qu’aient été les dix ou douze hommes qui regardaient, leur désir était largement assouvi et ils soutinrent Lyubov quand il dit à Davidson d’arrêter) ; et depuis ce temps il haïssait Davidson, et se savait détesté par lui, s’étant interposé entre le tueur et sa mort.

Car si nous sommes, tous les autres, tués par le suicide, c’est lui-même que le meurtrier assassine ; et il lui faut recommencer encore et encore.

Lyubov avait relevé Selver, dont le corps était léger dans ses bras. Le visage mutilé s’était pressé contre sa chemise et le sang avait souillé jusqu’à sa propre peau. Il avait emmené Selver jusqu’à son bungalow, avait éclissé son poignet cassé, fait ce qu’il avait pu pour soigner son visage, l’avait gardé dans son propre lit, avait essayé de lui parler nuit après nuit, pour le rejoindre dans le malheur de son chagrin et de sa honte. Bien entendu, cette attitude allait à l’encontre du règlement.

Personne ne lui parla du règlement. Ils n’avaient pas besoin de le faire. Lyubov savait qu’il perdait la plupart des rares appuis dont il disposait auprès des officiers de la colonie.

Pour le Q.G., il avait pris soin de se maintenir du bon côté, ne s’opposant qu’aux cas extrêmes de brutalité envers les indigènes, utilisant la persuasion plutôt que la provocation, et préservant les quelques miettes de pouvoir et d’influence qui lui restaient. Il ne pouvait pas empêcher l’exploitation des Athshéens. C’était bien pire que ce à quoi son entraînement l’avait conduit à attendre, mais maintenant, sur place, il ne pouvait pas y faire grand-chose. Ses rapports à l’Administration et au Comité des Droits pouvaient – après l’aller-retour de cinquante-quatre ans – donner un résultat ; Terra pouvait même décider que la politique de la Colonie Ouverte était une grave erreur dans le cas d’Athshe. Mieux valait cinquante-quatre ans que jamais. S’il perdait la tolérance de ses supérieurs, ceux-ci pourraient censurer ou invalider ses rapports, et il n’y aurait pas le moindre espoir.

Mais il était trop en colère à ce moment pour conserver sa stratégie. Au diable les autres, s’ils s’obstinaient à considérer son attention pour son ami comme une insulte à la Terre Nourricière et une trahison envers la colonie. S’ils le nommaient « l’amoureux des créates », son utilité pour les Athshéens serait affaiblie ; mais il ne pouvait pas faire passer un intérêt général éventuel avant les soins impératifs dont Selver avait besoin. On ne peut pas sauver un peuple en vendant son propre ami. Davidson, curieusement rendu furieux par les petites blessures que Selver lui avait faites et par l’intervention de Lyubov, répétait partout qu’il avait l’intention d’achever le créate rebelle ; et il l’aurait certainement fait s’il en avait eu l’occasion. Pendant deux semaines, Lyubov resta nuit et jour avec Selver, puis l’emmena en puce hors de Central et le déposa dans une ville de la côte ouest, Broter, où il connaissait plusieurs personnes.

Il n’y avait pas de punition prévue qui sanctionnât le fait d’aider des esclaves à s’échapper, puisque les Athshéens n’étaient pas des esclaves, sauf dans la réalité : ils constituaient le Personnel de la Main-d’Œuvre Autochtone Volontaire. Lyubov ne fut même pas réprimandé. Mais à partir de ce moment, la méfiance des officiers de carrière, de partielle, devint complète ; et même ses collègues des Services Spéciaux, l’exobiologiste, les coordinateurs agricoles et forestiers, les écologistes, lui firent savoir de diverses façons qu’il s’était conduit d’une manière irrationnelle, trop intrépide, ou stupide.

— Tu croyais que tu partais en pique-nique en venant ici ? avait demandé Gosse.

— Non. Je ne pensais pas que ce serait une de ces conneries de pique-niques, avait répliqué Lyubov d’un ton morose.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi un eviste s’attache volontairement à une Colonie Ouverte. Tu sais que les gens que tu étudies vont être complètement étouffés, et sans doute balayés. C’est comme ça. C’est la nature humaine, et tu dois savoir qu’on ne peut pas la changer. Alors pourquoi venir assister au processus ? C’est du masochisme ?

— Je ne sais pas ce qu’est la « nature humaine ». Laisser des descriptions de ce que nous avons balayé fait peut-être partie de la nature humaine. Est-ce beaucoup plus agréable pour un écologiste, franchement ?

Gosse ignora la question.

— Alors très bien, rédige tes descriptions. Mais tiens-toi en dehors du carnage. Un biologiste qui étudie une colonie de rats ne cherche pas à s’immiscer en secourant ses rats préférés lorsqu’ils se font attaquer, tu sais.

À ces mots, Lyubov s’était déchaîné. Il en avait trop entendu.

— Non, bien sûr que non, dit-il. Un rat peut devenir un animal familier, mais pas un ami. Et Selver est mon ami. En fait, c’est le seul homme sur cette planète que je considère comme un ami.

Et ces paroles avaient blessé ce pauvre vieux Gosse, qui avait une attitude paternelle envers Lyubov, et elles n’avaient fait de bien à personne. Et pourtant c’était vrai. Et la vérité vous libère… J’aime beaucoup Selver, je le respecte ; je l’ai sauvé ; j’ai souffert avec lui ; je le crains. Selver est mon ami.

Selver est un dieu.

C’est ce qu’avait dit la petite commère, comme si tout le monde le savait, aussi simplement qu’elle aurait dit qu’Untel était un chasseur. « Selver sha’ab. » Mais que signifiait sha’ab ? De nombreux mots du Langage des Femmes, la langue de tous les jours pour les Athshéens, étaient empruntés au Langage des Hommes qui était le même dans toutes les communautés, et très souvent ces mots n’avaient pas seulement deux syllabes, mais deux sens. C’étaient des pièces de monnaie, avers et revers. Sha’ab signifiait dieu, ou entité lumineuse, ou être puissant ; il signifiait également quelque chose de très différent, mais Lyubov ne parvenait pas à se rappeler quoi. Tout en pensant à cela, il se retrouva dans son bungalow, et n’eut qu’à jeter un coup d’œil dans le dictionnaire que Selver et lui avaient composé en quatre mois d’un travail épuisant mais harmonieux. Bien sûr : sha’ab, traducteur.

C’était presque trop évident, trop approprié.

Les deux sens étaient-ils liés ? Ils l’étaient souvent, mais quand même pas au point de constituer une règle. Si un dieu est un traducteur, que traduisait-il ? Selver était certainement un traducteur particulièrement doué, mais ce don n’avait trouvé son expression que grâce au hasard de l’apport d’un langage véritablement étranger sur sa planète. Un sha’ab traduisait-il le langage du rêve et de la philosophie, le Langage des Hommes, en langage quotidien ? Mais tous les rêveurs étaient capables de faire ça. Pouvait-il alors traduire dans la vie éveillée l’expérience centrale de la vision : servant de lien entre les deux réalités, considérées comme égales par les Athshéens, le temps du rêve et le temps du monde dont les rapports, bien que vitaux, étaient obscurs. Un lien : quelqu’un qui pourrait exprimer les perceptions du subconscient. « Exprimer » cette langue, c’est agir. Faire quelque chose de neuf. Changer ou être changé, radicalement, depuis la racine. Car la racine est le rêve.

Et le traducteur est le dieu. Selver avait apporté un mot nouveau à la langue de son peuple. Il avait accompli un nouvel acte. Le mot, l’acte, le meurtre. Seul un dieu pouvait emmener une nouveauté comme la Mort de l’autre côté du pont qui séparait les mondes.

Mais avait-il appris à tuer ses semblables dans ses propres rêves d’offenses et de deuil, ou bien à cause des actes, jamais encore rêvés, accomplis par les étrangers ? Parlait-il sa propre langue, ou celle du capitaine Davidson ? Ce qui semblait monter de la racine de sa souffrance pour exprimer sa personnalité nouvelle, ce pouvait être en fait une infection, une maladie étrangère, qui ne ferait pas de sa race un nouveau peuple, mais la détruirait.

Il n’était pas dans la nature de Raj Lyubov de penser : « Que puis-je faire ? » Son caractère et son entraînement l’avaient incliné à ne pas intervenir dans les affaires des autres. Son boulot était de découvrir ce qu’ils faisaient, et il avait tendance à les laisser continuer. Il préférait être éclairé, plutôt qu’éclairer les autres ; chercher les faits plutôt que la Vérité. Cependant, même l’esprit le moins missionnaire, sauf s’il a la prétention de ne ressentir aucune émotion, se trouve parfois dans la nécessité de choisir entre le devoir et la négligence. « Que font-ils ? » devient brusquement « Que faisons-nous ? », puis « Que dois-je faire ? »

Il était arrivé au moment de ce choix, il le savait, mais il ne comprenait toujours pas clairement pourquoi, ni quelles étaient les possibilités qui s’offraient à lui.

Pour l’instant, il ne pouvait rien accomplir de plus pour améliorer les chances de survie des Athshéens ; Lepennon, Or et l’ansible avaient fait plus qu’il n’en avait espéré voir durant sa vie entière. Dans chaque communication par ansible, l’Administration de Terra était catégorique, et le colonel Dongh obéissait à ces ordres, malgré les pressions qu’exerçaient une partie de son état-major et les patrons du déboisement pour ignorer les directives. C’était un officier loyal ; et, de plus, le Shackleton reviendrait observer la situation et faire un rapport sur la manière dont les ordres avaient été suivis. Les rapports vers la Terre prenaient de l’importance, maintenant que cet ansible, cette machina ex machina, fonctionnait pour entraver toute cette vieille autonomie coloniale bien tranquille, et vous obligeait à répondre de vos actes au cours de votre propre vie. La marge d’erreur n’était plus de 54 ans. La ligne de conduite n’était plus statique. Une décision de la Ligue des Mondes pouvait maintenant amener d’un moment à l’autre la colonie à se limiter à une seule île, ou lui interdire de couper les arbres, ou l’encourager à tuer les indigènes – on ne sait jamais. On ne pouvait pas encore deviner, à partir des directives formelles de l’Administration, comment fonctionnait la Ligue, ni quelle politique elle suivait. Dongh était ennuyé par ces multiples futurs possibles, mais Lyubov en était enchanté. La vie réside dans la diversité, et où il y a de la vie, il y a de l’espoir, telle était la somme de sa croyance, une somme bien modeste.

Les colons laissaient les Athshéens tranquilles, et ces derniers laissaient les colons tranquilles. Une situation encourageante, et qui ne serait pas troublée sans nécessité. La seule chose qui pourrait l’altérer, c’était la peur.

En ce moment, il fallait s’attendre à ce que les Athshéens conservent de la méfiance et du ressentiment, mais pas à ce qu’ils aient peur. Et il ne s’était rien produit pour raviver la panique que Centralville avait éprouvée en apprenant le massacre du Camp Smith. Aucun Athshéen n’avait plus exercé de violence depuis lors ; et avec le départ des esclaves, les créates s’étaient tous évanouis dans leurs forêts, et il n’y avait plus cette constante irritation due à la xénophobie. Les colons commençaient enfin à se détendre.

Si Lyubov déclarait qu’il avait vu Selver à Tuntar, Dongh et les autres s’alarmeraient. Ils pourraient insister pour tenter de capturer Selver et de le faire passer en jugement. Le Code Colonial interdisait de poursuivre en justice un membre d’une société planétaire en s’appuyant sur les lois d’une autre société ; mais la Cour Martiale prenait le pas sur de telles distinctions. Ils pouvaient juger Selver, le condamner et l’exécuter. En faisant revenir Davidson de la Nouvelle Java pour qu’il puisse donner son témoignage. Oh non, pensa Lyubov, en replaçant le dictionnaire sur une étagère encombrée. Oh non, pensa-t-il, puis il n’y pensa plus. Et il fit ainsi son choix, sans même s’en rendre compte.

Le lendemain, il rédigea un bref rapport. Il disait que Tuntar vaquait à ses occupations habituelles, qu’on ne s’était pas détourné de lui et qu’on ne l’avait pas menacé. C’était un rapport exprès, et le plus inexact que Lyubov ait jamais écrit. Il omit tout ce qui pouvait porter à conséquences : la non-apparition de la chef, le refus de Tubab de saluer Lyubov, le grand nombre d’étrangers dans la ville, l’expression de la jeune chasseresse, la présence de Selver… Bien entendu, ce dernier point constituait une omission volontaire, mais à part cela, il se dit que le rapport était très rigoureux ; il n’avait omis que des impressions subjectives, comme un scientifique doit le faire. Il éprouva un violent mal de tête en écrivant ce rapport, et il ressentit une migraine encore plus forte lorsqu’il l’eut remis.

Il rêva beaucoup cette nuit-là, mais fut incapable de se rappeler ses rêves dans la matinée. Très tard durant la deuxième nuit qui suivit sa visite à Tuntar, il s’éveilla dans le hurlement hystérique de la sirène d’alarme et les bruits sourds des explosions, et dut finalement affronter ce qu’il avait jusqu’alors refusé. Il était le seul homme de Central à ne pas être surpris. Et, à cet instant, il sut ce qu’il était : un traître.

Et pourtant, même à ce moment, il ne fut pas clair pour lui qu’il s’agissait d’un raid athshéen. C’était seulement la terreur au fond de la nuit.

Sa propre hutte avait été délaissée, toute seule à l’écart des autres maisons ; les arbres qui l’entourent la protègent peut-être, pensa-t-il en se précipitant au-dehors. Tout le centre de la ville était en feu. Même le cube de pierre du Q.G. brûlait de l’intérieur comme un four brisé. Il y avait également des incendies dans la direction de l’hélicoport et du Terrain. Où avaient-ils déniché des explosifs ? Comment les incendies avaient-ils pu se déclencher tous en même temps ? Construits en bois, tous les bâtiments qui bordaient la rue Principale étaient en flammes ; le brasier faisait un bruit terrible. Lyubov courut vers les incendies. Le sentier était inondé ; il pensa d’abord que c’était un tuyau de pompe, mais comprit aussitôt que la canalisation principale venant de la rivière Menend se déversait inutilement sur le sol pendant que les maisons flambaient avec cet horrible bruit de succion. Comment avaient-ils fait ça ? Il y avait des gardes, sur le Terrain, il y avait toujours des gardes en jeeps… Des détonations : en rafales, le crépitement d’une mitrailleuse. De petites silhouettes galopaient tout autour de Lyubov, mais il courait au milieu d’elles sans leur prêter beaucoup d’attention. Il était maintenant à la hauteur de l’Hôtel, et il aperçut une fille dans l’encadrement de la porte, les flammes tremblotaient derrière elle et elle aurait pu facilement sortir. Mais elle ne bougeait pas. Il lui cria quelque chose, puis traversa vivement la cour pour la rejoindre et lui arracher les mains des poignées de portes auxquelles elle s’accrochait fortement, complètement terrifiée ; il l’entraîna de force en disant doucement « Viens, ma mignonne. Viens donc. » Alors elle le suivit, mais pas tout à fait assez vite. Au moment où ils traversaient la cour, la façade de l’étage le plus élevé, qui brûlait de l’intérieur, tomba lentement vers l’avant, poussée par la charpente qui s’effondrait. Des bardeaux et des poutres éclatèrent comme des fragments d’obus ; l’extrémité d’un madrier enflammé frappa Lyubov qui s’écroula sur le sol. Il resta étendu dans ce lac de boue éclairé par l’incendie. Il ne vit pas une petite chasseresse à fourrure verte bondir sur la fille, la tirer en arrière et lui trancher la gorge. Il ne vit rien du tout.

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