Deuxième partie L’initiation

1.

— Allez, avancez, mon vieux. Venez. Là, ça descend un peu, attention. Nous sommes les gardiens de la porte du Temps. Nous sommes là pour vous aider. Venez. Vous êtes encore un peu abruti, mais vous verrez que ça passe vite. Restez calme et suivez-nous. Vous êtes dans l’Exil, maintenant. Ça s’est bien passé. Vous m’entendez, mon pote ? Allez. On va tous au Château de la Porte. Là-bas, vous pourrez vous reposer. On bavardera bien tranquillement et on répondra à toutes vos questions. Allez, pressons…

Au fur et à mesure que la douleur s’estompait et qu’il retrouvait ses esprits, Bryan prenait conscience à la fois de cette voix autoritaire, insistante, et de la lumière splendide.

La voix était si vulgaire, mais la lumière tellement extraordinaire ! Quelqu’un, il en avait conscience, le tenait par le poignet et le bras droit. Il distinguait vaguement une forme floue sans pouvoir accommoder son regard. Quelqu’un d’autre, lui semblait-il, semblait occupé à dépoussiérer ses vêtements à l’aide d’un appareil portatif. On le poussa pour l’obliger à marcher. Baissant alors la tête, il distingua clairement ses pieds. Ses bottes de cuir souple aux semelles de crêpe foulaient une surface de granité, puis ce fut de la glaise, une pelouse récemment tondue. Il découvrit de petites fleurs semblables à des marguerites. Sur un brin d’herbe perlé de rosée, il surprit un papillon aux ailes zébrées, avec deux longues queues qui lui donnaient une allure d’hirondelle.

— Attendez, marmonna-t-il. Arrêtez.

La main le lâcha et il parvint à se redresser et à regarder autour de lui. Le soleil venait de se lever. Il brillait au-dessus d’un plateau herbu qui prenait des tons dorés dans le lointain. La Tanzanie ? Le Nebraska ? Dorubezh ?

La France.

Tout près de là, il vit de gros blocs ronds de roche à l’éclat cristallin. Ils servaient de bornes à une piste qui conduisait à une construction aux formes indistinctes qui semblait suspendue en l’air comme un mirage de chaleur. Des hommes, tous vêtus de tuniques et de pantalons blancs, la taille serrée par une corde bleue, entouraient Richard, Stein et Felice. D’autres gardiens attendaient un peu plus loin l’arrivée des autres membres du Groupe Vert. Le champ de force scintilla puis s’éteignit. Bryan demeura sur place jusqu’à l’apparition des autres, alors que son gardien insistait pour l’entraîner en terrain ouvert.

— Tout va bien, vieux. Il faut venir avec moi, à présent. Les autres vont nous suivre.

Bryan découvrit que cette voix nasillarde et vulgaire était celle d’un homme osseux, très bronzé, avec des cheveux blond cendré et un long nez légèrement tordu. Il avait une pomme d’Adam très marquée et portait autour du cou un collier de métal sombre tressé, de l’épaisseur d’un doigt, avec de petites incisions complexes et fermé sur le devant par une sorte de pommeau. Sa tunique était apparemment faite de laine finement filée, avec une tache de nourriture séchée sur le devant. Sans qu’il sût pourquoi sur l’instant, cela rassura Bryan. Il n’opposa aucune résistance quand l’homme le poussa devant lui sur la piste.

Ils escaladaient le flanc d’une petite colline, à quelque deux cents mètres de la Porte du Temps. Les pensées de l’anthropologue se firent plus claires et il éprouva une certaine excitation en voyant qu’ils s’approchaient d’une forteresse de pierre aux dimensions impressionnantes, perchée sur une éminence et orientée vers l’est. Elle ne rappelait en rien les châteaux de conte de fée chers à la France mais plutôt les rustiques citadelles de son Angleterre natale. En vérité, elle ressemblait beaucoup à Bodiam, dans le Sussex, sauf qu’elle ne comportait pas de douves. Quand ils furent un peu plus près, Bryan vit qu’il y avait un mur d’enceinte. Il était en maçonnerie grossière, presque deux fois haut comme un homme. A l’intérieur, séparé du mur par un espace vide, quatre murailles formaient -un carré sans donjon central, avec des tours d’angle cependant et une grande barbacane à l’entrée. Au-dessus de la poterne apparaissait l’effigie d’une figure humaine, barbue, sculptée dans un métal jaune. Ils n’étaient qu’à quelques pas du mur d’enceinte lorsqu’un hululement sinistre se fit entendre.

— Par ici, mon gars, dit le guide d’un ton rassurant. Faut pas avoir peur des amphicyons.

Ils franchirent un passage qui accédait à la herse de la barbacane. De part et d’autres se dressaient des grilles de bois noir. Une dizaine de créatures énormes galopèrent dans leur direction et se mirent à gronder en bavant contre les grilles.

— Intéressants, comme chiens de garde, dit Bryan d’un ton peu assuré.

Le garde le pressa.

— Ça, on peut le dire ! Des canidés primitifs. On les appelle des chiens-ours. Ils pèsent près de trois cents kilos. Ils dévorent tout ce qui ne les dévore pas avant. Quand il faut défendre la forteresse, on lève les grilles et on libère les bêtes dans l’enceinte.

Dans la grande barbacane, des couloirs conduisaient à des salles périphériques situées derrière le mur d’enceinte. Le garde précéda Bryan dans un escalier qui accédait au niveau supérieur. De magnifiques flambeaux de cuivre étaient fixés dans les murs blancs. Les coupes remplies d’huile devaient être allumées au déclin du jour. Pour l’heure, la clarté du soleil entrait par les fenêtres à renfoncement qui donnaient sur la cour intérieure.

— Une petite réception particulière a été prévue pour chacun d’entre vous, dit le garde. Vous pouvez vous asseoir en attendant et manger un bout si vous le voulez.

Il ouvrit une lourde porte. Ils pénétrèrent dans une pièce qui devait mesurer environ quatre mètres sur quatre. Un épais tapis de laine aux tons bruns et gris couvrait le sol. Les chaises et les bancs de bois tourné qui constituaient le mobilier étaient d’une qualité surprenante, avec certains dossiers en vannerie et des coussins de laine noire. Sur une table basse étaient disposés deux cruches de céramiques contenant une boisson fraîche et une autre fumante, des gobelets, un plateau garni de petits gâteaux et une coupe de cerises et de prunes violettes.

Le garde l’aida à se débarrasser de son sac-à-dos.

— Il y a des toilettes derrière cette porte avec un rideau. Certains des nouveaux arrivants en ont besoin. Un gars du comité d’accueil viendra vous voir dans dix minutes. En attendant, relaxez-vous.

Il sortit et ferma la porte.

Bryan s’approcha d’une fenêtre. Elle donnait sur l’extérieur et il contempla le paysage à travers la grille de cuivre ornementale. Dans l’espace étroit, juste en dessous, des amphicyons rôdaient. Par-delà le mur d’enceinte, il découvrait le chemin balisé qui conduisait à la petite éminence rocheuse délimitée par quatre pierres où se trouvait la porte du Temps. Levant la main pour s’abriter du soleil, il vit plus loin la savane qui ondulait doucement, descendant vers la vallée du Rhône. A l’horizon, un petit troupeau d’animaux à quatre pattes paissait tranquillement. Il entendit le chant complexe d’un oiseau et, quelque part dans le château, brièvement, un rire humain.

Il soupira. Ainsi, c’était le Pliocène !

Il examina plus attentivement les lieux. En bon anthropologue, il notait automatiquement les détails les plus ordinaires qui pouvaient tant lui apprendre sur la société de ce nouveau monde.

Les murs de pierre et de mortier étaient blanchis. Chaux ou caséine ? L’encadrement des portes était en chêne teinté, de même que les volets des fenêtres sans vitres. Dans les toilettes, une ouverture à persiennes avait été prévue pour la ventilation. Le simple trou creusé dans la maçonnerie rappelait les châteaux d’Angleterre, mais un siège en bois au couvercle artistement gravé avait été installé au-dessus. Une boîte emplie de feuilles vertes était fixée au mur. Il y avait également une cuvette de céramique et un broc (grès tourné, poli au sel, décoré à l’engobage). Le savon était à grain fin, bien mûr, avec un parfum herbacé non défini. La serviette devait être en toile de lin non écrue.

Bryan retourna dans la salle de réception. Un examen des quelques aliments offerts lui apporta de nouveaux éléments. Il prit une cerise : la pulpe était mince mais sucrée. Il posa le gros noyau dans une assiette vide. C’était probablement là l’ancêtre de la griotte européenne ou quelque variété très proche. Les prunes elles aussi semblaient sauvages. S’il s’était trouvé certains voyageurs du Temps pour amener des greffons, les arbres fruitiers issus de variétés améliorées auraient été trop vulnérables aux insectes et aux maladies propres au Pliocène pour survivre sans protection chimique. Bryan songea tin instant à la vigne et aux fraises, mais il existait bien des espèces résistantes et il y avait de fortes chances pour que Richard puisse faire son vin et que Mercy se régale de fraises à la crème…

La boisson fraîche avait un goût de citron vert et la cruche fumante contenait tout simplement du café chaud. Même un vieil agnostique comme Bryan ne put s’empêcher de faire une prière muette de reconnaissance en buvant. Les gâteaux étaient très secs et sans doute parfumés au miel. Ils avaient été cuits à point et décorés avec des noisettes. Le plateau, remarqua Bryan, était incrusté d’un motif simple et le vernis était couleur sang de bœuf.

On frappa doucement à la porte. Le loquet de cuivre se souleva et un homme âgé à l’air timide, arborant moustache et barbichette entra dans la salle. Il sourit et s’avança en réponse au murmure amical de Bryan. Il portait une tunique bleue avec une cordelette blanche autour de la taille. Son collier de métal était tout à fait semblable à celui des gardes. Il semblait particulièrement mal à l’aise et prit place tout au bout du banc.

— Mon nom est Tully. Je fais partie du comité de réception. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient… Je veux dire : nous pouvons sans doute vous aider si vous nous parlez un peu de vous et de vos projets. Ce n’est pas par curiosité, comprenez-vous ! Mais si nous connaissons un peu de votre passé, de vos capacités, de ce que vous avez appris quant à votre vocation, cela nous aidera d’autant. Par exemple, nous vous dirons dans quels endroits on a besoin de vos… euh… de vos talents, si vous avez l’intention de vous installer. Mais si ce n’est pas le cas, vous avez certainement des questions que vous aimeriez me poser… Je suis ici pour vous aider, comprenez-vous ?

Il a peur de moi, se dit Bryan avec stupéfaction. Puis il pensa à tous ceux qui franchissaient la porte – à des gens tels que Stein et Felice, par exemple – qui pouvaient réagir violemment dans ces premières heures de désorientation, de choc culturel absolu. Et il se dit alors que Tully avait sans doute de bonnes raisons de se montrer prudent pour une première rencontre. Il touchait sans doute une prime de risque. Pour l’apaiser, Bryan se laissa aller en soupirant dans l’une des chaises et se mit à grignoter un gâteau.

— Très bon, dit-il. De la farine d’avoine, non ? Et des graines de sésame ? C’est vraiment rassurant de trouver des aliments civilisés en arrivant. Psychologiquement, c’est très habile de votre part.

Tully eut un petit rire ravi.

— Vous le pensez vraiment ? Nous avons fait tout notre possible pour faire du Château de la Porte un endroit accueillant, savez-vous… Mais certains des nouveau-venus sont encore sous l’effet d’une tension extrêmement profonde et il est souvent difficile de les calmer.

— Je dois dire que j’ai été un peu étourdi dans les premiers instants, mais ça va bien à présent. N’ayez pas l’air si anxieux, mon vieux ! Je suis inoffensif. Et je répondrai à toutes les questions, du moment qu’elles me paraîtront raisonnables !

— Magnifique !

Avec un sourire de soulagement, son interlocuteur exhiba une petite feuille (papier ? velin ?) d’une trousse de ceinture, ainsi qu’un stylo très ordinaire du XXIIe siècle.

— Votre nom et votre ancienne profession ? demanda-t-il.

Bryan Grenfell. J’étais anthropologue culturel. Spécialisé dans l’analyse de certaines formes de conflits sociaux. L’étude de votre société m’intéresse tout particulièrement, quoique je ne me fasse guère d’illusions quant à la publication de mon travail.

Tully eut un gloussement appréciateur.

— Fascinant, Bryan ! Vous savez qu’il n’y a eu que très peu de membres de votre profession à franchir la porte ? Je suis certain que vous aurez envie de vous rendre dans la capitale afin de parler aux gens. Pour eux, vous serez certainement très intéressant. Vous pourriez leur apporter des vues inédites !

Bryan eut l’air surpris.

— Je me suis équipé pour gagner ma vie en péchant ou en faisant commerce sur le littoral. Je n’ai jamais pensé un seul instant que mes titres académiques seraient appréciés au Pliocène !

— Mais nous ne sommes pas des sauvages, protesta Tully. Vos connaissances scientifiques seront sans nul doute infiniment précieuses pour les personnes de… euh… l’administration qui sauront faire bon usage de vos conseils.

— Ainsi vous avez une société structurée.

— Oh, très simple, très simple, dit Tully en hâte. Mais je crois que vous la jugerez cependant digne d’être étudiée attentivement.

— Mais j’ai déjà commencé, voyez-vous, dit Bryan en épiant un changement d’expression sur le visage soigneusement rasé de son interlocuteur. Ce bâtiment, par exemple, a été construit pour un maximum de sécurité. Je suis curieux de savoir pourquoi.

— Oh, il existe de nombreux animaux dangereux. Les hyènes géantes, les machairodus à dent-de-sabre…

— Mais ce château donne plutôt l’impression d’avoir été construit en prévision d’agressions humaines.

Tully porta nerveusement la main à son collier de métal. Son regard affolé fit le tour de la pièce avant de se poser à nouveau sur Bryan. Une expression de profonde sincérité se lisait sur ses traits.

— Ma foi, bien sûr, certaines personnes particulièrement instables sont arrivées par la porte, et même en faisant tout notre possible pour assimiler chacun, nous nous trouvons inévitablement confrontés au problème des désaxés les plus sérieux. Mais vous n’avez aucune crainte à avoir, Bryan, vous et les autres membres de votre équipe vous êtes parfaitement en sécurité ici, auprès de nous. En fait les… euh… les éléments troubles ont plutôt tendance à chercher refuge dans les montagnes ou dans d’autres secteurs encore plus lointains. Ne vous inquiétez pas. Vous vous apercevrez que les gens d’un haut degré de culture jouissent d’un statut assuré, ici, dans l’Exil. Et la vie est ici aussi calme qu’elle peut l’être dans… hum… un environnement aborigène.

— C’est bien aimable à vous de me dire cela.

Tully mordilla nerveusement son stylo.

— Il nous serait très précieux… Je veux dire pour nos dossiers, de savoir exactement quel type d’équipement vous avez amené…

— Vous les mettez tous en commun ?

Tully eut une expression choquée.

— Oh, non, il n’en est rien, je vous l’assure. Tous les voyageurs, au contraire, doivent garder les outils de leur choix afin de survivre et de devenir des membres utiles de la société. Mais si vous préférez ne pas aborder le sujet pour l’instant, je n’y verrai pas d’inconvénient. Seulement, comprenez-vous, certaines personnes arrivent avec des livres extraordinaires, ou encore des plantes ou bien des objets qui peuvent être d’un intérêt réel pour tous et, dans le cas où elles acceptent de partager, la qualité de la vie s’en trouve améliorée.

Avec un sourire satisfait, il leva son stylo.

— A part un trimaran et son équipement et un nécessaire de pêche, je n’ai rien emporté de particulièrement spécial, dit Bryan. Un vocotype avec un convertisseur pour les feuillets. Une réserve de musique et de lecture assez importante. Une caisse de scotch qui me semble bien avoir disparue…

— Et vos compagnons ?

— Je pense qu’il serait préférable qu’ils vous en parlent eux-mêmes, rétorqua Bryan d’un ton enjoué.

— Oui, certainement… Je me disais seulement que… oui. (Tully posa son stylo et la feuille et regarda Bryan avec un franc sourire.) Et maintenant ! Vous avez certainement des questions à me poser à moi, non ?

— Seulement quelques-unes, pour l’instant. Quelle est la population totale ?

— Et bien, il est difficile d’avancer des chiffres précis, vous le comprendrez, mais je crois qu’une estimation raisonnable pourrait se situer aux alentours de cinquante mille âmes…

— Bizarre, j’aurais pensé plus. Vous avez subi des épidémies ?

— Oh, pratiquement aucune. Notre macro-immunité et nos défenses génétiques semblent être très efficaces au Pliocène quoique les tout premiers voyageurs n’aient pas été aussi couverts que ceux qui ont suivi durant ces quelque trente dernières années. Et, bien sûr, ceux qui ont bénéficié du rajeunissement peuvent espérer une existence plus longue que ceux qui relevaient d’une technologie un peu plus ancienne. Mais le… euh, l’usure de la population est surtout due aux accidents. (Il hocha la tête.) Evidemment, nous avons des médecins. Et nous recevons régulièrement de nouveaux remèdes par la porte. Mais nous ne sommes pas en mesure de régénérer les personnes qui souffrent de graves traumas. Et si l’on peut dire que ce monde est civilisé, il faut bien admettre qu’il n’est pas encore dompté, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je comprends. Rien qu’une question.

Bryan prit la photo de Mercédès Lamballe dans sa poche de poitrine.

— Pourriez-vous me dire où je peux trouver cette femme ? Elle est arrivée à la mi-juin, cette année.

Son interlocuteur prit le document et l’examina en écarquillant les yeux.

— Je crois, dit-il enfin, que vous pourrez la trouver dans notre capitale, dans le sud. Je me souviens très bien d’elle. Elle a fait forte impression sur tout le monde, ici. Vu ses talents inhabituels, on lui a demandé de… hum… d’aller là-bas afin d’assister l’administration.

— Quels talents inhabituels ? demanda Bryan en fronçant les sourcils.

Un peu trop vivement, Tully expliqua :

— Bryan, notre société est passablement différente de celle du Milieu Galactique. Nous avons des besoins spéciaux. Tout cela vous apparaîtra plus clairement dans quelque temps, lorsque les gens de la capitale vous auront tout expliqué. D’un point de vue professionnel, je crois que des recherches passionnantes vous attendent.

Il se leva.

— Prenez encore quelques rafraîchissements. Dans un instant, vous recevrez une autre personne qui désire vous interroger, et ensuite vous pourrez rejoindre vos compagnons. Puis-je revenir vous chercher dans une demi-heure ?

Souriant à nouveau, il s’éclipsa. Bryan attendit un instant, puis se leva et essaya de faire fonctionner le loquet qui ne bougea pas. Il était enfermé.

Il regarda autour de lui, cherchant son bâton ferré et ne le vit nulle part. Relevant sa manche, il chercha le petit couteau de jet qu’il avait attaché à son bras. La gaine était vide. Cela ne le surprit guère. Ce « dépoussiérage » auquel ils avaient eu droit à l’arrivée avait-il été en vérité un passage au détecteur de métaux ?

Bien, bien, songea-t-il. C’est donc comme ça le Pliocène !

Il se rassit et attendit.

2.

Pour Richard Voorhees, le moment d’étourdissement qu’il avait ressenti en franchissant la Porte du Temps était une variante de ce que les humains éprouvaient chaque fois qu’un vaisseau interstellaire quittait l’univers normal pour la grisaille quasi-dimensionnelle du subespace. A une différence près : le vertige de la translation temporelle se prolongeait beaucoup plus que celui de l’hyper-espace. Et Richard avait également remarqué des différences précises dans la texture des limbes. Il avait eu un sentiment de rotation à peine perceptible entre les axes successifs, de compression (toute chose dans l’univers, y compris l’atome, était-elle donc plus petite six millions d’années auparavant ?). La grisaille avait une qualité différente : elle était moins fluide, plus fragile (on nageait dans l’espace mais on pataugeait dans le Temps ?). Et dans tout son corps, il avait senti diminuer la force vitale (une notion qui correspondait à celle de certains philosophes quant à l’essence du Milieu).

Dès que Richard tomba de quelques centimètres sur la surface de granité de l’Exil, il reprit le contrôle de ses sens comme tout navigateur interstellaire après la translation. Repoussant les mains du garde, il sortit seul du champ-Tau et examina rapidement les lieux tandis que le garde marmonnait des jurons.

Ainsi que le Conseiller Mishima l’avait annoncé, la vallée du Rhône, au Pliocène, apparaissait bien plus étroite. Le paysage, sur le flanc oriental, là où l’auberge serait un jour, était plus plat, moins marqué par le cours des ruisseaux. En fait, c’était un plateau qui s’élevait lentement vers le sud. Richard repéra alors le château. Au-delà, à l’horizon, dans le soleil du matin, il distingua deux gigantesques volcans couronnés de neige et de fumée.

Le plus au nord serait un jour le Mont-Dore. Le plus large, au sud, le Plomb du Cantal.

Autour de lui, il y avait de l’herbe. De petits rongeurs accroupis, immobiles, déguisés en rochers. Dans un creux, il vit un bouquet d’arbres. Est-ce qu’il abritait de petits ramapithèques ?

Des gardes entraînaient Bryan, Stein et Felice le long de la piste, en direction du château. D’autres hommes en blanc aidaient ceux du deuxième groupe qui venaient de surgir dans la porte. Qui dirigeait ici ? Un baron du Pliocène ? Existait-il une forme d’aristocratie ? A travers laquelle, lui, Richard, pourrait se frayer son chemin ? Les questions se pressaient dans son esprit, faisant naître en lui un enthousiasme juvénile qui le surprenait et l’exaltait. Il comprit ce qui se passait en lui. Cela ressemblait beaucoup à la maladie favorite des gens de l’espace : L’Ivresse du Débarquement sur un Nouveau Monde. Tous ceux qui parcouraient la galaxie et supportaient le morne ennui du sub-espace connaissaient une excitation fiévreuse au moment de se poser sur une planète encore inconnue. L’atmosphère serait-elle respirable ? Les ions favorables ou négatifs ? La végétation et la faune seraient-ils détestables ou attirants ? La nourriture locale serait-elle mangeable ? Les habitants seraient-ils des gens heureux et fiers ou bien de pauvres hères brisés par l’adversité ? Est-ce qu’il suffisait de demander aux filles pour qu’elles disent oui ?

Il sifflota quelques notes d’une vieille balade salace entre ses dents. Alors seulement il prit conscience de la poigne qui le tirait par la manche et de la voix insistante, angoissée.

— Venez, monsieur. Vos amis sont déjà en route pour le Château de la Porte. Il faut les suivre. Vous avez besoin de vous reposer et de vous restaurer et certainement envie de poser des questions.

L’homme était brun, plutôt bien bâti, avec une ossature épaisse. L’éclat un peu faux de ses yeux intelligents révélait qu’il avait été récemment rajeuni. Richard se dit que la tunique blanche et le collier de métal étaient probablement plus logiques dans ce climat quasi tropical que sa tenue de velours noir et de popeline épaisse.

— Laissez-moi jeter un coup d’œil, mon gars, dit-il.

Mais l’autre continua à le tirer par la manche et, pour éviter un incident, Richard fit quelques pas en direction du château.

— Belle position forte, mon gars. Est-ce que ce monticule est artificiel ? Et comment êtes-vous approvisionnés en eau ? A propos, à quelle distance est la plus proche agglomération ?

— Du calme, voyageur ! Suivez-moi, c’est tout. L’homme du comité répondra à toutes vos questions bien mieux que moi.

— Parlez-moi au moins des femelles du coin. Je veux dire que dans le présent, enfin là-bas, dans l’avenir, ou ce que vous voudrez, on nous a dit que le rapport mâle-femelle était de quatre pour une. Et je peux vous dire que j’ai bien failli laisser tomber à cause de ça ! S’il n’y avait pas eu des circonstances pressantes, je ne serais sûrement pas dans l’Exil à l’heure qu’il est. Alors, comment ça se passe ? Vous avez des filles au château ?

— Nous accueillons un certain nombre de voyageuses, dit l’homme d’un ton austère. Et Dame Epone est en résidence temporaire. Aucune femme ne vit en permanence au Château de la Porte.

— Alors comment les gars se débrouillent ? Vous avez un village, ou une ville pour vous envoyer en l’air pendant le week-end ou quoi ?

D’un ton neutre, le garde répliqua :

— La plupart des résidents du château sont homophiles ou onanistes. Les autres ont recours aux services d’hôtesses venues de Roniah ou de Burask. Dans cette région, il n’existe pas de petits villages, mais seulement des cités séparées par de grandes distances et des plantations. Ceux d’entre nous qui servent au château sont heureux d’y demeurer. Notre travail est bien rémunéré.

Il porta la main à son collier avec un vague sourire, puis redoubla d’effort pour faire avancer Richard.

— Ça m’a tout l’air d’un coup organisé, fit Richard d’un ton dubitatif.

— Vous êtes arrivé dans un monde merveilleux. Quand vous en saurez plus sur nos usages, vous vous sentirez heureux… Ne faites pas attention aux chiens-ours. Ils sont là pour notre sécurité. Ils ne peuvent pas nous faire de mal.

Ils passèrent rapidement le mur d’enceinte et entrèrent dans la barbacane. Le garde essaya d’entraîner Richard dans l’escalier, mais l’ex-navigateur recula.

— Du calme ! Il faut que j’inspecte un peu cet endroit fascinant !

— Mais vous ne pouvez pas !

Mais Richard avait décidé qu’il pouvait. Il s’élança aussi vite que le lui permettait son sac-à-dos, agrippant son chapeau à plumes d’une main. Ses bottes claquaient sur les dalles. Il courait au hasard, d’un recoin à un autre et il surgit finalement dans la cour du château. A cette heure de la matinée, les ombres y étaient encore profondes. L’endroit était entouré par la haute muraille intérieure avec ses tours d’angle et ses créneaux. La cour ne devait pas mesurer plus de quatre-vingts mètres carrés. Au centre, une fontaine était cernée par des arbres plantés dans des bacs de pierre. Sur le périmètre, il y avait d’autres arbres et tout un côté était occupé par un vaste corral double aux murs de pierre ajourée. Dans une partie, Richard découvrit plusieurs énormes quadrupèdes qui lui étaient inconnus. L’autre semblait vide.

Entendant les voix de ses poursuivants, Richard s’élança dans une sorte de péristyle qui se poursuivait sur trois côtés de la cour. Il courut un instant, puis bifurqua dans un couloir latéral qui finissait en impasse. De part et d’autre, cependant, deux portes devaient accéder à des appartements aménagés dans la muraille.

Il ouvrit celle de droite, se glissa à l’intérieur et referma derrière lui.

La pièce était plongée dans l’obscurité. Il resta absolument silencieux, retenant son souffle, et entendit avec satisfaction des bruits de pas pressés se rapprocher puis s’éloigner. Pour l’instant du moins, il leur avait échappé. Il chercha une lampe dans son sac, la trouva mais, avant d’avoir pu l’allumer, il perçut un bruit léger. Il s’immobilisa. Un rai de lumière traversa la pièce. Quelqu’un ouvrait l’autre porte avec une infinie lenteur. Peu à peu, la clarté de la chambre extérieure devint un faisceau qui, finalement, se posa sur Richard.

Une femme de très grande taille apparut en silhouette sur le seuil. Elle portait une robe sans manche faite d’une étoffe diaphane presque invisible. Richard ne pouvait deviner son visage mais il se dit qu’elle était certainement très belle.

— Dame Epone, dit-il sans raison.

— Tu peux entrer.

Jamais encore il n’avait entendu une telle voix. A la fois musicale et douce, elle recelait une promesse qui mit le feu en lui. Lâchant son sac, il s’avança. Doucement, elle regagnait la chambre et il la suivit, silhouette noire dans la lumière venue de dizaines de lampes qui brillaient au plafond en se reflétant sur des draperies d’or et des voiles de gaze blanc qui entouraient un grand lit à baldaquin.

La femme lui ouvrit ses bras. Il vit que sa robe était d’un bleu très pâle, sans ceinture. De grands panneaux de tissu jaune flottaient à partir de ses épaules comme des ailes brumeuses. Autour du cou, elle portait un collier doré et, dans ses cheveux qui descendaient jusqu’à sa taille, brillait un diadème doré. Si les yeux de Richard ne le trompaient pas, ses seins, sous le tissu arachnéen, semblaient aussi imposants que sa chevelure.

Elle semblait le dominer de plus de cinquante centimètres et le regard qu’elle abaissa sur lui n’avait rien d’humain.

— Approche-toi, dit-elle.

La pièce chavira autour de lui. Les yeux de la femme se firent encore plus brillants. Il sentit le contact de sa peau douce. Elle le caressait. Il tomba dans un abîme de plaisir si intense qu’il pensa ne jamais en ressortir.

Et la femme cria :

— Tu le peux ? Tu le peux ?

Il essaya. Mais il ne pouvait pas.

Le souffle lumineux devint alors un tourbillon hurlant, grondant, sifflant qui le déchirait. Mais son corps n’était pas touché. C’était autre chose, une chose inutile qui se recroquevillait craintivement derrière ses yeux, que l’on punissait. Parce qu’elle le méritait. Lacérée, ridicule, battue, écrasée, martelée par la haine, cette chose informe se fit plus petite jusqu’à n’être plus qu’un caillot insignifiant pour finalement disparaître dans une explosion blanche de souffrance.


Richard s’éveilla.

Un homme en tunique bleue était agenouillé à ses pieds et lui tenait les chevilles. Richard était attaché dans un lourd fauteuil. La pièce était petite, avec des murs de pierre à chaux nus et gris. Devant lui se tenait Dame Epone, immobile. Ses yeux de jade avaient un regard éteint et elle souriait avec mépris.

— Il est prêt, Ma Dame.

— Merci, Jean-Paul. Le casque, je vous prie.

L’homme brandit une couronne d’argent rudimentaire à cinq pointes qu’il plaça sur la tête de Richard. Epone se tourna alors vers un appareil placé sur une table proche et que Richard avait pris à tort pour une sculpture compliquée faite de métal et de pierreries. Les éléments cristallins de l’appareil émirent une faible lueur, et des couleurs puisèrent doucement, annonçant à l’évidence quelque défaut de fonctionnement. La main de Dame Epone se porta vers le prisme le plus important, un cristal rose de la taille d’un poing, et le secoua nerveusement entre le pouce et l’index.

— Rien ne marche donc jamais dans ce maudit endroit ? Ah ! Voilà : nous allons pouvoir commencer.

Elle croisa les bras et contempla Richard.

— Quel nom portes-tu ?

— Allez au diable ! grommela-t-il.

Un terrible éclair de douleur lui souleva la boîte crânienne.

— Ne parle que pour répondre à mes questions, je te prie. Obéis immédiatement à mes ordres. Comprends-tu ?

Il sentit son corps s’affaisser dans les entraves qui le clouaient au fauteuil et murmura :

— Oui.

— Quel nom portes-tu ?

— Richard.

— Ferme les yeux, Richard. Sans parler, je veux que tu émettes les mots suivants : au secours.

— Doux Jésus ! Ça, c’était facile : Au secours !

— Emission moins six, dit l’homme.

— Ouvre les yeux, Richard, lui ordonna Epone. Maintenant, tu vas m’écouter attentivement. Voici une dague. (Elle brandit une lame d’argent qu’elle avait dissimulée dans les replis de sa robe et la lui présenta sur ses deux mains ouvertes. Sur ses paumes d’une douceur de lait, il ne vit que quelques lignes fines.)

— Richard, force-moi à plonger cette dague dans mon cœur. Venge-toi. Détruis-moi de ta main. Tue-moi, Richard.

Il essaya. Il tendit toute sa volonté vers la mort de cette chienne monstrueuse. Il lutta avec haine.

— Coercition moins deux points cinq, annonça l’homme, debout près de Richard.

— Richard, à présent concentre-toi sur ce que je vais te dire. Ton existence et ton avenir, ici, dans l’Exil, dépendent de ce que tu fais en ce moment. (Elle lança la dague sur la table, à moins d’un mètre du bras droit de Richard.) Oblige cette lame à se lever. Lance-la vers moi ! Droit dans mes yeux ! Allez, Richard !

Le ton d’Epone, cette fois, était violent, et il essaya désespérément de lui obéir. Il avait maintenant compris ce qui lui arrivait. Ils essayaient de mesurer ses métafonctions latentes. Psychokinésie. Mais il aurait pu aussi bien leur dire —

— Psychokinésie moins sept.

Elle se pencha sur lui, adorable, et il huma son parfum.

— Maintenant, brûle-moi, Richard. Fais jaillir des flammes de ton esprit et qu’elle me cuisent, qu’elles me grillent, qu’elles me réduisent en cendres, qu’elles détruisent ce corps que tu ne connaîtras jamais car tu n’es pas un homme mais un misérable ver sans sexe ni sensibilité. Brûle-moi !

Mais c’était lui qui brûlait dans les flammes. Des larmes roulèrent sur ses joues. Il voulut cracher sur la femme mais sa langue avait gonflé dans sa bouche et ses lèvres étaient collées. Ses yeux refusaient de se fermer. Il ne voulait plus voir sa forme bleue, froide et cruelle et il tourna la tête.

— Crémation plus deux points cinq.

— Intéressant, mais pas suffisant, bien sûr. Repose-toi un moment, Richard. Songe à tes compagnons, qui sont là en haut. L’un après l’autre, ils viendront dans cette pièce comme tant d’autres avant eux et je les connaîtrai comme je te connais à présent. Tous, d’une certaine façon, ils serviront les Tanu, à l’exception de quelques-uns qui auront la chance de découvrir qu’en franchissant la porte de l’Exil ils sont entrés véritablement au paradis… Mais cette chance, tu ne l’auras pas. Viens, entre dans mon esprit. Sonde-moi. Sens-moi. Réduis-moi en fragments et recompose une image plus attirante de moi.

Elle se pencha encore un peu plus près et son visage fut tout contre le sien. Elle devait sentir son souffle. Dans sa peau, il ne distinguait pas le moindre pore, le moindre pli. Dans ses yeux néphétiques, les pupilles n’étaient plus que deux pointes d’aiguilles. Mais sa beauté, paralysante, exécrable, était d’une ancienneté incroyable.

Il se roidit dans le fauteuil. Ses mains se crispèrent sur les accoudoirs et tout son esprit hurla.

Je te hais, je te viole, je te souille, je te couvre d’excréments ! Et tu es morte ! Et tu pourris ! Tu te débattras à jamais dans la souffrance, tu seras écartelée sur les superficies de l’univers jusqu’à ce qu’il meure et que l’espace se replie sur lui-même —

— Rédaction, moins un.

Richard tomba en avant. La couronne alla rebondir sur les dalles avec un tintement définitif.

— Tu as encore échoué, Richard, dit Epone d’une voix lasse. Jean-Paul, fais l’inventaire de ses biens. Ensuite, mets-le avec les autres dans la caravane du nord pour Finiah.

3.

Après le choc de la translation, Elizabeth Orme resta dans un tel état d’hébétude qu’elle sentit à peine les mains qui l’entraînaient sur le chemin du château. Quelqu’un la débarrassa du fardeau de son sac et elle eut une pensée reconnaissante. Le murmure rassurant de son guide la ramena à un moment de souffrance et de peur, longtemps auparavant. Elle s’était éveillée dans la douceur tiède de la matrice liquide où elle était en régénération depuis neuf mois sous un réseau de tubes, de câbles et d’appareils de contrôle. Ses yeux étaient aveugles et elle ne percevait aucune sensation dans le bain amniotique, pourtant elle entendait cette voix tranquille qui lui parlait doucement pour calmer sa frayeur, qui lui disait qu’elle était redevenue elle-même et que très bientôt elle serait libre.

— Lawrence ? gémit-elle. Tu vas bien ?

— Venez, mademoiselle. Suivez-moi. Vous êtes en sécurité, maintenant. Vous êtes avec des amis. Nous allons tous au Château de la Porte et vous pourrez vous reposer. Allez, marchez comme une gentille fille.

Des hurlements étranges. Des animaux en fureur. Elle ouvrit les yeux. L’horreur. Les referma. Mais quel est cet endroit ?

— Le Château de la Porte, dans ce monde que vous appelez l’Exil. Calmez-vous, mademoiselle. Les amphicyons ne nous feront pas de mal. Là… Montez cet escalier et vous allez pouvoir vous détendre bientôt… Nous y sommes…

Des portes qui s’ouvraient devant elle. Une petite pièce et… quoi ? Des mains l’obligeaient à s’asseoir, à se laisser aller. Quelqu’un la prit par les pieds. On mit un oreiller sous sa tête.

Ne partez pas ! Ne me laissez pas seule !

— Je reviens dans quelques minutes avec le guérisseur, mam’zelle. Nous ne vous abandonnerons pas, ça, vous pouvez en être sûre ! Vous êtes une petite jeune fille très précieuse. Reposez-vous. Je vais appeler quelqu’un pour veiller sur vous. Les toilettes sont derrière ce rideau.

La porte se referma. Elle demeura immobile jusqu’à ce que la nausée monte en elle. Elle se redressa péniblement, courut en titubant et vomit dans la cuvette. Une douleur transfixiante torturait son cerveau et elle fut sur le point de s’évanouir. Elle s’appuya contre le mur blanc et lutta pour reprendre son souffle. La nausée diminua, puis, plus lentement, la douleur. Elle eut conscience que quelqu’un venait d’entrer dans la pièce… Non, deux personnes. Qui la soutenaient à présent tout en parlant. Le bord d’une tasse épaisse effleura ses lèvres.

Je ne veux rien.

— Buvez cela, Elizabeth. Ça vous fera du bien.

Ouvre la bouche. Avale. C’est bon. Maintenant, assieds-toi.

Une voix, profonde et douce :

— Merci, Kosta. Je vais m’occuper d’elle, maintenant. Vous pouvez nous laisser.

— Oui, Seigneur.

Le bruit sourd de la porte que l’on refermait.

Elizabeth serra les accoudoirs du fauteuil, appréhendant le retour de la douleur dans sa tête. Mais il ne se passait rien. Elle se détendit et, très lentement, ouvrit les yeux. Elle était assise devant une table basse sur laquelle il y avait des aliments, des boissons. Un homme se tenait en face d’elle, près d’une haute fenêtre. Un homme extraordinaire. Il était vêtu d’une robe blanche et écarlate et une lourde ceinture enserrait sa taille. Elle était faite de carrés d’or et de gemmes rouges et blanc laiteux. Autour du cou, il portait un torque doré dont les brins tressée et épais étaient réunis par un fermoir ornementé. Ses doigts, qui tenaient la tasse de grès, étaient bizarrement longs, avec des jointures proéminentes. Elle se demanda vaguement comment il pouvait enlever les nombreux anneaux qui brillaient dans la lumière du matin. Il avait des cheveux blonds qui lui arrivaient aux épaules, coupés en une frange nette au-dessus des yeux, qui étaient d’un bleu extrêmement pâle, apparemment sans pupilles, profondément enfoncés dans ses orbites osseuses. Le visage, se dit-elle, était beau, malgré les multiples rides qui marquaient les coins de la bouche.

Il mesurait près de deux mètres cinquante.

Oh, Seigneur ! Qui êtes-vous ? Quel est cet endroit ? Je pensais que j’avais remonté le Temps jusqu’au Pliocène, sur la Terre. Mais ceci n’est pas… Ça ne peut pas être…

— Oh, mais si… (Sa voix était douce, avec un accent musical.) Mon nom est Creyn. Vous vous trouvez vraiment sur Terre, dans l’époque appelée Pliocène. Certains l’appellent l’Exil, d’autres le Pays Multicolore. Votre passage par la Porte du Temps vous a désorientée – peut-être plus gravement que vos compagnons. Mais c’est compréhensible. Je vous ai donné un léger remontant. Dans quelques minutes, vous vous sentirez mieux et nous pourrons parler. Vos amis sont en ce moment en consultation avec ceux des nôtres qui ont la charge d’accueillir les nouveaux arrivants. Ils se reposent dans des pièces semblables à celle-ci, mangent et boivent à leur aise et posent des questions auxquelles nous nous efforçons de répondre de notre mieux. Les gardes de la porte m’ont prévenu de votre détresse. Ils ont également senti que vous étiez une voyageuse d’un genre très inhabituel, et c’est la raison pour laquelle je suis là…

Bercée par le son de la voix, Elizabeth avait refermé les yeux. La paix et le soulagement pénétraient peu à peu son esprit. Ainsi, la Terre d’Exil existe ! Et j’y suis entrée… A présent, je peux oublier ce que j’ai perdu. Je peux construire une vie nouvelle.

Elle ouvrit les yeux. Le sourire de l’homme était devenu ironique.

— Ce sera très certainement une vie nouvelle, dit-il. Mais qu’avez-vous donc perdu ?

Vous… pouvez… m’entendre.

Oui.

Elle bondit sur ses pieds, emplit ses poumons et poussa un hurlement vibrant. L’extase. La vie retrouvée. La gratitude.

Doucement ! Doucement. Redescends. Lentement. Attention après ce sursaut de folie intérieur. Contente-toi de l’émission la plus simple, la plus large possible. Tu viens de renaître et tu es encore très faible.

Je/nous nous réjouissons avec vous, Elizabeth.

Creyn. Vous m’autorisez question/surface ?

Haussement d’épaules.

Maladroitement, elle se faufila sous le sourire. Là, une structure d’informations attendait passivement. Mais les couches plus profondes étaient durement protégées. Elle prit ce qui lui était offert et se retira vivement. Sa gorge était sèche et son cœur s’accéléra. Doucement ! Doucement ! En quelques minutes, deux chocs mentaux sur l’écorchure encore à vif. Suspendre guérison et permettre auto-rédaction. Il ne peut pas lire aussi loin. Mais coercition oui. Rédaction très forte oui. Autres pouvoirs ? Aucune information.

Elle parla à voix haute, calmement :

— Creyn, vous n’êtes pas un être humain et vous n’êtes pas réellement métapsychique. Ces deux choses contredisent mon expérience acquise et me troublent. Dans le monde d’où je viens, seules les personnes douées de pouvoirs psychiques opérants peuvent communiquer sans paroles. Et dans toute notre galaxie, il n’existe que six races qui possèdent les gènes métas. Vous n’appartenez à aucune d’elles. Puis-je sonder plus profondément pour en apprendre plus à votre propos ?

— Je regrette de ne pouvoir vous y autoriser pour le moment. Plus tard, nous aurons d’autres occasions de… de nous connaître mieux l’un et l’autre.

— Les vôtres sont-ils nombreux ?

— En nombre suffisant.

Dans la fraction de seconde que dura la réponse de Creyn, elle émit un sondage rédactif. De toute la puissance dont elle disposait, droit entre les grands yeux pâles. Il rebondit et lui revint avec violence. Elle poussa un cri sous le choc et Creyn se mit à rire.

— Elizabeth. C’était très impoli de votre part. Et cela ne peut marcher.

Honte.

— C’était une impulsion. Une erreur sociale. Veuillez m’excuser. Dans notre monde, jamais nul n’oserait sonder sans y avoir été autorisé, à moins d’être menacé. J’ignore ce qui s’est passé en moi.

— Vous avez été perturbée par la Porte.

La merveilleuse, l’effrayante, l’implacable Porte qui ne se rouvrirait plus !

— C’est plus que cela, dit-elle en se laissant aller dans le fauteuil. Rapidement, elle évalua ses défenses mentales.

Fermée, en sécurité, l’écorchure se cicatrisait, les schémas familiers se rétablissaient.

— Là-bas, de l’autre côté, dit-elle, j’ai souffert d’un grave accident du cerveau. Mes métafonctions ont été effacées durant le processus de régénération. On pensait qu’elles étaient définitivement perdues. Sans cela (elle souligna mentalement ses paroles) jamais on ne m’aurait autorisée à passer dans l’Exil. Et jamais je ne l’aurais désiré non plus.

Nous avons de la chance. Bienvenue. De tous les Tanu.

— Jamais aucun méta n’a franchi la Porte ?

— Un groupe de près d’une centaine est arrivé brusquement il y a de cela vingt-sept ans. Je suis désolé de devoir vous dire qu’ils se sont montrés incapables de s’adapter à nos conditions locales.

Attentiontention. Barrage. Barrage.

Elizabeth hocha la tête.

— C’étaient sans doute des rebelles, des fugitifs. C’était une période tragique pour le Milieu Galactique… Et tous sont donc morts ? Et je suis la seule Opérante dans l’Exil ?

Peut-être pas pour longtemps.

Elle prit appui sur la table, se leva et marcha jusqu’à Creyn. Son expression affable changea.

— Il n’est pas dans nos coutumes de pénétrer avec une telle désinvolture dans l’espace d’autrui. Je vous demanderai courtoisement de reculer.

Regret poli.

— Je désirais simplement examiner votre collier d’or. Voudriez-vous l’ôter ? C’est une pièce remarquable.

Horreur !

— Je suis désolé, Elizabeth. Le torque d’or a valeur de symbole religieux parmi nous. Nous le portons durant toute notre existence.

— Je crois que je comprends.

Elle commença à sourire.

SONDE.

Elle rit.

A présent, Creyn, c’est à vous de vous excuser !

Gêne et dépit.

Je regrette, Elizabeth. Vous finirez par vous habituer.

Elle se détourna et demanda :

— Que va-t-on faire de moi ?

— Vous allez vous rendre dans notre capitale, la riche cité de Muriah, dans la Plaine d’Argent Blanc. C’est au sud du Pays Multicolore. Les Tanu vont vous faire un merveilleux accueil, Elizabeth.

Elle pivota pour affronter son regard.

— Et ceux que vous dominez. M’accueilleront-ils de même ?

Méfiance.

— Ils vous aimeront autant que nous vous aimons. Essayez d’éviter de nous juger avant d’en savoir plus sur nous. Je sais que certains aspects de votre situation présente continuent de vous troubler. Mais montrez-vous patiente. Vous ne courez aucun danger.

— Qu’est-il arrivé à mes amis ? Ceux qui ont passé la Porte du Temps avec moi ?

— Certains d’entre eux iront aussi dans notre capitale. D’autres ont d’ores et déjà déclaré qu’ils avaient un autre choix. Nous leur trouverons à chacun un endroit où vivre heureux.

Heureux et dominés ? Sans liberté ?

— Nous gouvernons, Elizabeth. Mais avec jugement. Vous verrez. Ne nous condamnez pas avant d’avoir vu ce que nous avons fait de ce monde. Il n’était rien, et nous l’avons transformé en quelque chose de merveilleux, pour ne prendre que cette petite région.

C’était trop pour elle… La douleur fusa de nouveau dans sa tête et le vertige revint. Elle se laissa aller dans les coussins disposés sur une banquette.

— D’où… d’où venez-vous ? Je connais toutes les races intelligentes qui peuplent le Milieu, coadnées ou non. A six millions d’années de là. Aucune ne vous ressemble, à l’exception des humains. Et je suis certaine que nous ne sommes pas de la même souche. Votre schéma mental est différent.

Similarités et différences se retrouvent en nombre incalculable dans d’autres tourbillons d’étoiles, jusqu’aux limites les plus lointaines.

— Je comprends. Nul dans l’avenir n’a encore mis au point le voyage intergalactique. Nous n’avons pas réussi à vaincre la barrière de souffrance inhérente à la translation. Et elle s’accroît géométriquement avec la distance. Apaisant.

— Très intéressant. Si seulement il était possible de transmettre une telle information par la Porte.

— Nous discuterons de cela plus tard, Elizabeth. Dans la capitale. A Muriah, d’autres mystères deviendront clairs pour vous.

Distraction. Il porta les doigts à son collier et, aussitôt, on frappa à la porte. Un petit homme aux gestes nerveux, vêtu de bleu, entra et salua Creyn en posant les doigts sur son front. Le Tanu lui répondit de même, avec hauteur.

— Elizabeth, voici Tully, l’un de nos fidèles membres du comité d’accueil. Il s’est entretenu avec vos compagnons, il a discuté avec eux de leurs projets d’avenir et a répondu à leurs questions.

— Se sont-ils tous remis du passage ? demanda-t-elle. J’aimerais les voir à présent. Leur parler.

— Au moment opportun, Ma Dame, dit Tully. Tous vos amis sont en sécurité et entre de bonnes mains. Vous ne devez vous faire aucun souci. Certains vont se rendre dans le sud et d’autres partiront pour le nord, pour une autre cité. Ils ont la certitude que, là-bas, leurs talents, seront mieux appréciés. Vous serez certainement intéressée d’apprendre que les caravanes partiront d’ici dès ce soir.

— Oui, je comprends, dit-elle.

Mais comprenait-elle vraiment ? Ses pensées étaient redevenues confuses. Elle lança une interrogation vers l’esprit de Creyn, qu’il para aussitôt.

Ayez confiance en moi, Elizabeth. Tout se passera bien.

Elle se tourna vers l’homme du comité d’accueil.

— Je voudrais être certaine de pouvoir dire au revoir à ceux de mes amis qui vont partir vers le nord.

— Certainement, Ma Dame. Ce sera fait.

Tully porta la main à son collier et Elizabeth l’examina attentivement. Il semblait identique à celui que portait Creyn, si ce n’est que le métal était plus sombre.

Creyn. Je veux interroger celui-ci.

Dédain. Il est sous protection. Un sondage prématuré le blesserait. Peut-être pour toujours. Le voulez-vous vraiment ? Il n’a que peu d’informations. Mais faites comme vous le désirez.

— Tully, dit-elle, merci de m’avoir parlé de mes amis.

Il prit une expression soulagée.

— Puis-je me rendre auprès de la personne suivante, en ce cas ? Je pense que le Seigneur Creyn a déjà répondu à toutes vos questions d’ordre… hum… général.

— Pas vraiment. (Elle prit la cruche et emplit un gobelet.) Mais je compte bien qu’il le fera, en temps voulu.

4.

A peine l’homme en bleu eut-il quitté la pièce qu’Aiken Drum se précipitait à la porte, découvrait qu’elle était verrouillé et décidait de faire le nécessaire pour l’ouvrir.

Il introduisit dans la fente du loquet une longue aiguille qu’il avait prise dans sa trousse de maroquinerie et explora l’intérieur jusqu’à découvrir un linguet caché qui bloquait la barrette-verrou. Il ouvrit avec précaution et découvrit le mécanisme qui, de l’autre côté du battant, commandait le verrouillage. Il le coinça avec un fragment de dalle. Il referma alors et s’avança dans le couloir, entre d’autres portes closes qui, supposa-t-il, devaient accéder à des pièces où étaient enfermés ses compagnons du Groupe Vert. Le moment n’était pas encore venu de les libérer. Pas avant qu’il ait pu évaluer la situation et vu de quelle façon il pouvait en tirer avantage. Il se passait quelque chose de bizarre et très important dans ce monde du Pliocène. En tout cas, il était d’ores et déjà évident que les plans élémentaires de Stein et de Richard ne viendraient pas à bout des ploucs du coin…

…Attention !

Il plongea dans le renfoncement d’une des grandes baies qui donnaient sur la cour intérieure du château. Otant son poncho de caméléon, il se blottit dans l’ombre et s’efforça de se fondre contre les dalles de pierre.

Quatre gardes musclés, sous la conduite d’un homme en bleu, passèrent en courant, sans regarder dans sa direction. Il comprit très vite pourquoi.

Un grondement rageur se fit entendre dans le lointain en même temps que l’écho assourdi d’un fracas. On frappait à grands coups contre l’une des portes donnant sur le couloir. Aiken risqua un œil hors de son alcôve juste à temps pour voir les serviteurs du château qui battaient en retraite précipitamment, devant la première porte, en haut de l’escalier. De l’endroit où il se tenait, à plus de dix mètres de là, Aiken pouvait distinguer le panneau de chêne épais qui commençait à céder sous les coups répétés.

Le garde en bleu s’avança en palpant son torque avec une expression d’angoisse douloureuse.

— Vous lui avez laissé sa hache ? Stupide crétins !

Les quatre autres le regardèrent bouche bée.

— Mais, Maître Tully, nous avions mis suffisamment de soporifique dans sa bière pour terrasser un mastodonte !

— Mais pas assez pour ralentir ce fou de Viking, c’est évident ! grinça Tully.

Sous l’effet d’un coup particulièrement violent, la porte vibra et la pointe du fer de la hache de Stein apparut le temps d’un éclair dans un jaillissement de fragments.

— Il va sortir dans quelques minutes ! Salim, va chercher le Seigneur Creyn. Vite ! Nous allons avoir besoin d’un torque gris, très large. Alerte le Gouverneur Pitkin et l’équipe de sécurité également. Kelolo, appelle d’autres gardes. Qu’ils amènent un filet. Et dis à Fritz d’abaisser la herse au cas où il arriverait à descendre. Dépêche-toi ! Si nous n’arrivons pas à le capturer quand il sortira, nous pourrons au moins tenter de sauver ce fumier !

Les deux gardes s’élancèrent dans deux directions opposées. Aiken se rencoigna dans l’ombre. Ce bon vieux Steinie. Il avait flairé la comédie et il s’était aussitôt lancé dans l’action directe. Et sa bière était droguée ! Grands Dieux… est-ce qu’ils avaient mis quelque chose dans le café également ? Mais il n’en avait bu qu’une tasse. Et il avait tout fait pour jouer leur jeu pendant son entrevue avec Tully. Il était certain qu’ils le prenaient pour une espèce de clown-bricoleur, potentiellement utile mais tout à fait inoffensif. Peut-être se contentaient-ils naïvement de droguer les voyageurs les plus costauds, ceux qui leur semblaient les plus dangereux.

— Dépêchons, dépêchons, bandes d’idiots ! brailla Tully. Il va sortir !

Cette fois, Aiken ne se risqua pas à regarder. Il entendit un cri de triomphe et la plainte du bois qui cédait.

— Je vais vous apprendre, moi, à me boucler comme une bête ! éructa Stein. Attendez seulement que je mette la main sur cette petite loque qui a foutu cette merde dans ma bière !

Blotti dans son refuge, Aiken vit passer rapidement une haute silhouette vêtue d’une robe blanche et écarlate. Suivirent des guerriers qui s’interpellaient avec des voix excitées. Ils étaient tous humains et portaient de lourds manteaux d’écaille jaunâtres et des casques en forme de bol.

— Seigneur Creyn ! lança Tully. J’ai fait demander un filet ainsi que des hommes en renfort… Oh, Tana soit loué ! Les voici !

Lentement, Aiken rampa sous son poncho jusqu’à ce que son regard embrasse tout le couloir. Stein, qui continuait de hurler à chaque coup de hache, avait réussi à ménager dans le battant un trou suffisamment large pour s’y glisser. Mais, avec l’arrivée de Creyn, les gens du château semblaient avoir retrouvé le sens de la discipline et ils attendaient immobiles, aux ordres.

Six gardes en armes avaient déployé un filet sur le sol. Deux autres s’étaient postés de part et d’autre de la porte avec des massues de la taille d’un bras humain qui se terminaient par une boule de métal. Les hommes qui n’étaient pas armés battirent retraite derrière la haute silhouette de Creyn.

— Ahaha ! brailla Stein en pulvérisant ce qui subsistait d’un panneau de chêne.

Son casque à cornes se montra une seconde, puis il recula afin de prendre son élan. D’un seul bond, il passa à travers la porte et se retrouva de l’autre côté du couloir, échappant au filet, se ruant déjà sur les gardes rassemblés autour de leur maître. Des hommes en blanc se jetèrent alors sur lui avec des cris terribles. Il les chargea, brandissant sa hache à deux mains, taillant dans la chair et les os, envoyant jaillir sur les murs et le sol des moignons d’où jaillissait le sang. C’est en vain que les soldats en armure abattirent sur lui leurs massues et qu’ils tentèrent de lui paralyser les bras : il tailladait sans trêve la barrière de vivants et de morts qui le séparait de Creyn. Stein, apparemment, avait instinctivement deviné qui était son véritable ennemi.

— Je t’aurai ! gronda-t-il.

La robe de Creyn, à présent, était souillée de rouge. Impassible, il se tenait contre le mur, les doigts posés sur son collier doré. L’un des soldats parvint finalement à faire sauter le casque à cornes de la tête du Viking. Un autre porta alors à la nuque du géant un coup qui aurait pu aisément lui pulvériser les vertèbres. Durant trois secondes, le Viking demeura immobile, pareil à quelque statue grotesque, la hache encore brandie à quelques centimètres de la tête de Creyn. Puis ses doigts se relâchèrent et l’arme tomba derrière lui à grand bruit. Ses genoux ployèrent, sa tête retomba contre sa poitrine et, enfin, les gardes purent lancer leur filet.

L’un des soldats leva alors une courte épée de bronze et se jeta en avant, les yeux brillants de fureur. Avant qu’il ai pu porter un seul coup, il s’immobilisa, comme paralysé, et l’un de ses compagnons lui prit la lame des mains.

— Nul ne frappera celui-là, dit le Tanu.

Il s’avança lentement entre les corps et se pencha sur Stein. Lentement, il s’agenouilla entre les mares de sang et les membres tranchés et, à l’aide du glaive que venait de lui tendre le soldat, il entreprit de couper les longues mèches de Stein. Enfin, il sortit d’une bourse fixée à sa ceinture un torque de métal gris qu’il passa au cou de l’ex-foreur des fonds méditerranéens.

— Désormais, dit-il, il est inoffensif. Vous pouvez ôter le filet. Qu’on l’emmène dans une des salles de réception, qu’on le lave et que l’on panse ses blessures. Il sera le bienvenu dans la capitale.

Se redressant alors, il ordonna d’un geste à deux soldats de l’accompagner. Ils marchèrent droit sur la cachette d’Aiken, laissant des empreintes rouges sur les dalles.

— Sortez, dit Creyn en s’arrêtant.

— Oh… Ça va…

Aiken se remit péniblement sur pieds avec un rictus. Il leva la main à son chapeau en une parodie de salut et s’inclina. Avant qu’il ait réalisé ce qui lui arrivait, Creyen s’était baissé et lui avait passé quelque chose autour du cou.

Oh, non. Dieu ! pensa Aiken. Pas moi aussi !

Toi, Aiken Drum, tu es un petit fauve bien différent de ton ami musclé. Et tu es destiné à des distractions plus sophistiquées…

Il leva la tête et plongea son regard dans celui des yeux froids qui l’observaient, loin au-dessus de lui. La chevelure du Tanu, si lisse quelques instants auparavant, était maintenant poisseuse du sang des hommes qui l’avaient défendu, qui étaient morts contre leur gré, avec des cris de désespoir, libérés de ce collier qui était à la fois la source et le symbole de leur esclavage à la seconde où la lame de Stein avait tranché leur tête.

— Je suppose que vous pouvez faire ce que vous voulez de nous une fois que vous nous avez mis ces espèces de colliers de chien.

Le ton d’Aiken était plein d’amertume. Il palpa la chose qui emprisonnait maintenant son cou et découvrit qu’elle était tiède sous ses doigts. Durant une fraction de seconde, un éclair de plaisir jaillit de son sexe et se propagea au long de ses nerfs avant de quitter son corps, laissant un picotement à l’extrémité de ses doigts et de ses orteils.

Qu’est-ce que diable !

Ça vous a plu ? Ce n’était qu’un échantillon de ce que nous pouvons vous donner. Mais la plus grande récompense sera pour vous l’acquisition de votre vrai potentiel, tout en nous servant, vous serez libéré.

Servir ? Comme ces pauvres loques ? Ces corps sans tête qui baignent dans le sang ?

Amusement. Votre torque à vous est d’argent, il n’est pas gris. Comme il convient à un métapsychique latent devenu opérant. Mon ami, le Pliocène va au contraire beaucoup vous plaire.

— Nom de Dieu ! Si j’avais pu – (Plaisir. Plaisir. PLAISIR.) J’ai combien de fonctions ?

Trouvez par vous-même.

Il y a un mécanisme de contrôle dans le collier dont vous pouvez vous servir, n’est-ce pas ?

Qu’est-ce que vous croyez ?

Aiken eut un sourire rusé.

— C’est mieux que le gris, mais moins bien que l’or. Mais je vais vous dire : j’accepte ! (Il plia soigneusement son poncho et le remit dans sa poche dorsale.) Et maintenant, Chef, que se passe-t-il ?

— Nous allons vous laisser attendre un moment dans une confortable salle de réception. Plus agréable. Et dans quelques heures, vous partirez pour notre capitale, Muriah. Ne redoutez rien. La vie, ici, dans l’Exil, peut être très plaisante.

Pour autant que l’on sache qui est le chef ?

Affirmatif.

Les gardes lui firent franchir une porte. Il se retourna et lança par-dessus l’épaule :

Dites à un de vos larbins de m’apporter quelque chose de raide à boire, Chef, voulez-vous ? Toute cette bagarre m’a donné une soif terrible.

Creyn ne put s’empêcher de rire.

— Ce sera fait.

Les gardes refermèrent la porte sur Aiken et mirent la barre en place.

5.

Anna-Maria entendit les échos du combat dans le couloir et appuya l’oreille contre la lourde porte pour avoir confirmation de ses soupçons. Ce devait être Stein ou Felice. Le choc de la translation les avait-il rendus fous ? Ou bien avaient-ils une bonne raison de se déchaîner ainsi ?

Elle ouvrit précipitamment son sac-à-dos et fouilla dans l’Unité de Petite Exploitation à la recherche de la petite enveloppe de pall qui contenait la scie souple. Puis elle approcha l’un des bancs de la fenêtre, noua ses jupes sous sa ceinture et se dressa.

Elle coupa les barreaux supérieurs sur la moitié de leur longueur. Puis ceux du bas.

Et maintenant, se dit-elle, tu bascules le tout vers l’extérieur. Comment ? Avec cet autre banc que tu vas casser ! D’accord, tu pourrais aussi défaire le tapis et confectionner une corde avec la laine – mais attends ! Tu peux aussi te servir des sections de pont décamole. Deux pour l’échelle et une troisième pour franchir cette cour où il y a ces maudis chiens-ours —

— Eh, Ma Sœur ! Qu’est-ce que vous faites ?

Elle se retourna brusquement, les deux index toujours pris dans les anneaux de la scie souple. Tully se tenait sur le seuil, en compagnie d’un énorme gardien. Sa tunique était souillée de taches sombres.

— Je vous en prie, descendez, Ma Sœur. Quelle affreuse idée ! Tellement irréfléchie et inutile ! Croyez-moi : vous ne courez aucun danger.

Anna-Maria le regarda droit dans les yeux, puis descendit enfin, résignée. Le gros gardien tendit la main vers la scie. Elle la lui donna sans un mot de commentaire. Il la glissa dans l’une des poches de son sac et dit :

— Je vais vous porter ça, Ma Sœur.

— Nous allons être dans l’obligation d’écourter notre programme d’entrevues à cause d’un regrettable incident, dit Tully. Si vous voulez bien nous suivre, Shubash et moi…

— J’ai entendu des bruits de lutte. Qui a été blessé ? Etait-ce Felice ? (Elle s’avança dans le couloir.) Dieu miséricordieux !

Les gardes avaient enlevé les morts et les blessés et on nettoyait déjà les murs et le sol à grands baquets d’eau, mais les traces du combat étaient encore hideusement visibles.

— Qu’avez-vous fait ? cria Anna-Maria.

— Ce sang est celui de nos hommes, dit Tully d’un air sombre. C’est votre compagnon, Stein, qui l’a répandu. Quant à lui, il n’a rien, si ce n’est quelques contusions. Mais cinq de nos hommes sont morts et sept autres sérieusement blessés.

— Seigneur ! Qu’est-il donc arrivé ?

— Je suis navré de dire que Stein est devenu dément. Fou furieux. Sans doute une réaction tardive à la translation temporelle. Il arrive que le passage dans la Porte du Temps déclenche l’explosion de tensions psychiques profondes. Nous essayons d’assurer notre protection et celle des voyageurs en confinant les nouveaux arrivants dans ces salles de réception durant une certaine période, ce qui explique que votre porte soit verrouillée.

— Je suis désolée pour vos hommes, dit-elle avec un regret sincère. Stein est… bizarre. Mais ce n’est pas un mauvais homme quand on a appris à le connaître. Que va-t-il lui arriver, à présent ?

Tully toucha son collier gris.

— Nous sommes les gardiens de la Porte ; nous avons notre devoir et il est parfois bien lourd à assumer. Votre ami a subi un traitement qui devrait empêcher une autre attaque. Il ne sera pas plus puni qu’un homme malade n’est puni de sa maladie… Et maintenant, Ma Sœur, nous devons nous hâter et passer à la deuxième phase de nos entrevues. Dame Epone a besoin de votre assistance.

Ils gagnèrent l’extrémité du couloir souillé, puis descendirent un petit escalier qui accédait à une salle située de l’autre côté de la barbacane. Felice Landry s’y trouvait seule, assise dans une chaise ordinaire près d’une table sur laquelle était placée une curieuse sculpture de métal tout incrustée de gemmes. Les deux hommes laissèrent Anna-Maria et se retirèrent en refermant la porte.

— Felice ! Stein a —

— Je sais, dit Felice dans un murmure.

Elle leva un doigt ganté jusqu’à ses lèvres, puis resta silencieuse, son casque à plumes d’émeraude posé sur ses genoux. Les cheveux rejetés en arrière, avec ses yeux immenses grands ouverts, elle faisait songer à une enfant fragile et jolie attendant de monter sur scène pour quelque sinistre comédie.

La porte s’ouvrit et Epone se glissa à l’intérieur. Stupéfaite, Anna-Maria leva les yeux sur cette haute silhouette et demanda :

— Une autre race intelligente ? Ici ?

Epone inclina majestueusement la tête.

— Je vous expliquerai bientôt, Ma Sœur. Tout vous apparaîtra clairement le moment venu. Pour l’heure, j’ai besoin de votre aide afin de gagner la confiance de votre jeune compagne pour un simple test de capacités mentales.

Elle prit une couronne argentée et s’approcha de Felice.

— Non ! Non ! Je vous l’ai déjà dit ! cria la fille. Et si vous essayez de m’y contraindre, vous n’obtiendrez rien ! Je connais toutes ces saletés. Je ne le permettrai pas. Et si vous essayez de m’y contraindre, vous n’enregistrerez rien. Je connais tous ces machins psychiques !

Epone fit signe à Anna-Maria.

— Ses craintes sont irrationnelles. Tous les nouveaux arrivants acceptent de se soumettre à ce test afin de mesurer leurs métafonctions latentes. Si nous constatons que vous possédez de telles fonctions, nous sommes en mesure de les rendre pleinement opérantes grâce à la technologie que nous possédons, afin que toute la communauté puisse en bénéficier.

— Vous voulez me sonder ! cracha Felice.

— Certainement pas. Ce n’est qu’un simple test de calibrage.

— Peut-être, proposa Anna-Maria, pourriez-vous me soumettre la première à ce test. Je suis tout à fait certaine que mes capacités métas latentes sont minimes. Mais cela rassurerait probablement Felice.

— Excellente idée, fit Epone avec un sourire.

Anna-Maria prit Felice par la main et l’aida à se lever. Sous le cuir du gant, elle sentit trembler les doigts de la jeune athlète, mais l’émotion qu’elle lisait dans ses yeux était bien autre chose que de la peur.

— Reste ici, Felice. Tu peux regarder et si, ensuite, cette idée de subir le test te déplaît encore, je suis sûre que cette dame respectera tes convictions personnelles. (Elle se tourna vers Epone.) N’est-ce pas ?

— Je vous assure que je ne vous veux aucun mal, dit la Tanu. Et, comme l’a dit Felice, les résultats de ce test ne signifient rien si le sujet ne coopère pas. Veuillez vous asseoir, Ma Sœur.

Anna-Maria retira l’épingle qui maintenait en place son voile noir, puis ôta la coiffe de tissu blanc qui recouvrait ses cheveux. Epone posa la couronne d’argent sur ses boucles brunes.

— D’abord, nous allons tester la fonction de perception à distance. Si vous le voulez bien, Ma Sœur, et sans parler, essayez de me dire bonjour.

Anna-Maria ferma les yeux. Une étincelle mauve apparut sur l’une des pointes de la couronne.

— Moins sept. Très faible. Maintenant, passons à la faculté coercitive. Ma Sœur, essayez d’exercer votre volonté contre moi. Obligez-moi à fermer les yeux.

Anna-Maria se concentra, les yeux brillants. Une lueur bleue, plus intense que la précédente, apparut sur la couronne.

— Moins trois. C’est plus fort, mais encore bien en-deçà du niveau d’utilité potentielle. Voyons maintenant la télékinésie. Essayez de toutes vos forces, Ma Sœur. Lévitez avec votre chaise à un centimètre du sol.

Cette fois, la lueur rose et dorée fut à peine discernable et les pieds de la chaise demeurèrent obstinément collés au sol.

— Pitoyable. Moins huit. Relaxez-vous… Pour tester la fonction créative, je vais vous demander de construire une illusion. Fermez les yeux et visualisez un objet courant, votre chaussure, par exemple ! Suspendue en l’air, là, devant vous… Faites qu’elle nous apparaisse. Souhaitez-le de toute votre volonté !

Cette fois, l’étincelle verte fut comme une étoile minature. Et… n’était-ce pas la forme floue d’une botte qui flottait devant leurs yeux ?

— Felice, vous voyez ? s’exclama la Tanu. Plus trois point cinq !

Anna-Maria ouvrit les yeux et l’illusion s’évanouit brusquement.

— Vous voulez dire que j’ai vraiment réussi ?

— La couronne augmente artificiellement votre pouvoir de créativité naturel et le rend opérant alors qu’il n’est que latent. Malheureusement, votre potentiel psychique est tellement bas qu’il en est presque virtuellement inutilisable, même si on l’augmente au maximum.

— Ça me semble juste, dit la nonne. Veni creator spiritus. Ne m’appelle pas, c’est moi qui t’appellerai.

— Il y a encore une autre épreuve qui, pour nous, est la plus importante en ce qui concerne les fonctions métas. (Epone manipula la sculpture cristalline qui commençait à scintiller. Lorsque l’éclat des gemmes fut devenu fixe, elle ajouta :) Ma Sœur, regardez mes yeux. Plongez dans mon esprit si vous le pouvez. Percevez-vous ce qui est caché ? Pouvez-vous l’analyser ? Rassembler les fragments que vous trouvez en un tout cohérent ? Etes-vous en mesure de guérir les blessures, les cicatrices, les vides laissés par le chagrin ? Essayez ! Essayez !

Oh, pauvre créature. Tu veux le laisser faire, n’est-ce pas ? Mais… trop fort, c’est trop fort. Trop forts ces murs transparents. Tu me regardes me battre contre eux et maintenant tout devient sombre. Sombre. Noir.

Brièvement, une nova microscopique et rouge s’était allumée avant de retourner à l’invisibilité. Epone eut un soupir.

— Rédactif culminé à moins sept. J’aurais tant voulu… mais il suffit. (Elle ôta la couronne et se tourna alors vers Felice avec une expression pleine de douceur.) A présent, mon enfant, me permettrez-vous ?…

— Non, impossible ! souffla Felice. Je vous en prie. N’essayez pas.

— Eh bien, nous attendrons plus tard, à Finiah, dit Epone. Il est très probable que vous êtes une femmes humaine normale, comme votre amie. Mais, même pour vous, démunie de facultés métas, nous pouvons vous offrir un monde de bonheur où vous saurez vous accomplir. Dans le Pays Multicolore, les femelles ont droit à une position privilégiée car elles sont peu nombreuses à franchir la Porte du Temps. Ici, vous serez adorées…

Anna-Maria s’apprêtait à remettre son voile et elle interrompit brusquement son geste.

— Une brève étude de nos coutumes aurait dû vous apprendre que certains de nos prêtres font vœu de virginité. C’est mon cas. Quant à Felice, elle n’est pas hétérosexuelle.

— Quel dommage, dit Epone. Mais avec le temps, vous vous adapterez à votre nouvel état et vous apprendrez à être heureuses.

Felice s’avança alors et dit d’un ton sec :

— Auriez-vous l’intention de nous dire que les femmes sont sexuellement soumises aux hommes, ici, dans l’Exil ?

Les lèvres d’Epone se retroussèrent.

— Qu’est-ce que la soumission ? Qu’est-ce que l’accomplissement ? Il est dans la nature féminine d’être un vaisseau que l’on doit emplir, d’être celle qui nourrit et guérit, de se dépenser en veillant sur l’être aimé. Refuser ce destin, cela signifie le vide, le chagrin et la colère… et nombreuses sont les femmes de ma race à savoir cela. Nous, les Tanu, nous sommes venus il y a bien longtemps d’une galaxie qui se trouve à la limite de votre visibilité. Nous avons été exilés parce que nous refusions de plier nos existences à des principes qui nous apparaissaient comme aberrants. Cette planète, sous bien des aspects, était pour nous le refuge idéal. Mais son atmosphère ne filtrait pas certaines particules qui sont déterminantes pour notre capacité de reproduction. Ce n’est que rarement que les femmes Tanu engendrent des enfants viables, et avec de grandes difficultés. Pourtant, nous nous sommes attachés à la survie raciale. Tout au long de nos siècles de détresse, nous avons prié, et notre Mère Tana nous a enfin répondu.

Felice ne montra pas la moindre émotion, mais une idée se faisait jour en Anna-Maria.

— Toutes les femmes qui franchissent la Porte du Temps sont stérilisées, dit-elle.

— Par salpingotomie réversible, dit l’étrangère d’un ton serein.

Anna-Maria bondit sur pieds.

— Même si vous parvenez à – les gènes —

— …sont compatibles. Notre Vaisseau, qui nous a amenés ici (bénie soit sa mémoire) a choisi cette galaxie et ce monde en particulier pour la parfaite compatibilité du plasma du germe. Nous avions prévu que des éons allaient s’écouler avant que nous réussissions à acquérir pleinement notre potentiel de reproduction, même en utilisant cette forme de vie locale que vous appelez le ramapithèque comme support du zygote. Mais notre vie est si longue ! Et notre pouvoir si grand ! Nous avons patienté et résisté jusqu’à ce que le miracle se produise et que la Porte du Temps s’ouvre. Vous avez commencé à nous arriver. Ma Sœur, vous et Felice, vous êtes jeunes et en bonne santé. Vous coopérerez avec nous, comme les autres de votre sexe l’ont fait auparavant, car la récompense est immense et les châtiments insupportables.

— Allez vous faire foutre ! cria la nonne.

Epone se dirigea vers la porte.

— L’entrevue est terminée. Vous devez vous préparer toutes deux à vous joindre à la caravane qui part pour Finiah. C’est une belle cité, au bord du proto-Rhin, près du site de votre futur Fribourg. Les humains de bonne volonté y vivent heureux. Nos bons petits ramas sont à leur service et les libèrent des basses besognes. Vous apprendrez ce qu’est le confort, croyez-moi.

Elle sortit et, lentement, referma la porte.

Anna-Maria se tourna vers Felice.

— Salauds ! Immondes salauds !

— Ne t’en fais pas, Anna-Maria, dit l’athlète. Elle ne m’a pas fait subir le test. Et ça, c’est le plus important. Chaque fois qu’elle s’approchait de moi, je brouillais mes pensées avec des gémissements pathétiques, et si elle a essayé de me sonder, elle croit probablement à présent que je ne suis qu’une pauvre petite fille.

— Et que vas-tu faire ? Essayer de t’enfuir ?

Les yeux sombres de Felice brillèrent tout à coup et elle éclata de rire.

— Bien mieux. Je vais tous les avoir. Tous autant qu’ils sont !

6.

Dans l’enceinte cernée de murs, il y avait des bancs, mais Claude Majewski avait préféré s’asseoir sur le sol, à l’ombre de l’enclos. Là, il pouvait observer des fossiles bien vivants tout en réfléchissant. Entre ses doigts, il tournait et retournait la boîte de Zakopane.

Une belle fin digne de ta frivolité, Mon Vieux. Tout bazarder à cent trente-trois ans ! Et à cause d’un caprice idiot ! Les polaks sont vraiment des imbéciles romantiques !

Est-ce pour cela que tu m’aimais, Fille Noire ?

Ce qu’il y avait de vraiment humiliant dans tout ça, se dit-il, c’est qu’il lui avait fallu longtemps pour comprendre. N’avait-il pas apprécié le premier contact, tellement amical ? Le salon d’accueil, les boissons, les gâteaux, et même les toilettes… tout cela bien calculé pour calmer le pauvre vieux ballot sous l’effet du stress de la translation ? Et Tully n’était-il pas aussi gentil qu’affable ? Il l’avait mis à son aise et lui avait ensuite fait briller cette superbe existence qui leur était promise à tous dans l’Exil. Il avait peut-être même forcé un peu le tableau, Claude devait l’admettre. Sa première rencontre avec Epone l’avait totalement abasourdi. Jamais, au grand jamais il ne se serait attendu à trouver des exotiques sur la Terre du Pliocène ! Ses rideaux de prudence naturelle en avaient été paralysés. Epone l’avait mesuré et l’avait rejeté.

Il s’était montré aussi docile qu’un agneau, même lorsque les gardes armés l’avaient poliment raccompagné à travers la cour, jusqu’à la dernière minute, quand ils lui avaient pris son sac, qu’ils avaient ouvert la porte pour le pousser à l’intérieur de l’enceinte.

— On reste calme, voyageur, lui avait dit un des gardes. Si tu te tiens bien, tu récupéreras ton sac plus tard. Mais si tu nous fais des ennuis, on a les moyens de te faire tenir tranquille. Essaie seulement de t’enfuir et les chiens-ours auront un bon dîner.

Claude était resté longtemps immobile sur place, la bouche entrouverte, assommé, jusqu’à ce qu’un prisonnier en tenue de montagnard alpin s’approche de lui et l’entraîne dans un coin d’ombre. Après une heure environ, un garde rapporta le sac de Claude. On y avait prélevé tout ce qui aurait pu lui être utile pour s’évader.

Le garde lui dit que les outils en vitradur lui seraient restitués lorsqu’il serait en « sécurité » à Finiah.

Quand l’effet du premier choc fut passé, Claude entreprit d’explorer l’enclos des humains. Il était plutôt vaste, assez bien ombragé, entouré de murs de pierre ajourés qui devaient dépasser les trois mètres de hauteur. Des gardes patrouillaient sans cesse. A l’intérieur, on trouvait un dortoir plutôt confortable et une salle d’eau. Il y avait huit femmes et trente-trois hommes. Claude les reconnut pour la plupart. Tous, il les avait vus quitter l’auberge Guderian aux premières lueurs de l’aube et traverser le jardin pour se rendre à l’ancienne villa. Leur nombre correspondait à peu près aux départs d’une semaine. Ceux qui manquaient avaient probablement été écartés à l’issue des tests d’Epone et promis à un autre destin.

Claude découvrit bientôt qu’un seul de ses compagnons du Groupe Vert se trouvait dans l’enclos : Richard. Il le retrouva sur l’une des couchettes du dortoir, plongé dans un sommeil malsain. Il tenta de le secouer mais Richard ne s’éveilla pas.

— Il y en a quelques autres dans son cas, dit le montagnard en lui posant la main sur l’épaule.

Il avait le visage allongé, la peau tannée, couverte de rides fines. Il semblait avoir l’âge incertain de ceux qui arrivent au terme d’un rajeunissement. Ses cheveux étaient cendrés sous son chapeau tyrolien et ses yeux gris étaient pétillants d’humour.

— On dirait que certains craquent, ajouta-t-il. Pauvres diables ! En tout cas, leur sort est préférable à celui de la fille qui s’est pendue avant hier. Vous êtes le dernier arrivage de la semaine. Cette nuit, nous partons. Tu devrais t’estimer heureux de ne pas avoir à passer six jours ici comme nous.

— Personne n’a tenté de s’enfuir ?

— Quelques-uns, juste avant que j’arrive. Un Cosaque de mon groupe, un certain Prischchepa. Et hier, trois Polynésiens. Les chiens-ours ont même dévoré leurs manteaux à plumes… Quelle misère ! Est-ce que tu aimes la flûte ? J’ai envie de jouer un peu de Purcell… Eh, je m’appelle Basil Winborne, à propos.

Il s’assit sur un bat-flanc et se mit à jouer une mélodie mélancolique. Claude se souvint d’avoir entendu Bryan jouer quelques notes de cette musique. Il écouta pendant quelques minutes, puis sortit dans l’enclos.

Les autres voyageurs du Temps réagissaient à leur nouvel état de captivité selon leur psychologie. Un artiste vieillissant était occupé à prendre des croquis. Assis sous un arbre, un couple vêtu à la façon des pionniers Yankees échangeait des caresses passionnées. Cinq Gitans discutaient avec des mines de conspirateurs et, de temps à autre, simulaient un combat avec des couteaux invisibles. Un homme d’âge moyen, suant sous un domino en chevreau et une toge bordée de lapin exigeait que les gardes viennent lui infliger sa punition. Deux guerriers japonais, sans armes mais revêtus de leur armure du XIVe siècle, jouaient au go-ban sur un échiquier de décamole. Une femme très belle, enveloppée de mousseline multicolore, libérait ses tensions en dansant. Les gardes avaient beaucoup de mal à la dissuader d’escalader les murs pour s’élancer dans le vide comme un papillon en criant : « Paris, adieu ! » Dans un coin d’ombre, un noir australien, vêtu d’une chemise blanche impeccable, de culottes d’équitation et de bottes de cavalerie était assis, écoutant imperturbablement « Der Erlkönig » et un enregistrement antique du « Celery Stalks at Midnight » de Will Bradley. Un personnage déguisé en bouffon de cirque jonglait avec trois boules argentées et sans la moindre habileté devant un public composé d’une vieille femme et de son chiot Shih-Tzu qui semblait ne pas se lasser de ramasser les balles. Mais le plus pathétique de tous ces prisonniers était sans doute un homme de haute taille, particulièrement robuste, aux yeux profondément enfoncés, à la barbe rousse, superbement accoutré d’une fausse cotte de maille et d’un surtout de soie médiéval portant blason de lion d’or. Sans trêve, il arpentait l’enclos avec des gestes frénétiques, se penchant pour regarder par les trous des murs et hurler : « Aslan ! Aslan ! Où es-tu donc à présent que nous avons besoin de toi ? Sauve-nous de la belle dame sans merci ![10] »

Claude décida qu’il était pour l’heure dans une situation particulièrement pénible et, pour quelque raison perverse, il se sentit plutôt satisfait de lui-même.

Il cueillit une branche tombée d’un arbre et la glissa par l’une des ouvertures de la grille ornementale de l’enclos des animaux.

— Petit ! Tiens, petit !

L’une des créatures redressa ses oreilles duveteuses, semblables à celles d’un cheval, et s’approcha au petit trot. Claude, ravi, la regarda grignoter les feuilles avec ses petites incisives avant de broyer la branche entre de puissantes molaires. Quand l’animal eut expédié ce petit amuse-gueule, il décocha à Claude un regard qui lui reprochait lourdement son manque de générosité, et Claude se mit à ramasser d’autres feuilles.

L’animal était un chalicothère. Il appartenait à l’une des familles les plus spécifiques et les plus fascinantes des mammifères du cénozoïque. Son corps était massif, avec un poitrail profond, long de près de trois mètres. Son cou et sa tête, qui rappelaient ceux du cheval, témoignaient de ses affinités perissodactyliennes. Ses pattes de devant étaient un peu plus longues que celles d’arrière et au moins deux fois plus robustes que les jambes d’un cheval de trait. Au lieu de se terminer par des sabots, elles comportaient trois doigts avec de fortes griffes semi-rétractiles. Sur le devant, les griffes intérieures étaient presque de la dimension d’une main d’homme, les autres étant de moitié moins larges. Une toison courte, d’un gris bleuâtre, recouvrait le corps du chalicothère, tachetée de blanc sur les flancs, la croupe et le garrot. Il était pourvu d’une queue rudimentaire, mais avec de longs poils, de même qu’une longue crinière noire qui courait loin sur l’échine et formait des toupets abondants aux joints des boulets. Les yeux brillants d’intelligence s’inscrivaient plus en arrière sur le crâne que ceux d’un cheval, avec de grands cils noirs qui battaient sans cesse. L’animal portait une bride de cuir et était à l’évidence domestiqué. Dans le corral, compta Claude, il y’en avait une soixantaine d’autres. Quelques-uns étaient blancs, d’autres pommelés ou bien alezans.

Le soleil du Pliocène montait au-dessus de la barbacane et il finit bientôt par briller sur l’enceinte. Seuls quelques rares prisonniers plus braves que les autres restèrent au-dehors. La plupart se réfugièrent très vite dans la fraîcheur relative du dortoir de pierre. Le déjeuner qu’on leur servit à midi était d’une qualité surprenante. Il se composait d’un ragoût aromatisé au laurier, de fruits et d’un punch au vin. Claude essaya à nouveau, en vain, de réveiller Richard. Finalement, il glissa le plateau sous la couchette du pirate. Après le repas, la majorité des prisonniers fit la sieste, mais Claude sortit pour digérer tranquillement et réfléchir à son destin.

Deux heures plus tard, des garçons d’écurie habillés de gris apparurent avec de grands paniers remplis de racines et de gros tubercules rappelant des betteraves fourragères qu’ils déversèrent dans les mangeoires des animaux. Tandis que les chalicothères se nourrissaient, les hommes entreprirent de nettoyer l’enclos avec de grands balais de branches et des pelles en bois. Ils entassèrent le fumier dans des chariots qu’ils ramenèrent vers la poterne du château. Deux d’entre eux restèrent dans l’enclos. Ils installèrent une pompe portative dans la fontaine centrale. L’un se mit à actionner le bras pendant que son compagnon déroulait un tuyau de toile et arrosait le sol. L’eau en excédent était évacuée par une gouttière. Quand les dalles furent parfaitement propres, il braqua le jet d’eau sur les animaux qui poussèrent des hennissements de plaisir.

Le vieux paléontologue hocha la tête, satisfait. Ainsi, les chalicothères aimaient l’eau. Ils se nourrissaient de racines. Ils devaient donc habiter la forêt semi-tropicale humide ou les terres alluvionnaires. Et leurs griffes devaient leur servir à arracher les racines. Un petit mystère de paléobiologie venait d’être éclairci en quelques secondes. Pour lui, tout au moins. Mais les prisonniers allaient-ils vraiment monter ces coursiers archaïques ? Ils ne semblaient certainement pas aussi rapides que des chevaux mais ils devaient être solides et capables d’endurance. Quant à leur allure… Claude fronça les sourcils d’un air inquiet. S’il devait se retrouver sur l’une de ces créatures, il était certain que ses vieux genoux et ses hanches allaient craquer comme les boules d’un sapin de Noël.

Un bruit ramena son attention dans l’enceinte. Des soldats venaient d’amener deux nouveaux prisonniers. Ils les poussaient vers l’entrée du dortoir. Claude aperçut un vêtement blanc et noir, puis un plumet vert : Felice et Anna-Maria !

Il se précipita à l’intérieur. L’un des gardes posa sur le sol les sacs des deux femmes et dit d’un air amical :

— Vous n’aurez plus longtemps à attendre, à présent. Vous feriez aussi bien de manger un peu. Il doit y avoir quelques restes par-là.

Le chevalier errant fondit sur elles avec une expression tragique.

— Aslan est-il en route ? L’avez-vous vu, bonne sœur ? Peut-être cette jeune guerrière appartient-elle à sa suite ? Aslan doit venir, sinon nous sommes perdus !

— Oh, fous le camp ! marmonna Felice.

Claude prit le chevalier par le coude et le conduisit jusqu’à une banquette, près de la porte.

— Restez ici et guettez Aslan, lui dit-il.

Le vieil homme acquiesça solennellement et s’assit. Quelque part dans l’ombre du dortoir, un autre prisonnier pleurait. L’alpiniste jouait « Greensleeves ».

Quand Claude revint vers ses compagnes, il trouva Felice fouillant dans son sac en jurant furieusement.

— Ils n’y sont plus ! Mon arbalète ! Mes couteaux à dépecer, les cordes, tout… Tout ce qui aurait pu m’être utile pour ficher le camp !

— Vous feriez aussi bien de ne plus y penser, dit Claude. Si vous avez recours à la violence, ils vous mettront un de leurs colliers. Le type qui joue de la flûte, là-bas, m’a parlé d’un prisonnier qui a voulu attaquer un des gars du réfectoire. Les soldats sont intervenus, ils l’ont assommé et ils lui ont mis un collier gris autour du cou. Quand il s’est réveillé, il était devenu doux comme un agneau. Et pas question d’ôter le collier une fois qu’on l’a.

Felice poussa de nouveaux jurons sonores avant de demander :

— Et nous allons tous y avoir droit ?

Claude regarda alentour, mais nul ne leur prêtait particulièrement attention.

— Evidemment non, dit-il. Pour autant que je puisse en juger ces colliers gris sont des espèces de psycho-régulateurs d’un type rudimentaire. Ils sont sans doute contrôlés par les colliers dorés que portent Dame Epone et les autres exotiques. Ce ne sont pas tous les gens du château qui ont un collier. C’est le cas pour les gardes et les soldats, oui, et les serviteurs comme Tully. Mais j’ai remarqué que les garçons d’écurie n’en avaient pas, et les serveurs du réfectoire non plus.

— Parce qu’ils n’occupent pas des postes suffisamment importants ? suggéra la nonne.

— A moins qu’ils ne soient à court de quincaillerie, dit Claude.

— Mais ça se pourrait bien, renchérit Felice. Pour fabriquer ce genre de chose, il faut une technologie assez sophistiquée, non ? Et jusque-là. tout m’a l’air plutôt branlant. Est-ce que vous avez vu que ce calibreur psychique n’arrêtait pas de se coincer ? Et il n’y avait même pas l’eau courante dans les salons de réception.

— En tout cas, remarqua Anna-Maria, ils n’ont pas touché à ma pharmacie. Les colliers doivent protéger les gardes contre toute tentative d’empoisonnement. Pas mal. Un gadget dont aucun esclavagiste digne de ce nom ne devrait se passer.

— Ils n’ont peut-être même pas besoin des colliers pour faire régner l’ordre, dit Claude d’un ton sinistre. (Il désigna les locataires apathiques du dortoir.) Regardez ceux-là ! Ceux qui avaient encore un peu de nerf ont tenté de s’évader et ils sont allés nourrir les chiens-ours. Je pense que la plupart de ceux qui se retrouvent dans un cauchemar pareil sont tellement traumatisés qu’ils se laissent flotter en espérant seulement que cela n’ira pas plus mal. Les gardes ne sont pas méchants et ils n’arrêtent pas de nous parler de la vie merveilleuse qui nous attend. La nourriture n’est pas mauvaise. Est-ce que vous ne préférez pas attendre et voir comment ça se passe plutôt que de vous battre ?

— Non, dit Felice.

— Ce qui attend les femmes n’est pas aussi joyeux, Claude, ajouta Anna-Maria. (Elle lui raconta brièvement son entrevue avec Epone et lui expliqua les origines des exotiques et leurs projets de reproduction.) Vous pourrez sans doute construire tranquillement vos cabanes en rondins, Claude, mais Felice et moi, nous risquons de nous retrouver en juments poulinières.

— Mon Dieu ! souffla Claude. Qu’ils soient maudits !

Il regarda ses grandes mains, toujours aussi fortes mais tachetées de roux, avec leurs veines bleues et noueuses.

— Dans un vrai combat, on ne vaudrait pas tripette. C’est de Stein dont nous avons besoin.

— Ils l’ont pris, lui dit Anna-Maria avant de lui rapporter ce que Tully lui avait dit à propos du « traitement » que l’on avait fait subir au Viking pour qu’il ne crée plus d’ennuis. Ils ne comprenaient que trop bien ce que cela signifiait.

— Y en a-t-il d’autres de notre groupe ici ? demanda Felice.

— Rien que Richard. Mais il dort depuis que je suis arrivé, ce matin. Et je ne suis pas parvenu à le réveiller. Anna-Maria, vous devriez peut-être jeter un coup d’œil sur lui.

Elle prit son sac et suivit Claude jusqu’à la couchette de Richard. Alentour, les autres lits étaient déserts. Pour une raison qui était évidente : le pirate s’était souillé. Il dormait toujours, les bras croisés contre la poitrine, les genoux ramenés presque jusqu’au menton.

Anna-Maria lui souleva une paupière avant de tâter son pouls.

— Jésus, dit-elle, il est presque en état catatonique. Qu’ont-ils pu lui faire ?

Elle prit dans son sac un mini-injecteur qu’elle pressa rapidement contre la tempe de Richard. A l’instant où la capsule explosa et où la drogue pénétra dans son torrent sanguin, il émit un faible gémissement.

— Il existe une chance pour qu’il se remette si son état n’est pas trop avancé, dit Anna-Maria. En attendant, est-ce que vous pouvez m’aider à le nettoyer ?

— D’accord, dit Felice en commençant à enlever son armure. Son sac est là. Il doit avoir des vêtements de rechange.

— Je vais chercher de l’eau, dit Claude.

Il gagna la salle d’eau, emplit un seau de bois au bassin de pierre, et prit du savon ainsi que quelques serviettes de tissu rugueux. En revenant dans le dortoir, il rencontra le regard d’un des Gitans.

— Tu aides ton ami, vieil homme… Mais il est peut-être mieux comme ça. Au moins, il ne peut leur servir à rien.

Une femme au crâne rasé s’accrocha à son bras. Elle était vêtue d’une robe jaune et froissée et son visage d’orientale était couvert de cicatrices qui faisaient peut-être partie de ses vœux de religion.

— Nous voulions être libres, coassa-t-elle. Mais ces monstres venus d’une autre galaxie vont nous réduire en esclavage. Et le pire, c’est qu’ils ont l’air humains.

Claude parvint à s’en libérer et, ignorant les appels et les gémissements, il retourna auprès de Richard et des deux femmes.

— Je lui ai fait une deuxième injection, déclara Anna-Maria d’un air sombre. Ou bien ça va le remettre sur pieds, ou bien ça va le tuer… Bon sang… si seulement nous avions du glucose.

— Ils sellent les destriers des fées ! lança le chevalier errant. Bientôt, nous serons en route par Narnia !

— Claude, allez voir ce qui se passe, dit Felice.

Il parvint à se frayer un chemin parmi les prisonniers qui se pressaient devant le mur de pierres ajourées qui les séparait de la cour centrale. Des garçons d’écurie sortaient des chalicothères du corral et les attachaient par couple à des poteaux. D’autres serviteurs arrivèrent du château avec des provisions de route et entreprirent de seller les montures. Huit d’entre elles eurent droit à un harnachement décoré de bronze et à un équipement guerrier qui indiquait qu’elles devaient être réservées aux soldats.

— Apparemment, dit une voix amusée tout près de Claude, ils ne pensent pas qu’il sera utile de nous garder pendant le voyage… (C’était Basil, l’Alpiniste, qui observait les préparatifs avec le plus grand intérêt.) Ah ! Voilà l’explication ! Regardez comment ils ont modifié les étriers.

Des chaînes de bronze y avaient été ajoutées. Elles étaient étroitement enveloppées de cuir et suffisamment lâches pour ne constituer qu’une entrave supportable une fois attachées aux chevilles du cavalier.

Le sellage prit quelque temps et le soleil commença à décliner derrière le château. Il était maintenant évident qu’ils allaient voyager de nuit. La chaleur du jour, dans la savane, devait être difficilement supportable. Une escouade de quatre soldats conduite par un officier portant une courte cape bleue entra dans l’enceinte. Les soldats étaient coiffés de casques de bronze léger et ils portaient une cuirasse par-dessus leur short et leur chemise. Leur armement était composé d’arcs à poulies complexes, de lances de vitradur et de glaives. Les prisonniers reculèrent devant eux et l’officier s’adressa calmement à l’assistance :

— Vous tous, voyageurs, écoutez-moi ! Nous allons partir sous peu. Je suis le captal Waldemar, chef de la caravane. Pendant la semaine qui suit, nous allons apprendre à nous connaître. Je sais que certains d’entre vous ont passé des moments pénibles, avec cette chaleur, à attendre ici que le contingent soit au complet. Mais bientôt cela ira mieux. Nous allons faire route vers le nord. Notre but est la ville de Finiah, où vous pourrez enfin vous fixer. C’est une cité agréable et il y fait nettement plus frais qu’ici. Nous allons couvrir environ quatre cents kilomètres en quatre jours. Pendant les deux premiers jours, nous voyagerons la nuit pour traverser la région chaude, ensuite, dans la Forêt Hercynienne, nous voyagerons à nouveau durant le jour.

» A présent, écoutez-moi bien ! Ne nous créez pas d’ennuis et tout se passera bien, vous aurez droit à de bons repas à chaque étape. Mais si vous foutez le bordel, vous serez rationnés. Et si vous me mettez vraiment de mauvaise humeur, alors là vous ne mangerez plus du tout. Ceux d’entre vous qui pensent à s’enfuir devraient penser un peu à tout ce zoo fossile qui va nous guetter tout au long de la route. Ici, les chats ont des dents de sabre et ils sont plus gros que des lions, et les hyènes feraient peur à un ours grizzly. Les sangliers sauvages ont la taille d’un bœuf et ils vous arrachent une jambe d’un coup de dent. Je ne vous parle pas des rhinos et des mastodons qui peuvent vous écrabouiller sans même vous avoir vu. Ni des dynothériums, des éléphants avec des défenses comme des socs de charrue. Ils adorent jouer avec les gens et danser sur leurs miettes. Cinq mètres de hauteur à l’épaule… Et si vous réussissez à échapper aux gros méchants, vous tombez sur le menu fretin. Les ruisseaux sont infestés de crocos et de pythons. Les bois sont remplis d’araignées avec des corps gros comme des pêches et des crocs de vipères. Et si aucun animal n’a votre peau, les Firvulag vous attendront au tournant. Pour jouer avec votre esprit jusqu’à ce que vous deveniez fou ou que vous creviez d’horreur.

» Oui, voyageurs, ce n’est pas un pays très agréable ! En tout cas, pas l’Eden dont ils ont dû vous parler en 2110. Mais aussi longtemps que vous resterez dans la caravane, vous n’aurez pas de souci à vous faire. Vous allez monter ces créatures que vous avez vues dans l’enclos. Ce sont des chalicothères, des parents lointains du cheval. On les appelle des chalikos. Ils sont intelligents et ils aiment les êtres humains. Avec leurs griffes, ils savent se défendre. Soyez gentils avec eux. Ils sont tout à la fois votre monture et votre garde du corps…

» Maintenant, au cas où vous auriez l’intention de vous écarter dans la forêt, laissez tomber. Ces torques que nous portons, nous autres soldats, nous permettent de contrôler les chalikos. C’est nous qui vous guiderons. Et nous avons aussi des amphicyons bien dressés comme escorte. Ces gros chiens-ours savent qu’ils peuvent croquer le premier d’entre vous qui s’écartera de la caravane. Alors, du calme, et nous ferons bon voyage.

» Bon ! Maintenant, je voudrais que vous rassembliez vos bagages. Vous pouvez mettre vos affaires dans les fontes ou les attacher derrière le pommeau de la selle. Je sais que deux d’entre vous ont des animaux familiers. Pour eux, nous avons prévu des paniers de bât. Pour la chèvre pleine, elle devra attendre encore une semaine la caravane de ravitaillement. La plus grande partie des armes et des outils interdits qui vous ont été confisqués à votre arrivée seront chargés sur les animaux de bât avec les bagages encombrants. Si vous le méritez, ils vous seront rendus éventuellement plus tard.

» Tout est bien clair ? Parfait. Je veux que vous soyez tous alignés ici, deux par deux, prêts à monter en selle, d’ici à une demi-heure. Quand la cloche sonnera, il vous restera cinq minutes, sinon gare à votre cul. Ce sera tout !

Il pivota sur ses talons et s’éloigna avec son escouade sans même se donner la peine de refermer la porte de l’enceinte.

En murmurant, les prisonniers regagnèrent le dortoir pour rassembler leurs affaires. Claude se dit que ce voyage de nuit ne visait qu’à les démoraliser et à étouffer tout projet de fuite, autant que la description spectaculaire de la faune du Pliocène. Des araignées grosses comme des pêches… Pourquoi pas le Rat Géant de Sumatra ? D’un autre côté, les amphicyons représentaient une menace bien réelle. Il se demanda quelle vitesse ils pouvaient atteindre avec leurs pattes de digitigrades primitifs. Quant à ces affreux Firvulag… Que diable étaient-ils donc ?

Un autre groupe de prisonniers encadré de gardes venait de passer la poterne. Des palefreniers choisirent six montures déjà sellées et les ramenèrent vers la plate-forme de monte. Claude aperçut alors une mince silhouette en lamé or que l’on aidait à grimper en selle. Et, immédiatement derrière, une autre, tout aussi familière, en combinaison écarlate. Et plus loin une troisième —

— Aiken ! lança le vieil homme. Elizabeth ! C’est moi, Claude !

La silhouette écarlate se tourna vers le chef des gardes et l’apostropha. Le ton devint très vif, jusqu’au moment où Elizabeth, ayant eu apparemment gain de cause, quitta le groupe et traversa rapidement la cour, accompagnée par un haussement d’épaules résigné du garde. Elle ouvrit la porte de l’enclos et se jeta dans les bras de Claude.

— Embrassez-moi ! souffla-t-elle d’une voix haletante. Vous êtes censé être mon amant.

Il la pressa contre lui sous le regard intéressé du garde qui l’avait suivie.

— Ils nous emmènent à la capitale, Muriah, dit Elizabeth. Mes pouvoirs métas sont revenus, Claude ! Je vais faire tout mon possible pour m’enfuir. Si j’y parviens, j’essaierai de vous aider.

— Ça suffit, maintenant, Ma Dame, dit le soldat. Je n’ai pas à tenir compte de ce que le Seigneur Creyn a pu vous dire. Il faut vous apprêter à partir.

— Au revoir, Claude.

Elle lui donna un vrai baiser avant que le garde ne l’entraîne vers une monture. Lorsqu’elle fut en selle, un soldat attacha les fines chaînes de bronze à ses chevilles.

Claude leva la main.

— Au revoir, Elizabeth.

Une silhouette majestueuse apparut alors au fond de l’enclos, chevauchant un chaliko d’un blanc immaculé, sellé et bridé de rouge et d’argent. Le captal salua et se mit à son tour en selle, imité par deux soldats.

— En avant ! Ouvrez la herse !

Lentement, les dix cavaliers s’engagèrent sous l’arcade de la barbacane. Dans le lointain, les chiens-ours poussèrent des grognements d’excitation. Le dernier prisonnier de la colonne se retourna et agita la main à l’adresse de Claude avant de disparaître dans l’ombre.

Au revoir, Bryan, pensa le vieil homme. Au revoir. J’espère que tu retrouveras ta Mercy. Où qu’elle soit. Un jour.

Il retourna au dortoir pour s’occuper de Richard. Il se sentait vieux, très las, et pas du tout content de lui.

7.

Dès qu’ils eurent quitté le Château de la Porte, ils chevauchèrent deux par deux. Creyn et son captal allaient en tête, tandis que les soldats suivaient les prisonniers. Le soleil venait à peine de se coucher. Dans le soir, ils se dirigeaient vers l’est, suivant la pente du plateau qui descendait vers le confluent du Rhône et de la Saône.

Elizabeth se tenait bien en selle, les yeux clos, les mains serrées sur le pommeau, laissant les rênes lâches. Par bonheur, le chaliko n’avait pas besoin d’être guidé, car sa cavalière, pour l’heure, ne se consacrait qu’à l’écoute…

Elle écoutait… mais elle n’entendait pas le bruit sourd des griffes des montures dans la terre tendre, les criquets qui stridulaient dans l’ombre et les coassements des grenouilles dans les marais envahis de brume.

N’écoute pas les oiseaux à l’approche de la nuit, les appels des hyænidés qui commencent leur chasse, les murmures de tes compagnons de captivité. Ferme tes oreilles et ne garde que ton esprit ouvert, sers-toi de tes facultés retrouvées, sonde, entends…

Plus loin, encore plus loin. Cherche d’autres esprits pareils au tien, d’autres émetteurs, d’autres vrais humains, oh ! plaise à Dieu ! (Honte sur toi, arrogante convalescente ! Mais qu’il te soit pardonné, pour une fois et une seule…)

Ecoute, écoute ! Les ultra-sens de celle qui vient de renaître ne sont pas tous encore totalement éveillés et opérants, mais, pourtant, elle entend des choses. Tout près, dans la troupe : la conscience exotique de Creyn. Il parle avec son captal, Zdenko, à l’esprit obscur. Tous deux sont protégés par un écran généré par leur torque. On peut le franchir aisément mais… prudence, car ils pourraient sentir la pénétration de ton esprit… Voici Aiken, et tous les autres prisonniers à torque d’argent, l’homme appelé Raimo, et la femme, Sukey, et leurs balbutiements psychiques aussi douloureux que les crissements du violoniste débutant. Passe au large des gardes et du pauvre Stein inconscient et de Bryan, avec son cerveau qui n’est plus enchaîné que par les liens qu’il s’est lui-même forgés. Laisse les tous, va plus loin, très loin.

Ecoute, dans le château, cette autre voix exotique qui, oui, qui chante. Et des notes de gris et d’argent répondent plus faiblement à ce chant doré. Ecoute plus loin, aux abords du grand fleuve : un murmure étranger et complexe. Exultation, impatience, joie sombre anticipée, cruauté. (Abandonne. C’est atroce. Reviens plus tard.) Ecoute plus loin. A l’est, au nord, au nord-ouest, au sud. D’autres concentrations, des amas dorés amorphes qui signalent la présence d’autres esprits exotiques artificiellement amplifiés. Les pensées sont trop nombreuses et floues pour ton esprit encore convalescent, et pourtant si douloureusement semblables aux réseaux métapsychiques de ton Milieu à jamais perdu.

Ecoute les anomalies ! Les bégaiements doux, les assauts puérils. D’autres esprits inhumains… cette fois, non amplifiés par les torques. D’authentiques opérants ? Qui ? Où ? Pas de données précises, mais ils sont nombreux. Ecoute les filigranes ténus de frayeur, de douleur, de résignation… Dieu sait d’où ils te proviennent. Retire-toi. Dépasse-les, écoute plus loin. Ecoute.

Oui ! Un contact léger, au nord. Il disparaît avec un spasme d’appréhension au premier toucher. Un Tanu ? Un émetteur humain amplifié ? Tu appelles mais tu ne reçois pas de réponse. Tu essaies encore. Tu projette l’amitié et le besoin, mais toujours sans réponse… Peut-être était-ce le fait de ton imagination.

Loin, plus loin. Essaie d’écouter tout l’Exil. Certains d’entre vous sont-ils là, sœurs et frères de mon esprit ? Quelqu’un peut-il émettre sur le mode humain que les exotiques ne peuvent pas connaître ? Répondez. Répondez à Elizabeth Orme, émettrice-rédactrice-chercheuse. Répondez à son espoir, sa prière ! Répondez…

Auréole de la planète. Emanations venues de formes de vie inférieures. Chuchotements mentaux de l’humanité ordinaire. Les Tanu qui jacassent avec leurs laquais sous le torque. Murmure ambigu venu de l’autre côté du monde, évanescent comme le souvenir d’un rêve. Réel ou reflété ? Projection ou écho ? Imagination ou message ? Cherche. Retrouve. Perdu. Tu flottes, désespérément, et tu sais qu’il n’a pas existé. La Terre est muette.

Va au-delà du halo du monde. Voici le grondement-diapason du soleil caché, les arpèges plus faibles des étoiles, les tintements des planètes, de la vie. Aucune trace d’humanité méta-psychique ? Appelle les Lylmik, les anciens et fragiles artisans des prodiges de l’esprit… mais ici, en ce temps, ils n’existent pas encore. Appelle les Krondaku, frères-psychiques malgré leur forme effrayante… mais eux aussi ne sont encore que des embryons, sur leur monde, tout comme les Gi, les Poltroyens, et les rudes Simbiari. Tout l’univers vivant est encore dispersé, l’esprit encore enchaîné à la matière. Le Milieu vit son enfance et le Masque de Diamant n’est pas encore né. Nul n’appelle. Personne à qui répondre.

Elizabeth se retira.

Ses yeux contemplaient ses mains, l’anneau de diamant qui symbolisait son pouvoir et qui brillait doucement, d’un éclat moqueur, lui semblait-il. De banales images mentales venaient la lécher, l’éclabousser. L’émission sub-vocale du soldat Billy, qui ruminait les charmes vieillissants mais offerts d’une certaine tenancière de taverne dans une cité appelée Roniah. L’autre garde, Seung Kyu, qui pensait aux sommes qu’il allait parier dans quelque tournoi dont l’issue, depuis un certain temps, pouvait être modifiée par la participation de Stein. Le captal émettait des ondes de douleur. Le furoncle, sous son aisselle, était enflammé par la friction de la cuirasse de bronze. Stein dormait apparemment toujours, sous l’influence du torque gris qu’il portait au cou. Aiken et la femme nommée Sukey projetaient un écran mental rudimentaire mais efficace pour abriter leurs manigances. Creyn était en grande conversation verbale avec l’anthropologue, discutant de l’évolution de la société Tanu depuis l’ouverture de la Porte du Temps.

A son tour, Elizabeth tissa un écran psychique aussi impénétrable que le diamant de son futur saint patron et derrière lequel elle put pleurer, laisser déferler l’amertume, la rage et le chagrin. Elle n’avait fui la solitude et le deuil que pour les retrouver sous une autre forme, et plus âpres. Elle se laissait dériver, enveloppée dans le feu de sa douleur. Son visage était aussi serein que celui d’une statue et son esprit aussi inaccessible que les étoiles du Pliocène qui la baignaient de leur clarté.


— …Le Vaisseau n’avait aucun moyen de savoir que ce soleil entrerait bientôt dans une période prolongée d’instabilité sous l’effet de l’explosion d’une supernova voisine. Cent ans après notre arrivée, un enfant seulement sur trente fécondations arrivait à terme. Et la moitié seulement étaient normaux. Nous vivons longtemps, d’après les critères humains, mais nous étions menacés d’extinction si nous ne pouvions rien contre ce désastre.

— Vous auriez pu repartir, tout simplement…

— Notre Vaisseau était un organisme vivant. Il est mort héroïquement en nous amenant sur Terre. Le saut intergalactique que cela avait représenté était sans précédent dans l’histoire de notre race… Non, nous ne pouvions plus repartir. Il nous fallait trouver une solution. Le Vaisseau et son Epouse avaient choisi la Terre à cause de la compatibilité de plasma qui existait entre nous et la forme de vie la plus évoluée de ce monde, le ramapithèque. Ce qui nous permit de les dominer grâce à nos torques…

— De les réduire en esclavage, voulez-vous dire.

— Pourquoi user d’un terme aussi péjoratif, Bryan ? Vos contemporains parlent-ils d’esclavage à propos des baleines ou des chimpanzés ? Les ramas sont à peine plus intelligents. Vous auriez préféré que nous demeurions à l’Age de la Pierre ? Nous sommes venus ici volontairement, afin de poursuivre une vie qui n’était plus admise entre les mondes de notre galaxie. Mais nous ne voulions pas vivre dans des cavernes et nous nourrir de racines et de baies.

— Retirons ce mot. Ainsi, les ramas sont devenus vos serviteurs et ont joyeusement partagé votre existence jusqu’à l’apparition de taches sur le soleil. Vos ingénieurs généticiens leur ont alors trouvé un nouvel usage, je présume.

— Ne placez pas notre technologie au niveau de la vôtre, Bryan. A ce stade de notre vie raciale, nous restons de piètres ingénieurs, que ce soit en génétique ou autres disciplines. Tout ce que nous avons su faire, c’est utiliser les femelles ramas pour porter les ovules fécondés. Notre taux de reproduction s’en est trouvé très légèrement augmenté. Mais ce n’était au mieux qu’un expédient. Vous comprenez donc à quel point l’arrivée des premiers voyageurs humains, génétiquement compatibles et virtuellement immunisés contre les effets des radiations, nous a semblé providentielle.

— Oui, tout à fait… Mais vous devez reconnaître cependant que cela n’est à l’avantage que d’un seul parti.

— En êtes-vous certain, Bryan ? N’oubliez pas que ce sont pour la plupart des humains dévoyés, détraqués, qui prennent la décision de partir pour l’Exil. Nous autres Tanu nous avons beaucoup à leur offrir. S’ils possèdent des métafonctions latentes, ce qu’ils gagneront dépassera tous leurs rêves. Et nous ne demandons que si peu en retour.


Une piqûre dans son esprit.

Arrête.

Tictictictic.

Va-t’en, Aiken.

Une, deux piqûres.

Sors, Elizabeth. Viens. Aide-moi. J’ai tout fichu en l’air.

Arrête ça, Aiken. Va persécuter quelqu’un d’autre.

UN CHOC.

Bon Dieu, Elizabeth. Vite ! Elle va bousiller Stein.

STEIN.

Lentement, Elizabeth se tourna sur sa selle et regarda le cavalier voisin. A l’instant où elle discernait enfin une silhouette féminine en longs voiles noirs flottants, l’esprit d’Aiken gémit plus fort. Sukey. Un visage tendu, des joues rondes, un nez minuscule. Ses yeux indigo étaient trop rapprochés pour qu’elle fût vraiment belle. En cet instant, la panique les rendait vitreux.

Elizabeth plongea dans son esprit sans y être invitée et saisit en une brève seconde la situation. Aiken, puis Creyn, qui venait d’intervenir, restèrent à l’extérieur, impuissants. Sukey était aux prises avec l’esprit enragé de Stein. Son équilibre était menacé par la violence mentale de l’homme. Ce qui s’était passé était évident. Sukey était une rédactrice latente extrêmement puissante que son torque d’argent avait rendue pleinement opérante. Stimulée par Aiken, elle avait testé ses nouveaux dons en pénétrant en Stein, attirée sans doute par la vulnérabilité du géant endormi. Elle s’était glissée au-delà du faible niveau neural créé par le torque gris de Stein que Creyn avait réglé afin de calmer le fou furieux et de bloquer la souffrance résiduelle de ses blessures. Franchissant ce mince couvercle, Sukey avait découvert l’état pitoyable dans lequel se trouvait le subconscient de Stein – les anciennes ulcérations psychiques, les récentes déchirures de son moi. Tout cela se mêlait en un maelström de violence contenue.

Poussée par le tentateur, Sukey avait réagi avec sa compassion naturelle. Certaine de pouvoir venir en aide à Stein, elle avait entamé sur lui une désastreuse opération rédactive. La brute qui habitait le cerveau meurtri du Viking avait réagi et riposté, prenant sa maladresse pour une agression. Et, à présent, Stein et Sukey étaient engagés dans un effrayant conflit de psycho-énergies. S’il ne cessait pas rapidement, il en résulterait une rupture totale de la personnalité chez Stein et le plongeon dans l’imbécillité pour la femme.

Elizabeth lança une pensée ardente vers l’esprit de Creyn. Elle plongea, déploya comme de grandes ailes le champ rédactif de son esprit sur les deux cerveaux frénétiques. Elle chassa sans cérémonie l’esprit de la jeune femme, la remit aux soins de Creyn qui l’apaisa aisément, observant l’intervention avec un respect mêlé d’une autre émotion.

Elizabeth élabora des tampons, bloqua le tourbillon mental et étouffa peu à peu le puits de fureur et de rage. Elle ôta toute la structure d’altération psychique improvisée par Sukey, avec ses canaux de drainage trop dérisoires pour une réelle catharsis. Avec une force affectueuse, elle perça l’ego endommagé de Stein, scella les lèvres des blessures et rassembla les parties déchirées afin que le processus de guérison fût entamé. Les abcès psychiques les plus anciens gonflèrent et crevèrent sous sa pression, laissant échapper un peu de leurs poisons. L’humiliation et la réjection s’estompèrent. Le père-monstre diminua pour reprendre une dimension pathétique et humaine. La mère-amante perdit un peu de sa vêture de rêve. Stein éveillé se vit dans le miroir guérisseur d’Elizabeth. Il cria. Il reposait.

Elizabeth émergea.

La colonne s’était arrêtée. Des cavaliers s’étaient rassemblés autour d’Elizabeth et de sa monture. Elle eut un frisson dans l’air humide du soir. Creyn ôta alors sa propre cape écarlate et blanche et la drapa sur ses épaules.

— Elizabeth, c’était magnifique. Nul d’entre nous, pas même Seigneur Dionket, le plus grand d’entre nous, n’aurait pu faire mieux. Ils sont sauvés. L’un et l’autre.

— Mais ce n’est pas encore terminé, dit-elle avec effort. Je n’en ai pas fini en ce qui le concerne. Il résiste. Il est tellement fort. J’ai… j’ai mis tout ce que je pouvais.

Creyn toucha le cercle d’or qui enserrait son cou.

— Je ne peux pas augmenter l’enveloppe neurale de son torque gris. Cette nuit, quand nous serons à Roniah, nous serons à même d’en faire plus. Il sera rétabli dans quelques jours.

A aucun moment, durant l’affrontement métapsychique, Stein n’avait fait le moindre mouvement. Il poussa un énorme soupir. Les deux soldats descendirent de selle et vinrent placer derrière lui un dossier de soutien.

— A présent, il ne craindra plus de tomber, dit Creyn. Nous l’installerons plus confortablement. Mais nous ferions bien de reprendre la route.

— Est-ce que quelqu’un aurait la bonté de me dire ce qui se passe ? demanda Bryan.

Il ne portait pas de torque et l’événement lui avait en grande partie échappé.

Un personnage trapu, aux cheveux filasse, avec des traits vaguement orientaux, désigna Aiken Drum.

— Demandez-le-lui. Il a tout commencé.

Avec un sourire, Aiken pianota sur son torque d’argent. Des papillons blancs surgirent soudain de l’ombre et se mirent à tourbillonner follement autour de la tête de Sukey.

— Une bonne intention qui a mal tourné, c’est tout ! dit Aiken.

— Ça suffit ! lança Creyn.

Les papillons disparurent. Le grand Tanu reprit avec un ton de menace voilée :

— Sukey n’était que l’agent. Il est évident que c’est vous l’instigateur. Cela vous amusait de mettre votre ami et cette femme inexpérimentée en situation de danger mortel.

Sur le visage de lutin d’Aiken, il n’y avait pas le moindre signe de remords.

— Mais elle me semblait suffisamment forte. Et personne ne l’a obligée à s’occuper de lui.

— Je voulais seulement lui venir en aide, intervint Sukey avec un accent de dignité offensée. Il était dans un état désespéré ! Il avait besoin de moi ! Aucun d’entre vous ne se souciait de lui !

Creyn dit d’un ton coupant :

— Ce n’était ni le lieu ni l’heure d’entreprendre une opération rédactive aussi difficile. Stein aurait été soigné le moment venu.

— Si je comprends bien, dit Bryan, elle a voulu intervenir sur son esprit ?

— Elle a tenté de le guérir, dit Elizabeth. Je suppose qu’Aiken l’avait incitée à essayer ses nouveaux pouvoirs métas, tout comme il avait essayé les siens. Mais elle ne les contrôlait pas.

— Cessez de parler de moi comme si j’étais une enfant demeurée ! s’écria Sukey. D’accord, c’était trop fort pour moi. Je n’aurais pas dû. Mais c’était dans une bonne intention !

L’homme aux cheveux filasse eut un rire rauque. Une chemise de flanelle à carreaux dissimulait à demi son torque d’argent. Il portait un pantalon de coutil épais et des bottes de bûcheron à crampons.

— Une bonne intention ! Ce sera sûrement l’épitaphe de l’humanité un jour prochain ! Même cette bonne madame Guderian avait une bonne intention quand elle a laissé tous ces gens passer dans ce monde infernal !

— Raimo, dit Creyn, l’enfer n’existera que parce que vous l’aurez fait. A présent, nous devons repartir. Elizabeth, si vous vous en sentez capable, voudriez-vous aider Sukey à comprendre un peu ses nouveaux pouvoirs ? Ou du moins à accepter certaines limitations jusqu’à nouvel ordre.

— Je suppose que c’est nécessaire.

Aiken se rapprocha de Sukey qui courbait la tête, l’air sombre, et lui tapota fraternellement l’épaule.

— Ça va aller, ma belle. Notre ex-maîtresse en domination mentale va te donner un petit cours rapide, et tu pourras même essayer avec moi ! Je te jure que je ne t’avalerai pas toute vivante. On risque même de s’amuser pas mal si tu commences à détortiller les nœuds de mon méchant petit esprit mauvais !

Aiken laissa échapper un cri sous le brusque pincement psychique d’Elizabeth.

— Ça suffit comme ça, mon petit ! Va donc t’entraîner sur les chauve-souris ou les hérissons.

— Je te laisse les chauve-souris, dit Aiken avec un regard noir. Puis il lança sa monture en avant et la troupe se remit en branle.

Elizabeth s’ouvrit à Sukey, pour essayer de calmer sa peur et d’apaiser son amertume.

J’aimerais t’aider, petite sœur d’esprit. Calme-toi. Veux-tu ?

(Le chagrin tenace qui s’effrite lentement.) Oh, pourquoi pas. J’ai vraiment tout saccagé.

C’est fini, à présent. Calme. Laisse-moi te connaître…

Sue-Gwen Davies. Vingt-sept ans. Née et élevée sur la dernière des colonies orbitales du Vieux Monde. Ex-jeune officier, toute vibrante d’une solide empathie et d’instinct maternel à l’égard des jeunes et infortunés compagnons. Les adolescents du satellite étaient entrés en insurrection contre l’existence artificielle choisie pour eux par les idéalistes technocrates qu’avaient été leurs grands-parents, et le Milieu, tardivement, avait voté le démantèlement de la colonie. Sukey Davies s’en était réjouie, même si son poste devenait du même coup inutile. Elle n’entretenait aucune loyauté envers le satellite et ne voyait pas le moindre intérêt philosophique dans une expérience qui avait été périmée au lendemain de la Grande Intervention. Toutes ses heures de travail, elle les avait passées à essayer de comprendre des enfants qui résistaient obstinément au conditionnement nécessaire pour survivre dans cette ruche orbitale.

Après l’évacuation de la colonie, Sukey descendit sur Terre. Ce monde qu’elle avait contemplé de là-haut pendant tant d’années. Là, elle trouverait le paradis, la paix. Elle en était certaine ! La Terre était le Jardin d’Eden. Mais elle ne trouva pas la moindre trace de la terre promise sur ce monde poli, organisé, aux continents fourmillants et fiévreux.

La terre promise devait être à l’intérieur.

Elizabeth fut déconcertée. L’esprit de Sukey était d’une intelligence modérée, volontaire, bienveillant, avec un potentiel rédactif latent et une faculté d’émission mineure. Mais Sukey Davies était convaincue que la Terre était creuse ! Elle avait pioché dans de vieilles microfiches introduites en contrebande dans la colonie par des excentriques et des mystiques et découvert ainsi les concepts de Bender, de Giannini, de Palmer, de Bernard et Souza. Elle avait été fascinée par l’idée de cette Terre creuse éclairée par un petit soleil central, ce pays paisible et calme peuplé de nains affables pleins de sagesse et de lumières. Les contes les plus anciens ne parlaient-ils pas d’Asar, d’Avalon, des Champs Elysées, de Ramantsu, de l’Ultima Thule ? Même l’Agharta des Bouddhistes, disait-on, devait être reliée par des tunnels aux lamaseries du Tibet. Toutes ces rêveries ne semblaient en rien outrées aux yeux de Sukey car elle avait vécu jusque-là à l’intérieur d’un cylindre long de vingt kilomètres à peine, qui tournoyait perpétuellement dans l’espace. Il semblait tout à fait logique que la Terre, elle aussi, fût creuse.

Sur le Vieux Monde, les gens répondirent par des sourires quand elle leur expliqua l’objet de sa quête. Il s’en trouva quelques-uns pour l’accompagner un temps et l’aider à dépenser ses dernières indemnités.

Au terme de nombreuses explorations personnelles, elle conclut qu’il n’existait pas d’ouvertures aux pôles permettant d’accéder au cœur du monde, même protégées par des mirages, contrairement à ce qu’avaient annoncé certains auteurs du passé. Il lui était également impossible de gagner le royaume intérieur par les cavernes de Xizang. Finalement, elle s’était rendue au Brésil. Un auteur prétendait qu’il existait, dans la lointaine Serra du Roncador, l’entrée d’un tunnel qui conduisait à Agharta. Un vieil indien Murcego, devinant qu’il pouvait y avoir une petite prime à la clé, lui raconta que le tunnel, certes, avait bel et bien existé, mais que, malheureusement, il avait été obturé totalement par un séisme « bien des siècles dans le passé ».

Sukey avait ruminé tristement cette information durant trois semaines avant de conclure que, pour retrouver l’entrée du tunnel, il lui fallait d’abord remonter dans le passé.

Et ainsi avait-elle fait son entrée dans le Pliocène, vêtue de jupons gallois comme ses ancêtres.

Creyn dit que son peuple a fait de ce pays un paradis !

Oh, Sukey !

Oui ! Oui ! Et moi, guérisseuse, toute-puissante guérisseuse, j’y crois ! Il l’a promis, promis !

Du calme. Tu peux devenir une grande méta-traitante. Mais pas instantanément. Il y a beaucoup à apprendre chère. Ecoute-suis-agis.

Je le veux/j’en ai besoin. Pauvre Stein ! Et tous ces autres que je pourrais aider. Tu les sens toi aussi tout autour de nous ?

Elizabeth se retira soudain de l’esprit fébrile et immature de Sukey et chercha. Oui, il y avait eu quelque chose. Une chose totalement étrangère à son expérience qui n’avait fait que scintiller brièvement aux limites de son champ de perception, au début de cette soirée. Qu’était-ce ? L’énigme refusait de se résoudre en une image mentale identifiable. Pas encore. Elle mit le problème de côté et revint à Sukey. Elle devait commencer son instruction. Ce serait une tâche difficile qui l’occuperait pour un certain temps. Dieu merci.

8.

La troupe chevaucha pendant trois heures dans la nuit fraîche et noire en direction de la vallée du Rhône. Ils quittèrent le plateau pour s’engager sur une piste qui descendait en pente raide à travers une forêt si dense que les étoiles disparurent bientôt. Les deux soldats allumèrent de grands flambeaux et se placèrent en tête et en queue de la colonne. En silence, ils continuèrent de progresser vers l’est, mais des ombres sinistres semblaient maintenant les suivre entre les fûts tourmentés des arbres géants.

Aiken se pencha vers Raimo, qui chevauchait à côté de lui.

— Effrayant, non ? Je m’imagine tous ces vieux chênes-liège et ces énormes châtaigniers en train d’essayer de m’agripper avec leurs branches…

— Tu dis des idioties, fit l’autre. Il y a vingt ans que je travaille en forêt, dans la Réserve Mégapode. Je n’ai jamais eu peur des arbres.

Aiken ne se laissa pas démonter pour autant.

— Ah, c’est donc pour ça que tu as cet équipement de bûcheron… Mais alors, si tu connais les arbres, tu dois aussi savoir que les botanistes prétendent qu’ils sont doués d’une sorte de conscience primitive. Est-ce que tu ne penses pas que plus la plante est vieille, plus elle doit être accordée au Milieu ? Regarde ces arbres, là… Ne me dis pas qu’on trouvait des feuillus comme ça, avec des troncs de huit mètres de diamètre, sur la Terre que nous avons quittée ! Bon Dieu, ces petits machins doivent être des milliers d’années plus vieux que n’importe quel arbre de la Vieille Terre, Essaie de leur parler ! Sers-toi de ton torque d’argent. On ne te l’a pas donné pour te réchauffer la pomme d’Adam ! Eh, les vieux arbres ! Les anciens, les méchants… Tu ne sens donc pas toutes ces mauvaises vibrations qui viennent de la forêt ? Ils doivent nous en vouloir de pénétrer ici. Us doivent même deviner que, dans des millions d’années, ce seront des humains qui les détruiront. Peut-être qu’ils nous haïssent !

— Je vais te dire ce que je pense, dit Raimo avec une froide hostilité. Tu essaies de me ridiculiser, comme tu as fait pour Sukey. Mais tu ferais aussi bien de ne pas insister.

Aiken se sentit brusquement soulevé de sa selle. Les chaînes qui maintenaient ses chevilles se tendirent et il fut soudain comme un supplicié au pilori. Il se retrouvait dangereusement près des plus basses branches.

— Eh ! C’était seulement pour plaisanter ! Ça me fait mal !

En ricanant, Raimo augmenta un peu plus la tension.

Serre. Cogne contre l’étreinte glaciale de ce maudit Finno-Canadien. Qu’il te lâche, te lâche !

Aiken retomba en selle avec une violence qui fit broncher le chaliko. Creyn se retourna et dit :

— Raimo Hakkinen, vous avez un penchant pour la cruauté. Il conviendra de le corriger.

— Je me demande si tous les Tanu penseraient comme vous, dit l’ancien bûcheron d’un ton insolent. En tout cas, vous feriez mieux de calmer ce petit merdeux. Des arbres-fantômes… Non, mais…

— De nombreuses sociétés anciennes considéraient que les arbres avaient des pouvoirs particuliers, insista Aiken. N’est-ce pas, Bryan ?

— Eh, oui, certes, dit l’anthropologue, amusé. Dans l’ancien monde du futur, si je puis dire, les cultes arboriphiles étaient quasi universels. Tout l’alphabet divinatoire des Druides était fondé sur les arbres et des buissons. Il semble que c’était la survivance d’une religion plus ancienne, plus vaste, organisée autour du culte de l’arbre dans la plus haute antiquité. Les Scandinaves adoraient un gigantesque frêne appelé Yggdrasil. Les Grecs offraient des cendres au dieu de la mer, Poséidon. Pour les Romains, les bouleaux étaient sacrés. Le rowan était chez les Grecs et les Celtes le symbole du triomphe sur la mort. L’aubépine était associée aux orgies et au mois de mai, de même que le pommier. Quant aux chênes, ils furent l’objet de cultes dans toute l’Europe pré-civilisée. Pour quelque raison, ils sont particulièrement vulnérables à la foudre et les anciens les avaient assimilés au dieu du tonnerre. Les Grecs, les Romains, les Gaulois, les Bretons, les Teutons, les Lithuaniens, les Slaves : tous considéraient le chêne comme un arbre sacré. Dans le folklore de presque tous les pays d’Europe on trouve des êtres surnaturels qui vivent dans certains arbres ou hantent les profondeurs des forêts. Les Macédoniens avaient les dryades, les Styriens des vilyas, les Germains des Seligen Fraülein et les Français leurs Dames Vertes. Tous, des esprits sylvestres. Les Scandinaves eux aussi croyaient à l’existence de certains habitants des forêts, mais j’ai oublié le nom qu’ils leur donnaient —

— Skogsnufvar, dit Raimo, inopinément. C’est mon grand-père qui me l’a appris. Il était des Iles Asland, où l’on parle le suédois. On y raconte aussi toutes sortes de contes de fées à dormir debout.

— Ah, l’orgueil ethnique ! clama Aiken.

Ce qui déclencha bien évidemment une nouvelle rixe psychique, le bûcheron frappant le premier avec son pouvoir kinétique augmenté et Aiken ripostant avec toute sa force coercitive, essayant de forcer Raimo à se plonger un doigt dans la gorge.

— Par toute l’Omnipotence de Tana, ça suffit ! lança Creyn.

En grommelant, les doigts rivés à leur torque, les deux adversaires se séparèrent et s’isolèrent dans un silence rancunier, comme deux enfants réprimandés.

Raimo prit une grande flasque d’argent dans son sac et but au goulot. Aiken retroussa les lèvres en le regardant.

— Demerara de la Compagnie de la Baie d’Hudson, annonça le forestier. Cinquante et un degrés tout juste. C’est pour les hommes seulement. Ça vous bouffe le cœur.

— Parlez-nous de ces Skogsnufvar, Bryan, demanda la voix douce d’Elizabeth. Quel drôle de nom. Etaient-ils beaux ?

— Oh, oui… Ils avaient des corps harmonieux, de longs cheveux blonds… et une queue ! L’archétype standard de l’anima-femelle menaçant, qui attire les hommes au fond des bois pour leur faire l’amour. Et ensuite, ces pauvres malheureux sont au pouvoir de ces elfes-filles. Celui qui essaie de leur échapper tombe malade et meurt, ou bien il devient fou. On parle de victimes des Skogsnufvar en Suède jusqu’au XXe siècle !

— Dans le folklore gallois, on trouve aussi des créatures de ce genre, dit Sukey. Mais elles vivent dans les lacs, et pas dans les forêts. On les appelle des Gwragedd Annwn et elles dansent sur l’eau dans la brume, au clair de lune, et elles attirent les voyageurs dans leurs palais, au fond du lac.

— Un thème folklorique très courant, commenta Bryan. Le symbole est évident. En tout cas, on ne peut qu’avoir de la peine pour les elfes mâles. On dirait qu’ils n’ont pas eu droit à leur part de rigolade !

La plupart des humains s’esclaffèrent, y compris les gardes.

— Est-ce qu’il existe des légendes similaires chez votre peuple, Creyn ? demanda l’anthropologue. Ou bien votre culture n’a-t-elle engendré aucun conte de fées ?

— Nous n’en avions pas besoin, répliqua le Tanu sur un ton de rebuffade.

Une idée bizarre s’imposa à Elizabeth. Elle tenta de tromper les défenses de Creyn avec une micro-sonde.

Ah, Elizabeth, surtout pas ! Assez de ces petits jeux mesquins pour savoir qui est le meilleur.

(Innocence incrédule sarcastique méprisante.)

Absurde. Je suis civilisé fatigué mais plein de bonne volonté envers vous et les vôtres et même vulnérable à l’extrême limite. Mais pas tous ceux de ma race. Attention Elizabeth. Ne refusez pas à la légère les Tanu. Souvenez-vous de l’histoire du puffin.

Le puffin ?

C’est une histoire d’enfant. Elle nous vient d’un éducateur humain qui a vécu avec nous et qui est mort depuis longtemps.

Un oiseau solitaire unique de son espèce mangeait des poissons et pleurait sur sa solitude. Les poissons lui offrirent leur amitié s’il cessait de les dévorer. Il accepta le marché et changea son manger. Car pour le puffin, les poissons étaient les seuls compagnons.

Comme les Tanu le sont pour moi ?

Affirmatif, Elizapuffin.

Elle éclata de rire et Bryan et les autres la regardèrent, surpris.

— On dirait que quelqu’un chuchotait derrière nos esprits, remarqua Aiken. Tu veux nous faire partager cette bonne plaisanterie, ma douce ?

— C’était sur moi qu’on plaisantait, Aiken, dit sèchement Elizabeth. (Elle se tourna vers Creyn.) Faisons une trêve. Pour l’instant.

L’exotique inclina la tête.

— Alors permettez-moi de changer de sujet. Nous approchons du fond de la vallée. Nous nous reposerons cette nuit dans la cité de Roniah. Demain, nous poursuivrons notre voyage mais de façon plus agréable, en bateau. Nous devrions arriver dans notre capitale, Muriah, dans moins de cinq jours, si les vents sont favorables.

— Des bateaux à voile sur un fleuve aussi impétueux que le Rhône ? demanda Bryan, stupéfait. A moins qu’il ne soit plus calme ici, au Pliocène.

— Vous en jugerez par vous-même, de toute façon. Cependant nos bateaux sont très différents de ceux que vous avez pu connaître. Les Tanu n’apprécient guère la navigation. Mais avec l’arrivée des humains, nous avons commencé à dessiner et à construire des embarcations sûres, pour le transport de passagers mais aussi pour acheminer les denrées essentielles depuis le nord, plus particulièrement de Finiah et de Goriah, dans la région que vous appelez la Bretagne, vers les territoires du sud dont le climat nous convient mieux.

— J’ai apporté un bateau à voile, dit Bryan. Est-ce que l’on m’autorisera à m’en servir ? J’aimerais visiter Finiah et Goriah.

— Comme vous le constaterez, remonter le courant n’est pas toujours possible. C’est pour cela que nos transports dépendent des caravanes, des chalikos et d’autres bêtes de somme plus grosses encore que nous appelons les hellades et qui ressemble à des girafes à col court. Mais il est certain qu’au cours de vos recherches, vous visiterez plusieurs de nos cités.

— Sans torque ? lança Raimo. Et vous lui feriez confiance ?

Creyn se mit à rire.

— Nous avons quelque chose qu’il désire.

Bryan tiqua mais il ne mordit pourtant pas à l’hameçon. Il se contenta de remarquer :

— Ces denrées qui vous sont essentielles… Je suppose qu’elles sont surtout alimentaires, n’est-ce pas ?

— Seulement en partie. Parce que, voyez-vous, le Pays Multicolore déborde littéralement de viande et de boissons.

— Alors, des minerais. L’or et l’argent. Le cuivre, l’étain… Et le fer.

— Non, pas le fer. Dans notre économie technologique plutôt simple, il nous est inutile. Les mondes Tanu ont toujours dépendu traditionnellement de certaines formes de verre incassable là où l’humanité faisait appel au fer. Et il est intéressant de noter que, ces dernières années, vous avez également eu recours à ces matériaux polyvalents.

— Ah, oui, le vitradur. Il me semble pourtant que vos soldats ont préféré le bronze pour leurs armures et leurs armes de combat.

Creyn eut un rire étouffé.

— Il nous a paru plus sage, au début de la Porte du Temps, de donner de telles restrictions à nos guerriers humains. Mais, lorsque cette période fut passée, les humains continuèrent à préférer le métal. Nous avons donc permis le développement d’une technologie du bronze pour autant qu’elle n’interfère pas avec nos besoins propres. Car nous sommes une race tolérante. Nous nous suffisions à nous-mêmes avant l’arrivée des premiers représentants de la race humaine et nous ne dépendons en aucune façon des humains pour les besognes d’esclavage…

Elizabeth émit une pensée intense : SI L’ON EXCEPTE LA REPRODUCTION.

— …étant donné que les travaux les plus pénibles, ceux de la mine, de l’agriculture ou de la maintenance, sont assurés par les ramas, hormis quelques lointains établissements isolés.

— Mais ces ramas, l’interrompit Aiken, comment se fait-il qu’aucun d’eux, là-bas au Château, n’accomplissent les basses besognes ?

— Psychiquement, ils sont plutôt fragiles, et ils ont besoin d’un minimum de tranquillité dans leur environnement pour travailler sans être trop surveillés. Au Château de la Porte, ils souffrent inévitablement d’une tension…

Raimo émit un grognement de dérision.

— Et comment contrôlez-vous ces créatures ? demanda Bryan.

Elles portent une version simplifiée du torque gris. Mais ne soyez pas trop impatient d’éclaircir toutes ces questions. Je vous en prie : attendez que nous soyons arrivés à Muriah.

Ils quittèrent la forêt touffue pour pénétrer dans une zone où les arbres étaient clairsemés, entre des blocs de rocher géants. A leur sommet, à la limite du ciel à nouveau étoilé, courait une bande de lumière colorée.

— C’est la cité ? demanda Sukey.

— Impossible, dit Raimo d’un ton dédaigneux. Cette chose bouge !

Ils mirent leurs chalikos à l’attache et regardèrent la bande lumineuse se transformer en un écheveau fluorescent qui se tordait à une vitesse folle entre les silhouettes des arbres. Il y avait de l’or, beaucoup d’or, mais aussi des taches de bleu incandescent, de vert, de rouge, et des étincelles mauves et furieuses.

— Ah ! fit Creyn. La Chasse. S’ils viennent par ici, vous aurez droit à un beau spectacle.

— Magnifique ! fit Sukey. On dirait un gigantesque ver-luisant, de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel !

— Les Tanu s’amusent ou quoi ? fit Bryan.

— Oh… (Il y avait tout le désappointement du monde dans le ton de Sukey.) Ils sont passés de l’autre côté des collines. Ils sont partis… Qu’est-ce donc que la chasse, Seigneur Creyn ?

Le visage de l’exotique était figé sous la clarté des étoiles.

— L’une des plus grandes traditions de notre peuple. Mais vous pourrez la voir, très souvent. Et vous découvrirez par vous-mêmes ce qu’elle est réellement.

— Si nous sommes assez malins pour ça, dit Aiken avec insolence, nous pourrons peut-être y participer, non ?

— Possible. Quoique cela ne soit guère du goût de tous les humains… ni de tous les Tanu, du reste. Mais… oui, je pense que la Chasse pourrait exercer un certain attrait sur votre tempérament sportif, Aiken Drum.

Et, durant un instant, Elizabeth perçut clairement l’émotion qui perçait dans le ton du guérisseur exotique : le dégoût, mêlé du sens du désespoir qu’apportait l’âge.

9.

Richard voyait des flammes.

Elles venaient vers lui, ou bien il allait vers elles. Elles étaient d’un orange vif et dégageaient de la fumée et une odeur de résine, elles dansaient toujours plus haut dans l’obscurité. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent.

Il vit alors que c’étaient des buissons entassés jusqu’à la hauteur d’une petite hutte qui brûlaient, en craquant et en sifflant mais sans produire d’étincelles. Parfois, le feu semblait s’approcher tout près de lui, le dépasser et disparaître derrière un bouquet d’arbres noirs qu’il n’avait pas discernés jusque-là et qui semblaient s’être approchés en rampant pour se dessiner clairement sur le fond des flammes.

De regarder ainsi derrière lui fit naître une douleur dans son cou. Il laissa sa tête retomber en avant. Devant lui, il y avait quelque chose de volumineux, avec de longs poils. Cela bougeait rythmiquement. Très étrange ! Lui aussi se balançait, fermement soutenu par une espèce de siège qui le maintenait droit. Ses jambes étaient tendues en avant, ses talons reposant sur quelque support qu’il ne distinguait pas, les pieds pris dans de larges bandes. Ses bras étaient posés sur ses genoux et il vit qu’il portait sa combinaison familière de navigateur spatial.

Bizarre astronef, songea-t-il. Jamais vu de console de contrôle poilue. Et le conditionnement doit être nase parce qu’il fait bien trente degrés, il y a de la poussière dans l’air et une odeur bizarre.

Des arbres ? Un feu ? Il regarda autour de lui et découvrit des étoiles. Non pas les points colorés de l’espace, mais de petites étincelles. Au loin, dans le noir, il distingua un autre point d’exclamation ardent.

— Richard ? Vous êtes réveillé ? Voulez-vous un peu d’eau ?

Incroyable ! Qui est-ce qui se trouve sur le siège de droite ?

Le vieux chasseur d’os ! J’aurais juré qu’il était trop gâteux pour se qualifier. Mais pas besoin de finesse pour voler sur le sol…

— Richard, si je vous passe la gourde, pourrez-vous la tenir ?

Des odeurs d’animaux, de végétation, d’épices, de cuir. Des crissements de harnais, des bruits de pas, de souffles, un appel au loin. Et toujours la voix du vieil homme, tout près.

— Non, je ne veux pas d’eau, dit Richard.

— Anna-Maria a dit que vous en auriez besoin en vous réveillant. Vous êtes déshydraté. Allez, fiston.

Dans l’ombre, il regarda plus attentivement le vieil homme. Claude était vaguement éclairé par les étoiles. Il chevauchait une énorme bête qui ressemblait à un cheval et trottait avec aisance. Satané bon sang ! Mais lui aussi en chevauchait une ! Les rênes étaient nouées sur le pommeau d’une selle, juste devant lui, sous la console poilue, non, la crinière de sa monture. Elle trottait comme celle de Claude, sans qu’il eût à la guider.

Il essaya de lever les pieds et s’aperçut alors que ses chevilles étaient attachées aux étriers. Et il ne portait plus ses grandes bottes de marin. Quelqu’un, de toute évidence, avait échangé son costume d’opéra pour la combinaison de navigateur avec les quatre galons sur les manches. Il se rappelait l’avoir fourrée tout au fond de son sac. En tout cas, il avait une gueule de bois absolument impériale.

— Claude ! grommela-t-il. Vous avez quelque chose de raide à boire ?

— Pas question, mon garçon. Pas avant que les effets de la drogue qu’Anna-Maria vous a injectée se soient dissipés. Allez. Buvez un peu d’eau.

Richard dut se pencher pour saisir la gourde et le ciel étoilé se mit à tourner vertigineusement. S’il n’avait pas été attaché à ses étriers, il aurait basculé.

— Jésus ! Claude, j’ai bien l’impression que quelqu’un m’a avalé et ruminé pendant des jours… Bon Dieu, où est-ce qu’on est ? Et sur quoi je suis ?

— Nous avons quitté le château il y a quatre heures environ. Nous faisons route vers le nord, en remontant le cours de la Saône. Pour autant que je puisse en juger, vous chevauchez un très beau spécimen de chalicotherium goldfussi, que les indigènes appellent un chaliko, et non pas un calicot. Ces bêtes doivent maintenir une bonne allure sur ce plateau, disons quinze, seize kilomètres à l’heure. Mais nous avons perdu du temps en traversant plusieurs ruisseaux pour contourner un étang. Donc, nous ne devons pas être à plus de trente kilomètres de Lyon. Du moins de l’endroit où sera Lyon.

Richard poussa un juron.

— Et nous allons où, nom de Dieu ?

— Nous nous rendons dans une métropole du Pliocène appelée Finah. D’après ce qu’ils ont bien voulu nous dire, elle se trouve au bord du proto-Rhin, à peu près à l’emplacement de Fribourg. Nous y serons dans six jours.

Richard but un peu d’eau et s’aperçut qu’il avait en fait très soif. Il ne se souvenait de rien, si ce n’est du sourire accueillant d’Epone à l’instant où il la suivait dans la chambre éblouissante, là-bas, au château.

Il essaya d’organiser ses pensées, mais il se retrouva perdu dans des bribes de rêves où son frère et sa sœur le faisaient presser parce que, semblait-il, il allait être en retard à l’école. Et il serait puni pour ça, il devrait errer pour toujours dans les limbes gris à la recherche d’une planète perdue sur laquelle Epone l’attendait.

— Qu’est-ce qui m’est arrivé ? demanda-t-il au bout d’un instant.

— Nous n’en sommes pas certains, dit Claude d’un ton rassurant. Mais vous savez en tout cas que nous avons rencontré des exotiques, au château ?

— Je me rappelle une très grande femme. Je crois qu’elle m’a fait quelque chose.

— J’ignore quoi, mais vous avez été sans connaissance durant quatre heures. Anna-Maria vous a à moitié réanimé pour que vous puissiez partir en même temps que nous. Nous avons pensé que vous auriez préféré ne pas rester en arrière.

— Seigneur, non !

Richard but encore deux gorgées d’eau, se laissa aller en arrière et contempla le ciel en silence durant un très long moment. Il y avait un sacré paquet d’étoiles, se dit-il, ainsi que des traces de clarté perlée et nuageuse près du zénith. La caravane s’engageait sur une longue pente à flanc de colline et il vit que lui et le vieil homme se trouvaient presque en queue. A présent que sa vision était presque redevenue normale, il discernait d’autres formes qui couraient sur les flancs de la colonne avec une allure maladroite.

— Qu’est-ce que c’est que ça, bon sang ?

— La horde des amphicyons. Il y a également cinq soldats pour nous garder, mais ils n’ont même pas à se donner cette peine. Deux d’entre eux ferment l’escorte, quant aux trois autres, ils sont en tête, avec la Grande Dame.

— Qui ça ?

— Epone elle-même. Elle vient de Finiah. Il semble que ces exotiques, qui se donnent le nom de Tanu, à propos, ont installé des colonies très dispersées, chacune avec son propre centre urbain et de nombreuses plantations alentour. J’ai dans l’idée que les humains doivent leur servir d’esclaves ou de serfs, à l’exception de certains privilégiés très exceptionnels. Il est évident que chaque cité Tanu collecte à son tour les nouveaux arrivants du Château de la Porte, moins les éléments spéciaux qui sont emmenés jusqu’à la capitale et les malchanceux qui sont tués en tentant de fuir.

— Je suppose que nous ne faisons pas partie des éléments spéciaux…

— Non, nous sommes le tout-venant… Anna-Maria et Felice sont ici, dans la caravane. Mais les quatre autres Verts ont été sélectionnés. Ils vont vers le sud. Ils ont tiré la bonne carte. On dirait bien que le Groupe Vert s’est distingué. Apparemment, il est rare d’avoir autant d’« éléments spéciaux ». Dans tout le contingent de la semaine, il n’y a eu que deux autres arrivants retenus pour la capitale.

Le vieux paléontologue continua de raconter à Richard tout ce qu’il savait des événements de la journée et du destin probable d’Aiken, d’Elizabeth, de Bryan et de Stein. Il lui fit aussi un résumé du discours de Waldemar et évoqua sombrement ce qui pouvait attendre les femmes de leur groupe.

Le navigateur risqua quelques questions, puis se tut. Us allaient emmener la nonne dans un de leurs harems exotiques… quel malheur ! Elle avait été plutôt gentille avec lui. D’un autre côté, ce beau glaçon d’Elizabeth avait peut-être besoin d’une bonne leçon… Quant à cette petite putain sournoise, Felice !… Il avait suffi d’une petite proposition, là-bas, à l’auberge, pour qu’elle l’envoie se faire fiche comme un malpropre… Sale petite allumeuse ! Elle allait voir. Il espérait bien que les exotiques avaient des goupillons gros comme des battes de base-bail. Peut-être qu’ils feraient d’elle une vraie femme…

La caravane descendait toujours lentement la pente, s’orientant un peu plus au nord-est. La rivière n’était plus loin. Le feu, au loin, leur servait apparemment de repère. Claude lui avait dit que ces feux avaient jalonné leur route depuis le départ du château, tous les deux kilomètres. Un détachement devait précéder la caravane et n’allumer les feux déjà préparés que s’il n’y avait aucun signe de danger.

— Je crois que j’aperçois un bâtiment, dit Claude. C’est peut-être là que nous allons nous arrêter.

Richard l’espérait fermement car il avait beaucoup trop bu d’eau.

En avant de la colonne, une trompe résonna sur trois tons. Le signal se répercuta en écho dans le lointain. Après quelques minutes, une dizaine de points ardents apparurent aux alentours du brasier, au bas de la colline, et s’approchèrent en sinuant : des cavaliers arrivaient vers eux, brandissant des torches.

Lorsque les deux partis eurent fait jonction, Claude et Richard purent voir que le dernier foyer brûlait à l’extérieur d’une enceinte murée qui évoquait les forts des plaines américaines. Elle avait été érigée sur un surplomb qui dominait un cours d’eau encombré d’arbres qui devait être un affluent de la Saône. La colonne fit halte tandis que Dame Epone et Waldemar se portaient au devant de l’escorte. A la lueur des torches, Richard ne put s’empêcher d’admirer la grande femme Tanu. Elle chevauchait un chalicothère blanc d’une taille exceptionnelle et portait une cape bleu sombre à capuche qui flottait derrière elle dans la nuit.

Après une brève concertation, deux des soldats du fort s’écartèrent et rassemblèrent les amphicyons. Les chiens-ours se rangèrent sur le bord de la piste tandis que les autres membres de l’escorte s’alignaient le long de la caravane pour les derniers mètres du voyage. Une porte s’ouvrit dans la clôture et ils entrèrent, deux par deux. Puis, selon un usage qui devait leur devenir familier, les prisonniers virent que l’on attachait leurs montures devant des auges emplies de nourriture et d’eau tandis qu’on plaçait à leur gauche un marchepied de démonte. Les soldats s’approchèrent alors, ôtèrent leurs chaînes d’étriers et, un à un, les voyageurs se rassemblèrent, les muscles endoloris, devant le captal Waldemar.

— Ecoutez-moi, voyageurs ! Nous allons nous reposer pendant une heure, puis nous reprendrons la route pour huit heures, jusqu’au petit matin. (Des grognements s’élevèrent.) Les latrines sont dans le petit bâtiment qui se trouve derrière vous. Vous pourrez manger et boire dans celui d’à côté, le plus grand. Que ceux qui sont malades ou qui ont des réclamations à faire viennent me voir. Soyez tous prêts à remonter en selle à l’appel de la trompe. Et que personne ne pénètre dans l’espace délimité par la barre d’attache. C’est tout !

Epone était restée en selle. Elle guida habilement sa monture au sein du groupe et se pencha sur Richard.

— Je suis heureuse de constater que vous vous êtes rétabli, dit-elle.

Il la regarda d’un air perplexe.

— Je suis en pleine forme. Ça fait plaisir de voir qu’au moins vous vous inquiétez de la santé du cheptel.

Elle rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire mélodieux qui évoquait les accords profonds d’une harpe. Une boucle de cheveux brilla dans la lueur des torches.

— C’est vraiment dommage. Vous avez de l’esprit.

Elle s’éloigna et des hommes en blanc au visage obséquieux surgirent de l’ombre pour l’aider à descendre de selle.

— Que voulait-elle ? demanda Anna-Maria, qui venait de s’approcher en compagnie de Felice.

— Merde ! Comment voulez-vous que je le sache ? s’emporta Richard avant de s’éloigner en direction des latrines.

Felice le suivit du regard.

— Tous tes patients sont-ils aussi reconnaissants ?

— Je crois qu’il va mieux, dit la nonne en riant. Quand ils vous mordent, c’est bon signe.

— Pauvre chiffe molle !

— Je pense que tu es injuste, dit Anna-Maria.

Mais Felice, avec une moue de mépris, se dirigea vers le réfectoire. Quelques instants après, alors que les deux femmes, en compagnie de Claude, prenaient une collation de viande froide, de fromage et de pain de maïs, Richard vint à leur table et s’excusa.

— Oublions ça, dit Anna-Maria. Asseyez-vous avec nous. Il faut que nous vous parlions.

— Ah, oui ?

— Felice a un plan d’évasion, dit Claude à voix basse. Mais il pose quelques problèmes.

— Sans blague ? fit le pirate en pouffant de rire.

Felice lui prit la main et la serra nerveusement. Il la regarda, les yeux écarquillés, les lèvres brusquement serrées.

— Moins fort, lui dit-elle. Le problème, ce n’est pas l’évasion, mais après. Ils nous ont pris nos cartes et nos boussoles. Claude connaît cette partie de l’Europe. Il l’a étudiée en paléontologie il y a plus de cent ans, mais ça ne nous aidera guère si nous sommes dans l’impossibilité de nous orienter. Pouvez-vous nous aider, vous ? Est-ce que vous vous souvenez de cette carte de la France au Pliocène que nous avons vue à l’auberge ?

Elle libéra sa main et Richard, un instant, contempla ses doigts blancs avant de lui décocher un regard furieux.

— Mais non, bon Dieu ! Je pensais que nous aurions tout notre temps après. J’ai amené une boussole à compensation, un sextant à computeur et toutes les cartes qu’il me fallait. Mais je suppose qu’ils ont tout confisqué, bien sûr… Le seul itinéraire dont je me préoccupais allait vers l’ouest : l’Atlantique… Bordeaux.

Felice émit un grognement de dépit. Mais Claude insista, toujours du même ton tranquille :

— Nous savons que vous devez avoir une certaine expérience en navigation. Il doit bien exister un moyen de nous orienter, non ? Vous pourriez localiser l’Etoile polaire, par exemple ? Ça nous serait utile.

— Autant qu’une frégate de la Flotte Aérienne, grommela Richard. Ou que Robin des Bois et ses joyeux compagnons.

Felice tendit à nouveau la main et il recula brusquement.

— Richard, dit-elle, est-ce que vous pouvez faire au moins cela ? Ou bien ces galons que je vois sur vos manches ne vous ont-ils été donnés que pour bonne conduite ?

— Ecoutez, ma jolie, ça n’est pas ma planète natale ! Et ces nuages qui brillent ne vont pas me faciliter le boulot.

— Beaucoup de volcanisme, expliqua Claude, et de la poussière dans l’atmosphère supérieure. Mais la lune est couchée, à présent, et il n’y a aucun nuage ordinaire. Est-ce que vous pensez que vous pourriez faire le point entre deux passages luminescents ?

— Ça se pourrait… Mais nom de Dieu, je voudrais bien savoir pourquoi… Est-ce que vous pourriez me dire où est passée ma tenue de pirate, vous ? Et qui m’a remis ma combinaison ?

— C’est tout ce que vous aviez, dit Felice avec gentillesse, et vous en aviez besoin. Vraiment besoin. Nous étions obligés de le faire. Vous êtes notre ami et il fallait vous venir en aide, c’est tout.

— Vous avez dû vous battre, là-bas, au château, s’empressa d’ajouter Claude. Je vous ai seulement lavé un peu. De même que vos vêtements. Ils sont accrochés à l’arrière de votre selle. Je pense qu’ils doivent être secs, à présent.

Richard eut un regard soupçonneux à l’adresse de Felice qui souriait avant de remercier le vieil homme. Mais quoi ? Une bagarre ? Il s’était battu, là-bas ? Et qui donc l’avait regardé de cet air méprisant, hautain ? Une femme aux yeux immenses dans lesquels il s’était noyé. Ce n’était certainement pas Felice…

— Si vous vous en sentez capable et si vous en avez la force, dit Anna-Maria, essayez de trouver l’Etoile polaire. Nous n’avons plus qu’une nuit à marcher vers le nord. Ensuite, nous bifurquerons, et nous voyagerons de jour. Richard, c’est tellement important…

— D’accord, d’accord… Mais je suppose que des vers de Terre comme vous ignorent la latitude de Lyon.

— A peu près quarante-cinq degrés nord, dit Claude. Ce qui doit correspondre en gros à la maison où je suis né, dans l’Oregon. Du moins si je me rappelle bien l’aspect du ciel pendant que nous séjournions à l’auberge. Quel dommage que Stein ne soit pas là. Il doit savoir, lui.

— Bon, à l’estimé, ça devrait aller, dit Richard.

Ils entendirent alors l’appel d’une trompe. Anna-Maria redressa la tête.

— On dirait que nous repartons, compagnons. Bonne chance, Richard.

— Mille mercis, ma bonne sœur. Si nous suivons le plan d’évasion de votre petite camarade, je pense que je vais en avoir besoin.


Ils traversaient la nuit, guidés par les brasiers, suivant la pente du plateau, la vallée sur leur droite et les feux de rubis lointains des volcans de Limagne à l’horizon du sud-ouest. Les constellations qu’ils voyaient dans le ciel leur étaient absolument étrangères. Pourtant, la plupart des étoiles étaient celles-là mêmes qu’ils avaient vu au XXIIe siècle, dans d’autres dispositions. Et il y en avait tant d’autres qui brillaient dans la voûte stellaire du Pliocène et qui seraient éteintes avant l’âge du Milieu Galactique. D’autres aussi que les êtres du Milieu observeraient en leur temps et qui étaient encore en train de naître dans leurs obscures matrices de poussière stellaire.

Richard observait le ciel avec nonchalance. Il avait connu tant de constellations diverses. Avec un peu de temps et un point d’observation fixe, il repérerait facilement l’Etoile polaire de cette Terre, même à l’œil nu. Mais il était à cheval sur une grosse bête qui trottait, et là, ça devenait un peu plus ardu.

Voyons. Si le vieux gratteur de fossiles ne se trompait pas à propos de leur latitude, et si leur route allait bien droit au nord, en tenant compte de la configuration du pays, alors la Polaire devait se trouver juste à mi-distance entre l’horizon et le zénith, dans… oui.

Au fort, il avait ramassé deux brindilles dans la litière et il les avait ensuite attachées en croix avec un poil de son chaliko. Chaque brindille était longue comme deux fois la main et il espérait que son champ d’observation ne serait pas trop réduit.

Il changea de position sur sa selle afin de limiter au maximum le balancement et mémorisa les constellations qui devaient être proches du pôle. Puis il leva lentement son viseur improvisé à bout de bras et aligna l’axe vertical sur la piste, droit devant. Repère : les oreilles de son chaliko. Il centra sur une étoile qu’il avait choisie. Il nota soigneusement la position de cinq autres étoiles de première grandeur qui se trouvaient dans le viseur et se détendit. Dans trois heures, lorsque la rotation planétaire aurait changé la position de ces six étoiles, il ferait un nouveau relevé. Sa mémoire quasi-photographique lui donnerait l’écart angulaire et, avec un peu de chance, il trouverait le pivot céleste imaginaire autour duquel tournaient les étoiles. Le pôle. Il se pourrait ou non qu’il y ait une étoile correspondante que l’on puisse considérer comme la Polaire du Pliocène.

Avant l’aube, il pourrait alors faire un autre relevé pour vérifier la situation du pôle. Sinon, il devrait recommencer la nuit suivante avec un écart de temps suffisant pour la variation d’angle.

Il régla l’alarme de son chronomètre pour 0330 et se félicita de n’avoir pas obéi à l’impulsion qu’il avait eu de le jeter dans la roseraie de madame Guderian lorsqu’il avait quitté l’univers, par ce matin pluvieux qui semblait si lointain. Et qui ne datait que d’une vingtaine d’heures.

10.

Bien que Creyn lui eût expliqué brièvement à quoi il devait s’attendre, Bryan fut presque subjugué en découvrant la cité de Roniah, au bord du fleuve. Après avoir suivi un sombre canyon taillé dans le grès et vaguement éclairé par les torches des gardes, la troupe émergea sur une butte qui dominait le confluent du Rhône et de la Saône et Bryan put contempler la ville, sur la berge orientale, un peu au sud de la presqu’île boisée qui séparait les deux cours d’eau.

Roniah avait été bâtie sur une éminence, à quelque distance de la berge. La base de la colline était entourée d’un rempart de terre que couronnait un épais mur fortifié. Sur toute la longueur, des feux brillaient, formant comme un collier de perles orangées. Tous les cent mètres environ se dressaient de hautes tours carrées. Entre les créneaux, d’autres torches brûlaient, ainsi qu’aux fenêtres et aux quatre angles. De petits lampions révélaient les moindres détails d’architecture de la gigantesque poterne qui ouvrait sur la cité. Bryan vit que l’avenue, longue de plus de cinq cents mètres, qui menait à la poterne, était bordée de colonnes surmontées de torches géantes. L’allée centrale était émaillée de dessins géométriques, pelouses bordées de luminaires ou parterres de fleurs.

D’où il se trouvait, Bryan pouvait embrasser du regard toute la cité. Elle était spacieuse et la plupart des maisons étaient basses, réparties sur des rues larges qui sinuaient dans l’agglomération. Minuit était passé et la plupart des fenêtres des demeures étaient obscures, mais, au bord de chaque toit, il y avait de minuscules points lumineux, de même que sur les balcons et les parapets. Près du fleuve se dressaient des constructions plus importantes, de hauteurs différentes, plus élancées que les autres, tout autant illuminées, mais baignées de couleurs qui ne rappelaient en rien l’orangé des luminaires à l’huile. Chaque façade de ces bâtiments, remarqua Bryan, était bleue, verte, ambre ou aigue-marine. Et de nombreuses fenêtres brillaient dans la nuit.

— On dirait une ville de conte de fées ! souffla Sukey. Avec toutes ces lumières qui brillent !

Creyn s’était approché. Il dit :

— Chaque habitant de Roniah doit contribuer à l’éclairage urbain. Généralement, c’est de l’huile d’olive que l’on brûle, car elle est extrêmement commune. Les bâtiments Tanu que vous voyez sont éclairés par des moyens plus sophistiqués, des lampes qui fonctionnent par l’accumulation des émanations métapsychiques.

Ils se remirent en route. La piste se transforma bientôt en une route pavée de granit qui s’élargit peu à peu comme ils approchaient de la grande avenue à colonnes. Bryan remarqua alors des structures de bambou disposées à intervalles réguliers, séparées par des buissons et des bouquets de palmiers. Creyn lui expliqua que c’était autant de stands destinés à accueillir chaque mois les artisans locaux aussi bien que les marchands venus avec les caravanes de toutes les régions pour proposer des produits de luxe. Une fois l’an, il y avait une grande foire et les visiteurs accouraient de toute l’Europe occidentale.

— Et pour les denrées alimentaires ? s’enquit Bryan. Vous n’avez pas de petits marchés quotidiens ?

— La viande est notre principale ressource. Les chasseurs professionnels, tous des humains, ramènent d’importantes quantités de gibier dans les plantations qui se trouvent plus au nord, aussi bien dans la vallée du Rhône que de la Saône. Les péniches nous les apportent en même temps que les fruits, les céréales et d’autres denrées, comme l’huile d’olive ou le vin. Dans les plantations, la production alimentaire est en grande partie assurée par les ramas. Dans le passé, nous supervisions nous-mêmes le travail. Maintenant, ce sont les humains qui s’en chargent.

— Et vous n’avez pas le sentiment de courir un risque ?

Creyn sourit. Ses yeux étincelèrent dans la clarté des torchères.

— Pas le moindre. Tous les humains qui détiennent des postes-clés portent des torques. Mais il faut essayer de comprendre que la coercition est rarement nécessaire. Si nous exceptons quelques cas extrêmes de dérangement mental, vos pareils, dans l’ensemble, considèrent l’Exil comme un monde de bonheur.

— Les femmes aussi ? demanda Elizabeth.

Imperturbable, Creyn répliqua :

— Les femmes non-métas les plus modestes de notre communauté sont exemptées de toute corvée. Elles peuvent librement choisir leur occupation, à moins qu’elles ne préfèrent vivre dans l’indolence. Elles peuvent aussi avoir des amants, avec cette seule restriction que nous seuls pouvons leur faire des enfants. Mais les humains dont les gènes portent les codons de la métafonction jouissent d’un statut privilégié. Ils sont accueillis dans notre société comme des égaux. La période probatoire dure un certain temps, mais ceux qui prouvent qu’ils sont loyaux envers les Tanu échangent à la fin leur torque d’argent pour un torque d’or.

— Les femmes et les hommes ? demanda Aiken avec une moue ironique.

— Les hommes et les femmes indifféremment. Je suis certain que vous pouvez maintenant comprendre notre stratégie de reproduction. Non seulement nous consolidons génétiquement nos défenses contre les effets du rayonnement, mais nous incorporons de nouveaux gènes métas. Nous espérons devenir à terme des métas totalement évolués. (Il hocha la tête à l’intention d’Elizabeth.) Comme vous le ferez dans six millions d’années. Alors, nous pourrons nous passer de la contrainte de nos torques d’or.

— Vastes projet, dit Elizabeth. Et comment arrivez-vous à la concilier avec la réalité de l’avenir de cette Terre… sans Tanu ?

Creyn sourit doucement.

— Il en sera selon la volonté de la Déesse. Six millions d’années, c’est long. Je crois que les Tanu se conteront avec reconnaissance d’un petit segment de tout ce temps.

Ils approchaient de la poterne. Elle était large de douze ou treize mètres, deux fois plus haute, faite de poutres titanesques renforcées de plaques de bronze.

— On ne voit pas grand monde à cette heure de la nuit, on dirait, remarqua Aiken.

— Il y a les animaux sauvages et d’autres dangers, dit Creyn. La nuit, les humains ne sortent pas, si ce n’est pour des tâches que nous leur confions.

— Intéressant, commenta Bryan. Ces murailles doivent mettre la cité à l’abri de tous les rôdeurs nocturnes, pratiquement. Ces créneaux, ces remparts sont plus qu’une protection contre les animaux. Ou même contre des humains… dissidents. J’ai cru comprendre qu’il en existait un certain nombre.

— Oui. (Creyn agita la main en un geste désinvolte.) C’est le moindre de nos soucis.

— Alors pourquoi ces fortifications ?

— Les Firvulag. Surtout pour les Firvulag.

Ils s’arrêtèrent devant la poterne. Au-dessus de l’arche, il y avait le même masque d’or que celui qui dominait l’entrée du Château de la Porte. Le captal Zdenek, accompagné d’un soldat portant une torche, se dirigea vers une niche obscure. Il détacha une chaîne accrochée au cintre. A l’extrémité se trouvait une boule de pierre enrobée de mailles de métal qui devait avoir plus de cinquante centimètres de diamètre. Zdenek recula tout en brandissant la boule, se retourna, visa rapidement et la lança sur la poterne dans un violent mouvement pendulaire. Elle frappa un tympan de bronze noir scellé dans le battant et un son énorme et sourd s’éleva, pareil à celui d’une cloche d’église du Vieux Monde. Tandis que le soldat remettait la boule en place dans sa niche, la poterne commença à s’ouvrir.

Creyn s’avança seul, dressé sur ses étriers, sa robe rouge et blanche flottant derrière lui dans le courant d’air soudain venu de la cité. Il lança trois mots étranges tout en transmettant une image mentale d’une complexité telle qu’Elizabeth ne parvint pas à la déchiffrer.

Deux escouades de soldats humains coiffés de casques à cimier se tenaient au garde-à-vous de part et d’autre de l’entrée. Leurs armures de bronze ciselé brillaient comme de l’or dans la clarté des innombrables luminaires. Au-delà, alignés de chaque côté de la rue, il y avait les ramas. Chacun d’eux arborait un collier de métal et un tabard bleu et or et tenait une baguette faite d’une sorte de verre, terminée par un point lumineux, tantôt bleu, tantôt ambré.

Creyn et sa suite s’avancèrent alors et les petits ramapithèques trottèrent derrière les chalikos, escortant les cavaliers dans les rues de la ville endormie. Ils atteignirent une place où une grande fontaine était illuminée par des lanternes flottantes qui transformaient en étincelles les gouttelettes d’eau. Le captal Zdenek salua alors Creyn et, flanqué de ses deux soldats, Billy et Seung Kyu, s’éloigna en direction de baraquements qui devaient sans doute être leur étape pour la nuit. Les voyageurs du Temps examinèrent ces demeures obscures, dont seules les formes étaient dessinées par des myriades de lampes à huile placées dans les gouttières, les murs et les balustrades. Apparemment, dans le secteur humain de la cité, on construisait à partir de la pierre et du mortier, du torchis quasi-biblique, du demi-boisage, avec des murs épais pour l’isolation, des toits de tuiles, des loggias ombragées par la vigne et des petits patios plantés de lauriers, de palmiers, et de canneliers.

— Imitation Tudor baroque, se dit Bryan. L’humanité, à six millions d’années de distance dans le Temps, n’avait rien perdu de son sens de l’humour.

Il n’y avait pas un seul être humain en vue mais, ici et là, ils aperçurent d’autres petits ramas, tous vêtus de tabards de différentes couleurs, occupés à des tâches mystérieuses, poussant de petites charrettes bâchées. Détail étrangement rassurant : un chat siamois traversa l’avenue devant eux avant de disparaître par une fenêtre ouverte.

Les cavaliers approchaient maintenant d’un complexe de bâtiments plus importants, proches du fleuve. Ils avaient été construits dans un matériau qui ressemblait au marbre blanc. Un mur ornemental les séparait du reste de la cité. De larges escaliers y étaient ouverts et, au sommet, le parapet était décoré d’urnes fleuries. Ici, de grands bougeoirs d’argent remplaçaient les luminaires de métal découpé ou de céramique. Au-delà, les demeures Tanu étaient éclairées par des lanternes à facettes bleues, vertes et ambrées qui contrastaient de façon sinistre avec les lampes à huile des rues de la cité. Pourtant, quelques détails familiers éveillèrent l’émotion des voyageurs : des nénuphars dans un bassin de mosaïque, des roses jaunes grimpantes sur un délicat treillage de marbre de filigrane, le chant d’un rossignol, tiré du sommeil par leur passage.

Ils pénétrèrent dans une cour cernée de bâtiments blancs aux façades ornementées. Une haute porte s’ouvrit devant eux et, brusquement, ils furent éblouis par un flot de lumière dorée. Les ramas se remirent en rang, solennellement, et des serviteurs humains surgirent. Ils prirent les brides des chalikos, ôtèrent les chaînes des chevilles des prisonniers et les aidèrent à descendre de selle.

Vinrent alors les Tanu, ils étaient peut-être vingt ou trente, ils riaient et interpellaient Creyn dans leur langue étrange. Certains se regroupèrent autour des voyageurs et se mirent à discuter avec exubérance dans un Anglais Standard aux accents musicaux. Ils portaient des robes et des jupes de tissu fin aux couleurs vives ainsi que des bijoux baroques : larges colliers ciselés et incrustés de pierres, rubans de brocarts et de joyaux. Toutes les femmes avaient un cercle de joyaux dans les cheveux. Parmi les exotiques, il y avait quelques humains, vêtus de façon aussi voyante, mais leurs torques étaient d’argent. Bryan étudia avec curiosité ces exilés privilégiés. Ils semblaient socialement intégrés à la race dominante et tout aussi impatients que les Tanu de faire la connaissance des nouveaux prisonniers.

Seul de tout le groupe, Aiken semblait à son aise. Dans sa combinaison scintillante, pareille à du métal liquide, il circulait dans l’assistance, s’inclinant dans des parodies de révérence devant les grandes femmes Tanu qui riaient à gorge déployée en le voyant. A l’écart, Bryan observait la scène. Les nobles Tanu se montraient pleins de sollicitude, s’enquéraient du confort des prisonniers, plaisantaient à propos de l’incongruité de la situation, essayant visiblement de donner aux exilés l’impression qu’ils étaient les bienvenus et que l’on avait grand besoin d’eux. Il ne faisait aucun doute que les échanges mentaux étaient aussi denses que les bavardages et il se demanda quel genre de stimulant psychique pouvait agir à ce point au plus bas niveau de la conscience en voyant que le sombre Raimo et la languide Elizabeth étaient brusquement décontractés et se mêlaient à l’assemblée.

— Nous ne voudrions pas que vous restiez à l’écart, Bryan.

L’anthropologue se retourna et découvrit un grand mâle exotique. De taille élancée, il était vêtu d’une simple robe bleue et lui souriait. Son visage était harmonieux, avec des yeux un peu trop enfoncés, mais le pli de ses lèvres était le même que celui de Creyn. Bryan se demanda si cela pouvait être un signe d’âge avancé chez ces êtres à l’apparence inhumainement juvénile. Ce Tanu avait des cheveux d’un ivoire extrêmement pâle et portait une mince couronne faite d’une matière qui aurait pu être du verre bleu.

— Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue, reprit-il. Je me nomme Bormol, je suis votre hôte et, tout comme vous, j’étudie les cultures. Si vous saviez avec quelle impatience nous attendions la venue d’un chercheur expérimenté tel que vous ! Le dernier anthropologue est arrivé il y a près de trente ans et il était malheureusement d’une santé fragile. Nous avons le plus urgent besoin des déductions que vous pourrez faire ainsi que de vos idées. Nous avons tant à apprendre de l’interaction de nos deux races. Cette société de l’Exil peut se développer à notre mutuel avantage. La science de votre Milieu Galactique peut nous apporter des connaissances indispensables à notre survie. Mais venez : nous avons préparé des mets et des boissons pour vous et vos amis. Nous voudrions que vous partagiez avec nous vos premières impressions sur notre Pays Multicolore. Que vous nous communiquiez vos réactions initiales !

Bryan eut un rire sans joie.

— Vous me flattez, Seigneur Bormol. Mais je dois avouer que je suis dépassé. Je n’arrive pas à me retrouver dans votre monde. Remarquez que je viens à peine d’arriver. Excusez-moi, mais cette affreuse journée m’a tellement fatigué que je crois bien être sur le point de tomber.

— Pardonnez-moi. J’avais complètement oublié que vous ne portiez pas de torque. Le rafraîchissement mental dont vos compagnons ont bénéficié ne vous a été d’aucun secours. Si vous le souhaitez, nous pouvons —

— Non, je vous remercie !

Creyn s’approcha d’eux à cet instant avec un sourire ironique.

— Bryan préfère accomplir sa tâche sans le secours d’un torque, dit-il. En fait… c’est la condition même de sa coopération.

— Inutile de me contraindre, dit Bryan.

— Ne vous méprenez pas !

Bormol avait soudain l’air peiné. Il montra la foule bigarrée, les Tanu mêlés aux prisonniers dans une ambiance évidente de chaude camaraderie.

— Contraindre ? Mais quelqu’un contraint-il vos compagnons à quoi que ce soit ? Le torque n’est pas un symbole d’esclavage mais d’union.

Bryan sentit monter en lui une vague de colère et de lassitude amère. Mais sa voix resta calme.

— Je sais parfaitement que vos intentions sont bonnes. Mais nombreux sont les humains, et certains, dans notre monde du futur, diraient la plupart des membres normaux de l’humanité, qui préféreraient mourir plutôt que se soumettre à votre torque. Malgré tout le réconfort qu’il peut apporter. Et à présent, si vous voulez bien m’excuser… Je suis désolé de vous décevoir, mais je ne suis vraiment pas prêt à une conférence. En fait, j’aimerais bien aller me coucher.

Bormol inclina simplement la tête. Un serviteur humain apparut à cet instant avec le sac de Bryan.

— Nous nous reverrons dans la capitale. Mais, Bryan, j’espère que vous aurez modéré quelque peu votre opinion sévère à notre égard… Je vous présente Joe-Don. Il va vous conduire à votre chambre. Reposez-vous bien.

Creyn et Bormol prirent congé. La cour était à présent presque déserte.

— Par ici, Monsieur, dit Joe-Don sur le ton d’un maître d’hôtel. La chambre est prête. Mais quel dommage que vous manquiez la soirée.

Bryan le suivit au long de couloirs décorés en bleu, blanc et or. Il entrevit brièvement Stein, que l’on emportait sur une civière.

— S’il existe un docteur dans cette maison, dit Bryan, je crois qu’il devrait examiner cet homme. Le pauvre type a été durement touché, aussi bien physiquement que mentalement.

— Ne vous inquiétez pas, Monsieur. Dame Damone, la compagne de Bormol, a plus de connaissances en médecine que Creyn lui-même. Vous savez, nous accueillons beaucoup de malades ici, mais la plupart se remettent très bien. Les Tanu n’ont pas l’équipement de régénération que nous avons connu, mais ils se débrouillent plutôt bien pour remettre les gars sur pieds. Je dois dire qu’ils sont d’ailleurs assez fortiches et ils arrivent à guérir les blessures et la plupart des maladies rien qu’avec les torques. Dame Damone va faire une injection à votre copain et s’occuper de ses os esquintés. Il va être comme neuf demain. Il a du muscle, non ? Je suis sûr qu’ils le préparent pour le Grand Combat.

— Le Grand Combat, demanda tranquillement Bryan. Qu’est-ce que c’est donc ?

Joe-Don tiqua brièvement, puis sourit.

— Un événement. Un grand truc sportif qui doit avoir lieu dans deux mois à peu près, vers la fin d’octobre. C’est une tradition chez eux. Ils adorent toutes les traditions… Eh bien, nous sommes arrivés. C’est votre chambre, Monsieur…

Il ouvrit la porte. La chambre était plutôt vaste, avec de grands rideaux blancs qui encadraient une large fenêtre. Le lit était éclairé par un long chapelet de minuscules lanternes bleu saphir. Sur une table, un souper était prêt sous la clarté de lampes à huile plus conventionnelles.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, dit Joe-Don, vous n’avez qu’à tirer l’anneau près du lit et nous arriverons. Je suppose que vous n’avez pas besoin de compagnie pour la nuit ?… Non ?… Alors, faites de beaux rêves.

Il se retira et referma la porte derrière lui. Bryan ne prit même pas la peine d’essayer le verrou. Avec un soupir profond, il entreprit de déboutonner sa chemise. Il n’avait pas eu conscience du chemin parcouru, mais à présent, avec une certaine surprise, il comprenait qu’il se trouvait tout en haut de la résidence des Tanu. Par la fenêtre, il découvrait la plus grande partie de la cité et, très loin, la poterne. Roniah s’étendait sous lui, silencieuse, scintillante, pareille à une constellation du ciel ou à l’une de ces extravagantes décorations de Noël qu’il avait pu voir sur les mondes hispaniques.

Il eut une pensée tout à fait superficielle pour se demander comment ses compagnons se distrayaient dans cette fameuse soirée Tanu qui leur était donnée. Ils lui en parleraient sûrement demain. Il bâilla, plia sa chemise… et sentit à cet instant les feuilles de durofilm dans sa poche de poitrine. Il les sortit, les déploya et il vit son image, à elle, qui brillait doucement.

Oh, Mercy…

Est-ce qu’ils t’ont emmenée avec eux ? Est-ce que tu leur appartiens maintenant ? As-tu fait comme mes amis ?

Ce sourire triste, ces yeux avides couleur d’océan l’avaient enchaîné !

Jamais je ne t’ai entendu jouer de ta harpe, ni chanter, mais je l’imagine…

Belle qui tient ma vie

Captive dans tes yeux,

Qui m’a l’âme ravi

D’un sourire gracieux,

Viens tôt me secourir

Ou me faudra mourir.

Ta beauté et ta grâce

Et ton divin propos

Ont échauffé la glace

Qui me gelait les os.

Ils ont rempli mon cœur

D’une amoureuse ardeur.

Approche-toi ma belle

Approche-toi mon bien.

Ne me sois plus rebelle

Puisque mon cœur est tien.

Pour mon mal apaiser

Donne-moi un baiser.

Une note profonde le tira de sa rêverie et de son épuisement. C’était le gong, à la poterne de la cité. Le battant s’ouvrit en réponse, comme s’il obéissait aux premiers rayons du soleil levant.

— Seigneur ! s’exclama Bryan.

Immobile, comme paralysé, il regarda entrer la Chasse.

C’était comme un arc-en-ciel qui descendait la grande avenue qu’ils avaient suivi pour pénétrer dans la cité, quelques moments auparavant. Ces créatures éblouissantes et vibrantes, habillées de lumière, devinrent une procession magnifique de cavaliers Tanu qui entraient dans Roniah avec la frénésie joyeuse et folle d’une cohorte de Mardi Gras. Les exotiques comme leurs montures semblaient irradier un millier de couleurs qui puisaient sans cesse, d’un extrême à l’autre du spectre. La Chasse défila tout entière sous la poterne, s’engagea dans la ville, s’approcha et passa presque sous la fenêtre devant laquelle se tenait Bryan. Il vit alors que tous les chasseurs, hommes et femmes, portaient une armure bizarre, apparemment faite de verre et de joyaux, avec des pointes, des cabochons, des épines qui leur donnaient l’apparence de crustacés humanoïdes habillés de diamants. Les montures étaient pareillement accoutrées et leur front était orné de joyaux éclatants. La cohorte traînait derrière elle des écharpes évanescentes et colorées qui projetaient des étincelles.

Un hurlement triomphal s’éleva de la Chasse. Les hommes frappaient leurs boucliers incrustés de gemmes de leurs épées de verre tandis que certaines des femmes embouchaient d’étranges trompes, agitaient des cloches à têtes d’animaux et que d’autres chantaient à pleine voix. En fin de cortège, six cavaliers s’avançaient en uniforme rouge luminescent. Ils étaient à l’évidence les héros de la parade. Sur leurs lances tenues haut, ils ramenaient les trophées de la nuit.

Six têtes coupées.

Quatre d’entre elles étaient monstrueuses : une horreur dentue, noire et poisseuse, un reptile aux oreilles de chauve-souris avec, sur les joues, un bouquet de tentacules qui frémissaient encore, un oiseau de proie avec de grands andouillers dorés et un singe à la toison d’un blanc immaculé, avec des yeux immenses qui clignaient comme s’ils étaient vivants.

Les deux autres têtes étaient plus petites. Et Bryan put les voir tandis que la procession passait devant lui. C’étaient les têtes d’un homme ordinaire, plutôt petit, et d’une femme d’âge moyen.

11.

C’est en retrouvant de manière inattendue cette souffrance ancienne qu’Anna-Maria comprit enfin.

Les chevilles enflées maintenues aux étriers, les muscles roidis de ses cuisses, les tiraillements incessants sur sa glande pinéal, les crampes dans les genoux et les coudes… oui, elle s’en souvenait parfaitement. C’était tout à fait comme vingt-six années auparavant.

Son père avait déclaré à toute la famille que descendre le Grand Canyon à dos de mule serait une aventure merveilleuse, un voyage à travers toute l’histoire de la planète, qu’ils allaient traverser toutes les couches successives de l’histoire et les savourer jusqu’à Multnomah, tout au bout de leur expédition. Et tout avait commencé très bien. Durant la descente vers le fond, Anna-Maria s’était régalée à palper les strates de roche colorée, de plus en plus anciennes. Tout en bas du Colorado, elle avait ramassé un fragment de schiste noir et brillant, un Vichnou vieux de deux milliards d’années, et l’avait observé avec l’émerveillement et le respect qui convenaient.

Mais ensuite, il avait bien fallu remonter. Et la souffrance avait commencé. C’était un voyage qui semblait ne jamais devoir finir. La douleur avait envahi ses jambes pour se transformer en spasmes tandis qu’elle luttait désespérément pour maintenir sa mule sur la piste. Ses parents avaient de l’expérience et ils savaient parfaitement comment guider leur monture sur la pente. Ses petits frères, avec leur dureté coutumière, leur tempérament d’acier, se contentaient de laisser faire leurs mules. Mais elle, avec sa conscience, sa sensibilité, savait quelle tâche atroce sa monture accomplissait. Et elle y avait participé inconsciemment. En approchant du terme de leur excursion, elle était harassée, elle pleurait, et tous avaient sympathisé : pauvre petite Anna-Maria ! Mais, bien sûr, il valait mieux continuer jusqu’au bout plutôt que de s’arrêter et de retarder tout le monde. Ensuite, ce serait fini, oublié. Papa lui avait dit qu’elle était une brave petite fille tandis que Maman la regardait avec un bon sourire plein de pitié. Ses frères ne s’étaient pas départis de leur air supérieur. Et lorsqu’ils avaient atteint le bord sud du canyon, Papa l’avait prise dans ses bras pour la conduire jusqu’à sa chambre et la mettre lui-même au lit. Elle avait dormi pendant dix-huit heures. Plus tard, ses frères s’étaient moqués d’elle parce qu’elle avait manqué l’excursion en œuf dans le Désert Peint et elle avait culpabilisé. C’est là que tout avait commencé.

Maman, Papa et les grands frères… ils étaient loin maintenant. Mais la grande fille continuait de porter son fardeau, même si ça faisait mal. C’était comme ça. Elle commençait enfin à comprendre pourquoi elle était venu là et tout le reste… La douleur et le souvenir des anciennes douleurs avaient réveillé sa mémoire. Pourtant, pour guérir, il suffisait de quelques pansements, d’une bonne infusion ! Seigneur Dieu, quelle idiote elle était !

Regarde-toi, se dit-elle. Tu es là, tu es bien là.

Elle comprenait. Mais il était trop tard.

Elle chevauchait son chaliko et le soleil du Pliocène se levait. A sa gauche, Felice s’était endormie en selle. Elle se souvint qu’elle lui avait dit que ces montures étaient pleines de douceur comparées aux verruls à demi-sauvages qu’elle avait domptés sur Acadie.

C’était l’aube qui se levait. La caravane était maintenant accompagnée par le chant des oiseaux.

Anna-Maria chercha dans ses souvenirs : avait-elle un chant à elle ? Un chant d’éveil et de louanges ? Les phrases de latin qu’elle avait apprises en dormant lui revinrent. Mercredi en été. Elle avait oublié ses Mâtines, et les Laudes convenaient sans doute mieux pour l’aube.

Tandis que le ciel, à l’orient, passait du gris rose au jaune, parsemé de traînées de cirrus pareils à des écharpes vermillon, elle chantonna :

Cor meum conturbatum est in me :

et formido mortis cecidit super me.

Timor et tremor venerunt super me :

et contexerunt me tenebrae.

Et dixit : Quis dabit mihi pennas sicut columbae,

et volabo, et requiescam !

Sa tête retomba sur sa poitrine et des larmes jaillirent de ses yeux sur son voile blanc. Devant elle, un cavalier émit un rire tranquille.

— Très intéressant. Vous parlez une langue morte. Pourtant, j’oserai dire que le Psaume 55 ne peut vous faire que le plus grand bien.

Elle leva la tête. L’homme portait un chapeau tyrolien et lui souriait, à demi tourné sur sa selle.

Il récita :

« Mon cœur se tord en moi,

les affres de la mort tombent sur moi ;

crainte et tremblement me pénètrent,

un frisson m’étreint.

Et je dis :

Qui me donnera des ailes comme à la colombe,

que je m’envole et me pose ?… »

— C’est quoi, la suite ?

D’une voix emplie de chagrin, elle reprit :

— Ecce elongavi fugiens : et mansi in solitudine.[11]

— Oh, oui, j’irai vivre dans la solitude. (L’homme leva la main vers le paysage.) Et la voilà ! Magnifique ! Regardez un peu ces montagnes, là-bas, vers l’est. C’est le Jura. Six millions d’années, ça fait une différence vraiment fantastique, vous savez ! Certains de ces sommets doivent atteindre trois mille mètres… Peut-être deux fois plus qu’à notre époque.

Anna-Maria, doucement, s’essuya les yeux avec son scapulaire.

— Oh, oui. Je connaissais pas mal de choses. J’avais parcouru à peu près toute la Terre, grimpé partout. Mais c’est les Alpes que je préférais. Je m’étais dit que ce serait bien de faire une escalade pendant qu’elles étaient encore en pleine jeunesse, vous voyez… C’est pour ça que je suis venu dans le Pliocène. Dans l’Exil. Avec ma dernière cure de rajeunissement, j’ai gagné vingt pour cent de capacité pulmonaire. Mon cœur s’est amélioré et mes muscles sont bien meilleurs. J’avais apporté tout mon équipement d’alpiniste avec toutes sortes de trucs spéciaux… Est-ce que vous savez qu’il y a des sommets des Alpes du Pliocène qui sont plus élevés que l’Himalaya de notre époque ? Les Alpes ont été drôlement érodées par la Période Glaciaire. Ça se passera dans quelques millions d’années, je veux dire. Les grands sommets devraient se trouver plus au sud, aux alentours du Mont Rose, à la frontière de la Suisse et de l’Italie, ou plus à l’ouest, en direction de la Provence, avec la nappe de la Dent Blanche. Là-bas, on doit avoir des plissements de plus de neuf mille mètres. Peut-être même qu’il en existe qui dépassent l’Everest ! Je m’étais dit que j’allais passer le reste de ma vie à escalader ces montagnes là, vous vous rendez compte ! Et si j’avais trouvé des compagnons pour venir avec moi, même à l’assaut de l’Everest du Pliocène…

— Vous avez peut-être encore une chance d’y arriver, dit Anna-Maria en s’efforçant de sourire.

— Salement improbable ! Ces exotiques et leurs larbins vont me faire couper du bois ou tirer de l’eau quand ils s’apercevront que je ne suis doué que pour me casser la figure dans les Alpes. Avec un peu de chance, après les corvées, je pourrai peut-être jouer un peu de musique dans l’équivalent du pub local pour me payer quelques verres.

Sur ce, il s’excusa d’avoir interrompu la prière d’Anna-Maria. Quelques instants plus tard, elle entendit les accords de sa flûte mêlés aux chants d’oiseaux.

Tranquillement, elle se remit à prier.

Ils abordaient une nouvelle colline, marchant toujours vers le nord en suivant le cours de la Saône. La rivière était invisible, masquée par une ceinture dense de forêt chargée de brume, tout en bas dans la vallée. Sur l’autre rive, le paysage apparaissait plus riant. Une immense prairie parsemée de bouquets d’arbres cédait la place, dans le lointain, à une plaine marécageuse. Des étangs et des mares brillaient dans le soleil levant. De petits ruisseaux serpentaient vers la Saône. Ici, à l’ouest de la rivière, le terrain était plus élevé de plusieurs centaines de mètres, entrecoupé parfois de ravines et de ruisseaux que les chalikos franchissaient sans ralentir leur allure.

Il faisait grand jour à présent. Anna-Maria pouvait observer toute la troupe. Les soldats et Epone allaient en avant, suivis des prisonniers, deux par deux, à intervalles réguliers. Richard et Claude chevauchaient devant les bêtes de bât, près de l’arrière-garde. Les amphicyons galopaient sur les flancs, se rapprochant parfois, à tel point qu’elle distingua leurs atroces yeux jaunes et sentit leur remugle. Les chalikos dégageaient une odeur puissante, caractéristique, bizarrement sulfureuse. Cela devait venir de leur régime de racines, songea-t-elle. De toute cette nourriture qui les rendait énormes et puissants mais qui les gonflait de gaz.

Avec un gémissement sourd, elle essaya de soulager ses muscles endoloris. Rien n’y faisait, pas même la prière. Fac me tecum pie flere, Crucifixo condolere, donec ego vexero. Oh, merde, Seigneur ! Je n’y arriverai pas.

— Anna-Maria ! Regarde ! Des gazelles !

Felice s’était éveillée. Du doigt, elle montrait la savane, sur leur gauche. La pente dorée apparaissait bizarrement plantée de grandes tiges noires et mouvantes. Anna-Maria prit conscience qu’elle voyait des milliers de cornes, que la colline sur toute son étendue était peuplée de corps mouvants à la toison roussâtre. Des gazelles innombrables qui broutaient l’herbe desséchée. Indifférentes au passage de la caravane, elles levaient parfois la tête et cela faisait comme autant de masques noirs et blancs surmontés de cornes en forme de lyre. Elles semblaient saluer au passage les amphicyons qui les ignoraient superbement.

— Est-ce que ce n’est pas magnifique ! s’écria Felice. Et là-bas ! Des petits chevaux !

Les hipparions étaient encore plus nombreux que les gazelles. Ils formaient d’immenses hordes sur plus d’un kilomètre carré de plateau.

La piste quittait pour un moment les hauteurs et, comme les cavaliers se rapprochaient de la vallée, la végétation se fit plus luxuriante et d’autres animaux apparurent, paissant paisiblement : des tragocerines pareilles à des chèvres, à la toison acajou, de grandes antilopes à la robe fauve striée de blanc. Dans un petit bouquet d’acacias, ils surprirent de gigantesques élans gris-brun aux cornes spiralées, hauts de plus de deux mètres au garrot.

— Toute cette viande sur pieds ! s’exclama Felice. Et seulement quelques gros chats, des chiens-ours et quelques hyènes comme ennemis naturels ! Un chasseur ne risque pas de mourir de faim, ici !

— Ce n’est pas le vrai problème, dit Anna-Maria d’un ton austère, tout en relevant sa jupe pour masser ses cuisses.

— Pauvre Anna… Bien sûr, je sais quel est le problème. Je m’en suis occupé. Regarde bien.

Sous le regard intrigué de la nonne, le chalicothère de Felice se rapprocha du sien jusqu’à ce que les flancs des deux bêtes se frôlent. Puis Felice s’écarta, sa monture maintenant un trot paisible à une bonne longueur de bras sur la gauche, nettement écartée de l’alignement rigide de la colonne. Après moins d’une minute, la bête revint en position, s’y maintint pendant quelques instants, puis, peu à peu, se laissa distancer d’un bon mètre. Anna-Maria comprit enfin ce qui se passait. A cet instant, un chien-ours fit entendre un grondement de méfiance et le chaliko de Felice reprit sa place.

— Mamma mia ! murmura Anna-Maria. Est-ce que les soldats peuvent savoir ce que tu fais ?

— Non, personne ne s’est aperçu, en tout cas que je peux annuler le contrôle. Ils n’ont pas de feedback, ils ne peuvent pas s’en rendre compte. L’ordre psychique a dû être préréglé pour toute la colonne au départ et les chalikos respectent l’intervalle de marche et la vitesse. Tu te souviens de ces perdrix qui ont dérangé les chalikos, hier soir ? Les gardes sont venus voir si l’alignement n’avait pas changé. Ils ne l’auraient pas fait s’ils avaient vraiment le contrôle.

— C’est exact, mais —

— Accroche ton voile. C’est à toi, maintenant.

Une soudaine bouffée d’espoir chassa la douleur et la tristesse d’Anna-Maria : son propre chaliko répétait maintenant le manège de celui de Felice. Lorsque ce solo fut achevé, les deux montures reprirent leur manœuvre de concert.

— Te deum laudamus, chuchota Anna-Maria. Tu pourrais y arriver, ma fille. Mais eux ?

Du menton, elle montrait l’amphicyon le plus proche.

— Ce sera difficile. Plus difficile en tout cas que tout ce que j’ai pu faire dans l’arène sur Acadie. Mais je suis plus âgée aussi…

De quatre mois au moins. Et je ne joue plus à un jeu stupide avec l’espoir qu’ils vont tous m’aimer au lieu de me craindre… Elle me fait confiance, et les autres aussi me feraient confiance s’ils savaient. Ils m’admireraient. Mais comment savoir ? Et comment prendre mes mesures ? Difficile, si je ne dois rien révéler. Quelle est la meilleure manière ?

Le chien-ours qui courait sur le flanc gauche, à une vingtaine de mètres de Felice, se rapprocha lentement, la langue pendante, dégoulinante de bave. La brute était proche de l’épuisement. Ses sens étaient embrumés, le niveau de sa volonté diminué. Le message inscrit dans son esprit et qui le poussait à courir sans cesse et à rester vigilant était à présent érodé par la faim et la fatigue. Le sens du devoir s’effaçait devant la promesse de la viande fraîche et de la litière d’herbe bien sèche dans un coin d’ombre.

L’amphicyon se rapprochait peu à peu du chaliko de Felice. En comprenant que son corps ne lui obéissait plus, la bête renifla et geignit, secouant la tête comme pour chasser des insectes importuns. Elle claqua des mâchoires, luttant contre l’emprise, mais elle continua de se rapprocher, accordant sa course sur celle du chaliko dans le nuage de poussière que soulevaient les sabots de la monture. Redressant alors la tête, l’amphicyon, impuissant, grogna sourdement à l’adresse de l’humain qui le dominait, qui le tenait, le conduisait. La fureur retroussa ses babines et ses dents apparurent, plus longues que les doigts de Felice.

Elle le libéra.

L’effort psychique avait affaibli sa vision et une douleur lancinante habitait son cerveau. Le carnivore lui avait résisté, mais…

— C’est toi qui a fait ça, n’est pas ? fit Anna-Maria.

Elle hocha la tête.

— C’était dur. Ils ne sont pas sous contrôle léger, comme les chalikos. Cette brute s’est battue jusqu’au bout. Je pense que tous les chiens-ours sont conditionnés au départ. Leur défense est plus difficile à vaincre parce que plus profondément inscrite dans le subconscient. Mais je crois que nous allons y arriver. Il vaut mieux attendre la fin de la journée, quand ils sont épuisés par le voyage. Si j’arrive à en contrôler seulement deux, ou peut-être plus…

Anna-Maria eut un geste d’impuissance. Pour elle, le contrôle de l’esprit par l’esprit, la domination mentale, étaient au-delà de sa compréhension. Elle s’était souvent demandé ce que pouvaient ressentir les métapsychiques. Même s’ils étaient aussi imparfaits que Felice. Qu’éprouvaient-ils donc en manipulant d’autres êtres vivants ? En déplaçant, en transformant la matière inerte ? Quel effet cela faisait-il de créer vraiment ? Non pas d’engendrer le fantôme brumeux d’une botte comme elle avait réussi à le faire avec l’aide de l’appareil d’Epone, mais une illusion substantielle ? De la matière ? De l’énergie ? Et le bonheur était-il de former une seule Unité en s’unissant avec d’autres esprits ? De sonder les pensées des autres ? D’avoir le pouvoir des anges ?…

Une étoile brillante, à l’éclat fixe, une planète, était apparue à l’est. Vénus… Ou, pour lui donner un nom plus ancien : Lucifer. L’ange scintillant du matin.

Elle eut un frisson de peur.

Ne nous induis pas à la tentation, mais pardonne-nous si nous nous réchauffons au feu de Felice, même s’il est trop ardent…

La caravane descendait vers les terres basses, quittant le plateau pour une petite vallée qui s’ouvrait vers l’ouest, dans les Monts du Charolais. Les palmiers nains, les pins et les robiniers des hauteurs cédèrent la place à des peupliers, des platanes, des chênes et des châtaigniers. Puis la forêt devint humide et des cyprès, des bouquets de bambous et d’énormes tulipiers dont le tronc faisait plus de quatre mètres de diamètre apparurent. De toutes parts, des arbustes et des buissons renforçaient l’impression de jungle primitive. Anna-Maria s’attendait soudain à se trouver face à face à un dinosaure ou un ptérodactyle.

Mais, bien sûr, c’était une idée absurde. La faune du Pliocène, tout bien considéré, n’était pas sans ressembler à celle de la Terre qu’elle avait connue, à six millions d’années dans l’avenir.

Ils entrevirent de petits daims aux cornes bifurquées, un porc-épic et une laie énorme suivie de marcassins tigrés. Une bande de singes les suivit pour un temps dans un concert de cris aigus sans jamais vraiment s’approcher. Ils rencontrèrent par endroits des buissons et des arbustes qui avaient été dépouillés de leur feuillage et dont on avait attaqué les racines. Plus loin, d’énormes bouses leur apprirent que des mastodontes étaient passés par là. Un feulement puissant venu du plus profond des bois déchaîna les grondements des chiens-ours. Anna-Maria se demanda si ce n’était pas l’appel d’un machairodus, le redoutable gros chat à dents de sabre qui était l’un des grands prédateurs du Pliocène…

Après leur premier séjour dans le château et leur long trajet dans la nuit, les voyageurs du Temps éprouvaient maintenant une impression nouvelle, qui triomphait de leur fatigue et de l’amertume qu’ils éprouvaient en pensant à leurs espoirs brisés. Ils étaient dans un autre monde. Cette forêt dense que perçaient les rayons du soleil matinal, appartenait à une autre Terre. Etrangère, différente. Tout autour d’eux, c’était ce monde indompté, sauvage, dont ils avaient rêvé. S’ils oubliaient leurs chaînes, les soldats et cette grande femme exotique qui conduisait la troupe… ils avaient le sentiment de se retrouver dans un paradis sylvestre.

Ils défilaient entre des masses exubérantes de fleurs, de fruits et de baies multicolores pareilles à des joyaux baroques, d’immenses toiles d’araignée perlées de rosée… des falaises creusées de grottes moussues, toutes résonnantes de cascades… Dans la lumière du jour nouveau, des animaux invisibles lançaient leur appel… Toute cette beauté était réelle ! Et malgré eux, malgré tout ce qui s’était passé, les prisonniers sondaient les profondeurs de la forêt avec l’avidité émerveillée de touristes naïfs.

Anna-Maria observait les papillons noirs et rouges, les grenouilles arboricoles bigarrées dont le cri était comme le tintement d’une clochette. En plein cœur de l’été, les oiseaux étaient en pleine saison des amours, car dans ce monde où l’hiver n’existait pas vraiment, ils n’avaient pas encore eu à migrer et pouvaient avoir plus d’une couvée par an. Un invraisemblable écureuil aux oreilles en aigrette, à la fourrure ocellée d’orange et de vert, regarda défiler la troupe, accroupi sur une souche. Dans un arbre voisin, un python sommeillait. Il avait le diamètre d’une grosse barrique de bière et il était aussi magnifiquement coloré qu’un tapis de Kermanshah. Quelques mètres plus loin, ils surprirent une minuscule antilope dont les pattes semblaient aussi fragiles que des brindilles. Elle n’était en fait pas plus grosse qu’un lapin. Un oiseau prit son vol. Son plumage était une splendeur de rose, de bleu nuit et de violet profond, mais son cri était le croassement du corbeau. Près d’un ruisseau, une grosse loutre, assise sur ses pattes arrière, semblait sourire aux voyageurs. Non loin de là, des chalicothères sauvages broutaient les buissons avec dignité. Ils étaient plus petits que leurs frères apprivoisés, avec un pelage plus sombre. Au bord de la piste, dans l’herbe courte, les champignons foisonnaient : rose corail, rouges à taches blanches, bleu clair avec des lamelles magenta. Un millepattes aussi gros qu’un salami, laqué de rouge, strié de jaune, s’enfuit au bruit des sabots.

Trois appels de trompe résonnèrent alors.

Anna-Maria poussa un soupir. La forêt était soudain en émoi et ce fut dans un concert furieux de cris d’animaux et de gazouillements que la caravane fit la jonction avec l’escorte. Bientôt, la forêt devint clairsemée et ils débouchèrent dans une vaste prairie semblable à un parc, au bord d’une rivière aux eaux calmes, sans nul doute quelque affluent de la Saône. La piste conduisait à d’énormes et vénérables cyprès avant de franchir la porte d’un fort tout à fait semblable à celui où ils avaient passé la nuit.

— Ecoutez-moi, voyageurs ! lança le captal Waldemar, dès que le dernier cavalier fut entré et que la porte fut refermée. Nous allons dormir ici jusqu’au coucher du soleil. Je sais que vous êtes tous très fatigués. Mais suivez mon conseil et prenez un bon bain chaud avant de vous mettre dans les draps. Et mangez, même si vous pensez que vous êtes trop épuisés pour avoir faim. En descendant de selle, n’oubliez pas votre sac personnel. Que ceux qui sont malades ou qui ont une plainte à formuler viennent me voir. Soyez prêts à repartir ce soir après le dîner dès que vous entendrez la trompe. Et s’il vous vient l’envie de prendre le large, pensez aux amphicyons, aux tigres à dents de sabre et à une salamandre que l’on trouve dans le coin. Elle est plutôt maline, grosse comme un Berger de Brie, orange, avec le venin d’un cobra royal. Allez, reposez-vous bien.

Un serviteur en blanc se précipita pour aider Anna-Maria.

— Ma Sœur, dit-il avec sollicitude, vous avez certainement envie d’un bon bain. Après la fatigue du voyage, c’est la meilleure chose au monde pour les muscles. L’eau est chauffée par une pile solaire installée sur le toit, et nous n’en manquons jamais.

— Merci, murmura-t-elle avec peine. C’est sûrement ce que je vais faire.

— Ma Sœur, il y a un service que vous pouvez nous rendre. Du moins, si vous vous en sentez la force…

L’homme était petit, la peau foncée, avec des cheveux grisonnants ébouriffés.

Anna-Maria se dit qu’elle allait tomber sur place si elle ne réussissait pas à s’appuyer contre quelque chose. Mais elle s’entendit dire :

— Bien entendu. Je ferai tout ce que je peux.

Il lui sembla que tous ses muscles protestaient douloureusement.

— C’est-à-dire que nous ne voyons pas souvent de prêtres au fort. Tous les trois ou quatre mois, le Frère Anatoly vient de Finah et Sœur Ruth de Goriah, loin à l’ouest. Il y a près de quinze catholiques ici. Nous vous serions reconnaissants si vous —

— Mais oui, certainement. Je pense que vous préférerez entendre la Messe de saint Jean…

— D’abord, il faut que vous preniez un bain et que vous mangiez, Ma Sœur.

Il prit son sac, la soutint par les épaules et l’entraîna.

Dès que Felice eut mis pied à terre, elle se précipita vers Richard et lui demanda :

— Alors ? Vous y êtes arrivé ?

— Facilement. Et il y a même en prime une étoile de seconde magnitude juste au-dessus de notre polaire. Mais vous avez l’air en forme. Vous pourriez peut-être me donner un coup de main pour descendre de cette brute.

— Rien de plus facile.

Elle monta sur le trépied, prit Richard sous les aisselles et, d’un seul effort, l’enleva de la selle.

— Doux Jésus ! s’exclama le pirate.

— Felice, lança Claude Majewski, je crois que je vais moi aussi faire appel à vos services.

Felice s’approcha de lui et le déposa à terre comme un enfant.

— Quelle est la gravité, sur Acadie ? grommela Richard.

Elle le regarda avec un sourire condescendant.

— 0,08 par rapport à la Terre. Vous voyez, Capitaine Blood, on ne gagne pas à tous les coups.

— Il ne faut rien tenter ici, dit Claude d’un ton inquiet. J’ai l’impression qu’ils sont sur le pied de guerre.

— Ne vous inquiétez pas, je —

— Elle vient par ici ! souffla Richard. Regardez ces seins !

Epone s’avançait majestueusement entre les prisonniers, sur son chaliko blanc.

— Ni sueur ni poussière, remarqua Felice d’un ton acide, tout en époussetant sa tenue verte. On dirait qu’elle va au bal. Le tissu de sa cape doit être ionisé, à mon avis.

Certains voyageurs n’avaient pas encore quitté la selle, et en particulier le petit homme à la barbe rousse en habit de chevalier. Il avait enfoui son visage dans ses mains, les coudes sur le pommeau de sa selle.

— Dougal ! lança Epone d’un ton à la fois autoritaire et câlin.

Il tressaillit, se redressa et lui adressa un regard éperdu.

— Non ! Pas encore ! Je vous en prie !

Mais Epone se contenta de faire signe à quelques serviteurs qui se portèrent au secours du chevalier.

— O, toi, belle dame sans merci ! geignit-il. Aslan. Aslan.

Indifférente, Epone traversait la cour en direction d’une petite bâtisse dont le toit en véranda était décoré de pôts de fleurs. Dougal, guidé par les serviteurs, la suivit.

Claude les regardait s’éloigner.

— Eh bien, Richard, vous savez, maintenant. C’est une bonne chose que vous vous en soyez sorti. Elle me paraît plutôt coriace.

Le navigateur spatial eut quelque peine à déglutir. La mémoire, lentement, lui était revenue.

— Mais qui… qui diable est donc Aslan ? demanda-t-il enfin.

— Une sorte de personnage christique dans un ancien conte de fées. Un lion magique qui protège les enfants contre des ennemis surnaturels dans un Pays de Rêve appelé Narnia.

— Je ne pense pas que son rôle s’étende au Pliocène, dit Felice en riant. Et si nous allions prendre ce bain, messieurs ?

Elle s’éloigna, secouant la poussière des plumes de son casque et, lentement, les deux hommes la suivirent.

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