5

Le lendemain, Daisy convertit le chèque de la Miniaturisation en cinq cents dollars d’argent, qu’elle dissimula dans une urne à café radionique brisée. Gusterson vendit son roman démentiel et en commença un nouveau où il était question d’un médecin fou, affligé d’un ricanement hystérique hoquetant, qui modifiait les régulateurs mentaux de façon à transformer ses malades en nymphomanes, en génocides et en saints. Mais cette fois, il ne put chasser Fay de son esprit, non plus que les derniers mots inquiétants prononcés par le nerveux petit homme.

Dans le même ordre d’idées, il ne parvenait pas à rayer aussi radicalement que d’habitude de sa conscience le domaine souterrain. Il avait l’impression qu’une nouvelle espèce de taupe était lâchée dans les galeries et que le sol, sous le pied de leur gratte-ciel, commencerait à se soulever d’une minute à l’autre.

Vers la fin d’un après-midi, il fourra dans sa poche une demi-douzaine de feuillets fraîchement tapés, couvrit sa machine à écrire, se dirigea vers la patère à chapeaux et saisit un casque de mineur muni d’une lampe électrique.

— « Je descends dans les bas-fonds, mon capitaine, » cria-t-il en direction de la cuisine.

— « Sois de retour à temps pour prendre ton second quart, » répondit Daisy. « N’oublie pas de prendre au lasso et de me ramener quelques filles initiées à l’art. »

— « Entendu, à condition que j’en trouve une avec une robe pie et un goût prononcé pour le Scotch, » répondit Gusterson, en se plantant le casque de mineur sur la tête avec un geste du genre « ceux-qui-vont-mourir-te-saluent ».

Il s’engagea dans le parc et, quand il fut parvenu à mi-chemin de l’orifice de l’escalateur, son cœur se mit à battre. Résolument, il alluma sa lampe de casque.

Comme il l’avait prévu, le robot de la porte fit entendre un ronronnement plus aigu et plus long de dix secondes lorsqu’il en fut à son adresse, mais il finit par lui ouvrir le passage après lui avoir tendu un bon pour l’obtention de sa carte d’identité.

Pour lors, le cœur de Gusterson cognait comme un marteau-pilon. Il s’engagea gauchement sur l’escalateur, étreignant les rampes mouvantes de part et d’autre, puis il ferma les yeux lorsque les marches atteignirent le bord de la plate-forme et s’engagèrent sur une pente qui lui parut verticale. Un instant plus tard, il se contraignit à ouvrir les yeux, dégagea l’une de ses mains de la rampe et appuya le second commutateur près de sa lampe de casque ; aussitôt, elle se mit à clignoter, comme un avion civil se préparant à se poser dans un nid d’appareils militaires.

D’un nouvel effort de volonté, il garda les paupières ouvertes et, palpitant d’émotion, observa la scène autour de lui. Après avoir longé pendant une centaine de mètres une galerie couverte d’un toit à l’épreuve des bombes, il plongea dans une vaste caverne où régnait une lumière crépusculaire. Le plafond bleu nuit scintillait d’étoiles. Les murs étaient percés, au niveau du sol, d’une douzaine de galeries voûtées, garnies d’actives échoppes, séparées par des panneaux publicitaires lumineux. Des galeries, débouchaient quelque trois douzaines de trottoirs roulants, s’épanouissant tangentiellement par rapport l’un à l’autre, en de multiples et affolantes feuilles de trèfle. Ces trottoirs roulants étaient gorgés de gens qui défilaient immobiles comme des statues ou pivotaient d’un trottoir à l’autre avec une grâce née d’une longue pratique, tels mille toreros exécutant des véroniques.

Les trottoirs roulants défilaient plus vite que son dernier voyage dans le sous-sol ne lui en avait laissé l’impression et, d’autre part, le mouvement des piétons lui semblait plus calme qu’autrefois. On eût dit que cinq mille taupes écoutaient… mais quoi ? Quelque chose d’autre avait également changé dans leur apparence-changement qu’il n’arrivait pas à définir pour l’instant, ou qu’inconsciemment il ne tenait pas à définir. Leur habillement ?… Non… Mon Dieu, ils ne portaient pas tous des masques de monstres identiques ? Non… La couleur des cheveux ?… euh…

Il les étudiait avec une telle attention qu’il ne s’aperçut pas que son escalateur arrivait en fin de course. Il atterrit brutalement sur les talons et vint se jeter sur un groupe de quatre hommes rassemblés sur un petit refuge triangulaire. Du moins le quatuor faisait-il parade d’une nouvelle mode : capes grises baleinées, rappelant un parapluie ou un chapeau de champignon géant, d’où leurs têtes émergeaient drôlement.

L’un d’eux saisit Gusterson au passage et lui évita de tomber sur un trottoir roulant qui aurait pu l’entraîner jusqu’à Toledo.

— « Gussy, tu as dû deviner que je voulais te voir, » cria Fay en lui tapant sur les épaules. « Je te présente Davidson, Kester et Hazen, des collègues à moi. » Les compagnons de Fay jetaient des regards étranges sur la lampe clignotante que Gusterson portait sur son casque. « Mr. Gusterson écrit des romans démentiels, » expliqua rapidement Fay. « Comment marche le nouveau roman, Gussy ? »

— « J’ai trouvé le nœud de l’histoire, il me semble, » marmotta Gusterson qui observait toujours la foule.

Il s’interrompit en s’apercevant que Kester, Davidson et Hazen avaient pris congé et glissaient déjà au loin. Il se souvint que nul n’aime entendre un auteur discourir… Voyons, est-ce que tous les membres de cette foule ne portaient pas la même expression sur le visage ? Ou ne manifestaient-ils pas les symptômes d’un même mal ?

— « Je me disposais justement à te rendre visite, mais à présent tu peux m’accompagner chez moi, » disait Fay. « Il y a deux questions que je voudrais…»

Gusterson se raidit. « Mon Dieu, j’y suis : ils sont tous bossus ! » cria-t-il.

— « Chut ! Bien entendu qu’ils sont bossus, » lui souffla Fay d’un ton de reproche. « Ils portent tous leur pense-bête. Mais il est inutile de les insulter pour autant. »

— « Je fle camp d’ici ! » Gusterson fit un geste pour s’enfuir comme s’il avait cinq mille Richard III à ses trousses.

— « Rien à faire, » dit Fay en le rattrapant d’une main. Dans le sous-sol, le petit homme semblait gagner de l’autorité. « Nous allons prendre un cocktail dans ma pièce à penser. En outre, si tu t’avises de remonter un escalateur en train de descendre, tu risques un arrêt du cœur. »


Dans son habitat personnel, Gusterson était à peu près aussi maniable qu’un rhinocéros vicieux, mais à l’extérieur – et particulièrement dans le sous-sol – il ressemblait davantage à un éléphant docile. Il se soumit donc misérablement, tandis que Fay l’examinait du haut en bas après lui avoir éteint sa lampe clignotante (« ce casque de mineur n’est pas très indiqué, Gussy ») et soudain – par une manœuvre surprenante – il sortit de sa ceinture un sac qu’il introduisit sous la veste de Gusterson, entre l’épaule droite et le vêtement, avant de reboutonner ce dernier pour faire tenir le sac en place.

— « De cette façon, tu ne te feras pas remarquer, » expliqua-t-il. Autre examen rapide. « Ça ira. Viens, Gussy. J’ai des tas d’instructions à te donner. » Trois pas rapides et les pieds de Gusterson se seraient dérobés sous lui si Fay ne lui avait imprimé une magistrale poussée. Le petit homme bondit à sa suite sur le trottoir roulant et, aussitôt après, ils filaient côte à côte sans effort. Gusterson se sentait tout apeuré et au moins deux fois plus bossu que tous ses compagnons de route – aussi bien moralement que physiquement.

Néanmoins, il répliqua bravement : « Moi aussi j’ai des instructions à te donner. J’ai rédigé six pages de recommandations à propos du pen…»

— « Chut ! » l’interrompit Fay. « Nous allons nous servir de ma boîte à murmures. »

Il tira son téléphone portatif, en forme de masque respiratoire, et le distendit de façon à couvrir la partie inférieure de leurs deux visages, Gusterson enfonçait le cou dans le renflement baleiné de la cape d’épaules, afin de se trouver joue contre joue avec Fay. Il se croyait le point de mire de la foule, mais il remarqua à ce moment qu’aucun de ses compagnons de route ne faisait la moindre attention à lui. Il comprit tout à coup la raison de cette attitude absorbée. Ils écoutaient leur pense-bête ! Cette pensée le fit frissonner.

— « J’ai rédigé six pages de recommandations à propos des pense-bête, » répéta-t-il, dans l’atmosphère moite et feutrée du téléphone. « Je les ai dactylographiées afin de ne pas les oublier dans la chaleur de la polémique. Je te demande de les lire sans en perdre un mot, Fay. Cette idée n’a cessé de me tourmenter depuis le moment où je me suis demandé si c’était toi ou ton pense-bête qui t’avait amené à quitter notre appartement à ta dernière visite. Je voudrais que tu…»

— « Ah ! ah ! Chaque chose en son temps. » Dans le téléphone, le rire de Fay prenait des résonances métalliques. « Mais je suis heureux que tu te sois décidé à collaborer, Gussy. Le mouvement se développe avec rapidité. Sur le plan national, les adultes habitant le sous-sol sont pourvus de pense-bête dans une proportion de quatre-vingt-dix pour cent. »

— « Je n’en crois rien, » protesta Gusterson en mitraillant de l’œil la cohorte de bossus qui l’entouraient. Le trottoir roulant glissait le long d’un tunnel faiblement éclairé, garni de portes et de panneaux publicitaires. Des individus aux yeux absorbés y montaient ou en descendaient d’une pirouette. « Un phénomène ne peut se développer avec une pareille rapidité, Fay. C’est contre nature. »

— « Nous ne sommes pas dans la nature, mais dans un milieu cultivé. Une culture industrielle et scientifique progresse selon une raison géométrique. Chaque pas en avant est multiplié par un coefficient n. La progression est plus que géométrique, elle est même exponentielle. Confidentiellement, le chef mathématicien de la Miniaturisation m’a indiqué que la courbe de croissance ascendante évolue rapidement de la puissance quatre vers la puissance cinq. »

— « Cela veut-il dire que l’essor se développe avec une telle rapidité que, si nous n’y prenons garde, la tête du convoi aura bientôt rattrapé la queue ? » demanda Gusterson. « Ou simplement qu’il se perd dans l’infini ? »

— « Exactement. Bien entendu, la plus grande partie de la dernière puissance et demie est due au pense-bête lui-même. Il a déjà éliminé l’absentéisme, l’alcoolisme et l’aboulie dans de nombreuses régions urbaines – et ce point ne constitue qu’une seule lettre de l’alphabet ! Si, dans six mois, le pense-bête ne nous a pas transformés en une nation de génies dont la mémoire photographique engendre un flot continu d’inventions, je m’engage à retourner vivre à la surface. »

— « Il suffirait, selon toi, que les gens se promènent dans la vie avec des yeux vitreux, en écoutant les radotages que cet engin leur glisse dans le tuyau de l’oreille, pour que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes ? »

— « Gussy, tu es incapable de reconnaître le progrès, alors qu’il te crève les yeux. Le pense-bête est la plus grande découverte de tous les temps, depuis l’invention du langage ; le plus grand instrument jamais conçu pour intégrer l’homme à toutes les circonstances de son environnement. Suivant le processus actuel, tout nouveau pense-bête est soumis au service de la défense gouvernementale et civile aux fins de programmation primaire, ensuite au patron de l’intéressé, puis à son docteur-psychiatre, puis à son chef d’îlot, et enfin à lui-même. Tout ce qui est nécessaire au bien-être de l’homme est enregistré sur ses bobines. L’efficacité est multipliée selon un coefficient correspondant au cube de sa puissance originelle ! Entre parenthèses, la Russie possède actuellement le pense-bête. Nos satellites-espions ont réussi à le photographier. Il est identique au nôtre, sauf que les communistes le portent sur l’épaule gauche… Mais ils ont deux semaines de retard sur nous au point de vue du développement, et ils ne pourront jamais nous rattraper ! »

Gusterson dégagea son visage du téléphone pour aspirer une goulée d’air. À un mètre de lui, une fille à la lèvre boudeuse, à la silhouette de sylphide, fut prise d’une contraction spasmodique, puis elle fouilla dans son sac et en tira une pastille qu’elle glissa dans sa bouche.

— « Par l’enfer, je m’aperçois que le pense-bête n’a pas encore tout résolu, » remarqua Gusterson en replongeant son visage dans le petit auvent privé qu’il partageait avec Fay. « Pourquoi le médecin qui traite cette fille n’a-t-il pas réglé le régulateur mental de son pense-bête de telle sorte qu’il se charge de lui injecter les médicaments appropriés ? »

— « C’est probablement que le docteur en question estime que l’absorption des pilules constitue pour elle une discipline salutaire – ou un exercice profitable, » répondit Fay volubilement. « Fais bien attention, maintenant. C’est ici que nous bifurquons. Je vais t’emmener à la Miniaturisation. »

Un ruban de trottoir roulant se sépara de la bande principale et vira dans une courte allée. C’est à peine si Gusterson s’en rendit compte lorsqu’il traversa la jonction à vitesse constante. Puis le ruban secondaire prit de la vitesse, les entraînant à une allure de 9 mètres-seconde vers un mur de ciment au pied duquel aboutissait l’allée. Gusterson se préparait à sauter, mais Fay le retint d’une main et, de l’autre, tourna vers le mur une plaque et un bouton. Lorsqu’ils furent à trois mètres du mur, celui-ci s’effaça sur le côté, puis se referma derrière eux avec une telle rapidité que Gusterson se demanda un moment si le fond de son pantalon et ses talons étaient encore à leur place.

Fay, ramassant sa plaque et son téléphone portatif, glissa le bouton dans la poche de veste de Gusterson. « Tu t’en serviras en sortant, » dit-il. « Si toutefois tu sors. »

Gusterson qui s’efforçait de déchiffrer les affiches « Ce qu’il faut faire » et « Ce qu’il ne faut pas faire », apposées sur les murs le long desquels ils passaient, s’apprêtait à examiner cette dernière proposition de caractère sinistre, mais à ce moment précis, le ruban ralentit, une porte s’ouvrit et se referma derrière eux, et ils se retrouvèrent dans une pièce à penser luxueusement meublée, mesurant bien deux mètres quarante sur un mètre cinquante.


— « Hé, pas mal du tout, » dit Gusterson d’un ton admiratif, afin de bien montrer qu’il n’était pas un paysan mal dégrossi. Puis, faisant appel à des connaissances qu’il avait acquises à l’occasion de recherches entreprises pour la composition d’un roman historique : « Mais cette pièce est au moins aussi grande qu’un compartiment de wagon Pullman ou que la cabine du second au cours de la guerre de 1812. Il faut vraiment que tu sois haut placé ! »

Fay hocha la tête, sourit faiblement et s’assit avec un soupir sur un fauteuil pivotant rembourré avec excès. Il demeura les bras ballants et laissa tomber sa tête sur sa cape gonflée au niveau de l’épaule. Gusterson le regardait fixement. C’était la première fois, à sa souvenance, qu’il avait vu le petit homme trahir de la fatigue.

— « Le pense-bête offre un sérieux inconvénient, » reprit Fay. « Il pèse quatorze kilos. On le sent, lorsqu’on est resté debout pendant deux heures. Sans aucun doute, nous allons le munir du dispositif anti-gravité dont tu as parlé pour les grenades de poursuite. Nous l’aurions déjà introduit dans ce modèle, mais il nous fallait y incorporer tant d’autres choses. » Il soupira de nouveau. « Le système d’évaluation et de décision, à lui seul, en a triplé la masse. »

— « Hé, » protesta Gusterson qui pensait plus particulièrement à la fille aux lèvres boudeuses, « tu veux dire que tous les gens que nous avons vus transportaient quatorze kilos sur leur épaule ? »

Fay secoua lourdement la tête. « Ils portaient tous le modèle n°3 ou 4. Le mien est un n°6, » déclara-t-il du ton dont il aurait dit : « Je suis le seul à porter la vraie Croix. Les autres sont toutes en balsa. »

Puis son visage se rasséréna un peu et il poursuivit : « Bien entendu, les améliorations apportées compensent largement la différence de poids… et pendant la nuit, c’est à peine si on se rend compte de sa présence lorsqu’on est étendu… D’ailleurs, si on a soin de talquer la peau sous l’appareil deux fois par jour, elle ne s’irrite pas… ou du moins pas trop…»

Gusterson recula involontairement et sentit quelque chose qui le gênait sur son omoplate droite. D’un geste convulsif, il déboutonna sa veste, plongea sa main à l’endroit incriminé et en retira avec violence le sac de Fay… qu’il reposa doucement à côté de lui avec un profond soupir, comme s’il venait d’échapper à un grand et symbolique danger. Puis il se souvint d’un détail mentionné par Fay.

— « Tu m’as dit que le pense-bête est muni d’éléments d’évaluation et de décision. Cela signifie donc bien que ton appareil pense. Et s’il pense, c’est qu’il est conscient. »

— « Gussy, » dit Fay d’un ton las et en fronçant les sourcils, « aujourd’hui, toutes sortes d’appareils sont munis d’éléments d’évaluation et de décision. Les classeurs de courrier, les missiles, les infirmiers robots, les mannequins de grand style, pour ne citer que ceux-là. Ils « pensent », s’il faut employer ce terme archaïque, mais cela ne correspond pas à la réalité des faits. Et ils ne sont certainement pas conscients. »

— « Ton pense-bête pense, » répéta obstinément Gusterson, « je t’avais prévenu. Il chevauche ton épaule comme si tu étais un poney, et maintenant, il pense. »

— « Et après ? » répondit Fay dans un bâillement. Il fit un rapide et sinueux mouvement de l’épaule qui donna un instant l’illusion que son bras gauche était muni de trois coudes. Gusterson n’avait jamais vu Fay effectuer un tel geste et il se demanda sur qui il avait pu le copier. Fay bâilla de nouveau et dit : « Je t’en prie, Gussy, ne me dérange plus pendant une minute. » Ses yeux se fermèrent à demi.

Gusterson étudiait le visage aux joues creuses de Fay et la grande boursouflure de sa cape.

— « Dis-moi, Fay, » demanda-t-il à voix basse au bout de cinq minutes, « est-ce que tu médites ? »

— « Moi ? Pas du tout, » répondit Fay, en sursautant et en réprimant un nouveau bâillement. « Je me repose un peu, simplement. Ces jours-ci, je me sens plus fatigué que d’habitude. Tu voudras bien m’excuser, Gussy, mais qu’est-ce qui t’a fait parler de méditation ? »

— « C’est comme une sorte d’intuition, » dit Gusterson. « Vois-tu, lorsque tu as commencé à lancer le pense-bête, il m’est apparu qu’il pourrait au moins offrir un avantage. Voici : le fait de posséder un secrétaire mécanique, qui se charge des obligations et de la routine quotidienne dans le monde réel, devrait permettre à l’homme de s’évader dans l’autre monde, le monde des pensées, des sentiments, des intuitions, de s’y intégrer en quelque sorte pour accomplir des choses. Connais-tu quelqu’un qui utilise le pense-bête de cette façon ? »

— « Non, bien entendu ! » répondit Fay avec un grand rire incrédule. « Qui aurait l’idée de s’évader dans un monde imaginaire en risquant de manquer ce que son pense-bête est en train d’accomplir ?… je veux dire ce que son pense-bête lui réserve ? »

Ignorant le frisson de Gusterson, Fay se redressa et sembla se ragaillardir. « Ah ! cette petite pause m’a fait du bien. Un pense-bête t’oblige à te reposer, vois-tu – c’est l’un de ses grands avantages. Pooh-Bah est plus attentif à ma santé que je ne l’ai jamais été moi-même. » Il ouvrit un minuscule réfrigérateur, en retira deux cubes de carton sulfurisé dont il tendit un exemplaire à Gusterson. « Martini ? J’espère que tu ne verras pas d’inconvénient à boire à même le carton. À ta santé, Gussy, mon vieux copain. Maintenant, il y a deux choses dont je voudrais te parler…»

— « Minute, » dit Gusterson, retrouvant une partie de son ancienne autorité. « Il est d’abord une chose qui m’obsède et dont je voudrais me libérer l’esprit. » Il tira les pages dactylographiées d’une poche intérieure et les défroissa. « Je t’ai déjà parlé de ce laïus. Je voudrais que tu le lises avant toute autre chose. Tiens ! »

Fay jeta un regard sur les feuilles et hocha la tête, mais il ne les prit pas tout de suite. Il leva les mains à son cou et défit l’agrafe de sa cape, puis hésita.

— « Tu portes cette pèlerine pour dissimuler la bosse de ton pense-bête ? » intervint Gusterson. « Tu as meilleur goût que les autres taupes. »

— « Pas exactement pour le dissimuler, » protesta Fay, « mais afin que les autres ne soient pas jaloux. Je ne me sentirais pas à l’aise de faire étalage d’un pense-bête n°6, capable d’évaluation et de décision, devant des gens qui ne sont pas en mesure de l’acheter – du moins pas avant vingt-deux heures quinze ce soir. Bien des habitants des abris ne dormiront pas cette nuit. Ils feront la queue pour échanger leur vieux pense-bête contre un n°6 presque aussi bon que Pooh-Bah. »

Il fit le geste d’écarter les mains, hésita en jetant un regard d’appréhension sur Gusterson, puis se débarrassa de la cape.

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