PREMIERE PARTIE

I

La starlette se renversa en arrière, les reins arqués sûr un coussin du divan, le seul meuble qui pût donner une illusion de luxe dans une chambre d’aspect misérable. Elle croisa très haut les jambes et bomba le torse avec une application visible, comme si elle s’efforçait de faire jaillir tout son corps hors de son déshabillé. Puis, elle interrogea le photographe avec le regard d’un élève obséquieux qui quête une approbation de son maître.

« Comme ça ? ou un peu plus haut ? »

Il haussa les épaules sans répondre, d’un geste excédé. Elle parut inquiète et ajouta vivement :

« Si vous croyez que c’est mieux, je peux enlever mon soutien-gorge, »

Martial Gaur, qui l’observait depuis un moment, avec une impatience mal contenue, à travers le viseur, entra soudain dans une colère rageuse et jeta son appareil sur le divan avec une telle violence qu’elle sursauta et se recroquevilla sur ses coussins.

« Ton slip, peut-être ? Tu te fiches de moi ? Tu t’imagines que je travaille dans le porno ou tu te prends pour une vraie star qui peut tout se permettre ?

— C’est mon agent qui m’a recommandé...

— Ton agent est un Jean foutre. C’est lui qui prend les photos ou c’est moi ? Des photos suggestives, tu m’entends ?

Suggestives, on t’a appris ce que ça veut dire ? Ça ne signifie pas que tu dois te mettre à poil. »

Les lèvres de la jeune fille s’étaient gonflées en une moue enfantine. Le voyant s’approcher d’elle en grommelant encore des injures, elle eut un geste du bras comme pour parer une gifle. La colère de Martial Gaur ne résista pas à ce réflexe attendrissant. Sans transition, il changea de ton.

« La voilà qui pleure, maintenant ! Malheur ! Veux-tu te calmer. Tu vas être chouette. Je ne suis pas un ogre.

Simplement, je connais mon métier, un métier que je pratique depuis bien avant ta naissance, tu comprends ? Fais ce que je te dis et tu auras une belle photo, la plus belle que tu puisses imaginer, je te le promets, une photo qui t’attirera des millions d’admirateurs, qui sera reproduite dans tous les magazines du monde et qui alléchera les producteurs de trois ou quatre continents, là. C’est la première fois que tu poses ainsi, n’est-ce pas ? Alors, fais-moi confiance. Réserves-en un peu pour plus tard. Laisse-moi t’arranger. »

Il rabattit un peu son déshabillé, la força à baisser une jambe, puis se recula pour l’examiner, le sourcil froncé.

« Ça pourra aller. Mais maintenant, il faut attendre que la fontaine soit tarie. Mouche-toi et refais ton maquillage... sans exagération. Il faut suggérer, je te dis. Vous êtes toutes les mêmes.

— Je ferai ce que vous voudrez.

— Ça vaudra mieux. »

Elle esquissa un sourire à travers ses larmes et s’assit au fond de la pièce, devant une table branlante qui lui servait de coiffeuse. Il la regarda un instant, passa machinalement son doigt sur un meuble, le retira noir de poussière, haussa encore les épaules et se mit à arpenter la chambre les mains derrière le dos, tandis qu’elle lui lançait des coups d’œil craintifs. Intimidée maintenant par son silence, elle tenta de renouer la conversation et, remarquant sa démarche mal assurée, lui demanda.

« Vous boitez ? Vous vous êtes fait mal à la jambe ? »

Elle n’en ratait pas une ! Il faillit céder à un nouvel accès de colère, mais il se contint et eut simplement un petit rire amer.

« Assez mal. Regarde. »

Il releva le bas de son pantalon et lui montra l’amorce de la jambe artificielle, au-dessus de la chaussette. Elle rougit de confusion.

« Oh ! Pardon. Excusez-moi. Je suis désolée.

— Il n y a pas de quoi. Ne recommence pas à chialer tout de même. Cela ne date pas d’hier.

— Vous avez eu un accident ?

— Un accident, si tu veux, à une époque où je ne me contentais pas de photographier des bébés comme toi et où mon métier m’entraînait dans des coins dangereux. »

Il resta un long moment assombri et muet, tandis qu’elle clignait des yeux devant son miroir. Il parut enfin se réveiller.

« Tu es prête ? Fais-toi voir. Ça pourra aller. Fais-moi un sourire... pas un sourire de vache, un sourire humain, si tu peux. »

Elle lui obéit. Elle acceptait sans regimber sa brutalité et le tutoiement, qu’il employait, lui, d’une manière tout à fait naturelle, avec seulement une très légère nuance de mépris, comme s’il avait eu affaire à un enfant en bas âge, ou plutôt à un animal, un jeune animal qu’il devait dresser pour lui faire jouer un certain rôle, en lui interdisant toute initiative déplacée.

Il s’agissait entre eux d’une relation d’artiste à sujet, qui devint encore plus évidente dans la scène qui suivit, où il déploya toutes les ressources de son expérience pour lui faire adopter la pose qu’il désirait obtenir d’elle. Il la prit par la main, la fit coucher sur le divan, releva lui-même ses jambes, fixant la limite à ne pas dépasser d’une tape autoritaire et, en s’y reprenant à plusieurs fois, régla l’angle de son corsage à l’ouverture voulue. Pendant toute la durée de cette préparation, il avait des gestes d’une douceur presque maternelle, parfois interrompus par de brusques sursauts d’impatience quand l’effet recherché se refusait à naître.

Ce

cliché,

destiné

sans

doute

à

une

revue

cinématographique, était certes d’une écœurante banalité, mais il ne doit pas y avoir de sujet trivial pour le véritable artiste. Le vieux Tournette, qui avait été le maître de Martial Gaur en matière de photographie, lui enseignait autrefois ce précepte et le lui répétait encore bien souvent. Celui-ci l’avait adopté, et s’y accrochait même avec une sorte de ferveur désespérée, comme à un dogme religieux, depuis que son infirmité l’obligeait à se limiter à de tels sujets.

Sous la critique de son œil pointilleux et la direction de ses doigts agiles, la starlette jouait pour lui un rôle important, certes, mais guère plus que l’éclairage, le divan et le vase de fleurs qu’elle avait jugé bon de placer à son côté. Pas une seule rois il ne se laissa distraire du but à atteindre (une pose satisfaisante) par le tableau à la fois attendrissant et affriolant qu’offrait la jeune fille demi-nue, étendue sur les coussins, les joues marquées par l’émoi de sa récente algarade et visiblement soumise à toutes ses volontés.

Il allait et venait, le sourcil froncé, les muscles tendus par le souci constant de ne négliger aucun détail pouvant contribuer à la valeur de l’image, pris par son métier jusqu’à en oublier sa jambe artificielle, qui le faisait parfois trébucher sur le méchant tapis. Une cuisse rebelle lui donna beaucoup de tracas et mit sa patience à l’épreuve. Elle ne parvenait pas à s’inscrire dans l’ensemble d’une manière naturelle, s’obstinant à accaparer tous les rayons de lumière ou, au contraire, à se noyer dans la pénombre, projetant une note incongrue dans l’harmonie qu’il cherchait à créer. Il passa un temps infini à lui trouver une position satisfaisante, la manipulant d’abord avec douceur, puis la tordant sans ménagement jusqu’à faire sourdre de nouvelles larmes dans les yeux de la fille. Il ne la lâcha que pour saisir un sein indocile d’une main exaspérée et en limiter brutalement le relief, qui tendait à échapper aux impératifs d’un art rigoureux.

Il abandonnait parfois le corps étendu, croyant avoir atteint la composition idéale, et bondissait vers son appareil, maintenant fixé sur son support, aussi vite que le lui permettait sa malheureuse jambe. Il observait le tableau à travers le viseur, laissait échapper une exclamation de dépit et revenait avec la même précipitation vers le sujet, pour rectifier un détail qui lui paraissait soudain inadmissible.

« Tu peux parler, tu sais, dit-il sur un ton bourru, comme elle observait son manège sans oser ouvrir la bouche... cela te donnera peut-être l’air plus naturel, ajouta-t-il entre ses dents.

Pose-moi des questions. Vas-y, n’aie pas peur. Tu as envie de savoir comment j’ai perdu ma jambe, je le sais. »

Il était exaspéré depuis quelques instants par le manque d’expression de son regard et se torturait l’esprit à chercher pour elle un sujet d’intérêt propre à dissiper cet abominable vide. Ayant cru discerner un reflet dans sa prunelle quand il lui avait parlé de sa blessure, il songeait à utiliser cet artifice.

« Vous faisiez un métier dangereux ? »

Une nouvelle lueur anima le regard. Elle mordait à l’hameçon. Il tenta d’exploiter cette veine. « Assez. Photographe comme aujourd’hui, ma belle, mais pas dans le même secteur.

— A la guerre ?

— Tu es futée. On ne peut rien te cacher... »

Elle était maintenant intéressée au point d’oublier qu’elle était la cible d’un objectif, but toujours recherché par lui dans ces circonstances.

« ... A la guerre, en effet. J’ai même fait plusieurs guerres, si tu veux le savoir. Ceci – il montra sa jambe – ceci est un souvenir de ma dernière, celle d’Algérie... Voilà le regard que je souhaitais. Continue à me parler. Essaie de penser, tu m’entends, de penser, je t’en supplie. Tu commences à avoir une physionomie presque humaine. »

Il sautilla pour retourner à son appareil et fit une longue visée minutieuse en manipulant des boutons.

« Une blessure ? Une balle ?

— Quelques balles, ma mignonne, ce qu’on appelle une rafale en termes techniques. Les fellaghas nous attendaient à l’atterrissage.

— Vous étiez en avion ?

— N’ouvre pas la bouche comme si tu bâillais... Pas exactement en avion, en parachute... Bon ! Ce n’est pas mal.

Parle encore. »

Il avait pris un premier cliché. Il tourna une manette et la visa de nouveau, son attention centrée sur une légère accentuation de la courbure de sa lèvre, qui lui paraissait pleine de promesses.

« Il y avait beaucoup de fellaghas ?

— Non. On avait sauté sur un hameau en ruine. Un exploit à peu près inutile. Il ne restait que trois types. Tous les autres avaient fui.

— Vous étiez parachutiste ? »

Clic ! Cette deuxième photo devait être bonne. La lèvre prenait une courbe de plus en plus expressive.

« Photographe, je t’ai dit. Mais mon métier m’obligeait d’aller dans tous les coins chauds et parfois à sauter... Clic ! Très bien. Tu peux tout de même relever un peu ton genou gauche.

Tu tombes dans l’excès contraire. Maintenant, tu as l’air d’une pensionnaire qui a mis des jarretelles pour la première fois de sa vie. Ne te raidis pas et regarde-moi sans t’occuper de l’objectif... Oui, il en restait trois et c’est un de ceux-là qui m’a poivré la jambe. Mais je me suis vengé. Je l’ai eu. »

Clic !... Cette soudaine lueur dans sa prunelle, qu’il guettait depuis un moment sans trop oser l’espérer, cela n’avait été qu’un éclair furtif, mais il était sûr de l’avoir saisie. Il en fut si heureux qu’il lui permit quelques instants de détente.

« Parfait. Tu es une brave fille. C’était ce que j’attendais de toi. Tâche d’avoir d’autres illuminations de ce genre. Tu peux te reposer un peu sur ton coude.

— Vous l’avez tué ? »

Le visage du photographe exprima l’étonnement le plus ingénu.

« Tué ? Moi ? Pour quoi faire ? Et avec quoi, Grand Dieu !

Je n’avais pas d’arme.

— Je ne sais pas, moi. Vous auriez pu l’assommer. »

Martial éclata de rire.

« Alors que j’étais allongé sur le sol, avec ma jambe qui pissait le sang, ayant tout juste la force de tenir mon appareil ?...

et puis, rater un des meilleurs clichés de ma carrière ? Ne dis pas de sottises. Je te répète que je l’ai eu. Je l’ai eu. Tu comprends ? Je l’ai pris une première fois au moment où il descendait un autre para qui touchait le sol. J’ai même eu la chance de les avoir tous les deux sur la même pellicule... Ne bouge plus !... Et je l’ai eu une autre fois alors qu’il venait lui-même de se faire abattre par un troisième larron. Nous ne sommes pas tellement nombreux dans la corporation à avoir réussi des photos de ce genre... Oh ! Celles-là n’ont pas fait le tour du monde, mais on en a parlé. Nous étions quittes, le fellagha et moi... Clic ! C’est fini. Tu as été sage. Tu peux te lever.

Je t’enverrai les épreuves. »

II

MARTIAL GAUR descendit avec peine les quatre étages du meublé où logeait la starlette, pestant contre l’absence d’ascenseur. Sa jambe artificielle ne lui avait jamais paru aussi pesante et son matériel tirait sur son épaule d’une manière inaccoutumée.

« Petite dinde ! »

Il émit à voix basse quelques autres compliments semblables, sans aucune intention péjorative, d’ailleurs, à l’égard de la fille. En fait, c’était à lui-même qu’il en avait, à lui et à cette sorte de spécialité qu’il avait été obligé d’adopter après sa blessure. Photographe de pin-up ! Lui, qui avait été un des plus audacieux chasseurs d’images rares. Le récit fait à cette gamine d’un épisode de sa vie aventureuse tendait à déclencher un train de réflexions mélancoliques.

Pourtant, ce n’était pas faiblesse de sa part, ni puéril désir de se faire valoir, s’il avait évoqué ce passé. Martial Gaur était par nature remarquablement bien immunisé contre les basses séductions de la faiblesse et, s’apitoyant rarement sur le sort des autres, il ne le faisait pas davantage sur le sien. Quant à mettre en valeur ses exploits d’antan et à s’en parer comme d’une auréole, il était bien trop orgueilleux et méprisait beaucoup trop l’opinion de ses frères humains en général, des femmes en particulier et, surtout, du genre de bécasses que sa profession l’obligeait d’approcher chaque jour. En vérité, ce récit n’était qu’une manœuvre subtile pour mettre le sujet en condition et faire naître une expression vivante dans son regard. De même, son emportement et sa rudesse n’étaient pas le fait d’un courroux sincère. Tout cela était raisonnement et calcul. Avec certaines de ces filles, un grand nombre même, les injures réussissaient. Quand cela ratait, il essayait autre chose. Il eût tenté n’importe quoi (il lui était arrivé d’avoir recours à des gifles) pour animer leur œil d’un éclat insolite.

Il s’était trouvé par hasard que celle-là était sensible aux épisodes guerriers (comme si elle pouvait comprendre quelque chose à l’histoire du fellagha ! Elle avait été séduite comme par un roman-feuilleton.) Encore heureux qu’il pût être utile à quelque chose, ce passé dont les images brillantes défilaient encore devant ses yeux, tandis qu’il ahanait dans l’escalier obscur. Cependant, la comédie était terminée. Aucune obligation professionnelle ne justifiait ces réminiscences, qui s’obstinaient à encombrer son esprit, comme cela lui arrivait souvent depuis quelque temps. Trop souvent : un signe certain de vieillesse. Pourtant, il n’avait que cinquante-cinq ans et il aurait été encore solide, sans cette maudite infirmité !

Il sortit avec soulagement du vestibule crasseux et se dirigea à pied vers le boulevard Saint-Michel. Comme il s’en approchait, un tumulte confus frappa ses oreilles, le rappelant pour un court instant aux réalités de l’heure présente. Certains secteurs de Paris étaient en effervescence depuis quelques jours et le Quartier latin, en particulier, baignait dans une atmosphère d’émeute.

La raison de cette agitation était la personne du président de la République, Pierre Malarche, élu depuis quelques mois.

Les partis de la droite traditionnelle reprochaient au nouveau chef de l’Etat quelques innovations libérales et, surtout, son âge relativement jeune. Il n’avait guère plus de quarante ans et les passions, les mêmes sans doute qui s’étaient autrefois soulevées contre la vieillesse, se déchaînaient aujourd’hui contre la jeunesse et l’inexpérience. Comme cette tare lui attirait également, en France, la méfiance instinctive de tous les autres partis, y compris ceux qui approuvaient sa politique, le jeune président Malarche avait beaucoup d’ennemis. Il est vrai qu’il ne faisait rien pour apaiser ses adversaires et semblait même prendre plaisir à les provoquer. Elu de fraîche date, ne venait-il pas de faire annoncer son prochain mariage avec une actrice de cinéma, beaucoup plus jeune encore que lui. Ce défi suscitait une recrudescence de hargne et de rage parmi ses opposants.

Des manifestations hostiles, parfois violentes, éclataient chaque jour, orchestrées par des groupements nationalistes, réorganisés depuis peu d’une manière qui rappelait le temps des ligues.

Les motifs de cette fièvre paraissaient parfaitement futiles à Martial Gaur, qui nourrissait depuis longtemps un mépris souverain à l’égard des événements politiques. Autrefois, l’agitation de la rue représentait pour lui l’espoir de quelques clichés intéressants, mais aujourd’hui, alors que son infirmité lui interdisait de se mêler aux bagarres, elle n’était pour lui qu’une nouvelle occasion d’évoquer des souvenirs anciens.

C’était en effet dans une période de trouble comme celle-ci que sa vocation s’était révélée. Il se revit en 1936, sans aucun plaisir. Il n’éprouvait guère que du mépris pour le jeune imbécile qu’il était alors, d’après son jugement présent.

A peine sorti de l’enfance, il avait abandonné à peu près complètement ses études pour se lancer dans la politique, ou du moins ce qu’il appelait ainsi. Cela consistait à participer à toutes les manifestations séditieuses, à faire le coup de poing et parfois le coup de matraque en compagnie de quelques excités, membres actifs comme lui d’une ligue d’extrême droite.

Laquelle ? Il ne se le rappelait même plus très bien aujourd’hui, tant ce passé était dépourvu de réalité. Orphelin de mère, son père, journaliste réactionnaire, fermait les yeux sur ses égarements, lui donnait tout l’argent qu’il réclamait et souriait avec indulgence quand son fils rentrait avec une bosse sur le front, ou quand il était obligé d’aller le chercher dans un commissariat où il avait passé la nuit à la suite d’une échauffourée. Le jeune Martial se glorifiait de l’auréole que ces incidents tressaient pour lui aux yeux de ses camarades.

Cette période ne dura pas et il s’en félicitait aujourd’hui.

Elle se termina soudainement à la mort de son père, qui le laissa à peu près seul au monde, sans ressources, avec une instruction médiocre. Il s’en fallut de peu, cependant, à cette époque, qu’il ne s’engageât plus à fond dans les organisations séditieuses et ne devint une sorte de professionnel à gages de l’émeute. Des propositions lui étant faites dans ce sens, sa paresse naturelle, sa constitution athlétique et son humeur batailleuse faillirent l’entraîner dans cette voie. C’est l’intérêt que lui portait le vieux Tournette qui l’en détourna.

Le vieux Tournette ! À plus de quatre-vingts ans, il méritait sans doute cette épithète aujourd’hui, mais Martial l’avait toujours appelé ainsi, non par moquerie, mais au contraire avec une nuance de respect. Tournette lui en avait toujours imposé.

C’était un ami de son père, quoiqu’il ne partageât pas ses opinions. De fait, l’idée que le vieux Tournette pût avoir des opinions politiques paraissait à Martial Gaur parfaitement saugrenue, encore plus extravagante que s’il avait été soupçonné lui-même de cette folie. Tournette était photographe, et rien de plus. C’est à ce titre qu’il lui arrivait d’accompagner son père au cours d’un reportage. Ce travail en commun donnait lieu presque toujours à des discussions et, parfois, à de violentes querelles. Gaur, le père, toujours porté à orienter un événement dans le sens de ses opinions et de celles de son journal, tentait d’exiger de Tournette que les vues illustrant son texte fussent prises dans le même esprit tendancieux, ce que celui-ci refusait toujours avec obstination.

Le photographe doit être un témoin impartial, opposait-il à toutes les remontrances. Enoncer des adages de cette sorte sur un ton sentencieux avait, toujours été une de ses manies.

Les deux hommes s’appréciaient malgré ces divergences de vues et, à la mort du journaliste, Tournette fut le seul à penser à son fils, ce qui était en soi un événement extraordinaire, car il n’avait guère coutume de se soucier des êtres humains. Il avait remarqué depuis longtemps ce garçon dissipé, qu’il jugeait en train de mal tourner. Quand Martial était encore enfant, il lui montrait parfois sa collection d’appareils, qui comprenait à peu près tous les modèles existant alors et lui en expliquait le fonctionnement, remarquant que ce gamin, qui ne paraissait s’intéresser à rien de sérieux, suivait son exposé avec une attention insolite. Il lui avait même permis de prendre quelques photos, qui témoignaient d’une certaine habileté instinctive. Par la suite, entrant dans sa turbulente adolescence, Martial avait oublié ces leçons.

Tournette vint le voir quelques jours après la mort du père.

Il le trouva vautré sur un lit, fumant cigarette après cigarette, en train de méditer sur l’offre qui lui était faite de devenir un agitateur professionnel. Le photographe lui fit une autre proposition.

« Il faut tout de même te décider à adopter un métier. Tu ne sais pas faire grand-chose, mais tu n’es pas maladroit et tu as du coup d’œil. Ecoute-moi : à l’heure actuelle, le service photographique de tous les journaux, de tous les magazines est en train de se développer d’une manière vertigineuse. Tous manquent de personnel, je le sais. Ils cherchent surtout des garçons alertes et débrouillards pour faire du reportage. Je crois que tu pourrais trouver une voie là-dedans.

— Je n’ai aucune connaissance.

— Je me charge de t’apprendre l’essentiel, si tu fais preuve de bonne volonté. C’est un métier pénible, mais je crois que tu n’es pas mal doué. »

Le jeune homme resta longtemps songeur. La perspective de se livrer chaque jour à un travail régulier ne le séduisait guère. Tournette n’insista pas outre mesure.

« Si le cœur t’en dit, tu peux toujours essayer. Je t’ai apporté un appareil, assez usagé, mais en bon état. Prends-le sur toi quand tu vas te promener. Je crois que tu passes le plus clair de ton temps dans la rue. La rue offre parfois des sujets intéressants.

— Quels sujets ?

— A toi de juger. Il s’agit justement de savoir si tu as du flair et des réflexes. Ce sont les premières qualités du reporter photographe. Il faut deviner l’image qui fera sensation, qui méritera une première page, et ne pas être en retard pour la saisir. C’est parfois une question de secondes ou même de fractions de seconde... Sentir aussi d’instinct où est la meilleure place et sauter sur le détail pittoresque, insolite, qui donnera une valeur particulière au document et qu’il ne faut pas laisser échapper... Oh non ! Ne crois pas que ce soit facile, mais essaie. »

Martial prit l’appareil sans aucun enthousiasme, murmurant quelques remerciements polis. Pourtant, le lendemain, comme il se rendait à une réunion qui s’annonçait houleuse, il le glissa machinalement dans la poche d’une vieille gabardine qu’il revêtait pour ce genre de manifestations.

La réunion fut encore plus agitée qu’il n’était prévu. Des bagarres éclatèrent à la sortie entre les ligueurs et un groupe de contre-manifestants. Au premier rang des troupes de choc, suivant son habitude, Martial Gaur se trouva bientôt au cœur de la mêlée. Comme il venait de se débarrasser d’un adversaire, il reprit son souffle en regardant autour de lui, cherchant le point où son action serait la plus utile. Son parti semblait vainqueur.

Non loin de lui, cinq ou six de ses compagnons avaient isolé deux ennemis et les rouaient de coups. L’un de ceux-ci avait glissé sur le sol et tentait de se protéger la tête de ses bras repliés.

Martial s’approcha pour prendre part à l’hallali, glissant la main dans la poche de sa gabardine où il avait l’habitude de dissimuler sa matraque. Il y trouva l’appareil de Tournette et le sortit sans trop songer à ce qu’il faisait. Il le contempla un instant avec une expression de surprise, puis se recula de quelques pas et l’approcha de son œil, cherchant à viser la scène, ce qu’il parvint à faire après quelques secondes de tâtonnements. Il suivit alors son déroulement avec un intérêt croissant.

Un instinct lui inspira de retenir un moment son doigt, déjà crispé sur la détente. Un de ses amis, penché sur le corps, brandissait un coup de poing américain. Il n’actionna le déclic qu’au moment précis où l’arme écrasait la figure de la victime. Il éprouva alors une certaine satisfaction, comme un sentiment de réussite. Puis il rechargea l’appareil, toujours sans réfléchir, et prit un autre cliché montrant le sang qui maculait le trottoir.

Son geste était passé inaperçu dans le désordre. Il resta un long moment songeur, comme indifférent au tourbillon des émeutiers, qui s’éloignaient de lui. Un nouveau brouhaha lui fit relever la tête. La fortune du combat semblait avoir tourné. Il était maintenant entouré d’ennemis et ceux-ci malmenaient trois de ses camarades, qui pliaient sous le nombre. L’un de ceux-ci surtout était en mauvaise posture. C’était un garçon que Martial connaissait bien, un nommé Verveuil, qui se signalait en général dans les réunions par son fanatisme et sa brutalité.

Gaur n’éprouvait que peu de sympathie pour lui, mais il avait souvent fait le coup de poing à ses côtés et un sentiment élémentaire de solidarité lui commandait de se porter à son aide, comme cela était de règle parmi les ligueurs et comme il le faisait toujours un des premiers. Verveuil l’avait aperçu et son regard, entre deux horizons, l’appelait à son secours.

Martial Gaur ne réagit pas à cet appel muet. Il fit au contraire trois pas en arrière et braqua son appareil sur le tableau. Alors, il eut une hésitation, puis, soudain, bondit en avant. Mais ce n’était pas pour secourir son compagnon, c’était seulement pour traverser la rue et gagner l’abri d’une porte cochère. Il venait de s’apercevoir que son précédent poste présentait un grave inconvénient : il avait le soleil en face de lui.

Il prit plusieurs photos, sans même entendre les injures que lui lançait le malheureux Verveuil. Ensuite, comme la bataille tendait de nouveau à s’éloigner, il se déplaça pour se rapprocher du centre de l’action, non plus comme autrefois avec des mines de défi, mais furtivement, prenant garde de ne pas se trouver lui-même engagé et de conserver la liberté de ses mouvements, regardant autour de lui d’un œil nouveau, un œil indifférent aux passions en cause dans cette bagarre, peu soucieux de distinguer les amis des ennemis, mais allumé par le seul désir de découvrir des images pittoresques – un œil impartial »

comme disait le vieux Tournette.

III

TOURNETTE examina avec attention ces premiers clichés, qu’il lui avait apportés. Il ne fallait pas attendre de lui des louanges excessives. Il commença même par critiquer sévèrement la distance, l’angle de prise de vues et bien d’autres détails, pour conclure enfin :

« Cela pourrait être plus mal. Tu as du coup d’œil et des réflexes, comme je le pensais. C’est déjà quelque chose. »

Martial Gaur sourit en se rappelant la fierté que lui avaient causée cette appréciation, et aussi sa joie, quand une des photos fut publiée dans un journal du soir.

« Il te reste à apprendre le métier », avait ajouté Tournette.

C’est ce qu’il avait fait. Il apprit le métier avec une application et une ardeur dont personne ne l’aurait cru capable, ce métier de chasseur d’images insolites qu’il avait exercé dans toutes les parties du monde, qui distillait pour lui une odeur enivrante d’aventure et qui lui avait procuré les plus grandes joies de son existence. Il décida de remonter à pied une partie du boulevard Saint-Michel. Il accomplissait rarement d’aussi longues marches, que sa jambe rendait pénibles, mais aujourd’hui, l’agitation de la rue l’attirait. Il éprouvait la tentation de plonger dans la foule, comme il le faisait autrefois, l’appareil à la main, tous les sens en alerte à la poursuite du cliché hors-série que suscite parfois l’effervescence populaire.

Cette chasse avait été le but de sa vie pendant près d’un quart de siècle. Sans doute n’avait-il jamais rencontré la perle unique, l’image sensationnelle, celle qui arrache des larmes de regret à tous les confrères et fait trembler d’émotion les directeurs de magazine, au point de les inciter à se ruiner pour la publier les premiers. Deux ou trois fois, pourtant, il était passé très près et l’espoir de la conquérir un jour l’avait fait vivre dans un état de surexcitation permanente pendant des années.

La fièvre était tombée aujourd’hui. L’odeur d’aventure avait cédé la place à un fade parfum d’alcôve. Il n’était plus qu’un photographe en chambre, presque spécialisé dans les jeunes beautés déshabillées. Malheur !... Jamais il ne capturerait l’oiseau rare. Tout de même, il avait à son tableau de chasse deux ou trois documents qui auraient fait la fierté de bien des confrères.

Le spectacle de la rue le tentait décidément aujourd’hui.

Place de la Sorbonne, il aperçut un grand diable dégingandé, juché sur le toit d’une voiture, qui haranguait la foule massée autour de lui. Le rictus et les gestes désordonnés de l’orateur lui parurent curieux. Il s’approcha avec imprudence et porta l’appareil à son œil. Une bousculade lui fît perdre l’équilibre. Il rattrapa l’instrument de justesse et dut se cramponner à l’épaule d’un voisin pour ne pas tomber. Maudite jambe ! Il fut contraint de regarder où il mettait le pied pour gagner un endroit plus calme. Quand il put enfin lever les yeux, une colonne d’agents surgissait et la plupart des agitateurs avaient disparu. Trop tard.

Il haussa les épaules. Quand se résignerait-il donc à admettre que ce genre d’instantanés n’était plus pour lui ? Il était condamné à la photographie en chambre jusqu’à la fin de ses jours. Il rengaina l’appareil inutile et allait se mettre en quête d’un taxi, quand quelqu’un le toucha légèrement à l’épaule.

« Les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas grand-chose dans le ventre, fit une voix grinçante. De notre temps, deux douzaines de flics ne nous auraient pas fait fuir. »

C’était Verveuil. Martial Gaur ne fut pas surpris de le rencontrer, car il savait que son ancien compagnon habitait le quartier, qu’il n’avait pas cessé, lui, de militer parmi les factieux et qu’il était attiré par ce genre de manifestation comme un moucheron par la lumière.

Ils s’étaient retrouvés quelque temps auparavant, après s’être perdus de vue pendant des années, à la suite d’une longue brouille. Martial lui serra la main sans aucune chaleur. Il avait accepté du bout des lèvres une réconciliation à laquelle il ne voyait, lui, aucune utilité.

« Pourquoi ne prends-tu pas ça en photo ? Cela illustrerait les mœurs de cette époque. »

Il s’agissait de trois ou quatre étudiants malchanceux, que les agents embarquaient dans un car de police.

« Aucun intérêt, dit Gaur agacé. Inutile de gaspiller une pellicule.

— Et puis, tu pourrais peut-être avoir des ennuis avec le pouvoir, continua Verveuil sur le même ton sarcastique. « Il »

ne serait sans doute pas ravi de voir publier un document illustrant les façons de ses sbires. Il s’en prend à des enfants, maintenant, le fumier !

— Qui donc ? demanda Martial, distrait, avec un accent de complète indifférence.

— Tu te moques de moi ? »

Il fallut cette remarque pour rappeler au photographe que la manifestation était dirigée contre le chef de l’Etat. Verveuil, militant d’extrême droite, se devait d’être un farouche opposant de Pierre Malarche. Avec le caractère haineux que Martial lui connaissait, il était probablement de ceux que la simple pensée du mariage présidentiel empêchait de dormir. Sa remarque suivante confirma ce soupçon.

« Le salaud ! Epouser une garce de vingt ans, et qui a déjà un passé. Cela pose le prestige de notre pays, tu ne trouves pas ?

Et tu crois que ces petits gars n’ont pas raison de protester ? »

Martial Gaur, qui se souciait comme d’une guigne du président et de sa fiancée, émit un vague grognement en guise de réponse, ce qui entraîna une nouvelle vague de récriminations hargneuses de la part de l’autre.

« Enfin, fit Gaur de plus en plus agacé, tu conviendras peut-

être que les flics ne peuvent pas encourager des cris comme

« Malarche au poteau » quand il s’agit du président de la République.

— Il ne mérite pas d’autre traitement.

— Après tout, si tu y tiens ; moi, tu sais... » Ces propos, murmurés sur un ton désabusé, étaient assez caractéristiques de Martial Gaur. Les discussions de cette sorte lui paraissaient futiles et le fanatisme de Verveuil était pour lui pure stupidité.

Cet être rancunier, borné, lui était maintenant franchement antipathique et il maudissait les occasions qui lui faisaient croiser son chemin. Quand ils s’étaient rencontrés, deux ou trois mois auparavant, il eût volontiers prolongé, pour sa part, la brouille de leur adolescence. Verveuil, en effet, l’avait longtemps poursuivi de sa haine, après son abandon de la ligue, prenant la tête d’un groupe qui l’accusait de lâcheté et de trahison. Il ne pouvait évidemment lui pardonner la photo que Martial avait prise de lui, alors qu’il était accablé par ses adversaires, au lieu de se porter à son secours. Pendant plusieurs mois, il chercha à lui nuire. Puis, après de violentes querelles et même des échanges de coups, la carrure et la force physique de Gaur avaient fini par les faire tenir tranquilles, lui et quelques énergumènes de son genre.

C’était pourtant Verveuil qui lui avait tendu la main et fait les premiers pas de la réconciliation, au grand étonnement de Martial, qui connaissait son caractère. Il regarda du coin de l’œil son ancien compagnon, qui ne cessait de proférer à mi-voix des injures à l’adresse des agents. Avec ses yeux égarés, enfoncés dans un visage blême et anguleux, perpétuellement déformé par un rictus, celui-ci lui apparut comme le type même du fanatique borné, un être pour lequel il n’éprouvait que du mépris et de la répulsion. Pourquoi diable cet imbécile avait-il tenu à renouer des liens qui n’avaient jamais été de véritables liens d’amitié ?

Pourquoi lui avait-il fait des avances, évoquant une jeunesse que Martial détestait ? Gaur était prêt à parier qu’il n’avait pas agi ainsi poussé par un sentiment sincère. Assez sceptique en général au sujet de ces sortes de sentiments, le photographe l’était encore davantage quand il s’agissait de Verveuil. Celui-ci, pourtant, s’était apitoyé sur son infirmité, ce dont il se serait bien passé. Il lui avait même offert ses services, pour le cas où il eût été dans le besoin. Après un sec refus, il avait insisté pour connaître le domicile de Martial, déclarant que de vieux frères d’armes comme eux devraient se voir plus souvent. C’était inimaginable.

Le hasard, qui les faisait presque voisins, aurait pu faciliter leurs relations. Le Luxembourg seulement les séparait. Le photographe habitait un hôtel de Montparnasse et Verveuil, dans le haut du Quartier latin. De fait, Verveuil était venu lui rendre visite deux ou trois fois, puis il y avait renoncé, sans doute rebuté par la froideur de son ami.

Aujourd’hui encore, il cherchait pourtant à être aimable.

Malgré l’exaspération visible que lui avait causée l’indifférence de Martial à l’égard des sujets qui excitaient son indignation, il finit par se calmer et enchaîna, avec un sourire forcé, sur un ton indulgent :

« C’est vrai. Tu as changé, je l’oublie toujours. Tu ne te passionnes plus pour aucune cause, toi.

— Je travaille, moi, je n’ai pas de temps à perdre. »

Après deux ou trois rebuffades de ce genre, Martial Gaur se calma à son tour et se reprocha sa grossièreté.

« Il faut m’excuser. Je suis infirme et je me sens parfois très las. Je ne suis plus bon à grand-chose. Mais ce qui m’étonne, ajouta-t-il avec une certaine ironie, en montrant un nouveau groupe qui défilait en scandant des slogans, ce qui m’étonne, c’est que toi, avec toutes tes forces intactes et le même enthousiasme qu’autrefois, tu ne sois pas au premier rang de ceux-ci.

— Accuse-moi de me dégonfler, pendant que tu y es. Je peux t’assurer que tu te trompes. »

Verveuil craignait plus que tout au monde de passer pour un couard et cette dernière remarque le touchait comme une insulte. Il étreignit l’épaule de Martial et le força à s’arrêter.

« Si je ne suis pas là, avec eux, c’est que j’ai mes raisons.

Ceux qui crient le plus fort ne sont pas toujours les plus utiles à une cause.

— J’ai toujours été de cet avis. Ne te fâche pas. Ce que j’en disais... »

Mais l’autre ne le tenait pas quitte à si bon compte et voulait à toute force se disculper.

« Tu ne me crois pas ? Je te jure que si tu connaissais l’importance de l’action que je mène, tu ne m’infligerais pas des remarques de cette sorte. »

Il s’aperçut qu’il avait élevé la voix au point que des passants se retournaient. Il s’arrêta soudain ; son visage se rembrunit et il reprit sa marche.

— Je n’ai pas le droit de t’en dire davantage. Trop d’intérêts sont en jeu et tu ne peux pas comprendre. »

C’était le tour de Martial Gaur d’être exaspéré et il ne put réprimer un haussement d’épaules. C’était bien de Verveuil, encore, ces grands airs mystérieux, tendant à suggérer qu’il était un personnage considérable en possession de secrets d’Etat.

« Je te crois, bon Dieu, s’écria-t-il ! Et je t’en demande pas davantage. Je te répète une fois encore que tout cela ne m’intéresse plus. »

Il le quitta quelques instants plus tard, après que l’autre lui eut prodigué de nouveau toutes sortes d’amabilités, comme s’il avait oublié leur discussion. Verveuil l’aida à monter dans un taxi et ne le laissa aller qu’après s’être encore inquiété de son sort, de l’existence qu’il menait, de savoir s’il ne se sentait pas trop seul, s’il avait des amis, une sollicitude que Gaur ne pouvait s’empêcher de taxer d’hypocrisie.

IV

TOUTE trace d’agitation disparut dès qu’il eut contourné le Luxembourg. Le vieux Montparnasse semblait mépriser les folles exubérances et Martial Gaur se sentait en parfaite communion d’esprit avec son quartier.

A son hôtel, il passa au bar pour voir si Herst, qui devait le rejoindre ce soir, était arrivé. Herst n’était pas encore là. Sans doute, l’atmosphère d’émeute qui régnait dans Paris compliquait-elle son service. Il hésita à l’attendre au bar, puis se ravisa et monta dans sa chambre, après avoir laissé un message pour son ami.

L’hôtel, situé dans une rue peu passante, non loin de Notre-Dame-des-Champs, était silencieux et assez confortable. Le photographe y avait ses habitudes depuis longtemps. C’était là qu’il descendait toujours autrefois entre deux expéditions et il en avait fait sa résidence permanente après avoir renoncé aux voyages.

Parvenu à son palier, il s’arrêta devant la chambre voisine de la sienne. C’était la chambre d’Olga. Depuis plus d’une heure qu’il remuait des souvenirs poussiéreux, il ferait sans doute bien de chercher d’autres distractions. Il resta un instant immobile devant la porte, hésitant à frapper, l’image d’Olga devant les yeux l’entraînant loin des fantômes du passé.

Une curieuse fille, cette Olga, Olga... Poulain, il n’était pas sûr d’avoir bien retenu son nom – agréable, sans doute, mais d’un comportement bizarre. Il songea à la façon dont elle s’était jetée dans ses bras quelques jours auparavant, ce qui lui avait causé une stupéfaction dont il n’était pas encore revenu.

Il se demanda pour la centième fois ce qu’elle avait bien pu trouver d’attirant en lui, Martial Gaur, un ours assez misanthrope, aux façons bourrues, plus jeune et estropié pardessus le marché. Quelques starlettes de sa clientèle lui faisaient parfois des avances et il lui était arrivé d’en profiter, mais alors, il y avait un motif évident, il ne se faisait aucune illusion à ce sujet : leur espoir d’obtenir de lui une série de photos où elles seraient particulièrement avantagées. Dans cette spécialité, qu’il maudissait souvent, mais à laquelle il apportait toutes ses qualités professionnelles, il avait en effet acquis une réputation égalant celle des meilleurs studios.

Ce n’était certes pas ce genre d’intérêt qui avait guidé Olga.

Elle ne lui demandait aucun service. Elle n’était ni actrice ni covergirl. Elle exerçait un métier qui n’avait rien à voir avec la photographie : gérante dans une boutique d’antiquaire. Du moins, c’est ce qu’il croyait se rappeler qu’elle lui avait dit. Il se fichait complètement de ces détails.

Elle habitait l’hôtel depuis un mois environ. Ils avaient fait connaissance au bar, où ils venaient parfois faire leur correspondance, après s’être rencontrés deux ou trois fois par hasard dans l’ascenseur. Il avait remarqué chez elle un certain air de gravité, par moment même de dureté, qui contrastait avec une silhouette très jeune (elle ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans), un visage un peu ingrat, bizarrement éclairé à l’occasion par une flamme intermittente, qui passait dans des yeux singulièrement profonds. Cela le changeait des pimbêches qu’il voyait chaque jour. En outre, un élément piquant excitait sa curiosité au sujet de cette fille, lui donnant un peu le caractère d’une énigme : il était sûr d’avoir déjà vu ce visage quelque part, et presque certain que c’était sur une photographie. Son œil professionnel avait une mémoire infaillible en cette matière. Mais où avait-il enregistré les traits de cette physionomie ! (alors qu’elle était plus jeune sans doute ; il gardait le souvenir d’une expression enfantine) il était bien incapable de se le rappeler et sentait que tous ses efforts dans cette voie seraient vains.

Ils avaient pris un verre ensemble. En souriant, elle lui apprit alors (ce fut pour lui un autre sujet d’étonnement) qu’elle le connaissait de nom et de réputation. Elle se souvenait fort bien, lui déclara-t-elle, d’une certaine photo, prise par lui pendant la guerre d’Indochine, quelle avait remarquée dans un magazine à grand tirage.

Il se rappelait cette photo, lui, bien sûr, un des plus beaux fleurons de sa couronne. Son amour-propre avait été flatté et il s’était laissé aller à lui faire d’autres confidences. Dans l’isolement et l’obscurité où il vivait actuellement, il lui était difficile de rester insensible à une telle marque d’intérêt. Tout de même, réfléchissant par la suite à cet incident, il n’avait pu s’empêcher de le trouver étrange. Qu’on se souvienne d’une image insolite (celle-là l’était) passe encore, (et pourtant ? Quel âge pouvait-elle avoir pendant la guerre d’Indochine ? A peine une enfant !) mais se rappeler le nom du photographe, cela paraissait à peine vraisemblable. Un photographe n’atteint jamais la notoriété d’un peintre, hélas ! Même pour les clichés les plus sensationnels, ce nom ne restait guère que dans la mémoire de quelques spécialistes, des gens du métier, et encore, pour peu de temps. Cependant, elle lui avait mentionné des détails exacts et la date approximative de la publication... Un véritable phénomène de femme ! Et ce souvenir ne pouvait même pas être attribué à un intérêt marqué pour l’art de la photographie en général. Il s’était vite aperçu qu’elle n’y entendait rien et ignorait les deux ou trois documents qui faisaient vraiment autorité dans le monde des chasseurs d’images.

Après tout, peut-être mon physique lui a-t-il inspiré une passion violente ; alors, elle se sera documentée sur mon compte pour m’amener à partager sa flamme en flattant ma vanité, se dit-il, réfléchissant encore à cette anomalie. Malgré l’invraisemblance de cette explication, c’était encore la plus raisonnable qu’il pût trouver. De toute façon, c’était assez agréable pour son amour-propre.

Il fut amené à mentionner par hasard une certaine collection de ses meilleurs clichés, à son propre jugement, parmi lesquels beaucoup n’avaient jamais été publiés pour des raisons diverses. Elle le pria de les lui montrer. Il les gardait dans un tiroir, ne les faisant jamais voir à personne et ne les regardant que rarement lui-même. Elle manifesta une insistance si amicale qu’il ne pouvait se dérober. Il l’amena dans sa chambre qui, par hasard, était voisine de la sienne et, après avoir sorti son album, se laissa encore aller à évoquer d’autres souvenirs, avec un peu de l’enthousiasme d’autrefois, ressuscité par cette sympathie.

Il parla longtemps, presque sans la regarder, chaque image donnant naissance à une anecdote nouvelle. Comme il parvenait au dernier cliché (c’était celui du fellagha responsable de son infirmité) le regard d’Olga rencontra le sien et il lui sembla y lire une émotion proche de la sienne. Cela lui avait paru ainsi sur le moment, peut-être parce qu’il avait perdu l’habitude des situations de ce genre. En y réfléchissant par la suite, et aujourd’hui encore – il avait la manie de revivre par la pensée certaines manifestations qui l’avaient troublé et de les analyser pour leur découvrir un mobile – cet émoi lui paraissait difficilement explicable. Il se prenait à la soupçonner d’avoir joué la comédie et feint des sentiments qu’elle n’éprouvait pas avec une habileté presque diabolique. L’instant d’après, il s’en voulait de ces suppositions.

Quels que fussent ses sentiments ou ses raisons, elle était tout naturellement tombée dans ses bras et devenue sa maîtresse. Cela n’avait pas été autrement compliqué. Il aimait la simplicité par-dessus tout et elle semblait l’apprécier aussi...

Bizarre, tout de même, répéta-t-il en songeant à cette aventure.

Mais sans doute était-ce son propre caractère qui l’incitait à trouver étrange une attitude parfaitement normale. Cela devenait chez lui une manie. Un moment auparavant, il était enclin à juger hypocrites et presque suspectes les amabilités de Verveuil. Voilà maintenant qu’il considérait avec réticence l’élan d’une femme éprise. Il fallait être lui, Martial Gaur, pour se tenir ainsi en permanence sur ses gardes.

Il eut un haussement d’épaules familier et, après une nouvelle hésitation gagna sa chambre sans bruit, renonçant à frapper à la porte de son amie. Après tout, il avait bien le temps de la voir, ce soir, ou demain peut-être, si Herst le quittait trop tard. Il devait lui rendre justice sur ce point : elle ne compliquait pas sa vie de vieux célibataire, assez bohème, farouchement épris de son indépendance et il lui en était reconnaissant. Il aimait la solitude à ses heures et n’aurait pu supporter qu’une femme s’incrustât dans sa vie à chaque instant. Rien à craindre à ce point de vue avec Olga Poulain, si tel était bien son nom.

Elle désirait ne lui apporter aucun souci, aucune entrave et elle avait pris grand soin de le lui faire entendre, ce qui avait été pour lui une autre source de stupéfaction.

Elle semblait satisfaite de passer de temps en temps quelques heures avec lui, sans jamais lui imposer sa présence.

Jamais encore, elle ne lui avait demandé de la « sortir » ; jamais elle n’avait souhaité être présentée à ses amis, dont le nombre était d’ailleurs limité : trois ou quatre bohèmes comme lui, comme Herst, qui, la cinquantaine ou la quarantaine passée, continuaient de mener une vie d’étudiants vieillis et dont les distractions favorites étaient le bridge, le billard et les échecs dans les cafés enfumés de la rive gauche.

« La femme idéale pour moi, en somme », murmura-t-il en déposant son matériel sur son lit.

C’était une constatation évidente, mais l’abondance des qualités qu’il reconnaissait en elle l’incitait encore à trouver étrange la coïncidence qui avait fait croiser leur chemin.

V

LA sonnerie du téléphone le surprit alors qu’il songeait encore à Olga, traînant en robe de chambre, après avoir pris une douche. C’était Herst, qui venait d’arriver.

« C’est toi ? Je suis en train de me changer. J’ai eu une journée fatigante. Je suis prêt dans dix minutes. Tu m’attends au bar ou tu viens ici ? »

Herst lui dit de ne pas se presser. Il ne faisait que passer pour lui serrer la main, n’étant pas libre ce soir pour dîner avec lui comme ils l’avaient projeté.

« Alors monte, et dis au barman de nous apporter à boire dans ma chambre. Tu as bien cinq minutes, tout de même ? »

Quand il poussa la porte, il lui sembla entendre un léger bruit dans la chambre voisine. Olga devait être là et l’entendait certainement accueillir son ami. Mais elle se tiendrait à l’écart, sans manifester sa présence, suivant son habitude. Il sourit ; il l’appréciait ainsi. Il eût agi de la même façon dans un cas semblable. Après tout, cette compréhension mutuelle devait pouvoir remplacer l’amour, qu’il était bien incapable de ressentir, lui, aujourd’hui et qu’il la soupçonnait encore de tenir à l’écart de ses préoccupations habituelles, malgré ses marques de tendresse.

« Comment va notre cher Malarche ? Pas encore assassiné ? »

C’était la plaisanterie traditionnelle par laquelle il saluait son ami. Ancien adjudant parachutiste, après avoir exercé différents métiers aventureux, y compris celui de boxeur et de judoka, Herst avait aujourd’hui une profession assez peu courante. Devant ses amis, il se définissait lui-même comme le gorille numéro un de la République. Il était en fait le chef des gardes du corps qui accompagnaient le président au cours de ses déplacements et des cérémonies officielles. En certaines périodes, ce n’était pas une occupation de tout repos.

« Le président se porte à merveille.

— Je me doutais que tu ne serais pas libre ce soir. Tu dois être sur les dents avec ces troubles.

— Ce ne sont pas les manifestations tapageuses qui me donnent du tracas. Au contraire, en ce moment, il se tient tranquille. Il ne sort pas. Je ne suis pas responsable de sa sécurité. C’est quand il règne un calme apparent et lorsqu’il met le nez dehors que je commence à trembler. La semaine prochaine, tu ne me verras pas souvent. Mais, dès ce soir, je dois assister à une conférence des huiles qui doivent préparer un plan d’ensemble et nous répartir le boulot pour la cérémonie.

— La cérémonie ? La semaine prochaine ?

— Tu ne sais peut-être pas que le président se marie samedi prochain, non ?

— Je l’avais oublié. »

Herst leva les yeux au ciel et émit quelques remarques sarcastiques au sujet de ces artistes qui vivent enfermés dans leur tour d’ivoire, sans jamais accorder la moindre pensée aux événements qui tourmentent le reste des humains. Puis, il jeta sa gabardine sur le lit et laissa tomber son corps d’athlète un peu alourdi sur le seul fauteuil de la chambre.

« Tu sais, moi, le mariage du président...

— Je sais. Tu t’en fous. »

Sans transition, comme cela lui arrivait parfois avec son ami, Herst donna libre cours au torrent des soucis qui alarmaient la fin de sa carrière.

« Si encore il se contentait d’un mariage simple, dans l’intimité, d’abord cela irriterait moins ses adversaires. On crierait moins fort au scandale et, surtout, la surveillance serait plus facile pour nous. Mais non ! Pas lui, tu ne le connais pas.

C’est quand il y a de l’électricité dans l’air qu’il tient à se montrer, à braver ses opposants en public. Il a exigé une cérémonie avec le grand tralala. L’église, ce qui fait crier au sacrilège par les bigots, un cortège, et lui, au premier rang bien sûr. Et si nous le serrons de trop près quand il sera entouré par la foule, il nous écartera comme il le fait d’habitude.

— Mais crois-tu vraiment que sa vie est menacée ?

— Si je savais quelque chose de précis, cela irait mieux. Je sais seulement ce qui est de notoriété publique, c’est-à-dire que des milliers de Français le haïssent et donneraient cher pour avoir sa peau. Dans une atmosphère de ce genre, il y a des présidents qui vivent jusqu’à un âge avancé et qui meurent dans leur lit. Il y en a d’autres qui sont éliminés dès le début de leur carrière. Voilà. Les services spécialisés nous ont communiqué des rumeurs peu rassurantes, nous recommandant de redoubler de vigilance − seulement, c’est lui-même qui nous empêche d’appliquer des consignes strictes. Il tient au contact direct avec la foule, son meilleur atout d’après lui. C’est peut-être vrai, mais c’est parfois de la folie. Ainsi...

— Ainsi ? demanda Martial Gaur qui écoutait d’une oreille distraite.

— Garde ça pour toi, bien entendu. A la sortie de l’église, il y aura une photo, comme de juste, des tas de photos, même. Les photographes du monde entier seront là. Tu penses comme tes confrères vont rater une pareille occasion ! Lui-même, cela l’enchante ; il aime poser. Et sa petite écervelée de fiancée y tient encore plus que lui. Il manquerait quelque chose à son bonheur et à sa gloire si son mariage se faisait sans acclamations populaires et sans photos. Tu peux être certain que la pose durera longtemps, plusieurs minutes sans doute. Eh bien, il exige que nous nous tenions à l’écart pendant tout ce temps-là. Il ne nous trouve pas photogéniques, probablement. Il ne faut pas qu’on nous voie sur ces clichés. Toujours, la gloriole

− tu vois ça d’ici ? La place de l’église grouillant de monde et lui, plastronnant sur le parvis, dominant la foule... Une cible qu’un enfant de dix ans ne manquerait pas ! »

Martial avait repris un peu d’intérêt à la conversation en entendant parler de photographie.

« Je suppose tout de même, dit-il avec ironie, que les balcons de la place seront surveillés, et aussi qu’il y aura quelques inspecteurs en civil dans la foule ?

— Bien sûr, mais on ne pense jamais à tout, dit Herst avec une sorte d’accablement. Certes, les immeubles qui font face à l’église seront surveillés, mais on ne peut pas enquêter dans toutes les maisons du quartier. Et puis, si tu savais comment cela se passe ! Il y a au moins trois services, outre le mien, qui s’occupent de la sécurité, sans compter certains très hauts personnages, qui n’entendent rien à ces questions, qui veulent à toute force placer leur mot et donner des conseils. Résultat : on compte sur les autres, sans savoir exactement les mesures qu’ils ont prises. C’est ce qu’ils appellent le partage des responsabilités, en fait, la pagaille la plus noire. Je ne dors plus.

Je passe mes nuits à me mettre dans la peau d’un tueur pour essayer de deviner d’où peut venir le danger. »

Il s’interrompit un moment, pendant que le barman apportait une bouteille et des verres, puis continua d’exposer ses problèmes sur un ton douloureux. Brave Herst ! Martial Gaur avait une grande amitié pour lui et comprenait ses soucis, quoiqu’il fût incapable de les partager. Le gorille atteignait la fin de sa carrière. Il avait passé quarante-cinq ans et n’était maintenu à son poste que par la faveur de Pierre Malarche lui-même, qui l’avait connu autrefois et l’appréciait ; mais il était évident qu’il ne pourrait y rester encore bien longtemps. A la veille de sa retraite, un attentat réussi contre le président eût été considéré par lui comme le déshonneur.

Herst vida son verre par petites gorgées rapides, en regardant d’un air morne Martial enfiler maladroitement ses vêtements. Il refusa l’offre d’une autre consommation et se leva.

Il tenait à garder l’esprit clair pour son entretien avec les autorités et s’en alla, après qu’ils furent convenus de dîner ensemble le lendemain.

« Je te raconterai les perles émises au cours de la conférence. De quoi se marrer, sans doute, pour un dilettante comme toi. »

Martial le raccompagna jusqu’à l’ascenseur, puis revint lentement et marqua encore une pause devant la porte d’Olga. Il était maintenant libre pour la soirée et eut la velléité de l’inviter.

Mais il ne se décida pas ; il était dans un de ses jours où il avait besoin de solitude.

Il rentra sans bruit dans sa chambre, s’assit dans le fauteuil, les yeux fixés sur l’album qu’il avait montré quelques jours auparavant à Olga et qui traînait depuis sur une table. Là, était représentée en images la période la plus passionnante de sa carrière : celle des guerres. Il le saisit machinalement et soupira en tournant un feuillet. Cela commençait en 1939 et se terminait à la guerre d’Algérie.

VI

EN 1939, la déclaration de guerre suscita chez Martial Gaur une poussée d’enthousiasme fébrile qui n’avait rien de commun avec le patriotisme. C’était simplement la manifestation d’un sens esthétique particulier : les événements allaient sans doute lui permettre de prendre des photos dignes de lui, dignes de cet art de la chasse aux images qu’il pratiquait depuis trois ans et dans lequel il estimait être passé maître.

La première année ne lui apporta guère que des déceptions.

Il avait réussi à se faire enrôler comme photographe aux armées, mais ne trouvait rien d’intéressant à se mettre sous la dent. Les documents qu’on lui commandait lui soulevaient le cœur : généraux en tenue de campagne visitant des postes avancés et offrant des cigarettes aux soldats, aménagements allaient sans doute lui permettre de aux armées... L’écœurante banalité de ces clichés le désespérait et il considérait alors la drôle de guerre avec une indignation voisine de celle qui animait les plus belliqueux partisans de l’offensive.

Enfin vint la catastrophe, la ruée allemande de 1940, qui lui redonna du cœur à l’ouvrage ! La déroute française fit même passer dans ses veines ce frisson de fièvre, mélange capiteux d’espoir et de nervosité inquiète, qui précède chez l’artiste les grandes réalisations. Il appliquait sans se poser de questions les préceptes favoris du vieux Tournette : le photographe doit être impartial ; le photographe est un juste ; le juste n’a pas d’opinion préconçue. Un désastre chez l’ennemi aurait provoqué en lui à peu près les mêmes réactions, un peu tempérées pourtant par la difficulté plus grande d’en fixer certaines scènes sur la pellicule.

La débâcle française lui fournit donc des occupations inespérées, qu’il ne laissa certes pas échapper. Cette série de photos par exemple. Elles marquaient un de ses premiers succès. Il les contemplait ce soir avec une émotion proche des larmes, en revivant la joie et l’orgueil qu’elles lui avaient procurés. Elles avaient été prises aux heures les plus sombres de la défaite. L’unité à laquelle il était attaché fut d’abord pilonnée par une escadrille de stukas et, du trou où il était niché, il put saisir quelques vues saisissantes du ravage, en particulier l’explosion d’un dépôt de munitions qui fit des centaines de victimes.

Ensuite, ce fut l’arrivée des chars ennemis. Là, il avait eu vraiment de la chance, il le reconnaissait avec objectivité. Il put saisir en gros plan la chenille d’un engin monstrueux, juste au moment où, pointant encore vers le ciel, elle était près de retomber sur un tas de blessés sanglants, qui levaient les bras au fond d’une tranchée. L’angle de prise de vue était presque parfait. L’expression désespérée des malheureux sortait de l’ordinaire.

Enfin, l’infanterie allemande suivit et la fortune continua de lui sourire. (C’était vraiment son heure de gloire. Il avait le sentiment de l’avoir bien mérité après s’être si longtemps morfondu.) Il avait réussi à fixer l’image du colonel commandant l’imité, au moment précis où celui-ci levait les bras en signe de reddition, affolé par la vague humaine qui se précipitait vers lui.

Son étoile continuant de briller tout au long de cette journée faste, il parvint à s’échapper et à ramener ces documents à l’arrière, où ils produisirent une certaine sensation. Beaucoup, hélas ne pouvaient être publiés à cette époque. Son amertume fut toutefois tempérée par l’envie qu’ils suscitèrent parmi les professionnels qui en prirent connaissance.

Quelques feuillets plus loin, c’était l’occupation. Il consentit à faire partie d’un groupe de résistance, à condition qu’on lui permît d’exercer son métier. La condition fut acceptée : la résistance avait besoin de photographes. Il prit d’abord, en risquant d’ailleurs sa vie, quelques clichés de centres ennemis, qui avaient une valeur certaine pour l’aviation alliée. Mais cela ne l’intéressait qu’à demi. Il eut, heureusement, des occasions plus piquantes, comme celle-ci, qui montrait un groupe de policiers allemands s’acharnant à coups de bottes sur une femme marquée de l’étoile jaune. Celle-ci avait été largement utilisée par la propagande. Elle eut l’honneur d’être envoyée à Londres et publiée dans plusieurs journaux. Elle lui valut des félicitations et une décoration, car il avait encore couru les plus grands dangers pour la prendre.

... Ou encore comme celle-là, qui illustrait une scène de violence perpétrée cette fois par la résistance. Pour opérer, il avait dû alors se cacher de ses propres amis. Celle-là aussi était évidemment restée dans ses carnets secrets. Il ne l’avait montrée, plus tard, qu’à des amis sûrs, des spécialistes objectifs, des « justes » comme Tournette, qui savaient apprécier l’art pour l’art en matière de photographie.

Herst apparaissait sur un de ces clichés. C’était à cette époque qu’il l’avait connu et s’était lié avec lui. Herst était alors tout jeune (dix-sept ans à peine) mais son énergie, son amour de la bagarre et son entraînement sportif faisaient de lui un élément précieux pour l’action. Ils étaient devenus amis, malgré des différences profondes de caractère. Un point commun les faisait s’accorder, c’était leur recherche également passionnée des endroits « chauds », Martial Gaur, par nécessité professionnelle et désir toujours plus ardent d’images spectaculaires, Herst, par patriotisme, bravoure naturelle et esprit aventureux. Le photographe, à cause de sa maturité plus grande et de sa supériorité intellectuelle, exerça très vite un ascendant sur son compagnon qui n’avait guère fréquenté jusqu’alors que des salles de culture physique et des cercles de boxe. Souvent, informé à l’avance des coups durs auxquels il devait participer, ayant compris et admis une fois pour toutes ce que recherchait son ami, Herst lui signalait les points où il serait le mieux posté, persuadé que le rôle du photographe était encore plus utile que le sien pour la cause qu’ils servaient.

Cette recherche des situations périlleuses les fit se rencontrer encore par la suite, les guerres successives les attirant tous deux pour les mêmes raisons qu’autrefois. Martial Gaur n’en avait pas raté une, celle de Corée, puis celle d’Indochine, enfin celle d’Algérie, qui devait mettre un terme à sa carrière. Herst, après une brève incursion dans la vie civile, avait fait l’Indochine et l’Algérie dans un corps de parachutistes.

Gaur, qui pratiquait souvent cette spécialité, plus propre qu’une autre à le projeter un des premiers aux points les plus intéressants, retrouva ainsi son ami de la résistance en pleine bataille, alors qu’il avait fini par obtenir des galons d’adjudant, à force d’héroïsme. Alors, de nouveau, Herst parvint plusieurs fois à lui confier un bon tuyau, qui permettait au photographe de se diriger sans tâtonnements vers un poste clef pour prendre une scène de choix... Brave Herst ! Martial l’aimait vraiment comme un frère. Lui et Tournette étaient restés ses amis les plus fidèles. Mais Tournette était un vieillard aujourd’hui, un vieillard presque aveugle, qui continuait cependant à prendre des vues, sans jamais sortir de chez lui, essayant de créer lui-même par des combinaisons subtiles, les images rares qu’il ne pouvait plus rechercher ailleurs, un peu comme il était réduit à le faire lui-même Martial Gaur.

Il en était arrivé au dernier cliché, celui-là même qu’il avait évoqué cet après-midi devant la starlette, celui qu’il avait pris, perdant son sang, la jambe déchiquetée par les balles. Il n’eut pas le cœur de regarder et ferma l’album d’un geste brusque.

C’est ainsi que Martial Gaur avait traversé un monde en effervescence, jouant dans tous les conflits un rôle singulier, un rôle de témoin impartial, avec le même mépris également réparti à l’égard des croyances, des opinions, des partis, la même indifférence éthique pour les actes vils et les actes méritoires, pour les traits de bravoure et ceux de lâcheté, commençant seulement à être captivé, mais alors au point de se hausser au plus haut degré de l’enthousiasme, lorsque les passions humaines se manifestaient par des images rares, assez pittoresques, suffisamment insolites pour justifier une prise de vue.

Il jeta l’album sur le lit à côté de son appareil et resta longtemps immobile, fixant un point de la cloison qui le séparait de la chambre voisine. Il fut tiré de son rêve par la voix d’Olga, qui lui parvenait étouffée. Il tendit l’oreille, mais aucun mot n’était perceptible. Elle parlait au téléphone et il ne distinguait qu’un murmure confus. Il restait là, toujours indécis, hésitant encore à aller la trouver, quand une impression bizarre lui fit tendre le cou d'un geste furtif, cligner des yeux, puis froncer le sourcil comme s'il apercevait un spectacle saugrenu.


VII

L’OBJET qui attirait son attention, sur lequel son regard s’était fixé depuis un moment au hasard de sa méditation mélancolique, était si trivial qu’il se reprocha tout d’abord de se laisser distraire par un détail sans aucun doute dépourvu de signification.

C’était un faisceau de fils électriques, émergeant d’un tube en caoutchouc qui traversait la cloison, pour courir le long d’une plinthe et se perdre derrière l’armoire à glace. Il fallait un œil exercé

comme

le

sien,

un

œil

de

photographe,

professionnellement entraîné à capter en un instant tous les détails d’un décor, pour discerner là un élément insolite. Il était pourtant certain de ne pas se tromper. Il avait trop souvent contemplé ces fils avec réprobation pour faire une erreur, déplorant l’habitude des vieux artisans, qui laissaient apparents ces accessoires peu décoratifs au lieu de les noyer dans la maçonnerie. Il y avait autrefois, trois fils seulement ; son œil avait enregistré l’épaisseur du faisceau. Aujourd’hui, celui-ci était un peu plus volumineux.

Il se leva et s’assit avec peine sur la moquette. Son œil ne l’avait pas trahi : le faisceau comprenait maintenant quatre fils au lieu de trois. Il reconnut facilement le nouveau venu, quoiqu’il fût à peu près de la même teinte que les autres ; mais il n’avait pas la même patine. Il fit le tour de l’armoire, repéra l’endroit où les fils réapparaissaient. En ce point, ils n’étaient plus que trois : les trois anciens.

Le froncement de son sourcil s’accentua. Il revint de l’autre côté du meuble et se mit à plat ventre pour suivre le faisceau de la main. Il ne fut pas long à découvrir l’explication du mystère.

Le fil supplémentaire n’allait pas loin. Ses doigts s’immobilisèrent sur un objet de faible dimension qui semblait collé contre la cloison derrière l’armoire. Cela lui parut assez insolite pour qu’il prît la peine de déplacer celle-ci, en se gardant de faire aucun bruit. L’objet qu’il découvrit alors lui était bien connu, il en avait vu de nombreux échantillons au cours de sa vie aventureuse : c’était un petit microphone, à peine plus gros qu’un dé à coudre.

Son expérience d’une existence mouvementée, peuplée d’aléas et d’événements hors du commun, préservèrent en cette circonstance Martial Gaur d’agir avec précipitation. Il conserva tout son calme et ne se livra à aucune manifestation bruyante devant cette découverte. C’est à peine s’il émit un très léger sifflement. Il se garda bien de toucher à l’appareil. Aussitôt qu’il eut reconnu sa nature, il l’avait dérangée, s’assit de nouveau dans son fauteuil et se mit à réfléchir, à peu près dans la même attitude qu’il avait auparavant, mais agitant des pensées bien différentes.

Le fil venait de la chambre d’Olga. Celle-ci occupait la pièce depuis un mois environ et Gaur était certain qu’il n’était pas là quelques jours plus tôt. On n’avait pas effectué de travaux à cet étage de l’hôtel depuis longtemps. La conclusion s’imposait : c’était elle, c’était Olga qui avait installé le micro, profitant d’un ou deux séjours qu’elle avait faits seule dans sa chambre depuis leur intimité. Elle l’espionnait. Voilà, sans aucun doute, pourquoi elle était si pressée de se jeter à son cou. Voilà l’explication du fameux coup de foudre.

Dans le même temps que son scepticisme naturel triomphait en découvrant un motif intéressé à un acte d’apparence spontanée, il ressentit une légère amertume et souffrit dans son amour-propre. Il avait été près de marcher ; on ne l’y reprendrait plus. Elle s’était donnée à lui pour pouvoir l’épier à son aise. Ce n’était que cela et rien de plus.

Mais son désenchantement fut très vite dissipé par la surexcitation de la nouvelle énigme qui s’imposait maintenant à son esprit et qui enveloppait la conduite de cette fille d’une brume encore plus épaisse qu’avant sa découverte. Pourquoi diable vouloir l’espionner, lui, Martial Gaur, un vieil ours solitaire, qui menait une existence claire comme le jour et qui se désintéressait de tous les problèmes d’actualité ? Cela paraissait encore plus Invraisemblable qu’un coup de foudre.

Le prenait-elle pour un autre ? Le fait maintenant évident qu’elle s’était documentée à son sujet avant de l’aborder infirmait cette hypothèse. L’imaginait-elle possesseur d’un secret important ? Il se jura de résoudre ce problème au plus tôt. En ayant enfin terminé avec ses hésitations, il décida d’aller lui rendre visite sur-le-champ, sans rien laisser percer de sa découverte, bien entendu.

Olga ne mit que quelques secondes à lui ouvrir, mais il remarqua qu’elle s’était enfermée à clef. Elle s’apprêtait certainement à sortir. Elle avait enfilé son manteau et son sac était sur le lit, à côté de ses gants.

Leur étreinte fut un échantillon rare de duplicité. Il éprouvait une sorte de plaisir subtil en mesurant à certains symptômes combien chacun des nerfs et des muscles de sa maitresse était appliqué à feindre la tendresse. Quant à lui, tandis qu’il pressait son corps contre le sien, couvrant son visage de baisers, avec toutes les marques de la passion la plus ingénue, il l’avait obligée de se reculer un peu pour se rapprocher de la cloison. Puis, comme il l’embrassait dans le cou, son œil attentif cherchait l’issue des fils électriques par-derrière la nuque.

Il ne fut pas long à la découvrir, non loin d’une armoire analogue à celle de sa propre chambre. Il y avait là également quatre fils, il aurait pu le jurer, dont le faisceau disparaissait derrière le meuble. Il éprouva une nouvelle satisfaction en apercevant des traces sur la moquette. Cela lui suffisait ; le fil suspect s’arrêtait certainement derrière l’armoire. Quand elle se mettait à l’écoute, il l’imaginait sans effort sortant le bout libre du fil et le reliant à des écouteurs ou à un appareil d’enregistrement. Il eût donné cher pour fouiller une mallette, paraissant avoir une serrure solide et dont la clef avait été retirée, posée non loin de là sur une table basse. Les traces sur la moquette provenaient sans doute de ce meuble, qui avait été rapproché.

Ces traces étaient fraîches. Il lui vint à l’esprit, tandis qu’il s’emparait de ses lèvres, qu’elle avait sans doute écouté sa conversation avec Herst, mais il n’attacha pour l’instant aucune signification particulière à cette probabilité.

« Vous êtes là depuis longtemps ? Pourquoi ne pas avoir frappé à ma porte ? » demanda-t-il sur un ton de reproche amical.

Ceci était une remarque assez singulière de sa part, étant donné leur convention tacite de ne jamais s’imposer l’un à l’autre ; mais il avait décidé de se montrer particulièrement aimable.

« Il m’avait semblé entendre parler dans votre chambre. J’ai pensé que vous aviez une visite et je ne voulais pas vous déranger. »

Il s’était détaché d’elle et la regardait dans les yeux, les mains posées sur ses épaules, étudiant avec attention ses moindres réflexes ; tout en l’enveloppant de son sourire le plus tendre. Elle soutint son regard et son visage lui renvoya un sourire d’une quantité égale. Il ne put s’empêcher d’admirer son sang-froid : prétendre ne rien avoir entendu dans la chambre voisine aurait pu lui paraître suspect.

« Ce n’était que Herst, un de mes meilleurs amis. Il faudra que je vous le présente un jour... Il exerce une profession assez originale : gorille. Il est attaché à la personne du chef de l’Etat. »

Une intuition confuse l’avait incité à parler de Herst et de son métier, tout en guettant ses réactions. Elle ne sourcilla pas, mais il lui sembla apercevoir un très léger frémissement de son épaule. Il n’insista pas et changea de sujet.

« Vous sortiez ? Moi qui avais pensé que, peut-être, ce soir... »

Il avait depuis un moment l’impression que sa visite dérangeait les plans d’Olga, qu’elle sortait avec précipitation et, sans qu’il pût expliquer pourquoi, que ce départ était en relation avec la conversation téléphonique dont il avait entendu le murmure.

« J’avais pensé que nous pourrions dîner ensemble, ce soir..., à moins que vous ne soyez engagée ailleurs, bien entendu. »

Il faisait cette proposition avec la vague idée de l’embarrasser, tant s’affirmait sa conviction qu’elle se rendait à un rendez-vous urgent. Il lui sembla un instant qu’il avait réussi. Une ombre de contrariété passa sur le visage d’Olga et ses yeux se détournèrent.

« Si j’avais su... mais, écoutez... »

Elle s’était reprise aussitôt. Il ne s’était pas trompé en lui attribuant une maîtrise peu commune. « J’allais retrouver une camarade de ma boutique, qui vient justement de me téléphoner. » Ceci était un mensonge flagrant. Il éprouva une intense satisfaction à constater qu’elle n’était pas impeccable, malgré son habileté, à cause même de sa subtilité qui la poussait à mentionner la première cette conversation téléphonique, dont il pouvait avoir perçu l’écho. Mais elle avait parlé trop vite. Ce n’était pas de l’extérieur qu’on avait appelé. La sonnerie était parfaitement audible d’une chambre à l’autre et il était sûr de ne pas l’avoir entendue. C’était une bévue de sa part, qu’il était trop bon observateur pour laisser passer. Il marquait une touche dans cette sorte d’escrime qu’ils inauguraient ce soir. C’était elle qui avait appelé, croyant sans doute Martial sorti avec Herst. Ce mensonge le confirma dans l’idée que cette communication était louche.

« Je comprends fort bien, dit-il assez hypocritement. Si vous avez promis...

— Mais je ne tiens pas du tout à aller voir cette amie.

Donnez-moi un instant et je me décommande... Si, si, je vous assure que j’ai très envie d’être avec vous ce soir.

— Dans ce cas... »

Elle l’embrassa de nouveau et se dirigea vers le téléphone, hésitant un peu comme il était encore sur le pas de la porte. Il fut tenté de rester là pour l’embarrasser, mais cette attitude risquait d’éveiller ses soupçons, ce qu’il désirait éviter pardessus tout. De plus, cela ne servirait à rien. Il la devinait assez adroite pour trouver une échappatoire et éluder cette conversation en sa présence. « Je vous attends au bar. » Il s’éloigna dans le couloir. Une ombre apparut sur le mur, en face de la chambre restée ouverte : elle s’assurait qu’il prenait bien l’ascenseur. Il ne tenta pas de l’épier, mais, parvenu au rez-de-chaussée, se dirigea le plus rapidement possible vers le réduit où siégeait la standardiste, une vieille amie à lui, qu’il connaissait depuis plus de vingt ans, depuis l’époque où il avait commencé à séjourner dans cet hôtel entre deux voyages. Elle était alors femme de chambre. Depuis, percluse de rhumatismes, ce poste de téléphoniste lui permettait de continuer à gagner sa vie.

Gaur lui avait rendu plusieurs services, lui prêtant de l’argent dans les moments difficiles et prenant gratuitement des photos avantageuses d’une de ses nièces qui voulait faire une carrière dans le cinéma. Il pouvait être capable de gestes charitables quand le métier n’était pas en cause. Elle ne pouvait rien lui refuser.

« Passe-moi le casque. Oui, la chambre 23. Je veux écouter ce qu’elle raconte.

— Qu’est-ce que ça peut te fiche ? Tu es jaloux ? Ce n’est pourtant pas ton genre, »

Sa liaison était connue de tout le personnel de l’hôtel.

Devant son insistance, elle eut un geste réprobateur, puis haussa les épaules, lui montra le casque et détourna les yeux.

« Fais ce que tu voudras. Moi, je ne vois rien. »

Avant de saisir le sens des paroles, Gaur eut un sursaut d’étonnement. La voix de l'homme qui parlait à Olga lui était familière. Il était sûr de l'avoir entendue dans un passé très proche. Ce fut sa première impression mais il hésitait encore à assigner un nom au mystérieux correspondant, tant cela lui paraissait burlesque. La voix était impérieuse avec des accents grinçants désagréables.

« ... Donc, vous ne pouvez pas me rencontrer ce soir. Bien.

Je vous laisse libre d'agir pour le mieux. »

Martial sursauta encore et la vieille standardiste lui lança un coup d'œil inquiet. Le nom du correspondant s'imposait à chaque nouvelle parole.

Olga parla à son tour, « Je n'ai pas cru devoir refuser son invitation. Il faut le mettre en confiance. Et puis, j'apprendrai peut-être d'autres détails, qui m'ont échappé ce soir. Je n'ai pas pu tout entendre. »

La voix masculine la coupa avec brusquerie…

« Inutile de reparler de cela maintenant. Vous m'avez dit l’essentiel tout à l'heure. Je vous répète que Je ne fais pas d'objections. C'est à vous de prendre vos responsabilités. »

C'était Verveuil ! Il n'y avait plus de doute possible, Martial reconnaissait non seulement voix, mais le style ampoulé,

« Donc, à demain », continua Verveuil. « En attendant, je vais prendre quelques dispositions. Demain, une heure, sur un banc du Luxembourg, côté rue Guynemer, après le croquet.

— D'accord. »

L'entretien était terminé. Martial Gaur reposa le casque et gagna rapidement le bar, après avoir donné une tape amicale à la téléphoniste en guise de remerciement. Il s'assit sur un tabouret, l'air absent, sans même remarquer le salut du barman.

Que diable signifiait ceci ? Dans quelle aventure rocambolesque était-il donc engagé ? Cela avait toute l'allure d'une conspiration. Pour quelle entreprise ténébreuse Olga était-elle associée à Verveuil ? C'était celui-ci, sans aucun doute, qui avait lancé la jeune fille sur ses traces; beaucoup de détails lui revenaient en mémoire qui confirmaient tous cette opinion : sa rencontre prétendue fortuite avec cet imbécile quelque deux mois auparavant, son insistance à savoir son adresse, à connaître son genre de vie et à renouer des relations. C'était un peu plus tard qu'Olga s'était installée à l'hôtel, probablement parce que Verveuil avait compris qu'il n'entrerait jamais dans le cercle de ses familiers, avec la mission évidente de pénétrer dans son intimité, de l'espionner, d'écouter ses conversations avec ses amis, avec... Avec Herst, surtout. Cela devenait de plus en plus clair. La conversation à laquelle elle faisait allusion au téléphone était certainement celle qu’il venait d’avoir avec le gorille.

C’était pour en rendre compte à son complice, à son chef plus probablement, qu’elle l’avait appelé aussitôt après, lui fixant un rendez-vous pour le soir même. Qu’avaient-ils donc dit de si important ? Herst n’avait cessé de s’étendre sur ses soucis professionnels, sur l’alarme que lui causaient les apparitions en public du chef de l’Etat, et surtout la cérémonie du mariage pour la semaine prochaine. Bon Dieu !...

Il en était là de ses réflexions et de ses déductions quand Olga apparut sur le seuil du bar. Il se leva pour l’accueillir et la regarda s’approcher de lui. Ses lèvres minces, à la courbure à peine perceptible, étaient adoucies par un sourire tendre, son visage embelli par l’éclat inaccoutumé que prenaient parfois ses yeux sombres, dans lesquels il put lire seulement le plaisir qu’elle se promettait de passer une soirée avec son amant.

VIII

ASSISE sur un banc du Luxembourg, près d’une des pelouses réservées aux amateurs de calme le long de la rue Guynemer, Olga Poulain grignotait un sandwich, émiettant de temps en temps quelques bribes de pain pour les moineaux qui voletaient autour d’elle. Il n’y avait que peu de promeneurs à cette heure. Les bancs proches du sien étaient inoccupés. Les quelques habitués de ce havre conservaient entre eux des distances raisonnables, comme respectueux d’une convention tacite.

Cette atmosphère de paix n’empêcha pas Verveuil de lancer des regards soupçonneux autour de lui et de faire deux fois le tour de la pelouse, avec une nonchalance affectée, avant de venir s’asseoir à côté d’elle. Elle feignit de ne lui accorder aucune attention pendant son manège, s’appliquant à observer des consignes reçues de lui, même si la puérilité de celles-ci lui paraissait évidente. Olga n’éprouvait aucune considération pour Verveuil, qu’elle jugeait à sa juste valeur, mais le fanatisme de cet imbécile servait ses desseins. Ils n’avaient en fait qu’un sentiment en commun, une haine farouche envers le même personnage. La source de cette haine était très différente pour chacun d’eux, mais celle-ci suffisait à les associer pour une action commune.

Elle se força à ne pas tourner son regard vers Verveuil quand il s’assit et à conserver toute sa patience pour jouer la comédie qu’il lui imposait à chacun de ses rendez-vous. Il commença par cligner de l’œil trois ou quatre fois, puis risqua quelques remarques banales sur le temps, auxquelles elle ne répondit pas tout d’abord, ne le faisant que sur son insistance et avec une froide réserve, comme une femme abordée par un inconnu. Ce ne fut qu'après plusieurs minutes de ce manège quelle parut s’amadouer. Alors, il se rapprocha un peu d’elle et ils engagèrent une conversation à mi-voix, sans qu’il cessât de surveiller les alentours.

« Donc, Herst est venu hier soir. Il a été question de la cérémonie et vous avez pu entendre une partie de leur conversation.

— J’ai presque tout entendu.

— Racontez. L’essentiel d’abord. »

Elle rapporta l’entretien entre les deux amis, insistant sur l’essentiel, comme il le désirait, qui était pour eux la cérémonie du mariage présidentiel, les mesures de sécurité et les confidences inquiètes du gorille.

« Ce ne peut être plus clair. Malarche veut se montrer à découvert. Il posera pour les photographes à la sortie de l’église, au premier rang du cortège. Cela durera plusieurs minutes et les gardes du corps devront se tenir éloignés pendant tout ce temps. Une cible immanquable, de l’aveu même de Herst.

D’autre part, il y a beaucoup de flottement parmi les responsables de la sécurité, qui ne sont pas d’accord sur les mesures à prendre. Nous ne retrouverons jamais une occasion pareille. »

Verveuil écoutait, l’air important, le sourcil autoritaire.

« Cela semble se présenter assez favorablement, dit-il enfin.

Mais Herst a-t-il tout de même donné quelques précisions sur ces mesures ?

— Oui. Seront étroitement surveillées toutes les maisons qui sont situées sur la place même de l’église et à l’entrée de l’avenue qui lui fait face. Pour les autres rues rayonnantes, ils ne s’occuperont que des façades offrant une vue sur le parvis.

Aucune n’est dans ce cas dans la rue qui nous intéresse. Elle sera complètement négligée. On n’y peut voir l’église d’aucune fenêtre.

— Mais on la voit très bien de l’échafaudage, »murmura Verveuil en baissant encore la voix, et après s’être assuré une fois de plus que personne ne pouvait les entendre. « Je l’ai vérifié moi-même, hier encore.

— On la voit de l’échafaudage et c’est notre chance. Mais aucun policier n’est capable de songer à cela.

— C’est votre opinion.

— C’est mon opinion, et n’oubliez pas que j’ai connu des policiers dans ma vie, dit-elle d’une voix dure. Ils sont tous les mêmes : des brutes et des imbéciles, qui appliquent des consignes sans réfléchir... D’ailleurs, continua-t-elle en changeant de ton, le plan définitif a dû être mis au point hier soir, au cours d’une conférence. Je le connaîtrai, sinon par l’écoute, du moins par Gaur lui-même, pour qui Herst n’a pas de secret et qui devient de plus en plus familier avec moi. Il m’a répété hier soir tout ce qui avait été dit au cours de leur entretien et m’a même donné d’autres détails qui m’avaient échappé. C’est un sujet de conversation qui semble le divertir et il n’y a qu’à le laisser aller. »

« La garce ! » murmura Martial Gaur entre ses dents.

Assis

sur

un

tabouret,

dans

une

camionnette

hermétiquement close à l’exception d’une très petite ouverture, garée dans la rue Guynemer le long du jardin, Gaur appliquait son œil depuis un quart d’heure à la lunette d’un étrange instrument, braquée par ses soins sur le banc occupé par les deux complices. La camionnette lui avait été prêtée par un ami, technicien de la télévision. Elle servait en général à tourner des scènes pour la « caméra invisible » et ce n’était pas la première fois que Gaur l’empruntait. Il l’avait utilisée pour prendre certaines photos, alors qu’il désirait passer inaperçu. Mais ce n’était pas une caméra que dissimulait aujourd’hui le véhicule, c’était un appareil aussi indiscret, mais beaucoup moins courant. Il se présentait sous la forme d’une botte parallélépipédique, de la dimension d’une machine à écrire ordinaire, portant à l’avant une sorte d’entonnoir, lui-même surmonté par la lunette de visée. L’entonnoir n’était autre que le pavillon d’un microphone extrêmement sensible, appelé par certains spécialistes « ultra-directionnel ». La boîte renfermait un amplificateur puissant. La lunette servait à placer avec précision le pavillon en direction de la bouche dont on désirait écouter les paroles.

Cet instrument n’était guère utilisé que dans les milieux de la police et des services secrets, mais le vieux Tournette en possédait un échantillon, acquis sans regarder à la dépense assez lourde, possédé par sa manie de collectionneur qui devenait une véritable frénésie avec l’âge et qui s’étendait à tous les appareils comportant un système optique quelconque, même sans rapport avec la photographie. Il l’avait prêté ce matin à Martial, se contentant de la vague explication que celui-ci lui donnait distraitement, à savoir le micro « ultra-directionnel »

lui serait précieux pour obtenir des renseignements en vue d’un cliché sensationnel. Le vieillard ne pouvait résister à un argument de ce genre, Gaur le savait bien. Il lui avait confié sa pièce de musée, après lui en avoir expliqué le mode d’emploi, qui était simple, avec une foule de détails théoriques sur le fonctionnement, dont Martial n’avait que faire.

Ce qui l’intéressait, c’est qu’une bonne écoute était garantie jusqu’à deux cents mètres, en principe. Dans la pratique, il était plus sûr de ne pas dépasser la moitié de cette distance. C’était le cas ici, et il ne perdait pas une parole des conspirateurs, malgré leur soin de ne pas élever la voix.

« La garce, répéta-t-il ! Et naïve, avec cela. Elle me prend pour un idiot. »

La veille au soir, pendant le dîner, il avait en effet rapporté son entretien avec Herst, sans omettre aucun détail, mais ce n’était certes pas ingénuité de sa part. Tandis qu’il discourait ainsi avec complaisance, il s’attachait à épier les indices de son attention et de son désir d’en apprendre davantage, désir qu’elle dissimulait de son mieux sous une apparente indifférence, en évitant de poser des questions. Toutes les plaisanteries qu’il faisait sur le métier de son ami et sur sa présente inquiétude n’étaient que des ballons d’essai pour tenter de surprendre du coin de l’œil ses réactions à elle.

Elle était bonne comédienne, sans doute, mais encore une fois, trop parfaite. N’importe quelle femme aurait eu sa curiosité piquée par ces révélations et demandé à chaque instant d’autres détails. Une discrétion aussi exemplaire était à ses yeux une preuve d’un intérêt particulier.

« C’est décidé, dit brusquement Verveuil avec un grand geste. Ce sera pour samedi prochain, pendant la pose devant l’église. Dans huit jours, la France sera délivrée de ce misérable. » Gaur perçut une nuance d’inquiétude dans le regard et dans la voix d’Olga.

« Vous êtes sûr de ne pas le rater ? » Verveuil prit un de ses airs supérieurs et eut un petit rire de satisfaction. « Ma chère enfant, n’oubliez pas que j’ai été considéré pendant longtemps comme un tireur d’élite et sachez que je n’ai rien perdu de ma forme. Je m’entraîne chaque semaine. Avec une lunette de visée, je ne manquerais pas une orange à cent mètres et il y en a à peine quatre-vingts de notre échafaudage au parvis de l’église. »

« Les salauds ! » murmura Martial Gaur, les doigts crispés sur son instrument.

Le ton de cette remarque ne trahissait d’ailleurs que peu d’indignation. Il était, en effet, frappé de stupéfaction.

L’étonnement de découvrir un complot aussi précis dont il n’avait eu qu’un vague soupçon jusqu’alors, l’emportait sur tout autre sentiment.

« Ce sera pour samedi, répéta Verveuil avec conviction, à moins que d’autres renseignements ne nous obligent à remettre l’opération... Vous êtes décidée à m’aider jusqu’au bout ?

— Jusqu’au bout.

— Les ouvriers qui font le ravalement de la façade ne travailleront pas ce jour-là, Malarche ayant exigé un jour de congé dans toutes les entreprises. Le propriétaire de la maison me l’a d’ailleurs confirmé. Ils quitteront la place, la veille, à six heures. C’est ce soir-là que vous devrez apporter vous-même le fusil. Une femme attire moins l’attention. Démonté, il ne tient pas beaucoup de place et j’ai prévu un empaquetage qui passe inaperçu, n’ayez pas peur.

— Je n’ai pas peur.

— Bien. J’ai étudié avec soin mon itinéraire de retraite.

Après l’opération, vous m’attendrez avec la voiture, assez loin de l’église à l’endroit que je vous indiquerai.

— Vous serez seul ? Je veux dire, il n’y aura pas d’autre tireur ? »

Verveuil prit son air autoritaire de grand chef.

« Ma chère amie, je vous ai déjà dit de ne pas vous préoccuper de mon action personnelle. Suivez seulement mes instructions et tout ira bien... Oui, je serai seul, si vous tenez à le savoir, ajouta-t-il en se ravisant. Le comité m’a donné carte blanche et, moins il y a de monde dans une opération de ce genre, mieux cela vaut. En fait, en ce qui concerne l’exécution elle-même, nous ne sommes que deux, vous et moi, à connaître tous les détails. Le propriétaire de la maison n’est que très vaguement au courant qu’il se prépare quelque chose et, d’ailleurs, le comité l’envoie à l’étranger. Il doit partir ce soir-même... S’il y a une fuite, elle ne pourra donc provenir que de vous, ou de moi, ajouta-t-il en la regardant avec sévérité.

— Vous savez bien que vous pouvez être sûr de moi, répondit-elle avec une nuance de mépris.

— Je le crois... Inutile de nous revoir trop souvent d’ici samedi. Téléphonez-moi au numéro habituel seulement si vous apprenez quelque chose de nouveau. De mon côté, je vous ferai connaître bientôt mes dernières instructions. »

L’entretien était terminé. Suivant la routine habituelle, Olga se leva avec un geste offusqué comme si elle désirait se débarrasser d’un importun, et s’éloigna d’un pas rapide.

Verveuil attendit quelques instants, l’air penaud, puis partit à son tour dans une autre direction. Dans la camionnette, Martial Gaur rangea avec soin le précieux appareil dans son étui et passa à la place du conducteur, non sans avoir à effectuer une gymnastique pénible pour lui.

Il roulait lentement. Sa jambe le gênait pour conduire ce véhicule qui n’était pas spécialement agencé pour lui, mais il n’y prenait garde, tant il était absorbé par la pensée du complot qu’il venait de découvrir et auquel il se trouvait mêlé d’une manière imprévue.

« Les salauds ! » murmura-t-il encore.

Il répéta plusieurs fois cette injure à mi-voix et une certaine indignation perçait maintenant dans son accent, mais il ne savait pas très bien lui-même s’il en voulait aux conspirateurs à cause de leur tentative criminelle, ou bien parce qu’ils se servaient de lui comme d’un pantin pour obtenir des renseignements.

« Ce n’est pas tout ça, maugréa-t-il encore, il faut que je prévienne les autorités. »

Il marqua un assez long temps de réflexion, comme s’il envisageait tous les aspects de cette perspective, puis soliloqua de nouveau.

« Je vais tout raconter à Herst. C’est le plus simple. Il est mieux placé que quiconque pour agir. »

Il se trouvait alors non loin du domicile de Herst, qui habitait lui aussi dans le voisinage du Luxembourg. Il hésita un instant à s’arrêter et à alerter son ami sans plus tarder.

Il ne le fit pas cependant. Il éprouvait l’envie étrange de ruminer encore tout seul les éléments de cette affaire. Il continua de rouler, sans but apparent, plongé dans une profonde méditation.

Il ne s’aperçut qu’au bout d’un long moment que l’itinéraire suivi par lui le menait tout droit vers la place de l’église où devait être célébré le mariage présidentiel. Il ne modifia pas sa route quand il en prit conscience. Un instinct confus lui suggérait d’avoir une vision nette de ce lieu avant de se fixer une ligne de conduite.

IX

IL ne put garer son véhicule qu’assez loin de la place et gagna celle-ci à pied. Il y arriva en transpiration, traînant la jambe, et s’aperçut seulement alors qu’il avait marché beaucoup plus vite qu’il n’était raisonnable pour lui, sans qu’aucun motif apparent justifiât cette hâte.

Il s’assit à la terrasse d’un café juste en face de l’église, commanda une consommation qu’il ne toucha pas et resta un long moment comme en contemplation, le regard tantôt balayant l’étendue de la place, tantôt fixe sur un point précis du parvis. Il obéissait là à un réflexe professionnel.

C’est une vision d’ensemble que doit chercher tout d’abord à obtenir le photographe dans l’exercice de son métier. Mais ce point de vue général ne l’empêchait pas d’accorder d’instinct beaucoup d’attention à certains détails, dont l’importance ne peut être négligée par un opérateur consciencieux. Aussi ne manqua-t-il pas d’évaluer ici l’éclat de la lumière, de repérer la position du soleil et de spéculer sur celle qu’il occuperait à l’heure de la cérémonie.

Après avoir effectué presque à son insu ces opérations de routine, il eut un geste et une moue qui paraissaient signifier : à la rigueur cela serait acceptable.

Il laissa son verre plein, quitta le café et entreprit de faire à pas lents le tour de la place, cherchant des yeux la petite rue dont avaient parlé Verveuil et Olga. Il ne fut pas long à la découvrir ; elle débouchait non loin de la terrasse où il s’était assis. Il s’y engagea, s’arrêtant souvent pour se retourner et regarder derrière lui. Un côté de la rue était occupé par un mur uni, sans ouvertures. Quant à l’autre, en effet, à cause de l’obliquité de la voie, aucune fenêtre n’offrait de vue sur l’église... Aucune fenêtre, mais le cas était différent pour l’échafaudage de ravalement dont il avait été question et qu’il aperçut bientôt. Celui-ci formait un relief assez prononcé par rapport à la ligne des façades. De là, on devait apercevoir le parvis.

Martial Gaur ressentit une vive satisfaction à constater par lui-même que les conspirateurs n’avaient pas menti, que le complot était une réalité et non pas un rêve, un tour de son imagination, comme il se le demandait encore avec inquiétude un moment auparavant.

Des ouvriers travaillaient sur l’échafaudage et l’ensemble était recouvert d’une bâche pour contenir la poussière. Une excellente cachette pour permettre à un tireur d’accomplir son forfait, songea-t-il. Etait-il possible que la police ne prit pas garde à cette maison ? Après quelques instants de réflexion, Martial Gaur conclut que c’était bien possible en effet, sinon certain comme le prétendait Olga. Le plan de Verveuil semblait assez bon. Un réflexe bizarre l’incita à spéculer sur ses chances de réussite, le visage crispé par l’attention, comme si cet élément était pour lui d’un intérêt capital.

Il mesura de l’œil la distance qui séparait la maison du parvis et l’évalua à une centaine de mètres. Verveuil avait dit quatre-vingts. Possible ; sa propre estimation était tout de même un peu plus forte. Verveuil était bon tireur, c’est vrai, Gaur ne l’ignorait pas, mais peut-être pas aussi habile qu’il le prétendait. De toute façon, même un tireur d’élite ne pouvait être absolument sûr de son coup, à cette distance, compte tenu de l’émotion inévitable en la circonstance.

Il n’avait plus rien à voir dans cette rue et jugea inutile de traîner plus longtemps autour de l’échafaudage, dans les environs duquel il était fort possible que Verveuil vint rôder, pour mieux étudier le terrain. Il retourna songeur vers la place et l’examina d’un œil nouveau, avec une attention beaucoup plus aiguë que tout à l’heure, le sourcil froncé, l’esprit tendu dans son effort pour composer le tableau quelle présenterait quelques jours plus tard, au moment de la sortie du cortège.

C’est encore un réflexe puissant de photographe que de chercher à créer dans sa tête une image aussi exacte que possible du sujet final.

Son visage se rembrunit justement dans la mesure où le tableau se précisait. La scène qui lui apparaissait maintenant avec toutes ses formes et toutes ses couleurs présentait un aspect très différent de celui qu’offrait aujourd’hui cette place relativement calme, un aspect assez rébarbatif à ses yeux pour crisper ses traits en une grimace douloureuse. Ce qu’il voyait, avec une intensité singulière c’était la foule, l’abominable cohue qui ne manquerait pas d’accourir pour assister à un événement aussi spectaculaire que ce mariage. Des milliers, des dizaines de milliers de Parisiens seraient là, agités de remous, s’écrasant les uns les autres, difficilement contenus par des cordons de police.

Il chercha, avec une angoisse visible, à se situer lui-même au sein de ce tumulte. Hélas ! Il savait bien que c’était une tentative insensée. Son infirmité lui interdisait ces fantaisies.

Toutes ses expériences récentes de la foule lui revinrent en mémoire pour lui représenter la folie de sa présence parmi ces tourbillons. Son regard douloureux parcourut encore l’étendue de la place, à la recherche fébrile d’un coin où il pourrait trouver un abri, d’un point où il aurait une vue sur le parvis sans courir le risque d’être renversé et foulé aux pieds. Il n’en découvrit aucun.

Il serra les poings en apercevant alors les rangs serrés de ses confrères, massés en première ligne. Bousculés comme les autres assistants, mais habitués à ces remous, entraînés à leur céder sans que leur œil quittât l’objectif, alertes comme il l’était autrefois, ils parvenaient toujours à prendre une vue entre deux cahots. Les publications du monde entier auraient envoyé là leurs meilleurs spécialistes, tous experts à saisir au vol l’élément insolite. C’est sur cet élément, celui que personne n’attendait, que se concentra maintenant son esprit. Il connaissait trop bien les réflexes et le sens de l’à-propos des reporters photographes pour ignorer que des dizaines de caméras mitrailleraient le président comme un écho presque instantané du premier coup de feu, encore et encore, plusieurs fois en quelques secondes.

L’attentat ne donnerait pas matière à un document exceptionnel, mais à des centaines de clichés, tous plus ou moins semblables parmi lesquels les magazines n’auraient qu’à faire leur choix. Quant à lui, Martial Gaur, il n’aurait même pas la possibilité de prendre un des éléments de cette série, banale au demeurant par son abondance.

Il n’avait rien à faire ici. Il déplora un instant l’instinct qui l’avait poussé à venir explorer ce lieu. A la réflexion, tout de même, il ne regretta plus cette initiative, puisque, parvenu à une conclusion, il sentait se dissiper le trouble qui l’étreignait depuis sa découverte du complot.

Il secoua la tête avec énergie, comme pour chasser de dernières réticences et s’entendit murmurer à mi-voix :

« Je n’ai que trop tardé. Il est temps d’alerter la police. Il faut dénoncer sur-le-champ un dessein aussi abominable. »

X

IL allait s’éloigner de la place pour retrouver sa camionnette, quand il eut la surprise d’apercevoir la silhouette de Herst, immobile, près du parvis de l’église. A la réflexion, cette présence lui parut moins étonnante. Le garde du corps était sans doute venu inspecter le terrain, lui aussi, et repérer le point où il se placerait avec ses hommes, pour exercer une surveillance aussi efficace que possible, tout en respectant la volonté du chef de l’Etat.

Herst ne l’avait pas vu. Paradoxalement, le premier réflexe de Martial fut de tourner les talons. Cependant, frappé par l’absurdité de cette attitude alors qu’il était décidé, une minute auparavant, à se rendre chez son ami pour lui faire part de sa découverte, il resta sur place, sans pouvoir cependant se résoudre à l’aborder.

Il ne marcha enfin vers lui qu’après une longue minute de profonde réflexion, période pendant laquelle un plan de manœuvre s'échafauda de lui-même dans son esprit, un plan satisfaisant à la fois sa volonté d’empêcher cet attentat absurde et son désir de ne pas bouleverser par une action intempestive les voies du destin. C’était un désir confus, qui prenait sa source dans des régions obscures de son univers mental, rattaché simplement peut-être à son principe d’impartialité et auquel il eût été incapable, à ce stade de l'affaire, de trouver un motif rationnel.

Quoi qu’il en fût, un demi-sourire éclaira son visage quand les lignes du plan lui apparurent avec assez de netteté et c’est avec une parfaite maîtrise qu’il aborda son ami.

« Que diable fais-tu ici ? » demanda Herst.

D’une manière assez hypocrite, Martial Gaur dissimula sous son air le plus malheureux le contentement qu’il éprouvait en cet instant à donner une impulsion personnelle aux événements.

« Oui, tu peux le dire. Que diable suis-je venu faire ici ? Ce travail n’est plus dans mes cordes. »

Herst le regarda, apitoyé.

« Je comprends. Tu étais venu voir s’il y avait une possibilité pour toi de prendre une photo de la cérémonie... un coin tranquille...

N’aie pas peur de le dire : un coin où je ne risque pas de me faire écraser et de perdre la jambe qui me reste. Mais j’y renonce. Je n’essaierai même pas.

— Tu pourrais peut-être te faire inviter à un de ces balcons. »

Gaur secoua la tête avec toute l’apparence d’une amère mélancolie.

« Tu sais bien qu’il y aura autant de bousculade sur les balcons que sur la place. Je te répète que je ne viendrai pas. Un invalide, voilà ce que je suis. Je me consolerai avec mes pin-up, comme d’habitude. »

Herst, qui était sensible, le plaignait en ce moment de toute son âme, mais, le connaissant, se gardait de manifester trop de pitié. Il resta coi, ne sachant qu’ajouter sans affliger davantage son ami. Martial Gaur profita de son silence et reprit, en le guettant du coin de l’œil, avec l’expression du pêcheur qui lance sa mouche sur une truite, « Pardonne-moi mon humeur morose, mais j’enrage parfois quand je constate combien je suis diminué... Figure-toi que j’avais tout de même déniché un coin, un peu éloigné certes, mais où j’aurais été à l’abri de la foule. Il est probable que personne n’y pensera. Seulement, voilà ! Il faudrait encore être valide pour atteindre ce perchoir, pouvoir escalader. Et cela aussi m’est interdit.

— Un perchoir isolé auquel personne ne songera ? fit Herst changeant aussitôt de visage. Où as-tu découvert ça ici ?

— Ça t’intéresse ?

— Si ça m’intéresse ! Tu plaisantes ?

— C’est vrai. J’oublie toujours tes soucis professionnels et je ne pensais certes pas à la sécurité. Remarque que c’est sans doute sans importance, mais si tu tiens à vérifier toi- même, allons dans cette rue... Ou plutôt, c’est inutile. On doit très bien voir d’ici le coin en question. Regarde. »

Il entraîna son ami sur le parvis de l’église et le fit placer au centre, à l’endroit même où se trouverait le président.

« Là-bas.

— Bon Dieu ! s’écria Herst avec une sorte de rugissement.

Mais tu as raison. »

Il avait aperçu le bord de l’échafaudage, recouvert d’une bâche, parfaitement visible de l’endroit où il était planté.

« Et cela n’a attiré l’attention de personne ! gémit-il. Les inspecteurs ont conclu qu’il n’y avait rien à redouter dans cette rue.

— Les choses les plus évidentes nous échappent parfois, murmura Martial. Je l’ai remarqué bien souvent. »

Et il ajouta sur un ton de complète indifférence, « Tu crois qu’il y a lieu de faire surveiller cette maison ?

— Je te fous mon billet qu’elle va être surveillée, hurla le gorille, sortant un carnet de sa poche et se mettant à prendre des notes d’une main fiévreuse... Mon vieux, je te dois une fière chandelle.

— Bien content si cela peut te rendre service, dit Gaur sur le même ton.

— Je te revaudrai ça... si, si, je te le promets. Une occasion de prendre un cliché hors de l’ordinaire de notre cher président, si c’est cela qui t’intéresse. Toi, tout seul, là !

— Vraiment, fit Martial, attentif.

— Et peut-être plus tôt que tu ne le crois. Je t’en reparlerai...

Quand je pense que n’importe qui aurait pu grimper là-haut et se cacher sans que nous nous en avisions. Ce perchoir nous avait échappé à tous.

— C’est mon entraînement professionnel. dit Martial Gaur avec un petit rire modeste.

— Un photographe doit tout voir. J’ai encore l’œil assez bon, si la jambe est mauvaise. »

Il se détourna pour dissimuler sa satisfaction, tandis que l’autre continuait de prendre des notes. Il avait donné un début d’impulsion à un certain train d’événements, sans savoir encore d’une manière précise où cela le mènerait. Mais ceci n’était qu’un premier pas. Il devait en accomplir un deuxième pour entretenir l’élan et il n’avait pas de temps à perdre. Une enquête allait être sans doute ordonnée et la maison serait soumise à une surveillance stricte dès le lendemain.

« A propos, dit-il à Herst, je te demande de m’excuser pour ce soir, mais à mon tour, je ne suis pas libre pour dîner. Un travail urgent. »

Il lui fallait, ce soir même, avoir un entretien avec Olga, pour retenir les événements dans les limites que son esprit subtil avait fixées à titre temporaire.

XI

Assis à côté d’Olga dans un restaurant peu fréquenté de Montparnasse, Gaur admirait plus que jamais le sang-froid de son amie. Elle accueillait des renseignements qui devaient déclencher une tempête dans son esprit, sans paraître y attacher plus d’importance qu’à un banal fait divers. Il était d’ailleurs aussi satisfait de sa propre maîtrise et du naturel avec lequel il l’avait aidée à aiguiller la conversation sur le sujet qui leur tenait à cœur à tous deux. Ils étaient aussi bons comédiens l’un que l’autre. Leur dialogue s’apparentait à une escrime subtile et touchait parfois au grand art. C’était lui, toutefois, qui dirigeait le jeu.

La comédie avait commencé vers sept heures lorsque, ayant frappé à sa porte, il lui demanda d’un air enjoué et presque timide si elle ne serait pas encore libre pour dîner avec lui ce soir-là.

« Tu commences à me faire perdre mes habitudes de vieux célibataire », lui dit-il avec une tendresse bourrue.

Il s’était mis à la tutoyer la veille, avec des hésitations, se reprenant parfois, jouant le rôle d’un ours qui s’apprivoise peu à peu à son insu et même contre son gré et qui se sent troublé de constater qu’il est plus épris qu’il ne le désirerait.

« Chéri, je crois que moi aussi… »

Bravo ! Elle avait d’excellentes répliques. L’élan qui la jeta dans ses bras était un modèle de spontanéité.

« Tu es libre ?

— Pour toi, bien sûr. Même si je ne l’étal pas, je m’arrangerais. » Il la regarda avec ravissement.

« Chérie !... Mais tu ne m’en voudras pas si je suis obligé de te quitter assez tôt. J’ai une réunion de mon syndicat à dix heures, à laquelle je dois assister.

— Je me ferai une raison... Mais ne m’avais-tu pas dit hier que tu dînais avec ton ami Herst ? »

Elle avait bonne mémoire quand il s’agissait de Herst. Il ne manqua pas de saisir cette occasion pour lancer un avertissement préalable.

« Je J’ai rencontré cet après-midi et je me suis décommandé. J’avais trop envie de te revoir... Lui-même, d’ailleurs, est très occupé en ce moment. Il n’a plus une minute à lui. Figure-toi qu’il s’est brusquement aperçu que le plan de sécurité pour le mariage présentait d’affreuses lacunes. Le pauvre vieux ! Je suis sûr qu’il n’en dormira pas cette nuit. Je te raconterai tout cela : c’est tordant. »

L’ayant ainsi mise en appétit, il l’admira encore de ne réagir que par une légère palpitation des cils. Elle s’abstint de poser des questions et il n’insista pas pour l’instant.

« Tu me donnes une demi-heure pour me raser et me changer ?

— Une demi-heure. Pas une minute de plus et je viens te chercher. »

Rentré chez lui, il avait ouvert en grand les robinets de sa baignoire et poussé avec fracas la porte de sa salle de bain, demeurant à écouter en silence dans sa chambre. Il n’eut pas longtemps à attendre. Le murmure qu’il entendit bientôt ne le surprit pas. Elle téléphonait, elle alertait Verveuil. Sans distinguer ses paroles, il savait qu’elle lui fixait un rendez-vous pour le soir même. Ce n’était pas dans un autre dessein qu’il avait pris soin de la prévenir de l’obligation où il serait de la quitter après le dîner.

« Figure-toi que ce malheureux Herst... »

Après qu’il eut commandé le repas avec un soin inaccoutumé, ils n’avaient échangé que des banalités pendant un assez long moment. Il se demandait avec curiosité si elle parviendrait d’elle-même à amener la conversation sur le sujet brûlant, ou bien s’il serait obligé de le faire. Ce fut elle qui ouvrit le feu, avec une adresse qu’il apprécia encore.

Elle posa sa main sur la sienne, lui décocha un regard débordant de tendresse et lui dit d’un air pénétré :

« Il faut que je te l’avoue. Tu ne peux savoir le plaisir que tu m’as fait en préférant ce soir ma compagnie à celle de ton ami.

Mais es-tu sûr au moins de ne pas l’avoir vexé ? Je ne veux à aucun prix être une cause de froissement entre vous. »

Ce n’était pas mal du tout. Il éprouva pour elle en cet instant un penchant presque sincère et décida de l’aider aussitôt.

« Chérie, je t’assure que je n’aurais pas hésité à le contrarier pour me rendre libre, mais je te répète que je n’ai pas eu à le faire. Il est surchargé de travail et n’a plus le temps de manger.

Imagine-toi... »

Le biais était trouvé. Il n’avait plus qu’à se laisser aller le long de cette voie.

« J’ai eu envie de rire tant il était déconfit. Imagine-toi que le malheureux vit dans une transe depuis cet après-midi ; et cela, à cause d’un échafaudage... A cause d’un échafaudage ? »

Sa voix avait eu tout de même un accent un peu rauque et il sentit frémir ses doigts. Il feignit de ne pas s’en apercevoir.

« Un échafaudage, parfaitement. Je n’ai pas très bien compris ses explications qui relèvent de la géométrie. En bref, il était allé jeter un coup d’œil sur l’église où doit avoir lieu le mariage présidentiel... Je t’ai parlé de ses craintes, tu te rappelles ? Eh bien, alors que divers agents chargés de la sécurité avaient déjà inspecté la place, Herst, qui a du coup d’œil, s’est aperçu qu’un certain échafaudage, dans une petite rue, je crois, avait complètement échappé aux enquêteurs et qu’il offre un poste idéal pour un tueur éventuel. A l’heure actuelle, Herst est en train d’alerter tous les services pour faire surveiller la maison, enquêter sur les occupants, etc. Drôle qu’on ne s’en soit pas méfié plus tôt, tu ne trouves pas. »

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle avait un peu détourné la tête. Elle le regarda de nouveau après un court instant et commenta sur un ton indifférent :

« Je suppose que cela ne doit pas être drôle pour ton ami.

Mais a-t-il des raisons sérieuses de croire qu’on veut attenter à la vie du chef de l’Etat ? A notre époque, cela me paraît fantastique. »

La conversation prenait une orientation qui servait à merveille son plan de manœuvres. Il se garda de la laisser dévier et répondit sur un ton dubitatif :

« C’est une question que je me suis posée. Certes, il y aura toujours des enragés ou des insensés. Pourtant, je crois que Herst subit un peu une déformation professionnelle. Si tu veux mon avis, il faudrait être à la fois enragé et insensé pour se livrer à un attentat au cours d’une cérémonie comme celle de la semaine prochaine.

— Tu crois ?

— Réfléchis. Tous les services sont mobilisés et, même s’il leur arrive d’omettre un détail comme l’échafaudage, il est peu probable qu’un assassin puisse réussir son coup. En tout cas, même s’il y parvenait, il n’aurait aucune chance d’échapper à la police. Toutes les dispositions sont prises pour boucler le quartier en un clin d’œil.

— Vraiment ?

— C’est du moins ce que Herst m’a affirmé, dit-il sur un ton léger. Et il est certainement mieux renseigné que quiconque. »

Un long silence suivit. Un sujet de peu d’importance en somme paraissait épuisé et ni l’un ni l’autre ne semblaient vouloir ajouter d’autres commentaires. En fait, Martial Gaur se concentrait en vue de la prochaine remarque qu’il allait faire, une phrase banale qui paraissait devoir donner une conclusion définitive à un entretien futile, à laquelle il n’accordait pas en cet instant une portée excessive, mais dont il sentait intuitivement quelle était une pierre nécessaire à l’édifice qui commençait de s’échafauder dans son inconscient.

Aussi prit-il grand soin d’insérer cette remarque entre deux silences d’assez longue durée, comme un virtuose isole une série de notes brillantes pour les mettre en valeur. Ceci ne nuisît en rien, au contraire, au parfait naturel de son accent et à l’air de détachement total avec lequel il enchaîna.

« ... Alors qu’avec un président comme Pierre Malarche, qui est bien connu pour donner des entorses à la discipline sévère de l’Élysée et dont l’esprit d’indépendance fait souvent le désespoir de ses gardes du corps, il doit se présenter pour un criminel des occasions bien plus faciles et beaucoup moins dangereuses... »

XII

LE mariage se déroula sans incident. Des milliers de photos furent prises du président sortant de l’église au bras de sa jeune femme, mais elles se ressemblaient toutes, et ne présentaient en aucune façon cette note insolite, seule capable d’allécher un esthète comme Gaur. Il ne s’était même pas dérangé et suivit tout simplement la cérémonie devant son poste de télévision. Il avait de bonnes raisons de penser qu’elle ne serait pas troublée, mais ressentit tout de même un profond soulagement quand elle s’acheva. Le président était sauf et ne se douterait sans doute jamais du risque couru par lui.

Un autre personnage fut délivré d’un grand poids quand Pierre Malarche eut quitté l’église et surtout quand il se retira dans ses appartements à la fin de la journée. Herst appela Martial au téléphone moins d’un quart d’heure après avoir terminé son service.

« Alors ?

— Alors, ouf !

— Vraiment ?

— Tu ne peux pas deviner combien je me sens léger. Tout s’est bien passé. Je vais avoir maintenant au moins une quinzaine de tranquillité, car il ne se produira pas en public pendant quelque temps. Je voudrais te voir J’ai peut-être une proposition intéressante à te faire et, avant tout, des remerciements à t’adresser.

— Des remerciements ?

— Oui. Il semble bien qu’il y ait eu quelque chose de louche dans cette maison à l’échafaudage.

— Quoi !

— Je te raconterai. »

Ils se donnèrent rendez-vous dans un bar. Dès que Martial arriva, Herst, qui avait déjà vidé son verre, l’entraîna dans le coin tranquille où il avait choisi sa table.

« C’est moi qui arrose, aujourd’hui, dit-il. Je te dois bien ça.

Sais-tu que ton œil de photographe nous a probablement rendu un immense service ? Cette maison que tu avais repérée est suspecte.

— Pas possible ! »

Ceci ne causait aucun plaisir à Martial Gaur, qui ressentit même une vive contrariété. Il ne souhaitait pas du tout l’arrestation des coupables et ce fut le cœur serré qu’il demanda des détails.

« Le propriétaire de ladite maison s’est dérobé à l’enquête.

Il a disparu mystérieusement et tout porte à croire qu’il s’est enfui à l’étranger. Il semble prouvé, d’autre part, qu’il fait partie d’un groupement séditieux. Coïncidence bizarre, tu ne trouves pas ?

— Possible. Pas de piste plus précise ?

— La police continue l’enquête. Elle n’a pas encore abouti à ma connaissance. »

Gaur vida son verre d’un trait, resta un moment songeur et reprit :

« Quoi d’autre ? Tu m’as annoncé que tu avais une proposition à me faire − et qui t’intéressera sans doute. Tu te rappelles la promenade solitaire de Malarche dans la forêt ?

— Bien sûr. Et je te remercie encore de m’avoir passé le tuyau.

— Eh bien, j’espère pouvoir t’en refiler bientôt un autre du même genre.

— Aussi bon ?

— Meilleur. »

Le cœur de Martial se mit à battre avec violence.

« Meilleur ? Mon vieux, tu es vraiment un frère. Si tu fais ça pour moi...

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