— Tais-toi. Je te répète que tu l’as bien gagné. »

Le tuyau auquel Herst venait de faire allusion avait été une véritable aubaine pour le photographe. Il s’agissait d’une promenade à cheval en solitaire de Pierre Malarche, une escapade comme le président aimait à en effectuer de temps en temps au désespoir de ses gardes du corps. Herst, qui était un peu son confident pour ces sortes d’affaires, en avait informé Gaur la veille, sachant bien que celui-ci tiendrait sa langue, trop heureux d’exploiter seul ce renseignement précieux. Dissimulé dans un fourré, Martial put prendre une photo assez remarquable, qui eut les honneurs d’une première page dans un hebdomadaire. Malarche avait cru au hasard d’une photo d’amateur et ne s’était pas formalisé. Il tenait à son auréole de sportif et à la réputation qu’il avait d’être un esprit indépendant.

Il ne détestait pas que la preuve en eût été publiée, dès lors qu’il n’avait pas été importuné par le témoin.

Herst ne pouvait évidemment renouveler souvent ce geste de camaraderie, sous peine de rendre suspecte sa propre discrétion. Mais, de temps en temps, c’était possible.

« Je me rappelle, maintenant. Tu m’avais laissé entendre quelque chose de ce genre, le jour où nous nous sommes rencontrés devant l’église.

— Je pensais que c’était le meilleur moyen de chasser tes papillons noirs. Eh bien, ça se précise : tu sais que le président va bientôt effectuer une longue tournée, qui l’amènera dans le sud de la France, et en particulier sur la côte méditerranéenne, dont il est originaire ?

— J’en ai entendu parler.

— Une tournée officielle, mais en même temps une sorte de voyage de noces. Lui et sa douce moitié veulent en profiter pour prendre quelques vacances. Cela signifie pour lui respirer, marcher librement, se baigner sans doute – il adore cela et elle aussi – sans la présence constante d’une suite officielle et surtout sans la surveillance d’une bande d’enquiquineurs comme papa Herst et ses gorilles.

— Je le comprends assez bien.

— Moi aussi, dans le fond. Mais là n’est pas la question.

Comme il est obligé d’avoir un complice pour se rendre libre, il m’a déjà prévenu que je devrais combiner pour lui quelques escapades de ce genre. Oui, je deviens l’organisateur des loisirs clandestins. Cela me donne assez de soucis !... Donc, si tu n’as rien de mieux à faire et si par hasard tu te trouves là quand il lui prendra fantaisie de faire l’école buissonnière, je suis à peu près certain de pouvoir te refiler encore un tuyau intéressant à l’oreille... Est-ce que je ne suis pas un ami ?

— Un frère, je te le répète. »

Martial Gaur lui serra la main avec une émotion qui n’était pas feinte. Brave Herst ! Depuis qu’ils se connaissaient, depuis l’époque de la résistance, il n’avait jamais manqué de jouer ce rôle et de lui signaler chaque fois qu’il le pouvait les points dignes d’intérêt pour un photographe.

« Sois tranquille. Je suivrai la tournée et resterai en liaison avec toi. Tu ne peux savoir ce que signifie une occasion pareille pour moi. J’ai l’impression d’exister encore, de ne plus être un vieillard invalide. »

Herst haussa les épaules.

« Si je suis ton obligé pour l’histoire de l’échafaudage, Malarche l’est encore davantage. Je suis de plus en plus convaincu qu’il te doit une fière chandelle, peut-être la vie. Il est juste qu’il te témoigne de la reconnaissance d’une manière indirecte.

— C’est vrai, après tout », répondit Martial Gaur, songeur.

XIII

IL se réveilla avec un léger mal de tête, ayant quitté son ami assez tard la nuit précédente et bu avec lui plus qu’ils n’en étaient coutumiers. Tous deux se sentaient dans cet état euphorique qui réclame une excitation extérieure ; Herst, parce qu’il était débarrassé pour un temps de ses responsabilités et de ses soucis ; Gaur, parce qu’il lui semblait que les événements prenaient une orientation satisfaisante, après la légère impulsion qu’il leur avait donnée.

Il commanda du café, en but deux tasses tout en réfléchissant aux promesses de Herst et se sentit aussitôt l’esprit alerte et l’œil éveillé, si bien éveillé qu’il observa dès son lever un détail qui lui avait échappé la veille : le quatrième fil, celui du microphone, avait disparu. Il vérifia que l’instrument lui-même n’était plus là. Quelques légères écailles de la peinture témoignaient seulement de l’inquisition d’Olga.

Cette constatation lui procura d’abord quelque ennui, puis son visage s’éclaira. Olga avait jugé que leur intimité rendait maintenant inutiles ces accessoires de roman policier. Ils étaient même dangereux, car leur découverte fortuite pouvait compromettre une situation bien établie de part et d’autre. Elle était dans le vrai. Il l’approuva si bien qu’il décida d’aller, ce matin même, rendre à Tournette le micro « ultra-directionnel »

qu’il lui avait emprunté depuis plusieurs jours déjà et qu’il dissimulait dans une valise.

Une autre raison l’incitait à rechercher le contact de cet ami, qu’il considérait encore un peu comme son maître. Il avait agi jusqu’ici par intuition et sous la pression des événements. Il ressentait aujourd’hui quelque incertitude sur sa conduite future, sur l’opportunité d’imprimer un peu plus profondément sa griffe sur la trame du destin et sur la direction dans laquelle ce nouveau pas éventuel devait être fait. Il n’était certes pas question pour lui de solliciter un conseil de Tournette. Martial Gaur ne demandait jamais de conseil, pas même à son mentor, et il eût été d’ailleurs en peine de formuler d’une façon claire un problème qui se débattait encore dans son inconscient. Mais, dans la simple compagnie du vieux bonhomme et dans des conceptions que celui-ci ne se faisait pas faute de développer chaque fois qu’il trouvait un auditeur complaisant, il lui semblait possible de découvrir des éléments qui l’éclaireraient.

Le besoin d’une communauté de sentiments se fait parfois sentir, même chez les plus fortes personnalités.

Tournette avait entreprit de photographier une fleur quand il arriva, une rose qu’il avait extraite d’un bouquet, qui n’eût pas retenu l’attention d’un profane, mais dans les pétales de laquelle il discernait un mouvement singulier. Gaur savait qu’il ne fallait pas le déranger quand il était absorbé dans un travail de cette sorte. Il s’assit silencieusement dans un coin de la pièce et observa son ami en souriant. C’était pour lui à la fois un plaisir et un repos intellectuel de le voir opérer. Tournette était peut-

être le seul être qu’il admirait vraiment et devant lequel il se sentait comme un apprenti devant le maître.

A demi aveugle (il s’aidait dans son travail d’une douzaine de lunettes et jurait à chaque instant, déplorant de ne pas avoir encore la gamme nécessaire à une vision complète de l’ensemble et des détails) le vieillard ne quittait plus sa chambre, occupant son temps à remuer des souvenirs, à examiner ses collections et parfois, c’était le cas ce matin, à faire une prise de vue pour son propre plaisir. Autrefois fameux dans le monde des chasseurs d’images, puis ayant acquis une renommée nouvelle dans la photographie artistique, il était aujourd’hui à peu près oublié et vivait en ermite. Gaur était le seul à lui rendre visite à intervalles à peu près réguliers.

Tournette était absorbé pour l’instant par la préparation de son sujet. Il modifiait sans cesse la position de la rose. Il ajouta un peu d’eau dans le vase, puis, s’étant reculé et ayant changé de lunettes, il en enleva avec un geste d’énervement. Après être resté un moment en contemplation, il se précipita vers la fenêtre et corrigea plusieurs rois l’inclinaison du store. Ensuite, il déplaça un écran et consulta divers instruments d’optique que Gaur, lui-même, ne connaissait pas tous. Il parut perplexe et une grimace crispa les rides de son visage. Saisissant alors un appareil, il se mit à chercher un point de visée convenable, un angle favorable, et ne parut pas les trouver. Il essaya, sans plus de succès semblait-il, de monter sur un tabouret, puis de se mettre à quatre pattes, obligé de s’arrêter plusieurs fois pour souffler, en profitant pour changer un filtre de couleur, pour regarder d’autres instruments de contrôle ou modifier encore l’éclairage qui, visiblement, ne le satisfaisait pas.

Tout en s’agitant ainsi, il ne restait pas silencieux, mais émettait en chevrotant des phrases brèves, qui étaient souvent des citations d’auteurs français ou étrangers, des classiques en matière de photographie, dont il possédait aussi une collection complète. Cette manie, qui lui était venue avec l’âge, impatientait parfois Gaur, mais il l’écoutait aujourd’hui avec une attention particulière.

« In a perfect photograph, there will be as many beauties lurking unobserved as there are flowers that blush unseen in forest and meadows.

— Qui a dit cela ?

— O.W. Holmes. 1859. Un des premiers à avoir entrevu les possibilités de la photographie. »

Il s’agita de nouveau, changea de lunettes puis fit une pause.

« Mais Holmes n’a pas tout vu. Il n’a même pas vu l’essentiel. L’art de laisser transparaître des détails, que l’œil humain ne remarque pas en général dans la nature... je veux bien. On a dit aussi : le photographe doit voir à l’avance l’ensemble du cliché... Mais voir et prévoir, cela ne suffit pas ; un bon amateur y parvient sans peine. L’essentiel, pour nous, Martial, c’est de créer. Créer, tu m’entends, c’est ce qu’on n’avait pas compris autrefois, ce que beaucoup ne comprennent pas encore. Il ne s’agit pas d’enregistrer servilement... Je n’aime pas ce nom de « photographie ». Il est péjoratif. Le photographe doit être un créateur au même titre qu’un peintre. Je sais. Tu m’objecteras...

— J’objecterai bien sûr que c’est souvent impossible.

1 Dans une photographie parfaite, il y aura autant de beautés dormant sans attirer d’attention particulière qu’il y a de fleur s’épanouissant sans être vues dans les forêts et les prairies. »

— Impossible ! » s’écria le vieux avec indignation.

Gaur connaissait ses arguments par cœur, mais s’amusait à l’aiguillonner pour exciter sa verve.

« C’est facile pour vous, aujourd’hui, et aussi pour moi dans une certaine mesure. C’est impossible pour le reporter photographe, qui doit saisir instantanément un événement la plupart du temps imprévisible. C’est déjà beau quand il réussit à l’enregistrer avec fidélité.

— C’est faux, rugit le vieux Tournette. On a toujours, tu m’entends, même pour les images impromptues, toujours la possibilité de transposer, de transcender la réalité. C’est ce qui distingue l’artiste du bon artisan. Ainsi, moi... »

Il interrompit son travail avec agacement, ferma la fenêtre et rangea ses appareils.

« Impossible aujourd’hui, murmura-t-il. La lumière n’est pas bonne. J’essaierai demain... Je disais que l’artiste digne de ce nom doit imprimer sa griffe personnelle, même sur l’image la plus furtive. Tu ne me crois pas ? Ecoute. Tu connais ma photographie de Sandra ? »

Martial Gaur tressaillit. C’était une photographie célèbre autrefois et dont on parlait encore dans les cercles professionnels, même si son auteur était tombé dans l’oubli.

Elle avait excité la jalousie de tous les chasseurs d’images de la génération de Tournette.

Sandra était une des plus illustres actrices du cinéma international, célèbre par sa beauté, son talent et ses amours.

Au faîte de sa gloire, ayant même sans doute un peu dépassé le point culminant, elle avait été la proie, semblait-il, d’un accès de folie, était montée sur le toit d’un hôtel particulier qu’elle occupait pour un séjour à Paris et s’était suicidée en se jetant sur le pavé après quelques minutes d’hésitation, qui avaient permis aux badauds de s’assembler sur le trottoir.

Tournette, qui rôdait autour de l’hôtel, à l’affût d’une apparition de la vedette, s’était trouvé là au premier rang. C’est alors qu’il avait pris cette photo, document jugé exceptionnel par l’expression extraordinaire qui émanait du regard. Sandra devait expirer quelques instants plus tard.

« Ne t’es-tu jamais interrogé au sujet de cette expression que j’ai eu le bonheur de saisir ? Ne t’es-tu jamais demandé à quoi elle était due ?

— Vous avez eu tout de même beaucoup de chance. C’est le hasard qui vous a amené là, dans la rue, et permis de surprendre son dernier regard.

— Enfant !... La chance ? Le hasard ? Pour ma présence au bon moment dans la rue même, oui, sans doute ; quoique moi, j’appelle plutôt cela du flair. Mais cela ne suffit pas. D’autres ont de la chance. D’autres peuvent avoir du flair. D’autres auraient pu enregistrer le regard de la vedette mourante, mais ce n’aurait pas été le même regard tu m’entends. » Les yeux du vieillard brillaient d’un éclat inaccoutumé. Il était exalté par le souvenir de son succès et reprit, avec une véhémence un peu solennelle :

« Cette expression, qui fait toute la valeur de l’œuvre, qui lui a valu d’être reproduite dans le monde entier... »

Il n’exagérait pas. Le regard de Sandra mourante émettait un rayonnement presque surnaturel, un mélange hallucinant d’angoisse, de souffrance et de désespoir, une de ces émanations mystérieuses qui exalte les foules, aussi bien les âmes naïves que les blasés, qui provoque un subit accès de fièvre chez les directeurs de publications, les faisant s’agiter de mouvements désordonnés, les poussant à décrocher le téléphone d’une main tremblante pour ordonner à un rédacteur en chef d’arrêter surle-champ la fabrication d’une édition presque terminée, de couper n’importe quoi, de bouleverser de fond en comble la mise en page si c’est nécessaire, pour pouvoir publier le document sublime à la une. Jamais Martial Gaur n’avait obtenu un pareil triomphe.

« C’est moi qui ai provoqué cette expression, continua Tournette sur le même ton. Sans moi, elle n’eût jamais existé.

C’est moi qui l’ai créée. C’est grâce à moi, à moi, Armand Tournette, qu’un cliché simplement original est devenu unique, sensationnel. »

Il baissa encore un peu le ton, comme impressionné par ces souvenirs et continua d’une voix sourde, tandis que Martial ne le quittait pas des yeux.

« Quand je suis arrivé auprès du corps, je me suis trouvé en présence d’un visage inexpressif, raidi par le choc. Mon appareil était prêt. J’ai pris, bien sûr, une première vue, mais sans grande valeur, je ne l’ai jamais publiée. Je te dis que les traits étaient inertes. C’est en rechargeant mon appareil, sans cesser de l’examiner, que j’ai perçu chez elle un battement de cils, peut-être un réflexe provoqué par le déclic. Les badauds, terrifiés, n’osaient s’approcher. Moi, j’avais gardé l’esprit lucide.

J’observais et je réfléchissais, tous mes sens en éveil, tu peux me croire. J’ai compris qu’elle n’était pas complètement insensible et j’ai vu briller un rayon d’espoir.

» Oui, il y avait en effet peut-être encore un peu d’espoir, répéta Martial, sans cesser de le regarder. Qu’avez-vous fait alors ?

» J’ai eu une inspiration, continua le vieux photographe, sans pouvoir dissimuler l’orgueil qu’il éprouvait à évoquer l’exploit de sa jeunesse, une intuition, un de ces éclairs qui illuminent une vie d’artiste et pour lequel j’ai bien souvent remercié la providence.

» Je connaissais comme tout le monde les aventures amoureuses de Sandra et, en particulier, la dernière, avec un fils de famille à peine sorti de l’adolescence qui, chuchotait-on, était sur le point de la quitter pour une star beaucoup plus jeune qu’elle. Celle-ci commençait seulement à briller au firmament des étoiles, alors que le rayonnement de Sandra était sur le point de pâlir... Une inspiration du Ciel, te dis-je ! Je n’en ai éprouvé de semblables que deux fois dans ma vie. Je me suis placé sous le meilleur angle. J’ai braqué mon appareil, le doigt sur la détente et j’ai prononcé à haute voix le nom de la rivale et celui de l’amant infidèle.

» C’est alors, Martial, qu’elle a ouvert les yeux. C’est alors que j’ai pu fixer pour l’éternité cette expression de désespoir.

Pas une nuance n’en a été perdue. Aucun hasard là-dedans, aucune chance. Son regard était celui-là même que j’avais désiré.

» Après cela je me suis enfui. J’ai couru jusque chez moi.

J’ai vécu dans l’angoisse jusqu’à ce que j’aie développé la pellicule. Je craignais quelque accident. Mais mon inquiétude était sans objet. Le cliché était parfait. »

Le vieux Tournette s’était tu depuis un moment. Silencieux lui aussi, Martial ruminait maintenant ses propres souvenirs. Il songeait avec amertume que, s’il lui était arrivé de saisir le regard d’un mourant, jamais hélas, il n’avait eu une chance comparable à celle de son ami, chance ou bien génie, comme celui-ci semblait le croire. Pendant un très court instant, il fut effleuré par la pensée que leur conversation n’était pas celle d’êtres normaux et que si un individu quelconque l’entendait, il serait sans doute indigné. Comme s’il lisait dans ses pensées, le vieillard prononça une de ses sentences habituelles en matière de conclusion.

« Le photographe est un artiste. L’artiste doit savoir être inhumain. »

Martial Gaur resta encore un long moment sans prononcer une parole. Son vieux maître lui apparaissait comme un habitant d’une planète lointaine, envoyé sur la nôtre par des êtres supérieurs, avec mission de recueillir une documentation imagée sur les coutumes et les agissements des étranges animaux qui peuplent cette Terre.

Il fut tiré de sa rêverie par une question de Tournette qui lui demandait si le micro « ultra-directionnel » lui avait été de quelque utilité.

« Très utile, oui, répondit-il distraitement. Je vous remercie. Il a fonctionné d’une manière parfaite et je n’ai rien perdu de la conversation qui m’intéressait.

— Et tu penses qu’elle va te permettre de prendre une photo précieuse ? »

C’était le prétexte qu’il avait donné en empruntant l’instrument. Il commença à répondre sur le même ton distrait :

« Ce n’est pas impossible. Je... » Il s’interrompit soudain comme si une lumière brutale venait de l’éblouir. Les éléments de pensées confus et embryonnaires qui tourbillonnaient depuis quelques jours dans son esprit lui parurent subitement s’organiser en un ensemble compact et cohérent. Il reprit d’une voix bizarrement véhémente, au son de laquelle le vieux Tournette releva la tête et l’observa avec surprise par-dessus ses lunettes, discernant dans sa remarque un singulier accent, de jeunesse, comme un écho de l’enthousiasme d’autrefois. « Sait-on jamais ? »

XIV

« CHERIE, j’ai quelque chose à te demander. »

Après avoir assisté à une pièce d’avant-garde dans une salle du Quartier latin, Olga et Martial Gaur revenaient à pied vers leur hôtel, choisissant de petites rues désertes. Ils s’étaient montrés étrangement silencieux au cours de la soirée. Martial était songeur au point de ne pas se rendre compte que son amie était encore moins expansive que d’ordinaire. Ils n’avaient abordé que des banalités et, après le spectacle, c’est à peine s’ils avaient échangé quelques vagues impressions sur la pièce qu’ils venaient de voir et dont il eût été bien incapable de raconter le thème, tant il était absorbé dans ses pensées.

C’était ce soir même qu’il avait décidé de donner une autre impulsion au train d’événements que le destin lui avait fait aborder. Ce deuxième pas devait être effectué sans retard et il éprouvait avant de s’y résoudre, non pas un scrupule, mais le trouble que l’on ressent au moment de s’engager à fond dans une entreprise et de prendre soi-même en main des rênes abandonnées jusque-là flottantes au gré du hasard.

Ce sentiment confus se dissipa peu après la sortie du théâtre et il ne tarda pas davantage à donner le coup de pouce nécessaire à la réalisation de son projet, un plan qui s’était évadé tout d’un coup du domaine de l’inconscient, pour prendre dans son esprit des lignes de plus en plus nettes.

Il ne s’agissait, en vérité, que d’un très petit coup de pouce.

Il le donna avec son adresse coutumière, après avoir composé son visage en comédien expert.

« Chérie, j’ai quelque chose à te demander.

— Et moi, j’ai une confidence à te faire. »

Il était si bien accaparé par son rôle qu’il n’accorda guère d’attention à la réponse d’Olga.

« Je t’en prie, laisse-moi parler d’abord. Voilà ; je vais bientôt entreprendre un voyage... Oh ! Pas très loin, dans le Midi. Une quinzaine de jours, sans doute, en fait une balade assez agréable, une combinaison de travail et de repos, qui m’amènera sans doute sur les plages de la Méditerranée.

— Tu vas me quitter ?

— C’est ce qui me tourmente. C’est pour cela que je n’osais t’en parler. Ecoute, je ne veux te faire aucun mensonge, si petit soit-il. Tu sais à quel point j’adore ma liberté. Je dois donc te l’avouer : j’avais envisagé de partir seul.

— Tu n’as pas à t’excuser. Je comprends très bien cela. Je te l’ai dit mille fois.

— Oui, tu es parfaite. Seulement, aujourd’hui..., ce soir, enfin, depuis quelque temps, il arrive que je me sens très malheureux loin de toi. Je dois le confesser aussi : jamais je n’ai éprouvé un pareil sentiment. »

Que pouvait-elle répondre ? Elle pressa sa main et murmura à voix basse :

« Il m’arrive exactement le même accident. »

Un éclair de joie, admirablement bien élaboré, illumina le visage de Martial.

« Vrai ? Alors, j’ose. Je voulais te demander si tu ne pourrais pas venir avec moi. »

Il avait posé la main sur son épaule, en s’arrêtant pour faire cette requête qui avait l’allure d’une prière. L’épaule eut une légère contraction, seul indice de la contrariété que devait lui causer cette invitation. Il était évident qu’elle pensait à tout autre chose qu’à un voyage dans le Midi en compagnie de son amant de fortune.

« Chéri ! C’est bien vrai ? Tu as songé à m’emmener ? Je serais si heureuse !... Mais je suis obligée de penser à mon travail, reprit-elle sur un ton voisin du désespoir.

— C’est juste, murmura-t-il avec dépit. J’étais si enthousiasmé par la perspective de ce voyage que j’oubliais ton travail. Tu ne peux pas quitter ta boutique ?

— Quand dois-tu partir ?

— Dans une quinzaine, à peu près. Il faut te dire que cela ne dépend pas de moi. Je saurai bientôt la date exacte. »

Elle prit un air sérieux, hocha la tête et parut réfléchir profondément.

« Ne peux-tu reporter ce voyage un peu plus tard ? Le temps de prendre mes dispositions.

— Hélas ! Je te répète que la date ne dépend pas du tout de moi.

— Vraiment ? »

Il éclata de rire et prit un ton enjoué. « Juges-en. Mon voyage est lié d’une manière étroite aux déplacements du président de la République. »

Il éprouvait un plaisir délicat à jouer avec elle comme le chat avec la souris. Il n’était pas besoin de l’observer pour sentir l’émoi que ce nouvel aspect de la question suscitait en elle.

« C’est à la suite d’une promesse que m’a faite ce brave Herst, dont j’ai grand tort de me moquer parfois, car c’est le meilleur des amis. Il serait stupide de ma part de négliger une pareille occasion. »

Il lui rapporta tout ce que Herst lui avait appris au sujet des escapades projetées par Pierre Malarche et sa promesse de lui laisser prendre un cliché peu ordinaire du chef de l’Etat, seul, faisant l’école buissonnière.

« Tu comprends, conclut-il, dans mon état, une aubaine de cette sorte est inespérée. »

Et pour parachever son rôle, il joua la carte de la mélancolie, comme il l’avait fait avec Herst.

« Je me sens parfois tellement diminué ! Rayé de la liste d’une corporation dont j’occupais autrefois la tête. Tu ne peux pas savoir.

— Chéri ! »

Elle

l’étreignit

avec

une

spontanéité

bouleversante. Il fit mine de s’essuyer les yeux et l’écarta en secouant la tête avec énergie.

« Mais je comprends que tu ne puisses quitter ta boutique.

Je ne suis pas un égoïste. Je te promets de penser à toi chaque jour. »

Elle se serra de nouveau contre lui et parut prendre une grande décision.

« Ecoute. Je vais faire l’impossible. J’ai une amie qui me remplace en général pendant les vacances. Je vais lui téléphoner dès demain.

— Tu ferais cela !

Mais tu sais bien que j’en ai encore plus-envie que toi, s’écria-t-elle en se jetant à son cou et en l’embrassant avec passion ! Et puis, je crois aux pressentiments. Quelque chose me dit que je te porterai chance, qu’il faut que je sois près de toi, et que tu réussiras alors une photographie vraiment sensationnelle.

— J’en suis certain, moi aussi », dit-il en lui rendant son baiser.

Ils marchèrent la main dans la main jusqu’à leur hôtel.

C’était maintenant le tour d’Olga d’être absorbée et silencieuse.

Elle ouvrit la bouche comme pour parler à plusieurs reprises, puis y renonça, elle ne se décida qu’après de longues hésitations.

« Chéri, je t’ai dit tout à l’heure que j’avais une confidence à te faire. »

Il leva la tête, surpris. Ses propres manœuvres lui avaient fait oublier cette déclaration.

« Une confidence ?

— Une confidence grave. Et il f te la fasse ce soir

— Une confidence grave. Et il faut que je te la fasse ce soir.

Il le faut avant que nous entreprenions ce voyage, qui peut nous attacher encore un peu plus l'un à l'autre. Je n'ai pas le droit de continuer à te mentir, de prétendre être ce que je ne suis pas.

C'est un aveu qui me coûte, mais c'est nécessaire... »

— Un aveu ? Ceci ne faisait en aucune façon l'affaire de Martial Gaur. Quelle mouche la piquait ? Allait-elle tout gâcher

? Prise de scrupules subits et incompréhensibles, allait-elle démolir en une seconde la belle simplicité de son plan ?

« Voilà : Poulain n'est pas mon vrai nom et je ne suis pas la fille de provinciaux que tu imagines. »

Elle lui avait raconté un soir une histoire de parents morts dans la misère, à la suite de quoi elle serait venue à Paris pour gagner sa vie. Il ne l'avait écoutée que d'une oreille distraite. Il le savait bien, parbleu, que tout cela était pure invention. Il se doutait bien aussi quelle avait pris un nom d'emprunt. Il était assez habile pour percer à jour son personnage sans quelle s'en mêlât. Allait-elle faire une confession complète, qui le mettrait devant une insupportable alternative : la dénoncer ou devenir son complice ? Cela bouleversait de fond en comble sa stratégie qui était simple, et il tenait la simplicité pour la plus belle des vertus. Il fallait empêcher cela à tout prix.

« Ton nom m'importe peu, chérie, ton passé, encore moins. Je ne te demande rien.

— Mais moi, je veux que tu saches exactement à quoi t'en tenir sur moi et sur mes origines. »

Elle y tenait ! Furieux de son insistance, il tenta encore de l'arrêter, mais elle continua avec l'autorité qu'elle savait prendre en certaines occasions.

« Je le veux. Mon vrai nom est Olga Jardan. Jardan, cela ne te dit rien ? Je vois que tu y es. » Il n'eut pas besoin d'un grand effort de mémoire pour se souvenir de ce nom, qui avait paru en première page de tous les quotidiens, l'année précédente.

« Jardan ? Tu veux dire Pierre Jardan, le...

— Le gangster. Pierre Jardan, surnommé Pierrot le Bourgeois, dit-elle d’une voix sourde. Je suis sa fille. Il fallait que je te l'avoue, même si cela doit te détacher de moi. »

Ils étaient arrivés tout près de leur hôtel. Il s'arrêta un peu avant l'entrée et la regarda en silence, détaillant les traits de son visage éclairé par les lumières du bar.

Pierre Jardan était un gangster de la vieille époque. Martial avait lu son histoire par curiosité. Il se rappelait maintenant qu'on avait mentionné l'existence d'une fille, dont un journal avait même publié une photographie ancienne. Voilà donc enfin expliquée cette impression familière que lui avait produite le visage d'Olga ! Au moment du procès, cette fille était apparue comme un des rares éléments en faveur de Jardan, que son avocat avait en vain tenté d'exploiter. Il l'avait toujours tenue à l'écart de sa vie criminelle et lui avait fait donner une bonne éducation.

L’histoire complète du gangster lui revenait maintenant en mémoire. Pierre Jardan, dit le Bourgeois, avait pendant très longtemps échappé à la police. Après avoir réussi plusieurs coups fructueux, il s’était tenu tranquille pendant quelques années, menant une existence paisible de retraité, qui lui valut son surnom. Puis, poussé par la nostalgie ou le besoin d’argent, il voulut tenter une dernière aventure, qui lui fut fatale.

Il avait tiré et blessé mortellement un inspecteur de police au cours d’un hold-up. Son procès donna lieu à des débats oratoires assez tumultueux, Jardan soutenant qu’il avait tiré en l’air et que le meurtre était le fait d’un complice qui, lui, était en fuite. Il y avait quelque vraisemblance dans cette thèse, mais, venant après d’autres crimes du même genre où le coupable avait échappé à la justice, l’assassinat d’un policier ne pouvait rester impuni. Jardan fut condamné à mort.

Il avait été exécuté peu de mois auparavant, sa grâce ayant été refusée. » Bon Dieu ! Martial Gaur eut un éblouissement. La grâce du gangster avait été refusée par le chef de l’Etat ! Le chef de l’Etat, c’était alors Pierre Malarche, qui venait d’accéder au pouvoir. Il découvrit tout d’un coup les mobiles qui commandaient la conduite de son amie : la haine et la soif de vengeance.

Il en ressentit une sorte de soulagement. C’étaient là des motifs qu’il pouvait comprendre et admettre. Depuis quelque temps, il éprouvait, à défaut d’amour, une véritable estime pour sa maitresse. Il admirait son intelligence en connaisseur et il lui eût déplu qu’elle s’abaissât à se laisser guider par les misérables mobiles politiques d’un pantin comme Verveuil, ce qui l’aurait obligé à la mépriser.

Il n’eut même pas à se contraindre pour donner à la pression de sa main une nuance de compréhension amicale, à laquelle aucune femme ne peut rester insensible.

« Et c’est tout ? C’est cela seulement cette grave confidence ? »

C’était tout. Il respira plus librement qu’il ne l’avait fait depuis quelques minutes. C’était bien tout : jamais elle n’avait envisagé d’aller plus loin dans la voie des aveux. C’était bien ainsi.

« Je te le répète et tu dois me croire. Ce que tu m’as confié ne change absolument rien entre nous. Ton passé ne m’intéresse en aucune façon et celui de ton père, encore moins. »

Elle se jeta dans ses bras et colla contre le sien un visage mouillé de larmes.

« Il n’existe pas d’homme meilleur que toi !... Du passé, c’est bien vrai. Un passé qui me fait horreur et que je fais tout mon possible pour oublier. J’y suis presque arrivée depuis que je te connais. »

Elle excellait comme lui à entremêler la vérité et le mensonge, avec tant de subtilité que celui-ci apparaissait comme une évidence. Cette confidence quelle venait de lui faire, dont l’exactitude, facile à vérifier, ne pouvait être mise en doute, était une nouvelle preuve de sa suprême habileté. Il lui avait confié une fois qu’il croyait avoir vu son visage quelque part.

Cela avait dû la faire réfléchir : s’il avait découvert de lui-même sa véritable identité, elle lui aurait été aussitôt suspecte. Elle écartait ce risque par un aveu ingénu.

« Nous n’en parlerons plus jamais », dit-il. Ils pénétrèrent dans l’hôtel. Il la pressa de passer la nuit entière dans sa propre chambre, ce qui était contraire à leurs habitudes. Elle accepta, avec d’autant plus de joie, dit-elle en se couchant à son côté, que le lendemain et les jours suivants elle ne pourrait probablement pas le voir aussi souvent qu’elle le désirait.

« Je vais être très prise pour faire tous les arrangements en vue de mon départ et mettre ma remplaçante au courant... car c’est décidé, mon chéri, je pars avec toi. Rien ne saurait m’en empêcher. Ce seront de merveilleuses vacances. »

Tandis qu’il l’étreignait avec la fougue d’un amant qui oublie le reste du monde et pour qui compte seule sa passion pour sa maîtresse dès qu’elle lui ouvre les bras, il songea qu’il avait eu bien raison de rendre à Tournette son appareil indiscret.

Plus n’était besoin entre eux d’écoute clandestine. Il lui était tout à fait inutile d’épier les entretiens qu’elle aurait avec Verveuil, le lendemain et les jours suivants. Car c’était certainement pour cela qu’elle désirait se rendre libre. Ils n’auraient pas trop d’une quinzaine pour mettre un nouveau plan au point.

Bien inutile, en effet. C’était lui-même à présent qui leur inspirait les mesures à prendre, et les propos qu’ils échangeraient seraient seulement l’écho des subtiles confidences qu’il ferait à Olga. Cette pensée exaltante qu’il dirigeait maintenant les événements à sa guise donna, cette nuit-là, une saveur particulièrement piquante aux caresses et ce fut avec un sentiment orgueilleux de domination, étrangement mêlée à la satisfaction de ses sens, qu’après avoir prolongé les ébats amoureux d’une manière inhabituelle, il s’endormit, épuisé, dans les bras de sa maîtresse.


DEUXIÈME PARTIE

I

LE président Pierre Malarche poursuivait son voyage, accompagné de sa jeune femme, encadré par ses gardes du corps, entouré de sa suite officielle, sans se douter qu’il entraînait en outre dans son sillage une escorte clandestine d’individus qui ne s’intéressaient pas aux réceptions ni aux discours, mais qui étaient animés par des passions violentes et un farouche désir. Pour sa part, Martial Gaur vivait cette période d’une manière intense, passant par des alternances d’espoir et d’inquiétude qui lui rappelaient les plus beaux jours de sa jeunesse aventureuse. Il éprouvait un vertige à sentir assemblés dans sa seule main les liens d’un faisceau d’intrigues subtiles. Il se voyait alors lui-même comme une sorte de démiurge, ordonnant un chaos confus d’éléments et les orientant vers une création dont nul autre que lui ne pouvait prévoir l’avènement. Il était parti en voiture avec Olga, précédant ou suivant le cortège présidentiel de plusieurs heures pour éviter la cohue, mais prenant garde de ne pas perdre le contact trop longtemps, tant il craignait que quelque incident ne survint en son absence. Olga paraissait apprécier ce programme et il leur arrivait de se sourire mutuellement, sans raison apparente, en se regardant comme deux amoureux pour lesquels les aléas d’un voyage sont un perpétuel sujet d’enchantement et autant d’occasions de faire pétiller leur tendresse. A certaines heures, le plaisir que Martial ressentait en compagnie de sa maîtresse lui faisait considérer ce périple comme une heureuse combinaison de déplacement utilitaire et de croisière d’agrément, présentant quelque analogie avec la tournée présidentielle.

L’agrément ne lui faisait pourtant pas oublier le but essentiel de l’expédition, mais son heure n’était pas venue. Il lui arriva de prendre de loin quelques clichés d’une réception officielle, simplement pour s’entretenir le coup d’œil. Ces images n’avaient aucune valeur. Les photographes locaux occupaient les premières places. Lui, ce n’est que dans le Midi qu’il trouverait l’occasion de s’employer à fond. Herst le lui avait laissé entendre, Herst de nouveau préoccupé et surmené et qui, certains soirs d’escale, venait parfois prendre un verre avec son ami pour se détendre et oublier ses soucis.

Martial, toutefois, avait pris soin de laisser ignorer au gorille son intimité avec Olga et même l’existence de celle-ci. Ils prenaient toujours deux chambres distinctes à l’hôtel.

« Tu comprends, les renseignements qu’il doit me passer sont tout à fait confidentiels, il ne me ferait pas confiance s’il savait qu’il y a une femme dans ma vie.

— Je comprends fort bien. Je m’en voudrais toute ma vie si tu ratais une occasion à cause de moi. »

Pour plus de sécurité, ils avaient décidé de dormir chacun dans sa chambre. Il lui demanda ce sacrifice commun avec un soupir.

« Herst me croit seul. Il peut passer me voir à n’importe quelle heure. »

Elle s’était inclinée avec un soupir encore plus déchirant que le sien, masquant le contentement que lui causait cette solution. Il y avait, bien entendu, une autre raison, au moins aussi importante que la première, pour laquelle il tenait à lui laisser une grande liberté. Ne fallait-il pas qu’elle eût les coudées franches pour communiquer avec Verveuil ? Verveuil devait être informé aussitôt que possible de tout renseignement que pourrait lui passer Herst. Cela s’était déjà produit une fois ainsi au début du voyage, quand le président avait manifesté l’envie de faire une promenade clandestine. En cette occasion, Gaur, après avoir mis Olga au courant, prétexta une migraine et se retira de bonne heure, ne s’endormant rassuré qu’après l’avoir entendue pousser furtivement la porte de sa chambre, pour se rendre à un rendez-vous nocturne. Mais le projet avait été annulé le lendemain et il prit le même soin de les en informer aussitôt.

L’esprit méticuleux du photographe ne négligeait aucun détail. Il ne manquait jamais d’indiquer à Olga l’hôtel où ils descendraient et le numéro des chambres retenues par lui, de façon à faciliter encore les contacts entre les conspirateurs. Il fut content le jour où il constata que, comme il l’avait souhaité, les deux complices avaient trouvé des moyens de communiquer moins dangereux que le téléphone, qui lui causait maintenant quelques inquiétudes pour eux. Il ne fut pas long à s’apercevoir, en effet, que le volet gauche de la chambre d’Olga était rabattu quand il avait décidé de passer la soirée avec elle, alors que c’était au contraire le volet droit, quand il devait la quitter de bonne heure. La satisfaction un peu puérile qu’il retirait de ces découvertes l’aidait à tromper son impatience.

Car Verveuil faisait partie de la suite clandestine de Pierre Malarche, Martial Gaur le savait aussi bien que s’il l’avait vu de ses propres yeux, de même qu’il connaissait avec exactitude son état d’esprit. Verveuil, persuadé qu’il était un être supérieur envoyé par le Destin pour modifier le cours de l’histoire, Martial le voyait comme une sorte de pantin entre ses propres mains.

Qu’était Olga elle-même dans cette comédie ? Un autre pantin dont il tirait les ficelles ? Certes. Il la jugeait cependant très supérieure à son misérable acolyte, dont elle faisait mine d’accepter les ordres, mais dont elle se servait en fait, elle aussi, comme d’un robot insane. Elle le manœuvrait en somme, comme il le faisait lui-même, utilisant son fanatisme et sa stupidité à l’accomplissement de sa vengeance ; un but qu’il n’approuvait ni ne désapprouvait, mais qu’il jugeait d’une classe intellectuelle bien supérieure aux ridicules motifs politiques de Verveuil. Il éprouvait de plus en plus d’estime pour elle. Il lui arrivait même de sentir entre elle et lui une sorte de communauté spirituelle ; la fraternité des esprits supérieurs qui planent très haut au-dessus des mesquines préoccupations de la condition humaine.

Depuis qu’elle lui avait révélé son identité, il était heureux de n’avoir plus de questions à se poser au sujet de son rôle. Il lui restait cependant un doute léger quant au motif qui avait poussé la fille du gangster à faire cette confidence. Avait-elle agi ainsi par une habile prudence ou bien dans un instant de faiblesse ?

C’est un problème qui le tracassait par moments. Etait-elle toujours sur ses gardes ou bien, étendue à son côté, éprouvait-elle parfois une tentation de sincérité ? Il concluait que cette dernière hypothèse était peu probable.

Il lui arrivait aussi de se demander si elle était complètement dupe de la comédie qu’il jouait lui-même ou si elle ne le considérait pas un peu comme un complice, ayant souscrit avec elle un accord tacite. Mais ce doute s’évanouissait toujours après quelques instants de réflexion et il décidait avec orgueil que ceci était absolument invraisemblable. Son jeu à lui ne pouvait être compris par aucun être sur la terre ou dans les cieux. Tournette peut-être, oui, à la rigueur, le vieux Tournette aurait été capable de le percer à jour, mais Tournette ne pouvait en aucune façon être considéré comme une créature de la Terre, encore moins comme un esprit céleste.

II

Au nombre des soucis de Martial, qui troublaient parfois la sérénité du voyage, figurait au premier rang la sécurité de Verveuil, un des éléments essentiels de son plan. Connaissant la fatuité du personnage, il était parfois tenaillé par la crainte de le voir commettre quelque bévue qui le signalerait à la police.

Herst raviva son inquiétude à ce sujet, un soir qu’il était venu le retrouver après son service dans un café de Valence, où le président s’était arrêté. Le garde du corps avait l’air sombre et préoccupé. Comme Gaur lui demandait s’il avait quelque ennui, il haussa les épaules d’un mouvement furieux.

« Toujours les mêmes, et qui dureront autant que ce voyage, où Malarche s’expose chaque jour. En ce moment, nous sommes tous sur les dents à cause de l’affaire de l’échafaudage, que tu connais bien ; les suites de cette affaire, plutôt.

— Quoi ! s’écria Martial, soudainement alerté. L’enquête aurait-elle abouti ?

— Elle n’a pas abouti à l’arrestation de coupables ou de suspects, mais, pour autant que je sache – car le service qui s’en occupe ne me communique pas tous les résultats – elle a mis en lumière des faits troublants. Le propriétaire n’a pas reparu et il est maintenant certain qu’il était à la solde d’une organisation subversive très dangereuse. Je crois savoir qu’on a la preuve d’un projet d’attentat pour le jour du mariage, projet qui fut abandonné quand la police a commencé d’enquêter sur la maison... Ce n’est peut-être que partie remise.

— Des noms sont-ils apparus ? demanda Gaur, sans paraître attacher de l’importance à sa question.

— Cela ne m’étonnerait pas. Tout ce que je sais, c’est qu’on nous a enjoints de redoubler de vigilance et que la police va effectuer dès demain des vérifications sévères dans tous les hôtels des villes où le président fait escale. Tous les voyageurs dont la personnalité n’est pas claire comme de l’eau de roche ou dont la présence ne paraît pas justifiée seront l’objet d’une surveillance très sérieuse. Les mesures de sécurité iront jusqu’à la fouille inopinée des bagages pour les hommes seuls.

— Pour les hommes seuls ?

— Je te répète que je ne suis pas au courant des détails, mais il semble bien que le service responsable ait recueilli des indices comme quoi le danger viendrait d’un tueur isolé. »

Ceci fit passer un frisson dans les veines du photographe.

Prétextant un malaise subit, il quitta Herst peu de temps après, alors qu’ils devaient passer la soirée ensemble et se mit fiévreusement en quête d’Olga. Il ne put la joindre que deux heures plus tard, car elle avait quitté l’hôtel profitant justement de sa liberté, deux heures qu’il passa à ronger son frein, torturé par l’angoisse, se demandant en outre comment il fallait s’y prendre pour la mettre en garde sans avoir l’air d’y toucher.

Son esprit fertile trouva un joint facile pour ce dernier point dès qu’elle apparut, Ecourtant les caresses habituelles, car la situation réclamait des mesures urgentes, il s’écria sur un ton plaisant :

« Sais-tu que tu as de la chance de ne pas être un homme ?

— Parce que ?

— Parce que la police secrète, qui voit des tueurs partout, va déclarer la guerre aux voyageurs mâles non accompagnés. »

Et il lui répéta tout de go les propos de Herst, en insistant sur les rouilles probables qui auraient lieu à partir du jour suivant. Un point à ce sujet le tracassait depuis son départ et les déclarations du gorille rendaient son alarme intolérable : les bagages de Verveuil contenaient sans aucun doute le fusil à lunette dont il comptait se servir le jour du mariage et qu’il devait conserver avec lui pour une meilleure occasion. Il pouvait espérer que cet imbécile s’était muni de papiers lui assurant une bonne couverture, mais le hasard d’une fouille pouvait faire apparaître l’arme.

Il considéra ce danger sous tous ses angles, envisageant même l’éventualité de se faire remettre le fusil à lui-même, bien empaqueté, comme s’il s’agissait d’un colis anodin (il était, lui, muni par les soins de Herst de papiers le rendant insoupçonnable). Ce ne fut pas seulement la difficulté qu’il aurait eue à mener à bien cette opération en conservant l’intégrité de son personnage et sans rien révéler de ses desseins qui lui fit abandonner ce projet. Là encore, son esprit subtil eût peut-être encore trouvé un biais pour se faire confier par Olga un bagage trop encombrant pour elle. Non ; s’il y renonça, c’est parce qu’une telle collaboration de sa part était contraire, lui semblait-il, au principe de neutralité auquel il désirait rester attaché et que le vieux Tournette résumait dans une de ses sentences : le photographe doit être impartial.

Il se contenta donc de conclure, sur le même ton badin qu’il avait adopté depuis le début de leur conversation :

« Avis donc aux tueurs. S’ils veulent avoir une chance de mener à bien leur entreprise, ils ne doivent pas se loger dans la ville même où le président fait escale. »

Ce n’était pas génial. C’était même un peu voyant, un peu trop direct, malgré le ton de plaisanterie, mais une situation comme celle-ci interdisait les tergiversations.

Ayant ainsi parlé, il laissa cette fois à Olga le soin de trouver un prétexte plausible pour le quitter de bonne heure, ce qu’elle ne manqua pas de faire avec sa présence d’esprit habituelle.

Quand il eut regagné sa chambre, il sourit en entendant le léger bruit quelle fit en rabattant un volet de la sienne. Beaucoup plus tard, après avoir éteint la lumière, mais guettant derrière ses persiennes, il entendit un nouveau bruit dans la chambre voisine et distingua un morceau de papier tombant dans la rue, sans aucun doute un billet écrit à la hâte, qu’un passant ramassa furtivement avant de disparaître dans l’ombre.

Gaur avait remarqué que l’individu portait la barbe, mais il reconnut sans peine la démarche de Verveuil. Il haussa les épaules avec agacement. C’était bien dans la manière de cet hurluberlu de se déguiser ainsi pour jouer les conspirateurs ! Le meilleur moyen, sans doute, d’attirer l’attention sur lui. Quelles excentricités pouvait-on attendre de lui ? Enfin, il était prévenu du danger, c’était l’essentiel. Restait à espérer qu’il saurait se tenir hors de portée de ses ennemis. Lui, Martial Gaur, avait conscience d’avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour le protéger.

III

LA sonnerie du téléphone troubla Martial et Olga, alors qu’ils reposaient côte à côte sur un lit en désordre. Ils étaient arrivés dans l’après-midi à Marseille, Malarche devant séjourner dans la ville, d’où il rayonnerait pour visiter les départements du Sud-Est.

« J’espère que c’est Herst, murmura-t-il. Il ne m’a pas donné signe de vie depuis trois jours et il est seul à savoir mon adresse ici. »

C’était Herst en effet. Ses nerfs paraissaient fort éprouvés et il demanda à Martial s’il pouvait le voir le soir même.

« Bien sûr. C’est important ? Je veux dire : important pour moi.

— Egoïste. Je pense que oui. Mais j’ai aussi un service à te demander.

— Viens quand tu voudras.

— Je passe dans une demi-heure. Puis-je monter dans ta chambre ? Ce que j’ai à te dire est confidentiel, bien entendu. »

Martial Gaur sentit son cœur battre et jeta un coup d’œil à Olga, qui ne paraissait pas écouter.

« Je t’attends. »

Il reposa l’appareil et se tourna vers elle « Je suis navré, chérie, mais il faut que tu me quittes. Herst sera ici bientôt. »

Elle bondit hors du lit et ramassa avec précipitation ses vêtements.

« Herst ? Il a peut-être des choses intéressantes à te communiquer.

— Je l’espère. Il veut me parler confidentiellement. »

Elle jeta ses affaires dans sa propre chambre, qui communiquait intérieurement avec celle de Martial, refit rapidement le lit, entrouvrit la fenêtre pour dissimuler son très léger parfum et vérifia qu’il ne subsistait aucune trace de son passage. Elle était aussi anxieuse que lui de ne pas laisser soupçonner sa présence. Assurée que tout était en ordre, elle l’embrassa avec ferveur.

« Je me sauve. Si tu sors avec lui, tapes à ma porte quand tu rentreras, même si c’est très tard. Je serais si heureuse si c’était l’occasion que tu attends.

— Je te le promets. » Elle disparut et ils verrouillèrent chacun la porte de communication. Quand Herst arriva, Martial lui trouva le regard las et les yeux cernés.

« Alors ? »

Le gorille réclama à boire et ne consentit à ouvrir la bouche qu’après avoir vidé son verre.

« Alors, c’est bien simple. Si ce voyage dure encore quinze jours, je vais sombrer dans la dépression nerveuse.

— C’est si pénible ? Pourtant, lui, je ne l’ai vu que deux fois, de loin, et il paraissait détendu.

— Lui ! rugit Herst. Détendu ? Tu veux dire complètement inconscient. Il passe son temps au milieu de la foule. Il nous glisse entre les doigts comme une anguille. Ce n’est pas du courage, je le répète, c’est de l’inconscience ; voilà ce que c’est. Il ne se rend même pas compte des dangers qu’il court.

— Est-ce que tu ne prends pas ton métier trop à cœur ?

N’exagères-tu pas ces dangers ? Tu n’as pas eu de nouveaux sujets d’alarme? L’affaire de l’échafaudage ?

— Rien de neuf de ce côté-là. L’enquête semble piétiner.

— Bon ! En somme, il n’y avait là que de vagues soupçons.

En fait, ce voyage semble devoir se dérouler sans accroc. Il a reçu partout un accueil enthousiaste, d’après ce que j’ai vu. Les quelques huées des mécontents ont été très vite étouffées sous les applaudissements. Je suis persuadé, pour ma part, que ses ennemis ont compris que la partie est perdue pour eux et qu’ils se terrent, découragés.

— Tu crois cela, maugréa Herst. Je sais ; c’est l’opinion officielle, soigneusement entretenue d’ailleurs aussi bien par ses partisans que par ses adversaires... Eh bien, moi, je peux te confier ceci, si tu me jures de ne pas en parler, car il ne veut pas que cet incident s’ébruite. Il estime que cela porterait atteinte à sa popularité grandissante. Voilà il y a déjà eu une tentative d’assassinat.

— Hein ? »

Martial Gaur s’était senti pâlir et ne put réprimer un mouvement de fureur.

« Parfaitement. Cela s’est passé à Avignon. Oh ! le coup était mal combiné... Une espèce de fanatique, un fou ou un demi-fou, qui n’avait guère de chances de réussir. Nous, les gorilles, nous n’avons même pas eu à intervenir... Il s’est fait repérer par un inspecteur, avec un revolver chargé mal dissimulé sous sa gabardine. L’incident est passé inaperçu. Tout de même, il était à moins de dix mètres de Malarche quand il a été arrêté, au moment où il dégageait son arme.

— On connaît son nom ?

— Un certain Aralidès ou quelque chose comme ça ; un Grec, en tout cas. Qu’est-ce que ça peut bien te fiche ?

— Moi ? Oh ! rien du tout, dit Martial, faisant un effort pour dissimuler l’émotion qu’il avait eue.

— Selon toute apparence, il s’agit d’un isolé, un peu déséquilibré. Cela te montre tout de même que j’ai raison de ne pas dormir sur mes deux oreilles.

— Mais, bon Dieu !... » Martial Gaur se sentait maintenant envahi par une rage difficile à contrôler et il dut agripper les bras de son fauteuil pour dissimuler le tremblement de ses mains. Il avait soudain l’impression qu’une ténébreuse légion d’imbéciles ou de fanatiques fomentaient une conspiration contre lui et s’ingéniaient à contrecarrer ses propres plans.

« Bon Dieu l Que fichent donc tous vos services de sécurité ?

On ne laisse pas les déséquilibrés dangereux courir dans les rues les jours de visite présidentielle ! »

Herst parut ressentir cette remarque et le ton sur lequel elle était faite comme une critique à son égard et éprouva le besoin de se justifier.

« Sois tranquille. Nous pensons à eux. Seulement, tous les demi-fous ne sont pas étiquetés. Après tout, nous ne sommes pas si maladroits, puisque celui-ci a été repéré à temps.

— A temps ? Tout juste ? Et cela vous suffit ? A dix mètres seulement du président, m’as-tu dit ! »

Gaur ne parvenait pas à se calmer malgré ses efforts et, dans son indignation aveugle, semblait de plus en plus accuser les gardes du corps d’amateurisme. La sécurité du président lui causait en ce moment plus de soucis qu’au malheureux Herst.

« Et c’est lui-même qui nous rend la tâche si difficile, protesta celui-ci sur un ton penaud. A chaque instant, il bouleverse les programmes les mieux établis, rendant nos précautions illusoires. Et son étourdie de femme est pire que lui... Ne l’a-t-elle pas entraîné dans la rue, l’autre jour, à neuf heures du matin, alors que la sortie n’était prévue que pour dix heures... Une fugue, parfaitement. Tous les deux seuls, sans un garde, bras dessus, bras dessous comme deux amoureux, avec simplement des lunettes noires... Puéril !

— Puéril ! C’est tout ce que vous trouvez ?

— Moi, j’appelle cela de la démence, hurla Martial Gaur, emporté de nouveau au faîte de l’indignation. Et toi, qui ne devrais pas le quitter d’une semelle, tu le laisses accomplir des folies pareilles ! Et aussi, tu m’avais juré que je serais prévenu s’il y avait une occasion...

— Je te dis que je l’ignorais moi-même. Il n’avait avisé personne. C’est une envie qui semble avoir subitement jailli dans sa cervelle d’oiseau à elle, et il s’est laissé entraîner comme un gamin... Ils sont restés un quart d’heure dehors, à se promener, à lécher les vitrines, jouant les touristes étrangers.

Tu imagines ! Heureusement, personne ne les a reconnus. Les plus grandes folies réussissent parfois. C’est son valet de chambre qui m’a alerté... Ma foi, quand il est revenu, Pierre Malarche, président de la République, je lui ai demandé un entretien particulier dans des termes assez froids. Il me l’a accordé. Il avait l’air assez embêté. Et là, en dépit de l’étiquette, je me suis presque mis en colère...

— Il y avait de quoi, maugréa encore le photographe. A ta place, je l’aurais menacé de démissionner.

— C’est à peu près ce que j’ai fait. J’aurais voulu que tu voies la scène. Il se rendait compte qu’il avait passé les bornes. Je t’assure qu’il avait l’air d’un collégien pris en flagrant délit d’école buissonnière. Voilà. Seulement, je ne peux pas rester longtemps fâché avec lui. Je l’aime bien et je me mets à sa place... Enfin, il m’a promis de ne plus recommencer, du moins sans me prévenir à l’avance...

— C’est bien le moins qu’il puisse faire, murmura Gaur sur un ton plus calme, mais encore assez sec.

— ... Car c’est son intention de recommencer et même très prochainement. C’est à ce sujet que je suis venu te parler, car je n’oublie pas mes promesses, quoi que tu en dises. Cette fois, il s’agit d’une escapade sérieuse, qui durera presque une journée entière. Alors, comme il ne peut pas s’en tirer tout seul, non seulement papa Herst est prévenu, mais c’est lui qui est chargé de tout organiser. Tu te rends compte du métier qu’il me fait faire ? Dans le fond, je ne suis pas sûr que je préfère cela. C’est pire pour moi s’il arrive quelque chose ; mais c’est ainsi. Donc, j’ai reçu la mission délicate de lui préparer une journée de vacances, au bord de la mer, dans un endroit tranquille, où ils puissent roucouler en paix, lui et sa donzelle..., et nous, les gorilles, assez loin pour qu’ils ne nous voient pas, ne nous entendent pas, ne nous sentent pas derrière leur dos. Tu vois ça d’ici !... Il paraît qu’elle nous a pris en horreur, elle.

— Merci de me prévenir, dit Martial, maintenant en possession de tout son sang-froid et en jetant un coup d’œil furtif à la porte de communication entre les deux chambres.

C’est pour quand et où ?

— Quand ? Je peux te le dire tout de suite. Mercredi prochain. C’est le seul jour libre de son emploi du temps. Il est supposé se reposer ce jour-là dans un domaine de l’arrière-pays où, en fait, il n’arrivera que le soir...

— Bon, fit Martial Gaur avec soulagement Cela me laisse donc cinq jours pour me préparer.

—... Où ? Je n’en sais rien encore et c’est à ce sujet justement que je veux te demander un service.

— Que puis-je faire, demanda le photographe avec un début d’émotion, car il commençait à deviner où voulait en venir son ami et apercevait pour lui des perspectives nouvelles gonflées de possibilités.

— Voilà. Le président est très gentil, mais je n’ai pas le temps de m’occuper de ça, moi. Je ne peux pas à la fois avoir un œil sur lui et courir les plages. Je ne peux pas non plus demander d’aide aux autres policiers. Ils n’accepteraient sûrement pas et le secret serait vite éventé. Alors, j’ai pensé à toi...

— A moi, balbutia Martial dans une sorte d’extase, à moi ?

— Oui. Après tout, tu es intéressé dans l’histoire. Tu n’as rien d’autre à faire et je sais que je peux compter sur ta discrétion.

— Peux-tu me rendre le service de faire un peu de prospection au bord de la mer et de trouver un coin qui donne satisfaction à tout le monde, au jeune couple qui désire un site agréable, à moi qui recherche la sécurité et, par-dessus le marché, puisque je te mets dans le coup, à toi, pour que tu puisses prendre la photo de tes rêves. Plus j’y réfléchis, plus je suis convaincu que ce travail est tout à fait dans tes cordes.

Qu’en penses- tu ?

— J’accepte, dit Martial, en s’efforçant de dissimuler en partie son enthousiasme. J’accepte avec joie, car tu ne peux savoir combien il est précieux et rare pour un photographe de pouvoir choisir lui-même le décor d’une prise de vue. »

IV

C’EST ainsi que Martial Gaur partit le lendemain à la recherche d’une plage satisfaisant à de multiples exigences. Il avait, bien entendu, demandé à Olga de l’accompagner. L’avis d’Olga était précieux dans cette délicate mission.

Elle ne s’était pas fait prier et la gaieté qu’elle manifestait ce matin-là, à son côté n’était pas feinte. Elle ne pouvait que remercier la Providence de la proposition inespérée de Herst.

Martial, pour sa part, n’étant pas loin de tenir l’idée du gorille comme inspirée par le ciel, ce fut dans une atmosphère d’exultation qu’ils prirent tous deux la route de la mer.

La veille, il n’avait pas attendu longtemps pour mettre son amie au courant des derniers développements. Quand il était rentré à l’hôtel, après avoir raccompagné Herst, elle était couchée, mais ne dormait pas.

« Tu te rends compte, je vais moi-même choisir le décor ! Ce sera une photo sensationnelle, Olga, Songes-y... tous les atouts.

Le sujet : un chef d’Etat, seul avec sa bien-aimée sur la plage déserte, et le cadre... Il me faut un site merveilleux, s’écria-t-il dans un élan d’enthousiasme romantique... une crique ; c’est cela, je la vois d’ici ; une crique taillée dans les rochers avec un arrière-fond de falaises couvertes de pins ; et inondée de lumière ; de la lumière surtout, une lumière qui fasse éclater toutes les splendeurs de la Méditerranée et de la Provence.

— Tu as raison, murmura-t-elle d’une voix sourde, comme voilée par l’émotion que son amant venait de lui communiquer : un décor somptueux, digne de la scène. Je la vois, moi aussi, cette crique. Elle existe. Nous la découvrirons. »

Il s’était assis au bord de son lit et, dans l’excès de son émoi, se tenait penché en avant, les muscles tendus, pesant de ses poings serrés de part et d’autre du corps de sa maîtresse. Il éprouva un ravissement d’être aussi bien compris et de lire dans ses yeux dilatés une exaltation égale à la sienne. En cet instant, il n’y avait aucune arrière-pensée trouble dans son esprit et ils communièrent pendant un long moment dans une sorte d’extase.

Il conduisait sa propre voiture, spécialement agencée pour sa jambe, se forçant à conserver une vitesse modérée, dans l’état d’esprit d’un limier de grande race suivant la piste d’un gibier noble. Ils avaient passé la plage de Marseille et celle des villages qui environnent la ville, sans même leur accorder un regard. Le sable y paraissait peu engageant et, malgré la saison peu avancée, il y avait déjà pas mai de baigneurs.

« Trop de monde et beaucoup trop conventionné. Un décor de carte postale, avait-il tranché. Pas du tout l’endroit qu’apprécierait Malarche en quête d’intimité et de pittoresque. »

Elle avait approuvé, sans l’ombre d’une hésitation,

« Et je ne vois aucun abri où tu puisses te dissimuler pour prendre une photo », ajoutât-elle avec une nuance d’inquiétude.

Il la regarda avec tendresse et, tout en conduisant, ne put s’empêcher de lui décocher un baiser furtif.

« Nous sommes tout à fait d’accord, toi et moi, chérie. Il n’en est pas question. »

Mais le paysage changea bientôt et la côte révéla ses merveilles quand ils abordèrent la nouvelle route des calanques, celle qui n’avait été terminée que quelques mois plus tôt, après d’interminables palabres et les coups de frein donnés par les propriétaires de cabanons, craignant qu’elle ne portât atteinte à leur tranquillité, en ouvrant aux touristes motorisés une voie autrefois pratiquée seulement par de valeureux excursionnistes.

La route longeait la côte en d’innombrables méandres, se frayant un chemin difficile à travers des falaises de rochers blancs couvertes de pins, coupées en certains endroits par de petites criques.

Ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour inspecter certains de ces havres, sans pouvoir en trouver un satisfaisant leur soif de perfection. Ils firent enfin halte au-dessus d’une assez grande calanque. Là, frappés tous deux par la beauté du site, après avoir échangé un long regard, ils s’engagèrent sur la route transversale qui y menait et mirent pied à terre pour l’examiner de plus près, car certains de ses avantages naturels sautaient aux yeux. Quelques maisons de pêcheurs occupaient le fond de la baie, dominant une ébauche de port, où étaient ancrés deux ou trois barques et un canot de plaisance. Un chemin grossièrement taillé dans le granit s’éloignait du hameau où aucun habitant n’était visible, menant à une crique où l’eau transparente, léchant un hémicycle de sable blanc, ne pouvait manquer de séduire les amateurs de baignade. Ils s’assirent sur un rocher et commencèrent chacun de son côté une analyse minutieuse du décor.

« Ce ne serait pas si mal, dit enfin Olga, avec un coup d’œil interrogateur.

— Ce ne serait pas si mal », répéta-t-il à voix basse.

Il eût fallu sans doute être très difficile pour ne pas être ému par la beauté du paysage. Il lui avait cependant semblé déceler comme une restriction dans la remarque d’Olga, dont il appréciait beaucoup le jugement. Lui-même se sentait assez hésitant.

Il resta un très long moment silencieux à côté d’elle, tourmenté, en proie à un malaise dont l’origine était mystérieuse. Il croyait percevoir autour de lui et sentir au plus profond de son être une profusion d’éléments favorables à la naissance d’un chef-d’œuvre. Il brûlait de se mettre au travail, mais était torturé par la crainte d’être victime d’une illusion et redoutait de se lancer dans cette voie, alors qu’il pouvait en exister une meilleure, et de creuser ainsi une ornière fatale dont il lui serait impossible de s’évader. Il endura ainsi pendant d’interminables minutes toutes les souffrances, toutes les tortures de l’artiste créateur.

Certaines phrases que Tournette lui avait répétées mille fois au cours de son apprentissage bourdonnaient sans cesse dans sa mémoire. Le photographe doit être capable de créer à l’avance, dans son esprit, le panorama complet du cliché définitif... Ne pas oublier que chaque détail sera automatiquement reproduit, certains, que l’œil humain ne remarque pas dans la nature, pouvant apparaître monstrueux sur une photographie et la déflorer d’une manière irrémédiable.

Il lui fallait surtout imaginer le sujet essentiel pour le situer dans le cadre. Il s’attacha donc pendant un long moment à la seule considération de ce sujet, fidèle à sa règle personnelle qui était tout de même de lui accorder la préséance sur le détail. Il réussit, sans grand effort, à faire apparaître sur le sable le couple amoureux que formaient Malarche et sa jeune compagne, allongés côte à côte, détendus, avides d’air pur, et farouchement décidés à exprimer toute la jouissance possible de quelques heures d’évasion,

C’était à ce moment-là, profitant de leur immobilité, que Verveuil ajusterait son tir. Où donc se placerait le tueur ? Sans aucun doute, au-delà de cette lisière de pins, dans les rochers, où il pouvait trouver une cachette convenable ; mais pas plus près. Cela devait faire un peu moins de cent mètres et ce point le plongeait dans la même incertitude que lorsqu’il inspectait la maison de l’échafaudage. Verveuil se prétendait sûr de lui à cette distance, mais son insupportable fatuité ne permettait pas de lui faire entièrement confiance. Gaur avait l’intuition que cette question tracassait beaucoup Olga et elle devait connaître son complice et ses possibilités encore mieux que lui-même.

Son regard croisa celui de son amie, et il y lut sans peine une inquiétude inavouée, le même trouble qu’il avait perçu dans son accent, quand elle déclarait : ce n’est pas si mal. Il ne pouvait tout de même pas lui demander son avis sans ambages, comme il l’eût souhaité. Cela était contraire à la règle du jeu.

Il répéta lui-même entre ses dents : oui, ce n’est pas si mal, comme s’il voulait s’en convaincre. Après tout, à moins de cent mètres, il y avait tout de même de grandes chances de succès. Il chassa cet élément du sujet de son esprit, pour aborder d’autres considérations. Il avait accordé assez d’attention aux problèmes des autres. On ne pouvait certes pas le taxer d’égoïsme. Il était temps de songer à sa propre place, le poste du photographe.

Il pouvait le choisir, lui, dans une certaine mesure. Il était convenu avec Herst de ne pas chercher à se dissimuler dans les rochers (cela lui était difficile de jouer les chamois avec sa mauvaise jambe). Il s’installerait à l’avance sous une tente, se donnant l’allure d’un campeur, comme on en rencontre sur cette côte même dans les endroits les plus isolés. Il feindrait de dormir et pourrait opérer à l'aise de l’intérieur de son abri, sans être vu. Il examina le terrain avec soin. Il planterait sa tente au-dessus de la plage, dominant toute la scène. C’était un arrangement satisfaisant à première vue. Pourtant...

Il ressentit une vive contrariété et son sourcil se fronça.

Après un examen plus attentif, Il lui apparaissait que le seul point vraiment convenable pour obtenir une vue d’ensemble était celui où ils se trouvaient en ce moment. Mais, étant donné la forme de la crique et l’emplacement presque obligatoire du couple, il aurait une toile de fond déplorable : une barrière de rochers dénudés, d’un blanc éblouissant, qui brouillerait son cliché, même avec les meilleurs filtres de couleur. Pas de vue sur la mer, pas même un bout de vague. Sa photo semblerait avoir été prise devant un mur. C’était inconcevable.

Il soupira et fit un nouveau tour d’horizon, en quête d’un autre poste. L’orientation de la calanque ne s’y prêtait guère. Il pourrait peut-être se déplacer vers la gauche, en s’élevant un peu plus haut dans les rochers. Oui, de là, à la rigueur il saisirait le couple avec un coin de mer par-derrière et un petit triangle de falaise ; un fond passable, sans être parfait. Et puis... Et puis... Il eut une grimace de dépit et laissa échapper un juron rageur, tandis qu’Olga le regardait avec surprise. Avait-il perdu l’esprit pour ne pas songer au premier abord à ceci, qui sautait aux yeux ? Avec sa mauvaise jambe, il n’aurait jamais le temps, après avoir pris son cliché d’ensemble, de dégringoler de ce poste, dans les rochers, de courir vers la plage pour prendre une photo en gros plan, à bout portant, de la victime. Ce document, qui devait être le clou de la série et auquel aucune considération ne pouvait le faire renoncer, lui échapperait ici. Il lui faudrait plusieurs minutes pour franchir cette distance dans ce terrain accidenté. Herst et ses acolytes, qui ne seraient tout de même pas à des kilomètres, arriveraient avant lui.

« Allons voir ailleurs, dit-il brusquement à Olga. Je suis certain que nous devons trouver mieux. »

Il fut heureux de discerner une approbation dans le soupir de soulagement quelle poussa.

Il avait failli se laisser séduire et égarer par la beauté du cadre. Il l’avait échappé belle. Il s’en félicita en concluant que l’on n’est jamais assez difficile envers soi-même et que l’artiste créateur, dans ses recherches, doit savoir modérer parfois son inspiration, pour céder la place à un critique pointilleux et inflexible.

V

SUR un geste d’Olga qui occupait le siège arrière, Verveuil arrêta la moto dans une courbe dominant la calanque, un peu après l'embranchement d’une route transversale pierreuse qui permettait d’y accéder. « C’est ici. »

Sans quitter sa machine, comme un touriste pressé, Verveuil fit un rapide tour d’horizon. Il était, lui, indifférent à la beauté du paysage et ne considérait le cadre que d’un point de vue utilitaire.

« Je crois que Gaur a été bien inspiré, reprit Olga. J’ai fait mon possible pour entraîner sa décision. Ici, nous avons tous les atouts en main. »

Verveuil fit une moue et ne répondit pas directement.

Sentant d’instinct la supériorité de sa complice, sans se l’avouer, il avait confiance dans son jugement, mais ne voulait pas l’approuver trop vite. Il fit mine d’agiter en lui-même des objections qui ne pouvaient venir à l’esprit d’aucun subalterne.

« Nous allons voir cela de plus près, dit-il d’un air important. Mais êtes-vous sûre que Herst est d’accord sur ce choix ?

— Martial l’a amené ici ce matin même, pour lui montrer sa découverte et il s’en est déclaré satisfait. Il n’a fait aucune objection. C’est là que Pierre Malarche viendra après-demain. »

Après avoir exploré en effet un nombre considérable de sites et failli se décider, faute de mieux, pour l’un d’eux offrant quelques-uns des avantages requis, Gaur avait fini par dénicher ce merveilleux coin de côte, qui les présentait tous.

C’était une calanque d’une beauté exceptionnelle, creusée entre des falaises où l’érosion avait sculpté de fantastiques reliefs, dont le caractère étrange avait fait palpiter le cœur du photographe. Le manque d’eau douce l'avait préservée jusqu’alors des cabanons et des guinguettes. Le dimanche seulement, des Marseillais venaient parfois y faire un pique-nique et quelques excursionnistes y campaient pendant les vacances. Très peu : les touristes préféraient des coins moins sauvages. On pouvait y accéder en voiture par la route pierreuse ou, à la rigueur, y descendre à pied par un ancien sentier, à demi obstrué aujourd’hui par des éboulements et par la végétation.

C’est la trace de ce chemin que cherchèrent les deux compagnons, soucieux de ne pas se faire repérer. Ils le découvrirent bientôt et s’y engagèrent. Verveuil étudiait le terrain avec minutie et prenait des repères. Il maugréa devant quelques passages difficiles où les ronces entravaient la marche et les déblaya avec soin. Il était visible qu’il pensait à sa retraite.

Ils parvinrent enfin au dernier fourré, qui était aussi près de la crique qu’ils pouvaient le souhaiter. La plage de sable était à moins de cinquante mètres d’eux. Verveuil hocha la tête en signe d’approbation. Après quelques tâtonnements, il choisit un emplacement sous un pin qui croissait entre deux blocs de granit, où la broussaille le dissimulait complètement. Il saisit un bâton et fit mine de viser un point sur la plage.

« Où qu’il se place, l’angle de tir est bon, dit-il. Je commence à croire que vous avez raison. Nous n’avons jamais été aussi près du but... A condition qu’ils ne prennent pas d’autres mesures de sécurité que nous ne pouvons prévoir.

— Je vous répète qu’il n’y en aura pas d’autres. Herst a tout expliqué à Gaur, en déplorant cette imprudence. Mais les ordres de Malarche sont formels. Les trois gorilles habituels seront là, et c’est tout. Encore devront-ils se tenir hors de la vue du couple. Ils seront sur la petite route, à plus de trois cents mètres. Le président l’a exigé.

— Comment pouvez-vous en être certaine ?

— Herst a pris Martial comme confident dans cette affaire, et vous savez bien que celui-ci n’a plus aucun secret pour moi, dit-elle en haussant les épaules. Je suis au courant de tous les détails. Après bien des hésitations, Herst a même préféré ne pas faire garder les routes par la police locale. Du moment qu’il lui est impossible d’exercer une surveillance totale, il a jugé que la meilleure sécurité était le secret absolu.

― Sauf vis-à-vis de son ami Gaur, ricana Verveuil.

― Sauf vis-à-vis de Gaur, qui est au-dessus de tout soupçon et dont il ne peut mettre la discrétion en doute... Donc, Malarche abattu, puisque vous êtes sûr de vous, avant que les trois gardes du corps aient atteint la plage, porté secours à leur patron et se soient rendu compte d’où vient le coup, nous serons loin.

— Oui, répéta Verveuil. L’affaire semble bien se présenter.

Dans deux jours, le pays sera débarrassé de cet imposteur et nous aurons enfin un gouvernement propre. »

Ce genre de déclamations laissait Olga complètement indifférente. Son regard s’était fixé sur un point de la plage. Elle resta ainsi un long moment, le visage tendu, les dents serrées, comme si elle avait oublié son compagnon. Elle s’arracha enfin à cette contemplation et parla, comme pour elle-même.

« Martial se doutera-t-il de l’aide qu’il nous a apportée et du rôle que j’ai joué auprès de lui ?

— Cela vous importe-t-il ? »

Elle ne daigna pas répondre et poursuivit sa propre pensée.

« Je pense que oui. Il le devinera en constatant ma disparition.

— Herst va le soupçonner d’avoir été bavard, puisque il est le seul dans le secret, murmura Verveuil, soudain alarmé. Et, de fil en aiguille...

— Ne craignez donc rien. Je disparaîtrai sans laisser de traces. Toutes les adresses que je lui ai données sont fausses.

— J’espère que vous ne lui avez pas révélé votre véritable identité.

— Je vous répète que vous pouvez être tranquille de ce côté », fit-elle avec dédain.

Ces détails ne présentaient aucune importance pour elle, une fois le but atteint. C’est avec une certaine condescendance qu’elle s’employa encore à rassurer son complice.

« D’ailleurs, Martial ne parlera pas de moi. J’en ai la certitude.

— Ce serait en effet avouer son indiscrétion, approuva-t-il après un instant de réflexion.

— Pour ce motif ou pour un autre », fit-elle d’un air rêveur.

Il était évident qu’elle ne désirait pas en dire plus long sur ce chapitre. Verveuil haussa les épaules.

« Après tout, vous devez le connaître maintenant mieux que moi.

— Avec lui, je n’ai eu qu’une crainte », reprit-elle, toujours songeuse, comme si elle poursuivait un monologue.

Elle avait redouté que Gaur lui demandât de l’accompagner et d’être près de lui quand il prendrait la photo. Il lui aurait été impossible alors d’échapper à l’inquisition des policiers, après l’attentat. Mais non, il avait été parfait, comme toujours.

« C’est lui-même qui a soulevé ce point le premier, mais pour me rassurer. L’idée lui était venue que j’aurais aimé être présente. Il comprenait fort bien, m’a-t-il dit, à quel point un tel spectacle devait exciter ma curiosité.

Avec une grande délicatesse – il en a toujours montré beaucoup à mon égard – il m’a demandé si cela ne me décevait pas trop de ne pas être de la partie. Cela l’aurait gêné. Il aime opérer seul pour des prises de vue importantes et il considère un peu celle-là comme le couronnement de sa carrière. Ainsi, je suis libre. Il nous aura apporté son aide jusqu’au bout.

— Il ne sera pas déçu quant à la photographie, ricana Verveuil. En somme, nous prouverons notre reconnaissance à cet imbécile, à notre manière. »

Olga haussa les épaules et ne répondit pas. Ils n’avaient plus rien à voir. Ils reprirent le sentier et regagnèrent la route. Là, ils s’assurèrent qu’il ne manquait pas de bonnes cachettes pour dissimuler complètement la moto dans les broussailles, car c’est avec le même véhicule qu’ils se rendraient le surlendemain sur les lieux. Le fusil démonté tenait dans un étui de canne à pêche.

Un couple, à motocyclette, avec un tel attirail, ne pouvait attirer l’attention sur la côte. Tous les détails de l’opération semblaient parfaitement au point.

Avant de partir, Verveuil eut encore une pensée pour Martial Gaur.

« Je suis tout à fait de votre avis, dit-il, avec un nouveau ricanement. Cet idiot de Gaur est parfait pour nous. Il a aplani toutes nos difficultés, résolu presque tous nos problèmes, sans en avoir conscience. Je crois même maintenant, moi, qu’il ne se doutera jamais du rôle que nous lui avons fait jouer. Il est vraiment trop naïf. »

VI

LE mardi, la veille du grand jour, Martial Gaur vint s’installer dans la crique, l’esprit alerte, le cœur exalté en permanence par un rythme de pulsation étrange, que seuls connaissent les amoureux de l’aventure, avant de s’engager dans la dernière étape, pleine de risque, d’une entreprise audacieuse, au bout de laquelle leur œil enfiévré découvre le rayonnement magique du succès.

Depuis bien longtemps, il n’avait connu ces heures d’attente passionnée, les plus enivrantes de son existence, et la volupté inespérée de retrouver l’enthousiasme de sa jeunesse s’ajoutait à la surexcitation. C’était la raison principale de son installation dans la crique avant le lever du rideau. Il voulait passer cette veillée d’armes sur place, pour faire les derniers préparatifs matériels, certes, mais surtout pour se recueillir. Toute œuvre d’art exige au préalable l’intense concentration de la solitude.

Son autre motif de venir si tôt était de faciliter le plan des conjurés. Lui parti, Olga aurait toute latitude de faire ses bagages, quitter leur hôtel de Marseille et rejoindre son complice, qui devait avoir besoin d’elle. Peut-être laisserait-elle un message pour lui, donnant un prétexte à son départ précipité et lui faisant part de sa pénible décision de disparaître à jamais de sa vie ? Il se prenait par moments à imaginer en souriant le texte de ce message.

Il rangea sa voiture à quelque distance de la crique, sans chercher à la dissimuler. La présence d’une automobile était normale près de la tente de touriste qu’il allait habiter et ne pouvait causer d’ombrage au président. La calanque n’était pas complètement déserte, cet après-midi. Trois jeunes gens, venus sans doute d’une plage voisine, se baignaient autour d’une barque. Ils remarquèrent à peine Martial et leur présence ne le dérangeait en aucune façon.

Il déballa son matériel de campeur et commença à monter sa tente, au point choisi après de multiples considérations techniques, minutieusement passées au crible avec toutes les ressources de son expérience. Cela ne lui demanda que peu d’efforts, malgré le handicap de sa jambe. Il retrouvait les gestes précis et adroits du bon vieux temps. Il avait déjà utilisé ce matériel en plusieurs occasions, comme poste d’affût, et la manière dont il devait l’orienter pour pouvoir opérer dans les meilleures conditions était au point dans sa tête depuis plusieurs jours.

Quand il eut terminé, il sourit de contentement en contemplant son abri de toile. Puis, il retourna à sa voiture, déchargea les précieux instruments de son métier et les rangea avec méthode dans un coin de la tente. Les appareils, leur chargement, les filtres de couleur, différents analyseurs de lumière, tout avait déjà fait l’objet d’une sélection et d’une inspection méticuleuses. Il n’avait plus qu’à attendre.

Le soleil avait disparu derrière les hautes falaises qui encadraient la calanque. Les trois jeunes gens étaient montés dans leur barque et s’éloignaient. Il resta seul dans la crique encore imprégnée de tiédeur. Il déploya un fauteuil pliant et plaça un verre à portée de sa main.

Tout paraissait au point. Il ne lui restait plus qu’à recueillir les fruits de ses préparatifs subtils. Le décor était parfait ; il était inutile d’en passer une nouvelle inspection ce soir ; il aurait bien le temps demain matin et l’éclairage serait meilleur. Restait à savoir si tous les acteurs connaissaient bien leur rôle.

Il avait l’impression qu’il en était ainsi, mais nourrissait encore quelques inquiétudes à ce sujet. Aussi, quand il s’installa face à la mer qui s’assombrissait pour passer en revue une dernière fois les rouages les plus délicats de la machine, il pensa tout de suite à Verveuil, ainsi qu’à sa complice, essayant d’imaginer leur attitude et de suivre leurs mouvements au coure de cette soirée.

C’était un jeu qu’il pratiquait depuis longtemps. Il savait que Verveuil s’était logé, non pas à Marseille (il avait pris assez de peine pour le mettre en garde contre une telle imprudence) mais dans les environs. L’endroit où il attirerait le moins l’attention à cette époque de l’année et où il serait à pied d’œuvre était une station balnéaire, peut-être Cassis, ou La Ciotat ? Il les vit tous deux, ce soir, assis comme lui devant la mer, sans doute sur la terrasse d’un hôtel, Verveuil peut-être encore affublé de sa fausse barbe, assez nerveux dans le fond, faisant des efforts pour conserver le calme des héros, tentant plus que jamais de se persuader qu’il était l’homme du destin.

En ce mois de juin, la terrasse était déserte ou presque. Ils s’étaient placés dans un coin où nul ne pouvait les entendre. De temps en temps, l’un d’eux faisait une remarque ou posait une question à voix basse. Olga, nerveuse elle aussi, s’inquiétait de savoir si son acolyte avait pensé à tout.

« Vous êtes sûr que nous ne sommes pas à la merci d’un incident stupide, une panne par exemple ? »

Verveuil répliquait qu’il n’était pas un enfant et qu’il n’avait rien laissé au hasard. Ses pneus étaient neufs et son moteur avait été vérifié quelques jours auparavant.

« Et le fusil ? Il est bien caché ? Il ne peut pas y avoir de raté, n’est-ce pas ? Vous êtes sûr de votre coup ?

— Ma chère amie, répondait Verveuil sur un ton protecteur, le fusil est démonté au fond d’une cantine cadenassée et je l’ai essayé la semaine dernière encore. Les munitions sont de qualité supérieure. Quant à l’opération elle-même, je vous prie de me laisser le soin de m’en occuper. »

Ainsi Martial Gaur cherchait-il à apaiser sa propre inquiétude en imaginant des réponses rassurantes. L’arme du crime, en particulier, continuait à lui donner du souci. Il eût désiré avoir la certitude qu’elle était parfaitement adaptée à l’opération et se sentait troublé, lui qui remuait tous les fils de l’intrigue, d’être dans une ignorance à peu près totale à son sujet, condamné à des suppositions stériles.

A propos d’Olga, il se posa de nouveau une question qui le tracassait depuis quelque temps. Olga accompagnerait-elle le tueur ? Serait-elle à son côté au moment de l’attentat ? Ou resterait-elle sur la route, près du véhicule ? Ou bien, son rôle terminé, avait-elle déjà quitté la région ? Cela n’avait pas une très grande importance, mais il se sentait vexé et presque coupable d’ignorer encore certains détails du scénario. Il hésita un long moment, comme devant un irritant problème, fit entrer dans une analyse minutieuse toutes les données qu’il possédait, et finit par se persuader qu’elle serait là, près de son complice.

Elle voudrait savourer le spectacle de sa vengeance. Peut-être aussi n’avait-elle pas une confiance illimitée dans l’esprit de décision de Verveuil, en cas d’aléa. Cette conclusion raisonnée qu’Olga serait présente lui procura une sorte de soulagement, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi.

Restait son propre rôle. Il le connaissait sur le bout du doigt. Il aurait tout le temps de le répéter une dernière fois en esprit, le lendemain matin, à la lumière du soleil, en même temps qu’il passerait un ultime examen du décor.

Il passa une nuit assez agitée dans son sac de couchage, mais réussit cependant à prendre quelques heures de repos. Il fut éveillé au petit jour par un bruit de moteur et écouta avec attention. C’était une motocyclette. Le fracas répercuté par les falaises de la calanque dans le silence matinal s’éteignit tout à coup. Martial Gaur éprouva une intense satisfaction intellectuelle, qui s’épanouit en un sourire. Il passait décidément par une période de perspicacité peu commune.

S’ingéniant la veille à se mettre dans la peau des conjurés, il avait songé qu’une moto était l’engin le plus facile à dissimuler pour une circonstance de ce genre et le plus pratique pour prendre la fuite.

Il se leva et s’assit près de la fenêtre de sa tente, l’oreille aux aguets. Il n’y avait pas un souffle d’air et la crique était à peine agitée par quelques ondulations silencieuses. Au bout d’un quart d’heure environ, il crut percevoir des craquements dans les fourrés qui le séparaient de la route nationale. Il ne s’était pas trompé. Quelqu’un marchait dans le sous-bois. Verveuil, sans aucun doute, Verveuil et Olga. Olga devait être là, il en avait maintenant la conviction. Ils empruntaient le sentier, comme il l’avait prévu encore, C’était l’itinéraire le plus sûr pour eux.

Ils se postaient bien en avance. C’était plus prudent. Délivré d’un premier souci, il ne put s’empêcher de critiquer sévèrement leur approche peu discrète : il pouvait suivre leur progression à l’oreille. Non seulement à l’oreille, mais... oui, il avait bien vu : un buisson, là-bas, avait tressailli, puis un autre, un peu plus près. N’importe quel campeur se trouvant- là par hasard aurait remarqué cette arrivée. Martial Gaur, qui rendait tout naturellement Verveuil responsable de cette imprudence, eut un haussement d’épaules rageur, en murmurant :

« Va-t-il continuer à signaler ainsi sa présence ? Encore heureux qu’il soit arrivé très tôt ! »

Un autre buisson fut agité comme par un coup de vent, un des derniers couverts avant la plage.

« J’espère tout de même qu’il va s’arrêter. S’il avance encore, il va se trouver en pleine vue.

Mais le même buisson frémit à plusieurs reprises, puis le bois reprit son immobilité silencieuse. Gaur se calma et esquissa même un nouveau sourire de satisfaction : le tueur se plaçait exactement au point déterminé par lui-même.

Verveuil, qui avait poussé sa motocyclette dans un épais fourré, à peu de distance de la route, effaça avec soin toutes les traces. Puis, il prit un étui qui paraissait peser assez lourd, le mit à son épaule et, suivi d’Olga, s’enfonça dans les pins, suivant le sentier. Elle portait un short et un chemisier, lui, un costume kaki comme s’en affublent certains pêcheurs du dimanche. Rien ne les distinguait de deux citadins prêts à passer une journée de vacances au bord de l’eau. Elle s’était même munie d’un panier à provisions, d’où émergeait le col d’une bouteille rassurante.

Il jura à voix basse en arrivant près de la crique. Malgré leurs précautions, malgré les sandales qu’ils portaient, ils ne pouvaient empêcher les craquements de la broussaille sèche.

« Il risque de nous entendre. Pourvu qu’il ne lui prenne pas fantaisie de venir se promener par ici. »

La rencontre de Gaur était évidemment celle qu’il redoutait le plus. Il était le seul à qui ils ne pourraient donner une explication sur leur présence.

« Cela m’étonnerait. En ce moment, s’il est réveillé, il ne pense qu’à sa photo. De plus, il marche avec difficulté sur un terrain comme celui-ci. »

Ils parvinrent au poste choisi. Verveuil déposa son fardeau sur le sol, saisit le bâton qu’il avait laissé dans la fourche du pin et fit une ultime vérification.

« Parfait, dit-il à voix basse,

— Je peux voir ? »

Il se poussa un peu pour qu’elle pût prendre sa place entre les deux rochers. Elle fit comme lui le simulacre de viser, le bâton coincé contre son épaule et serré entre ses doigts. Elle balaya d’un geste lent toute la plage, marquant une longue pause en un certain point, où son œil percevait déjà un corps allongé sur le sable. Ce corps lui parut une cible immanquable, même pour elle, qui n’était pas entraînée au maniement des armes à feu.

« Nous le tenons, murmura-t-elle. Vous montez le fusil ? »

Il fut d’un avis contraire. Ils avaient plusieurs heures à attendre et, si bien cachés qu’ils fussent, un excursionniste pouvait les découvrir. Il leur était alors facile de prétendre être un couple d’amoureux dissimulé dans le bois.

« Je le monterai un peu avant l’arrivée de Malarche. Vous avez dit : vers onze heures ?

— Il quittera la ville à onze heures précises, cela j’en suis sûre. Herst a été obligé de prévoir un horaire précis pour qu’il puisse quitter sa résidence sans être aperçu. Il peut être ici vingt minutes plus tard.

— Je monterai le fusil à onze heures. Gaur, alors, ne sortira plus de sa tente, même s’il entend un léger bruit. »

De leur côté aussi, tout était au point. Ils se préparèrent à une longue attente, se relayant pour observer la route pierreuse qui débouchait sur la calanque.

VII

LE photographe, lui, n’avait aucune raison de se cacher. Les conjurés étaient au courant de sa présence. Il ouvrit sa tente et apparut debout, face au site qu’il avait eu tant de mal à découvrir et qu’il n’était pas loin de considérer aujourd’hui comme sa propre création. Devant lui, la mer, les rochers et les pins composaient le décor idéal, celui-là même dont il avait rêvé pour son exploit, un cadre qui prenait enfin toute sa signification dans la lumière matinale.

Le soleil commençait à pointer au-dessus de la falaise. Les blocs de granit prirent une forme plus nette. L’eau de la crique tourna au vert. Le gravier se mit à miroiter et le sable gris se colora de blanc et d’ocre. Le photographe saisit son appareil, approcha son œil du viseur avec un geste de chasseur à l’affût et balaya la plage d’un geste lent.

Il était dix heures. Il mesura une fois encore l’intensité de la lumière et analysa sa qualité à l’aide de différents instruments.

Il avait effectué cette opération plus de dix fois depuis le lever du soleil. Tout allait bien.

L’éclairage serait parfait dans une ou deux heures. Il reposa son appareil dans son repaire, à côté d’un autre, un peu différent, réservé au gros plan. Ensuite, il s’assit à l’entrée de sa tente pour se pénétrer une dernière fois de tous les éléments du décor et procéder en esprit à une répétition générale.

Il tourna d’abord son regard vers le ciel et se sentit pénétré de reconnaissance envers les dieux de Provence, qui gratifiaient cette Terre d’un firmament aussi serein. Pas un nuage. La toile de fond d’un bleu uni ne présentait aucune déchirure. Ayant passé les jours précédents à éplucher les prévisions météorologiques, torturé à la pensée qu’une tempête vînt ternir l’atmosphère, il prononça intérieurement une action de grâces passionnée. Aucun accident de ce genre n’était à craindre.

Son regard s’abaissa vers l’horizon, sans que son œil pût trouver le moindre sujet de critique. Le ciel et la mer formaient un ensemble d’une harmonie parfaite, si bien assorti qu’on ne pouvait discerner lequel engendrait la magie de l’autre.

L’exaltation artistique du photographe fut si intense devant ce miracle lumineux que des larmes lui montèrent aux yeux.

Il s’efforça de reprendre son sang-froid et, lentement, avec le souci constant de ne négliger aucun détail, abaissa encore son regard jusqu’à la calanque ; s’attardant sur les falaises qui encadraient l’entrée majestueuse de la mer dans la montagne.

Alors, malgré son application à conserver sa lucidité et à n’observer aujourd’hui ce paysage qu’avec l’œil sévère d’un critique, il ne put se défendre de nouveau contre, une émotion romantique voisine de l’extase. Ces falaises de rochers blancs, taillées en longues aiguilles, dont le relief tourmenté semblait placé là par un art suprême pour rompre au point voulu l’uniformité de la toile de fond, elles lui apparaissaient comme des colonnes marquant le seuil d’un temple prodigieux, sculpté par la nature pour l’accomplissement de mystères sacrés.

De là, depuis le granit dénudé, éblouissant des cimes, suivant les premiers pins rares et roussis, puis la forêt plus épaisse, jusqu’aux galets luisants du rivage, il découvrit une gamme de teintes exceptionnelles, une symphonie dont la place qu’il occupait lui permettait de saisir à la fois l’ensemble et les détails... Oui, le cadre était parfait, sans une faute de goût, digne en tout point de la scène qui allait se jouer dans une heure ou deux, cette scène que le moment était venu d’évoquer une dernière fois.

La transition du décor au sujet essentiel lui fut fournie par l’examen du maquis qui bordait la plage sur sa gauche. Son regard s’immobilisa sur un pin particulier, entre deux blocs rocheux. De là partirait le coup de feu, une sorte de signal pour sa propre entrée en scène. Il n’était pas chimérique de supposer, il était même probable que le tireur, au dernier moment, serait amené à se pencher en avant, passant le canon de son arme à travers les branches, démasquant même une partie de son visage. Très peu de temps, sans doute ; c’était là un de ces détails que l’œil humain, sollicité par une profusion d’images, ne peut saisir, mais que la caméra fidèle ne manque pas d’enregistrer. Son poste avait été si bien choisi que ce détail serait capté presque à coup sûr par l’objectif braqué sur le tableau principal, quoiqu’il soit à la limite du champ de vision.

... Cela, à une condition : il fallait que Pierre Malarche se plaçât exactement à l’endroit souhaité. S’il ne le faisait pas, le visage et l’arme du tueur lui échapperaient. Après tout, ce n’était pas essentiels... Peut-être ; mais une autre considération donnait à la place du président une telle importance pour le photographe qu’il déplora amèrement le fait que le rôle de cet acteur échappât à peu près complètement à son contrôle, au point même qu’il avait omis de l’inclure dans la révision mentale de la distribution effectuée la veille. En fait, la place que le président choisirait pour s’étendre avait une importance considérable. Le regard de Martial Gaur se fixa maintenant sur une zone précise, à laquelle étaient attachées les conditions d’un succès total. Cette étroite bande de terrain matérialisait pour lui un espoir farouche, un désir dépassant en violence toutes les passions qui l’avaient harcelé au cours de ces dernières semaines. Si Malarche posait là, sa photographie serait un chef-d’œuvre. Il manquerait quelque chose à celle-ci, s’il prenait fantaisie au chef de l’Etat de s’allonger quelques mètres plus loin. Elle n’aurait pas épuisé toutes les ressources, toutes les merveilles de ce décor miraculeux que le ciel, la mer et la terre avaient élaboré au cours des siècles pour son utilisation en une fraction de seconde par un artiste.

L’esprit scrupuleux à l’extrême de Martial Gaur en jugeait du moins ainsi. Pourquoi ? Parce que, à ce point précis, un détail particulier, un détail certes, mais un détail étrange, un de ceux qui transfigurent une œuvre, ajouterait à son cliché cette dernière nuance de fantaisie que les vrais artistes pourchassent pendant toute leur existence, que les photographes en chambre s’ingénient à susciter artificiellement par un rapprochement parfois baroque d’objets insolites, mais que la nature n’accorde presque jamais au chasseur d’instantanés : tout juste à l’aplomb de ce point précis, mais beaucoup plus loin, sur la rive gauche de la calanque, un groupe de trois rochers nus, d’une teinte plus sombre que les autres, se détachait sur la toile de fond, et la forme évoquée par ces rochers était celle d’un énorme oiseau de proie, les ailes étendues, mais la tête et le col renversés comme s’il était frappé à mort. Sur la photo d’ensemble, prise de sa tente, l’aigle paraîtrait dominer le personnage principal et l’œil du photographe avait mesuré du premier coup l’impression saisissante que ne manquerait pas de produire un élément de cette sorte sur les foules toujours friandes d’images symboliques romanesques. Il ne doit pas être interdit à l’artiste le plus pur de se préoccuper de son public. Tournette, lui-même, convenait qu’un cliché parfait devait captiver en même temps les esthètes, les directeurs de magazines et les midinettes.

L’image de l’aigle s’était imposée à l’esprit de Martial Gaur avec une force irrésistible, dès sa première visite à la calanque, en compagnie d’Olga. Pour inciter le président à venir s’étendre là et pas ailleurs, la veille au soir, il avait interrompu un moment sa méditation et était venu rôder autour de cette zone étroite. Il l’avait soigneusement débarrassée de toutes les brindilles, de toutes les souillures qui auraient pu rebuter un amateur de repos. Il aurait trié le sable de ses doigts pour le rendre plus fin s’il en avait eu le temps. Elle lui paraissait ce matin attirer l’œil du baigneur d’une manière irrésistible.

Malarche ne devait pas, ne pouvait pas la négliger. ... S’il le faisait pourtant (Gaur devait être préparé à toutes les éventualités), s’il s’installait avec sa compagne un peu plus loin, le premier cliché ne serait pas parfait. L’oiseau frappé à mort ne dominerait pas exactement le personnage principal ; il serait décalé sur la droite ou sur la gauche. Peut-être alors pourrait-il se rattraper sur le gros plan qu’il avait l’intention de prendre.

Ce gros plan, dont l’émanation d’horreur le faisait parfois frémir lui-même durant ses plus belles heures d’espoir, qui devait créer une sensation plus intense encore que les précédents, le ramena à la considération de son propre rôle et de sa partie la plus délicate. Il avait commencé à en répéter les gestes dès sa découverte de la calanque. Son premier instantané et le coup de feu seraient simultanés. Il en prendrait aussitôt un deuxième, de la même place ; il était entraîné à faire une opération de ce genre en moins d’une seconde. Alors, il saisirait l’autre appareil et se dirigerait le plus rapidement possible vers le corps gisant sur le sable, pour le mitrailler à bout portant et saisir peut-être ses dernières convulsions. Il en aurait certainement le temps, avant l’arrivée de Herst et de ses hommes, malgré le handicap de sa jambe. Ici, la distance à parcourir n’était pas grande et le terrain, pas trop accidenté. La veille, il avait fait une dernière répétition de ce trajet, repérant soigneusement les obstacles qui risquaient de le faire trébucher.

Il devait atteindre la victime en quelques secondes. Alors, à plat ventre, il pourrait sans doute se placer dans l’alignement des trois rochers. Là était sa deuxième chance.

Mais la réussite de ce document unique dépendait encore de beaucoup de circonstances qu’il lui était difficile de prévoir avec exactitude. Et d’abord, la position de la victime ? Cela aussi était indépendant de sa volonté. Aurait-elle la face tournée vers le ciel, ce qui faciliterait l’opération ? Serait-elle couchée sur le côté ? Vers la mer ou vers la terre ? L’esprit le plus perspicace ne pouvait déterminer ces facteurs à l’avance. Ils dépendaient, non seulement du comportement de Pierre Malarche, mais du hasard, d’impondérables et aussi...

Bon Dieu ! Il n’avait vraiment pas matière à se rengorger la veille, à se féliciter d’avoir réglé avec minutie le jeu de ses personnages. A une heure de l’entrée en scène voilà qu’il s’apercevait qu’il y avait d’effroyables lacunes dans sa distribution. Il n’avait pas accordé la moindre pensée à l’un d’eux, qui aurait certainement un rôle à jouer, et un rôle pouvant se révéler important : la femme du président. Il l’avait implicitement considérée jusqu’alors comme une figurante sans intérêt. Il s’efforça de réparer cet oubli ; mais, là encore, c’était très difficile.

Qui pouvait prévoir les réflexes d’une jeune femme probablement écervelée ? Martial Gaur l’avait aperçue deux ou trois fois de loin. Il avait examiné des photos d’elle par curiosité professionnelle. Il gardait le souvenir d’une silhouette très mince, d’un visage attachant, presque enfantin, aux traits assez réguliers, rien en somme qui la distinguât des filles qui formaient sa clientèle habituelle et dont il ne connaissait que trop la légèreté. Qui pouvait imaginer ses réactions, probablement saugrenues, quand elle verrait l’être cher abattu sanglant presque dans ses bras ? Allait-elle s’enfuir, prise de panique, en appelant au secours ? Allait-elle au contraire se précipiter sur le corps de son mari et se coller à lui ? Après tout, peut-être ceci donnerait-il un piquant supplémentaire à la scène, que certains apprécieraient. Pour sa part, Martial Gaur en doutait. L’artiste ne doit pas rechercher une accumulation d’effets, mais viser au contraire à une unité dans l’émotion.

Cette unité lui semblait exiger ici que l’attention fût centrée sur le personnage principal. Pourvu, en tout cas, que par des démonstrations intempestives, elle n’allât pas masquer complètement cette vedette, à laquelle il fallait bien toujours en revenir.

Il haussa les épaules, jugeant superflu de continuer à se torturer l’esprit en de vaines spéculations. Il agirait selon les circonstances. Il devait faire confiance à son coup d’œil et à ses réflexes. Après avoir établi ses plans avec la plus grande minutie, l’artiste doit savoir les modifier sur-le-champ, si un aléa l’exige, parfois les bouleverser de fond en comble. Ceci était encore un axiome du vieux Tournette, aux leçons et aux exemples duquel il avait souvent pensé ces jours derniers. Tout ce qui pouvait se prévoir et se préparer était au point. Le reste était une question d’inspiration.

Il consulta sa montre avec impatience, tandis que surgissait une nouvelle inquiétude : la pensée qu’un incident de dernière heure put taire annuler l’excursion du chef de l’Etat. Il fut vite rassuré. Quelques minutes seulement s’écoulèrent et un ronflement de moteur le fit tressaillir.

La voiture, après avoir ralenti, s’engageait dans la route pierreuse descendant à la calanque. Elle s’arrêta assez loin de la crique. Le corps de Martial Gaur tut agité par un spasme presque voluptueux quand, un assez long moment plus tard, il vit apparaître au dernier virage le couple présidentiel, marchant à petits pas vers la mer.

VIII

ACCOUDE à la voiture, une automobile de marque courante louée pour l’occasion, Herst regardait le couple s’éloigner, d’un air morne. Il éprouva un malaise en constatant qu’ils allaient bientôt disparaître à un tournant de la route.

Le président avait encore répété ses ordres avant de le quitter. Herst et ses hommes ne devaient pas s’avancer plus loin. Malarche précisant en outre sur un ton assez désagréable qu’il ne voulait apercevoir sous aucun prétexte une tête dépassant des broussailles et les épiant, lui et sa compagne, comme cela s’était parfois produit en des circonstances analogues. Ces consignes étant imposées par la volonté de Madame la présidente, Herst savait que, non seulement il risquerait sa place en désobéissant, mais qu’il serait la cause d’une pénible scène de ménage et s’attirerait la rancune d’un patron pour lequel il éprouvait un attachement sans bornes.

Les deux silhouettes avaient atteint le virage. Pierre Malarche se retourna, sans doute pour préciser une dernière fois du regard sa volonté absolue de ne pas être suivi, puis il corrigea son attitude sévère par un sourire, prit sa compagne par la main avec un geste d’émancipation et disparut. Herst sentît son trouble s’accentuer et son cœur se serra. Il se reprocha en cet instant d’avoir prêté son concours à ce qu’il considérait malgré tout comme une grave imprudence. Il aurait dû protester plus énergiquement, présenter d’autres objections, opposer la menace de sa démission. C’était trop tard.

Il haussa les épaules. Après tout, il avait conscience d’avoir agi pour le mieux, dans les limites des consignes et même un peu au-delà. Il fit quelques brèves recommandations à l’un des deux hommes qui l’accompagnaient, celui qui était resté près de la voiture. L’autre, en effet, avait déjà disparu dans la forêt, empruntant un sentier qui grimpait en pente raide, en s’éloignant de la calanque. Herst s’engagea dans le même chemin qui, après de nombreux détours, débouchait sur un piton élevé, couvert de ronces, dominant la crique de très haut.

C’était une escalade pénible, mais il parvint au sommet sans être trop essoufflé. Sa forme physique était toujours excellente.

Son agent était là, installé en guetteur, une carabine à la main.

« Alors ?

— Ils ne sont pas encore arrivés à la plage. Je ne vois que le débouché de la route, qu’ils n’ont pas encore atteint.

— Sans doute en train de batifoler en chemin, comme des écoliers faisant l’école buissonnière, maugréa Herst, de mauvaise humeur

— Mais j’ai une bonne vue sur la plage.

— Tant mieux. Et on ne peut pas te voir ?

— Impossible.

— Tant mieux encore, bougonna Herst. Tant mieux pour moi et pour toi. Tu vois ce que je veux dire. »

Même devant la menace d’une sanction impitoyable, même devant la crainte d’offenser son patron, le brave Herst n’avait pu se résoudre à obéir strictement à ses ordres. Sa conscience professionnelle l’avait emporté sur ses scrupules. Il garderait malgré tout un œil sur son président, un œil et une arme prête à intervenir. L’homme choisi pour ce poste était un tireur d’élite, meilleur encore que lui-même, Herst, qui pourtant n’était pas mauvais. Certes, il était trop loin de la plage pour pouvoir intervenir avec une efficacité certaine, mais sa simple présence le rassurait un peu. Quant à lui, Herst, il allait redescendre sur la route, près de son autre assistant, mais il n’avait pu se retenir de venir lui-même jeter un coup d’œil sur le poste d’observation.

Il inspecta la plage, à genoux aux côtés de son compagnon.

« Déserte, murmura l’autre. Pas un seul baigneur. Une seule tente de campeur entre les pins.

— Celui-là, je sais qui c’est, murmura Herst. Il n’est pas à craindre.

— Je crois vraiment qu’il n’y a aucun danger. »

Herst répliqua qu’il l’espérait, sur un ton maussade dissimulant mal l’angoisse qui l’étreignait depuis la disparition de Pierre Malarche au tournant de la route.

« Les voilà ! Ils arrivent sur la plage. »

Herst éprouva un soulagement. Le simple fait de voir le couple de ses yeux lui paraissait une sorte de sécurité. C’est pour cela qu’il n’avait pu se retenir de grimper à l’observatoire.

Le président et sa compagne arrivaient au bord de la crique.

Ils firent une pause, qui n’était pas la première depuis leur départ et, après un vague coup d’œil à la tente de campeur où tout semblait dormir, échangèrent un long baiser sur la bouche.

Cette manifestation eut le don d’exaspérer subitement Herst, qui observait la scène avec des jumelles de poche. Il ne put retenir un ricanement rageur, lança son instrument sur le sol et éprouva lui-même le besoin de se jeter à plat ventre dans les ronces, comme en proie à une crise de folie, pour donner libre cours à sa fureur. Son accès dura une bonne minute, pendant laquelle il bourra le rocher de coups de poing, prenant la Terre entière à témoin du métier imbécile qu’il était obligé de faire.

« Qu’est-ce qu’ils foutent, maintenant ? demanda-t-il quand il eut repris un peu de sang-froid.

— Ils se déshabillent dit l’autre sans sourciller. Ils sont en costume de bain et...

— Encore heureux, ricana Herst.

— Je pense qu’ils vont se baigner, »

Ils échangeaient ces propos à mi-voix, le couple étant beaucoup trop loin pour les entendre. Ils ne percevaient eux-mêmes aucun des mots tendres qu’échangeaient en ce moment même les deux époux. Ils virent seulement la jeune femme lever les bras vers le ciel dans un geste de délivrance, bomber le torse, aspirer avec volupté l’air de la mer, mais ne purent que deviner le sens des paroles qu’elle prononçait alors :

« Chéri, il y a si longtemps que j’attendais un moment pareil ! Enfin, tous deux seuls, sans témoin gênant ! Enfin libres ! »

IX

GAUR n’avait pas quitté le couple des yeux depuis l’instant où il le vit apparaître au bord de la crique, encore assez loin de la plage sablonneuse à laquelle tant d’espoir était attaché. Il fut témoin du long baiser qu’ils échangèrent au bord de l’eau. Il vit, lui aussi, la jeune femme se séparer de son mari, se débarrasser en un clin d’œil de ses vêtements et courir vers la mer. Pierre Malarche ne fut pas long à l’imiter et les divers personnages clandestins de cette scène eurent le privilège d’assister au spectacle d’un chef d’Etat en slip de bain, se précipitant par jeu à la poursuite de sa compagne qui nageait déjà vers le large, tous deux poussant de joyeuses exclamations puériles.

Dans la crique seulement animée par leurs ébats, les deux amants s’amusaient comme des écoliers en vacances. Pierre Malarche ne s’était pas senti le cœur aussi léger depuis bien longtemps et les gamineries de sa compagne lui arrachaient à chaque instant des éclats de rire. Cette journée lui était d’autant plus précieuse qu’elle avait été obtenue par fraude et qu’il avait eu une peine infinie à se la ménager, parmi la multitude des ennuyeuses corvées officielles. Il était bien résolu à la prolonger le plus longtemps possible. Rien ne le pressait aujourd’hui. La France entière le croyait dans un château, à quelques kilomètres de là. Il ne s’y rendrait, en fait, qu’un peu avant la nuit. Aussi poursuivirent-ils leurs ébats pendant une durée insolite, nageant, plongeant des rochers à pic dans une eau claire à peine troublée par quelques ondulations. Ils ne se résignèrent à regagner la terre qu’après avoir épuisé tous les plaisirs de la mer, hors d’haleine, aspirant maintenant à la chaleur du soleil.

Ils prirent pied en titubant un peu, inspectèrent du regard l’étendue déserte de la plage et hésitèrent à peine quelques secondes. Avec un simple coup d’œil d’entente évidente, ils se dirigèrent d’un commun accord vers un banc de sable particulièrement engageant, que nulle brindille ne salissait et complètement dégagé à cette heure de l’ombre des pins. Ils y étendirent leurs serviettes de bain et s’allongèrent côte à côte, sans parler, le visage tourné vers le ciel. A quelques dizaines de mètres derrière eux, Olga étreignit l’épaule de son compagnon.

Martial Gaur connut que son heure avait sonné. Il avait vécu jusqu’alors de longues minutes éprouvantes, partagé entre l’impatience, la crainte et une sorte de regret, l’impatience tenait à la durée imprévisible de ce bain, pendant lequel le soleil se déplaçait dans le ciel, modifiant le jeu des ombres. Sa crainte était que Verveuil se lassât d’attendre et tentât un coup de loin, dans l’eau, coup hasardeux et qui ne pouvait donner lieu à aucune prise de vue spectaculaire, même s’il réussissait.

Son regret était aussi d’ordre professionnel. Il s’en voulait de laisser perdre des occasions rares. Un instinct puissant le poussait à chaque instant à braquer son appareil sur le couple et à capter quelques-unes de ces images tout de même insolites et précieuses qui défilaient sous ses yeux. C’était une série de tentations auxquelles il était difficile de résister et il avait d’ailleurs cédé à la première : le chef de l’Etat et sa jeune épouse pâmes dans un baiser dans une calanque déserte ! C’était déjà un cliché qui ferait le tour du monde. Il avait visé et appuyé sur la détente d’un geste impulsif.

Pour se retenir de recommencer cette imprudence, il fut obligé de se raisonner, de se réprimander avec sévérité, de considérer la somme de patience et d’ingéniosité qu’il avait déployée pour préparer la naissance d’une œuvre sans rivale.

C’est en songeant à cette œuvre d’art avec toute sa volonté, en concentrant toute la force de sa vision sur l’éclat incomparable de ce diamant noir, unique, éclipsant toutes les autres pierres précieuses, qu’il était parvenu à échapper à la tentation et à rester tapi, immobile dans son repaire. Même s’il n’avait que peu de chances d’être découvert en enregistrant quelques images du bain, une sorte de devoir, un devoir pénible mais sacré, imposé par la suprématie d’un art souverain, lui interdisait de prendre le moindre risque.

Son cœur se mit à battre à un rythme frénétique quand il vit les baigneurs sortir de l’eau et se diriger vers l’emplacement qu’il avait choisi pour eux. Dieu soit loué ! Il n’était pas trop tard. Le jeu de la lumière et des ombres était à peine modifié.

Les trois rochers en forme d’aigle flamboyaient même d’un éclat plus intense encore qu’il ne l’avait espéré.

Il tenait son appareil braqué collé contre son visage.

Qu’attendait donc Verveuil ?

Pierre Malarche était maintenant immobile depuis plus d’une minute. Une légère sueur perla au front du photographe.

Il se calma aussitôt qu’il aperçut le canon du fusil émerger de la broussaille, entre les deux blocs de granit, s’abaisser un peu, tâtonner un court instant, puis s’immobiliser. Ce fut de nouveau en possession de tout son sang-froid qu’il appliqua son œil au viseur, le doigt sur la détente.

Peut-être son geste un peu précipité fit-il tressaillir ta tente et les aiguilles de pin qui l’entouraient ? Peut-être un rayon de soleil se refléta-t-il sur son appareil, tandis qu’il se penchait un peu au-dehors ? Le fait est que l’attention de Malarche fut attirée et qu’il se redressa soudain, appuyé sur un coude, tourné vers la tente, le regard irrité, agité par le soupçon que ses ordres n’étaient pas suivis.

Ce geste furtif lui évita d’avoir le crâne fracassé. La balle destinée à sa nuque l’atteignit seulement à l’épaule. Martial Gaur avait pris un premier cliché au moment même du tir.

Tandis qu’il opérait pour la seconde fois, son œil impeccable reconnut tout de suite que le président n’était pas frappé à mort.

Pierre Malarche restait prostré sur le sol, serrant son épaule blessée de sa main valide. Sa face n’exprimait d’autre sentiment qu’un étonnement intense. Rien n’y apparaissait du rayonnement pathétique qu’avait rêvé le photographe.

Un vent de panique glaça l’âme de Martial : le souffle fétide de l’échec. Mais il ne pouvait s’attarder à maudire ce coup du sort. Herst et ses hommes devaient déjà bondir vers la plage. Il se précipita lui-même vers la victime, pour la saisir à bout portant suivant le plan établi, même si ses manifestations n’étaient pas conformes à son espérance.

Pendant qu’il accomplissait le plus vite possible le trajet étudié avec tant de soin, obligé tout de même de garder un œil sur le sol pour éviter les obstacles, il eut l’impression, plutôt que la perception précise, que plusieurs événements simultanés importants se déroulaient dans la calanque.

Ce fut d’abord un deuxième coup de feu, au moment, même où il sortait de sa tente. C’est-à-dire comme l’écho du premier.

Ceci ne le surprit pas tout d’abord : il attendait, il espérait de toute son âme une autre tentative de Verveuil, réparant sa précédente maladresse. Mais l’impression d’écho lointain le remplit de trouble. Une troisième détonation confirma son soupçon que le tir venait d’un autre point. Son oreille enregistra aussitôt après des craquements de branches et un bruit de broussaille foulée, comme par quelqu’un qui prendrait précipitamment la fuite. Ensuite, sur la plage même, une ombre croisa son chemin, qui courait le long de la mer vers la route, tandis qu’il avait le regard fixé sur le sol. Enfin, comme il arrivait près du corps étendu sur le sable, il aperçut, distinctement cette fois, un autre personnage, qui sortait du bois et se précipitait vers le blessé.

Son esprit travaillait à une vitesse prodigieuse, plus rapidement encore et en même temps que ses doigts agiles qui manœuvraient les boutons de son appareil, tandis que son œil enregistrait le nouveau tableau. Il ne lui fallut qu’un très court instant pour comprendre le nouveau développement du drame, la seconde pendant laquelle il préparait le prochain cliché.

Les deux derniers coups de feu avaient été tirés par les gardes du corps, qui surveillaient sans doute la plage de quelque poste éloigné. Peut-être avaient-ils aperçu le canon du fusil ?

Plus probablement, ils avaient tiré dans le bois, au jugé. Et cela avait suffi pour terroriser Verveuil. Ce tueur de carnaval avait lâchement pris la fuite. C’était sa course qu’il entendait encore dans les buissons. Le salaud ! pensa Gaur, j’aurais dû m’en douter.

L’ombre croisée sur la plage, c’était la femme du président.

Elle fuyait, elle aussi, en appelant au secours. Il pensa de nouveau, avec mépris : il n’y a rien d’autre à attendre de ce genre de garces. Les sensations, les réflexions et même les jugements de valeur se classaient dans son cerveau dans le temps d’un éclair, cependant que, le cœur serré, il s’apprêtait à braquer son appareil sur un tableau affreusement incomplet, comme une caricature grotesque de l’image lumineuse patiemment élaborée pendant des semaines.

Mais sa désillusion fut de courte durée et il n’eut même pas le temps de maudire ce coup du sort : il était sans doute décidé quelque part, dans le ciel, sur la terre ou dans les enfers que Martial Gaur endurerait aujourd’hui des épreuves peu communes, qu’il passerait par des alternances d’angoisse et d’espoir propres à briser les nerfs les mieux trempés.

Au moment même où tout semblait perdu, à l’instant précis où la providence semblait l’abandonner, voici que le drame se chargeait subitement de possibilités nouvelles, de promesses plus éclatantes encore que celles de ses rêves les plus fous.

X

C’ETAIT Olga le nouveau personnage qui entrait en scène, Olga qui n’avait pas eu, elle, la lâcheté de s’enfuir et qui se ruait comme une furie sur le président, Olga animée par une passion comparable à la sienne qui, comme pour lui-même, rendait dérisoire le danger des balles. Sans cesser de viser le président, sur qui l’objectif était maintenant au point, Martial Gaur suivit sa course du coin de l’œil, le cœur de nouveau palpitant d’espérance, car Olga tenait un long poignard à la main.

Un caractère, songea-t-il. Je l’avais toujours bien jugée.

Jamais il ne s’était senti aussi près d’elle. Il accompagnait son assaut de son immense désir, de toute sa reconnaissance. Elle lui apparut dans cet instant comme un ange détaché du ciel pour réparer les méfaits d’un misérable. Il eut encore le temps de faire une prière éperdue. Pourvu, pourvu qu’elle sache se servir de son arme ! Pourvu que sa main ne tremble pas ! Mais la pensée quelle était la fille d’un gangster se présenta tout naturellement à son esprit pour le rassurer. La fille de pierrot le Bourgeois devait posséder certains réflexes par atavisme et son visage exprimait une détermination si farouche que ses dernières craintes se dissipèrent.

Elle avait atteint sa proie en quelques enjambées. Le photographe pressa la détente au moment même où elle brandissait son poignard et manœuvra aussitôt une manette pour recharger son appareil.

Un geste instinctif du président, qui avait tourné la tête vers la nouvelle attaque, fit encore rater le coup. Un revers de son bras valide fit dévier celui d’Olga. Elle trébucha, perdit l’équilibre et se retrouva sur le sol à côté du blessé, tandis que le poignard lui échappait et glissait sur le sable. Elle tendit aussitôt la main pour le rattraper, mais Malarche avait réussi à lui agripper l’autre bras et à le coincer entre le sien et son propre corps, le maintenant serré comme dans un étau, mettant ses dernières forces dans ce réflexe de défense.

Olga, paralysée, tendait une main impuissante, à un mètre environ de l’arme. Martial Gaur laissa échapper un juron obscène. Jamais elle ne pourrait l’atteindre. Les muscles contractés dans un demi-évanouissement, Malarche ne desserrerait pas son étreinte avant l’arrivée des secours. Martial jeta un rapide coup d’œil derrière lui et aperçut Herst suivi d’un de ses hommes, à cinquante mètres à peine.

Il reporta son regard sur le groupe étendu à ses pieds et resta un instant en contemplation, comme hypnotisé par le tableau pathétique composé par cette main implorante tendue vers le poignard. Ce fut une extase de très courte durée, mais pendant laquelle il fut la proie d’une succession tumultueuse de sensations intenses, sans rapport avec le temps réel, comme dans ces rêves qui s’éteignent au bout d’une fraction de seconde, mais qui suscitent assez de pensées et de sentiments confus pour meubler d’interminables heures.

Il avait l’impression d’être parvenu, après un long et laborieux cheminement, au débouché d’un col d’où il pouvait contempler et presque toucher du doigt le sommet éblouissant du triomphe, mais la dernière pente à gravir pour sa conquête exigeait de sa part un effort beaucoup plus important que le sentier facile où il s’était laissé guider jusqu’alors. Le dénouement du drame n’était pas celui du plan initial. Il fallait le réécrire, le recréer, et cela dans l’instant même, car sur l’arête mince où il vacillait, il suffisait d’un souffle, d’un simple temps d’hésitation pour qu’il fût précipité dans un abîme ouvert sous ses pieds : le gouffre sinistre de l’échec. Et l’ultime ascension, la victoire remise en jeu ne dépendaient plus ici de pantins dont il tirait de loin les ficelles. Il ne s’agissait pas de subtilités ni d’influences occultes. L’avenir de l’œuvre d’art exigeait un acte personnel. Le destin ne fournissait qu’un instrument inerte, qu’il fallait animer. Il était là, à ses pieds, à quelques centimètres à peine de sa jambe, cette maudite jambe.

Ce fut sur le poignard que se fixa son regard pendant le temps infinitésimal de son hypnose – une durée suffisante pour concevoir la naissance et la mort d’un univers.

L’acier sur le sable reflétait toute l’ardeur du soleil de Provence, la renvoyant en une cascade ondoyante de fantastiques images biscornues, dont l’absurdité trouvait une résonance dans le cerveau embrasé de Martial Gaur, suscitant une succession d’analogies baroques. Le tranchant de l’arme devenait pour lui l’arête effilée sur laquelle il avait l’impression de se tenir en équilibre fragile entre un sommet glorieux et un gouffre d’abjection, ou encore le couteau de la balance hypersensible qui, en cet instant même, déterminait les chances de l’apothéose finale.

C’était la pointe surtout qui le fascinait. La pointe du poignard émettait des effluves invisibles mille fois plus intenses que le rayonnement lumineux. L’intersection des deux arêtes matérialisait dans son délire le sommet étincelant du triomphe, le pôle radieux de toutes ses ambitions, entrevu depuis des années dans un rêve quotidien sans jamais se laisser conquérir, une sorte de point oméga mystique marquant l’assouvissement total de ses désirs, au sein d’un paradis réservé à une élite d’audacieux. L’arme tout entière prenait la valeur sacrée d’un symbole, devenait le signe flamboyant d’une religion d’initiés, que le dieu du petit nombre, dieu arrogant mais occasionnellement curieux de certaines réactions humaines, avait abattu à ses pieds pour peser sa détermination et éprouver sa vertu. ... Une fraction de seconde seulement, un atome de temps dilaté par un prodigieux tourbillon spirituel, exalté par un cyclone de passions assez violentes pour donner de la valeur à une existence ! Ce paroxysme ne pouvait être prolongé sans péril plus longtemps et la durée était trop précieuse pour qu’il se permît une plus longue hésitation. C’était une de ces circonstances exceptionnelles où l’artiste doit prendre une résolution rapide, instantanée, instantanée comme le déclic d’une caméra, comme un battement de cils, le battement de cils d’Olga, dont il sentait sur lui le regard brûlant.

Un étrange calme s’abattit sur lui. Sa décision était prise.

Certains gestes, chargés d’une signification immense, sont presque triviaux. Celui-ci était de ceux-là. Il était à peine perceptible. Il ne portait qu’une atteinte légère au dogme d’impartialité auquel le photographe avait toujours été fidèle.

Martial n’avait même pas besoin de se baisser.

Un petit coup de pied sec, exécuté d’une façon tout à fait naturelle du bout de sa jambe artificielle, comme il aurait projeté sans y penser un galet importun, envoya le poignard tout juste un mètre en avant, sur la main d’Olga.

C’était fait. Il n’avait plus qu’à se reculer un peu, à se jeter à plat ventre, avant de porter l’appareil à son œil et de saisir le document sensationnel pourchassé pendant toute une vie, qui comblait enfin ses espoirs les plus ambitieux.

Il pressa une première fois la détente au moment où la pointe du poignard perçait la poitrine du président.

L’expression de haine gravée en cet instant dans les yeux d’Olga aurait justifié à elle seule la valeur de cette image.

Il eut encore le temps de prendre un second cliché, tout juste avant que Herst ne sautât sur la furie, une vue à bout portant du malheureux président, cette fois frappé à mort, une photographie qui fixait pour l’éternité toute l’horreur de l’agonie, rehaussée par une profusion de détails qu’aucun chasseur d’images n’avait jamais rassemblés sur une pellicule, un document unique par la personnalité du sujet principal, par la somptuosité du décor et auquel l’aigle blessé étendant ses ailes au-dessus du corps sanglant ajoutait la note romantique, la dernière touche nécessaire pour soulever la passion frénétique du grand public en même temps que l’approbation des connaisseurs et des artistes – la marque éclatante du succès.


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