LE PISTOLERO ET L’HOMME EN NOIR

I

L’homme en noir le mena sur un ancien charnier, afin de se livrer aux palabres. Le Pistolero le reconnut immédiatement : un golgotha, ou lieu-du-crâne. Et des crânes blanchis les fixaient distraitement — du bétail, des coyotes, des cerfs, des lapins, un bafouilleux. Ici, le xylophone d’albâtre d’une poule faisane tuée pendant qu’elle mangeait ; là les os minuscules et délicats d’une taupe, peut-être tuée par plaisir par un chien sauvage.

Le golgotha était une cuvette creusée dans la pente de la montagne et plus bas, à une altitude plus clémente, le Pistolero apercevait des arbres de Josué et des sapins ratatinés. Depuis douze mois, il n’avait pas vu ciel bleu plus doux que celui au-dessus d’eux, un ciel qui évoquait de manière indéfinissable une mer pas si lointaine.

Je suis dans l’ouest, Cuthbert, se dit-il, émerveillé. Si ce n’est pas là l’Entre-Deux-Mondes, ça y ressemble.

L’homme en noir s’assit sur un vieux tronc de bois de fer. Ses bottes étaient poudrées de poussière blanche et de cendres d’os. Il avait remis sa capuche, mais le Pistolero distinguait clairement le contour carré de son menton, ainsi que l’ombre de sa mâchoire.

Les lèvres à demi dissimulées se fendirent en un sourire.

— Va ramasser du bois, pistolero. L’air est doux sur ce versant de la montagne, mais, à cette altitude, le froid peut toujours te poignarder dans le ventre. Et c’est bien là un lieu de mort, n’est-ce pas ?

— Je te tuerai, dit le Pistolero.

— Non, tu ne me tueras pas. Tu ne le peux pas. Mais tu peux aller ramasser du bois et potasser ton Isaac.

La référence échappa au Pistolero. Sans mot dire, il alla ramasser du bois comme un vulgaire commis de cuisine. Le butin fut maigre. Il n’y avait pas d’herbe du diable de ce côté, et le bois de fer ne voudrait pas brûler. Il était devenu dur comme la pierre. Il finit par revenir avec une gosse brassée de bâtons, tout maculés de poussière d’os, comme si on les avait trempés dans la farine. Le soleil avait glissé derrière le plus haut des arbres de Josué et s’était auréolé d’un halo rougeâtre. Il les observait avec une indifférence menaçante.

— Excellent ! approuva l’homme en noir. Quel homme exceptionnel tu fais ! Quelle méthode ! Quelle ingéniosité ! Je m’incline bien bas devant toi !

Il gloussa, et le Pistolero lâcha le bois à ses pieds dans un fracas qui fit monter un petit nuage de poussière d’os.

L’homme en noir ne sursauta pas ; il se mit seulement à faire du feu. Le Pistolero contempla, fasciné, l’idéogramme (frais, cette fois-ci) qui prenait forme. Lorsqu’il fut fini, il ressemblait à une petite cheminée double et complexe, haute d’une soixantaine de centimètres. L’homme en noir leva le bras vers le ciel, écartant d’un geste la volumineuse manche noire qui recouvrait une belle main fuselée. Il l’abaissa vivement, index et auriculaire tendus pour former le signe traditionnel du mauvais œil. Il y eut une étincelle bleue, et leur feu fut allumé.

— J’ai des allumettes, dit l’homme en noir d’un ton jovial, mais je me suis dit qu’un peu de magie ne te déplairait pas. Pour la beauté du geste, pistolero. Maintenant, prépare-nous à dîner.

Les plis de sa robe frissonnèrent et la carcasse nue et vidée d’un lapin tomba dans la poussière.

Sans mot dire, le Pistolero embrocha le lapin et le mit à rôtir. L’odeur alléchante s’éleva dans l’air tandis que le soleil déclinait. Des ombres violettes vagabondaient goulûment au-dessus de la cuvette que l’homme en noir avait choisie comme décor de l’affrontement final. À mesure que le lapin brunissait, le Pistolero sentait la faim monter et lui retourner inlassablement l’estomac. Mais lorsque la viande fut cuite et ses jus à point, il tendit en silence la broche tout entière à l’homme en noir, puis il fouilla dans son propre sac à dos, presque vide, pour en tirer ses tout derniers restes de viande séchée. Elle était salée, lui faisait mal à la bouche et avait un goût de larmes.

— Voilà un geste sans valeur, fit l’homme en noir en réussissant à prendre un ton qui mêlait colère et amusement.

— Peu importe, répondit le Pistolero.

Il avait de minuscules plaies dans la bouche, causées par les carences en vitamines, et le sel le fit grimacer avec amertume.

— Tu crains donc la viande ensorcelée ?

— Oui, en effet.

L’homme en noir fit basculer sa capuche en arrière.

Le Pistolero le contempla en silence. En un sens, ce visage qu’avait dissimulé la capuche lui causait une sensation de déception et de gêne. C’était un beau visage, aux traits réguliers, dépourvu des rides et des cicatrices qui indiquent qu’un homme a traversé des moments terrifiants et qu’il détient de fabuleux secrets. Il avait une chevelure noire, de longueur inégale, et emmêlée. Il avait le front haut, les yeux sombres et brillants. Un nez quelconque, des lèvres pleines et sensuelles. Il avait le teint pâle, comme celui du Pistolero.

Ce dernier finit par parler.

— Je m’attendais à un homme plus vieux.

— Pourquoi ? Je suis presque immortel, tout comme tu l’es, Roland… pour le moment, du moins. J’aurais pu revêtir un visage qui t’aurait été plus familier, mais j’ai choisi de te montrer celui avec lequel… ah… je suis né. Regarde, pistolero, le coucher du soleil.

Le soleil avait déjà disparu, et le ciel de l’ouest était rempli de la lueur funeste de la fournaise.

— Tu ne verras pas de lever de soleil avant un temps qui te paraîtra très long, dit l’homme en noir.

Le Pistolero se rappela le gouffre dans la montagne, puis il leva les yeux vers le ciel, où les constellations s’étalaient dans une profusion en spirale.

— Ça n’a pas d’importance, dit-il doucement. Plus maintenant.

II

L’homme en noir battit les cartes en les faisant voler entre ses mains. Le jeu était immense, les dessins au dos des cartes alambiqués.

— Ce sont des cartes de tarot, pistolero… en quelque sorte. Un mélange de jeu classique et de ce que j’appellerais une petite sélection personnelle. Maintenant, regarde attentivement.

— Que je regarde quoi ?

— Je vais te prédire l’avenir. Sept cartes doivent être retournées, une à la fois, et placées en rapport avec les autres. Je n’ai plus fait cela depuis la belle époque de Gilead, quand les dames jouaient aux Points sur la pelouse ouest. Et je soupçonne déjà que jamais je n’ai lu une histoire comme la tienne.

De nouveau, la moquerie pointait dans sa voix.

— Tu es le dernier aventurier de ce monde. Le dernier croisé. Comme cela doit te réjouir, Roland ! Pourtant tu n’imagines pas à quel point tu es proche de la Tour, maintenant que tu reprends ta quête. Des mondes tournent autour de ta tête.

— Reprendre ? Que voulez-vous dire par là ? Je ne l’ai jamais abandonnée.

Ce à quoi l’homme en noir réagit en riant de bon cœur, sans vouloir préciser ce qu’il trouvait si drôle.

— Eh bien ! lisez-moi l’avenir, alors, fit Roland d’un ton brusque.

La première carte fut retournée.

— Le Pendu, dit l’homme en noir, à qui l’obscurité avait rendu sa capuche. Pourtant ici, reliée à aucune autre, cette carte signifie la force, non la mort. Le Pendu, c’est toi, pistolero, qui avances d’un pas pesant vers ton but, au-dessus des gouffres de Na’ar. Tu as déjà laissé tomber un compagnon de route dans ce gouffre, n’est-il pas ?

Le Pistolero garda le silence, et la deuxième carte fut retournée.

— Le Marin ! Remarque ce front clair, ces joues lisses, ces yeux blessés. Il se noie, pistolero, et personne ne lui lance de bouée. C’est ce garçon, Jake.

Le Pistolero tressaillit mais ne dit rien.

La troisième carte fut retournée. Un babouin, souriant de toutes ses dents, se tenait sur l’épaule d’un jeune homme. Ce dernier levait la tête, les traits déformés par une représentation stylisée de l’effroi et de l’horreur. En y regardant de plus près, le Pistolero remarqua que le babouin était armé d’un fouet.

— Le Prisonnier, commenta l’homme en noir.

Le feu projetait des ombres inquiétantes et tremblantes sur le visage de l’homme dessiné, donnant l’impression qu’il bougeait et se tordait en une terreur muette. Le Pistolero détourna le regard.

— Un tantinet dérangeant, n’est-ce pas ? fit l’homme en noir, visiblement sur le point de pouffer de rire.

Il retourna la quatrième carte. Une femme était assise, un châle sur la tête, et faisait tourner un rouet. Hébété, le Pistolero constata qu’elle semblait sourire d’un air rusé, et sangloter en même temps.

— La Dame d’Ombres, fit remarquer l’homme en noir. Elle te paraît double, pistolero ? Elle l’est. Deux visages au moins. Elle a brisé la grande assiette bleue !

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne sais pas.

Et — dans ce cas précis, du moins — le Pistolero se dit que son adversaire disait vrai.

— Pourquoi me les montrez-vous ?

— Ne pose pas de questions ! répliqua l’homme en noir d’un ton cassant, tout en souriant. Contente-toi de regarder. Considère tout cela comme un rituel sans queue ni tête, si cela te soulage. Comme à l’église.

Il partit d’un petit rire sot et retourna la cinquième carte.

Un moissonneur tout sourire se cramponnait à une faux de ses doigts osseux.

— La Mort, dit simplement l’homme en noir. Mais pas pour toi.

La sixième carte. Il la regarda et ressentit une appréhension étrange gigoter dans ses tripes. Ce sentiment se mêlait d’horreur et de joie, et le résultat était une émotion innommable. Il avait envie de vomir et de danser en même temps.

— La Tour, dit l’homme en noir d’une voix douce. Voici la Tour.

La carte du Pistolero était placée au centre. Les autres occupaient les quatre coins, comme des satellites entourant une étoile.

— Où va celle-ci ? demanda le Pistolero.

L’homme en noir disposa la Tour sur le Pendu, masquant totalement ce dernier.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

L’homme en noir ne répondit pas.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? répéta le Pistolero d’une voix mal assurée.

L’homme en noir ne répondit pas.

— Dieu vous maudisse !

Pas de réponse.

— Alors soyez maudit. Et la septième carte ?

L’homme en noir retourna la septième carte. Un lever de soleil dans un ciel d’un bleu lumineux. Des chérubins et des lutins folâtraient tout autour. En dessous, un grand champ rouge baigné de lumière. Le rouge des roses ou celui du sang ? Le Pistolero n’aurait su le dire. Des deux, peut-être.

— La septième carte, c’est la Vie, dit doucement l’homme en noir. Mais pas pour toi.

— Et que vient-elle faire dans cette histoire ?

— Tu n’as pas à savoir cela pour l’instant. Ni moi, d’ailleurs. Je ne suis pas le grand homme que tu recherches, Roland. Je ne suis que son émissaire.

D’une chiquenaude, il fit sauter la carte dans le feu mourant. Elle se carbonisa, s’incurva et s’enflamma en un éclair. Le Pistolero sentit son cœur trembler et se glacer dans sa poitrine.

— Dors, à présent, dit l’homme en noir d’un ton désinvolte. Peut-être pour rêver, ce genre de choses.

— Ce que mes balles ne veulent faire, il se peut que mes mains s’en chargent, dit le Pistolero.

Ses jambes se replièrent avec une rapidité sauvage et splendide, et il se jeta sur l’homme de l’autre côté du feu, les bras déployés. Toujours souriant, l’homme en noir se mit à grossir dans son champ de vision, puis à reculer le long d’un grand couloir qui bruissait d’échos. Le monde se remplit tout entier du son de ce rire sardonique, et lui tombait, mourait, sombrait dans le sommeil. Il rêva.

III

L’univers était vide. Rien ne bougeait. Rien n’existait.

Le Pistolero flottait, perplexe.

— Mettons un peu de lumière, fit nonchalamment la voix de l’homme en noir, et la lumière fut.

Le Pistolero se dit avec détachement que la lumière, ça faisait vraiment du bien.

— Et maintenant, l’obscurité dans le ciel, avec des étoiles. Et, en dessous, de l’eau.

C’est ce qui se produisit. Il flottait au-dessus de mers infinies. Les étoiles scintillaient sans fin, pourtant il n’aperçut aucune des constellations qui l’avaient guidé au cours de sa longue vie.

— La terre, fit l’homme en noir comme une invite, et il y eut la terre. Elle se hissa hors de l’eau dans d’infinies convulsions galvaniques. Elle était rouge, aride, craquelée et recouverte d’un vernis stérile. Des volcans crachaient sans fin du magma, comme des furoncles géants sur le visage ingrat d’un adolescent.

— Bon, disait l’homme en noir. C’est un début. Il y faut des plantes. Des arbres. De l’herbe et des champs.

Et c’est ce qui se produisit. Des dinosaures déambulaient çà et là, grognant et aboyant, se mangeant les uns les autres et s’engluant dans des marécages bouillonnants et nauséabonds. Des forêts tropicales gigantesques s’étendaient partout. Des fougères géantes agitaient vers le ciel leurs feuilles en dents de scie. Des cafards bicéphales rampaient sur certaines. Le Pistolero voyait tout cela. Et pourtant il se sentait grand.

— Et maintenant, faites entrer l’homme, dit l’homme en noir de sa voix douce.

Mais le Pistolero tombait… tombait vers le haut. L’horizon de cette vaste terre féconde commença à s’incurver. Certes, on lui avait toujours dit que la terre était ronde, Vannay, son professeur, avait affirmé qu’on l’avait prouvé bien avant que le monde ne change. Mais ça…

Plus loin, encore plus loin, plus haut, encore plus haut. Les continents prirent forme sous ses yeux ébahis, puis furent obscurcis par des tourbillons de nuages. L’atmosphère du monde les retenait dans un sac placentaire. Et le soleil, montant entre les épaules de la terre…

Il poussa un cri et se cacha les yeux du bras.

— Que la lumière soit !

La voix n’était plus celle de l’homme en noir. Elle était gigantesque, fracassante. Elle remplissait l’espace, et l’espace entre les espaces.

— Lumière !

La chute, la chute.

Le soleil rétrécit. Une planète rouge striée de canaux passa près de lui, entourée de deux lunes qui tournaient furieusement. Au-delà, une ceinture tourbillonnante de pierres et une énorme planète bouillonnant de gaz, trop gigantesque pour se soutenir elle-même, aplatie aux pôles. Plus loin encore, il aperçut un monde cerclé d’un anneau, qui scintillait comme une pierre précieuse au milieu de sa guirlande de particules de glace.

— Lumière ! Que la lumière…

D’autres mondes, un, deux, trois. Bien au-delà du dernier, une boule de roche et de glace solitaire tourbillonnait dans les ténèbres mortes, autour d’un soleil pas plus brillant qu’une pièce de monnaie ternie.

Et, au-delà, les ténèbres.

— Non, dit le Pistolero, et ce mot parut plat, sans écho dans les ténèbres. Les ténèbres plus obscures que l’obscurité, plus noires que le noir. À côté, la nuit la plus sombre de l’âme humaine ressemblait à un midi resplendissant, et les ténèbres sous la montagne une simple trace sur la joue de la Lumière.

— Assez, je vous en prie, assez maintenant. Assez…

— LUMIÈRE !

— Assez, assez, je vous en prie…

Les étoiles elles-mêmes se mirent à rétrécir. Des nébuleuses entières se rapprochèrent, pour former des masses rougeoyantes. L’univers tout entier semblait se resserrer autour de lui.

— Je vous en prie assez assez assez…

Il entendit la voix soyeuse de l’homme en noir lui murmurer à l’oreille :

— Eh bien ! renonce. Écarte toute pensée de la Tour. Va ton chemin, pistolero, et entame cette longue tâche, celle de sauver ton âme.

Il se ressaisit. Tremblant et seul, enveloppé de ténèbres, terrifié par cette signification ultime qui se précipitait dans son esprit, il se ressaisit et énonça sa réponse, la seule, la dernière :

— JAMAIS !

— ALORS QUE LA LUMIÈRE SOIT !

Et la lumière fut, s’écrasa sur lui comme un coup de marteau, une lumière fantastique et primordiale. La conscience n’avait aucune chance de survie contre pareil éblouissement, mais juste avant qu’elle rende l’âme, le Pistolero vit clairement quelque chose, quelque chose qu’il jugea d’une importance cosmique. Il s’y accrocha dans un effort monstrueux, puis il descendit très profond, chercha refuge à l’intérieur de lui-même, avant que cette lumière n’aveugle ses yeux et ne pulvérise sa santé mentale.

Il fuit la lumière et la connaissance qu’impliquait cette lumière, et ainsi il revint à lui-même. Ainsi faisons-nous ; ainsi font les meilleurs d’entre nous.

IV

Il faisait toujours nuit — la même nuit ou une autre, il fut incapable de le savoir de prime abord. Il se releva de l’endroit où l’avait fait échouer son saut de démon vers l’homme en noir et il contempla le tronc de bois de fer sur lequel Walter o’Dim (comme l’avaient nommé certains que Roland avait croisés en chemin) s’était assis. Il avait disparu.

Il se sentit submergé par un immense désespoir — mon Dieu, tout ça à refaire — et c’est alors que l’homme en noir dit dans son dos :

— Par ici, pistolero. Je n’aime pas me tenir trop près. Tu parles en dormant, gloussa-t-il.

Le Pistolero se redressa sur les genoux en titubant et se retourna. Le feu n’était plus qu’un tas de braises rouges et de cendres grises, dessinant le motif familier et décomposé de combustible consumé. L’homme en noir était assis à côté, et happait des lèvres les restes graisseux du lapin avec un enthousiasme déplaisant.

— Tu t’en es bien tiré, commenta-t-il. Jamais je n’aurais pu envoyer cette vision à ton père. Il en serait revenu gâteux.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda le Pistolero.

Ses paroles étaient floues et tremblantes. Il sentait que, s’il essayait de se lever, ses jambes allaient se dérober sous lui.

— L’univers, répondit négligemment l’homme en noir.

Il rota et envoya les os dans le feu, où ils commencèrent par luire, puis noircirent. Au-dessus de la cuvette du golgotha, le vent gémissait sa mélopée funèbre.

— L’univers ? demanda le Pistolero d’une voix ébahie.

C’était un mot qui ne lui était pas familier. Sa première pensée fut que l’autre essayait de donner dans le poétique.

— Tu veux la Tour, poursuivit l’homme en noir.

Ce qui ressemblait à une question.

— Oui.

— Eh bien ! tu ne l’auras pas, répondit l’autre avec un sourire rayonnant de cruauté. Roland, si tu mets ton âme au clou, ou si tu la vends carrément, personne ne s’en soucie, en haut lieu. Je crois mesurer jusqu’où la dernière étape t’a mené, si près de la limite. La Tour va te tuer, à mi-chemin du prochain monde.

— Vous ne savez rien de moi, dit tranquillement le Pistolero, et le sourire s’effaça des lèvres de l’autre.

— C’est moi qui ai fait ton père, et c’est moi qui l’ai détruit, fit l’homme en noir sur un ton sévère. Je me suis présenté à ta mère sous les traits de Marten — voilà une vérité que tu as toujours soupçonnée, pas vrai ? — et je l’ai prise. Elle a plié sous moi comme un roseau… bien que (et cela te réconfortera peut-être) elle n’ait jamais rompu. Quoi qu’il en soit, c’était écrit, et cela s’est produit. Je suis le suppôt le plus obscur de celui qui dirige aujourd’hui la Tour Sombre, et la Terre a été livrée à la main rouge de ce roi.

— Rouge ? Pourquoi dites-vous rouge ?

— Peu importe. Nous ne parlerons pas de lui, même si tu apprendrais plus que tu ne le souhaites, en insistant. Ce qui t’a blessé une première fois te blessera une seconde. Ce n’est pas le commencement, mais la fin du commencement. Tu ferais bien de te rappeler cela…, mais tu ne te rappelles jamais rien.

— Je ne comprends pas.

— Non. À l’évidence. Tu n’as jamais compris. Tu ne comprendras jamais. Tu n’as aucune imagination. Cette partie de toi est aveugle.

— Qu’ai-je vu ? demanda le Pistolero. Qu’ai-je vu, à la fin ? Qu’est-ce que c’était ?

— À quoi cela ressemblait-il ?

Le Pistolero demeura silencieux, pensif. Il chercha son tabac de la main, mais il n’y en avait plus. L’homme en noir n’offrit pas de remplir sa blague, que ce fût par la magie noire ou blanche. Il trouverait peut-être du tabac plus tard, dans son sac-serre, mais plus tard lui paraissait très loin, pour le moment.

— Il y avait de la lumière, finit-il par dire. Une grande lumière blanche. Et puis…

Sa voix se cassa net et il fixa l’homme en noir. Il était penché vers l’avant, une émotion indéfinissable imprimée sur ses traits, imprimée de façon trop limpide pour permettre tout mensonge ou toute dénégation. C’était un mélange d’effroi et d’émerveillement. Peut-être cela revenait-il au même.

— Tu n’en sais rien, s’écria le Pistolero, et le sourire lui monta aux lèvres. Ô grand sorcier qui ramènes les morts à la vie. Tu n’en sais rien. Tu n’es qu’un charlatan !

— Si, je sais, répondit l’homme en noir. Mais je ne sais pas… quoi.

— La lumière blanche, répéta le Pistolero. Et puis… un brin d’herbe. Un seul brin d’herbe qui remplissait tout. Et moi j’étais minuscule. Infinitésimal.

— De l’herbe.

L’homme en noir ferma les yeux. Il avait les traits tirés et le teint blême.

— Un brin d’herbe. Tu es sûr ?

— Oui, fit le Pistolero en fronçant les sourcils. Sauf qu’il était mauve.

— Écoute-moi, maintenant, Roland, fils de Steven. Veux-tu bien m’écouter ?

— Oui.

Et c’est ainsi que l’homme en noir se mit à parler.

V

L’univers (dit-il), c’est le Grand Tout, et il offre un paradoxe trop gigantesque pour que l’esprit fini puisse l’embrasser. Tout comme le cerveau vivant ne peut concevoir le cerveau non vivant — bien qu’il croie parfois qu’il le peut —, l’esprit fini ne peut concevoir l’infini.

Cette réalité prosaïque, celle de l’existence de l’univers seule met en déroute aussi bien le pragmatiste que le romantique. Il fut une époque, une centaine de générations avant que le monde ne change, où l’homme avait déployé suffisamment de prouesses techniques et scientifiques pour ébrécher quelque peu le gros pilier de pierre de la réalité. Mais même dans cette situation, la fausse lumière de la science (de la connaissance, si tu préfères) ne brillait que dans un petit nombre de pays développés. Une compagnie (ou cabale) menait le mouvement ; North Central Positronics, ainsi se faisait-elle appeler. Pourtant, malgré un gigantesque accroissement de données objectives, il y avait étonnamment peu d’idées perspicaces.

— Pistolero, nos lointains aïeux ont vaincu la maladie-qui-pourrit, qu’ils appelaient cancer, ils ont presque vaincu le vieillissement, ils ont marché sur la lune…

— Je n’y crois pas, dit le Pistolero platement.

À ces mots, l’homme en noir se contenta de sourire et de répondre :

— Pas besoin d’y croire. Pourtant c’est vrai. Ils ont conçu ou découvert quantité d’autres babioles. Mais cette profusion d’informations n’a produit que peu ou pas de progrès. Il n’y a pas eu d’odes à la gloire des merveilles de l’insémination artificielle — la conception d’enfants à partir de sperme congelé — ou à celle des voitures qui fonctionnaient à l’énergie solaire. Peu de gens semblaient avoir saisi le principe de réalité le plus essentiel : tout nouveau savoir mène toujours à des mystères encore plus impressionnants. Une plus grande connaissance physiologique du cerveau rend l’existence de l’âme moins possible et pourtant plus probable, du fait de la nature de la recherche. Ne le vois-tu pas ? Bien sûr que non. Tu as atteint les limites de ton entendement. Mais peu importe… ce n’est pas le sujet.

— Quel est le sujet, alors ?

— Le plus grand mystère qu’offre l’univers n’est pas la vie, mais la proportion. La proportion englobe la vie, et la Tour englobe la proportion. L’enfant, qui ne s’effarouche pas des prodiges, demande : Papa, qu’est-ce qu’il y a au-dessus du ciel ? Et le père répond : « Les ténèbres de l’espace. L’enfant : Et après l’espace, qu’est-ce qu’il y a ? Le père : La galaxie. L’enfant : Et après la galaxie ? Le père : une autre galaxie. L’enfant : Et après les autres galaxies ? Le père : Personne ne le sait. »

Tu vois ? La proportion nous bat. Pour le poisson, le lac dans lequel il vit, c’est l’univers. Que pense ce poisson lorsqu’il est arrimé par la bouche, et qu’on le secoue, qu’on lui fait traverser les limites argentées de l’existence, jusque dans un nouvel univers, où l’air le noie et où la lumière est une folie bleue ? Où des bipèdes gigantesques sans branchies le fourrent dans une boîte étouffante, avec des algues humides, pour qu’il y meure ?

Ou bien on peut prendre la pointe d’une mine de crayon et l’agrandir. Et là on atteint une prise de conscience soudaine : la mine du crayon n’est pas solide, elle est composée d’atomes qui gravitent et tourbillonnent comme des milliards de milliards de planètes en pleine démence. Ce qui nous paraît solide n’est en fait qu’un filet relâché qui ne tient que par la force de gravité. Si on les regarde à taille réelle, les distances entre ces atomes peuvent devenir des lieues, des gouffres, des espaces incommensurables. Les atomes eux-mêmes sont composés d’un noyau, et de protons et d’électrons qui tournent. On peut même descendre jusqu’aux particules subatomiques. Et ensuite ? Des tachyons ? Le néant ? Bien sûr que non. Tout dans l’univers nie le néant : suggérer qu’il y a une fin, voilà l’absurdité par excellence.

Si tu basculais et tombais à la limite de l’univers, penses-tu que tu trouverais un panneau disant : « Voie sans issue » ? Non. Tu trouverais peut-être quelque chose de rond et de dur, comme le poussin qui voit son œuf de l’intérieur. Et si tu devais donner un coup de bec et percer la coquille (ou trouver une porte), imagine la lumière immense, torrentielle qui se déverserait par le trou, à la fin de l’espace ? Pourrais-tu regarder cette lumière et y découvrir que notre univers tout entier n’est qu’une partie d’un atome de brin d’herbe ? Serais-tu contraint de penser qu’en brûlant une brindille, tu incinères une éternité d’éternités ? Que l’existence ne s’élève pas vers un infini, mais vers une infinité d’infinis ?

Peut-être as-tu vu la place que tient notre univers dans le grand ordre des choses… pas plus qu’un atome dans un brin d’herbe. Cela signifierait-il que tout ce que nous percevons, depuis le virus microscopique jusqu’à la Nébuleuse de la Tête de cheval au loin, que tout cela est contenu dans un brin d’herbe qui n’est appelé à vivre qu’une saison, dans quelque temporalité inconnue ? Et si ce brin d’herbe devait être coupé par une faux ? Lorsqu’il commencera à mourir, la pourriture s’insinuera-t-elle dans notre propre univers et dans nos propres vies, faisant tout jaunir et brunir, desséchant tout ? Peut-être ce processus a-t-il déjà commencé. On dit que le monde a changé. Peut-être que ce que nous voulons dire, c’est qu’il a commencé à se dessécher.

Songe à quel point nous sommes minuscules, au vu d’un tel concept, pistolero ! S’il y a un Dieu en train de nous observer, rendrait-Il vraiment la justice pour une race de moucherons au milieu d’une infinité de races de moucherons ?

Son œil voit-il le moineau tomber, quand ce moineau est moins qu’une particule d’hydrogène flottant seule dans la profondeur de l’espace ? Et s’il voit effectivement… quelle doit être la nature d’un tel Dieu ? Où vit-Il ? Comment est-il possible de vivre au-delà de l’infini ?

Imagine le sable du Désert Mohaine, celui que tu as traversé pour me trouver, et imagine un trillion d’univers — pas des mondes, des univers — emprisonnés dans chaque grain de ce désert ; et au cœur de chaque universalité, une infinité d’autres. Depuis notre poste d’observation pitoyable, au ras du sol, nous dominons ces univers, d’un seul coup de pied nous pouvons terrasser un milliard de milliards de mondes, les envoyer voler dans les ténèbres, en une chaîne qui ne sera jamais achevée.

La proportion, pistolero… la proportion…

Poussons plus loin l’hypothèse. Supposons que tous les mondes, tous les univers aient été reliés en un seul ensemble, un seul pylône, une Tour. Et qu’à l’intérieur on trouve un escalier, menant peut-être au Divin lui-même. Oserais-tu le gravir jusqu’au sommet, pistolero ? Se pourrait-il que, quelque part au-dessus de toute cette réalité infinie, il y ait une Pièce ?…

Tu n’oses pas.

Et dans l’esprit du Pistolero résonnèrent ces paroles : Tu n’oses pas.

VI

— Quelqu’un a osé, fit le Pistolero.

— Et qui cela peut-il bien être ?

— Dieu, répondit le Pistolero d’une voix douce, les yeux brillants. Dieu a osé… ou ce roi dont vous parliez… ou… la pièce est-elle vide, prophète ?

— Je ne sais pas.

La peur traversa le visage terne de l’homme en noir, aussi douce et sombre qu’une aile de buse.

— Et, en outre, je ne cherche pas à savoir. Cela pourrait se révéler peu judicieux.

— Peur de tomber raide mort ?

— Peut-être peur d’un… règlement de comptes.

L’homme en noir resta silencieux quelque temps. La nuit était très longue. La Voie lactée s’étirait au-dessus d’eux dans toute sa splendeur, mais aussi terrifiante dans les interstices entre ses lampes allumées. Le Pistolero se demanda ce qu’il ressentirait si ce ciel d’encre s’ouvrait et qu’il en jaillissait un torrent de lumière.

— Le feu, dit-il. J’ai froid.

— Fais-le toi-même, répliqua l’homme en noir. Le majordome a pris sa soirée.

VII

Le Pistolero somnola un moment et, en se réveillant, il trouva l’homme en noir occupé à le fixer d’un air avide et malsain.

— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ?

Un vieil adage de Cort lui revint en mémoire.

— Tu as vu le derrière de ta sœur, ou quoi ?

— C’est toi que je regarde, évidemment.

— Eh bien arrête.

Il fourragea dans le feu, réduisant à néant la précision de l’idéogramme.

— Je n’aime pas ça.

Il regarda vers l’est, pour voir si la lumière commençait à poindre, mais la nuit durait, durait.

— Tu cherches déjà la lumière.

— Je suis fait pour la lumière.

— Ah, tiens donc ! Quel impoli je fais, d’oser oublier cela ! Pourtant il nous reste beaucoup à discuter, toi et moi. Car c’est ce que m’a dit mon roi et maître.

— Ce roi, qui est-il ?

L’homme en noir sourit.

— Allons-nous donc dire la vérité, toi et moi ? Plus de mensonges ? Plus de fascinerie ?

— Je croyais que c’était le cas.

Mais l’homme en noir persista, comme si Roland n’avait pas ouvert la bouche.

— Peut-il y avoir une vérité entre nous, entre hommes ? Non pas comme des amis, mais comme des égaux ? Voici une offre qu’on te fera rarement, Roland. Seuls des égaux se disent la vérité, voilà ce que je pense. Les amis et les amants passent leur temps à mentir, piégés qu’ils sont dans la toile de l’estime. Quel ennui !

— Eh bien, comme je ne voudrais pas t’ennuyer, optons pour la vérité.

Il ne lui avait pas fait réponse plus directe, de toute cette nuit-là.

— Commence par me raconter ce que tu entends exactement par fascinerie.

— Mais enfin, l’enchantement, pistolero ! L’enchantement de mon roi a prolongé cette nuit et la prolongera tant que notre palabre ne sera pas close.

— Et combien de temps ça prendra ?

— Longtemps. Je ne peux pas te dire mieux. Je ne le sais pas moi-même.

L’homme en noir se tenait au-dessus du feu, et les braises rougeoyantes lui dessinaient des formes sur le visage.

— Pose tes questions. Je te dirai ce que je sais. Tu m’as rattrapé. Ce n’est que justice. Je ne pensais pas que tu y parviendrais. Pourtant ta quête ne fait que commencer. Pose tes questions. Elles nous conduiront bien assez vite dans le vif du sujet.

— Qui est ton roi ?

— Je ne l’ai jamais vu, mais toi tu devras le rencontrer. Mais avant cela, tu devras d’abord rencontrer l’Étranger Sans Âge.

L’homme en noir sourit sans méchanceté.

— Tu devras le tuer, pistolero. Mais quelque chose me dit que ce n’était pas le sens de ta question.

— Si tu n’as jamais vu ton roi et maître, d’où le connais-tu ?

— Il m’apparaît en rêve. Il est venu à moi en une vision, alors que je vivais pauvre et inconnu, dans une terre lointaine.

Il y a de cela une poignée de siècles, il m’a fait endosser mon devoir et m’a promis de me récompenser, bien qu’il y eût bien des errances dans ma jeunesse et dans mes jours d’homme, ceux d’avant mon apothéose. C’est toi, cette apothéose, Pistolero. Tu es mon apogée. Tu vois qu’il y a quelqu’un pour te prendre au sérieux, gloussa-t-il.

— Et cet Étranger, il a un nom ?

— Oh oui, il a un nom.

— Et quel est-il ?

— Légion, dit l’homme en noir d’une voix douce.

Quelque part dans les ténèbres à l’est, là où s’étendaient les montagnes, un éboulement rocheux vint ponctuer ses paroles et un puma poussa un cri de femme. Le Pistolero frissonna et l’homme en noir tressaillit.

— Mais je ne crois pas que ce soit ta vraie question, une fois encore. Il n’est pas dans ta nature de réfléchir si loin en aval.

Le Pistolero connaissait la question. Elle l’avait rongé toute la nuit et même depuis des années, se dit-il. Elle tremblait sur ses lèvres mais il ne la posa pas… pas encore.

— Cet Étranger, c’est un suppôt de la Tour ? Comme toi ?

— Oui-là. Il s’ombroie et se caméléone. Il est de tous les temps. Pourtant il en est un plus grand que lui.

— Qui ?

— Assez avec tes questions ! gémit l’homme en noir.

Sa voix visait à la sévérité, et elle sombra dans la supplication.

— Je ne sais point ! Je ne souhaite pas savoir. Parler des choses du Monde Ultime, c’est parler de la ruine de sa propre âme.

— Et au-delà de cet Étranger Sans Âge se dresse la Tour, et ce que la Tour contient, quoi que ce soit ?

— Oui, murmura l’homme en noir. Mais aucune de ces choses n’a à voir avec ta question.

Vrai.

— D’accord, dit le Pistolero, puis il posa la question la plus vieille du monde : Vais-je réussir ? Vais-je gagner mon but ?

— Si je répondais à cette question, pistolero, tu me tuerais.

— Je devrais te tuer. Tu as besoin d’être tué.

Ses mains étaient descendues sur les crosses usées de ses pistolets.

— Ceux-là n’ouvrent pas de portes, pistolero. Ils ne font que les fermer pour toujours.

— Où dois-je aller ?

— Commence par l’ouest. Va vers la mer. Là où finit le monde, c’est de là que tu dois partir. Il y a eu un homme qui t’a conseillé… cet homme que tu as vaincu il y a si longtemps…

— Oui, Cort, l’interrompit le Pistolero avec impatience.

— Son conseil était d’attendre. C’était un mauvais conseil. Car, même à l’époque, mes plans contre ton père étaient en marche. Il t’a renvoyé, et lorsque tu es revenu…

— Je ne souhaite pas t’entendre parler de ça, fit le Pistolero, et en pensée il entendit la voix de sa mère chanter : Petit oiseau, bébé adoré, amène donc ici ton panier.

— Alors entends ceci : lorsque tu es revenu, Marten était parti pour l’ouest, rejoindre les rebelles. C’est ce qu’ils disaient tous, du moins, et tu l’as cru. Pourtant, avec l’aide d’une certaine sorcière, il t’avait tendu un piège, et tu es tombé dedans. Bon garçon ! Et bien que Marten eût disparu depuis longtemps, il y avait un homme qui te faisait parfois penser à lui, n’est-ce pas ? Un homme qui portait l’habit d’un moine et la tête rasée d’un pénitent…

— Walter, murmura le Pistolero.

Et bien qu’il fût allé aussi loin de lui-même dans ses réflexions, la vérité toute nue le stupéfia.

— Toi. Marten n’est jamais parti.

L’homme en noir gloussa.

— À ton service.

— Je devrais te tuer maintenant.

— Voilà qui ne serait pas très juste. De plus, tout ça, c’est du passé. Le temps est venu de partager.

— Tu n’es jamais parti, répéta le Pistolero, abasourdi. Tu n’as fait que te métamorphoser.

— Assieds-toi donc, l’invita l’homme en noir. Je vais te raconter des histoires, autant que tu souhaiteras en entendre. Tes propres histoires, il me semble, seront bien plus longues.

— Je ne parle pas de moi, marmonna le Pistolero.

— Pourtant, ce soir, tu le devras. Afin que nous puissions comprendre.

— Comprendre quoi ? Mon but ? Tu le connais. Trouver la Tour, tel est mon but. J’ai prêté serment.

— Pas ton but, pistolero. Ton esprit. Ton esprit lent, curieux, opiniâtre. Jamais il n’y en a eu de pareil, dans toute l’histoire du monde. Peut-être dans toute l’histoire de la création. C’est l’heure de la discussion. C’est l’heure des histoires.

— Alors, parle.

L’homme en noir secoua la manche volumineuse de sa robe. Un paquet emballé dans du papier métallique en tomba et réverbéra la lueur mourante des braises en une myriade d’éclats lumineux.

— Du tabac, pistolero. Veux-tu fumer ?

S’il avait su résister au lapin, cette fois-ci l’envie eut raison de sa volonté.

Il ouvrit le paquet avec des doigts avides. À l’intérieur se trouvait du tabac fin, enveloppé dans des feuilles vertes, incroyablement souples et humides. Il n’en avait pas vu de tel depuis dix ans.

Il roula deux cigarettes et en mordit l’extrémité, pour libérer la saveur. Il en offrit une à l’homme en noir, qui l’accepta. Ils prirent chacun une brindille enflammée dans le feu.

Le Pistolero alluma sa cigarette et fit descendre la fumée aromatique loin dans ses poumons, fermant les yeux pour permettre à ses sens de se concentrer. Il recracha la fumée avec une satisfaction lente.

— Est-il bon ? s’informa l’homme en noir.

— Oui. Très bon.

— Profites-en. C’est peut-être la dernière cigarette que tu fumes avant très longtemps.

Le Pistolero accueillit la nouvelle d’un air imperturbable.

— Très bien, reprit l’homme en noir. Commençons : Tu dois comprendre que la Tour a toujours existé, et qu’il y a toujours eu des garçons qui en ont eu vent, et qui n’ont eu de cesse de la posséder, plus que le pouvoir, la richesse ou les femmes… des garçons qui cherchent les portes qui y conduisent…

VIII

Ainsi, il y eut palabre, toute une nuit de palabre, et Dieu seul sait quoi d’autre encore (et quelle proportion de vérité se glissa dans tout cela), mais le Pistolero n’en garda ensuite que peu de souvenirs… et pour son esprit étrangement pragmatique, peu lui parut mériter d’être gardé en mémoire. L’homme en noir lui raconta encore qu’il devait se rendre au bord de la mer, qui ne se trouvait qu’à une trentaine de kilomètres à l’ouest, sans encombre, et que là il serait investi du pouvoir de tirer les cartes.

— Mais ça n’est pas tout à fait exact, avait dit l’homme en noir, en jetant sa cigarette dans les restes du feu de camp. Personne ne veut t’investir d’un quelconque pouvoir, pistolero ; il est tout simplement en toi, et je suis bien obligé de te dire que c’est en partie grâce au sacrifice de ce garçon, et en partie parce que c’est la loi, la loi naturelle des choses. L’eau doit descendre la colline, et toi tu dois savoir. Tu en tireras trois, d’après ce que je vois…, mais je ne m’en soucie guère, et je ne souhaite pas savoir.

— Le trois, murmura le Pistolero, repensant à l’Oracle.

— Et c’est là que commence la rigolade ! Mais, d’ici là, j’aurai disparu depuis longtemps, pistolero. Mon rôle est terminé, à présent. La chaîne demeure entre tes mains. Veille à ce qu’elle ne s’enroule pas autour de ton cou.

Sous l’emprise d’une force extérieure à lui, Roland dit :

— Il te reste encore une chose à dire, n’est-ce pas ?

— Oui, fit l’homme en noir et il sourit de ses yeux sans profondeur, tout en tendant une main vers le Pistolero.

— Que la lumière soit.

Et la lumière fut, et cette fois c’était une bonne lumière.

IX

Roland se réveilla près des ruines du feu de camp, et il avait vieilli de dix ans. Sa chevelure noire s’était raréfiée aux tempes et elle avait pris les reflets gris de la toile d’araignée à la fin de l’automne. Les rides de son visage s’étaient creusées, sa peau était plus rêche.

Ce qu’il restait du bois qu’il avait transporté semblait s’être pétrifié, et l’homme en noir n’était plus qu’un squelette riant dans une robe noire en décomposition, un peu plus d’os dans cet ossuaire géant, un crâne de plus dans ce golgotha.

Mais est-ce vraiment toi ? se demanda-t-il. J’ai des doutes, Walter o’Dim… J’ai des doutes, Marten-qui-fut.

Il se leva et regarda autour de lui. Puis, dans un mouvement vif et soudain, il tendit la main vers les restes de son compagnon de la nuit passée (s’il s’agissait bien de ceux de Walter), une nuit qui par une ruse inconnue avait duré dix ans. Il en cassa la mâchoire hilare et la fourra négligemment dans la poche gauche de son jean — en remplacement de celle perdue sous les montagnes ; une bonne affaire.

— Combien de mensonges m’as-tu racontés ? demanda-t-il.

Beaucoup, il n’en doutait pas, mais il s’y était mêlé de la vérité, ce qui en faisait de bons mensonges.

La Tour. Quelque part, devant, elle l’attendait — l’essence même du Temps, l’essence de la Proportion.

Il repartit vers l’ouest une nouvelle fois, tournant le dos au lever du soleil, se dirigeant vers l’océan, prenant conscience qu’une grande page de sa vie venait de se tourner.

— Je t’aimais, Jake, dit-il à voix haute.

Son corps finit par se dérouiller et il se mit à marcher plus rapidement. Avant le soir, il avait atteint la fin de la terre. Il s’assit sur la plage qui s’étendait à droite et à gauche, à perte de vue, déserte. Les vagues venaient s’écraser inlassablement sur le rivage, martelant, martelant encore. Le soleil couchant peignait sur l’eau une large bande de pyrite.

C’est là que le Pistolero resta assis, le visage vers le ciel, dans la lumière mourante. Il rêva ses rêves à lui et regarda les étoiles se lever ; sa détermination n’avait pas fléchi, son cœur ne chancelait pas. Ses cheveux, plus fins à présent et grisonnants aux tempes, voletaient autour de sa tête ; les pistolets incrustés de bois de santal de son père pendaient inertes contre ses hanches. Il était seul, mais pour lui la solitude n’avait rien de mauvais ou d’ignoble. L’obscurité tomba et le monde changea. Le Pistolero attendit que vînt le temps de tirer les cartes et s’abîma dans ses longs rêves de la Tour Sombre, de laquelle il s’approcherait un jour dans le crépuscule, sonnant son cor, pour y livrer quelque bataille ultime et inimaginable.

FIN
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