LE LIVRE DES LORDS

1

Les terres humides et moites au-delà de la Trouée de Kinslain étaient un territoire Hjort. Peu d’autres gens auraient voulu vivre sur de telles terres, mais les Hjorts étaient originaires d’un monde humide au sol spongieux et au brouillard permanent et torride, et ils trouvaient ces conditions idéales. En outre, ils se savaient peu appréciés des autres races habitant Majipoor, qui trouvaient leur apparence déplaisante et leurs manières caustiques et irritantes ; ils préféraient donc avoir une province à eux, où ils pouvaient vivre leur vie comme il leur plaisait.

Leur centre principal était la petite cité ramassée de Santhiskion, à la population de deux millions de personnes, peut-être même plus. Santhiskion était un vivier de bureaucrates mineurs, car il y avait quelque chose dans le tempérament des Hjorts urbains, bien éduqués, qui leur faisait considérer d’un bon œil de devenir contrôleurs des douanes, agents recenseurs, inspecteurs du bâtiment, et autres professions du même style. Des Hjorts d’un genre différent vivaient dans la vallée de la Kulit, à l’ouest de la ville : pour la plupart, des gens simples, villageois, fermiers, qui se tenaient à l’écart et vaquaient patiemment à leurs tâches, cultivant des plantes telles que le grayven, les baies à cidre et le ganyn, qu’ils expédiaient par bateau aux cités très peuplées de l’ouest d’Alhanroel.

De même que les Hjorts de la cité de Santhiskion étaient naturellement enclins à la tâche laborieuse d’établir des listes, de tenir des registres et de rédiger des rapports, les Hjorts ruraux de la vallée étaient passionnés de rituels et de cérémonies. Leurs vies étaient articulées autour de leurs fermes et de leurs produits ; partout autour d’eux étaient tapis d’invisibles dieux, démons et sorcières, qui pouvaient constituer des menaces pour les récoltes en train de mûrir, il était nécessaire de constamment se concilier les êtres bienveillants et de se prémunir contre les déprédations de ceux qui étaient hostiles, en accomplissant les rites appropriés selon le jour de l’année. Dans chaque village, un commissaire avait la charge du calendrier des rites, et chaque matin il annonçait les propitiations adaptées pour la semaine à venir. Savoir tenir le calendrier n’était pas chose facile ; cela impliquait une longue formation, et le conservateur du calendrier était respecté pour ses compétences, de la même façon qu’un prêtre ou un chirurgien l’eût été.

Dans le village d’Abon Airair, le conservateur du calendrier s’appelait Erb Skonarij, un homme si vieux que sa peau grenue, jadis couleur de cendre, s’était décolorée et n’était plus que bleu pâle, et ses yeux, autrefois magnifiquement grands et brillants, étaient désormais ternes et enfoncés dans son front. Mais son esprit était toujours aussi alerte et il effectuait ses tâches éphémérides extrêmement alambiquées avec une précision qui ne se démentait pas.

— Aujourd’hui est le dixième jour de Mapadik, le quatrième jour de Iyap et le neuvième jour de Tjatur, annonça Erb Skonarij, lorsque les anciens du village vinrent le trouver au matin pour entendre les calculs de la journée. Le démon Rangda Geyak est lâché parmi nous. Par conséquent, il nous incombe de jouer la pièce des geyaks ennemis, ce soir.

Et le conteur, dont c’était la responsabilité de narrer l’histoire des geyaks ennemis, se mit aussitôt à se préparer pour le spectacle, car chez les Hjorts de la Vallée de Kulit, on n’établissait pas de distinction entre les rites et le théâtre.

Ils avaient apporté de leur monde natal un calendrier complexe, ou plutôt un ensemble de calendriers, qui n’avait aucun rapport avec la révolution de Majipoor autour de son soleil, ni avec les mouvements d’aucun corps céleste : leur année comportait 240 jours, divisés en huit mois de trente jours d’après l’un des calendriers, mais également en douze mois de vingt jours selon un autre calcul, et de la même façon en six mois de quarante jours, vingt-quatre mois de dix jours, et cent vingt mois de deux jours.

Ainsi, tout jour de l’année correspondait à cinq dates différentes de cinq calendriers distincts ; et lors de certaines conjonctions spécifiques, notamment celles impliquant les mois nommés Tjatur du calendrier de douze mois, Iyap dans le calendrier de huit mois, et Mapadik dans le calendrier de vingt-quatre mois, des rites particulièrement importants devaient être célébrés. Cette nuit-là, la conjonction de dates faisait que le rite de Ktut, le récit de la guerre entre les démons, devait être mimé.

Les gens d’Abon Airair commencèrent à se rassembler sur le tertre du conteur au crépuscule, et lorsque le soleil se fut couché derrière le Mont Prezmyr, le village entier était réuni, les musiciens et les acteurs étaient en place, le conteur perché sur son haut fauteuil.

Un grand feu de joie flambait dans la fosse à feu. Tous les yeux étaient tournés vers Erb Skonarij ; et au moment précis où survint l’heure connue sous le nom de Pasang Gjond, il donna le signal de début.

— Depuis maintenant de nombreux mois, récita le conteur, les deux factions de geyaks sont en guerre…

Cette vieille, vieille histoire. Tout le monde la connaissait par cœur.

Les musiciens levèrent leurs kempinongs, leurs heftii, leurs tjimpins et jouèrent les mélodies familières, les choristes aux sacs vocaux dilatés entonnèrent l’habituel bourdonnement grave et répétitif qui persisterait sans interruption tout au long de la représentation, et les danseurs, aux costumes recherchés, s’avancèrent pour mimer les événements dramatiques de la légende.

— Grande est la douleur dans le village, alors que les démons se livrent bataille, chanta le conteur. Nous avons vu des flammes vertes transpercer la nuit au milieu des arbres gerribong. Des flammes bleues ont dansé au sommet des pierres tombales dans le cimetière. Des flammes blanches ont circulé le long des poutres de nos toits. Un grand tort nous a été causé. Nombre d’entre nous sont tombés malades, et des enfants sont morts. Le garryn que nous avions récolté a été détruit. Les champs de grayven sont dévastés. L’époque de la moisson sera bientôt là et il n’y aura pas de grayven à rentrer. Et tout ceci nous est arrivé parce que le péché est entré dans le village, et que les pécheurs ne se sont pas livrés pour être purifiés. Le démon Rangda Geyak est parmi nous…

Rangda Geyak se déplaçait au milieu d’eux pendant que le conteur parlait : une énorme silhouette hideuse costumée de façon à ressembler à une très vieille femme de la race humaine, avec une tignasse blanc sale, de longs seins pendants et de grandes dents jaunes et recourbées qui ressortaient comme des crocs. Des flammes rouges se détachaient de ses cheveux ; des flammes jaunes jaillissaient du bout de ses doigts. Elle allait et venait au sommet du tertre, menaçant ceux assis dans les premiers rangs.

— Mais, voilà que survient le sorcier Tjal Goring Geyak, et il se bat contre elle…

Un deuxième démon, cette fois-ci un géant possédant les quatre bras d’un Skandar, sortit de l’ombre en se pavanant et affronta le premier. Ils dansaient désormais ensemble, en cercle, face à face, se raillant et persiflant, tandis que le conteur récitait les détails de leur combat, décrivant la façon dont ils se lançaient des arbres embrasés, provoquaient la formation d’immenses cratères sur la place du village, faisaient déborder les eaux de la placide rivière Kulit de son lit et inonder la ville.

Le fond de l’histoire était que la lutte faisant rage entre les geyaks apportait un grand malheur et la désolation au village, car les démons ne se souciaient pas des dommages collatéraux qu’ils causaient en se battant du haut en bas de la ville et dans les champs environnants. Ce n’est que lorsque les pécheurs qui avaient attiré cette calamité sur les gens de la ville s’avançaient et confessaient leurs crimes que les démons cessaient leur guerre et se retournaient contre les scélérats, prenant des fléaux et les brandissant comme des armes pour les conduire hors du village.

Les trois danseurs qui devaient interpréter les pécheurs pleins de remords étaient assis sur le côté, regardant le spectacle avec tout le monde. Leur tour d’entrer en scène ne viendrait pas avant plusieurs heures ; le conteur devait d’abord relater avec force détails l’arrivée d’autres démons, l’oiseau à une seule aile, le dragon unijambiste, la créature qui dévorait ses propres entrailles, et beaucoup d’autres encore. Il devait parler des orgies démoniaques et de l’absorption de sang. Il devait rapporter les transformations, les bêtes qui échangeaient leurs formes. Il devait raconter l’histoire de cette belle jeune femme qui, sans prononcer un mot, faisait des propositions obscènes aux jeunes hommes sur les routes isolées, tard la nuit. Il devait…

Alors que la vieille légende se déroulait, Erb Skonarij, observant depuis le siège privilégié qui était le sien au nom des décennies passées en tant que conservateur du calendrier du village, ressentit une soudaine douleur fulgurante dans le crâne, comme si un cercle d’acier brûlant lui avait enserré le cerveau.

C’était une sensation épouvantable. Il n’avait jamais éprouvé une telle douleur.

Il commença par penser que l’heure de sa mort avait enfin sonné. Mais ensuite, tandis que cela continuait sans répit, l’idée lui vint que peut-être il n’allait pas mourir, qu’il allait seulement devoir souffrir ainsi pour l’éternité.

Et il s’agissait, comprit-il au bout d’un moment, non pas d’un supplice physique mais mental.

Quelque chose plantait un couteau dans son âme. Quelque chose fouettait le tréfonds de son être avec un fouet de feu. Quelque chose martelait son essence même avec un énorme rocher déchiqueté.

C’était lui le pécheur. Lui qui avait attiré la furie de démons sur le village. Lui, lui, lui, le conservateur du calendrier, le gardien des cérémonies : il avait failli à sa tâche, il avait manqué à ses obligations, il avait trahi ceux qui se reposaient sur lui, et à moins qu’il ne confesse sa faute sur-le-champ, le village tout entier souffrirait à cause de ses perfidies.

Quittant la place d’honneur, il avança en chancelant jusqu’au centre de la scène.

— Arrêtez ! s’écria-t-il. C’est moi ! Je dois être puni ! Pour moi les fléaux ! Pour moi les fouets ! Conduisez-moi hors d’ici ! Rejetez-moi de votre compagnie !

La musique mourut en une cacophonie confuse. Le bourdonnement des choristes se tut. La voix rythmée du conteur s’interrompit au milieu d’une phrase. Ils le dévisageaient tous. Erb Skonarij regarda le public et vit lui aussi les yeux écarquillés, perplexes, les bouches bées.

L’élancement sous son crâne était inexorable. Il le faisait atrocement souffrir.

Quelqu’un posa la main sur son bras. Une voix près de sa membrane otique droite se fit entendre.

— Il faut vous asseoir, vieil homme. La cérémonie sera gâchée. Vous plus que tout autre…

— Non ! s’écria Erb Skonarij en se libérant. C’est moi ! J’ai attiré les démons ! Il montra du doigt le conteur, qui le fixait, frappé de stupeur et d’effroi. Dites-le ! Dites-le ! Dites la trahison du conservateur du calendrier ! Libérez-moi, je vous en prie ! Libérez-nous tous ! Je ne peux plus supporter cette douleur !

Pourquoi ne l’écoutaient-ils pas ?

Un vacillement désespéré l’amena devant les deux démons, Rangda Geyak et Tjal Goring Gevak. Ils avaient à présent cessé leur danse. Erb Skonarij ramassa les fléaux qu’ils devaient utiliser au point culminant de la cérémonie, et les leur mit de force dans la main.

— Frappez-moi ! Fouettez-moi ! Conduisez-moi à l’extérieur !

Les deux silhouettes masquées restaient immobiles. Erb Skonarij appuya ses mains sur son front lancinant. Cette douleur, cette douleur ! Est-ce que personne ne comprenait ? Ils étaient en présence du péché véritable : ils devaient l’expulser du village, car tous souffriraient, et lui plus que tout autre, aussi longtemps que ce ne serait pas fait. Mais personne ne bougeait. Personne.

Il poussa un cri de désespoir étouffé et se précipita vers le feu de joie rugissant. Ce n’était pas bien, il le savait. Le pécheur ne devait pas se punir lui-même. Il devait être rejeté de force de leur sein sous les efforts conjugués de tous les villageois, ou l’exorcisme serait sans effet pour le village. Mais ils ne le faisaient pas ; et il ne pouvait plus supporter la douleur, sans parler de la honte et du chagrin.

Il fut stupéfait de l’apaisement apporté par la chaleur des flammes. Des mains le saisirent, mais il les écarta violemment. Le feu… Le feu… Il chantait pour lui le pardon et la paix.

Il se jeta dedans.

2

Mandralisca ôta le casque de sa tête. Khaymak Barjazid était assis en face de lui, l’observant avec avidité. Jacomin Halefice était debout près de la porte du bureau de Mandralisca, le Lord Gaviral à côté de lui. Mandralisca secoua la tête, cligna plusieurs fois des yeux, se frotta le milieu du front du bout des doigts. Ses oreilles bourdonnaient et sa poitrine était oppressée.

Pendant un moment, nul ne dit mot, enfin, Barjazid prit la parole.

— Alors, Votre Grâce ? Comment était-ce ?

— Une expérience forte. Combien de temps ai-je gardé cet appareil ?

— Environ quinze secondes. Peut-être une demi-minute, tout au plus.

— C’est tout ? dit Mandralisca, caressant nonchalamment la lisse toile métallique. Bizarre. Cela m’a paru plus, beaucoup plus long.

Les sensations qui venaient de le secouer résonnaient toujours dans son esprit. Il se rendit compte qu’il n’était pas encore tout à fait remis de son excursion.

La répercussion immédiate de cette expérience fut qu’une étrange excitation nerveuse s’empara de lui. Chaque nerf était sensible. Il sentait la chaleur torride du soleil frapper les murs du bâtiment, entendait le sifflement du vent du désert traversant la plaine des pungatans, loin en dessous, ressentait le caractère oppressant de l’atmosphère épaisse et musquée autour de lui, à l’intérieur.

Se levant, il fit les cent pas tout autour de la salle circulaire, comme un fauve en cage. Halefice, et même Gaviral, s’écartèrent précipitamment de son chemin, lorsqu’il arriva sur eux à grands pas. Mandralisca les remarqua à peine. Dans l’état d’exaltation où il se trouvait alors, à ses yeux ils ne semblaient être rien d’autre que de petits animaux détalant devant lui des drôles, des mintuns, des hiktigans, d’insignifiantes créatures de la forêt. Voire des insectes. De simples insectes.

D’une certaine façon il était entré dans ce petit casque métallique. Son esprit entier s’y était glissé ; et ensuite, d’une manière qu’il ne pouvait concevoir, il avait pu se propulser à l’extérieur, comme une lance de feu s’élevant dans le ciel…

— Avez-vous une idée de la distance ou de la direction dans laquelle vous êtes allé ? demanda Barjazid.

— Non. Aucune.

Qu’il était curieux d’avoir une conversation avec un insecte. Mais il s’obligea à prêter attention à la question de Barjazid.

— J’ai eu l’impression d’une distance considérable, mais pour ce que j’en sais, ce n’était peut-être pas plus loin que la cité sur l’autre rive du fleuve.

— C’était probablement plus éloigné, Votre Grâce. La portée est illimitée, voyez-vous : il ne faut pas plus d’efforts pour atteindre Alaisor, Tolaghai ou Piliplok que pour aller dans la pièce voisine. C’est la directivité que nous n’arrivons pas à contrôler. Du moins, pas encore.

— Pourrait-on atteindre le Château, à votre avis ? demanda le Lord Gaviral.

— Comme je viens de le dire à sa grâce le comte Mandralisca, répondit Barjazid, la portée est illimitée.

Mandralisca remarqua que Barjazid avait déjà appris à se montrer extrêmement patient avec Gaviral. Ce qui est une excellente idée, lorsque l’on a affaire à quelqu’un d’une grande stupidité mais qui détient une considérable autorité sur vous.

— Donc, nous pourrions arriver jusqu’à Prestimion et le blesser ? demanda Gaviral avec avidité. Ou Dekkeret ?

— Nous pourrions, avec le temps, répondit Barjazid. Ainsi que je l’ai également fait observer, nous n’avons pas encore de véritable directivité. Nous pouvons seulement frapper au hasard pour l’instant.

— Mais au bout du compte, reprit Gaviral. Oh oui, au bout du compte… !

Mandralisca eut toutes les peines du monde à se retenir d’interrompre Gaviral d’une remarque méprisante. Arriver jusqu’à Prestimion et le blesser ? L’imbécile. L’imbécile. C’était la dernière chose qu’ils voulaient faire. Le jeune Thastain faisait preuve de plus de perspicacité en matière de stratégie politique que n’importe lequel de ces cinq frères sans cervelle. Mais ce n’était pas le moment de provoquer une brouille avec l’un des hommes qui étaient, en théorie du moins, ses maîtres.

Il réfléchit à ce que le casque de Barjazid venait de lui permettre d’accomplir. Cela présentait davantage d’intérêt pour lui que tout ce que ces gens pouvaient avoir à dire.

Il avait projeté son esprit et fait souffrir quelqu’un avec le casque. De cela, il était certain. Il ne savait pas vraiment qui, ni où ; mais il n’avait aucun doute quant au fait d’avoir touché un autre esprit, quelque part, au loin, une sorte de prêtre, peut-être, en tout cas quelqu’un qui officiait lors d’un rituel, de l’avoir pénétré, et de l’avoir corrompu. Peut-être de l’avoir anéanti. Certainement de lui avoir fait très mal. Il savait ce que cela faisait de blesser quelqu’un : c’était une sensation très particulière de plaisir, presque de nature sexuelle, qu’il avait ressentie de nombreuses fois au cours de sa vie. Il venait de la ressentir à l’instant, avec une intensité nouvelle et ahurissante. Un étranger éloigné, se recroquevillant de douleur et d’horreur devant son attaque…

… il avait volé comme une lance, une lance de feu traversant la moitié du monde…

Comme un dieu.

— Votre frère ne m’a jamais permis d’essayer le casque, confia Mandralisca à Khaymak Barjazid.

Retournant à son bureau, il y laissa tomber l’appareil au milieu.

— Je le lui ai demandé plus d’une fois, tandis que nous étions en Stoienzar. Juste pour découvrir à quoi cela ressemblait, vous savez. Le genre de sensation que cela procurait. « Non, disait-il. Je ne prendrai pas ce risque, Mandralisca. Sa puissance est trop grande. » Il voulait dire que j’aurais pu me blesser, croyais-je. Mais en y repensant, j’ai trouvé un autre sens à son expression. « Son pouvoir est trop grand pour que je vous le confie », voilà ce qu’il disait réellement. Je pense qu’il craignait que je n’aille fureter dans son esprit.

— Il avait en permanence peur d’une éventualité comme celle-ci : que le casque puisse être utilisé contre lui.

— N’étais-je pas son allié ?

— Non. Mon frère n’a jamais considéré personne comme un allié. Tout le monde était dangereux. Souvenez-vous, son propre fils s’est retourné contre lui au cours de la révolte de Dantirya Sambail, et a apporté l’un des casques à Prestimion et Dekkeret. Personne n’aurait pu convaincre Venghenar de laisser un autre que lui s’approcher du casque après cela.

— J’ai observé Prestimion le détruire avec le casque que Dinitak lui avait donné, fit Mandralisca.

Sa voix semblait étrange à ses propres oreilles. Il comprit qu’il ne devait pas encore s’être entièrement libéré de l’effet induit par le port du casque. Ces trois hommes lui paraissaient toujours être des insectes. Ils n’avaient pas la moindre importance.

— Votre frère, continua-t-il, s’adressant à Barjazid comme si les deux autres n’étaient pas dans la pièce, se trouvait juste à côté de moi, portant son propre casque. Prestimion et lui se livraient à une sorte de duel au moyen de leurs casques, à des centaines de kilomètres de distance, peut-être. Je l’ai vu se préparer pour l’assaut final ; mais avant qu’il n’ait pu le déclencher, Prestimion l’a frappé avec toute la puissance du casque et l’a mis à genoux. « Prestimion », a dit Venghenar, commençant à gémir, et Prestimion l’a frappé une ou deux fois de plus, et j’ai vu que son esprit était totalement détruit. Une ou deux heures plus tard, Septach Melayn et Gialaurys nous sont tombés dessus. L’un d’eux s’est jeté sur lui et l’a assassiné.

— Comme nous assassinerons Prestimion, déclara le Lord Gaviral sur un ton grandiloquent.

Mandralisca fit comme si Gaviral n’avait rien dit. Assassiner Prestimion ? Ce n’était pas une solution au problème de la libération du continent occidental. Contraindre Prestimion, oui. Le contrôler. L’utiliser. Voilà ce qu’accomplirait le casque, en temps et lieu. Mais pourquoi le tuer ? Cela ne ferait que placer Dekkeret sur le haut siège du pouvoir dans le Labyrinthe, et amènerait un autre Coronal au sommet du Mont du Château, et ils devraient recommencer tout le processus visant à tirer Zimroel des griffes d’Alhanroel. Il était cependant vain d’attendre d’aucun des Cinq Lords qu’il assimile de telles notions si on ne les lui expliquait pas d’abord.

— Le casque nous donnera notre revanche, oui, reprit Khaymak Barjazid.

Mandralisca ignora aussi cette déclaration. C’était un tel lieu commun. Et ce n’était même pas sincère, songea Mandralisca. Barjazid ne faisait preuve d’aucun intérêt pour la vengeance. La mort de son frère, de la main de Prestimion, ne semblait pas compter beaucoup pour lui. Il se serait tout aussi volontiers vendu aux assassins de son frère qu’aux ennemis des assassins de son frère, si le prix avait été correct. Les affaires étaient tout ce qui importait. Ce qui intéressait ce Barjazid c’était l’argent, la sécurité, le confort : trois petites choses insignifiantes. Il y avait en Barjazid une brillante étincelle de malveillance qu’appréciait Mandralisca, une intelligence pernicieuse et froide, mais l’homme était de nature frivole, un petit paquet d’inhabituelles compétences négociables et d’appétits très ordinaires.

La surexcitation de Mandralisca le reprenait. La puanteur de la chair d’autres humains dans cette pièce devenait à présent insupportable. La chaleur. La pression d’autres consciences trop près de la sienne.

Il ramassa le piètre petit casque et le rangea, comme de la menue monnaie, dans une bourse accrochée sur sa hanche.

— Je sors, dit-il. Trop chaud ici. Un peu d’air frais. Les longues ombres de l’après-midi commençaient à ramper vers l’ouest sur les falaises. Les palais des Cinq Lords, là-haut au sommet de la colline dominant le village, étaient baignés d’une lumière rougeâtre. Mandralisca traversa le village à grandes enjambées, sans destination particulière en tête. Les trois hommes lui emboîtèrent le pas, s’efforçant de se maintenir à son rythme.

De si petits hommes, songea-t-il. Gaviral, Halefice, Barjazid. Petits par la taille, petits par l’âme également. Halefice, en ce qui le concernait, en était conscient : il ne cherchait qu’à servir. Gaviral rêvait de régner en roi sur Zimroel, et n’était pas davantage fait pour cela que ne le serait un singe des rochers. Et le vilain petit Barjazid… eh bien, il avait ses qualités, il était dur et rusé, au moins. Mandralisca ne le méprisait pas totalement. Mais dans le fond, il n’était rien. Rien.

— Votre Grâce ?

Halefice l’avait rattrapé. L’aide de camp poursuivit :

— Je vous demande pardon, Votre Grâce, mais peut-être l’utilisation de cet appareil vous a-t-elle fatigué plus que vous ne le pensez, et vous devriez vous reposer un instant au lieu de…

— Merci, Jacomin. Je vais bien.

Mandralisca continua d’avancer, sans même se tourner vers Halefice pour lui parler. Ils se trouvaient dans le cœur du village, à présent, au milieu des forgerons et des potiers, les boutiques des marchands de vin, juste derrière, puis le marché aux pains et aux viandes.

Construire un village vivant en autarcie, là dans ce pays sec et désolé, où les récoltes devaient être obtenues à force de cajoleries d’une terre rouge hostile, à l’aide d’une eau pompée goutte par goutte dans l’exaspérant fleuve inaccessible juste derrière la colline, n’avait pas été une tâche facile, mais ils y étaient parvenus. Il y était parvenu. Il ne connaissait rien à l’agriculture, rien à l’élevage du bétail, rien à la création d’un village à partir du néant, mais il l’avait fait, il avait tiré les plans, donné les ordres, et l’avait fait naître, même chose pour les palais des Cinq Lords au sommet de la falaise, et à présent, arpentant tout cela par cet étrange après-midi, il ressentait… quoi ?

Un sentiment de plaisir anticipé. L’impression de se trouver sur le seuil d’un nouvel endroit, un endroit étonnant et merveilleux.

Déjà, il tenait les Cinq Lords entre ses mains, qu’ils en aient ou non conscience. Bientôt, il tiendrait également Prestimion et Dekkeret. Il serait le maître de tout Majipoor. N’était-ce pas une belle réussite, pour un jeune campagnard des Gonghars enneigés qui avait débuté dans la vie sans autres atouts que son esprit vif et la rapidité foudroyante de ses réflexes ?

Il dépassa les boutiques des marchands de vin, écartant les flacons que les commerçants le suppliaient ardemment de prendre, et continua à travers le marché aux pains. L’un des vendeurs lui mit un biscuit dans la main en faisant une révérence respectueuse et en murmurant une prière. Il y avait de la crainte révérencielle dans ses yeux, comme si c’était lui, et non Gavial, le Lord de Zimroel. Les marchands de vin et les vendeurs de pain savaient, songea Mandralisca, où résidait le véritable pouvoir en cet endroit. Il mordit dans le biscuit : c’était l’un des petits ronds appelés cuirasses, avec une crête sur le dessus, qui les faisait ressembler à une couronne. Un bon choix, pensa Mandralisca. Il le dévora en trois bouchées.

À l’autre bout du marché aux pains, la falaise s’élevait brutalement jusqu’à une éminence d’où l’on pouvait voir le fleuve, loin en contrebas, bouillonnant et se jetant contre le pied de l’à-pic. Il se dirigea à grandes enjambées dans cette direction. Halefice le suivait toujours sur sa gauche, un ou deux pas en arrière. Barjazid se trouvait de l’autre côté. Le Lord Gaviral ne semblait pas les avoir suivis au-delà du marché sur la colline.

Mandralisca regarda le fleuve un long moment, sans rien dire. Puis il sortit le casque de sa bourse. Il tenait dans la paume de sa main la petite masse de toile métallique repliée. Barjazid lui jeta un œil inquiet, comme s’il se demandait si Mandralisca pourrait avoir dans l’idée de le jeter dans l’eau en dessous.

— Barjazid, avez-vous jamais voulu tuer votre père ? demanda-t-il brusquement à l’homme de Suvrael.

Ce qui lui valut un regard ahuri.

— Mon père était un homme bon, Votre Grâce. Un marchand dans le négoce du cuir et du bœuf séché, dans la cité de Tolaghai. Il ne me serait jamais venu à l’esprit…

— C’est venu au mien, mille fois par jour. Si mon père était encore en vie aujourd’hui, je mettrais ce casque et j’essaierais de le tuer à l’instant.

Barjazid était trop ébahi pour répondre. Halefice et lui le regardaient tous deux d’un air bizarre.

Mandralisca n’avait jamais abordé ce sujet avec personne. Mais ces quelques secondes d’utilisation du casque de Barjazid avaient apparemment ouvert une porte dans son âme.

— Il était également commerçant, commença-t-il.

Il regardait droit dans la gorge du fleuve, et le passé abhorré flottait devant ses yeux.

— À Ibykos, qui est une petite ville insignifiante et boueuse dans la contrée escarpée des Gonghars, à cent cinquante kilomètres à l’ouest de Velathys. Il y pleut tout l’été et neige tout l’hiver. Il était dans le négoce du vin et des spiritueux, et était son meilleur client ; lorsqu’il avait bu, ce qui était quasiment toujours le cas, il vous battait aussi facilement qu’il vous regardait. C’est ainsi qu’il s’exprimait, avec ses mains. C’est au cours de mon enfance que j’ai appris à me déplacer aussi rapidement. À sauter vite en arrière… hors de sa portée.

Même au bout de près de quarante ans, Mandralisca voyait encore en imagination le visage sinistre, si semblable au sien à présent. La longue mâchoire maigre, les lèvres serrées, la mine sombre et renfrognée, les sourcils rapprochés au point de n’en dessiner qu’un seul ; et la main impitoyable, frappant comme l’éclair, rapide comme le fouet d’un pungatan, pour vous fendre la lèvre, vous faire enfler la joue ou vous mettre un œil au beurre noir. Quelquefois, les corrections s’enchaînaient, à la moindre occasion, ou sans raison du tout. Mandralisca pouvait à peine évoquer un souvenir de sa mère, timide et pâle, mais le père, irascible, brutal, monstrueux se dressait toujours dans sa mémoire, semblable à une montagne. Des années et des années de ce traitement ; les jurons, les gifles du revers de la main, les brusques coups de doigt, de coude et les claques, non seulement de son père, mais aussi des trois autres, ses frères aînés, qui imitaient leur père en frappant tous ceux qui étaient plus petits qu’eux. Il ne s’était jamais passé de jour sans ecchymose, sans son petit lot de douleur et d’humiliation.

Il referma son poing sur le casque, le serra.

— Chaque nuit, je m’endormais en imaginant que je l’avais assassiné ce jour-là. Un couteau dans le ventre, du vin empoisonné, ou un fil tendu dans l’obscurité et un nœud coulant dissimulé, je le tuais de cinquante façons différentes. Jusqu’au jour où je lui ai dit à voix haute ce que je ferais si j’en avais l’occasion, et où j’ai cru qu’il allait me tuer moi sur-le-champ. Mais j’étais trop rapide pour lui, et lorsqu’il m’eut pourchassé d’un bout à l’autre de la ville, il renonça, m’avertissant qu’il me briserait en deux la prochaine fois qu’il mettrait la main sur moi. Mais il n’y eut jamais de prochaine fois. Une charrette passa, qui se rendait à Velathys, et m’emmena, et je n’ai plus revu les Gonghars depuis lors. J’ai appris, de nombreuses années plus tard, que mon père était mort dans une rixe avec un client ivre dans sa boutique. Mes frères aussi sont morts, je crois. Ou du moins, je le souhaite de tout mon cœur.

— Êtes-vous entré directement au service de Dantirya Sambail, ensuite ? lui demanda Halefice.

— Pas à cette époque, non.

Sa langue était déliée, désormais. Son visage lui donnait l’impression d’être étrangement empourpré.

— Je suis d’abord allé dans les territoires de l’Ouest, à Narabal, dans le Sud, sur la côte : je voulais avoir chaud, je ne voulais plus jamais voir de neige, puis à Til-omon, dans la Dulorn des Ghayrogs, et beaucoup d’autres endroits, jusqu’à ce que je me retrouve à Ni-moya et que le Procurateur me choisisse pour lui servir d’échanson. Je faisais alors partie de sa garde, et il m’a remarqué lors d’une démonstration au bâton ; je suis rapide avec un bâton, vous savez, rapide avec toutes sortes d’armes de duel, et il a demandé à me parler après que j’eus battu six de ses gardes du corps à la suite. Il a dit : « J’ai besoin d’un échanson, Mandralisca. Accepteras-tu ce travail ? »

— On ne disait pas non à un homme tel que Dantirya Sambail, commenta Halefice avec dévotion.

— Pourquoi aurais-je refusé ? Est-ce que je pensais que cette tâche était indigne de moi ? J’étais un jeune campagnard, Jacomin. Il était le maître de Zimroel ; et je me tiendrais à ses côtés et lui verserais son vin, ce qui signifiait que je serais en permanence en sa présence. Lorsqu’il rencontrait les grands de ce monde, les ducs, comtes, maires, ou même les Coronals et les Pontifes, j’étais là.

— Et vous êtes ensuite devenu son goûteur, alors ?

— C’est arrivé plus tard. Cette saison-là, le bruit a couru que le Procurateur serait assassiné par l’un des fils de son cousin, qui avait été régent lorsque Dantirya Sambail était jeune, et que celui-ci avait écarté. Ce serait par le poison, disait-on, du poison dans son vin. Cette rumeur est parvenue jusqu’aux oreilles du Procurateur ; et lorsque je lui ai tendu son verre de vin la fois suivante, il l’a regardé, puis moi, et j’ai su qu’il n’avait pas confiance. Alors j’ai déclaré de mon propre chef, parce que ma vie n’avait aucune importance à mes yeux et que la sienne en avait énormément : « Laissez-moi y goûter d’abord, seigneur Procurateur, au nom de la sécurité. » Je n’ai aucun goût pour le vin, à cause de mon père, vous comprenez. Mais je l’ai goûté, tandis que Dantirya Sambail m’observait, et nous avons attendu, et je ne suis pas tombé raide mort. Par la suite, j’ai goûté chaque verre de vin jusqu’à la fin de ses jours. C’était une habitude entre nous, même s’il n’y eut plus jamais d’autres menaces contre sa vie. C’était un contrat passé entre nous, je prenais une gorgée de son vin avant de lui donner son verre. C’est le seul vin que j’aie jamais bu, le vin que je goûtais pour le compte de Dantirya Sambail.

— Vous n’aviez pas peur ? demanda Khaymak Barjazid.

Mandralisca se tourna vers lui avec un sourire méprisant.

— Si j’étais mort, quelle importance pour moi ? Le risque était bon à prendre. La vie que je menais m’était-elle si précieuse que je ne l’aurais pas risquée dans le but de devenir le compagnon de Dantirya Sambail ? Le fait d’être vivant est-il un phénomène si merveilleux que l’on veuille s’y accrocher comme des avares s’accrochent à leurs sacs de royaux ? Ce ne fut jamais mon opinion… De toute façon, il n’y avait pas de poison dans le vin, à l’évidence, ni alors, ni jamais. Et par la suite, je suis toujours resté à ses côtés.

S’il avait jamais aimé quelqu’un, songea Mandralisca, cette personne était Dantirya Sambail. C’était comme s’ils s’étaient partagé un unique esprit dans deux corps. Bien que le Procurateur ait déjà réussi à placer la totalité de Zimroel sous son autorité avant que Mandralisca n’entre à son service, c’est Mandralisca qui l’avait encouragé dans la bien plus vaste entreprise consistant à inciter le fils de Confalume, Korsibar, à s’emparer du trône de Majipoor. Avec Korsibar comme Coronal, redevable à Dantirya Sambail pour sa couronne, Dantirya Sambail aurait été le personnage le plus puissant du monde.

Eh bien, ce plan n’avait pas marché, et Korsibar et le Procurateur étaient tous deux morts depuis longtemps. Dantirya Sambail avait joué et perdu, c’était ainsi. Mais pour Mandralisca, il restait encore d’autres parties à jouer. Il caressa doucement le casque dans sa main.

D’autres parties à jouer, oui. C’est tout ce à quoi se résumait la vie : un jeu. Lui seul en avait vu la vérité, ce que les autres négligeaient de voir. On vit un temps, on joue le jeu de la vie, et au bout du compte on perd, et ensuite il n’y a plus rien. Mais pendant que l’on joue, on joue pour gagner. Les grandes richesses, les biens précieux, les palais imposants, les banquets, les plaisirs de la chair et tout le reste, ces choses ne signifiaient rien pour lui, et même moins que rien. Ils n’étaient que les témoignages du degré de réussite ; ils n’avaient aucune valeur en eux et par eux-mêmes. Même l’exercice du pouvoir en soi était secondaire, un moyen plutôt qu’une fin.

Tout ce qui importait était de gagner, pensa-t-il, aussi longtemps que l’on pouvait. Jouer et gagner jusqu’au moment où, inévitablement, on perdait. Et si cela signifiait prendre le risque de boire du poison destiné au Procurateur, si c’était le prix à payer pour entrer dans la partie, eh bien, sûrement le risque valait la récompense ! Que d’autres hommes ceignent les couronnes et accumulent de gigantesques réserves de trésors. Que d’autres hommes s’entourent de femmes minaudières et s’abrutissent de vin piquant. Ce n’étaient pas des choses dont il avait besoin. Lorsqu’il était enfant, tout ce qui avait compté pour lui, lui avait été refusé, et il avait appris à vivre sans rien. À présent, il ne désirait quasiment rien, excepté veiller à ce que plus personne ne puisse le mettre dans une situation où on pourrait lui refuser quoi que ce soit.

Barjazid le dévisageait à nouveau comme s’il lisait dans ses pensées. Mandralisca réalisa qu’il avait, une fois de plus, trop révélé de lui-même. La colère se fit en lui. C’était une faiblesse qu’il ne s’était jamais permise auparavant. Il en avait dit assez, et plus qu’assez. Se retournant brusquement, il dit :

— Retournons à mon bureau.

Si je le surprends un jour à utiliser son casque sur moi, se dit Mandralisca, je l’emmènerai dans le désert et l’attacherai entre deux pungatans.

— Je vais essayer à nouveau votre jouet, je pense, dit-il à Barjazid.

Il glissa rapidement le casque sur son front, sentit sa force s’emparer de lui et projeta son esprit jusqu’à ce qu’il établisse un contact avec un autre, sans se soucier de savoir s’il appartenait à un humain, un Ghayrog, un Skandar ou un Lii. Il le sonda pour trouver un point d’entrée. Le pénétra alors, tranchant comme une épée. Le taillada. Le laissa en miettes. Maîtrise. Extase.

3

— Ainsi, voilà la salle du trône impérial ! Je m’étais toujours demandé à quoi elle pouvait ressembler, s’exclama Dekkeret.

Prestimion fit un geste grandiose et extravagant.

— Regardez bien. Ce sera à vous un jour.

— Ayez pitié, monseigneur ! répondit Dekkeret avec un sourire triste. Je suis à peine habitué à porter la robe de Coronal, et vous voilà déjà en train de m’ouvrir les portes du Labyrinthe !

— Je vois que vous continuez à m’appeler « monseigneur ». Ce titre est le vôtre, maintenant, monseigneur. Je suis « Votre Majesté ».

— Oui, Votre Majesté.

— Merci, monseigneur.

Aucun des deux hommes ne tenta de réprimer son éclat de rire. C’était leur première rencontre officielle en tant que Pontife et Coronal, et ni l’un ni l’autre ne pouvaient envisager l’ampleur du fait sans une certaine dose d’amusement.

Ils se trouvaient dans le niveau le plus profond du Labyrinthe, lieu de la résidence privée du Pontife et des grandes salles publiques de la branche impériale de la monarchie, la salle du trône, la Grande Salle du Pontife, la Cour des Trônes, et tout le reste. Dekkeret était arrivé dans la capitale souterraine tard le soir précédent. Il n’avait jamais eu de raison de se rendre dans le Labyrinthe auparavant, même s’il en avait entendu parler tout au long de sa vie : son aspect sinistre, l’absence d’air pur, l’impression qu’il donnait d’être coupé de la vie et de la nature, condamné à vivre en profondeur, hors de vue du monde, dans un royaume où régnait une nuit éternelle, éclairé par des lampes à l’éclat dur.

Au premier abord, cependant, l’endroit le frappa comme étant beaucoup moins rébarbatif qu’il ne se l’était imaginé. Les niveaux supérieurs avaient la vitalité riche et affairée d’une puissante métropole, ce qu’était, après tout, le Labyrinthe : la capitale du monde. Et ensuite, il y avait ces merveilles architecturales plus bas, la myriade de bizarreries dont dix mille ans de Pontifes avaient paré leur cité. Enfin, il y avait la grandeur et la richesse du secteur impérial lui-même, où une telle magnificence avait été prodigalement déployée qu’elle faisait de l’ombre même à l’opulence du Château.

Dekkeret avait passé la nuit dans les appartements réservés aux Coronals durant leurs visites à la cour de l’aîné des monarques. C’était la première fois qu’il occupait une résidence du Coronal quelle qu’elle soit. Il s’était arrêté un instant, saisi de respect à la vue de l’immense porte de la suite qui était désormais sienne, avec ses sculptures complexes, les volutes des symboles de la constellation en or et le monogramme royal répété encore et encore, LPC, LPC, LPC, lord Prestimion Coronal, qui serait bientôt remplacé par le LDC de sa propre élévation. Il ne restait qu’une étape avant cela. Il avait été proclamé par Prestimion, il avait été confirmé par le Conseil ; il ne lui restait plus qu’à retourner au Château pour la cérémonie du sacre. Mais les funérailles de Confalume et le couronnement du nouveau Pontife avaient la préséance.

Le nouveau Pontife avait déjà accompli l’antique rite de prise de possession de sa nouvelle demeure, puisque Prestimion voyageait déjà sur le Glayge lorsque la nouvelle de la mort de Confalume lui était parvenue, il était retourné au Labyrinthe par le fleuve ; mais au lieu de pénétrer dans la capitale par l’Entrée des Eaux, l’habituelle entrée depuis le Glayge, la tradition exigeait que cette fois il fasse tout le tour de la cité pour arriver du côté faisant face au désert méridional, et passe par l’Entrée des Lames, beaucoup moins sympathique.

Il s’agissait simplement d’un austère trou béant dans le sol du désert, entouré de poutres nues pour empêcher le sable porté par le vent de le boucher. Devant étaient alignées d’anciennes épées rouillées, dont on disait qu’elles étaient vieilles de milliers d’années, plantées pointes en l’air dans une matrice de béton. Derrière cette entrée peu accueillante attendaient les sept gardiens masqués du Labyrinthe : par tradition, deux Hjorts, un Ghayrog, un Skandar et même un Lii se trouvaient parmi eux, qui suivirent sobrement le rituel consistant à s’enquérir des raisons amenant Prestimion en cet endroit, s’entretinrent avec ostentation entre eux pour décider s’ils allaient le laisser entrer, puis lui demandèrent la traditionnelle offrande d’entrée, qui devait être un objet de son choix. Prestimion avait apporté la grande cape que les gens de Gamarkaim lui avaient offerte comme cadeau de couronnement lorsqu’il était devenu Coronal, faite de plumes bleu de cobalt de scarabées de feu géants entrelacées, et réputée protéger celui qui la portait du feu des flammes. En la remettant ici pour qu’elle soit déposée à jamais au musée où étaient conservés de tels dons, il déclarait qu’à l’intérieur du Labyrinthe, il serait toujours à l’abri de toute menace extérieure.

Puis il entra ; la coutume voulait à présent qu’il descendît à pied tous les niveaux de la cité en spirale. Ce n’était pas une petite affaire. Varaile parcourut à ses côtés toute la distance, ainsi que ses trois fils et sa fille, même si lady Tuanelys, trop jeune pour soutenir l’allure, fut portée sur le dos d’un garde Skandar pendant la plus grande partie du trajet. À chaque étape, d’immenses foules se rassemblaient autour de lui, formant en l’air le symbole du Labyrinthe du bout de leurs doigts, et criant son nouveau nom : « Prestimion Pontife ! Prestimion Pontife ! » Il n’était plus lord Prestimion.

Entre-temps, son accession au trône suprême avait été proclamée dans chacun des étages inférieurs, d’abord dans la Cour des Colonnes, puis sur la Place des Masques, ensuite dans la Salle des Vents, la Cour des Pyramides, puis était remontée jusqu’à l’Entrée des Lames. Ainsi chaque endroit était déjà consacré à son règne lorsqu’il y arrivait. Puis, enfin, Prestimion atteignit le secteur impérial, où il s’agenouilla d’abord devant la dépouille embaumée de son prédécesseur, Confalume, qui reposait en grand apparat sur l’estrade de la Cour des Trônes, avant de se rendre dans sa nouvelle résidence, et d’y recevoir du porte-parole du Pontificat l’emblème en spirale de sa fonction et la robe noir et écarlate. Le reste ne pouvait être accompli avant que Dekkeret n’arrive.

À présent, Dekkeret était là. La coutume antique voulait que Prestimion reçoive le nouveau Coronal dans la salle du trône impérial. Ainsi, le porte-parole Haskelorn fit quérir Dekkeret dans la suite du Coronal le matin suivant son arrivée, et ils parcoururent ensemble dans un petit flotteur les couloirs longs et sinueux du secteur impérial, par un tunnel qui allait en se rétrécissant au point que, finalement, même le petit véhicule ne put plus passer. Marchant désormais côte à côte, ils avancèrent dans un passage scellé tous les quinze mètres par des portes de bronze, jusqu’à ce qu’ils parviennent à la dernière porte, portant le blason du Labyrinthe et le monogramme fraîchement gravé du Pontife Prestimion, là où, seulement quelques heures plus tôt, se trouvait celui de Confalume. Le vieil Haskelorn posa sa paume sur le monogramme et la porte s’ouvrit en grand, découvrant Prestimion, souriant.

— Laissez-nous, dit-il à Haskelorn. Cette réunion ne concerne que nous deux.


Prestimion fit d’abord voir la chambre du trône à Dekkeret.

C’était une immense salle en forme de globe, aux parois incurvées recouvertes du sol au plafond de tuiles brun-jaune lisses et étincelantes, qui semblaient briller d’une lumière intérieure. Mais la seule illumination de la salle du trône provenait d’un unique et massif flotteur luisant, qui planait en l’air et émettait une luminosité régulière couleur rubis. Le trône Pontifical se trouvait juste en dessous, sur une estrade que l’on atteignait en gravissant trois larges marches : un énorme fauteuil à haut dossier avec de longues pattes élancées aux extrémités en forme de serres implacables, ressemblant aux pattes de quelque oiseau géant. Il était entièrement recouvert de feuilles d’or, ou peut-être, pour ce qu’en savait Dekkeret, taillé dans un bloc du métal inestimable. Au milieu de la simplicité de la gigantesque salle, le trône paraissait rayonner d’une puissance redoutable.

On imaginait facilement Confalume dessinant cette salle du Labyrinthe, car elle faisait pendant à la resplendissante salle du trône que Confalume s’était fait construire au Château, lorsqu’il était Coronal. Mais cette pièce n’était pas l’œuvre de Confalume. Elle ne portait pas la marque du penchant du regretté monarque pour le style extravagant du baroque. La salle du trône du Labyrinthe était une pièce si ancienne que personne ne savait réellement qui l’avait construite : la croyance générale était qu’elle remontait à une époque encore antérieure au règne de Stiamot.

L’effet était quelque peu grotesque, tout en inspirant le respect en même temps.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Prestimion.

Dekkeret dut contenir de nouveaux gloussements.

— C’est extrêmement… majestueux, dirais-je. Majestueux, c’est le mot qui convient. Confalume a dû l’adorer. Vous n’allez pas vraiment l’utiliser, n’est-ce pas ?

— Je le dois, répondit Prestimion. Pour certaines hautes fonctions et cérémonies sacrées. Haskelorn va me rédiger un guide. Nous devons prendre ces détails au sérieux, Dekkeret.

— Oui. J’imagine que oui. J’ai remarqué depuis longtemps avec quel sérieux vous preniez le Trône de Confalume. Combien de fois vous ai-je vu vous y asseoir, au fil des années… cinq ? Huit ?

Prestimion eut l’air quelque peu froissé.

— Mais je prenais vraiment le Trône de Confalume au sérieux. C’est le symbole de la grandeur et du pouvoir du Coronal. Un peu trop grand à mon propre goût, ce qui est la raison pour laquelle je préférais utiliser l’ancienne salle du trône de Stiamot, la plupart du temps. Je n’aurais jamais construit une chose comme le Trône de Confalume, Dekkeret. Mais cela ne signifie pas que je sous-estime l’importance de l’affirmation du pouvoir et de la majesté du gouvernement. Et vous ne le devriez pas non plus.

— Je n’avais pas l’intention de suggérer que je le ferais. Seulement que, lorsque je nous imagine : vous, ici, sur cet immense fauteuil d’or, et moi, là-haut au Château, perché sur le gros bloc d’opale du vieux Confalume…

Il secoua la tête.

— Par le Divin, Prestimion, nous ne sommes que des hommes, des hommes que leur vessie fait souffrir si nous restons trop longtemps sans uriner, et dont l’estomac grogne quand nous ne le remplissons pas à l’heure.

— Oui, nous sommes cela, répondit doucement Prestimion. Mais nous sommes également des Puissances du Royaume, deux des trois. Je suis l’empereur du monde, et vous en êtes le roi, et pour les quinze milliards de gens sur qui nous régnons, nous sommes l’incarnation de tout ce qui est sacré ici. Ainsi, ils nous mettent sur ces trônes tape-à-l’œil et s’inclinent devant nous, mais qui sommes-nous pour dire non à toute cette pompe, si elle facilite un peu notre tâche pour gouverner cette immense planète ? Pensez à eux, Dekkeret, chaque fois que vous accomplirez quelque rituel absurde, ou quand vous vous hisserez sur un fauteuil surchargé de décorations. Nous ne sommes pas des juges de paix de province, vous savez. Nous sommes les principaux ressorts du monde.

Puis, comme s’il réalisait que son ton était devenu trop acerbe, Prestimion eut un large sourire.

— Nous et les cinquante millions d’insignifiants fonctionnaires qui ont la charge effective d’accomplir tout ce que, dans notre grandeur, nous leur commandons de faire… Venez, laissez-moi vous montrer le reste de ce palais.

Ce fut une visite complète. Prestimion la conduisit rapidement. Bien que les jambes de Dekkeret aient été d’une longueur considérablement supérieure à celles de Prestimion, il eut fort à faire pour se maintenir à la hauteur de son aîné, qui menait une allure conforme à une vie entière d’agitation et d’impulsivité.

Ils franchirent d’abord une porte dissimulée, à l’arrière de la chambre du trône, puis suivirent un long couloir jusqu’à un vaste espace obscur connu sous le nom de Cour des Trônes, où de sombres murs de pierre noire se rejoignaient majestueusement très haut au-dessus des têtes en voûtes pointues. La seule lumière de la Cour des Trônes était fournie par une demi-douzaine de cierges de cire le long des murs, très éloignés les uns des autres, dans des appliques en forme de mains levées. Les deux grands trônes en bois de gamba qui donnaient son nom à la salle, pas aussi étonnamment grands que celui de la salle du trône, mais tout de même imposants à leur manière, se dressaient côte à côte sur une estrade surélevée au fond de la salle. L’un portait le symbole de la constellation du Coronal, et l’autre, le plus grand, le labyrinthe en spirale, qui était le signe du Pontife.

— Cela ressemble davantage à une salle des tortures qu’à une salle des trônes, si vous voulez mon avis, déclara Dekkeret en haussant les épaules.

— En vérité, je suis d’accord avec vous. Je n’ai pas de bons souvenirs de cette salle : c’est l’endroit où les sorciers de Korsibar nous ont embrouillé l’esprit, et alors que nous étions étourdis par leur sorcellerie, il s’est emparé de la couronne et l’a mise sur sa propre tête. J’en frémis encore à chaque fois que je viens ici.

— Ces événements ne se sont jamais produits, Prestimion. Demandez à n’importe qui, c’est ce que l’on vous répondra. Tout cet épisode a disparu de la mémoire de tout le monde. Vous devriez également vous le sortir de l’esprit.

— Si seulement je le pouvais ! J’ai découvert que certains souvenirs pénibles refusent de disparaître. À mes yeux, c’est encore très réel.

Prestimion passa nerveusement la main dans ses cheveux dorés, fins et soyeux. Son expression était lugubre. Il sembla s’extirper par la seule force de sa volonté de cette réminiscence du passé.

— Enfin, c’est là que nous nous assiérons, tous les deux, d’ici une paire de jours, et je vous coifferai moi-même de la couronne.

— Je devrais saisir cette occasion de vous dire, commença Dekkeret, qu’une fois sur le trône, j’ai l’intention de demander à votre frère Teotas d’être mon Haut Conseiller.

— Vous présentez la chose comme si vous m’en demandiez la permission. Le Coronal désigne qui il souhaite à ce poste, Dekkeret, dit Prestimion d’un ton empreint d’une certaine brusquerie.

— Vous le connaissez mieux que quiconque. Si vous pensez qu’il a en lui quelque défaut que je n’ai pas remarqué…

— Il est très coléreux, répondit Prestimion. Mais il ne s’agit pas d’un défaut que l’on ne puisse remarquer en passant cinq minutes en sa compagnie. Autrement, il est parfait. Sage choix, Dekkeret. Je l’approuve. Il fera très bien l’affaire. C’est ce que vous vouliez m’entendre dire, n’est-ce pas ?

Il était clair, à son impatience durant cette discussion, que Prestimion avait d’autres idées en tête. Ou peut-être voulait-il simplement cacher le plaisir qu’il ressentait à voir un si grand honneur échoir à son frère.

— Regardez par ici, maintenant. Il y a là quelque chose que vous devez absolument voir.

Dekkeret suivit Prestimion dans l’ombre d’une alcôve sur la gauche, dans laquelle il aperçut une sorte d’autel recouvert de damas blanc, puis, en se rapprochant, une silhouette couchée dessus, sur le dos, les mains croisées sur la poitrine.

— Confalume, murmura Prestimion sur le ton le plus bas. Reposant là où je reposerai moi-même, d’ici vingt ou trente ans, et vous-même ensuite, vingt ou quarante ans plus tard. Ils l’ont embaumé pour qu’il soit préservé une centaine de siècles ou davantage. Il existe une crypte secrète dans le Labyrinthe, où les cinquante derniers Pontifes sont enterrés. Le saviez-vous, Dekkeret ? Non. Moi non plus. Une très longue rangée de sépultures impériales, chacune avec sa petite marque personnelle. Demain, nous mettrons Confalume dans la sienne.

Prestimion s’agenouilla et toucha respectueusement du front le côté de l’autel. Au bout d’un moment, Dekkeret en fit autant.

— Je l’ai rencontré une fois, lorsque j’étais enfant ; vous l’ai-je jamais dit ? demanda Dekkeret, lorsqu’ils se relevèrent. J’avais neuf ans. C’était à Bombifale. Nous nous trouvions là, parce que mon père y présentait des échantillons de sa marchandise : des outils agricoles, je crois, le négoce auquel il se livrait à cette époque-là, au régisseur du domaine de l’Amiral Gonivaul, et lord Confalume était à ce moment-là l’invité de Gonivaul. Je les ai vus se promener dans le grand flotteur de Gonivaul. Ils sont passés juste devant moi, sur la route, j’ai fait signe de la main, Confalume a souri et m’a fait signe aussi. Sa seule vue m’a fait trembler. Il paraissait si fort, Prestimion, si radieux : quasiment divin. Son sourire : cette chaleur, cette puissance. C’est un instant que je n’oublierai jamais. Et ensuite, cet après-midi-là, mon père et moi sommes allés au Palais de Bombifale, le Coronal était entouré de sa cour, et une fois de plus, il m’a souri…

Il interrompit son histoire et regarda la silhouette immobile, voilée, reposant sur l’autel. Il était difficile d’accepter le fait qu’un monarque d’une telle force, d’une telle grandeur, puisse disparaître de la surface du monde entre un instant et, le suivant, ne laissant que son enveloppe corporelle derrière lui.

— Il a peut-être été le plus grand de tous, déclara Prestimion. Il n’était pas parfait, non. Avec sa vanité, son amour du luxe, sa faiblesse pour les sorciers et les devins. Mais il s’agissait de défauts insignifiants, alors que ses réalisations ont été merveilleuses ! Diriger le monde pendant soixante ans : cette puissance héroïque, comme vous disiez, presque divine. L’histoire sera bienveillante avec lui. Espérons que l’on se souviendra de nous avec ne serait-ce que la moitié de la chaleur qu’il suscitera, Dekkeret.

— Oui. Je prie pour cela.


Prestimion se dirigea vers la sortie de la grande salle. Mais en atteignant la porte, il s’arrêta et désigna une fois de plus les deux trônes, à l’autre extrémité de la pièce, d’un rapide signe de tête crispé, puis reporta son regard vers l’alcôve où reposait le Pontife décédé.

— Le pire moment de son règne s’est déroulé ici, juste devant ces trônes, lorsque Korsibar s’empara de la couronne de la constellation.

Dekkeret suivit le bras tendu de Prestimion.

— Je regardais Confalume, à cet instant. Il semblait paralysé. Atterré… brisé, anéanti. Ils ont dû lui prendre le coude, lui faire monter les marches, et l’asseoir sur le trône Pontifical, avec son fils assis là-haut à côté de lui. Là. Il s’agissait de ces trônes.

Il y avait si longtemps, songea Dekkeret. De l’histoire ancienne, enterrée et oubliée de tout le monde. Excepté Prestimion, apparemment.

Celui-ci était à présent pris par sa propre histoire.

— J’ai eu un entretien avec Confalume, un ou deux jours plus tard, et il paraissait toujours abasourdi par ce qu’avait fait Korsibar. Il semblait vieux… faible… vaincu. J’étais furieux de m’être fait souffler le trône, et qu’il ait consenti à ce vol ; pourtant, en le voyant dans cet état, je n’ai pu m’empêcher de ressentir de la compassion pour lui. Je lui ai demandé de faire donner la troupe contre l’usurpateur, et j’ai cru qu’il allait se mettre à pleurer, parce que je voulais qu’il lance une guerre contre son propre fils. Il a refusé, bien entendu. Il m’a dit qu’il reconnaissait que c’est moi qui aurais dû devenir Coronal, mais qu’il n’avait plus d’autre choix que d’accepter le coup d’État de Korsibar. Il m’a demandé grâce ! Grâce, Dekkeret ! Et par pitié pour lui, je suis reparti sans insister.

Il y eut soudain une surprenante expression tourmentée dans les yeux de Prestimion.

— Voir un si grand homme brisé, comme ça, Dekkeret, le puissant Confalume avec lequel je parlais n’était désormais plus que l’ombre pathétique d’un roi…

Ainsi, il ne renoncera pas, pensa Dekkeret : l’usurpation et toutes ses conséquences résonnaient toujours dans l’esprit de Prestimion, jusqu’à ce moment même.

— Quelle affreuse épreuve cela a dû être pour vous, commenta-t-il, sentant qu’il devait dire quelque chose, alors qu’ils arrivaient dans le vestibule.

— C’était un supplice pour moi. Et pour Confalume aussi, je pense… Enfin, au bout du compte mes sorciers ont extirpé de son esprit, et de celui de tout le monde en même temps, tout souvenir de la petite bêtise de Korsibar et il est redevenu lui-même et a vécu heureux de nombreuses années par la suite. Mais j’en ai gardé le souvenir dans mon âme. Si seulement j’avais pu l’oublier aussi !

— Il est des souvenirs douloureux qui refusent de disparaître, c’est ce que vous m’avez dit, il y a seulement une minute.

— C’est assez vrai.

Dekkeret réalisa avec désarroi qu’un souvenir douloureux venait de se réveiller inopinément en lui. Il essaya de le renvoyer d’où il venait. Mais il résistait.

Prestimion, l’air plus enjoué à présent, ouvrit une autre porte. Un gigantesque garde Skandar se trouvait juste derrière. Prestimion l’écarta d’un geste.

— À partir d’ici, dit-il d’un ton plus léger, commencent les appartements privés du Pontife. Ils s’étendent en longueur : des dizaines de pièces, au moins une soixantaine. Je n’en ai pas encore fait le tour. Les collections de Confalume sont là, les voyez-vous ?… tous ses jouets magiques, ses peintures, ses statues, les artéfacts préhistoriques, les monnaies anciennes, les oiseaux empaillés et les insectes montés.

Cet homme s’est intéressé à toutes sortes d’objets que l’on pouvait tenir à deux mains tout au long de sa vie et tout se trouve ici. Il a tout légué à la nation. Nous lui consacrerons une aile entière du nouveau bâtiment des Archives, au Château. Regardez là, voyez-vous ceci, Dekkeret ?

— J’ai également un souvenir pénible qui refuse de disparaître, dit Dekkeret, qui l’écoutait à peine.

— Et de quoi s’agit-il ? demanda Prestimion. Il semblait déconcerté par cette interruption.

— Vous étiez présent lorsque c’est arrivé. Ce jour à Normork, où le dément a tenté de vous assassiner, et où ma cousine Sithelle est morte à votre place… ?

— Ah ! Oui, fit Prestimion, sur un ton un peu distrait, comme si en vingt ans, il n’avait pas accordé une pensée à cet incident. Cette charmante jeune fille. Oui. Bien entendu.

Tout lui revint une fois de plus en un instant.

— J’ai parcouru les rues en la portant, son sang coulant sur moi, morte dans mes bras. Le pire moment de ma vie, sans exception. Ce sang. Ce visage blême, ces yeux fixes. Et plus tard, ce jour-là, on m’a conduit devant vous, parce que je vous avais sauvé la vie, vous m’avez remercié d’un poste de chevalier-initié, et tout a commencé pour moi à partir de cet instant. J’avais tout juste dix-huit ans. Mais je n’ai jamais pu me libérer totalement de la douleur causée par la mort de Sithelle. Pas réellement. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai réalisé à quel point je l’aimais.

Dekkeret hésita. Il n’était pas sûr, même après en avoir dit autant, de vouloir partager cela avec Prestimion, en dépit du fait que son aîné avait été son guide et son mentor ces presque vingt dernières années. Mais ensuite, les mots sortirent en se bousculant, comme de leur propre chef.

— Savez-vous, Prestimion, que je crois que c’est à cause de Sithelle que je me suis lié avec Fulkari ? Je pense que j’ai été attiré, dès le début, et encore maintenant, parce qu’en la regardant elle, je vois Sithelle.

Prestimion ne semblait toujours pas saisir la profondeur de ses sentiments. Pour lui, il s’agissait d’une simple conversation.

— Vous le pensez vraiment ? C’est intéressant que cette ressemblance soit si grande.

Il ne semblait pas intéressé le moins du monde.

— Mais bien sûr, je ne suis pas en mesure de le savoir. Je n’ai vu votre cousine que cette fois-là, et cela n’a duré qu’un instant. C’était il y a longtemps… tout se passait tellement vite…

— Oui. Comment pourriez-vous vous en souvenir ? Mais s’il était possible de les placer côte à côte, je suis certain que vous penseriez qu’elles doivent être sœurs. À mes yeux, Fulkari ressemble davantage à Sithelle qu’à sa véritable sœur. Et ainsi… les origines de mon obsession pour elle…

— Obsession ?

Prestimion plissa les yeux de surprise.

— Attendez un instant ! Je croyais que vous étiez amoureux d’elle, Dekkeret. L’obsession, c’est un tout autre sentiment, un sentiment loin d’être aussi beau et pur. Ou êtes-vous en train de me dire que vous pensez que les deux termes sont synonymes ?

— Ils peuvent l’être, oui. Oui. Et dans ce cas précis, je sais qu’ils le sont.

Il n’était plus possible de faire demi-tour, désormais.

— Je le jure, Prestimion, ce qui m’a attiré vers Fulkari était sa ressemblance avec Sithelle, et rien d’autre. Je ne savais rien d’elle. Je ne lui avais jamais adressé la parole. Mais je l’ai vue, et j’ai pensé : La voilà qui m’est rendue, et c’est comme si un piège s’était refermé sur moi. Un piège que je me serais moi-même tendu.

— Ainsi, vous ne l’aimez pas ? Vous vous servez seulement d’elle, comme remplaçante de quelqu’un que vous avez perdu il y a longtemps ?

Dekkeret secoua la tête.

— Je refuse de penser que c’est la vérité. Je l’aime, oui. Mais il est parfaitement clair qu’elle n’est pas une femme pour moi. Cependant, je reste avec elle malgré tout, parce que me trouver avec elle semble ramener Sithelle à la vie. Ce qui n’est vraiment pas une raison. Je dois m’en libérer, Prestimion !

Prestimion semblait perplexe.

— Pas une femme pour vous ? Pourquoi donc ?

— Elle ne veut pas être l’épouse d’un Coronal. Tout dans cette idée la terrifie… les obligations, le temps qu’elles nous prendront, à elle comme à moi…

— Elle vous l’a dit ?

— Exactement en ces termes. Je lui ai demandé de m’épouser, et elle a répondu qu’elle accepterait, mais seulement si je refusais d’être intronisé Coronal.

— C’est ahurissant, Dekkeret. Non seulement vous dites l’aimer pour de mauvaises raisons, mais elle n’est de toute façon pas destinée à être votre reine… et cependant, vous excluez de rompre avec elle ? Vous le devez, mon vieux.

— Je sais. Mais je n’en trouve pas la force.

— À cause des souvenirs de votre regrettée Sithelle.

— Oui.

— Vos hésitations aboutissent à une situation réellement malsaine, Dekkeret. Sithelle et Fulkari sont deux personnes distinctes.

La voix de Prestimion était grave et plus paternelle que Dekkeret ne l’avait jamais entendue.

— Sithelle a disparu à tout jamais. En aucun cas Fulkari ne peut être Sithelle pour vous. Ôtez-vous cela de l’esprit. De plus, elle ne constitue même pas un bon choix comme épouse, de son propre aveu, semble-t-il.

— Que suis-je censé faire, alors ?

— La quitter. Une rupture totale.

Les mots de Prestimion tombèrent comme un couperet.

— Il y a de nombreuses autres femmes à la cour, qui seraient heureuses de vous fréquenter jusqu’à ce que vous décidiez de vous marier. Mais il faut mettre un terme à cette relation. Vous devriez remercier le Divin que Fulkari vous ait dit non. Elle n’est manifestement pas faite pour vous. Et cela n’a aucun sens de vouloir épouser une femme simplement parce qu’elle vous rappelle quelqu’un d’autre.

— Ne croyez-vous pas que j’en sois conscient ? Je le sais. Je le sais. Et cependant…

— Cependant, vous ne pouvez vous libérer de votre obsession pour elle.

Dekkeret détourna la tête. Cette discussion devenait mortifiante. Il s’était cruellement rabaissé aux yeux de Prestimion, il le savait.

— Non, je ne peux pas. Et il vous est impossible de le comprendre, n’est-ce pas, Prestimion ? dit-il, d’une petite voix qui n’avait rien de royal.

— Au contraire. Je crois que je le peux.

Il y eut un silence embarrassé pendant quelques instants. Pendant tout ce temps, ils avaient continué d’avancer parmi les rangées de vitrines de trésors de Confalume, sans qu’aucun des deux regarde quoi que ce soit.

— Je peux comprendre à quel point la distinction entre l’amour et l’obsession peut être trouble, reprit Prestimion sur un ton différent, plus intime. Jadis, il y a également eu une femme dans ma vie, que j’ai aimée et qui m’a été enlevée par la violence : elle était la fille de Confalume, la sœur jumelle de Korsibar, c’est une longue histoire, une très longue histoire…

Prestimion paraissait avoir du mal à trouver ses mots.

— Elle a été tuée dans la dernière heure de la guerre civile, assassinée sur le champ de bataille par le traître mage de Korsibar. Je l’ai pleurée pendant des années, puis, je l’ai plus ou moins laissée derrière moi. Du moins, je croyais l’avoir fait. Avec le temps, j’ai rencontré Varaile, qui me convient à tous égards, et tout se passa bien. Excepté que Thismet, c’était son nom, Thismet, continue à me hanter. À peine un mois se passe sans que je rêve d’elle. Et me réveille couvert d’une sueur froide, hurlant de douleur. Je n’ai jamais expliqué à Varaile de quoi il s’agit. Personne n’est au courant. Personne, à part vous, désormais.

Dekkeret ne s’attendait pas à une telle confession. C’était stupéfiant.

— Je vois que nous traînons tous nos fantômes. Qui ne lâcheront pas leur emprise sur nos âmes, qu’importe le nombre d’années passées.

— Oui. Je vous remercie de m’avoir fait partager vos pensées intimes, Dekkeret.

— Je n’ai pas baissé dans votre estime, malgré ce que je vous ai dit ?

— Pourquoi auriez-vous baissé dans mon estime ? Vous êtes humain, non ? Nous n’attendons pas de nos Coronals qu’ils soient parfaits en toute chose. Sinon, nous mettrions des statues de marbre sur le trône. Et peut-être votre souffrance peut-elle être guérie. Je pourrais demander à Maundigand-Klimd d’essayer de débarrasser votre mémoire de tout souvenir de votre regrettée cousine.

— Comme il a débarrassé la vôtre de Thismet ? répliqua immédiatement Dekkeret d’un ton acerbe.

Prestimion lui lança un regard surpris. Dekkeret comprit qu’au plus profond de sa honte, il avait soudain ressenti le besoin de se venger de l’homme qui cherchait précisément à apaiser sa douleur, et que ses paroles irréfléchies avaient été blessantes.

— Pardonnez-moi. C’était cruel de ma part.

— Non, Dekkeret. C’était la vérité. Vous étiez en droit de le dire.

Prestimion voulut passer le bras autour des épaules de Dekkeret, mais son cadet était trop grand. Il serra donc légèrement le poignet de Dekkeret.

— Cette conversation est inestimable : c’est l’une des plus importantes que nous ayons eues. Je vous connais beaucoup mieux maintenant qu’auparavant, au cours de toutes ces années.

— Et pensez-vous qu’un homme qui porte un tel fardeau soit digne de devenir Coronal ?

— Je pense que je vais faire comme si vous n’aviez rien dit.

— Merci, Prestimion.

— Par ailleurs, ma remarque au sujet de Maundigand-Klimd, il y a un instant, vous a visiblement bouleversé. J’en suis désolé. Comme vous l’avez dit, nous traînons tous nos fantômes. Et peut-être est-il vrai que nous sommes condamnés à les conserver jusqu’à la fin de nos jours. Mais je voulais simplement dire que ces souvenirs de votre cousine morte semblent vous apporter une grande douleur, et que vous avez un monde à gouverner, une épouse à choisir, et beaucoup d’autres circonstances vous attendent, désormais, qui requerront toutes vos facultés, sans inattention. Je pense que Maundigand-Klimd pourrait vous guérir de votre perte. Mais il se peut que vous ne vouliez pas renoncer aux souvenirs de Sithelle en dépit de la douleur qu’ils vous causent… tout comme j’imagine, je veux m’accrocher à ce qui me reste de Thismet. Alors, n’en parlons plus, d’accord ? Je suis sûr que vous guérirez vous-même, à votre façon. Et que vous réglerez correctement ce problème concernant Fulkari, également.

— Je l’espère.

— Vous le ferez. Vous êtes roi, maintenant. L’indécision est un luxe accordé uniquement aux gens du commun.

— J’en étais un, autrefois, dit Dekkeret. Ce n’est pas quelque chose à quoi on peut totalement échapper.

Puis il sourit.

— Mais vous avez raison : je dois désormais apprendre à être roi. C’est un sujet que je passerai le reste de ma vie à étudier, je le crains.

— En effet, et vous n’aurez jamais l’impression de le maîtriser. Ne vous en inquiétez pas. J’ai eu le même sentiment, et Confalume avant moi, et Prankipin, très vraisemblablement, aussi, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Stiamot et aux rois qui l’ont précédé. Cela fait partie de la fonction. Nous sommes tous des gens du commun, Dekkeret, sous nos robes et nos couronnes. Notre épreuve consiste à voir dans quelle mesure nous arrivons à nous élever au-dessus de cette condition. Mais vous pourrez vous adresser à moi, lorsque vous aurez des doutes.

— Je le sais, Prestimion. J’en rends grâce chaque jour…

— Et j’ai également pris mes dispositions pour que mon chambellan, Zeldor Luudwid, soit à votre service, lorsque vous retournerez au Château. Il en sait plus que moi sur le comportement d’un Coronal. Si vous rencontrez un problème, parlez-lui-en, tout simplement. Il est mon cadeau.

— Je vous remercie… Votre Majesté.

— Je vous en prie… monseigneur.

4

— Même un jardin s’entretenant seul nécessite une certaine quantité de soins, expliqua Dumafice Moal à son neveu en visite, alors qu’ils se mettaient en route pour la terrasse la plus élevée du magnifique parc que lord Havilbove avait dessiné trois mille ans plus tôt. D’où mon activité permanente, mon cher neveu. Si le parc était réellement aussi parfait que les gens le croient communément, je vendrais des saucisses dans les rues de Dundilmir, aujourd’hui.

Le jardin s’étendait sur soixante-cinq kilomètres de long sur le bas des pentes du Mont du Château. Il commençait à Bibiroon Sweep, sous la cité de Bibiroon, dans l’anneau des Cités Libres, et descendait en s’enroulant sur le Mont en une large courbe orientée à l’est, vers les cités les plus hautes de l’ensemble des Cités des Pentes, approchant, en son point le plus bas, les villes de Kazkas, Stilpool et Dundilmir. Le site occupé par le jardin était connu sous le nom de Barrière de Tolingar, bien qu’il n’y ait désormais plus de barrière. Jadis, c’était une zone quasiment infranchissable de tertres hérissés de pointes acérées noires, les vestiges affleurant d’une coulée de lave, vieille d’un million d’années, d’une veine volcanique dans les profondeurs du Mont. Mais le Coronal lord Havilbove, qui avait consacré une grande partie de son règne à la réalisation de ce jardin, avait fait pulvériser les collines de lave de la Barrière de Tolingar en un fin sable noir, qui s’avéra être un sol fertile pour l’immense jardin qui serait planté là.

Lord Havilbove, natif de la cité de Palaghat, dans les basses terres de la vallée du Glayge, était un homme pointilleux et méthodique qui adorait les plantes de toutes sortes, mais détestait la facilité et la rapidité avec lesquelles même les plus beaux jardins devenaient rapidement indisciplinés et s’écartaient des plans, s’ils n’étaient pas constamment et scrupuleusement soignés. Ainsi, tandis que ses bataillons d’ouvriers musclés peinaient à pulvériser les champs de lave de la Barrière de Tolingar, dans les ateliers du Château des artisans s’efforçaient, en multipliant les expériences d’hybridation contrôlée, de créer des plantes, des arbustes et des arbres qui ne nécessiteraient aucune intervention des cisailles du jardinier pour entretenir leurs formes gracieuses.

C’était à une époque où la science de tels miracles biologiques était encore pratiquée sur Majipoor. Les efforts des techniciens de lord Havilbove furent couronnés de succès. Les plantes prévues pour son jardin parvinrent à une symétrie parfaite en grandissant, et lorsqu’elles atteignirent une taille appropriée, par rapport aux plantes les entourant, elles conservèrent définitivement cette taille.

Les feuilles superflues, et même des branches entières, inutiles, tombaient automatiquement, et se désagrégeaient rapidement en compost qui accroissait la fertilité du sol de lave. Des enzymes contenus dans leurs racines empêchaient la croissance des mauvaises herbes. Chaque plante portait des fleurs, mais les graines produites par ces fleurs étaient stériles ; ce n’est que lorsqu’une plante parvenait à la fin naturelle de son cycle de vie qu’elle engendrait des graines fertiles, afin qu’elle puisse être remplacée par une autre qui serait bientôt de taille et de forme identiques. Ainsi, le jardin conservait le même équilibre immuable.

Chaque fois qu’il entendait parler d’un bel arbre ou arbuste, quelque part dans le monde, lord Havilbove en envoyait chercher des spécimens, avec les racines et le sol autour, et les confiait aux chirurgiens génétiques du Château, pour qu’ils puissent être modifiés afin de s’entretenir eux-mêmes. Des chargements de minéraux de décoration aux nuances vives arrivèrent également dans le jardin : la pierre vert jaunâtre connue sous le nom de chrysocolla, la bleue appelée cœur-d’azur, le cinabre rouge, le crusca doré et des dizaines d’autres. Chacune d’elles était utilisée comme couverture sur un niveau différent, leurs différentes couleurs déployées par Havilbove avec un œil de peintre, de sorte qu’une personne debout sur le pic de Bibiroon Sweep et regardant la totalité du jardin voyait une grande tache cramoisi pâle ici, une autre jaune vif là, et des zones pourpre, bleue, verte, toutes avec des plantations aux couleurs complémentaires à celle du terrain.

Le successeur de lord Havilbove, lord Kanaba, s’était tout autant dévoué au jardin, et lord Sirruth, qui l’avait suivi, était assez bien disposé pour maintenir le personnel en place et même augmenter le budget. Puis était venu le Coronal lord Thraym, qui avait d’abord été préoccupé par d’ambitieux projets de construction de son cru au Château, mais était tombé amoureux du jardin de lord Havilbove lors de sa première visite. Il veilla à ce que des fonds soient prévus pour le mener jusqu’à son stade ultime de perfection. Ainsi, il avait fallu un siècle ou plus pour réaliser l’immense jardin ; mais ensuite, il était définitivement resté l’un des trésors du Mont, un paysage renommé que chaque habitant de Majipoor espérait avoir le privilège de contempler au moins une fois dans sa vie.

Dumafice Moal était né à Dundilmir, juste en dessous de la pointe la plus basse du jardin, et dès l’enfance, il l’avait visité à chaque fois qu’il en avait eu l’occasion. Il n’avait jamais eu le moindre doute quant au fait que son destin était de faire partie du personnel du jardin : et à présent, à l’âge de soixante ans, il avait plus de quarante ans de bons et loyaux services à son actif.

Bien que le jardin s’entretienne lui-même, il nécessitait toutefois un personnel considérable. Des millions de gens visitant le jardin chaque année, une certaine quantité de dégâts était inévitable : les sentiers et fontaines devaient être réparés, les esplanades ornementales nettoyées, les plantes volées remplacées. Le jardin n’était pas davantage à l’abri d’animaux en maraude venus de l’extérieur. Il y avait nombre de grands espaces vides sur le Mont du Château dans les régions entre les Cinquante Cités, où les créatures sauvages continuaient à prospérer. Les pentes forestières du Mont grouillaient de bêtes de toutes sortes, des loups-hryssas, jakkaboles et sournois noomanossi aux longs crocs, aux moindres créatures, telles que les sigimoins, mintuns et drôles aux yeux en boutons de bottine. Les jakkaboles et loups-hryssas, aussi dangereux soient-ils, ne constituaient pas une menace pour les élégantes plantations. Mais une bande de petits drôles fouisseurs, enfonçant leurs longs museaux pleins de dents dans le sol, à la recherche de larves, pouvaient déraciner tout un parterre d’eldirons ou de tanigales entre minuit et l’aube. Une infestation de verdefers pouvait étendre d’horribles dais de soie grossière sur un kilomètre de thwales en fleur et réduire rapidement les plantes à des arbustes nus. Une volée de vulgis affamés s’installant dans la cime des arbres pour construire leurs nids… ou un essaim de ganganels… ou d’épisodiques cujus…

La tâche quotidienne de Dumafice Moal consistait donc à patrouiller dans le jardin, dès le lever du soleil, à la recherche des ennemis des plantes. C’était une guerre permanente. Il portait un lanceur d’énergie à longue poignée en guise d’arme, réglé sur la puissance la plus faible, et lorsqu’il arrivait sur quelque ouvrage de destruction en cours, il appliquait juste la chaleur nécessaire pour chasser les forces destructrices, sans endommager les plantes elles-mêmes.

— Cela commence souvent très discrètement, dit-il à son neveu. Une piste de terre retournée te conduit à un minuscule défilé de petits insectes rouges, et si tu le suis, tu découvres un petit monticule, quelque chose à quoi les visiteurs n’accorderaient pas réellement d’attention… mais ceux d’entre nous qui savent quoi chercher comprennent qu’il s’agit de chenilles de harpilan, qui si on le laisse faire, va ah… regarde par ici, mon garçon…

Il frappa la bordure d’une rangée de khemibors de Bailemoon avec l’extrémité de son lanceur d’énergie.

— Vois-tu ceci, Theriax… juste ici ?

Le garçon secoua la tête. Cet enfant, commençait à croire Dumafice Moal, n’avait pas particulièrement le sens de l’observation.

C’était le fils de sa plus jeune sœur, qui habitait à Canzilaine, littéralement au pied du Mont. Dumafice Moal ne s’était lui-même jamais marié : sa dévotion allait au jardin, mais il venait d’une grande famille avec des frères, sœurs et cousins éparpillés de Bibiroon et Sikkal jusqu’en bas du Mont, à Amblemorn, Dundimer et plusieurs autres Cités des Pentes. De temps à autre, l’un de ses parents venait voir le jardin. Dumafice Moal aimait les emmener pour une visite privée, tôt le matin, avant que les portes ne soient ouvertes au public, pendant qu’il faisait sa tournée matinale.

Les khemibors étaient une espèce méridionale aux fleurs d’un bleu lumineux et aux feuilles vernissées de la même couleur, ils avaient été plantés sur des parterres de pierre orange vif, produisant un effet visuel merveilleux. Le regard exercé de Dumafice Moal avait remarqué un certain manque d’éclat de la surface brillante des feuilles des plantes les plus près du sentier, signe certain que des himmis avaient élu domicile en dessous. Il glissa le lanceur d’énergie sous la rangée la plus proche, vérifia soigneusement que le bouton de réglage était sur la puissance la plus faible.

— Des himmis, dit-il en les désignant du doigt. Nous avions coutume de les pulvériser, mais cela n’a jamais été très efficace. Donc nous les cuisons, maintenant. Regarde comment je procède pour rendre la situation brûlante pour ces petites vermines.

Alors qu’il commençait à déplacer le long bâton, une étrange sensation derrière le crâne se mit à le faire souffrir.

C’était très bizarre. On aurait dit une démangeaison, mais pas totalement. Il sentait une légère chaleur à cet endroit, puis quelque chose de moins léger. Une douleur aiguë et cuisante ensuite, comme si un insecte déplaisant l’attaquait. Mais lorsqu’il se frotta l’arrière de la tête de sa main libre, il ne trouva rien.

Il continua à balayer le sol sous les khemibors de son lanceur d’énergie. La sensation cuisante s’intensifiait. Elle devenait à présent violente et brûlante, très localisée : comme un rayon brûlant de lumière concentré sur un seul point de sa tête, drillant, essayant de se forer un chemin dans…

— Theriax ? appela-t-il, vacillant, manquant de tomber.

— Mon oncle ? Est-ce que tu vas bien ?

Le garçon tendit le bras pour le retenir. Dumafice Moal l’écarta d’un haussement d’épaules. Il commençait à ressentir une autre sorte de douleur : intérieure celle-ci, une détresse déconcertante qu’il ne pouvait décrire que comme une douleur de l’âme. Le sentiment de son impuissance, d’avoir mal accompli sa tâche tout au long de sa vie, d’avoir failli au jardin.

Comme c’est étrange, songea-t-il. J’ai toujours travaillé si dur.

Mais il ne pouvait échapper au sentiment de honte qui s’insinuait désormais dans chaque recoin de son esprit. Il était totalement submergé, il s’y enfonçait comme dans une fosse profonde et sombre, un abîme de culpabilité.

— Mon oncle ? répéta le garçon, de très loin. Mon oncle, je crois que vous risquez de brûler les…

— Chut. Laisse-moi tranquille.

Il ne voyait que trop clairement avec quelle médiocrité il avait effectué son travail. Le jardin était désespérément infesté d’ennemis voraces. Des nuisibles de toutes sortes étaient tapis partout : la nielle, la moisissure, la rouille, le charbon, les créatures mastiquant, les créatures suçant, les créatures irritant, les créatures fouissant, les créatures mordant. Des essaims de mouches, des nuages de moucherons, des armées d’insectes, des légions de vers. Le bruit de tonnerre d’un milliard de minuscules mâchoires s’activant bruyamment en même temps rugissait dans ses oreilles. Où qu’il regarde, il en voyait davantage, et d’autres encore dans l’intervalle : des œufs, des cocons, des nids prêts à lâcher de nouveaux prédateurs par millions. Et tout cela par sa faute à lui… lui… lui…

Ils doivent tous brûler.

— Mon oncle ?

Brûlez ! Brûlez !

Dumafice Moal régla le lanceur d’énergie sur une puissance plus forte, puis une plus forte encore. Un rougeoiement terne et rosâtre jaillit du parterre de khemibors. Brûlez ! Que les himmis se débrouillent avec ça ! Il passa rapidement de rangée en rangée, de parterre en parterre, de terrasse en terrasse. Des spirales de grasse fumée bleue commencèrent à s’élever des tas de cendres nouvellement créés. Les troncs des arbres devenaient noirs des cicatrices de combustion. Les vignes pendaient en boucles anguleuses, désordonnées.

Il y avait beaucoup à faire. C’était son devoir de purifier le jardin tout entier, sur-le-champ. Il y passerait toute la journée et une bonne partie de la nuit si nécessaire, et continuerait à l’aube suivante. Comment pourrait-il autrement faire face à l’insupportable poids de la culpabilité qui troublait les replis les plus profonds de son âme ?

Il avançait, encore et encore, faisant flamber ceci, mettant le feu à cela. Les nuages de cendres s’élevaient à présent à chaque pas qu’il faisait. Une brume noire voilait le soleil du matin. Un goût âcre de brûlé lui envahissait les narines. Le garçon le suivait, abasourdi, sidéré.

Quelqu’un lui criait, d’une terrasse au-dessus :

— Dumafice Moal, êtes-vous devenu fou ? Arrêtez ça ! Arrêtez !

— Je dois le faire, répondit-il. Ce jardin me fait honte. J’ai manqué à mes devoirs.

Des étincelles volaient à présent de tous côtés. Les arbres se transformaient en flammes vives. Ici et là, de grosses branches embrasées se détachaient et s’effondraient, enveloppées de rouge, sur les plantations en dessous. Il était conscient de causer des ravages dans les jardins, mais beaucoup moins que ces insectes, animaux et nuisibles fongueux n’en avaient causé. Et il s’agissait de ravages nécessaires, de ravages purgatifs. Ce n’est que par le feu que le jardin serait purifié… qu’il pourrait être absous pour sa faute…

Il continua, au-delà des alluailes et des arbres-vessie, loin dans les buissons de navindombe, à présent. Derrière lui s’élevait un brouillard sombre, moucheté de rouge, des braises fumantes. Il dirigeait son lanceur d’énergie là, là, là. Les arbres au loin se fracassaient. D’énormes branches atterrissaient avec le doux soupir d’impact du bois qui a brûlé de l’intérieur : des branches de rêve, une lumière de rêve. Les cendres craquaient sous le pied. La cendre était une poudre noire, épaisse et douce qui s’élevait en bouffées étouffantes. Le ciel devenait rouge. Une obscurité primitive régnait partout. Il ne ressentait plus la douleur au sommet de son crâne, ne ressentait plus la honte, même, de son échec : seulement la joie de ce qu’il accomplissait à présent, le triomphe d’avoir restauré la pureté de ce qui était devenu impur, d’avoir nié la négation.

Des voix furieuses criaient derrière lui.

Il se retourna. Il vit des visages stupéfaits, des yeux exorbités.

— Voyez-vous ? leur demanda-t-il fièrement. Comme c’est beaucoup mieux à présent ?

— Qu’avez-vous fait, Dumafice Moal ?

Ils se précipitèrent à travers les couches de cendres vers lui. Le saisirent par les bras. Le jetèrent au sol, lui lièrent pieds et mains, tandis qu’il protestait tout ce temps que son travail n’était pas terminé, qu’il restait encore beaucoup à faire, qu’il ne pourrait se reposer avant d’avoir sauvé la totalité du jardin de ses ennemis.

5

La nouvelle commençait à se répandre du sommet au pied du Mont du Château, et à l’extérieur vers les terres au-delà : le vieux Pontife Confalume était mort, lord Prestimion était parti au Labyrinthe occuper le trône le plus élevé, le prince Dekkeret de Normork allait devenir le nouveau Coronal. Déjà, les portraits du défunt Pontife étaient sortis de leurs remises et affichés, désormais parés des banderoles jaunes du deuil : Confalume, en jeune lord vigoureux aux yeux vifs et perçants et à l’épaisse chevelure châtaine indisciplinée, Confalume, le Coronal adoré aux cheveux gris, Confalume, le majestueux vieux Pontife de ces jeux dernières décennies, tous ceux sur lesquels les gens pouvaient mettre la main. Bientôt des portraits du nouveau Coronal seraient également disponibles en tous lieux, et ils se retrouveraient sur tous les murs et à chaque fenêtre, avec, à côté d’eux, des portraits de l’ancien lord Prestimion, et désormais Pontife Prestimion, portant la robe pourpre et noir de sa haute fonction fraîchement endossée.

Partout, les préparatifs pour de grandes célébrations furent entamés : festivals, parades, feux d’artifice, tournois, une atmosphère d’allégresse universelle. L’entrée en scène d’un nouveau Coronal était une curiosité pour la Majipoor moderne.

Au cours des treize mille ans d’histoire de Majipoor, il n’arrivait généralement que deux ou trois fois dans une vie qu’un Pontife meure et que de nouveaux souverains s’installent dans les deux capitales. Mais au cours du siècle précédent, un changement de monarque avait été un événement encore plus rare. Confalume avait été Pontife ces vingt dernières années, et, avant cela, Coronal pendant quarante-trois. Ainsi, plus de soixante ans s’étaient écoulés depuis que le Pontife Gobryas était mort et que lui avait succédé le jeune et impétueux lord Prankipin, qui avait désigné le prince Confalume pour être son Coronal ; et très peu de gens étaient encore en vie pour se souvenir de ce jour. Prankipin lui-même, mort depuis quelque vingt ans désormais, n’était qu’un nom pour les milliards d’individus les plus jeunes qui étaient venus au monde durant le Pontificat de Confalume.

Le nouveau lord Dekkeret n’était pas très largement connu en dehors des confins du Château, les nouveaux Coronals l’étaient rarement, mais chacun savait qu’il était un proche collaborateur de lord Prestimion qui avait toute confiance en lui, et c’était suffisant. Lord Prestimion, comme lord Confalume avant lui, avait été un Coronal immensément adoré, et il y avait une croyance générale qu’il choisirait bien et sagement son successeur.

La plupart des gens étaient au courant que Dekkeret était d’extraction populaire, un jeune homme de Normork qui avait d’abord attiré l’attention de lord Prestimion en contrecarrant une tentative d’assassinat contre le Coronal, tout au début du règne de Prestimion. C’était un événement on ne peut plus inhabituel, un roturier choisi comme Coronal, mais cela arrivait tous les deux ou trois siècles. Ils savaient que Dekkeret était un homme de stature imposante, robuste et beau, d’allure majestueuse. Ceux qui avaient été en contact avec lui, au cours de ses voyages à travers le monde en tant qu’héritier désigné de Prestimion, avaient découvert qu’il était facile à vivre et d’esprit tranquille, un homme sincère, à l’âme généreuse. De plus, ils apprendraient bien assez tôt quel genre de Coronal il serait. Prestimion, tout au long de ses années en tant que roi, avait souvent quitté le Mont pour visiter des cités de tous côtés. Très vraisemblablement, Dekkeret en ferait autant.

Dans la cité d’Ertsud Grand, à mi-pente du Mont du Château, les gardiens du Palais d’Été commencèrent à dresser des plans pour une visite prochaine du nouveau Coronal à la résidence auxiliaire qui y était entretenue à son usage.

À ce stade, ils le savaient, de telles discussions revenaient surtout à prendre leurs désirs pour la réalité. Ertsud Grand, cité de neuf millions d’habitants sur l’anneau du Mont du Château connu sous le nom des Cités Tutélaires, avait été la résidence secondaire favorite des Coronals pendant des siècles ; mais lord Gobryas, qui était monté sur le trône près de quatre-vingt-dix ans plus tôt, avait été le dernier à utiliser régulièrement la magnifique demeure qui lui était réservée. Lord Prankipin n’avait séjourné au Palais d’Été qu’une demi-douzaine de fois, pendant ses vingt années passées sur le Mont. Lord Confalume, cependant, ne s’y était rendu que deux fois au cours d’un règne deux fois plus long. Quant à lord Prestimion, il n’était jamais allé à Ertsud Grand, et semblait d’ailleurs ignorer jusqu’à l’existence du Palais d’Été.

Pourtant, c’était un beau palais dans une belle ville. Ertsud Grand était connue sous le nom de Cité des Huit Mille Ponts, bien que ses citoyens expliquent toujours aux visiteurs étonnés : « Bien sûr, c’est une exagération. Il n’y en a sans doute pas plus de sept ou huit cents. » Des ruisseaux venant de trois côtés du Mont se rencontraient et se mêlaient ici, dotant la ville d’un sous-sol saturé d’une eau qui s’écoulait ensuite vers le bas, donnant naissance à la rivière Huyn, l’une des six descendant les pentes du Mont du Château.

Un réseau de canaux reliait les différents secteurs d’Ertsud Grand, ce qui permettait de se déplacer dans toute la ville en bateau. Tous les principaux canaux coulaient vers le Marché Central, qui se trouvait en réalité dans la moitié orientale de la ville, plutôt qu’en son centre véritable, où, sur une gigantesque esplanade aux pavés ronds bordée de grands entrepôts de pierre blanche, étaient vendus et achetés des articles de luxe venant de toutes les provinces de Majipoor. C’est là que l’on voyait les négociants en viandes et poissons rares, en épices exotiques, en fourrures voluptueuses des froides Marches septentrionales de Zimroel, en perles vertes du tropical Archipel de Rodamaunt, en topazes transparentes extraites la nuit à Zeberged, en vins d’une centaine de régions, en petits animaux et insectes étranges que les gens d’Ertsud Grand appréciaient comme animaux de compagnie, et beaucoup d’autres encore.

Pour nantir le secteur occidental de la ville d’un point de convergence qui serait à sa façon une attraction aussi importante que l’était le Marché Central dans la partie orientale, les anciens urbanistes d’Ertsud Grand avaient endigué une demi-douzaine des ruisseaux les plus larges, créant l’étendue d’eau connue sous le nom de Grand Lac. Il était parfaitement circulaire, d’une couleur bleu saphir soutenu, d’une circonférence de seize kilomètres, et chatoyant comme un miroir géant sous le soleil de la mi-journée. Tout autour, ses rives étaient occupées par des palais et des manoirs appartenant à de riches marchands et à la noblesse de la cité, ainsi que par une kyrielle de pavillons de plaisirs et de salons sportifs. Des bateaux et des barges à fond plat du genre le plus raffiné, peints de couleurs vives, allaient et venaient entre ces bâtiments tout au long de la journée.

Le Palais d’Été, chef-d’œuvre de l’antique lord Kassar, du reste oublié, était situé sur une grande île artificielle au centre exact du Grand Lac. Il s’agissait, en réalité, de deux palais, l’un à l’intérieur de l’autre : un à l’extérieur, fait de marbre rose, et un à l’intérieur, entièrement constitué de cannes de bambou.

Le palais de marbre était une sorte de mur continu habitable : une série de pavillons assemblés, leurs toits supportés par des colonnes incrustées d’or et de lapis-lazuli, avec une multitude d’appartements, de cloîtres à colonnades, de salles de banquets et de cours. Les chambres d’invités, elles, se comptaient par dizaines, spacieuses et claires, étaient décorées de peintures murales extravagantes représentant les vies des premiers Coronals lords. Là, de temps à autre, les Coronals à la recherche d’un répit dans la routine des affaires courantes du Château venaient en été, entourés de leur cour, et donnaient des fêtes luxueuses pour leurs principaux seigneurs, la noblesse des Cités du Mont et les dignitaires en visite.

À l’intérieur de l’édifice de marbre en forme d’anneau, qui occupait tout le périmètre de l’île, s’étendait un vaste parc où des animaux sauvages de maintes espèces étaient libres de se promener : gibizongs, plaars, semboks et dimilions, bilantoons timides et délicats, gambulons à corne en spirale caracolant, petits krefts à poil qui couraient partout comme des boules de fourrure animées avec leur queue dressée tout droit, et une troupe de cinquante petits kibrils dont les yeux rouges luisaient au milieu de leur large front comme d’énormes rubis. Et au cœur même du parc se trouvait le Palais d’Été proprement dit, destiné à servir de refuge privé au Coronal.

Il était conçu de la manière la plus élégante qui soit, fait de robuste bambou noir de Sippulgar, dont les cannes sont quasiment aussi dures que l’acier. Les cannes faisaient quinze centimètres de diamètre, étaient coupées à une longueur de six mètres, dorées et liées par des cordes de soie. Pas un seul clou n’avait été utilisé, nulle part. Le toit était également constitué de tronçons de cannes de Sippulgar, vernies chaque année avec la sève rouge du grifafa, qui les préservait de toute putréfaction. Les colonnes intérieures, les mêmes cannes de bambou liées par trois, en formaient le support. Des emblèmes rouges des dragons de mer surmontaient chaque colonne.

Le Palais d’Été se tenait sur une petite butte qui l’élevait au-dessus du reste de l’île, offrant au Coronal une perspective sur les distantes rives du Grand Lac. L’édifice avait été construit si astucieusement que le démonter serait, disait-on, l’affaire d’une seule journée, pour l’orienter dans une autre direction, au cas où le Coronal viendrait à se fatiguer de la vue depuis sa chambre et à en réclamer une autre. Les gens à qui il avait été accordé de visiter le palais à l’époque moderne, des ducs et des comtes en visite, des membres de la famille d’anciens Coronals, d’importants capitaines d’industrie venus à Ertsud Grand à la tête de missions commerciales, étaient invariablement informés de cette caractéristique particulière de la conception. Au temps de lord Kassarn, disait la rumeur, le palais avait été démonté et repositionné tous les ans, juste avant l’arrivée du Coronal à Ertsud Grand pour sa retraite estivale. Parfois, sur la requête du Coronal, cela avait été fait plus souvent. Mais personne ne se souvenait réellement de la dernière occasion.

Bien que les visites des Coronals au Palais d’Été soient devenues des événements rares aux temps modernes, et qu’aucun Coronal n’y soit venu au cours des trente-cinq dernières années, la municipalité d’Ertsud Grand maintenait en permanence les deux structures, le pavillon de marbre et celui de bambou, prêtes pour l’arrivée imminente de sa seigneurie. L’entretien des bâtiments était confié à un conservateur portant le tire de Majordome des Palais, qui avait un personnel de vingt personnes à plein temps pour balayer les couloirs, épousseter les peintures et les statues, tailler les massifs d’arbustes, nourrir les animaux du parc, réparer ce qui devait être réparé, et mettre chaque semaine des draps propres dans les lits des innombrables chambres.

La fonction de majordome était héréditaire. Au cours des cinq cents dernières années, elle avait été la prérogative de la famille d’Eruvni Semivinvor, qui avait été parent d’un célèbre ancien maire d’Ertsud Grand. L’actuel majordome, Gopak Semivinvor, quatrième du nom, occupait ce poste depuis presque un demi-siècle, et c’était donc à lui qu’il était revenu de saluer lord Confalume à l’occasion du second de ses deux séjours au Palais d’Été.

Ce séjour, qui avait duré quatre jours, était l’apogée de la vie de Semivinvor. À maintes reprises, il l’avait revécu au cours des années qui avaient suivi : saluer le Coronal et son épouse, lady Roxivail, à leur débarquement de la barge royale, les conduire à travers le palais de marbre et le parc à gibier jusqu’au palais de bambou, déboucher leur vin et les servir personnellement lors de leur premier repas, puis les laisser ensemble dans leur splendide intimité royale. La rumeur publique racontait que le mariage du Coronal était orageux ; Gopak Semivinvor était convaincu que lord Confalume et lady Roxivail étaient venus à Ertsud Grand pour tenter de se réconcilier, et il n’avait jamais cessé de croire qu’une telle réconciliation avait bel et bien eu lieu durant ces quatre jours, en dépit de toutes les preuves ultérieures du contraire.

Au cours du reste du règne de lord Confalume, et pendant tout celui de lord Prestimion, Gopak Semivinvor avait vécu dans l’éternelle expectative de la prochaine visite royale. Il se levait chaque jour à l’aube, le majordome habitait un cottage dans un coin tranquille du parc à gibier, et faisait une inspection complète du palais extérieur et de celui de l’intérieur, établissant une longue liste de tâches à accomplir pour son personnel avant que le Coronal et ses invités n’arrivent. C’était pour lui une source de grande déception que cette visite ne survienne jamais. Mais les inspections continuaient cependant ; les toits de bambou continuaient de recevoir leur couche de vernis annuelle, les couloirs au sol de pierre du palais extérieur continuaient d’être balayés et les blocs du bâtiment de marbre d’être rejointoyés. Gopak Semivinvor avait à présent quatre-vingts ans. Il ne comptait pas mourir avant d’avoir une fois de plus joué l’hôte d’un Coronal au Palais d’Été d’Ertsud Grand.

Lorsque la nouvelle de la prochaine ascension au trône royal du prince Dekkeret était parvenue aux oreilles de Gopak Semivinvor, sa première réaction avait été de consulter son mage pour une prédiction sur la probabilité que le nouveau Coronal séjourne au Palais d’Été.

Comme beaucoup de gens de l’ère du Pontife Prankipin et du Coronal lord Confalume, Gopak Semivinvor avait contracté une foi profonde dans la capacité des devins à prévoir l’avenir. L’école de chamans à laquelle il souscrivait était établie à Triggoin, la capitale de la sorcellerie de Majipoor, dans le nord d’Alhanroel au-delà du désert désolé de Valmambra. Elle était connue sous le nom de Plaidoyer des Quatre Noms ; au cours des dernières années, elle avait gagné nombre de disciples à Ertsud Grand, et plusieurs cités voisines sur le Mont. Gopak Semivinvor était un fidèle client d’un sorcier des Quatre Noms, grand et surnaturellement pâle, du nom de Dobranda Thelk, qui était très jeune pour un praticien de cette profession, mais dont la froide intensité du regard était absolument convaincante.

— Le Coronal, demanda Gopak Semivinvor, viendrait-il bientôt en visite au Palais d’Été ?

Dobranda Thelk ferma un moment ses yeux brillants. Lorsqu’il les rouvrit, il sembla regarder profondément dans l’âme de Gopak Semivinvor.

— Il est très clair qu’il viendra, répondit le mage. Mais seulement si le palais est en bon ordre, et que tout soit en parfait accord avec ce qui est attendu.

Gopak Semivinvor savait qu’il ne pourrait jamais en être autrement, aussi longtemps qu’il aurait la charge du palais. Et un violent frisson de joie le parcourut, au point qu’il crut que sa poitrine allait exploser.

— Dites-moi, dit-il, posant un royal sur le plateau du sorcier, puis, après un instant de réflexion, ajoutant une pièce de cinq couronnes à côté, que dois-je faire de particulier pour assurer tout le confort de lord Dekkeret quand il sera au Palais d’Été ?

Dobranda Thelk mélangea les poudres colorées qu’il utilisait pour la divination. Il ferma à nouveau les yeux et murmura les Noms. Il prononça les Cinq Mots. Il tamisa les poudres sur ses mains et répéta les Noms, puis dit les Trois Mots qui ne peuvent être écrits. Lorsqu’il leva la tête vers Gopak Semivinvor, ses yeux perçants étaient aussi durs que des pointes de tarière.

— Il y a une priorité sur tout le reste : vous devez veiller à ce que le Coronal dorme en connexion adéquate avec les puissantes étoiles Thorius et Xavial. Vous êtes capable de localiser ces étoiles dans le ciel, non ?

— Bien entendu. Mais comment pourrai-je savoir dans quelle position doit se trouver le palais pour permettre la connexion adéquate ?

— Ceci vous sera révélé en rêves, répliqua Dobranda Thelk.

— Vous voulez dire par un message ?

— Ce pourrait être sous cette forme, oui, répondit le mage, et à la froideur de son ton, Gopak Semivinvor comprit que la consultation était terminée.

Trois fois, au cours de sa longue vie, Gopak Semivinvor avait reçu un message de la Dame de l’île, du moins le croyait-il : des rêves dans lesquels la bienveillante Dame était venue à lui, et lui avait renouvelé l’assurance que le déroulement de sa vie suivait le bon chemin. Il n’avait perçu aucune indication particulière à suivre dans aucun de ces trois rêves, seulement une impression générale de chaleur et de bien-être. Mais cette nuit-là, alors qu’il se préparait à se coucher, il s’agenouilla et demanda à la Dame de lui accorder la grâce d’un quatrième message, qui le guiderait dans son désir de servir le nouveau Coronal de la meilleure façon possible.

Et en vérité, peu après s’être abandonné au sommeil, Gopak Semivinvor ressentit la sensation de chaleur sous son cuir chevelu qu’il considérait comme le présage d’un message. Il resta allongé parfaitement immobile, attendant dans cet état de réceptivité observatrice, que chacun apprenait étant enfant, dans laquelle l’esprit du dormeur est simultanément plongé dans le sommeil et attentivement conscient de tout conseil que pourrait apporter le rêve.

Ce message, cependant, semblait différent des précédents. Les sensations n’étaient pas particulièrement agréables. Il ressentit un contact, irréfutablement un contact, de l’extérieur, mais qui n’était pas doux. La pression sur son crâne était plus forte qu’elle ne l’avait été les autres fois, elle était même douloureuse, d’une certaine manière ; l’air paraissait se refroidir autour de son corps endormi, et il n’y avait pas une once du sentiment de bien-être que l’on s’attendait toujours à ressentir au contact de l’esprit de la Dame de l’île du Sommeil. Il maintint toutefois sa réceptivité à ce qui allait suivre, gardant l’esprit ouvert et lui permettant de s’emplir de la conscience de… De quoi ?

Discontinuité. Disparité. Incongruité. Mal.

Mal, oui. Un sentiment profond que les charnières du monde se défaisaient, que les joints du cosmos se relâchaient, que la porte de la terreur était ouverte et qu’une marée noire de chaos s’y déversait.

Il se réveilla alors, s’assit, serra fort ses bras autour de lui. Gopak Semivinvor transpirait et tremblait si excessivement qu’il se demanda si ses derniers instants étaient arrivés. Mais petit à petit, il se calma. Il y avait toujours une étrange pression dans son cerveau, cette impression que quelque chose appuyait de l’extérieur : une sensation dérangeante, inquiétante, même.

Quelques moments passèrent, puis sa clarté d’esprit commença à lui revenir, ainsi qu’une certaine dose de tranquillité d’âme ; accompagnée de la conviction qu’il avait compris les paroles de l’oracle.

Vous devez veiller à ce que le Coronal dorme en connexion adéquate avec les puissantes étoiles Thorius et Xavial. À l’évidence, la présente configuration du palais de bambou était inadéquate, mal alignée, pas en harmonie avec les mouvements du cosmos. Très bien. L’édifice était conçu pour être démonté et reconstruit sur un axe différent. C’est ce qui devait être fait. Le palais avait besoin d’être tourné sur ses fondations.

Que le palais n’ait pas été démonté et déplacé depuis des centaines d’années, probablement un millier, n’inquiéta pas le majordome plus d’un instant. Une petite voix prudente, au fond de lui, suggéra que ce plan pourrait s’avérer plus difficile qu’il ne l’imaginait, mais à l’opposé de cette petite objection se faisait entendre la clameur pressante de son désir de se mettre au travail. Une hâte extrême le poussait : le mage avait parlé, le rêve troublant lui avait d’une certaine façon apporté son soutien, et à présent il devait préparer le palais, conformément au commandement qu’il avait reçu, sans perdre de temps. De cela, il n’avait aucun doute. Le doute ne semblait pas permis dans cette entreprise.

Il ne se soucia pas non plus, sur le moment, du fait qu’il ignorait quelle orientation serait plus favorable que la présente. Il fallait le déplacer, cela était clair. Le Coronal ne viendrait pas avant que ce ne soit fait. Et il avait toutes les raisons de penser que le positionnement approprié lui serait révélé lorsqu’il se mettrait à la tâche. Il était le Majordome des Palais, il l’avait été pendant près de cinquante ans ; il avait été confié à ses soins d’entretenir ce merveilleux édifice, et de le tenir en permanence prêt pour l’usage du Coronal oint, on pouvait même dire que la destinée l’avait choisi pour accomplir cette tâche particulière. Il était certain qu’il l’accomplirait correctement.

Gopak Semivinvor se précipita dehors dans la nuit, une nuit douce et chaude, le climat d’Ertsud Grand étant quasiment un éternel été, traversa le parc à gibier jusqu’à la porte principale du palais de bambou, dispersant les mibberils et les thassips nocturnes dans sa course, et faisant s’envoler les menagungs noirs aux grands yeux vers les cimes des arbres. Haletant, pris de vertiges après cet effort, il s’appuya contre le montant de la porte de la construction, et leva les yeux pour localiser l’éclatante étoile rouge Xavial, qui représentait le milieu du ciel, le grand axe de l’univers. Son puissant contrepoids, la brillante Thorius, ne se trouvait pas très loin sur sa gauche.

À présent, comment déterminer la position correcte pour l’édifice, celle qui représentait la connexion adéquate avec Thorius et Xavial ?

Il tourna et tourna, puis, incertain, tourna encore, et encore. Son esprit commença à avoir le vertige et à tournoyer. Au bout d’un moment, Gopak Semivinvor eut l’impression d’être immobile, alors que la voûte céleste tout entière tourbillonnait furieusement autour de lui. Est, ouest, nord, sud… quelle direction était la bonne ? De ce côté, la chambre du Coronal ferait face aux magnifiques manoirs de la rive est du lac, de celui-ci, il pourrait voir les pavillons de plaisirs de la rive ouest, tourné de ce côté, son appartement lui procurerait une vue de la dense forêt de kokapas aux feuilles pelucheuses qui bordait la limite sud du lac. Alors qu’au nord…

Au nord, à égale distance des étoiles Xavial et Thorius, se trouvait la très vive étoile blanche Trinatha, l’étoile des sorciers, l’étoile qui demeurait dans les cieux au-dessus de la cité des sorciers, Triggoin.

Dans l’âme de Gopak Semivinvor se fit la certitude inéluctable que Trinatha était la clé de ce qu’avait voulu dire le mage Dobranda Thelk par « connexion adéquate ». Il devait faire pivoter le bâtiment pour que la chambre du Coronal soit dirigée vers la ligne qui reliait Thorius et la rouge Xavial à la sainte Trinatha, l’étoile blanche de la sorcellerie, la propre étoile de Dobranda Thelk.

Oui. Oui. Il était précisément minuit, l’Heure du Coronal. Qu’aurait-il pu y avoir comme meilleur augure ? Il saisit un bâton pointu et se mit à gratter en cannelures profondes le doux velours de la pelouse qui entourait le palais de bambou, de vilaines lignes brunes qui indiquaient la configuration précise dans laquelle devait être tourné le palais. Il travaillait avec une urgence frénétique, essayant de terminer son esquisse de plan avant que les étoiles, dans leur voyage à travers le ciel nocturne, ne se soient déplacées en un autre schéma de connexion.

Au matin, Gopak Semivinvor convoqua toute son équipe, les vingt hommes et femmes qui travaillaient sous sa supervision depuis si longtemps, certains presque aussi longtemps qu’il avait lui-même été majordome.

— Nous allons immédiatement démonter le bâtiment, et le faire pivoter de quatre-vingt-dix degrés, plus ou moins, de sorte qu’il soit orienté dans cette direction, dit-il, tendant les mains parallèlement aux lignes creusées dans la pelouse pour indiquer comment il voulait que soit repositionné le palais.

Ils étaient visiblement consternés. Ils se regardaient les uns les autres comme pour dire : « Est-il sérieux ? » et « Le vieil homme peut-il avoir perdu la tête ? ».

— Allons, fit Gopak Semivinvor en tapant impatiemment des mains. Vous voyez les dessins dans la pelouse. Ces deux longues lignes : elles indiquent l’endroit où la fenêtre de la chambre du Coronal devra se trouver lorsque la reconstruction sera terminée. Kijel Busiak, ajouta-t-il pour son contremaître, vous ferez immédiatement planter des piquets le long des lignes que j’ai tracées, afin d’éviter tout risque de confusion plus tard. Gorvin Dihal, faites immédiatement en sorte que tout un jeu de nouvelles cordes pour lier les cannes soit tissé, car je crains que celles existant ne survivent pas au démontage. Et vous, Voyne Bethafar…

— Monsieur ? dit timidement Kijel Busiak.

Gopak Semivinvor regarda avec ennui le contremaître.

— Y a-t-il une question ?

— Monsieur, n’est-il pas vrai que l’anecdote selon laquelle le bâtiment a été conçu pour être démonté et rapidement remonté n’est rien d’autre qu’un mythe, une légende, quelque chose que nous racontons aux visiteurs mais ne croyons pas nous-mêmes ?

— Non, répondit Gopak Semivinvor. J’ai étudié l’histoire du Palais d’Été en profondeur depuis des décennies, et je n’ai aucun doute sur le fait que, non seulement c’est possible, mais cela a été fait à de nombreuses reprises au cours des siècles. Simplement on ne l’a pas fait récemment, c’est tout.

— Vous avez donc un manuel, monsieur, qui expliquerait la meilleure façon d’exécuter ce travail ? Car assurément, aucune personne vivante n’a le souvenir de la manière de s’y prendre.

— Il n’y a pas de manuel. Pourquoi une telle chose serait-elle nécessaire ? Ce que nous avons ici est une simple structure de cannes de bambou raccordées par des cordes de soie et couverte d’un toit de la même sorte. Nous défaisons les cordes, nous séparons les poutres du toit, les retirons et les mettons de côté, nous enlevons les murs extérieurs canne par canne. Puis nous dressons un plan soigné de l’intérieur et retirons également les murs intérieurs, ensuite nous les remettons à leur place respective, mais face à un autre côté. Après quoi, nous réinsérons les cannes des murs dans leurs fondations et reconstruisons le toit. C’est la simplicité même, Kijel Busiak. Je veux que le travail commence immédiatement. Nous ignorons quand lord Dekkeret choisira de venir parmi nous, et je ne veux pas me retrouver avec un palais à moitié achevé lorsqu’il arrivera.

Il lui semblait réellement, tandis qu’il contemplait la tâche à accomplir, que les vieux contes sur le démontage et le remontage de l’édifice en un seul jour ne pouvaient être autre chose que des vieux contes. Le travail paraissait beaucoup plus compliqué. Il faudrait plus vraisemblablement une semaine, dix jours, peut-être. Mais il ne prévoyait aucune difficulté. Dans la chaleur de l’excitation qui envahissait son esprit à l’idée qu’une visite royale était enfin imminente, il ne pouvait y avoir aucun doute à ses yeux que ce serait un jeu d’enfant de démonter le palais, de changer son orientation de quatre-vingt-dix degrés, et de l’ériger à nouveau. N’importe quel architecte de province devrait être capable de diriger ce travail.

Il y eut quelques autres protestations modérées, mais Gopak Semivinvor y répondit sèchement. En fin de compte, sa volonté l’emporta, comme il savait que ce serait le cas. Le travail commença le jour suivant.

Presque aussitôt, des problèmes inattendus se présentèrent. Les poutres du toit s’avérèrent être encastrées les unes dans les autres de façon on ne peut plus complexe au faîte du bâtiment, les jointures qui les assemblaient aux colonnes les supportant, et aux extrémités des cannes qui formaient les murs de l’édifice, étaient de conception tout aussi inhabituelle. Non seulement leur style était suranné mais les techniques d’assemblage à tenons et à mortaises étaient bizarrement et inutilement déconcertantes, comme si elles avaient été conçues par un constructeur déterminé à recevoir des éloges pour son originalité. Gopak Semivinvor en entendit peu parler par ses ouvriers, car ils craignaient la colère du vieillard, et souffraient sous le coup de son impatience. Mais le démontage continua la semaine suivante, puis une troisième. On entendait désormais Gopak Semivinvor dire qu’il serait peut-être mieux de tous les congédier et de faire venir des ouvriers plus jeunes, qui seraient peut-être plus habiles.

Les extrémités de nombreuses poutres se brisèrent lorsqu’elles furent démontées. Les entailles insolites se fendirent et ne purent être réparées. Tout un mur intérieur tomba de manière inattendue et les cannes furent détruites. On envoya un message à Sippulgar pour les faire remplacer.

Finalement, cependant – toute l’opération avait pris un mois et demi – le Palais fut transformé en un tas de cannes démembrées, beaucoup d’entre elles irrémédiablement endommagées, irrécupérables. Les fondations, à présent à nu, se révélèrent être également en cannes, gravement abîmées par la pourriture sèche. De nombreuses entailles dans lesquelles les cannes des murs avaient été insérées gonflaient, absorbant l’air humide dès que les cannes qu’elles retenaient étaient enlevées, et il ne semblait pas que les anciennes cannes puissent y être réinsérées.

— Que faisons-nous maintenant ? demanda Kijel Busiak, alors que Gopak Semivinvor et lui inspectaient le site de la dévastation. Comment le remontons-nous, monsieur ? Nous attendons vos instructions.

Mais Gopak Semivinvor n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire. Il était désormais clair que le Palais d’Été de lord Kassarn n’était pas le moins du monde aussi simple de forme que chacun se l’était imaginé ; qu’il était plutôt une structure complexe et merveilleuse, un petit miracle de construction, le chef-d’œuvre excentrique de quelque grand architecte oublié. Le démonter lui avait inévitablement causé de grands dommages. Peu des composants originaux du palais pourraient être utilisés pour la reconstruction. Ils devraient construire un nouveau palais, une imitation parfaite du premier, en repartant de zéro. Qui, cependant, aurait le talent pour le faire ?

Il comprenait à présent que, poussé par l’étrange et irrésistible pression derrière son crâne, cet inquiétant message qui n’avait pas été un message de la Dame bienveillante, il avait détruit le Palais d’Été au cours du démontage. Il ne serait plus, ne pourrait plus être repositionné dans une direction plus favorable. Il n’y avait plus de Palais d’Été. Gopak Semivinvor s’écroula, inconsolable, contre l’une des piles de poutres, s’enfouit le visage entre ses mains et se mit à sangloter. Kijel Busiak, qui ne trouvait rien à dire, le laissa seul.

Au bout d’un moment, il se releva. S’éloignant des ruines du bâtiment sans un regard en arrière, le majordome se rendit au bord de l’île, et y resta un long moment devant le Grand Lac, l’esprit vide de toute pensée, puis, très lentement, il entra dans le lac, et continua à avancer jusqu’à ce que l’eau lui arrive au-dessus de la tête.

6

— Encore, madame. Levez votre bâton ! Parez Parez ! Parez ! dit Septach Melayn.

Keltryn répondait à chaque botte du bâton de bois du grand homme avec rapidité et vivacité, anticipant chaque fois avec succès la direction par laquelle il viendrait sur elle, et positionnant le bâton là où il devait être. Elle n’avait aucune illusion sur sa capacité à tenir bon lors d’une rencontre contre le grand escrimeur. Mais ce n’était pas ce que l’on attendait d’elle, ni de quiconque. Ce qui était important était le développement de ses talents ; et ceux-ci se développaient à une vitesse remarquable. Elle s’en apercevait à la façon dont Septach Melayn lui souriait à présent. Il voyait en elle de véritables promesses. Plus encore, il semblait s’être pris d’affection pour elle, lui qui avait la réputation de ne pas s’intéresser davantage aux femmes qu’une pierre ne le ferait. Ainsi, depuis son retour du Labyrinthe, il avait commencé à lui accorder le rare privilège de cours particuliers dans cet art.

Elle avait fait ce qu’elle pouvait sans lui, pendant les semaines qu’avait duré son absence, pour les funérailles du vieux Pontife et les cérémonies qui avaient marqué la succession au trône impérial de Prestimion, au Labyrinthe. Durant ce temps, Keltryn était allée voir les membres de la classe d’escrime de Septach Melayn, et les avait fait s’entraîner avec elle, à un contre un.

Certains d’entre eux, qui ne s’étaient jamais faits à la présence anormale d’une femme dans la classe, l’avaient simplement repoussée en riant. Mais quelques-uns, peut-être sans autre raison que l’occasion qu’ils y voyaient de passer du temps en compagnie d’une jeune femme attirante, étaient assez bien disposés pour se prêter à sa requête. Polliex, le séduisant fils du comte d’Estotilaup, faisait partie de ce groupe. Il était extrêmement beau, par le fait, le plus bel homme que Keltryn ait connu, et il en était bien trop conscient. Il interpréta l’invitation de Keltryn de pratiquer la rapière et le bâton ensemble comme le présage d’une conquête.

Mais Keltryn, à ce moment-là, ne cherchait pas à devenir la conquête de qui que ce soit, et le visage au profil parfait de Polliex n’était de toute façon plus pertinent, une fois caché par un masque d’escrime. Après plusieurs séances avec lui, pendant lesquelles il insista pour lui demander, à plusieurs reprises, en dépit de son refus poli, de se joindre à lui pour un week-end de glisse-glaces et autres divertissements dans la cité des plaisirs de High Morpin, juste en dessous du Château, elle annula les autres entraînements avec Polliex et se tourna plutôt vers Toraman Kanna, de Syrinx, le fils du prince.

Lui aussi était un jeune homme à la beauté frappante, mince, sinueux, la peau couleur olive et de longs cheveux bruns. En fait, sa beauté était presque féminine, au point que l’on pensait généralement qu’il était l’un des compagnons de jeu de Septach Melayn. Peut-être l’était-il ; mais Keltryn découvrit rapidement qu’il trouvait aussi les femmes attirantes, en tout cas, la trouvait, elle, séduisante.

— Vous devriez tenir votre arme ainsi, dit Toraman Kanna, debout derrière elle, et levant son bras.

Puis, après avoir rectifié sa position, il laissa sa main glisser le long de sa veste d’escrime et reposer légèrement sur son sein droit. Tout aussi tranquillement, elle la repoussa. Probablement pensait-il que la toucher de cette manière faisait partie de ses prérogatives en tant que prince. Ils ne s’entraînèrent pas ensemble une seconde fois.

Audhari de Stoienzar ne lui causa pas de telles complications. Le grand garçon au visage constellé de taches de rousseur paraissait chaleureux et assez normal, mais ce qui l’intéressait lorsqu’il se trouvait avec elle dans le gymnase était l’escrime, pas le flirt. Keltryn avait déjà découvert qu’il était l’escrimeur le plus compétent de la classe. À présent, le rencontrant jour après jour, elle se concentrait pour apprendre de lui comment maîtriser l’astuce de Septach Melayn pour diviser chaque instant en ses composants et en subdivisant ceux-ci, jusqu’à ce que le temps lui-même soit ralenti et que l’on puisse passer entre les sections qui séparaient chaque instant du suivant, permettant ainsi de pouvoir facilement contrecarrer, et souvent anticiper les actions de son adversaire. Ce n’était pas une science facile à maîtriser. Mais Audhari, parce qu’il n’était pas l’homme d’épée redoutablement parfait qu’était Septach Melayn, était capable grâce aux défauts de sa technique de donner accès à Keltryn à sa considérable connaissance de la méthode.

Lorsque Septach Melayn revint du Labyrinthe, elle était presque aussi bonne qu’Audhari, et supérieure à tout le reste de la classe. Septach Melayn le remarqua immédiatement, la première fois que le groupe se réunit ; aussi, quand elle l’approcha, avec quelques craintes, au sujet de cours privés, accepta-t-il sans hésitation.

Ils se rencontraient une heure, tous les trois jours. Il était patient avec elle, gentil, tolérant les erreurs qu’elle commettait inévitablement.

— Voilà, dit-il. De cette façon. Regardez en haut et portez une botte basse, ou vice versa. Je peux lire vos intentions. Vous envoyez trop de signaux avec vos yeux.

Leurs lames se rencontrèrent. Lui fit glisser sa lame sur la sienne et la toucha légèrement à la clavicule. Si ce combat avait été sérieux, elle aurait été tuée cinq fois par minute. Jamais elle ne perçait sa garde à lui. Mais elle ne s’attendait pas à le faire. Il était un maître en tout point. Personne ne le toucherait jamais.

— Voilà ! cria-t-il. Regardez ! Regardez ! Regardez ! Hop !

Elle travaillait à stopper le temps, essayait de transformer ses mouvements lisses en une série de sauts discontinus afin de pouvoir entrer dans l’intervalle entre un segment de temps et le suivant, et finalement le toucher de la pointe de sa lame et elle y réussit presque. Mais malgré cela, il parvenait toujours à esquiver, puis, avec ce don merveilleux qui le faisait paraître revenir sur elle de deux côtés à la fois, à contre-attaquer, et elle ne pouvait se défendre.

Elle aimait s’entraîner avec lui. Elle l’aimait lui, d’une façon qui n’avait rien à voir avec le sexe. Elle avait dix-sept ans et lui… combien ? Cinquante ? Cinquante-cinq ? Il était vieux, de toute façon, très vieux, malgré son panache, son élégance et sa grande beauté. Mais il ne s’intéressait absolument pas aux femmes, c’est ce que tout le monde disait. Pas de cette façon, en tout cas, même s’il semblait apprécier les femmes comme amies, et était souvent vu en leur compagnie. C’était parfait pour Keltryn. Tout ce qu’elle voulait des hommes, à ce moment de sa vie, était de l’amitié, rien de plus. Et Septach Melayn était un merveilleux ami.

Il était charmant et drôle, un homme enjoué et sémillant. Il était sage : lord Prestimion ne l’avait-il pas choisi comme Haut Conseiller du Royaume ? On le disait amateur averti de vins, il s’y connaissait en musique, poésie et peinture, et nul au Château, pas même le Coronal, n’avait une garde-robe plus élégante. Et bien entendu, il était le meilleur escrimeur du monde.

Même ceux pour qui l’escrime n’était qu’un passe-temps sans intérêt l’admiraient pour cela : on ne peut qu’admirer quelqu’un qui est supérieur à tout autre dans une discipline, indépendamment de ce qu’est cette discipline.

Septach Melayn était également gentil et bon, aimé de tous, aussi modeste que ses exploits le lui permettaient, célèbre pour son dévouement à son ami le Coronal. Il était un véritable phénix, le plus heureux, le plus enviable des hommes. Mais en apprenant à le connaître, Keltryn commença à se demander s’il n’y avait pas, quelque part au fond de lui, un noyau de tristesse qu’il s’employait à dissimuler. Indubitablement, il détestait vieillir, lui qui était un athlète si magistral et tellement beau à voir. Peut-être se sentait-il secrètement seul. Et peut-être souhaitait-il qu’il y ait quelqu’un, quelque part parmi les quinze milliards de personnes de cette planète géante, qui puisse se mesurer à lui lors d’un duel.

Au cours de la troisième semaine de leurs cours particuliers, Septach Melayn retira brusquement son masque, après qu’elle eut exécuté une série d’échanges remarquablement bien menés, et dit en la regardant attentivement de tout son haut :

— C’était très bien, madame. Je n’avais jamais vu personne progresser aussi rapidement que vous l’avez fait. Quel dommage que nous devions très bientôt cesser ces leçons !

Il ne lui aurait pas fait plus mal s’il l’avait frappée à la gorge du tranchant de sa rapière.

— Nous le devons ? fit-elle, horrifiée.

— Le Pontife arrivera sous peu au Château pour la cérémonie du couronnement de lord Dekkeret, et après cela les véritables changements commenceront dans le nouveau régime. Lord Dekkeret voudra son propre Haut Conseiller. Je pense qu’il compte nommer le frère de Prestimion, Teotas. Quant à moi, on m’a demandé de rester au service de Prestimion, cette fois comme porte-parole du Pontife. Ce qui signifie, bien sûr, que je vais quitter le Château et m’établir au Labyrinthe.

— Le Labyrinthe… oh, c’est terrible, Septach Melayn ! souffla Keltryn.

— Bah, pas aussi grave que ce que l’on dit, je pense, dit-il avec un gracieux haussement d’épaules. Il y a de bons tailleurs là-bas, et quelques restaurants dignes d’estime. De plus, Prestimion n’a pas l’intention d’être l’un de ces Pontifes reclus qui se cachent tout au fond de cet antre, et ne sortent plus au soleil du reste de leur vie. La cour voyagera beaucoup, m’a-t-il révélé. Je suppose qu’il empruntera plus souvent le Glayge dans un sens ou dans l’autre que la plupart des Pontifes, et qu’il ira plus loin, également. Mais si je suis là-bas avec lui, et vous ici, madame…

— Oui. Je vois.

— Il ne vous viendrait pas à l’esprit, j’imagine, de vous installer vous-même au Labyrinthe ? ajouta-t-il après une courte pause. Dans ce cas, bien entendu, nous pourrions continuer nos études.

Les yeux de Keltryn s’écarquillèrent. Que disait-il ?

— Mes parents m’ont envoyée au Château pour y acquérir une plus vaste éducation, Votre Excellence, répondit-elle, presque dans un murmure. Je ne crois pas qu’ils aient jamais imaginé… que j’irais… que j’irais là-bas…

— Non. Le Château n’est que lumière et gaieté ; et le Labyrinthe, eh bien, est différent. C’est ici l’endroit pour les jeunes seigneurs et dames. Je le sais.

Septach Melayn semblait bizarrement mal à l’aise.

Elle ne l’avait jamais vu autrement que parfaitement calme. Mais là, il était agité ; il tiraillait nerveusement sa petite barbe soignée, ses yeux bleu pâle ne parvenaient pas à croiser les siens.

Il n’était pas possible qu’il ressentît de désir charnel pour elle. Elle le savait. Mais malgré tout, il ne voulait visiblement pas la laisser derrière lui, lorsqu’il suivrait Prestimion dans la capitale souterraine. Il voulait que les leçons continuent. Était-ce parce qu’elle était une élève réagissant si bien ? Ou bien chérissait-il leur amitié inattendue ? Il se sent seul, pensa-t-elle. Il a peur que je ne lui manque. Elle était stupéfaite à l’idée que le Haut Conseiller Septach Melayn puisse avoir ces sentiments à son égard.

Mais elle ne pouvait l’accompagner au Labyrinthe. Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne devrait pas. Sa vie se trouvait là au Château, pour le moment, et ensuite, supposait-elle, elle retournerait dans sa famille à Sippermit, et épouserait quelqu’un, puis… eh bien, elle ne pouvait projeter ses pensées plus loin. Mais le Labyrinthe n’avait sa place nulle part dans son avenir, selon son cours normal.

— Peut-être pourrais-je aller vous voir là-bas de temps à autre, dit-elle. Pour rafraîchir mes connaissances, vous savez.

— Peut-être, répéta Septach Melayn, et ils abandonnèrent le sujet.


Sa sœur, Fulkari, l’attendait dans la salle de détente du secteur de l’aile ouest du Château connu sous le nom de Galerie Setiphon, où elles avaient toutes deux leurs appartements, ainsi que leur frère Fulkarno. Fulkari y utilisait la piscine presque tous les jours. Keltryn la rejoignait généralement là après sa leçon d’escrime.

C’était une piscine superbe, un grand bassin ovale de porphyre rose avec une incrustation de malachite éclatante représentant la constellation sur tout le pourtour, juste en dessous de la surface de l’eau. L’eau elle-même venait d’une source chaude au parfum de cannelle, quelque part dans les profondeurs du Mont, et était d’une nuance de rose pâle ressemblant un peu à du vin. Apparemment, ce secteur du Château avait servi de pavillon des hôtes pour les princes de mondes éloignés en visite durant le règne de quelque Coronal depuis longtemps oublié, à une époque où le commerce entre étoiles était beaucoup plus courant qu’il ne l’était devenu par la suite, et ce lieu faisait partie de leurs installations de détente. Elle servait désormais les besoins des invités royaux venant de moins loin.

Personne d’autre que Fulkari ne se trouvait à la piscine lorsque Keltryn arriva. Elle faisait des allers-retours avec des mouvements réguliers et rapides, nageant inlassablement d’un bout à l’autre du bassin, se retournant et repartant pour le tour suivant. Keltryn, debout au bord de la piscine, l’observa un moment, admirant la souplesse du corps de sa sœur, la perfection de ses mouvements. Même à présent qu’elle avait dix-sept ans, Keltryn considérait Fulkari comme une femme, et se voyait elle-même comme une simple fille gauche. Les sept ans d’écart entre elles paraissaient un gouffre béant. Keltryn enviait la maturité des hanches de Fulkari, sa poitrine plus ample, tous ces témoignages de ce qu’elle regardait comme une plus grande féminité de sa sœur.

— Tu ne viens pas ? l’appela Fulkari.

Keltryn enleva sa tenue d’escrime, la jeta négligemment sur le côté, et se glissa dans l’eau à côté de Fulkari. L’eau était douce et apaisante. Elles nagèrent côte à côte pendant quelques minutes, sans vraiment discuter.

Lorsqu’elles se fatiguèrent des longueurs, elles se redressèrent ensemble et firent la planche, barbotant doucement.

— Qu’est-ce qui t’ennuie ? demanda Fulkari. Tu es bien silencieuse aujourd’hui. Tu as été mauvaise pendant ta leçon d’escrime, c’est cela ?

— Au contraire.

— Alors de quoi s’agit-il ?

— Septach Melayn m’a dit qu’il allait s’installer au Labyrinthe, dit Keltryn d’un ton accablé. La cérémonie du couronnement aura bientôt lieu, et ensuite il deviendra le porte-parole de Prestimion là-bas.

— J’imagine que cela met fin à ta carrière d’épéiste, alors, fit Fulkari, sans exprimer de sympathie particulière.

— Si je reste ici, oui. Mais il m’a demandé de m’installer au Labyrinthe, afin que nous puissions continuer nos leçons.

— Vraiment ! s’exclama Fulkari, puis elle gloussa. De t’installer au Labyrinthe ! Toi !… Il ne t’a pas demandé de l’épouser aussi, non ?

— Ne sois pas idiote, Fulkari.

— Il ne le fera pas, tu le sais.

Keltryn sentit la colère monter en elle. Fulkari n’avait aucune raison de se montrer aussi cruelle.

— Ne crois-tu pas que je le sache ?

— Je voulais seulement m’assurer que tu ne te faisais pas d’idées à son sujet.

— Devenir l’épouse de Septach Melayn est une chose qui ne m’est jamais venue à l’esprit, je te l’assure. Et je suis tout à fait certaine que ça ne lui est jamais venu à l’idée non plus… Non. Fulkari, je veux seulement qu’il continue à m’entraîner. Mais, bien sûr, je ne vais pas aller m’installer au Labyrinthe.

— C’est un soulagement.

Fulkari se hissa hors de l’eau. Au bout d’un instant, Keltryn la suivit. Mettant les mains derrière elle, Fulkari se pencha en arrière et s’étira avec volupté, comme un grand chat.

— Je n’ai jamais compris ton attirance pour les épées, de toute façon, ajouta-t-elle languissamment. Que gagne-t-on à être épéiste ? Surtout pour une femme.

— Que gagne-t-on à être une lady à la cour ? répliqua Keltryn. Au moins une épéiste a quelques talents avec autre chose que sa langue.

— Peut-être bien. Mais c’est un talent qui n’a aucune utilité. Enfin, cela te passera, à mon avis. Qu’un prince suscite ton intérêt et nous n’entendrons plus parler de tes rapières et de tes bâtons.

— Je suis sûre que tu as raison, fit aigrement Keltryn avec une grimace.

Elle sauta prestement sur ses pieds, courut le long du bord de la piscine jusqu’à l’autre bout et se jeta à nouveau à l’eau, plongeant si peu profondément que la douleur provoquée par le contact de l’eau résonna dans ses seins et son ventre. Nageant en mouvements courts, saccadés, violents, elle retourna à l’endroit où Fulkari était assise et releva la tête pour être vue.

— Est-ce que ton Coronal va nous donner de bonnes places pour le couronnement ? demanda-t-elle, lançant un grand sourire malveillant.

Mon Coronal ? En quoi est-il mon Coronal ?

— Ne fais pas la maligne avec moi, Fulkari.

— Le prince Dekkeret, je devrais dire lord Dekkeret, et moi sommes de simples amis, dit Fulkari d’un ton guindé. Tout comme toi et Septach Melayn êtes amis, Keltryn.

Keltryn monta péniblement sur le rebord du bassin et se tint au-dessus de sa sœur, dégoulinant sur elle.

— Nous ne sommes cependant pas amis de la même façon que Dekkeret et toi.

— Que peux-tu bien vouloir dire par là ?

— Tu le fais avec lui, non ?

Le rouge monta aux joues de Fulkari. Mais elle n’attendit qu’un instant avant de répondre, presque avec défi.

— Eh bien, oui ! Bien entendu.

— Par conséquent, lui et toi…

— Sommes amis. Rien de plus que des amis.

— Tu ne vas pas l’épouser, Fulkari ?

— Ça ne te regarde vraiment pas, tu sais.

— Mais vas-tu l’être ? Oui ? La femme du Coronal ? Reine du monde ? Bien sûr que oui ! Tu serais folle de dire non ! Et tu ne le feras pas, car tu n’es pas folle. Tu n’es pas folle, n’est-ce pas ?

— S’il te plaît, Keltryn…

— Je suis ta sœur. J’ai des droits. Je veux seulement savoir…

— Arrête ! Arrête !

Brusquement Fulkari se leva, chercha une serviette autour d’elle, la jeta sur ses épaules comme si elle avait besoin d’un vêtement quelconque, même inutile, et se mit à faire les cent pas avec emportement. Elle était visiblement très énervée, et troublée également. Keltryn ne se souvenait pas de la dernière fois où sa sœur avait paru troublée.

— Je n’avais pas l’intention de te contrarier, dit-elle, tentant de se montrer conciliante. Tu es la meilleure amie que j’aie au monde, Fulkari. Il ne me semble pas déplacé de te demander si tu vas épouser un homme dont tu es visiblement amoureuse. Mais si ça te dérange à ce point de parler de ce sujet, j’arrête. D’accord ?

Fulkari jeta la serviette et revint vers elle. Elle s’assit à nouveau près d’elle. La tempête semblait passée. Après un petit moment, Keltryn s’enquit, les yeux brillants de curiosité :

— Comment est-ce, Fulkari ?

— Avec lui, tu veux dire ?

— Avec n’importe qui. Je n’en ai pas vraiment idée, tu vois. Je n’ai jamais…

— Non ! s’écria Fulkari, sincèrement surprise. Tu es sérieuse ? Jamais ? Pas une seule fois ?

— Non. Jamais.

Fulkari semblait avoir du mal à le croire. Cela lui paraissait une chose bien inoffensive à reconnaître, mais Keltryn se retrouva en train de souhaiter pouvoir ravaler ses paroles. Elle se sentit rougir des pieds à la tête. Honteuse de son innocence, honteuse d’être ainsi nue devant sa propre sœur, honteuse de la finesse de ses cuisses, de ses fesses plates de garçon, de la maigreur de ses petits seins hauts. Fulkari, assise là en face d’elle, semblait par comparaison une déesse de la féminité.

Mais le ton de Fulkari était doux, aimant et tendre lorsqu’elle lui répondit.

— Je dois te dire que c’est une réelle surprise. Quelqu’un d’aussi ouvert et plein d’allant que toi… qui prend des cours d’escrime avec une bande de garçons, pas moins… Je me disais, certainement, elle a dû sortir avec deux ou trois maintenant, peut-être même plus. Keltryn fit signe que non.

— Non. Pas un. Absolument personne.

— Ne crois-tu pas qu’il soit temps, alors ? demanda Fulkari, les yeux pétillants.

— Je n’ai que dix-sept ans, Fulkari.

— J’avais seize ans, la première fois. Et je pensais avoir démarré tard.

— Seize ans. Eh bien !

Keltryn secoua la tête, faisant tomber des gouttes de ses boucles roux doré.

— Mais nous avons toujours été différentes, toi et moi. Je suis beaucoup plus garçon manqué que tu ne l’as jamais été, je parie.

Elle se pencha tout près de Fulkari et demanda à voix basse :

— Qui était-ce ?

— Madjegau.

Madjegau ?

Le nom jaillit en un cri si railleur qu’elle mit la main sur sa bouche.

— Mais c’était un tel… cornichon, Fulkari !

— Bien sûr qu’il l’était. Mais ils peuvent être des cornichons tout en étant très séduisants, tu sais. Particulièrement quand on a seize ans.

— Je n’ai jamais trouvé d’attraits aux cornichons, je dois l’avouer.

— Tu ne peux pas comprendre. C’est une question d’hormones. J’avais seize ans et j’étais mûre pour cela, Madjegau était grand et beau, et il était au bon endroit au bon moment, et… eh bien…

— J’imagine. Je t’avoue que je ne vois pas l’attrait… Est-ce que ça fait mal, la première fois, quand il te pénètre ?

— Un peu. Ce n’est pas important. Tu es concentrée sur d’autres sensations, Keltryn. Tu verras. Un de ces jours, dans un avenir pas très lointain…

Elles pouffaient toutes les deux à présent, toute animosité disparue, sœurs et amies.

— Après Madjegau, y en a-t-il eu beaucoup d’autres ? Je veux dire, avant Dekkeret ?

— Il y en a eu… quelques-uns.

Fulkari jeta un regard hésitant à Keltryn.

— Je ne suis pas convaincue que je devrais discuter de tout ça avec toi.

— Tu peux me le dire. Je suis ta sœur. Pourquoi aurions-nous des secrets ? Allez… Qui d’autre, Fulkari ?

— Kandrigo. Tu te souviens de lui, je pense. Et Jengan Biru.

— Ce qui fait trois hommes, alors ! Plus Dekkeret.

— Je n’ai pas encore mentionné Velimir.

— Quatre ! Oh, tu n’as pas honte, Fulkari ! Bien sûr je savais qu’il devait y en avoir. Mais quatre !

Elle lança un regard inquisiteur à Fulkari.

— Il n’y en a pas d’autre, si ?

— Je n’arrive pas à croire que je te raconte tout ça. Mais non, pas d’autre, Keltryn. Quatre amants. Cela ne fait pas beaucoup, en cinq ans, tu sais.

— Et ensuite Dekkeret.

— Et ensuite Dekkeret, oui.

Keltryn se pencha de nouveau vers Fulkari, la regardant au fond des yeux.

— C’est lui le meilleur, non ? Meilleur que tous les autres rassemblés. Je sais qu’il l’est. Je veux dire, je ne le sais pas, mais j’imagine… je suis sûre…

— Ça suffit, Keltryn. C’est un sujet dont je n’ai absolument pas l’intention de discuter.

— Tu n’en as pas besoin. Je lis la réponse sur ton visage. Il est merveilleux : j’en suis certaine. Et maintenant il est Coronal. Et tu vas être reine du monde. Oh Fulkari, Fulkari, je suis si heureuse pour toi ! Je ne peux te dire à quel point je…

— Arrête, Keltryn.

Fulkari se leva d’un geste brusque et vif, et commença à rassembler ses vêtements.

— Je pense qu’il est temps que nous partions, dit-elle d’un ton cassant, irrité.

Keltryn vit qu’elle avait touché un point sensible. Quelque chose n’allait pas, vraiment pas. Mais elle ne pouvait en rester là.

— Tu ne vas pas l’épouser, Fulkari ? Silence glacial. Puis :

— Non.

— Il ne te l’a pas demandé ? Il a quelqu’un d’autre en tête ?

— Non. Aux deux questions.

— Il te l’a proposé et tu l’as repoussé ? continua Keltryn, incrédule. Pourquoi, Fulkari ? Pourquoi ? Tu ne l’aimes pas ? Est-il trop vieux pour toi ? As-tu quelqu’un d’autre en tête ?… Je ne peux pas m’en empêcher, Fulkari. Je sais que tout ceci t’ennuie. Mais je n’arrive pas à comprendre comment tu peux…

À la stupéfaction de Keltryn, Fulkari sembla soudain au bord des larmes. Elle essaya de le cacher, se détournant rapidement, gardant le visage tourné face au mur, et tripotant furieusement ses vêtements. Mais Keltryn voyait les mouvements frémissants de ses épaules, comme pour refouler difficilement ses sanglots.

D’une voix sombre, caverneuse, Fulkari le dos toujours tourné, lui répondit :

— Keltryn, j’aime Dekkeret. Je veux l’épouser. C’est lord Dekkeret que je ne veux pas épouser.

Keltryn trouva cela déroutant.

— Mais… que…

Fulkari se retourna pour lui faire face.

— As-tu la moindre idée de ce qu’implique le fait d’être la femme du Coronal ? Les tâches interminables, les responsabilités, les dîners officiels, les discours ? Tu devrais jeter un œil sur le programme qu’ils établissent pour lady Varaile. C’est un cauchemar. Je ne veux pas de ça. Je suis peut-être folle, Keltryn, je suis peut-être superficielle et idiote, mais je ne peux pas changer ce que je suis. Épouser le Coronal me paraît très semblable à se porter volontaire pour aller en prison.

Keltryn la regardait fixement. La voix de Fulkari reflétait un réel tourment, et Keltryn ne mettait pas en doute sa douleur. Elle ressentit une bouffée de compassion pour elle ; mais ensuite, presque aussitôt, vinrent la contrariété, la colère et même l’indignation.

Elle s’était toujours vue elle-même comme une enfant, et Fulkari comme une femme, mais soudain les rôles étaient renversés. À vingt-quatre ans, Fulkari semblait penser qu’elle était encore une petite fille. Mais croyait-elle qu’elle allait rester une petite fille toute sa vie ? N’aspirait-elle à rien de plus que de chevaucher dans la prairie, flirter avec de beaux jeunes hommes, et parfois faire l’amour avec eux ?

Keltryn savait qu’elle ferait mieux de ne pas continuer à faire pression sur sa sœur, sur ce sujet. Mais les mots sortirent de sa bouche malgré elle.

— Pardonne-moi de te dire cela, Fulkari. Mais je suis ébahie par ce que tu viens de me dire. Tu es amoureuse de l’homme le plus désirable et le plus important au monde, et celui-ci t’aime et veut t’épouser. Mais il est sur le point de devenir Coronal, et tu dis que c’est trop de dérangement d’être la femme du Coronal ? Alors je dois te dire que tu es folle, Fulkari, la pire folle qui soit. Je suis désolée si ça te blesse, mais c’est la vérité. Une folle. Et je vais te dire autre chose : si tu ne veux pas épouser Dekkeret, je le ferai. Si j’arrive un jour à attirer son attention, du moins. Si je pouvais prendre cinq ou six kilos, je serais exactement comme toi, et j’apprendrais à faire ce que les hommes et les femmes font ensemble, et ensuite…

— Tu dis des idioties, Keltryn, fit froidement Fulkari.

— Oui. Je le sais.

— Alors arrête ! Arrête ! Arrête !

Fulkari pleurait à présent.

— Oh, Keltryn… Keltryn…

— Fulkari…

Keltryn se précipita vers elle. La serra dans ses bras. Sentit ses propres larmes couler sur ses joues.

7

— Le Lord Gaviral requiert respectueusement votre présence en son palais, comte Mandralisca, dit Jacomin Halefice.

Mandralisca releva la tête.

— Est-ce ainsi qu’il l’a formulé, Jacomin ? « Requiert respectueusement » ?

Halefice sourit, pendant peut-être une demi-seconde.

— L’expression était de moi, Votre Grâce. J’ai pensé que cela serait plus élégant de le présenter ainsi.

— Oui. C’est bien possible. Cela ne ressemblait pas du tout au style de Gaviral… Eh bien, dis-lui que j’y serai dans cinq minutes. Non, disons plutôt dix, à mon avis.

Que Gaviral attende respectueusement. Mandralisca reporta son regard sur le casque de Barjazid, posé devant lui sur le bureau en un petit tas chatoyant. Il avait joué avec tout l’après-midi, le mettant et envoyant son esprit de par le monde, testant les pouvoirs de cet engin, essayant d’en tirer davantage de connaissances sur ses possibilités, et il voulait un peu de temps pour passer en revue ce qu’il avait accompli.

Il avait si peu de contrôle dessus, pour l’instant. Il ne pouvait l’orienter vers une région particulière du monde, et ne pouvait pas non plus choisir d’établir le contact avec un individu spécifique. Barjazid l’avait assuré à plusieurs reprises qu’ils finiraient par résoudre ce problème de directivité. Diriger le pouvoir du casque sur une personne précise semblait être un défi plus difficile, mais Barjazid paraissait penser qu’avec le temps ce serait également faisable. Assurément, les deux fonctions avaient été possibles avec les modèles précédents, tel celui utilisé par Prestimion pour abattre le frère de Barjazid, Venghenar. Celui-ci, plus récent, avait une plus grande portée et une action plus sensible : c’était une rapière, non un sabre, capable non seulement d’infliger une grande blessure, mais aussi de provoquer de légères déviations dans les esprits qu’il touchait, mais certaines autres qualités de précision avaient été perdues.

Pendant ce temps, disait Barjazid, ce serait une bonne idée que Mandralisca s’entraîne chaque jour à utiliser le casque, pour s’habituer à son fonctionnement, pour se construire la souplesse mentale nécessaire pour résister aux tensions subies par l’utilisateur. C’est ce qu’il avait fait. Jour après jour, il avait rendu visite aux citoyens de Majipoor, au hasard, se glissant dans leur esprit, titillant leur âme avec de petites suggestions désagréables. Il était intéressant de voir quel genre d’effet on pouvait obtenir, même sur un esprit bien protégé.

Il s’était aperçu qu’il pouvait entrer quasiment en n’importe quelle personne sur qui se portait son choix, même si les esprits endormis étaient beaucoup plus vulnérables que ceux éveillés. Il pouvait percer les défenses de l’âme par quelques coups bien placés, exactement comme il savait le faire si magnifiquement au temps de ses duels au bâton, lorsque la souplesse de ses mouvements et ses réflexes supérieurs lui avaient fait remporter championnat sur championnat dans les tournois, et, ce qui avait encore plus de valeur, la grande approbation de Dantirya Sambail. Utiliser le casque était très similaire. Dans les tournois, on ne maniait pas le bâton comme un gourdin ; on déroutait et déconcertait son adversaire avec, le harcelant tellement de petits coups, vifs comme l’éclair, du bâton en bois flexible de noctiflore, qu’il laissait une ouverture pour l’attaque ultime. Là aussi, avait découvert Mandralisca, il valait mieux saper la résolution et le sentiment de sécurité de la victime par quelques légers petits coups, et la laisser achever elle-même le processus de destruction. Le jardinier du parc de lord Havilbove, le gardien du palais de bambou d’Ertsud Grand, l’infortuné conservateur du calendrier du village Hjort, et tous les autres : que cela avait été facile, vraiment, et si plaisant !

Tiens, aujourd’hui encore.

Mais le Lord Gaviral avait respectueusement requis sa présence au palais, se rappela Mandralisca. On ne doit pas laisser les Lords de Zimroel attendre trop longtemps, ou ils deviennent irritables. Il glissa le casque dans la bourse sur sa hanche, qui était sa place lorsqu’il n’était pas utilisé, et se mit en route sur le sentier menant au palais de Gaviral, au sommet de la colline.

Les palais des Cinq Lords paraissaient impressionnants, vus de l’extérieur, mais leur intérieur reflétait non seulement la hâte avec laquelle tout l’avant-poste avait été construit, mais aussi le mauvais goût général des frères. L’architecte, un Ghayrog de Dulorn, du nom de Hesmaan Thrax, les avait dessinés pour inspirer une crainte révérencielle à ceux qui les voyaient en venant du bas : chacun des cinq édifices était un immense dôme de tuiles lisses et parfaitement assemblées, grises avec le dessous rouge, s’élevant à une grande hauteur et surmonté du croissant de lune rouge, qui était l’emblème du clan Sambailid. À l’intérieur, cependant, ils n’étaient que salles nues et remplies d’échos, aux murs grossiers et mal finis, aux meubles bizarrement dépareillés et mal placés.

La demeure de Gaviral était la mieux lotie de ce triste assemblage. Sa salle principale était un vaste espace haut de plafond, où un grand homme tel que Confalume se serait développé facilement, et qu’il aurait encore rehaussé de sa propre grandeur, il n’avait jamais paru déplacé au milieu de l’immensité de la salle du trône qu’il s’était fait construire au Château, mais une insignifiante créature telle que Gaviral y était diminuée. Il paraissait déplacé, comme un ajout après coup, dans sa propre grande salle.

En tant que fils aîné de Gaviundar, le frère de Dantirya Sambail, il avait eu droit au premier choix dans les riches biens qui avaient jadis orné le superbe palais du Procurateur à Ni-moya. C’est à lui qu’étaient revenus les plus admirables statues et tentures, les tapissés à partir de fourrures de haigus et de steetmoy, les étranges sculptures en os d’animaux que Dantirya Sambail avait rapportées de quelque expédition dans les glaciales Marches de Khyntor dans le nord de Zimroel. Mais tous ces objets précieux avaient souffert des outrages du temps, particulièrement dans les années qui avaient suivi la mort de Dantirya Sambail, lorsque l’énorme Gaviundar avait habité la procuratie. Beaucoup des plus belles pièces étaient bosselées, ébréchées, tachées, les supports étaient défoncés, des fissures étaient apparues sur des objets délicats et irremplaçables. Et à présent que Gaviral en avait hérité, ils étaient disposés avec négligence, presque au hasard, dispersés çà et là dans les gigantesques salles remplies d’échos du bâtiment, comme les jouets abandonnés d’un enfant indifférent.

Gaviral lui-même se prélassait au milieu de cet étalage désordonné et miteux dans un large fauteuil aux allures de trône, qui semblait avoir été conçu pour l’un de ses quatre frères, tous plus massifs que lui. Quelques-unes de ses femmes étaient accroupies à ses pieds. Les cinq Sambailid s’étaient chacun constitué un harem, au mépris de toutes les lois et convenances. Sa main agrippait un flacon de vin. Comparé à ses frères, Gaviral était un modèle de sobriété et de correction ; mais il n’en restait pas moins un gros buveur, comme tous ceux de sa tribu.

Derrière l’épaule gauche de Gaviral se tenait un des autres frères. Il s’agissait du Lord Gavdat à la mâchoire lourde, gras, ineffablement stupide, qui aimait jouer au sorcier et au pronostiqueur. Il était ce jour-là absurdement vêtu, à la manière d’un géomancien de la Cité Haute de Tidias, loin de là, sur le Mont du Château : grand casque de cuivre, robe en riche brocart, cape minutieusement décorée. Mandralisca ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait vu quelque chose d’aussi ridicule.

Il fit un salut cérémonieux et protocolaire.

— Milord Gaviral. Milord Gavdat.

Gaviral brandit son flacon.

— Veux-tu du vin, Mandralisca ?

Après tout ce temps, ils n’avaient toujours pas réussi à comprendre qu’il détestait le vin. Mais il refusa poliment, avec des remerciements. Il était inutile d’essayer d’expliquer de telles choses à ces gens. Gaviral lui-même but longuement et, avec une courtoisie dont Mandralisca l’aurait cru incapable, tendit le flacon à son grossier frère aux pieds traînants. Gavdat renversa la tête si loin en arrière que Mandralisca s’étonna que son casque de cuivre ne tombe pas, vida presque entièrement le flacon et le jeta indolemment sur le côté, où il répandit ses dernières gouttes sur ce qui était autrefois un tapis en steetmoy d’un blanc éblouissant.

— Eh bien ! dit enfin Gaviral.

Ses petits yeux vifs voletaient d’un côté à l’autre, de cette façon typique, si semblable à celle d’un petit rongeur. Il brandit d’une main des papiers froissés.

— Tu as appris les nouvelles du Labyrinthe, Mandralisca ?

— Que le Pontife est sérieusement malade, suite à une attaque, milord ?

— Que le Pontife est mort, dit Gaviral. La première attaque n’a pas été mortelle, mais il y en a eu une seconde. Il est mort immédiatement, disent ces rapports, qui ont mis quelque temps à nous parvenir. Prestimion a déjà été installé comme son successeur.

— Et Dekkeret comme nouveau Coronal ?

— Le couronnement aura bientôt lieu, répondit Gavdat, prononçant ces paroles comme s’il transmettait les messages de quelque esprit invisible. J’ai étudié les auspices. Il aura un règne court et malheureux.

Mandralisca attendit. Ces remarques ne paraissaient appeler de commentaires.

— Peut-être, dit le Lord Gaviral, passant ses doigts dans sa chevelure rousse clairsemée, serait-ce le moment favorable pour nous de proclamer l’indépendance de Zimroel sous notre autorité. Le redoutable Confalume sorti de scène, Prestimion occupé à établir son gouvernement au Labyrinthe, un nouvel homme inexpérimenté prenant le commandement au Château… qu’en dis-tu, Mandralisca ? Nous faisons nos bagages et retournons à Ni-moya, pour faire savoir que le continent occidental a assez longtemps vécu sous la coupe d’Alhanroel, hein ? Nous les plaçons devant le fait accompli, hop ! et les mettons au défi d’élever une objection.

Avant que Mandralisca n’ait pu répondre, on entendit un grand fracas résonner dans la salle extérieure, ainsi que des cris rauques. Mandralisca supposa que ces bruits étaient le présage de l’arrivée du fanfaron et bestial Lord Gavinius, mais à sa légère surprise, le nouveau venu était le corpulent et costaud Gavahaud, lui qui se figurait être un parangon d’élégance et de grâce. L’interruption était la bienvenue : elle lui donnait un moment pour trouver la façon la plus diplomatique de formuler sa réponse. Gavahaud entra en marmonnant quelque chose au sujet d’une rencontre avec un obstacle inattendu dans la salle des sculptures à l’extérieur. Puis, voyant Mandralisca, il lança un regard à Gaviral et demanda :

— Alors ? Est-il d’accord ?

Une chose était sûre : ils bouillaient d’envie de déclencher leur guerre contre Prestimion et Dekkeret. Ils n’attendaient de lui qu’un tapotement sur la tête, et des louanges pour leurs grandes ambitions et leur âme belliqueuse.

Les trois frères concentraient à présent toute leur attention sur lui : les yeux perçants de Gaviral, injectés de sang de Gavahaud, humides du stupide Gavdat. C’en était presque poignant, pensa Mandralisca, de voir à quel point ils dépendaient de lui, ils étaient terriblement désireux de l’entendre approuver les pitoyables bribes de stratégie qu’ils étaient parvenus à élaborer seuls.

— Si vous voulez savoir, milord, si je conviens que c’est le moment opportun pour déclarer notre indépendance du gouvernement impérial, ma réponse est que je ne le crois pas, dit-il.

Chacun des trois réagit à sa manière à la déclaration tranquille de Mandralisca. Celui-ci observa d’un seul coup d’œil ces trois réactions et les trouva instructives.

Gavdat sembla reculer sous le choc, sa tête revenant en arrière si brusquement que ses joues molles ballottèrent comme de la gelée. Vraisemblablement, il avait fait usage de ses instruments de prédiction et était arrivé à une tout autre prévision. L’arrogant Gavahaud, visiblement aussi ahuri et déçu, regarda Mandralisca avec stupéfaction, comme si celui-ci lui avait craché au visage. Seul Gaviral prit calmement la réponse de Mandralisca, regardant d’abord l’un de ses frères, puis l’autre d’une façon satisfaite et suffisante qui ne pouvait signifier qu’une chose : Voilà ! Ne vous l’avais-je pas dit ? Il est important d’attendre, et de tout vérifier avec Mandralisca. C’était le signe de la prééminence intellectuelle de Gaviral, dans cette bande de frères à l’esprit obtus et rustre, que lui seul ait une lueur de conscience, une connaissance, peut-être, de leur degré stupidité, et de leur besoin désespéré des indications leur conseiller privé, pour tout sujet d’importance.

— Puis-je te demander, dit avec circonspection Gaviral, pourquoi tu as cette impression ? Pour plusieurs raisons, milord. Il les énuméra sur ses doigts.

— La première : c’est une période de deuil général à travers tout Majipoor, si je me rappelle bien la réaction à la mort du Pontife Prankipin il y a vingt ans. Même à Zimroel, le Pontife est un personnage vénéré et adoré, et dans ce cas le Pontife était Confalume, le monarque le plus estimé depuis des siècles. Je crois que cela paraîtrait de mauvais goût et choquant d’entreprendre une rupture révolutionnaire avec le gouvernement impérial au moment même où de tous côtés les gens expriment, comme je n’en doute pas une seconde, leur chagrin suite à la mort de Confalume. Cela nous ferait perdre une grande part de sympathie parmi nos propres citoyens, et susciterait une certaine colère préjudiciable parmi le peuple d’Alhanroel.

— Peut-être bien, concéda Gaviral. Continue.

— La deuxième : une proclamation d’indépendance doit être accompagnée de la démonstration que nous pouvons tenir nos promesses. Je veux dire par là que nous n’en sommes qu’aux tout premiers stades d’organisation de notre armée, si tant est que nous en soyons aux premiers stades. Par conséquent…

— Tu prévois une guerre avec Alhanroel, n’est-ce pas ? demanda le Lord Gavahaud, d’un ton dédaigneux. Est-il possible qu’ils osent nous attaquer ?

— Oh oui, milord ! Je pense vraiment qu’ils oseraient nous attaquer. Prestimion le bien-aimé est en fait un homme sujet à de grands emportements et à une rage folle quand on le contrarie : j’en ai eu de solides preuves suite à l’aventure de votre célèbre oncle Dantirya Sambail. Et lord Dekkeret, d’après ce que je sais de lui, ne voudra pas commencer son règne en laissant la moitié de son royaume faire sécession. Vous pouvez être tout à fait certains que les impériaux enverront une force militaire chez nous dès qu’ils auront digéré notre proclamation et pourront lever un corps d’armée.

— Mais les distances sont si grandes… ils devraient naviguer de nombreuses semaines, rien que pour atteindre Piliplok… et ensuite, traverser un territoire hostile jusqu’à Ni-moya… fit Gavdat.

C’était une remarque raisonnable. Peut-être Gavdat n’était-il pas tout à fait aussi bête qu’il en avait l’air, pensa Mandralisca.

— Vous avez raison, milord, mettre en place une chaîne d’approvisionnement s’étirant à travers la Mer Intérieure, du Mont du Château à Ni-moya, sera une véritable gageure. C’est pourquoi je pense que nous réussirons notre rébellion en fin de compte. Mais ils n’auront d’autre choix, je pense, que d’essayer de reconquérir leur pouvoir sur nous. Nous devons être totalement prêts. Nous devons avoir des troupes les attendant à Piliplok et dans tous les autres ports importants de notre côte orientale, peut-être jusqu’à Gihorna, au sud.

— Mais il n’y a pas de port suffisant pour un débarquement en force à Gihorna ! objecta Gavahaud.

— Exactement. C’est pourquoi ils pourraient essayer : pour nous prendre par surprise. Il n’y a pas de grand port, là-bas, mais il y en a de petits de haut en bas de la province. Ils pourraient procéder à plusieurs débarquements simultanés dans des endroits si obscurs qu’ils ne s’attendront pas à ce que nous y soyons. Nous devons fortifier toute la côte. Nous devons avoir une deuxième ligne de défense à l’intérieur des terres, et une troisième à Ni-moya même. Et, en premier lieu, nous aurons besoin de rassembler une flotte pour les rencontrer en mer dans l’espoir de les empêcher d’atteindre nos rivages. Tout ceci prendra du temps. Nous devrions être bien avancés dans notre tâche avant de dévoiler notre jeu.

— Il faut que tu saches, dit Gavdat, que j’aie étudié les runes très soigneusement, et qu’elles prédisent le succès de tous nos efforts.

— Nous n’attendons pas d’autre résultat, répondit sereinement Mandralisca. Mais les runes seules ne peuvent nous assurer la victoire. Il faut également une bonne organisation.

— Oui, dit Gaviral. Oui. Vous comprenez cela, mes frères, non ?

Les deux autres le regardèrent avec gêne. Peut-être sentaient-ils vaguement que le vif petit Gaviral était en train de les circonvenir, de s’allier soudain à la voix de la prudence, à présent qu’il réalisait que cette prudence était peut-être requise.

— Il y a une troisième raison à prendre en considération, ajouta Mandralisca.

Il les laissa attendre. Il n’avait aucune envie de surmener leurs esprits en accumulant les arguments trop vite.

— Il se trouve que j’expérimente une nouvelle arme, une arme capitale pour nos espoirs de victoire, dit-il ensuite. Il s’agit du casque que ce petit homme, Khaymak Barjazid, m’a apporté, une version de celui qui fut utilisé, sans succès, hélas, par Dantirya Sambail dans sa lutte contre Prestimion, il y a longtemps. Nous apportons des améliorations à cette arme. Je perfectionne ma maîtrise avec, jour après jour. Elle provoquera de terribles destructions, lorsque je serai prêt à la déchaîner. Mais je ne le suis pas encore complètement, messeigneurs. Par conséquent, je vous demande plus de temps. Je vous demande assez de temps pour assurer la grande victoire que milord Gavdat a si précisément prédite comme une certitude.

8

Comme dans un rêve, Dekkeret parcourait la myriade de salles du Château qui porterait dorénavant son nom, examinant tout comme s’il le voyait pour la première fois.

Il était seul. Il n’avait pas particulièrement demandé à rester seul, mais son attitude, son expression n’avaient laissé aucun doute quant à son besoin de solitude. C’était le quatrième jour depuis le retour de Dekkeret des festivités du Labyrinthe qui avaient validé l’ascension de Prestimion au trône impérial, et jusque-là, chaque instant avait été consacré à la préparation de son propre couronnement. Ce n’était que ce matin qu’un trou s’était révélé dans la bousculade des préparatifs, et il avait saisi cette occasion de se promener dans la Cour Pinitor et d’errer seul dans quelques-uns des nombreux niveaux de la zone la plus haute du Château.

Il avait vécu au Château plus de la moitié de sa vie. Il avait dix-huit ans lorsqu’en contrecarrant la tentative d’assassinat contre Prestimion, il avait gagné le rang de chevalier-initié, et il en avait à présent trente-huit.

Cependant, il signait toujours « Dekkeret de Normork » lorsque ses devoirs officiels le requéraient, alors qu’il aurait été plus exact de prendre le nom de « Dekkeret du Château », car Normork n’était qu’un souvenir d’enfance, et le Château son foyer. L’inquiétant beffroi de lord Arioc, la masse noire et dure du Trésor de Prankipin, la délicate beauté de la Cascade de Guadeloom, les blocs de granit rose du Clos de Vildivar, la spectaculaire descente des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches, il passait devant toutes ces choses tous les jours.

Il se promenait parmi elles à présent. Suivant un couloir, puis un autre. Il arriva à un coude dans un corridor et se retrouva en train de regarder par une gigantesque fenêtre de cristal, une fenêtre suffisamment claire pour être essentiellement invisible, offrant brutalement une vue renversante sur l’extérieur : un abîme qui descendait kilomètre après kilomètre avant d’être bouché à son extrémité inférieure par une épaisse couche nuageuse blanche. C’était un rappel frappant du fait que l’on se trouvait à cinquante kilomètres d’altitude, là au Château, assis au sommet de la plus grande montagne de l’univers, alimentée en lumière, air, eau et tous les autres éléments indispensables par d’ingénieux mécanismes vieux de milliers d’années. On avait tendance à l’oublier, une fois que l’on avait passé suffisamment de temps au Château. On avait tendance à se mettre à penser qu’il s’agissait du niveau principal du monde, et que tout le reste de Majipoor s’était mystérieusement enfoncé sous la surface. Mais c’était une erreur. Il y avait le monde, et ensuite il y avait le Château : et le Château se dressait loin au-dessus de tout.

Le portail devant lui ramenait au Château Intérieur. Sur sa gauche se trouvait le bâtiment des archives de Prestimion, s’élevant derrière le Beffroi de lord Arioc sur sa droite le manoir aux tuiles blanches où résidait la Dame de l’île lorsqu’elle venait au Château rendre visite à son fils, et aussitôt après, la serre de lord Confalume, avec son ahurissante collection de délicates plantes des régions tropicales. Il franchit la porte située à côté du manoir de la Dame et se retrouva dans le dédale de couloirs et de galeries, si déroutant pour les nouveaux venus, qui menait au cœur du Château.

Il évita de s’approcher des couloirs de la cour. Ils étaient toujours très animés, des fonctionnaires tout à la fois du régime partant et du sien, un gouvernement à moitié formé pour l’instant, discutant de points de protocole pour la cérémonie du couronnement, établissant des listes d’invités en fonction du rang et de la préséance, et cetera, et cetera. Dekkeret en avait assez de tout cela, et plus qu’assez, pour le moment. Si on l’avait laissé faire, le rituel du couronnement aurait consisté au mieux en une audience de sept à dix personnes, et n’aurait pas duré plus longtemps que le temps nécessaire pour que Prestimion prenne la couronne de la constellation des mains du porteur, la place sur le front de son successeur, et s’écrie « Dekkeret ! Dekkeret ! Vive lord Dekkeret ! ».

Mais il était trop avisé pour croire que cela pouvait être aussi simple. Il devait y avoir des banquets, des rituels, des lectures de poèmes, les saluts de grands seigneurs et l’exposition cérémonielle du blason du Coronal, ainsi que le couronnement de sa mère, lady Taliesme, comme nouvelle Dame de l’île du Sommeil, et tout ce qui pouvait encore être requis pour investir le nouveau Coronal avec toute la majesté et le grandiose voulus. Dekkeret n’avait pas l’intention d’intervenir dans tout ceci. Quelques innovations qu’apporte son règne, et il comptait bien qu’il y en ait, il n’allait pas faire usage de son autorité, si tôt, pour d’insignifiantes histoires de cérémonie. D’un autre côté, il prit bien soin de rester à l’écart des pièces où avaient lieu les préparatifs. Il se dirigea plutôt vers le centre même du secteur royal, à présent désert en cette période de transition d’un règne à un autre.

Deux grandes portes de métal, de près de cinq mètres de haut, se dressaient à présent devant lui. Elles étaient l’œuvre de Prestimion, un projet en cours de réalisation depuis une décennie ou plus, et qui était encore loin d’être achevé. La porte de gauche était couverte, sur chaque centimètre carré, de scènes illustrant les événements du règne de lord Confalume. La porte opposée ne présentait encore qu’une surface lisse et vierge.

Je ferai graver sur cette porte les actions de Prestimion, dans un style assorti par le même artisan, se dit Dekkeret. Ensuite je ferai dorer les deux portes, afin qu’elles brillent à jamais au cours des âges.

Il poussa l’une des lourdes poignées de bronze, et la porte, précisément et parfaitement équilibrée, pivota en arrière pour le laisser pénétrer dans le cœur du Château.

La petite salle du trône toute simple de lord Stiamot fut la première où il arriva. Il la dépassa, flânant toujours sans plan défini, et se retrouva dans un autre fouillis de petits corridors et passages où il ne se rappelait pas s’être aventuré par le passé ; il commençait justement à se dire qu’il s’était perdu, lorsqu’il tourna à gauche et s’aperçut qu’il regardait la grande salle voûtée qui servait de salle des jugements à Prestimion, avec l’extravagance saisissante de la salle du trône de Confalume juste derrière.

Il n’était pas approprié, songea Dekkeret, de devoir approcher ces immenses salles par un tel dédale chaotique. Prestimion avait construit sa salle des jugements à partir d’une douzaine d’anciennes petites pièces ; Dekkeret résolut alors de faire la même chose avec les couloirs qu’il venait d’emprunter, de les supprimer pour bâtir une nouvelle salle de cérémonie, une Chapelle du Divin, peut-être, dans laquelle le Coronal pourrait demander à recevoir le don de la sagesse avant d’aller rendre la justice dans la salle des jugements. L’Oratoire de Dekkeret, oui. Il sourit. Il la voyait déjà en imagination, un passage voûté en pierre par là, et le couloir menant à la salle des jugements blasonné de brillantes mosaïques vert et doré.

Bravo ! pensa-t-il. Pas encore couronné et déjà lancé dans ton programme de construction !

Il fut surpris de la facilité avec laquelle il s’accoutumait à l’idée de devenir le Coronal lord de Majipoor. Il restait encore au fond de lui, caché quelque part, Dekkeret, le petit garçon, fils unique du marchand Orvan Pettir tirant le diable par la queue avec sa bonne épouse Taliesme, celui qui parcourait les rues pentues de la ville fortifiée de Normork avec sa jeune et pétulante cousine Sithelle et rêvait de réussir mieux que son père ne l’avait fait, de devenir un chevalier du Château, peut-être, qui un jour aurait une fonction importante au sein du gouvernement : comment cet enfant n’aurait-il pas été époustouflé de retrouver la personne qu’il était devenue, près d’accéder à la plus haute des fonctions ?

Il ne reniait rien. Mais son nouveau moi était moins facilement impressionné par de telles idées. Un Coronal, il le savait à présent, n’était qu’un homme qui revêtait une robe verte bordée d’hermine, et lors de certaines occasions protocolaires avait le droit de ceindre une couronne et d’occuper un trône. C’était toujours un homme, malgré tout. Quelqu’un devait être Coronal, et, par un incroyable enchaînement d’accidents, le choix s’était porté sur lui. Cet enchaînement avait commencé par la visite, longtemps auparavant, de Prestimion à Normork, et la mort de Sithelle, était passé par sa malheureuse expédition de chasse dans les Marches de Khyntor, et le voyage de pénitence, sur une impulsion, à Suvrael qui l’avait suivi, menant à la découverte des Barjazid et de leurs casques qui permettaient de contrôler les esprits, puis par la guerre contre Dantirya Sambail et la mort d’Akbalik, qui avait emporté l’héritier attendu de la couronne… Qui, ainsi, lui était revenue. Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Il serait Coronal. Il n’en resterait pas moins un homme, qui doit manger, dormir, vider ses boyaux et mourir un jour. Mais pour le moment, il serait lord Dekkeret, du Château de lord Dekkeret, et il y construirait l’Oratoire de Dekkeret, et, comme il l’avait déclaré à Dinitak Barjazid, il semblait y avoir un siècle de cela à Normork, il bâtirait au bout du compte la Porte Dekkeret, et peut-être aussi…

— Monseigneur ?

La voix, interrompant ainsi ses ruminations, ne le fit pas qu’un peu sursauter.

De plus, au début, Dekkeret ne crut pas que c’est à lui qu’elle s’adressait. Il n’était toujours pas habitué à ce titre de « monseigneur ». Il regarda autour de lui, pensant trouver Prestimion quelque part alentour ; puis il réalisa que ces paroles lui étaient destinées. Leur auteur était le Su-suheris Maundigand-Klimd, le grand mage de la cour de Prestimion.

— Je sais que je vous dérange dans votre isolement monseigneur. Je vous en demande pardon.

— Vous ne faites rien sans raison, Maundigand-Klimd. Le pardon n’est guère nécessaire.

— Je vous remercie, monsieur. Il se trouve que j’ai un sujet d’importance à porter à votre attention. Pouvons-nous nous entretenir dans un endroit moins public que celui-ci ?

Dekkeret fit signe à l’être bicéphale de lui ouvrir le chemin.

Il n’avait jamais très bien compris pour quelle raison Prestimion, un homme au scepticisme le plus convaincu et tenace pour tout ce qui touchait aux sciences occultes et mystiques, pouvait garder un mage dans le cercle de ses proches. Confalume avait été un homme très enclin à la sorcellerie, oui, et Dekkeret comprenait que Prankipin avant lui avait eu les mêmes penchants irrationnels ; mais Prestimion lui avait toujours paru être quelqu’un qui s’appuyait sur le témoignage de sa raison et de ses sens, plutôt que sur les conjurations et les prédictions des devins. Son Haut Conseiller, Septach Melayn, était peut-être d’une tournure d’esprit encore plus réaliste.

Dekkeret savait que Prestimion, malgré son scepticisme, avait passé quelque temps dans la capitale des sorciers à Triggoin, dans le nord, un épisode de sa vie dont il ne parlait qu’avec la plus grande réticence ; et qu’il avait employé les services de certains maîtres sorciers de Triggoin dans sa guerre contre l’usurpateur Korsibar, et de temps à autre en certaines occasions durant son règne. Donc, son attitude face aux arts magiques était plus complexe qu’elle ne le semblait au premier abord.

Et Maundigand-Klimd ne semblait jamais être loin du cœur des événements à la cour. Dekkeret n’avait pas l’impression que Prestimion gardait le Su-suheris à proximité uniquement pour flatter la crédulité de tous ces milliards de gens du peuple de par le monde qui ne juraient que par les devins et les nécromanciens, ni qu’il était une simple décoration. Non, Prestimion consultait réellement Maundigand-Klimd sur des sujets de la plus haute importance. C’était une question dont Dekkeret avait l’intention de discuter avec lui, avant que la transmission de pouvoirs ne soit achevée. Dekkeret lui-même n’avait que le plus désinvolte intérêt pour la persistance des arts divinatoires en tant que phénomène de la culture moderne, et pas la moindre confiance en la valeur de leurs prédictions. Mais si Prestimion trouvait utile d’avoir quelqu’un comme Maundigand-Klimd à portée de main…

Alors, le garder à portée de main était ce qu’il avait fait. Le Su-suheris le conduisait à présent aux appartements privés qu’il occupait depuis le début du règne de Prestimion : juste en face de la propre résidence du Coronal, de l’autre côté de la Cour Pinitor. Dekkeret avait entendu dire que ces appartements avaient appartenu au fils oublié de lord Confalume, le prince Korsibar, avant son usurpation du trône, ce sombre acte qui avait été effacé de la mémoire de presque tout le monde sur la planète. Il s’agissait donc d’appartements importants.

Dekkeret n’avait jamais eu de raisons d’y entrer auparavant. Il fut surpris de l’austérité de l’ameublement. Aucun de ces gadgets ostentatoires de la sorcellerie professionnelle en ces lieux ; les ambivials, les hexaphores, les alambics et sphères armillaires, avec lesquels les charlatans impressionnaient la populace sur les marchés, ni de gros volumes reliés en cuir d’usages ésotériques, imprimés en lettres noires, qui inspiraient une telle frayeur à ceux qui craignaient de telles choses. Dekkeret ne vit que quelques petits appareils qui auraient pu être les calculatrices d’un comptable, et en étaient très probablement, et une petite bibliothèque de livres qui n’avaient rien de mystique dans leur apparence extérieure. Pour le reste, l’appartement de Maundigand-Klimd était quasiment vide. Dekkeret ne vit ni lit, ni chaise. Les Su-suheris dormaient-ils debout ? À l’évidence, oui.

Et ils tenaient leurs conversations de la même façon. L’affaire allait être délicate, comprit Dekkeret. Il en était toujours ainsi avec les Su-suheris. Non seulement ils étaient démesurément grands, leurs cous longs de trente centimètres et leurs têtes allongées et fuselées les faisaient rivaliser avec les Skandars en taille, sinon en volume, mais il fallait faire face à leur étrangeté, leur inévitable côté extraterrestre. Leurs deux têtes, d’abord : chacune avec sa propre identité, indépendante de l’autre, avec ses propres expressions faciales, sa propre voix, sa propre paire d’yeux perçants émeraude. Existait-il une autre race bicéphale en quelque endroit de la galaxie ? Et leur peau pâle, glabre et blanche comme le marbre, leur air perpétuellement sombre, les fentes sans lèvres aux bords durs qui leur servaient de bouches et qui ne souriaient pas : il n’était que trop facile de les voir comme des monstres terrifiants à l’âme de glace.

Pourtant celui-ci, ce sorcier bicéphale, était le conseiller, et l’ami de Prestimion. Ceci demandait une explication. Dekkeret aurait souhaité l’avoir réclamée bien avant ce moment.

— Je suis depuis longtemps au courant de votre dégoût pour les soi-disant sciences occultes, monseigneur, déclara Maundigand-Klimd. Permettez-moi de vous dire que je partage vos dispositions.

Dekkeret fronça les sourcils.

— Cela semble une position très étrange à adopter de votre part.

— Pour quelle raison ?

— À cause du paradoxe qu’elle implique. Le mage de profession affirme être un sceptique ? Il parle des sciences occultes comme des soi-disant sciences occultes ?

— Je suis un sceptique, oui, cependant pas au sens où vous l’êtes, Votre Seigneurie. Si je vous lis correctement, vous adoptez la position que toute prédiction est une simple hypothèse, à peine plus digne de confiance que de tirer à pile ou face, alors que…

— Oh, pas toutes les prédictions, Maundigand-Klimd.

C’était déconcertant de regarder d’une tête à l’autre, en essayant de garder un contact visuel avec une seule à la fois, tâchant de prévoir laquelle serait la prochaine à parler.

— Je reconnais que les Vroons, par exemple, ont un curieux don pour choisir le bon embranchement à prendre sur une route, même en territoire totalement inconnu. Et votre longue affiliation avec lord Prestimion me conduit à la conclusion que la plupart des conseils que vous lui avez donnés étaient utiles. Même si…

— Ce sont des exemples pertinents, oui, dit le Su-suheris, c’était la tête gauche, celle à la voix grave qui parlait. Et d’autres pourraient être cités, des événements difficiles à expliquer, sauf à les qualifier de magiques. Indéniablement, ils produisent l’effet voulu, aussi déroutant que ce soit. Ce à quoi je fais référence en disant que nous partageons une certaine attitude envers la sorcellerie implique la multitude de cultes bizarres et, si vous voulez, barbares, qui ont infesté le monde au cours des cinquante dernières années. Les gens qui se flagellent et s’inondent du sang de bidlaks égorgés vifs. Les adorateurs d’idoles. Ceux qui placent leur foi dans des appareils mécaniques ou des amulettes fantaisistes. Vous et moi savons à quel point ces objets sont dénués de valeur. Lord Prestimion, tout au long de son règne, a discrètement et ingénieusement tenté de mettre fin à la mode de telles pratiques. Je suis persuadé, monseigneur…, quelque part en cours de route, réalisa Dekkeret, la tête droite avait pris le relais de la conversation…, que vous suivrez le même chemin.

— Vous pouvez en être certain.

— Puis-je vous demander si vous projetez de nommer un Grand Mage lorsque votre règne commencera officiellement ? Non que je postule à ce poste. Vous devez savoir, si ce n’est déjà le cas, que le nouveau Pontife m’a demandé de l’accompagner au Labyrinthe, une fois que les cérémonies de votre couronnement seront terminées.

Dekkeret acquiesça.

— Je m’y attendais. Pour ce qui est d’un nouveau Grand Mage, je dois vous dire, Maundigand-Klimd, que je n’ai pas accordé la moindre réflexion à ce sujet. Mon sentiment actuel est que je n’en ai pas besoin.

— Parce que vous considéreriez tout ce qu’il vous dirait comme fondamentalement inutile ?

— Fondamentalement, oui.

— C’est votre choix, dit Maundigand-Klimd, et à son ton, il était clair que le sujet lui était parfaitement indifférent. Cependant, pour le moment il y a toujours un Grand Mage au service du Coronal, et je me sens obligé d’informer le nouveau Coronal que j’ai eu une révélation confuse qui pourrait influer sur son règne. L’ancien lord Prestimion m’a informé qu’il serait opportun de porter cette révélation à votre attention.

— Ah, fit Dekkeret. Je vois.

— Bien entendu, si Votre Seigneurie préfère ne pas…

— Non, dit Dekkeret. Si Prestimion pense que je devrais écouter cette information, je vous en prie, partagez-la avec moi.

— Très bien. Ce que j’ai fait a été de consulter les oracles sur le début de votre règne. Les présages, je regrette de le dire, sont plutôt sombres et peu propices.

Dekkeret le prit avec le sourire.

— Je suis réconforté de mon manque de confiance dans les arts divinatoires, alors. Il est plus facile de gérer les mauvaises nouvelles quand on n’a pas grande foi en leur fondement.

— Exactement, monseigneur.

— Pouvez-vous cependant être plus précis sur ces sombres présages ?

— Malheureusement, non. Je connais mes limites. Tout était enveloppé dans un brouillard d’ambiguïtés. Rien n’était vraiment clair. J’ai seulement détecté une impression de conflit à venir, de refus de faire allégeance, de désobéissance civile.

— Vous n’avez pas vu de visages ? Vous n’avez pas entendu prononcer de noms ?

— Ces visions ne fonctionnent pas à un niveau si prosaïque.

— J’avoue ne pas voir une grande valeur dans une prédiction si nébuleuse qu’elle ne prédit pas grand-chose, en vérité, dit Dekkeret.

Sa patience commençait à s’épuiser, à présent.

— C’est entendu, monseigneur. Mes visions sont hautement subjectives : des intuitions, des impressions, des sensations du genre le plus subtil, des aperçus de probabilité, plutôt que des détails concrets. Mais vous feriez tout de même bien de vous tenir sur vos gardes, face à des retournements de situation inattendus.

— Mes études en histoire me disent qu’un Coronal sage devrait toujours l’être, avec ou sans conseil de mages pour le guider. Mais je vous remercie du renseignement.

Dekkeret se dirigea vers la porte.

— Il n’y avait, reprit Maundigand-Klimd, juste avant que Dekkeret n’ait réussi à prendre congé, qu’un aspect de ma vision qui était suffisamment clair pour que je puisse vous le décrire de façon utile. Il concernait les Puissances du Royaume, qui étaient réunies au Château à l’occasion d’une certaine cérémonie porteuse d’un rituel de grande importance. J’ai senti leurs auras, toutes regroupées autour du Trône de Confalume.

— Oui, fit Dekkeret. Nous avons en ce moment les trois Puissances du Royaume au Château : ma mère, Prestimion et moi. Et que faisions-nous exactement dans votre rêve, tous les trois ?

— Il y avait quatre auras, monseigneur. Dekkeret regarda le mage d’un air perplexe.

— Votre rêve vous a égaré, alors. Je ne connais que trois Puissances du Royaume.

Il les compta sur ses doigts.

— Le Pontife, le Coronal, la Dame de l’île. C’est une division des pouvoirs qui remonte à des milliers d’années.

— J’ai indubitablement senti une quatrième aura, et c’était celle d’une Puissance. Une quatrième Puissance, monseigneur.

— Êtes-vous en train de me dire qu’un nouvel usurpateur va se proclamer ? Allons-nous rejouer toute l’histoire de Korsibar ?

Le Su-suheris eut l’équivalent Su-suheris d’un haussement d’épaules : une rétraction partielle de la colonne se divisant en forme de fourche de son cou, un recourbement de ses longues mains semblables à des serres à six doigts.

— Il n’y avait dans ma vision pas de signe pour corroborer cette possibilité. Ni pour l’infirmer, d’ailleurs.

— Alors comment…

— J’ai un autre détail à ajouter. La personne qui avait l’aura de la quatrième Puissance du Royaume portait également l’empreinte d’un membre de la famille Barjazid.

— Quoi ?

— Je ne peux pas me tromper, monsieur. Je n’ai pas oublié que vous avez amené l’homme Venghenar Barjazid, et bien entendu son fils, Dinitak, au Château comme prisonniers, bien que cela se soit passé il y a vingt ans. Le schéma de l’âme d’un Barjazid est exceptionnellement caractéristique.

— Ainsi Dinitak va être une Puissance ! s’écria Dekkeret en riant. Il va adorer entendre ça !

Cette révélation absurde, survenant au point culminant d’une conversation interminable et déconcertante lui parut merveilleusement ridicule.

— M’écartera-t-il pour se couronner Coronal, à votre avis ? Ou vise-t-il la fonction de Dame de l’île ?

Rien ne perturba la gravité impénétrable de Maundigand-Klimd.

— Vous n’ajoutez pas assez foi, monseigneur, à ma déclaration sur la subjectivité de mes visions. Je ne dirais pas que le Barjazid qui était revêtu de la majesté d’une Puissance était votre ami Dinitak, ni ne pourrais affirmer que ce n’était pas lui. Je ne peux que vous confirmer que j’ai senti le schéma Barjazid. Je vous mets en garde contre une interprétation trop littérale de ce que je vous dis.

— Il y a d’autres Barjazid, j’imagine. Suvrael en est peut-être encore envahi.

— Oui. Je vous rappelle l’homme Khaymak Barjazid, qui, il y a peu de temps a tenté d’entrer au service de lord Prestimion, mais a été refoulé sur les conseils de son propre neveu, Dinitak.

— C’est vrai. Le frère de Venghenar… bien sûr. C’est lui qui va devenir une Puissance, alors, à votre avis ? Ça n’a toujours aucun sens, Maundigand-Klimd !

— De nouveau, je vous déconseille, Votre Seigneurie, de chercher une explication trop littérale. Manifestement, il est absurde qu’il puisse y avoir une quatrième Puissance du Royaume, ou qu’un membre du clan Barjazid puisse ne serait-ce qu’aspirer à cette distinction. Mais ma vision ne peut être rejetée d’emblée. Elle a des significations symboliques, qu’à ce point je ne peux moi-même interpréter. Mais une chose est claire : il y aura des troubles au début de votre règne, monseigneur ; et un Barjazid y sera impliqué. Je ne peux vous en dire plus.

9

— Tu es toujours éveillé ? demanda Fiorinda.

Teotas, à côté d’elle, répondit par un murmure affirmatif.

— Quelle heure est-il, au fait ?

— Je ne sais pas. Il est très tard. Qu’est-ce qui te tient éveillé ?

— Trop de vin, j’imagine, répondit-il.

Le banquet d’avant le couronnement s’était éternisé ce soir-là, chacun se comportant en crétin ivre et rugissant, Prestimion et Dekkeret côte à côte à la table haute, avec Septach Melayn, Gialaurys, Dembitave, Navigorn et une demi-douzaine d’autres membres du Conseil, tous d’une rare bonne humeur. Abrigant était venu de Muldemar pour l’occasion, apportant avec lui dix caisses de vin d’illustres millésimes remontant loin dans le règne de lord Confalume et il ne faisait aucun doute que les dix caisses ne contenaient plus que des bouteilles vides, à présent.

Mais la réponse était évasive. Teotas savait que le vin n’était pas responsable de son insomnie. Il avait bu autant que les autres, pensait-il. L’ironie de la chose était que ce vin avait été gâché en ce qui le concernait, lui, un prince de Muldemar, membre de la famille qui produisait les vins les plus fins du monde ! Il aurait aussi bien pu boire de l’eau. Son âme exaltée, bouillonnante, brûlait l’alcool aussi vite qu’il l’avalait : il n’avait absolument aucun effet sur lui. Il n’avait jamais été réellement ivre de toute sa vie, jamais même agréablement éméché, et c’était un lourd prix à payer pour être également dispensé de gueule de bois. Ce qui l’inquiétait, il le savait, n’avait rien à voir avec la débauche de la nuit précédente. C’était, pour une bonne part, un malaise face à l’immensité des changements qui allaient être apportés à son existence, à présent que le temps de Prestimion en tant que Coronal était révolu et que la nouvelle vie de son frère allait commencer au Labyrinthe.

En théorie, pensait Teotas, lui-même n’en ressentirait pas de grosses conséquences. Il était le plus jeune des quatre frères princes de Muldemar, sans obligations héréditaires, libre de vivre sa vie comme il l’entendait. Prestimion, l’aîné, avait toujours été le favori des dieux, s’élevant rapidement et inéluctablement vers le trône du monde. Taradath, le brillant deuxième frère, avait péri au cours de la guerre contre Korsibar. Le fief familial de Muldemar était revenu au robuste Abrigant, le troisième, qui vivait désormais au manoir de Muldemar, comme l’avaient fait depuis des siècles les princes de Muldemar, présidant les vignerons et dispensant la justice à ses citoyens en adoration.

Teotas, quant à lui, avait vécu la vie d’un simple citoyen jusqu’à ce que Prestimion le choisît au Conseil. Il avait pris femme, l’excellente lady Fiorinda de Stee, une amie d’enfance de l’épouse de Prestimion, Varaile, et ensemble ils avaient élevé trois admirables enfants ; et lorsque Prestimion l’avait nommé au Conseil, il en était devenu l’un des membres les plus compétents. L’un dans l’autre, il s’était fait une vie satisfaisante, même s’il y avait cette malheureuse bizarrerie de son caractère l’empêchant de prendre vraiment plaisir à l’accomplissement ultime de son ambition et de ses désirs.

Et à présent… à présent…

Les allées et venues de ces cérémonies du couronnement arrivaient enfin à leur terme. Bientôt, chacun serait installé à sa place. Pour Prestimion et Varaile, cette place serait au Labyrinthe. Et Varaile voulait que Fiorinda, sa belle-sœur et sa première dame d’honneur, vive là-bas avec elle.

Varaile comprenait-elle que, pour Fiorinda, cela signifierait déraciner toute sa famille ? Bien sûr que oui. Mais les deux femmes étaient des amies inséparables. Il devait sembler à Fiorinda, comme à Varaile, qu’il valait mieux pour Fiorinda et sa famille aller s’installer dans la capitale souterraine du Sud, plutôt que d’être séparées.

Teotas, pourtant, avait vécu au Château depuis qu’il était enfant. Il ne connaissait pas d’autre foyer, excepté la propriété familiale du manoir de Muldemar, et elle appartenait à Abrigant, désormais. Les milliers de pièces du Château étaient comme des extensions de sa peau. Il parcourait en tous sens la prairie à l’extérieur, chassait dans les réserves forestières de Halanx, appréciait les plaisirs étourdissants des mastodontes et des glisse-glaces de High Morpin, il allait de temps à autre flâner à Muldemar pour évoquer le bon vieux temps avec Abrigant. Ou bien encore il voyageait de par les villes du Mont, allait admirer le vol nuptial des oiseaux de pierre de Furible, les charmantes tours orange foncé de Bombifale, et le festival des canaux enflammés de Hoikmar. Le Mont du Château était toute sa vie. Le Labyrinthe n’avait aucun attrait pour lui. Ce n’était un secret pour personne.

Il avait toujours cédé à tous les caprices de Fiorinda. Là, il s’agissait de davantage qu’un caprice : mais il s’y prêterait également, s’il le pouvait. Cette fois-ci, en revanche, ce serait très difficile.

Il y avait un dernier développement dans la situation qui rendait sa reddition quasi impossible. Dekkeret, à son retour du couronnement de Prestimion, lui avait demandé d’être son Haut Conseiller du Royaume.

— Cela permettra une continuité, avait dit Dekkeret. Le propre frère de Prestimion, occupant la seconde position au Château, et qui d’autre serait mieux qualifié que vous, un membre-clé du Conseil de Prestimion… ?

Oui, c’était logique. Teotas était honoré et flatté.

Mais Dekkeret était-il au courant que Varaile avait déjà requis la compagnie de Fiorinda au Labyrinthe ? Apparemment pas. Et les deux nominations étaient inconciliables.

Comment pourrait-il être le Haut Conseiller de lord Dekkeret au Château, tandis que Fiorinda serait la première dame d’honneur de lady Varaile au Labyrinthe ? Dekkeret et Varaile s’attendaient-ils à ce qu’ils mettent tout simplement fin à leur mariage ? Ou étaient-ils censés diviser leur temps, la moitié de l’année dans une capitale et la seconde dans l’autre ? Cela ne pouvait tout simplement pas fonctionner. Le Coronal avait besoin que son Haut Conseiller soit à ses côtés en permanence, et non en train de converser intimement avec le Pontife pendant des mois dans le Labyrinthe. Varaile ne voudrait pas être séparée de Fiorinda aussi longtemps, non plus.

L’un d’entre eux devrait faire un grand sacrifice. Mais lequel ?

Jusque-là, Teotas avait répugné à discuter de ce sujet avec Fiorinda, espérant tristement qu’une solution miracle et accommodante se présenterait d’elle-même. Il savait à quel point c’était improbable. Il avait toujours eu une propension à céder à ses souhaits, oui. Mais décliner le poste de Haut Conseiller… ce serait presque une trahison ; Dekkeret avait besoin de lui et le voulait, il n’y avait pas d’autre choix logique.

Varaile pouvait sûrement trouver d’autres dames d’honneur. Ce n’était pas comme si… mais, d’un autre côté…

Il ne voyait pas de solution, et en était déchiré. C’était une partie de l’angoisse qui rongeait Teotas. Mais il y avait aussi les rêves.

Nuit après nuit, des cauchemars si abominables qu’il en était venu à redouter de s’endormir, car une fois qu’il plongeait dans le pays sombre au-delà de son oreiller, il devenait la proie des horreurs les plus monstrueuses. Il ne lui était d’aucun secours de se dire, une fois réveillé, que ce n’était rien de plus qu’un rêve. Il y avait toujours quelque chose de plus dans les rêves. Teotas savait que les rêves avaient une grande signification : qu’ils étaient les messagers du monde invisible, se signalant et demandant à être admis à l’intérieur des limites de nos âmes. Et des rêves sombres comme les siens ne pouvaient qu’être le signe de démons, de forces menaçantes derrière les nuages, les êtres anciens qui dominaient autrefois ce monde, et risquaient un jour de le reprendre à ceux qui étaient venus se l’approprier.

Le sommeil le terrifiait à présent. Éveillé, il pouvait se défendre contre n’importe quoi. Endormi, il était aussi désarmé qu’un enfant. C’était exaspérant de n’avoir aucune défense. Mais il ne pouvait combattre le sommeil éternellement, aussi fort qu’il l’essayât. Celui-ci le prenait, à présent, en dépit de tout.

— Oui, Teotas, oui, dors…

Fiorinda lui caressait le front, les joues, la gorge.

— Détends-toi. Laisse-toi aller, Teotas, fais le vide.

Que pouvait-il dire ?Je n’ose pas dormir. J’ai peur des démons, Fiorinda ? Je ne veux pas m’en remettre à leur merci ?

Son étreinte était douce et apaisante. Il appuya la tête contre sa poitrine tendre et chaude. À quoi bon lutter ? Le sommeil était nécessaire. Le sommeil était inéluctable. Le sommeil était…

Une culbute en avant, une chute libre, un plongeon bon gré mal gré.


Et il se retrouve en train de traverser un plateau nu et noirci, un endroit fait de scories et de cendre, de crevasses béantes, d’arbres morts désolés, il devient plus vieux, beaucoup plus vieux, à chaque pas qu’il fait. Il inhale le grand âge comme une émanation toxique. Sa peau se plisse, devient crevassée et ridée. Un grossier pelage blanc lui pousse sur la poitrine, le ventre et les reins. Ses veines font saillie. Ses chevilles protestent. Ses yeux deviennent chassieux. Ses genoux plient. Son cœur bat de façon inégale. Ses narines sifflent.

Il avance péniblement, luttant contre sa transformation, et perdant constamment, perdant, perdant. Le pâle soleil commence à glisser derrière l’horizon. Le chemin qu’il suit, sans qu’il sache pourquoi, s’élève, maintenant. Chaque pas est un supplice. Sa gorge est sèche, et sa langue enflée est comme un vieux morceau de tissu dans sa bouche. De la chassie gluante coule des coins de ses yeux et dégoutte sur sa poitrine. Ses tempes battent et il a une boule froide dans les tripes.

Des créatures, qui ne sont guère plus que des vapeurs légères, dansent dans l’air devant lui. Elles le montrent du doigt, elles rient, elles le huent. Poltron, lui crient-elles. Imbécile. Insecte. Pauvre créature rampante.

Faiblement, il brandit le poing vers elles. Leur rire devient plus rauque. Leurs insultes se font plus vicieuses. Elles dévoilent son absence totale de valeur, de cinquante manières différentes, et la force lui manque pour les contredire, au bout d’un moment, il sait qu’il n’y a pas de contradiction possible, car elles disent la simple vérité.

Puis, comme si elles ne pouvaient soutenir plus longtemps leur intérêt pour une entité aussi insignifiante et méprisable que lui, elles se dissipent et disparaissent, ne laissant derrière elles qu’un nuage traînant de tintements joyeux.

Il continue en chancelant. Par deux fois il tombe, et deux fois il se remet péniblement debout, sent le frottement rude os contre os, le bruissement épais du sang sombre se frayant un chemin dans des artères rétrécies. Il n’aurait pas cru qu’être vieux puisse être un tel martyre. L’obscurité vient rapidement. Il se retrouve au plus profond d’une nuit sans lune et sans étoiles, et est reconnaissant de ne plus avoir à voir son propre corps.

— Fiorinda ? croasse-t-il, mais il n’y a pas de réponse.

Il est seul. Il n’a jamais été autrement que seul.

Une lumière apparaît maintenant au loin en clignotant, et s’intensifie rapidement pour devenir un cône lumineux vert, s’élargit jusqu’à remplir les cieux, geyser de pâle rayonnement jaillissant dans le ciel. Le vent le balaye, il provoque des volutes de couleur plus grise, tourbillons de lumière dans la lumière. Accompagnant cette explosion de brillance un chuchotis pressé, comme le murmure d’une eau lointaine. Il entend aussi ce qui semble être un rire souterrain, sonore, insaisissable. Il avance, pénétrant dans une sorte de nuage vert qui filtre du sol. L’air est électrique. Ses pores lui cuisent. Une odeur aigre lui monte aux narines. Son corps, courbé et douloureux, transpire et fume. Il y a ce qui paraît être une montagne devant, mais alors qu’il avance au milieu du nuage, Teotas s’aperçoit que ce qu’il voit est une chose vivante colossale, lourde, énorme, incompréhensible, assise toute droite sur une sorte de trône.

Un dieu ? Un démon ? Une idole ? Sa peau brune, tannée, est épaisse et luisante, ridée comme un cuir de reptile. Son corps massif est bas et long, le museau aplati, les yeux ronds, avec un dos haut et voûté, de larges flancs, un ventre pansu, une partie inférieure semblable à un piédestal. Teotas n’a jamais vu une créature si gigantesque. Rien que la bouche-Cette bouche-Cette bouche bée…

Teotas est incapable de s’arrêter. La bouche bâille comme l’entrée de la caverne des cavernes, et il poursuit sa marche, ne se déplaçant plus avec difficulté : glissant, plutôt, filant vers la bouche, se précipitant vers elle.

De plus en plus large, la caverne immense remplit le ciel. Un hurlement terrible en sort, assez fort pour secouer la terre. Un glissement de terrain commence ; les rochers tombent en avalanches grondantes, il n’y a pas d’endroit où se réfugier, excepté à l’intérieur de la bouche, cette bouche qui attend, cette bouche éternellement bée…

Teotas se précipite dans l’obscurité.

— Tout va bien, dit quelqu’un. Un rêve, ce n’est qu’un rêve ! Teotas… s’il te plaît, Teotas…


Il était baigné de sueur, frissonnant, une masse recroquevillée. Fiorinda le berçait dans ses bras, murmurant un flot sans fin de mots apaisants. Petit à petit, il se sentit sortir de ce cauchemar, bien que ses bribes, telles des nappes d’huile, clapotent toujours aux limites de son esprit.

— Ce n’était qu’un rêve, Teotas ! Pas la réalité !

Il acquiesça. Que pourrait-il dire, comment expliquer ?

— Oui. Ce n’était qu’un rêve.

10

— Cette fois, c’en est enfin terminé de tous ces agréables festivals et divertissements. Maintenant commence le vrai travail, n’est-ce pas, Dekkeret ? dit Prestimion.

Ces semaines de cérémonies officielles, qui marquaient la fin du règne précédent et le commencement d’un nouveau, l’avaient ramené vers des jours anciens. Il était déjà passé par tout cela, seulement à cette époque, c’était lui dont on avait célébré l’accession au trône. L’afflux de cadeaux de couronnement venus de toutes les parties du monde – avait-il d’ailleurs déballé plus qu’une fraction de ces myriades de boîtes et de caisses ? –, le rite du transfert de la couronne, le banquet du couronnement, les récits du Livre des Changements, les chants du Livre des Puissances, les verres de vin qui passaient et repassaient, les seigneurs du royaume rassemblés se levant pour faire le symbole de la constellation et criant le salut au nouveau Coronal…

— Prestimion ! avaient-ils crié. Lord Prestimion ! Vive lord Prestimion ! Longue vie à lord Prestimion !

Il y avait si longtemps ! Il lui semblait à cet instant que tout son règne de Coronal était passé en un clin d’œil, et il se retrouvait là, mystérieusement transformé en homme d’âge mûr, plus aussi enjoué et impulsif qu’il l’était autrefois, ni d’aussi bonne humeur, un peu grincheux parfois, en fait, il l’admettait, et voilà qu’ils avaient tout recommencé, les rituels immémoriaux exécutés à nouveau, mais cette fois, le nom qu’ils avaient crié était celui de Dekkeret, Dekkeret, lord Dekkeret, tandis que lui regardait sur le côté, souriant cédant de bonne grâce sa part de gloire au nouveau monarque.

Mais une partie de lui resterait toujours Coronal, il le savait.

Le jeune garçon qu’il avait été se tenait face à lui dans le miroir de sa mémoire comme une autre personne, ce jeune et agile Prestimion d’il y avait vingt ans : ce jeune homme à la résistance à toute épreuve, qui avait survécu à l’humiliation de l’usurpation de Korsibar et à l’épouvantable carnage de la guerre civile, et était malgré tout devenu Coronal. Comme il s’était battu pour cela ! Cela lui avait coûté un frère et une amante, et beaucoup de souffrances physiques en plus ; des nuits à camper sur des rives boueuses, des journées passées à traverser péniblement le désert le plus implacable de ce côté de Suvrael, des montures abattues sous lui sur le champ de bataille, des blessures dont il portait toujours les cicatrices. Dekkeret avait de la chance de s’être vu épargner tout cela, sans parler d’une répétition de ces épreuves. Son élévation au trône s’était passée normalement, dans les règles. C’était une façon bien plus simple de devenir roi.

Tout aurait dû être simple pour moi aussi, pensa Prestimion. Mais ce n’était pas le destin que me réservait le Divin.

Il se tenait avec Dekkeret, lord Dekkeret, dans la salle du trône de Confalume, eux deux seulement, au milieu des échos. Tandis qu’ils regardaient le parquet de brillant bois jaune de gurna allant jusqu’au trône, ce bloc massif d’opale noire veinée de rubis se dressant en haut de plusieurs marches sur un piédestal en acajou noir, Dekkeret déclara :

— Il va vous manquer, j’en suis sûr. Allez, Prestimion, montez-y une dernière fois si vous le voulez. Je n’en parlerai jamais.

Prestimion sourit.

— Je n’ai jamais aimé m’asseoir dessus, lorsque j’étais Coronal. Je me sentirais encore plus mal en m’y asseyant maintenant.

— Mais vous avez pris place sur ce trône assez souvent lorsque vous étiez roi, et vous y faisiez bonne figure, alors.

— C’était mon travail d’y faire bonne figure, Dekkeret. Mais maintenant, ce travail est le vôtre. Je n’ai plus rien à faire là-haut, pas même au nom des sentiments.

Il continua cependant à observer le gigantesque trône pendant un moment. Même à présent, il ne pouvait s’empêcher de trouver amusante la prétention de cette salle du trône au coût ahurissant, que Confalume avait avec une telle grandeur imposée au cœur du Château, et le trône lui-même qui en était le joyau. Mais en même temps, il l’honorait comme le symbole du pouvoir légitime qu’il représentait, et cela lui ramena à l’esprit le souvenir de Confalume lui-même, qui d’une certaine façon avait été un père pour lui, davantage que le sien propre.

— Vous savez, Dekkeret, dit-il enfin, nous devons prendre le trône tape-à-l’œil du vieil homme très au sérieux lorsque nous nous trouvons dessus. Nous avons besoin de croire en chaque fibre de notre être à sa majesté. Car la vérité est que nous sommes des comédiens, savez-vous, et ceci est notre scène. Et pendant le peu de temps où nous nous pavanons sur cette scène nous devons croire que la pièce est réelle et importante : car si nous-mêmes ne paraissons pas le croire, qui d’autre sera disposé à le faire ?

— Oui. Oui, je le comprends bien, Prestimion.

— Mais maintenant, j’ai une autre scène à moi, et personne ne me verra m’agiter dessus… Sortons de cet endroit, voulez-vous ?

Prestimion accorda au gigantesque trône un dernier regard, presque attendri.

Ils passèrent de la salle du trône à la salle des jugements, une pièce de sa conception. C’était une splendeur également, dans une mesure qui n’avait rien de négligeable. Penserait-on, un jour, que le vieux lord Prestimion avait été un homme aussi enclin à l’ostentation et aux manifestations grandioses que son prédécesseur lord Confalume ? Eh bien, que l’on pense ainsi, alors. Ce n’était pas une question dont il avait à se soucier. L’histoire inventerait son propre Prestimion, comme elle avait inventé son propre Stiamot, son propre Arioc, son propre Guadeloom. C’était un processus dans lequel aucun homme ne pouvait interférer. Il était probablement déjà bien avancé sur le chemin de devenir une légende.

— Ces pièces, au-delà de ce point, je vais les supprimer et construire une chapelle pour le Coronal, je pense. J’ai l’impression qu’elle est nécessaire ici, dit Dekkeret.

— Bonne idée.

— Une chapelle à cet endroit, voulez-vous dire ?

— L’idée en général de construire des choses. Il me plaît que vous ayez déjà cela en tête. Si vous voulez une chapelle ici, construisez-en une. Apposez votre empreinte sur le Château, Dekkeret. Prenez-le en main. Façonnez-le selon votre volonté. Cet endroit est la somme de tous les rois qui y ont vécu. Nous n’aurons jamais terminé de le construire. Aussi longtemps que durera le monde, il y aura de nouvelles constructions ici.

— Oui. C’est ce que Majipoor attend de nous. Prestimion apprécia de faire cette dernière visite de ces pièces sacrées avec l’homme solide et déterminé qu’il avait désigné pour lui succéder. Dekkeret serait un superbe Coronal, de cela il était sûr. Il était nécessaire pour lui de savoir qu’il avait accordé au monde un tel successeur. Aussi grands qu’aient été ses propres hauts faits, l’Histoire ne lui aurait pas pardonné d’avoir donné à Majipoor une mauviette ou un idiot comme roi.

De grands Coronals avaient commis de telles erreurs par le passé. Mais Prestimion était certain que personne ne porterait jamais une telle accusation contre lui. Dekkeret se montrerait à la hauteur de toutes les espérances. Il serait un roi différent de son prédécesseur, oui, sérieux et honnête, là où Prestimion avait souvent compté sur la ruse et la manipulation. Et Dekkeret était un personnage grand et héroïque, qui inspirait le respect simplement en entrant dans une pièce, alors que Prestimion, créé par le Divin sur une échelle beaucoup plus petite, avait l’impression de devoir parvenir à la majesté uniquement grâce à sa personnalité.

Eh bien, ces différences permettraient aux gens de les distinguer plus facilement l’un de l’autre, dans les années à venir, en tout cas. « Du temps de Prestimion et Dekkeret », diraient-ils, revenant à cette époque comme s’il s’agissait d’un âge d’or, de la façon dont les gens parlaient parfois de l’époque de Thraym et Vildivar, Signor et Melikand, ou Agis et Klain. Mais ces rois n’existaient qu’en tant que paire de noms interchangeables, non comme des individus en tant que tels. Prestimion espérait un sort plus agréable. Il était si différent de Dekkeret que ceux qui vivraient dans les temps à venir verraient nécessairement en imagination l’image du vif et souple petit Prestimion, le maître archer, le grand planificateur, et la silhouette aux larges épaules et au grand corps de Dekkeret à côté de lui, et ils sauraient, à jamais, lequel était qui. Du moins Prestimion l’espérait-il.

— Pousserons-nous jusqu’au Parapet de Morvendil ? demanda-t-il en désignant d’un geste la porte du nord-ouest. J’ai souvent apprécié la vue que l’on y a la nuit.

— Et vous l’apprécierez encore, souvent, fit Dekkeret. Vous viendrez bien souvent ?

— Aussi souvent qu’il est approprié pour un Pontife de montrer son nez au Château, j’imagine. Mais ce n’est pas très souvent, n’est-ce pas ? Et vous ne voudrez pas de moi ici, de toute façon. Quels que puissent être vos sentiments aujourd’hui, vous ne voudrez pas me voir fureter en ces lieux, une fois que vous commencerez à croire que cet endroit est vraiment à vous.

Dekkeret eut un petit rire, mais ne répondit rien.


Ils traversèrent rapidement les couloirs dans l’obscurité. Des gardes distants les saluèrent. D’autres, de vagues silhouettes qui auraient pu être des princes du royaume, les observèrent de loin également, mais personne n’osa s’approcher : qui aurait interrompu une conférence privée entre le Pontife et le Coronal ? Un passage couvert portant une inscription du temps de lord Dulcinon les mena à la Cour de Gaznivin, qui comportait un balcon à son extrémité la plus basse qui donnait accès au Parapet de lord Morvendil.

Quelle sorte de souverain avait été lord Morvendil ou même à quelle époque il avait vécu étaient des questions auxquelles Prestimion n’avait pas de réponse, mais le parapet lui-même, une longue et étroite rambarde en pierre noire de Velathys, avait longtemps été l’un des refuges privés de Prestimion, loin des soucis de la couronne. À cet endroit, le Mont s’achevait en une pointe étroite, chutant sous le mur du Château en une pente raide qui offrait une vue spectaculaire sur plusieurs des Cités Hautes et une partie de l’anneau des Cités Intérieures, juste en dessous. L’obscurité tombait rapidement là-bas, et des îlots de lumières surgissaient sur le flanc de la montagne gigantesque. Il était toujours instructif de songer que cette petite tache de lumière, à gauche, était en réalité une cité de six millions d’habitants, et ce point de lumière, là, le foyer de sept millions de plus. Et celui-ci, en bas, confortablement appuyé contre le versant de la montagne et entouré d’un demi-cercle d’une noirceur d’encre, était le charmant Muldemar de Prestimion.

Des souvenirs remontaient en lui de sa jeunesse dans cette belle ville, son heureuse vie de famille ; la mère chaleureuse et aimante, le père noble et fort, si vite emporté par la mort, qui paraissait aussi royal que n’importe quel Coronal. Quelle chaleureuse communauté, quelle existence plaisante ! Il n’avait jamais connu un moment de tristesse ou de désespoir. Si le Château ne l’avait appelé, il serait à ce jour prince de Muldemar, affairé et satisfait au milieu des grappes et des caves à vin.

Mais il lui avait semblé normal et naturel de quitter le sein de sa famille et ses responsabilités princières envers la cité de sa naissance pour le service de l’humanité. Ainsi le désir lui était venu d’être Coronal et d’entourer Majipoor dans une chaleureuse étreinte familiale, lui le centre des rêves de chacun, lui le guide bienveillant, lui le père du monde.

Était-ce ainsi qu’il l’avait vu à l’époque, ou était-ce simplement la soif de pouvoir qui l’avait poussé vers le trône ? Il ne pouvait le dire. Il y avait eu, bien entendu, une partie de désir de maîtrise dans son ascension dans la hiérarchie du Château. Mais cela avait été loin d’être sa raison principale, il en était certain, très loin. Prestimion avait appris cela pendant la guerre contre Korsibar.

Il s’était alors battu pour le trône, oui, battu désespérément, mais pas tant parce qu’il le voulait simplement, comme Korsibar, mais parce qu’il était convaincu de le mériter, d’y être indispensable, qu’il était le seul et unique homme essentiel de son ère. Nul doute que de nombreux tyrans redoutables et de monstrueux renégats n’aient eu exactement les mêmes sentiments que lui, au cours de la longue histoire de l’humanité, en remontant jusqu’aux temps oubliés de la Vieille Terre. Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Prestimion avait foi en son propre entendement de ses motivations personnelles. Et Majipoor, également, il le savait. Il était aimé de tous, et c’était la confirmation de tout. Il avait servi avec compétence en tant que Coronal, il servirait de même, à présent qu’il était Pontife.

Il tourna la tête vers Dekkeret, qui se tenait un peu en retrait, manifestement peu disposé à s’immiscer dans ses réflexions.

— Avez-vous déjà mûrement réfléchi à la façon dont vous allez commencer ?

— De nouveaux décrets et lois, voulez-vous dire ? Pour annuler d’antiques précédents, révoquer le protocole existant, et mettre le monde sens dessus dessous ? J’ai pensé que je pourrais attendre un peu avant de m’engager sur cette voie.

Prestimion rit.

— Sage position, je crois. Le Coronal qui gouverne le plus sagement est celui qui gouverne le moins. Lord Prankipin a remis le monde sur les rails en diminuant l’emprise du gouvernement ; Confalume a marché sur ses traces, et moi aussi. Les bénéfices se voient de tous côtés… Mais non, non, je ne parlais pas de questions législatives, seulement de sujets symboliques. Avez-vous l’intention de vous enfermer au Château jusqu’à ce que vous soyez totalement habitué à vos fonctions, ou allez-vous vous montrer au peuple ?

— Si je me cache ici en attendant de me sentir totalement habitué à mes fonctions, je risque d’être vieux et mort avant que le monde ne voie mon visage. Mais il est assurément trop tôt pour un Grand Périple, Prestimion !

— C’est aussi mon opinion. Gardez le Périple pour le traditionnel cinquième anniversaire, à moins que les circonstances ne vous y obligent plus tôt. Mais après être devenu Coronal, je n’ai pas perdu de temps pour visiter les cités voisines, faute d’aller plus loin. Bien sûr, j’étais un homme remuant, vous vous satisfaites plus facilement de voir les mêmes portes et fenêtres plusieurs semaines d’affilée, je pense. Cependant, il y a des avantages pour un Coronal à s’échapper du Château aussi souvent que les convenances le permettent. On a une vision sacrément étroite du monde, à cinquante kilomètres d’altitude.

— J’imagine, oui, répondit Dekkeret. Où êtes-vous allé au cours des premiers mois ?

— Tout au début, je me suis tout simplement glissé dehors avec Septach Melayn et Gialaurys, sans rien dire à personne, me rendant de nuit dans des endroits comme Banglecode, Greel ou Bibiroon. Nous portions des perruques et de fausses barbes, même, gardions les oreilles grandes ouvertes, et avons appris beaucoup sur le monde qui nous avait été donné à gouverner. Le marché de minuit de Bombifale… ah, c’était le bon temps ! Nous avons goûté des mets que jamais un Coronal n’avait mangés auparavant. Nous avons rendu visite aux marchands d’articles de sorcellerie. C’est là que j’ai rencontré Maundigand-Klimd, qui n’a eu aucun mal à percer mon déguisement… Non que je vous recommande un tel subterfuge.

— Non. Les accessoires tels que les perruques et les fausses barbes ne sont pas mon style, j’imagine.

— Un peu plus tard, j’ai voyagé de façon plus officielle. J’emmenais Teotas ou Abrigant avec moi, Gialaurys, Navigorn, différents membres de mon Conseil. Et je visitais les cités du Mont : Peritole, Strave, Minimool, en descendant le Mont jusqu’à Gimkandale, sans jamais m’imposer longtemps dans une ville, à cause des dépenses que cela occasionnait pour elle, simplement, j’arrivais, faisais un ou deux discours, écoutais les griefs, promettais des miracles, et repartais. C’est à cette époque de mon règne que je suis allé à Normork, vous vous en souvenez peut-être.

— Comment pourrai-je jamais l’oublier, fit Dekkeret avec gravité.

— Trouver Maundigand-Klimd lors d’un voyage, vous lors d’un autre, et il y eut un troisième voyage, une visite à Stee, où j’ai rencontré lady Varaile. Des rencontres fortuites, toutes les trois, les plus purs des hasards, et cependant comme elles ont transformé mon règne et ma vie ! Alors que si vous restez enfermé au Château…

Dekkeret acquiesça d’un signe de tête.

— Oui, je vois bien ce que vous voulez dire.

— Une dernière question, puis nous devrons rentrer, dit Prestimion. Maundigand-Klimd est allé vous trouver, n’est-ce pas, avec le récit de sa perception d’un Barjazid en Puissance du Royaume ? Que pensez-vous de son histoire ?

— Eh bien, pas grand-chose, voire rien. Dekkeret manifesta de la surprise que Prestimion fasse ne serait-ce que mentionner une idée si invraisemblable.

— Les trois fonctions sont occupées, et espérons qu’il n’y ait pas de vacance avant de nombreuses années.

— Vous donnez à ses paroles un sens très littéral, je vois.

— Le Su-suheris m’a fait exactement la même remarque. Mais comment pourrais-je considérer des paroles autrement que comme des choses pourvues de sens ? Vous semblez trouver divertissant de prêter de temps à autre l’oreille aux murmures des sorciers, mais pour moi ils ne sont que de vains oisifs et des parasites, même votre cher Maundigand-Klimd, et leurs prédictions ne sont que du vent pour moi. Si un mage vient me trouver pour me dire qu’il a vu dans ses rêves un Barjazid avec l’aura d’une Puissance du Royaume, pourquoi devrais-je y chercher une signification cachée et des subtilités enfouies ? J’étudie d’abord le message lui-même. Ce message particulier me semble une idiotie. Donc je l’écarte de mon esprit.

— Vous vous faites du tort en ignorant l’avertissement de Maundigand-Klimd.

Une certaine note d’exaspération apparut dans la voix de Dekkeret.

— Nous ne devrions pas nous quereller un jour aussi heureux, Prestimion. Mais, pardonnez-moi, quel sens peut-on trouver à sa prophétie ? Les Barjazid sont tous de détestables crapules, à l’exception de mon ami Dinitak. Le monde ne les prendrait jamais comme rois.

— Mais peut-être Dinitak, à votre avis ?

— Ce serait très tiré par les cheveux. Je vous accorde que je pourrais décider de le nommer mon successeur, ce qui ferait bel et bien de lui une Puissance du Royaume, et si je le faisais, je pense qu’il serait un souverain compétent, bien que peut-être un peu sévère. Mais je vous assure sans le moindre doute, Prestimion, qu’il se passera de nombreuses années avant que je ne me mette à me tourmenter pour trouver mon remplaçant, et lorsque je le ferai, je doute sérieusement que mon choix se porte jamais sur Dinitak. Deux roturiers à la suite seraient peut-être plus que le système ne peut en supporter. Dinitak a de nombreuses qualités et est, je crois, mon meilleur ami, mais il n’a, à mon avis, pas l’âme assez généreuse pour être considéré, même pour plaisanter, comme un Coronal potentiel. C’est un homme dur, qui n’est guère charitable. Par conséquent…

Prestimion leva une main.

— Assez ! Je vous en supplie, Dekkeret, écartons toute la partie sur la Puissance du Royaume de cette prophétie. Vous venez d’exclure Dinitak, et quant à Khaymak Barjazid, j’ai autant de mal que vous à l’imaginer Coronal. Concentrez-vous plutôt sur l’avertissement de Maundigand-Klimd annonçant des difficultés au début de votre règne, et le fait qu’un Barjazid y sera mêlé.

— Je suis prêt à m’occuper de tout ce qui surviendra. Mais que cela survienne d’abord.

— Vous resterez cependant sur vos gardes ?

— Bien entendu. Cela va sans dire. Mais je ne prendrai pas les armes contre des fantômes, malgré tout ce que vous me dites de la sagesse de votre mage. Et je vous précise, Prestimion, que je serai toujours réticent à prendre les armes, quelque problème qui puisse surgir, si je dispose d’une solution pacifique… Abandonnerons-nous cette conversation, maintenant, Prestimion ? Nous devons nous préparer pour notre dîner d’adieu.

— Oui. En effet.

De toute façon, Prestimion se rendait compte qu’il ne servait à rien de continuer ainsi. Il était clair pour lui que ce qu’il essayait de faire était à peu près aussi utile que de se cogner la tête contre la gigantesque muraille de Normork. Cognez autant qu’il vous plaira : la muraille ne cédera jamais. Dekkeret non plus.

Peut-être suis-je trop sensible sur ce point, pensa Prestimion, ayant dû subir deux insurrections coup sur coup dans les premières années de mon règne. Je suis conditionné par mes propres expériences malheureuses à toujours m’attendre à des problèmes ; lorsqu’il n’y en a pas, comme ce fut le cas depuis de nombreuses années, depuis la mort de Dantirya Sambail, je me méfie de leur absence. Dekkeret a un caractère plus enjoué, laissons-le traiter la sombre prophétie de Maundigand-Klimd comme il l’entend. Peut-être le Divin lui accordera-t-il effectivement un heureux début de règne malgré tout. Et le dîner attend.

11

— J’ai une idée, Votre Grâce… Vous avez mentionné, il y a quelque temps, vos difficiles relations avec votre père et vos frères, dit Khaymak Barjazid.

Mandralisca lui lança un regard très surpris et courroucé. À cet instant, il avait totalement oublié avoir jamais parlé de son enfance malheureuse à Barjazid ou qui que ce soit d’autre. Et il n’était absolument pas accoutumé à ce que l’on s’adresse à lui en osant briser les murs qu’il avait érigés autour de sa vie privée.

— Et si tel était le cas ? demanda-t-il d’une voix coupante comme une lame.

Barjazid tressaillit. La terreur apparut dans les yeux dépareillés du petit homme.

— Je ne voulais pas vous offenser, monsieur ! Absolument pas ! C’est seulement que je vois un moyen d’intensifier le pouvoir du casque que vous tenez entre vos mains, un moyen qui utiliserait… certaines de vos… expériences.

Mandralisca se pencha en avant. L’aiguillon de cette brutale intrusion dans son âme se faisait toujours sentir, mais il était tout de même intéressé.

— De quelle manière ?

— Laissez-moi réfléchir à la façon de le présenter, dit prudemment Barjazid.

Il se tenait comme un homme qui s’apprêterait à avoir une discussion philosophique avec un khelpoin féroce et furieux, tout en crocs jaunes et yeux étincelants, qu’il aurait rencontré à l’improviste sur une tranquille route de campagne.

— Lorsque l’on utilise le casque, on en produit soi-même le pouvoir, reprit-il. J’ai la conviction que l’on pourrait augmenter la puissance de l’appareil, si l’on puisait dans un réservoir de douleur, de rage, ou… je pourrais presque dire « haine ».

— Eh bien, dites-le alors. Haine. C’est un mot que je comprends.

— Haine, oui. Et ainsi, certaines idées me sont venues à l’esprit, monsieur, en me souvenant de ce que vous m’aviez dit ce jour-là au sujet de votre enfance, de votre père. Votre… malheur juvénile…

Barjazid choisissait avec soin ses mots, manifestement conscient qu’il avançait en terrain glissant. Il comprenait que Mandralisca pouvait très bien ne pas vouloir se voir rappeler les paroles qui lui avaient échappé, à sa grande surprise, le jour où lui, Barjazid et Jacomin Halefice traversaient le marché. Mais Mandralisca, se contrôlant, lui fit signe de poursuivre. Ce que fit astucieusement Barjazid : il parla par allusions, insinuations, euphémismes, tout en dépeignant le portrait du petit Mandralisca vivant dans la crainte continuelle de son père, ivre et brutal, et de ses frères, bravaches et tyranniques, souffrant chaque jour sous leurs coups, et engrangeant envers eux une pleine mesure de dégoût, qui, un jour, déborderait sur le monde. Dégoût qui pouvait être transformé en avantage, qui pouvait être exploité, qui pouvait devenir une source de grande puissance. Et proposa quelques suggestions sur la façon d’y parvenir.

Tout ceci était très intéressant. Mandralisca était reconnaissant à Barjazid de le partager avec lui. Mais il n’en regrettait pas moins d’avoir écarté, même pour un instant, le voile qui enveloppait sa jeunesse. Il avait toujours trouvé utile que le monde le perçoive comme un monstre taillé dans la glace ; il y avait de gros risques à donner à quelqu’un un aperçu de l’enfant vulnérable du temps passé qui se cachait quelque part derrière cette façade froide. S’il l’avait pu, il aurait volontiers ravalé tout ce qu’il avait dit au petit homme, cet étrange après-midi.

— Assez, dit enfin Mandralisca. Vous avez bien éclairé la question. Maintenant, allez et laissez-moi travailler.

Il tendit la main vers le casque.


Fin de l’automne dans les Gonghars, l’hiver est proche. La pluie légère mais continue de la saison chaude commence à laisser place à la pluie froide mais tout aussi permanente de l’automne, mêlée de neige fondue, qui cédera d’ici quelques semaines le terrain aux premières neiges de l’hiver. Voici la cabane, la hutte sordide, le foyer répugnant et délabré où vit le marchand de vin Kekkidis et sa famille, ici dans cette triste petite ville montagnarde d’Ibykos. L’heure est très avancée dans l’après-midi, sombre, froide. La pluie résonne sur le toit recouvert de lichen pourrissant, et coule par les trous habituels, atterrissant dans les seaux habituels avec un ploc, ploc, ploc régulier. Mandralisca n’ose allumer un feu. On ne gaspille pas le combustible dans cette maison, et tout combustible qui n’est pas consommé pour son père ne peut qu’être du combustible gâché ; personne ici ne compte, que son père, et le feu n’est allumé que lorsque son père revient de sa journée de travail, pas avant.

Aujourd’hui, cela peut prendre encore des heures. Ou, peut-être… si le Divin le veut… jamais.

Depuis trois jours maintenant, Kekkidis et son fils aîné, Malchio, se trouvent dans la cité de Velathys, à cent cinquante kilomètres de là, négociant pour acheter le stock d’un collègue marchand de vin qui est mort dans une avalanche, en laissant une demi-douzaine d’enfants en bas âge affamés. Ils doivent rentrer aujourd’hui ; en fait, ils sont déjà plus qu’un peu en retard, car le flotteur qui relie Velathys à Ibykos part à l’aube, et arrive à Ibykos au milieu de l’après-midi, il fait quasiment nuit, à présent, mais le flotteur n’est pas là. Personne ne sait pourquoi. Un autre frère de Mandralisca les attend à la gare depuis midi avec la charrette. Le troisième est à la boutique de vin, aidant leur mère. Mandralisca est seul à la maison. Il se distrait en imaginant voluptueusement les cataclysmes survenant à son père. Peut-être, peut-être, peut-être, peut-être ! quelque chose est-il arrivé en route. Peut-être. Peut-être.

Son autre moyen de passer le temps, et de se tenir chaud, est de s’entraîner avec le bâton qu’il s’est taillé dans un morceau de bois de noctiflore. C’est un bâton de la plus belle sorte, un bâton en bois de noctiflore, et Mandralisca a mis de l’argent de côté pendant toute l’année dernière, pesant par pesant, pour s’acheter un jonc de taille convenable, qu’il a taillé et taillé encore au couteau jusqu’à ce qu’il ait une dimension et un poids parfaits, et épouse si parfaitement sa main que l’on pourrait croire qu’un maître artisan a dessiné la poignée. Maintenant, tenant le bâton de façon qu’il repose légèrement dans sa paume, il avance et recule prestement dans la pièce, feintant contre les ombres, portant des coups, parant. Il est vif, il est bon, son poignet est fort, son œil perçant ; il espère être un jour un champion. Mais pour l’instant, il veut surtout avoir chaud.

Il imagine que son père est son adversaire. Il danse tout autour du vieux, le frappant d’un air narquois, touchant l’extrémité de chaque épaule, sous le menton, le long des joues, jouant avec lui, le manipulant, l’humiliant. Kekkidis s’est mis à grogner de rage ; il fouette l’air de son bâton tenu à deux mains, comme s’il balançait une hache, mais le garçon est dix fois plus rapide que lui, et le touche encore et encore, alors que Kekkidis est incapable de faire une seule touche.

Peut-être Kekkidis ne rentrera-t-il jamais. Peut-être mourra-t-il quelque part sur la route. Fasse, prie Mandralisca, qu’il soit déjà mort !

Qu’il ait droit à une avalanche lui aussi.

Les collines au-dessus d’Ibykos sont déjà recouvertes de neige, une neige lourde et humide typique de la fin de saison. Mandralisca, fermant les yeux, se représente la pluie battante, l’imagine frappant la base de granit noir, ouvrant un angle dans les congères amoncelées, travaillant comme de petits couteaux pour les libérer, et les envoyer glisser en gros nuages sur le versant de la colline vers la grand-route en contrebas, juste au moment où le flotteur de Velathys passe, le dissimulant à la vue jusqu’au printemps prochain, Kekkidis et Malchio enterrés sous un millier de tonnes de neige…

Ou qu’un trou apparaisse brusquement dans la route. Que le flotteur y soit englouti.

Que le flotteur fasse une embardée brutale. Qu’il plonge dans la rivière.

Que le moteur expire à mi-chemin entre ici et Velathys. Qu’ils soient pris dans un blizzard et meurent gelés.

Mandralisca ponctue chacune de ces pensées pleines d’espoir d’une furieuse botte de son bâton. Tac, tac, tac. Il tourbillonne, danse, tourne légèrement sur la pointe des pieds, frappe alors que son corps est plus qu’à moitié détourné de son ennemi. Revient par au-dessus, en angle descendant, impossible à parer, comme un éclair. Prends ça ! Ça ! Ça !

Le bruit de la charrette qui s’arrête, brusquement. Mandralisca en pleurerait. Pas d’avalanche, pas de trou béant, pas de blizzard meurtrier. Kekkidis est de nouveau à la maison.

Des voix. Des pas à l’extérieur, maintenant. Des toux. Une personne tape des pieds, deux personnes, Kekkidis et Malchio, débarrassant leurs bottes de la neige.

— Garçon ! Où es-tu garçon ? Laisse-nous entrer ! As-tu idée du froid qu’il fait dehors ?

Mandralisca appuie son bâton contre le mur. Se précipite vers la porte, manipule maladroitement le loquet. Deux hommes de haute taille se tiennent sur le seuil, l’un plus vieux que l’autre, deux visages blêmes et renfrognés aux joues creuses, aux cheveux noirs longs et gras, derrière lesquels brillent des yeux furieux. Mandralisca sent l’eau-de-vie dans leur haleine. Il y a une odeur de rage autour d’eux, aussi : une puanteur piquante, musquée, monte de sous leurs couvertures de fourrure. Quelque chose a dû aller de travers. Ils passent devant lui en tapant des pieds, le poussent d’un geste.

— Où est le feu ? demande Kekkidis. Pourquoi fait-il si bougrement froid ici ? Tu aurais dû préparer un feu pour nous, garçon !

Pas moyen d’y échapper. Condamné s’il prépare un feu, condamné s’il n’en prépare pas. La vieille rengaine.

Mandralisca s’empresse d’aller chercher du petit bois sous le porche du fond. Son père et son frère, leur manteau toujours sur le dos, sont plantés au milieu de la pièce, se frottant les mains pour les réchauffer. Ils parlent de leur voyage. Leurs voix sont dures et amères. À l’évidence la tentative a été un échec ; les représentants de la succession de l’autre marchand de vin ont été trop malins pour Kekkidis, l’achat facile et bon marché de marchandises vendues sur saisie est tombé à l’eau, toute l’expédition a été une perte de temps et d’argent. Mandralisca garde la tête basse et vaque à ses affaires, sans poser de question. Il est trop avisé pour attirer l’attention sur lui lorsque son père est d’une telle humeur. Mieux vaut rester hors de son chemin, s’attacher aux ombres, le laisser passer sa rage sur les poêles, la batterie de cuisine et les tabourets, pas sur son plus jeune fils.

Mais cela se produit quand même. Mandralisca est un demi-pas trop lent à accomplir une tâche. Kekkidis est mécontent. Il grogne, il jure, voit soudain le bâton de Mandralisca appuyé contre le mur à peu de distance de lui, s’en saisit et frappe durement le garçon à l’estomac avec son extrémité.

C’est insupportable. Pas tant la douleur d’être frappé avec le bâton, bien qu’elle lui coupe quasiment le souffle, mais le fait que son père se serve de son bâton. Kekkidis n’a pas à y toucher, encore moins à l’utiliser contre lui. Ce bâton est à lui. Son seul bien. Acheté avec son propre argent, taillé de ses propres mains.

Sans prendre le temps de réfléchir, Mandralisca tend la main pour le saisir alors que Kekkidis le lève pour un second coup. Prompt comme l’éclair, il avance, attrape le bâton par un bout, le tire vers lui, essayant de l’arracher de la main de son père.

C’est une terrible erreur. Il le sait alors même qu’il la commet, mais malgré toute sa vivacité, il ne peut interrompre son geste. Kekkidis le dévisage le regard fou, bafouillant de stupéfaction devant un acte de défi si flagrant. Il oblige Mandralisca à lâcher prise d’une torsion latérale d’une force vicieuse, à laquelle le mince poignet de Mandralisca ne peut résister. Saisit le bâton par les deux extrémités, avec un rictus, le casse facilement sur son genou, sourit de nouveau largement, lève les deux morceaux pour les lui montrer, et les jette négligemment dans le feu. Tout ceci ne prend qu’une seconde ou deux.

— Non, murmure Mandralisca, ne croyant pas encore que c’est arrivé. Non… non… s’il te plaît… Une année d’économie. Son superbe bâton.


Trente-cinq ans plus tard et près de deux mille kilomètres plus au nord et à l’est, l’homme qui se nomme comte Mandralisca de Zimroel est assis dans une petite pièce circulaire au plafond en voûte, et aux murs de terre sèche orange foncé, sur une falaise dominant les étendues désertiques de la Plaine des Fouets. Il porte un casque de dentelle métallique sur le front ; ses mains sont serrées sur ses côtés comme si chacune tenait une moitié brisée de son bâton cassé.

Il voit le visage de son père devant lui. Le sourire triomphant et vindicatif. Les morceaux du bâton levés… jetés dans les flammes…

L’esprit en quête de Mandralisca s’élève dans le ciel, à l’extérieur, se souvenant, haïssant…

Non… non… s’il te plaît…


Teotas, de nouveau vaincu par le sommeil, dort. Il ne peut rien faire d’autre. Son esprit craint le sommeil, mais son corps le réclame. Chaque nuit il se bat, perd, succombe. Ainsi, à présent, malgré son combat nocturne, une fois de plus, il gît endormi. Rêvant. Un désert, quelque part, nul endroit réel. Des hallucinations s’élèvent des rochers comme des ondes de chaleur. Il entend des gémissements et d’occasionnels sanglots, ainsi que ce qui pourrait être un chœur d’insectes, un bruissement sec. Le vent est chaud et chargé de poussière. L’aube est d’un éclat aveuglant. Les rochers sont des nœuds brillants de pure énergie, dont les surfaces rouges à la riche texture vibrent de dessins qui changent constamment. D’un côté de chaque masse rocheuse, il voit des lumières dorées tournant gracieusement. Sur le côté opposé, des sphères d’un bleu pâle naissent continuellement et s’envolent. Tout chatoie. Tout luit d’une lumière intérieure. Tout serait d’une beauté magnifique si ce n’était si effrayant.

Lui-même s’est transformé en quelque chose de hideux. Ses mains sont devenues des marteaux. Ses orteils sont des griffes recourbées. Ses genoux ont des yeux mais pas de paupières. Sa langue est en satin. Sa salive est en verre. Son sang est de la bile et sa bile est du sang. Un sentiment troublant de punition imminente l’accable. Des créatures faites de nervures verticales de cartilage gris mugissent sourdement à son intention. Il ne sait comment mais il en comprend la signification : elles expriment leur mépris, elles se moquent de lui et de ses innombrables insuffisances. Il veut crier, mais aucun son ne sort de sa gorge. Il ne peut fuir cette scène non plus. Il est paralysé.

— Fi… o… rin… da…

Dans un ultime effort, il parvient à prononcer son nom. Peut-elle l’entendre ? Le sauvera-t-elle ?

— Fi… o… rin… da…

Il tire sur la courtepointe tire-bouchonnée, emmêlée. Fiorinda est couchée à côté de lui comme une poupée grandeur nature abandonnée là par quelqu’un, coupée de lui par un mur de sommeil, il sait qu’elle est là, ne peut l’atteindre, ne peut la toucher d’aucune façon. L’un d’eux se trouve dans un autre univers. Il n’a aucun moyen de savoir lequel. Probablement moi, décide-t-il. Oui. Il est dans un autre univers, endormi, rêvant, rêvant qu’il est couché dans son lit au Château, endormi près de Fiorinda qui dort, hors d’atteinte. Et il rêve.

— Fiorinda ? Silence. Solitude.

Il comprend à présent qu’il doit être en train de rêver qu’il est éveillé. Il s’assied, tend la main vers la veilleuse. À son faible éclat vert, il voit qu’il est seul dans le lit. Il se souvient, maintenant : Fiorinda a accompagné Varaile au Labyrinthe, ce n’est pas une séparation définitive, seulement un ajournement de leur décision, une rapide visite pour aider Varaile à s’installer dans son nouveau foyer. Et ensuite, ils décideront lequel des deux acceptera le poste qui lui a été offert ; si Fiorinda sera dame d’honneur de l’épouse du nouveau Pontife, ou si lui sera le Haut Conseiller de lord Dekkeret. Mais comment peut-il être Haut Conseiller alors qu’il n’est que le plus répugnant des insectes ?

Entre-temps, il est seul au Château. Assailli de rêves impitoyables.

Nuit après nuit… la terreur. La folie. Où peut-il se cacher ? Nulle part. Il n’y a aucun endroit où se cacher. Nulle part. Nulle part.


— Tu entends quelque chose ? demanda Varaile. L’un des enfants crier, peut-être ?

— Quoi ? Quoi ?

— Réveille-toi, Prestimion ! L’un des enfants…

Il émit un nouveau bruit interrogatif, mais ne montra pas signe de vouloir se réveiller. Au bout d’un moment.

Varaile prit conscience qu’il n’avait aucune raison de le faire. Il était très tard. Il était épuisé ; depuis leur arrivée au Labyrinthe, ses jours, et beaucoup de ses nuits également, avaient été remplis de réunions, conférences, discussions. Les fonctionnaires du Pontificat du défunt Confalume devaient être reçus et sondés, les personnes que Prestimion avait amenées avec lui du Château devaient être intégrées au système existant, il y avait des demandes de service à examiner, des pétitions auxquelles faire droit…

Laissons-le dormir, pensa Varaile. C’était un problème dont elle pouvait se charger seule.

Et cela se produisit à nouveau : un son bizarre, étranglé, qui semblait vouloir être un hurlement, mais se traduisait en un gémissement. À sa hauteur, elle crut reconnaître la voix de Simbilon, qui, bien qu’il eût près de onze ans, avait toujours un contralto pur et clair. C’est donc dans sa chambre qu’elle se rendit en premier lieu, en s’orientant de manière hésitante dans cet ensemble de pièces déconcertant qu’était la résidence impériale. Un globe dansant de lumière assujettie orange flottait au-dessus de sa tête, illuminant son chemin.

Mais Simbilon dormait paisiblement au milieu de son fouillis de livres, une douzaine voire plus, éparpillés tout autour de lui sur le lit, l’un encore ouvert, les pages aplaties sur sa poitrine où était tombé le livre lorsque le sommeil l’avait surpris. Varaile le prit, le posa à côté de son oreiller et sortit de la chambre.

Le bruit étrange lui parvint à nouveau, plus pressant, à présent. Elle fut effrayée à l’idée que l’un de ses enfants puisse émettre un tel son. Elle traversa en hâte le couloir, et entra dans la chambre où dormait Tuanelys sur un amas d’animaux en peluche entassés haut sur son lit ; des blaves, des sigimoins, des bilantoons, des canavongs, des ghalvars, et même un manculain à museau allongé, son préféré du moment, transformé par la main du fabricant en un jouet adorable, alors que les vrais manculains des jungles de Stoienzar, entièrement couverts de piquants jaunes empoisonnés, étaient aussi loin de la douceur qu’un animal peut l’être.

Mais il n’y avait aucun animal en peluche autour d’elle à ce moment. Tuanelys les avait apparemment jetés pêle-mêle dans toutes les directions, comme s’il s’agissait de sales vermines ayant envahi son lit. Même le manculain adoré avait été écarté : Varaile le vit de l’autre côté de la pièce, à l’envers sur la coiffeuse de la petite fille, où, en atterrissant, il avait bousculé une douzaine de jolis petits vaisseaux de verre dont Tuanelys faisait collection. Plusieurs paraissaient être brisés. Quant à Tuanelys elle-même, elle avait repoussé à coups de pied la courtepointe et était couchée en un petit tas tout recroquevillé, genoux presque sous le menton, le corps entièrement raidi, sa chemise de nuit remontée et retroussée sous ses bras, si bien que son petit corps mince était nu. Elle brillait comme si elle avait eu de la fièvre. Une mare de sueur avait taché les draps autour d’elle.

— Tuanelys, mon trésor…

Un autre gémissement qui aurait voulu être un cri. Une onde de convulsion parcourut la fillette : elle grimaça, tressaillit et frissonna, rua d’une jambe puis de l’autre, serra les poings, rentra la tête dans les épaules. Varaile lui toucha légèrement l’épaule. Sa peau était tiède, normale : pas de fièvre. Mais Tuanelys eut un mouvement de recul à son contact. Elle recommença à gémir, un gémissement qui se transforma rapidement en un sanglot épouvantable. Ses traits étaient déformés en un masque hideux, les yeux étroitement clos, les narines dilatées, les lèvres retroussées, les dents à nu.

— Ce n’est que moi, mon cœur. Chut. Chut. Tout va bien. Mère est là. Chut. Tuanelys. Chut.

Elle tira sur la chemise de nuit de l’enfant, la descendit sur sa taille et ses cuisses, tourna la petite fille sur le dos, et lui caressa doucement le front, tout en continuant à lui murmurer des mots doux. Petit à petit, la tension qui avait saisi Tuanelys sembla se relâcher un peu. De temps à autre, une onde répondant à quelque horrible vision intérieure continuait à la secouer, mais cela commençait à se ralentir, et le masque effrayant qu’était devenu son visage avait commencé à reprendre son aspect habituel.

Varaile se rendit compte que quelqu’un se tenait derrière son épaule. Prestimion ? Non : Fiorinda, comprit Varaile. Elle s’était réveillée et était venue dans le couloir depuis ses propres appartements pour voir ce qui se passait.

— Un cauchemar, dit Varaile, sans se retourner. Va lui chercher un bol de lait, s’il te plaît.

Les paupières de Tuanelys battirent et s’ouvrirent. Elle paraissait hébétée, désorientée, encore plus abasourdie que ce à quoi l’on pourrait s’attendre de la part d’un enfant réveillé au milieu de la nuit. Ce n’était que la deuxième semaine qu’elle vivait au Labyrinthe. Ils avaient essayé d’y installer sa chambre le plus possible comme celle qu’elle avait au Château, mais, il n’empêche… cette rupture dans sa vie, l’amplitude du bouleversement…

— Maman…

Sa voix était rauque. Elle n’avait plus utilisé ce mot depuis au moins deux ans.

— Tout va bien, Tuanelys. Tout va bien.

— Il n’avaient pas de visages… seulement des yeux…

— Ils n’étaient pas réels. Tu rêvais, mon trésor.

— Ils étaient des centaines et des centaines. Sans visage. Juste… des yeux. Oh, maman… maman…

Elle tremblait de peur. Quelle que soit la vision qui avait affecté son esprit endormi, elle était encore bien vivace. Bribe par bribe elle se mit à décrire à Varaile ce qu’elle avait vu, du moins elle essaya, mais les descriptions étaient fragmentaires, ses paroles largement incohérentes. Elle avait vu quelque chose d’affreux, c’était clair. Mais il lui manquait la faculté de rendre son cauchemar réel aux yeux de Varaile. Des créatures blanches, de mystérieuses créatures blêmes, une horde d’hommes sans visages défilant, ou étaient-ce des espèces de vers géants ? des milliers d’yeux fixes…

Les détails ne comptaient guère. Les cauchemars d’une petite fille n’avaient pas de signification importante ; ce qui était important, c’était qu’elle ait eu des cauchemars. Là, dans le havre du Labyrinthe, dans ces appartements nichés tout au fond du secteur impérial, quelque chose de sombre et d’épouvantable avait réussi à se glisser et à toucher l’esprit de la fille du Pontife de Majipoor. Ce n’était pas normal.

— Ils étaient si froids, disait Tuanelys. Ils détestaient tout ce qui a du sang chaud dans les veines. Des hommes morts avec des yeux. Assis sur des montagnes blanches. Froids, si froids, tu les touchais et tu gelais…

Fiorinda reparut, portant un bol de lait.

— Je l’ai réchauffé un peu. La pauvre enfant ! Je me demande si nous ne devrions pas y ajouter une goutte de cognac.

— Pas cette fois, je pense. Tiens, Tuanelys, laisse-moi remonter les couvertures sur toi. Bois ceci, mon cœur. C’est du lait. Bois-le doucement, une petite gorgée à la fois…

Tuanelys but le bol à petites gorgées. L’étrange crise semblait passer. Elle cherchait ses animaux en peluche. Varaile et Fiorinda les rassemblèrent et les disposèrent à côté d’elle sur le lit. Elle trouva le manculain et le jeta sous la courtepointe, de nouveau tout près d’elle.

— Tout le mois dernier, Teotas aussi a fait d’horribles cauchemars, dit Fiorinda. Je ne serais pas surprise qu’il en fasse un en ce moment… Voulez-vous que je reste avec elle, Varaile ?

— Retourne te coucher. Je veillerai sur elle.

Elle prit le bol de lait vide des mains de Tuanelys, et repoussa légèrement la tête de la petite fille sur son oreiller, la maintenant là, la caressant pour la replonger dans le sommeil. Pendant un instant ou deux, Tuanelys parut parfaitement calme. Puis un brusque frisson la parcourut, comme si le rêve revenait.

— Des yeux, murmura-t-elle. Pas de visage.

C’est là que cela se termina. En quelques minutes elle était paisiblement endormie. De légers ronflements de petite fille s’élevaient. Varaile resta à la surveiller pendant un moment, attendant d’être totalement sûre que tout allait bien. Cela semblait être le cas. Elle sortit sur la pointe des pieds et retourna dans sa propre chambre, où elle retrouva Prestimion toujours profondément endormi, et resta couchée à côté de lui, éveillée, jusqu’à ce que vienne l’aube sans soleil du Labyrinthe.


Debout devant le Lord Gaviral dans la grande salle du palais de Gaviral, Mandralisca balançait machinalement le casque de Barjazid d’une main à l’autre, geste qui était presque devenu un tic chez lui, au cours des dernières semaines.

— Un compte rendu d’évolution, monseigneur Gaviral, dit-il. L’arme secrète dont je vous ai parlé, ce petit casque que voilà ? J’ai bien avancé dans sa maîtrise.

Gaviral sourit. Son sourire n’avait rien qui réjouisse le cœur : une rapide torsion de ses maigres petites lèvres, découvrant une rangée de dents irrégulières, pour la plupart triangulaires, et un éclat froid apparaissant un instant dans ses petits yeux enfoncés. Il se passa la main dans ses cheveux roux épais et clairsemés.

— Y a-t-il des résultats particuliers à signaler ? demanda-t-il.

— J’ai pénétré dans le Château avec, milord.

— Ah !

— Et le Labyrinthe.

— Ah ! Ah !

C’était l’une des expressions favorites de Dantirya Sambail, ce double « ah », avec un moment de pause entre les deux et une emphase cinglante sur le second. Gaviral ne pouvait être très vieux à la mort de Dantirya Sambail, mais il avait réussi à imiter l’intonation du Procurateur à la perfection. Il était bizarre, et nullement amusant, d’entendre ce double « ah » dans la bouche de Gaviral, comme un numéro de ventriloque d’outre-tombe. Le Lord Gaviral avait plus qu’un peu de la laideur de son fameux oncle, mais quasiment rien de sa sinistre astuce ni de sa sombre habileté tortueuse, et il n’était pas agréable à Mandralisca de se voir offrir une imitation aussi précise des habitudes du Procurateur. Il s’agissait de sentiments qu’il gardait pour lui, cependant, comme tant d’autres sujets.

— Je suis maintenant prêt, reprit Mandralisca, à proposer une modification de notre stratégie.

— Qui consisterait à… ?

— À nous placer de façon plus agressive en position de visibilité, milord. Je suggère que nous quittions cet endroit dans le désert, et transférions notre centre d’opérations dans la cité de Ni-moya.

— Vous me plongez dans la perplexité, comte. C’est une étape contre laquelle vous nous avez mis en garde depuis le début de notre campagne. Cela enverrait, avez-vous dit, un signal immédiat aux fonctionnaires Pontificaux, qui fourmillent partout à Ni-moya, qu’une révolte avait éclaté à Zimroel contre l’autorité du gouvernement central. Le mois dernier encore, vous nous avez déconseillé de dévoiler prématurément notre jeu. Pourquoi, aujourd’hui, vous contredisez-vous ?

— Parce que j’ai moins peur du gouvernement central aujourd’hui qu’il y a un an, ou même un mois.

— Ah ! Ah !

— Je continue à croire que nous devons avancer avec une extrême prudence vers notre but. Vous ne m’entendrez pas vous conseiller une déclaration de guerre contre le gouvernement de Prestimion et Dekkeret : pas encore, du moins. Mais je considère maintenant que nous pouvons nous permettre de prendre davantage de risques, car les armes dont nous disposons – il souleva le casque – sont plus importantes que je ne l’avais imaginé. Si Prestimion et Compagnie tentent de nous nuire, nous pourrons nous défendre.

— Ah !

Mandralisca attendit le second, regardant Gaviral d’un air furieux dans l’expectative. Mais il ne vint pas.

— Donc, nous irons à Ni-moya, dit-il au bout d’un moment. Vous réoccuperez la procuratie, cependant vous ne tenterez, en aucun cas, de réclamer le titre de Procurateur. Vos frères prendront possession de demeures presque aussi grandioses. Toutefois, pour le moment, vous vivrez là en tant que simples citoyens, ne revendiquant d’autorité que sur le domaine de votre famille. Est-ce compris, milord Gaviral ?

— Cela signifie-t-il que nous ne serons plus considérés comme lords ? demanda Gaviral.

Il était évident à son expression que cette possibilité lui était pénible.

— À l’intérieur de vos foyers, vous serez toujours les Lords de Zimroel. Dans vos relations avec les gens de Ni-moya, vous serez les cinq princes de la Maison de Sambail, et rien de plus, pour l’instant. Plus tard, milord, j’aurai un titre plus noble encore que celui de « lord » pour vous, mais cela devra attendre un peu plus longtemps.

Un sourire d’excitation apparut sur le déplaisant visage de Gaviral. Il se pencha en avant avec avidité.

— Et quel serait ce titre plus noble ? demanda-t-il, comme s’il connaissait déjà la réponse.

— Pontife, répondit Mandralisca.

12

— Monseigneur, dit le chambellan de Dekkeret, le prince Dinitak est ici.

— Merci, Zeldor Luudwid. Demandez-lui d’entrer.

Il fut amusé d’entendre le chambellan promouvoir Dinitak au principat. Un tel titre ne lui avait jamais été conféré, et Dekkeret ne projetait pas particulièrement de le faire ; Dinitak ne montrait d’ailleurs pas le moindre désir d’être élevé à la noblesse. Il était toujours le fils de Venghenar Barjazid, après tout, un enfant du désert de Suvrael qui avait autrefois collaboré avec son peu reluisant père pour escroquer et exploiter les voyageurs qui les engageaient comme guides dans ce pays peu accueillant. L’aristocratie du Mont du Château avait accepté Dinitak comme l’ami de Dekkeret, parce que Dekkeret ne leur avait pas laissé le choix. Mais ils n’accepteraient jamais que Dekkeret le lance parmi eux en tant que membre de leur caste élevée.

— Dinitak, dit Dekkeret, en se levant pour le serrer dans ses bras.

Au cours des dernières semaines, Dekkeret avait adopté comme quartier général une section du Long Couloir de Methirasp, qui n’était absolument pas un couloir, mais plutôt une série de petites pièces octogonales à l’intérieur de la Bibliothèque de lord Stiamot. La bibliothèque elle-même était un passage sinueux continu qui serpentait tout autour du sommet du Mont du Château sur une longueur totale de nombreux kilomètres, et, d’après la légende, contenait chaque livre publié dans tous les mondes de l’univers. À un endroit directement en dessous du tapis de verdure du Clos de Vildivar, elle débouchait sur les douze pièces du Couloir de Methirasp. Elles étaient réservées aux érudits ; mais il était rare que plus d’une ou deux d’entre elles soient occupées.

Dekkeret, tombant sur ces pièces lors d’une de ses explorations du Château, avait immédiatement été séduit. Elles étaient hautes de deux étages, leurs murs couverts de peintures murales représentant des dragons de mer et des animaux terrestres fantastiques, des chevaliers dans des tournois, des merveilles naturelles, et beaucoup d’autres choses encore, toutes rendues dans un style médiéval ravissant. Très haut au-dessus des têtes, des plafonds aux couleurs éclatantes, peints en vermillon, jaune, vert et bleu, et recouverts d’un vernis clair et fin qui les faisait scintiller comme du cristal, donnaient une chaude lumière réfléchie. Des couloirs aux murs couverts d’étagères pleines de livres menaient à la bibliothèque proprement dite. Dekkeret s’était surpris à revenir à plusieurs reprises dans ce sanctuaire plaisant à l’intérieur du Château, et avait finalement décidé de faire fermer au public la partie connue sous le nom de Cabinet de Travail de lord Spurifon pour la transformer en bureau auxiliaire à son usage. C’est là qu’il reçut Dinitak Barjazid ce jour-là.

Ils discutèrent tranquillement de choses et d’autres pendant un moment : une visite que Dinitak avait faite récemment à la grande cité de Stee, les projets de Dekkeret de se rendre dans cette ville et certaines de ses voisines sur le Mont, et ainsi de suite. Il n’était pas difficile pour Dekkeret de voir qu’une tension intérieure réprimée était à l’œuvre dans l’âme de son ami, mais il laissa Dinitak mener la conversation ; et petit à petit, il en vint au sujet qui l’avait amené à demander une audience privée avec le Coronal.

— Avez-vous souvent vu le prince Teotas récemment, Votre Seigneurie ? demanda Dinitak, une nouvelle intensité se manifestant dans sa voix.

Dekkeret fut agacé par la soudaine évocation du nom de Teotas. Le problème concernant Teotas était devenu sensible pour lui.

— Je le vois de temps à autre, mais pas très souvent, répliqua Dekkeret. Avec cette question de désignation du Haut Conseiller toujours en suspens, il semble m’éviter. Ne veut pas refuser le poste, mais ne peut se résoudre à l’accepter, non plus. J’en attribue la responsabilité à Fiorinda.

Le regard tranquille et pénétrant de Dinitak exprima de la surprise.

— Fiorinda ? En quoi Fiorinda est-elle impliquée dans votre choix d’un Haut Conseiller ?

— Elle est mariée à l’homme que j’ai choisi, non Dinitak ? Ce qui nous crée une couche de complications que je n’avais pas prise en considération. J’imagine que tu es au courant qu’elle est partie au Labyrinthe retrouver lady Varaile, en laissant Teotas.

Dekkeret fouilla avec irritation dans les piles de documents sur son bureau. Cela l’ennuyait de discuter du problème de plus en plus embarrassant de Teotas, même avec Dinitak.

— Je n’aurais jamais cru qu’elle demanderait à Teotas de choisir entre devenir Haut Conseiller et se séparer de sa femme.

— C’est sérieux à ce point, vous croyez ? Avec colère, Dekkeret ramassa les papiers en tas.

— Comment le saurais-je ? Ces derniers temps, Teotas me parle à peine. Mais pour quelle autre raison hésiterait-il à accepter cette nomination ? Si Fiorinda lui a posé une espèce d’ultimatum concernant sa vie au Labyrinthe, il ne peut pas vraiment rester ici et devenir Haut Conseiller, pas s’il veut sauver son mariage. Les femmes !

Dinitak sourit.

— Ce sont des créatures peu commodes, n’est-ce pas, monseigneur ?

— Il ne m’est jamais venu une seconde à l’idée qu’elle placerait le fait de rester dame d’honneur de Varaile au-dessus de l’opportunité qu’a son mari d’occuper une fonction au Château qui ne le cède qu’à la mienne. Entre-temps, Septach Melayn s’est déjà installé au Labyrinthe pour être le porte-parole de Prestimion, et le poste de Haut Conseiller reste vacant ici… Qui plus est, Teotas a l’air d’une épave. Tout ceci doit le démolir.

— Il a très mauvaise mine, oui, convint Dinitak. Mais je suis convaincu que ce problème avec Fiorinda n’est pas le seul qui le travaille.

— Que veux-tu dire ? Que se passe-t-il d’autre ? Dinitak regardait Dekkeret bien en face.

— Teotas a recherché ma compagnie à plusieurs reprises, récemment. Je pense que vous savez que lui et moi n’avons jamais eu grand commerce ensemble. Cependant maintenant, il souffre et réclame de l’aide, mais il n’ose s’adresser à vous à cause de cette histoire de Haut Conseiller, à laquelle il ne voit pas de solution. Il a donc préféré venir me trouver. Dans l’espoir, sans doute, que je vous parle de lui.

— Comme tu le fais en ce moment. Mais quelle sorte d’aide puis-je lui fournir ? Tu dis qu’il souffre. Mais si un homme ne peut prendre de décision sur un sujet aussi important que le poste de Haut Conseiller…

— Cela n’a rien à voir avec le poste de Haut Conseiller, monseigneur. Il n’y a aucun lien direct.

— Alors de quoi d’autre peut-il s’agir ? dit sèchement Dekkeret, perplexe et commençant à s’impatienter.

— Il reçoit des messages, Dekkeret. Nuit après nuit, les plus terribles rêves, les cauchemars les plus atroces. Cela a atteint un tel point qu’il a peur de s’endormir.

— Des messages ? Les messages sont bienveillants, Dinitak.

— Les messages de la Dame, oui. Mais ceux-ci ne viennent pas d’elle. La Dame n’envoie pas de rêves de monstres et de démons qui poursuivent les gens dans des paysages dévastés. La Dame ne vous envoie pas non plus de rêves pour vous persuader de votre totale absence de qualités, et vous faire croire que chaque acte de votre vie a été une imposture méprisable. Il dit que certaines nuits il se réveille en se méprisant. Méprisant.

Dekkeret se remit à jouer nerveusement avec ses documents.

— Teotas devrait consulter un interprète des rêves, dans ce cas, et se faire remettre les idées en place. Par le Divin, Dinitak, c’est exaspérant ! J’offre le poste le plus important de mon gouvernement à un homme qui me semble éminemment qualifié, et je découvre à présent qu’il ne peut l’accepter parce que sa femme ne le lui permet pas, et qu’il est par ailleurs troublé par quelques mauvais rêves… ! Très bien, c’est assez simple. Je vais retirer mon offre et Teotas pourra courir au Labyrinthe retrouver Fiorinda. Peut-être le vieux Dembitave voudra-t-il être Haut Conseiller. Ou peut-être que je pourrais faire quitter Muldemar à Abrigant et lui faire prendre ce poste. Ou encore, j’imagine que je peux demander à l’un des jeunes princes, Vandimain, peut-être…

— Monseigneur, le coupa brusquement Dinitak. Je vous rappelle que je vous ai dit que Teotas recevait des messages.

— Ce qui est une affirmation sans aucun sens pour moi.

— Ce que je veux dire, c’est que quelqu’un glisse à distance ces terribles rêves dans l’esprit de Teotas. Vous continuez à croire que la Dame de l’Ile est la seule personne au monde à pouvoir entrer dans l’esprit des gens endormis.

— Eh bien ? N’en est-il pas ainsi ?

— Vous rappelez-vous un certain casque, Dekkeret, un petit appareil de dentelle métallique, que mon défunt père utilisa sur vous, il y a longtemps, alors que vous traversiez avec nous le Désert des Rêves Volés à Suvrael ? Vous souvenez-vous d’une version plus récente du même appareil, que j’ai moi-même utilisé en votre présence, et que lord Prestimion a également utilisé, lorsque nous luttions contre le rebelle Dantirya Sambail ? Ce casque donne à une personne la capacité d’entrer dans les esprits par-delà de grandes distances. Prestimion lui-même pourrait vous le confirmer, si vous le lui demandiez.

— Mais ces casques et tous les documents touchant à leur fabrication et leur fonctionnement sont gardés sous clef au Trésor du Château. Personne ne s’en est approché depuis des années. Essaies-tu de me dire qu’ils ont été volés ?

— Pas du tout, monseigneur.

— Alors pourquoi en discutons-nous ?

— À cause des rêves que fait Teotas.

— Très bien. Donc Teotas fait de très mauvais rêves. Ce n’est pas un événement sans importance. Mais les rêves, en fin de compte, ne sont que des rêves. Nous les générons des profondeurs de nos âmes, à moins que l’on ne nous les y glisse de l’extérieur, et la seule à pouvoir accomplir cela est la Dame de l’île. Qui certainement n’enverrait jamais à personne des rêves de l’espèce que tu dis que reçoit Teotas. Et tu as toi-même reconnu que nous contrôlons la seule autre machine qui puisse faire une telle chose, et qui est le casque que ton père utilisait.

— Comment pouvez-vous être sûr, demanda Dinitak, que les appareils que vous tenez sous clef au Trésor sont les seuls exemplaires qui existent ? Je suis familier du fonctionnement du casque. Votre Seigneurie, je sais ce qu’il peut faire. Ce qui arrive à Teotas est précisément ce genre de chose.

Pour la première fois, Dekkeret commença à voir où Dinitak avait voulu l’amener tout ce temps.

— Et qui, d’après toi, possède cet autre casque et tourmente ce pauvre Teotas avec ?

Un éclat apparut dans les yeux de Dinitak.

— Le frère cadet de mon père, Khaymak, était le mécanicien qui construisait les casques qui permettaient de contrôler les esprits pour mon père. Khaymak est resté à Suvrael toutes ces années, vaquant à je ne sais quelles affaires louches dont il s’occupe. Mais vous vous souvenez peut-être qu’il est venu sur le Mont du Château, pas plus tard que l’année dernière…

— Bien sûr, dit Dekkeret. Bien sûr !

Tout commençait à se mettre en place à présent.

— Venu sur le Mont du Château, continua Dinitak, cherchant à s’engager au service de lord Prestimion. J’ai moi-même veillé, en détestant l’embarras, je le reconnais, d’avoir un parent si peu recommandable dans les environs, à ce qu’on lui refuse l’autorisation de s’approcher du Château. Je vois maintenant que c’était une erreur monumentale.

— Tu penses qu’il a construit un autre casque ?

— Soit ça, soit il en a conçu un et cherchait un protecteur pour financer la fabrication d’un modèle qui fonctionne. J’ai eu l’impression que c’était pour cette raison qu’il venait voir Prestimion ; et je ne voyais rien de bon en sortir, donc les portes du Château lui ont été fermées. Mais je crois qu’il a trouvé un protecteur ailleurs, et a désormais fabriqué un nouveau casque, qu’il utilise sur Teotas. Et, peut-être, sur d’autres aussi.

Dekkeret eut un frisson.

— Juste avant mon couronnement, dit-il lentement, le mage Su-suheris de Prestimion est venu me trouver pour me dire qu’il avait eu une sorte de vision dans laquelle un membre du clan Barjazid réussissait à devenir une Puissance du Royaume. Toute cette histoire me paraissait être une ineptie, et je n’y ai plus pensé. Je ne t’en ai jamais parlé, parce que pour moi cela comportait des implications de trahison, que tu aurais pu vouloir me renverser et te faire Coronal à ma place, ce qui me paraissait trop absurde pour seulement l’envisager.

— Je ne suis pas le seul Barjazid de ce monde, monseigneur.

— En effet. Et Maundigand-Klimd m’a mis en garde contre une interprétation trop littérale de sa vision. Mais si elle signifiait, non que ce Barjazid allait devenir une Puissance – et quelle autre Puissance pouvait-il devenir si ce n’était Coronal ? – mais qu’il allait parvenir à la puissance, le pouvoir au sens large du mot ?

— Ou qu’il allait vendre le casque et ses services à une autre personne qui voudrait exercer ce pouvoir, ajouta Dinitak.

— Mais de qui s’agirait-il ? Le monde est en paix. Prestimion s’est occupé de tous nos ennemis il y a longtemps.

— Le goûteur de Dantirya Sambail est toujours en vie, monseigneur.

— Mandralisca ? Je ne lui ai même pas accordé une pensée depuis des années ! Enfin, il doit être un vieillard maintenant, si même il est encore en vie.

— Pas si vieux que ça, à mon avis. Peut-être cinquante ans, au plus. Et toujours très dangereux, j’imagine. J’ai touché son esprit avec le mien, vous savez lorsque je portais le casque, le jour de la bataille finale en Stoienzar. Seulement brièvement, mais c’était suffisant. Je ne l’oublierai jamais. La haine est lovée dans son esprit comme un serpent gigantesque : une colère dirigée contre le monde entier, un désir de nuire, de détruire…

— Mandralisca ! murmura Dekkeret, secouant la tête.

Il était plongé dans la surprise et l’horreur de ses souvenirs.

— Il était, je crois, un monstre pire que son maître Dantirya Sambail, déclara Dinitak. Le Procurateur savait quand mettre un frein à ses ambitions. Il y avait toujours un certain point qu’il répugnait à franchir, et lorsqu’il l’atteignait, il trouvait quelqu’un d’autre pour entreprendre la tâche dans son intérêt.

Dekkeret acquiesça d’un signe de tête.

— Korsibar, par exemple. Dantirya Sambail, aussi assoiffé de pouvoir qu’il l’était, n’a jamais tenté de se faire lui-même Coronal. Il a trouvé un mandataire, une marionnette.

— Exactement. Le Procurateur a toujours préféré rester en sécurité dans les coulisses, évitant de prendre les plus grands risques, laissant les autres faire le sale boulot pour lui. Mandralisca était d’une autre espèce. Il était toujours disposé à tout risquer sur un coup de dés.

— En jouant les goûteurs, par exemple. Quel homme sain d’esprit ferait un tel travail ? Mais il paraissait ne pas se soucier des risques pour sa propre vie.

— Je le pense aussi. Ou peut-être pensait-il que le risque valait la peine d’être pris. En faisant savoir à son maître qu’il était prêt à mettre sa vie en jeu pour lui, il trouvait le chemin du cœur de Dantirya Sambail. Le pari a dû lui paraître raisonnable. Et une fois qu’il s’est retrouvé aux côtés du Procurateur, je pense qu’il a poussé Dantirya Sambail d’un acte monstrueux à l’autre, peut-être par simple plaisir.

— Une telle personne est au-delà de mon entendement, dit Dekkeret.

— Pas du mien, hélas. J’ai eu des relations plus proches que les vôtres avec des monstres. Mais c’est vous qui devrez l’arrêter.

— Oh, mais attends ! Nous avançons très vite, là, Dinitak, et ces conjectures nous emmènent très loin.

Dekkeret planta son index sur l’homme plus petit.

— Que me dis-tu, réellement ? Tu as évoqué le vieux démon Mandralisca, tu as remis entre ses mains l’arme de ton père qui permettait de contrôler les pensées, tu as suggéré que Mandralisca se prépare à lancer une nouvelle guerre sur le monde. Mais où sont les preuves qu’une partie de ces suppositions soit vraie ? Pour moi, cela ne semble reposer sur rien d’autre que les mauvais rêves de Teotas, et la vision ambiguë de Maundigand-Klimd !

Dinitak sourit.

— Le casque original est toujours en notre possession. Laissez-moi le sortir du Trésor et explorer le monde avec. Si Mandralisca est encore vivant, je le trouverai, là où il est. Ainsi que celui pour qui il travaille. Qu’en dites-vous, monseigneur ?

— Que puis-je dire ?

La tête de Dekkeret l’élançait. Il était sur le trône depuis à peine plus d’un mois, Prestimion était loin et ignorait tout de cette histoire, et il n’avait pas de Haut Conseiller vers qui se tourner. Il était entièrement seul exception faite de Dinitak Barjazid. Et à présent la possibilité qu’un ancien ennemi essaie de lui causer des problèmes quelque part au loin se dressait soudain devant lui.

— Voilà ce que je dis : trouve-le-moi, Dinitak. Découvre ses intentions. Rends-le inoffensif, de la façon dont tu le pourras. Détruis-le, si nécessaire. Tu me comprends. Fais ce qui doit être fait, répondit Dekkeret d’une voix durcie par l’appréhension et la frustration.

13

Fulkari traversait les Balcons de Vildivar, en direction de la Cour de Pinitor, lorsque survint le moment qu’elle redoutait depuis des semaines. Par les portes donnant du Château Intérieur sur les Balcons, à l’autre bout, arriva le Coronal lord Dekkeret, magnifique dans sa robe de fonction et entouré, ainsi qu’il l’était toujours à cette époque, par un petit groupe d’hommes à l’air important, le cercle intime de sa cour. Le seul chemin possible la conduisait droit vers lui. Il n’y avait aucun moyen de l’éviter, à présent : ils allaient inévitablement se retrouver face à face.

Dekkeret et elle ne s’étaient pas dit un mot au cours des semaines qui s’étaient écoulées depuis son accession au trône. En fait, elle ne l’avait vu que quelques fois, et seulement de très loin, lors de cérémonies officielles à la cour, auxquelles les jeunes dames de haute naissance telles que Fulkari, descendantes d’anciennes familles royales des siècles passés, devaient assister. Il n’y avait eu aucun contact entre eux. Il avait à peine regardé dans sa direction. Il s’était comporté comme si elle était invisible. Et elle avait également évité toute possibilité de contact. Une fois, lors d’une réception royale, alors qu’il semblait que le chemin qu’il suivait à travers la grande salle du trône les mettrait sans aucun doute en présence l’un de l’autre, elle avait pris soin de se glisser dans la foule avant qu’il n’approche. Elle avait peur de ce qu’il pourrait lui dire.

Il était évident pour tout le monde que, quelque relation qu’il ait pu y avoir auparavant entre eux, celle-ci était terminée. Peut-être n’était-il pas disposé à le lui dire franchement, mais Fulkari était certaine que tout était fini. Seul le fait qu’il ne se soit pas encore résolu à une rupture formelle avec elle lui permettait d’y croire encore. Elle savait cependant à quel point c’était idiot. Ils s’étaient fréquentés pendant trois ans, et à présent ils ne s’adressaient plus la parole. Qu’y aurait-il pu y avoir de plus clair ? Dekkeret lui avait demandé de l’épouser et elle avait refusé. Point final. Était-il réellement nécessaire, se demandait-elle, qu’il reconnaisse officiellement une situation qui était évidente pour tout un chacun ?

Pourtant, il était là, à moins de cent mètres d’elle et se dirigeant droit sur elle.

Continuerait-il à prétendre qu’elle était invisible, lorsqu’ils se rencontreraient sur cet étroit balcon ? Ce serait atroce, songea Fulkari. Être humiliée de la sorte devant Dinitak, le prince Teotas, les ministres du Conseil Dembitave et Vandimain et tous ces autres hommes. Un tourment de son propre fait, elle n’avait aucun doute à ce sujet, mais un tourment quand même, la désignant comme rien de plus qu’une maîtresse royale rejetée. Et même moins que cela, en fait. Dekkeret n’était pas encore devenu Coronal, la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour. Donc elle était seulement quelqu’un qui avait été l’amante du nouveau Coronal alors qu’il n’était encore qu’un simple particulier, une des nombreuses femmes qui étaient passées dans son lit au cours des années.

Elle résolut d’aborder la situation franchement. Je ne suis pas une simple concubine rejetée, pensa-t-elle. Je suis lady Fulkari de Sippermit, dans les veines de laquelle coule le sang du Coronal lord Makhario, qui était roi de ce Château, il y a cinq siècles. Que faisaient les ancêtres de Dekkeret, il y a cinq siècles ? Connaissait-il seulement leurs noms ?

Dekkeret et elle n’étaient plus qu’à quinze mètres l’un de l’autre. Fulkari regarda droit vers lui. Leurs yeux se rencontrèrent, et ce n’est qu’au prix d’un grand effort qu’elle ne détourna pas les siens ; mais elle continua à le regarder.

Dekkeret avait l’air tendu et las. Circonspect, également : disparu à présent le visage ouvert et riant de l’homme enjoué qui avait été son amant ces trois dernières années. Il semblait désormais surmené. Ses lèvres étaient étroitement serrées, son front plissé, il avait une sorte de tressaillement agitant sa joue gauche. Étaient-ce les soucis de sa haute fonction qui en étaient la cause, ou réagissait-il simplement à l’embarras de leur rencontre accidentelle devant tous ses compagnons ?

— Fulkari, dit-il, lorsqu’ils furent plus proches.

Il parlait doucement et sa voix paraissait aussi sévère et strictement contrôlée que l’expression de son visage.

— Monseigneur.

Fulkari inclina la tête et lui fit le symbole de la constellation.

Il s’arrêta devant elle. Elle était assez près de lui, là, dans les limites étroites de la petite promenade des balcons pour observer une fine trace de transpiration sur sa lèvre supérieure. Les deux qui marchaient le plus près du Coronal, Dinitak et Vandimain, reculèrent et parurent se fondre dans le décor. Le prince Teotas, qui paraissait terriblement fatigué et tendu lui aussi, les yeux injectés de sang, hagards, la regardait comme si elle était une espèce de fantôme.

Puis Teotas, Dinitak et Vandimain semblèrent reculer encore plus, au point de disparaître totalement, et Fulkari ne vit plus que Dekkeret, occupant un immense espace au centre de sa conscience. Elle se tint bien droite devant lui. Bien qu’elle ait été une femme de grande taille, elle lui arrivait à peine à la poitrine.

Il y eut un silence qui parut se prolonger infiniment. Si seulement il pouvait tendre la main vers elle, se dit-elle, elle se jetterait dans ses bras devant ces autres hommes, tous ces grands du royaume, ces princes, comtes et ducs. Mais il ne tendit pas la main.

Au lieu de quoi, il dit de la même voix tendue, après ce qui lui sembla des années mais n’avait vraisemblablement duré que cinq ou six secondes.

— J’avais l’intention de vous envoyer chercher, Fulkari. Nous devons discuter, savez-vous ?

Mots fatidiques. Les mots qu’elle espérait ne pas entendre.

Nous devons discuter ? De quoi, monseigneur ? Que nous reste-t-il à dire ?

C’est ce qu’elle aurait voulu pouvoir dire. Puis le dépasser et continuer rapidement son chemin. Mais son regard resta calme et son ton posé et très formel lorsqu’elle répondit.

— Oui, monseigneur. Quand vous le souhaiterez monseigneur.

Le front de Dekkeret luisait maintenant de transpiration. Ce devait être aussi difficile pour lui que pour elle, réalisa Fulkari.

Il se tourna vers son chambellan.

— Vous arrangerez une audience privée pour lady Fulkari demain après-midi, Zeldor Luudwid. Nous nous retrouverons dans le Couloir Methirasp.

— Très bien, monsieur, dit le chambellan.


— Il veut me voir, Keltryn ! dit Fulkari.

Elles se trouvaient dans l’appartement modeste et encombré de Keltryn, dans la Galerie de Setiphon, deux étages plus bas que la suite plus imposante qu’occupait Fulkari. Elle s’était rendue directement chez Keltryn après sa rencontre avec Dekkeret.

— Je passais par l’un des Balcons de Vildivar, et il arrivait à l’autre bout avec Vandimain, Dinitak et un tas d’autres gens, et nous ne pouvions faire autrement que de marcher droit l’un sur l’autre.

Rapidement elle décrivit leur brève rencontre. Le malaise de Dekkeret, ses émotions contradictoires à elle, le caractère distant de leur brève conversation, le rendez-vous pour le voir le jour suivant.

— Eh bien, pourquoi ne voudrait-il pas te voir ? demanda Keltryn. Tu n’es pas plus vilaine que tu n’étais le mois dernier, et même un homme aussi occupé que le Coronal aime avoir quelqu’un à côté de lui dans son lit de temps à autre, j’imagine. Donc il t’a vue là devant lui, et il a pensé, « Ah, oui, Fulkari… je me souviens de Fulkari…»

— Quelle enfant tu fais, Keltryn !

Keltryn sourit largement.

— Tu ne crois pas que j’ai raison ?

— Bien sûr que non. Cette idée est absolument indigne. Manifestement tu dois penser que lui et moi sommes des gens complètement frivoles, qu’il ne voit en moi rien de plus qu’un jouet disponible pour les nuits solitaires, et qu’il lui suffirait de claquer des doigts pour que je coure le rejoindre…

— Mais tu vas bien le voir, non ?

— Bien entendu. Suis-je censée dire au Coronal de Majipoor que je n’ai pas envie d’accepter son invitation ?

— Eh bien, dans ce cas, tu découvriras bien assez tôt si j’ai raison ou pas, dit Keltryn.

Ses yeux brillaient de triomphe. Elle se divertissait beaucoup.

— Va le voir. Écoute ce qu’il a à te dire. Je prédis qu’en cinq minutes il promènera ses mains partout sur toi. Et tu fondras alors entre ses bras.

Fulkari dévisagea sa sœur avec un mélange de colère et d’amusement. Elle était une telle enfant, après tout. Que savait-elle des hommes, elle qui ne s’était jamais abandonnée à l’un d’eux ? Et pourtant, pourtant, regardant de l’extérieur toutes ces histoires suantes d’hommes et de femmes, Keltryn avait peut-être bien une perspective que ne voyait pas Fulkari, empêtrée au cœur de cette liaison.

Après tout, à dix-sept ans, Keltryn n’était pas si inexpérimentée et novice que cela. Il y avait en elle une sagesse pleine de bon sens que Fulkari commençait à respecter. C’était une erreur de continuer à la considérer comme une éternelle petite fille. Des changements survenaient. On pouvait le voir à son visage :

Fulkari fut très surprise de voir qu’elle semblait moins garçonnière, brusquement, comme si elle avait finalement accompli la transition entre la fille sans expérience et la véritable féminité.

Fulkari errait dans la pièce, prenant et reposant nerveusement l’une après l’autre les bouteilles en cristal taillé dont Keltryn faisait collection. Un flot de pensées contradictoires hurlait en elle.

Enfin, elle se retourna et s’expliqua, les mots sortant sur un ton haut perché et flûté qui lui donna une fois encore l’impression étrange que c’était Keltryn l’aînée, et elle la cadette.

— Comment peut-il sérieusement vouloir tout recommencer, Keltryn ? Après ce que je lui ai dit lorsqu’il m’a demandé de l’épouser ? Non. Non, c’est tout simplement impossible. Il sait que ce n’est pas la peine de tout remuer une seconde fois. Et s’il recherche simplement une partenaire, sans complication, le Château est plein d’autres femmes, beaucoup plus indiquées que moi, qui seraient ravies de se plier à ses désirs. Lui et moi avons une trop longue histoire pour nous permettre de laisser une telle situation se produire à présent.

Keltryn la regarda les yeux écarquillés, sérieuse.

— Et s’il te veut toujours, malgré tout ? N’est-ce pas aussi ce que tu veux ?

— Je ne sais pas ce que je veux. Tu sais que je l’aime.

— Oui.

— Mais il cherche une épouse, et j’ai déjà dit que je ne veux pas épouser un Coronal.

Fulkari secoua la tête. Elle sentait un peu de clarté revenir dans son esprit troublé.

— Non, Keltryn, tu as tort. La dernière chose que souhaite Dekkeret, c’est de reprendre sa liaison avec moi. Je pense que la raison pour laquelle il m’a demandé d’aller le voir est qu’il s’est aperçu qu’il ne m’a jamais dit officiellement que c’était terminé, et il a des remords à ce sujet, car il me doit bien cela, au moins. Il a été si occupé à être Coronal qu’il m’a laissée en suspens, parfaitement, et il est temps qu’il fasse ce qu’il a à faire. Et lorsque nous sommes tombés l’un sur l’autre sur le balcon, il a dû penser : « Oh, eh bien, je ne peux vraiment pas laisser la situation traîner plus longtemps. »

— Peut-être. Et que ressens-tu à ce sujet ? Qu’il te fait venir juste pour mettre un point final à votre relation ? Honnêtement ?

— Honnêtement ?

Fulkari n’hésita qu’un instant.

— Je déteste cette idée. Je ne veux pas que ce soit fini. Je te l’ai dit : je l’aime toujours, Keltryn.

— Et pourtant, tu lui as dit que tu ne l’épouserais pas. Qu’espères-tu qu’il fasse ? Il doit poursuivre sa vie. Il n’a plus besoin d’une maîtresse maintenant : il a besoin d’une femme.

— Je n’ai pas refusé de l’épouser. J’ai refusé d’épouser le Coronal.

— Oui. Oui. Tu n’arrêtes pas de le répéter. Mais c’est pareil, non, Fulkari ?

— Ça ne l’était pas, lorsque je l’ai dit. Il n’avait pas encore été proclamé officiellement. J’imagine que j’espérais qu’il renoncerait à tout pour moi. Mais bien entendu, il ne l’a pas fait.

— C’était une demande idiote, tu sais.

— Je m’en rends compte. Il s’est préparé ces quinze dernières années à succéder à lord Prestimion, et lorsque le moment arrive, je lui dis : « Non, non, je suis beaucoup plus importante que tout cela, n’est-ce pas Dekkeret ? » Comment ai-je pu être aussi stupide ?

Fulkari se détourna. Elle en avait la migraine. Elle avait couru chez Keltryn, comprit-elle, avec une espèce de frénésie, d’excitation de petite fille aux idées confuses, « Il veut me voir ! », et Keltryn avait méthodiquement révélé l’étendue de sa confusion. Ce qui était d’une aide précieuse mais également très douloureux. Elle ne voulait pas poursuivre cette discussion.

— Fulkari ? dit Keltryn après un moment de silence. Tu vas bien ?

— Plus ou moins, oui… Et si nous allions nager ?

— J’allais justement suggérer la même chose.

— Bien, dit Fulkari. Allons-y. Continues-tu tes leçons d’escrime, maintenant que Septach Melayn est au Labyrinthe ? ajouta-t-elle ensuite, pour changer de sujet.

— En quelque sorte, répondit Keltryn. Je rencontre deux fois par semaine au gymnase l’un des garçons de la classe de Septach Melayn.

— Audhari, c’est cela ? Celui dont tu m’as parlé, qui vient de Stoienzar ?

— Audhari, oui.

Voilà qui était intéressant. Fulkari attendit que Keltryn en dise davantage sur Audhari, mais rien ne vint. Elle étudia attentivement le visage de Keltryn, se demandant si un signe révélateur d’embarras ou de malaise allait le traverser, un détail qui indiquerait que sa petite sœur vierge avait finalement pris un amant. Mais rien de tel n’était visible. Soit Keltryn était une actrice plus accomplie que Fulkari ne l’aurait cru, soit il ne se passait rien de plus que d’innocents exercices d’escrime entre elle et cet Audhari.

Dommage, pensa-t-elle. Il était temps qu’une petite idylle trouve sa place dans la vie de Keltryn.

— Dis-moi, Fulkari, lança ensuite abruptement Keltryn, alors qu’elles arrivaient à la piscine. Connais-tu bien Dinitak Barjazid ? Fulkari fronça les sourcils.

— Dinitak ? Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Je te le demande parce que je te le demande. Et alors, à son immense surprise, Fulkari vit les signes de tension qui ne s’étaient pas manifestés lorsque le nom d’Audhari avait été mentionné.

— Est-ce un de tes amis ? dit Keltryn.

— Au sens large du terme, oui. On ne peut passer beaucoup de temps avec Dekkeret sans en venir à connaître également Dinitak. Il n’est généralement pas loin de Dekkeret, tu sais. Mais lui et moi n’avons jamais été particulièrement proches. Des connaissances, en fait, plus que des amis… Vas-tu me dire de quoi il s’agit, Keltryn ? Ou est-ce quelque chose que je ne suis pas censée savoir ?

Keltryn affichait désormais un masque d’indifférence appliquée.

— Il m’intéresse, c’est tout. Il se trouve que je suis tombée sur lui, hier, dans la Rotonde de lord Haspar, alors que je me rendais à mon entraînement d’escrime, et nous avons discuté quelques minutes. Rien de plus. Ne te fais pas d’idées, Fulkari. Nous n’avons fait que discuter.

— Des idées ? De quelles idées parles-tu ?

— Il est très… différent, je trouve, dit Keltryn. Elle semblait peser ses mots avec beaucoup de soin.

— Il y a quelque chose de farouche en lui… quelque chose de mystérieux et grave. J’imagine que c’est parce qu’il vient de Suvrael. Tous les gens de Suvrael que j’ai rencontrés sont un peu étranges. Ce doit être dû à ce soleil torride. Mais il est étrange d’une façon intéressante, si tu vois ce que je veux dire.

— Je pense que oui, répondit Fulkari, jaugeant la lueur qui venait d’apparaître dans les yeux de sa sœur.

Elle savait aussi bien que n’importe qui ce que signifiait une telle lueur dans les yeux d’une fille de dix-sept ans.

Dinitak ? Comme c’était bizarre. Comme c’était intéressant. Comme c’était inattendu.


— Je te dois des excuses, Fulkari, dit Dekkeret.

Fulkari, hors d’haleine après sa longue course folle dans les interminables tours et détours de la Bibliothèque de lord Stiamot, mit du temps à répondre. Elle était arrivée avec vingt minutes de retard à son audience avec le Coronal, s’étant trompée de chemin de nombreuses fois dans la collection s’étendant sur des kilomètres interminables. Elle n’avait jamais vu autant de livres de sa vie qu’en courant dans ces couloirs. Elle n’avait pas idée qu’il existait autant de livres. Quelqu’un en avait-il déjà lu, au moins ? N’y avait-il pas de fin à ces milliers d’étagères ? Finalement, un très vieux bibliothécaire ressemblant à un fossile la prit en pitié, et la guida dans ce dédale jusqu’au petit bureau isolé de lord Dekkeret, dans le Long Couloir de Methirasp.

— Des excuses ? répéta-t-elle enfin, ne serait-ce que pour dire quelque chose.

Le bureau de Dekkeret édifiait une barrière entre eux. Il était recouvert de hautes piles de documents officiels, de longs parchemins festonnés de rubans et de sceaux impressionnants. Ils semblaient défiler vers lui sur la surface brillante et polie du bureau, une armée s’avançant pour réclamer son attention.

Dekkeret paraissait fatigué et mal à l’aise. Ce jour-là il ne portait pas de magnifique robe royale, juste une simple tunique grise, avec une ceinture lâche à la taille.

— Des excuses, oui, Fulkari.

Il semblait devoir forcer les mots à sortir.

— Pour t’avoir attirée dans une relation aussi malheureuse et impossible.

Elle trouva sa déclaration déconcertante.

— Impossible ? Peut-être. Mais c’est moi qui l’ai rendue telle. Pourquoi aurais-tu l’impression de devoir t’excuser de quoi que ce soit ? Et pourquoi la qualifier de « malheureuse », Dekkeret ? Était-ce réellement une relation si malheureuse ? Est-ce ainsi qu’elle te paraît ?

— Pas depuis longtemps. Mais tu dois admettre qu’elle s’est terminée de façon malheureuse.

La phrase se répéta dans l’âme de Fulkari. Elle s’est terminée. Elle s’est terminée. Elle s’est terminée.

Oui. Bien sûr qu’elle s’était terminée. Mais elle n’était pas prête à entendre ces mots. Ces quelques syllabes tranchantes, prononcées à haute voix, avaient l’irrévocabilité d’un couperet s’abattant.

Fulkari attendit un moment que le choc s’atténue.

— Il n’empêche, dit-elle. Je ne comprends toujours pas de quoi tu ressens le besoin de t’excuser.

— Tu ne peux pas savoir. Mais c’est pour cette raison que je t’ai demandé de venir aujourd’hui. Je ne peux plus te dissimuler la vérité plus longtemps.

— De quoi parles-tu, Dekkeret ? dit-elle avec impatience.

Elle le voyait chercher ses mots, s’efforçant de structurer sa réponse.

Il semblait avoir vieilli de cinq ans, depuis leur dernière rencontre. Son visage était pâle et tiré, il avait des cernes sous les yeux, et ses épaules étaient voûtées comme si se tenir droit avait été un trop grand effort pour lui ce jour-là. Elle n’avait jamais vu ce Dekkeret auparavant, cet homme fatigué, brusquement indécis. Elle voulut tendre la main vers lui, lui caresser le front pour lui apporter un peu de réconfort.

— La première fois que je t’ai vue, Fulkari, j’ai immédiatement été attiré par toi, dit-il avec hésitation. T’en souviens-tu ? J’ai dû avoir l’air d’un homme qui a été frappé par la foudre.

Fulkari sourit.

— Je m’en souviens, oui. Tu me regardais fixement, encore et encore. Tu me fixais si intensément que j’ai commencé à penser qu’il y avait un problème avec ma tenue.

— Il n’y avait aucun problème. Je ne pouvais cesser de te regarder, c’est tout. Puis tu as poursuivi ton chemin, j’ai demandé à quelqu’un qui tu étais, et je me suis arrangé pour te faire inviter à une réception que donnait lady Varaile la semaine suivante. Où je t’ai fait avancer pour que tu me sois présentée.

— Et tu m’as dévisagée encore un peu.

— Oui. Je l’ai certainement fait. Te souviens-tu ce que je t’ai dit alors ?

Elle n’en avait pas de souvenir précis. Quoi qu’il lui ait dit à ce moment-là, cela s’était perdu, balayé dans la confusion et l’excitation de ces premiers instants.

— Tu as voulu savoir si tu pouvais me revoir, j’imagine, répondit-elle de façon hésitante.

— C’était plus tard. Que t’ai-je dit en premier lieu ?

— Crois-tu vraiment que je puisse me souvenir de tout avec autant de détails ? C’était il y a si longtemps, Dekkeret !

— Eh bien, je m’en souviens, déclara-t-il. Je t’ai demandé si tu étais du sang de Normork. Non, as-tu répondu : de Sipermit. Je t’ai alors dit que tu me rappelais beaucoup quelqu’un que j’avais connu à Normork longtemps avant, ma cousine Sithelle, en fait. Cela te rappelle-t-il quelque chose ? Une ressemblance extraordinaire, tes yeux, tes cheveux, ta bouche, ton menton, tes longs bras, tes jambes ; si semblable à Sithelle que j’ai cru voir son fantôme.

— Sithelle est morte, alors ?

— Depuis vingt ans. Assassinée dans les rues de Normork par un meurtrier qui essayait d’atteindre Prestimion. J’étais là. Elle est morte dans mes bras. Je n’ai réellement compris à quel point je l’aimais que des années plus tard. Aussi, quand je t’ai vue ce jour-là à la cour, te regardant sans rien savoir de toi, pensant seulement : Voilà Sithelle rendue à moi…

Il s’interrompit. Il détourna le regard, confus. Fulkari sentit ses joues s’empourprer. C’était pire qu’humiliant : c’était enrageant.

— Ce n’est pas par moi que tu étais attiré ? demanda-t-elle.

Il y avait aussi de la passion dans sa voix, qu’elle ne pouvait réprimer.

— Tu n’as été attiré par moi qu’à cause de ma ressemblance avec quelqu’un que tu avais connu autrefois ? Oh, Dekkeret… Dekkeret… !

— Je t’ai dit que je te devais des excuses, Fulkari, dit-il d’une voix à peine audible.

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, des larmes de rage.

— Ainsi je n’ai jamais été autre chose pour toi qu’une sorte de réplique en chair et en os d’une autre personne que tu ne pouvais avoir ? Quand tu me regardais, tu voyais Sithelle, et quand tu m’embrassais, tu embrassais Sithelle et quand tu couchais avec moi, tu…

— Non, Fulkari. Ce n’était pas du tout comme cela. Dekkeret parlait avec plus de force à présent. Quand je te disais que je t’aimais, c’est à toi que je le déclarais, Fulkari de Sipermit. Quand je te tenais dans mes bras, c’est Fulkari de Sipermit que j’enlaçais. Sithelle et moi n’avons jamais été amants. Nous ne l’aurions sans doute jamais été, même si elle avait vécu. Quand je t’ai demandé de m’épouser, c’est à toi que je l’ai proposé, pas au fantôme de Sithelle.

— Alors pourquoi tout ce discours sur les excuses ?

— Parce que ce que je ne peux nier, c’est que, à l’origine, j’ai été attiré vers toi pour de mauvaises raisons, quoi qu’il se soit passé ensuite. L’attirance immédiate que j’ai ressentie, avant que nous n’ayons échangé le moindre mot, c’était parce qu’une partie de moi murmurait stupidement que tu étais Sithelle réincarnée, qu’une seconde chance m’était donnée. Je savais à ce moment même que c’était idiot. Mais j’étais piégé, coincé dans mes propres fantasmes ridicules. Et je t’ai poursuivie. Pas parce que tu étais toi, pas au départ, mais parce que tu ressemblais tant à Sithelle. La femme dont je suis tombé amoureux, c’était toi. La femme à qui j’ai demandé de m’épouser : toi. Toi. Fulkari.

— Et lorsque Fulkari t’a repoussé, était-ce comme de perdre Sithelle une seconde fois ? demanda-t-elle.

Son ton était seulement celui de la simple curiosité. Elle fut surprise de la rapidité avec laquelle sa colère commençait à s’évanouir.

— Non. Non. Ce n’était pas du tout pareil, dit Dekkeret. Sithelle était comme une sœur pour moi : je ne l’aurais jamais épousée. Quand tu m’as repoussé – et je savais que tu le ferais ; tu m’en avais déjà donné un million d’indices – j’ai été déchiré, parce que je savais que j’allais te perdre toi. Et je me suis rendu compte que ma folie originelle de vouloir t’utiliser comme remplaçante de Sithelle m’avait conduit, pas à pas, à tomber amoureux d’une femme vivante et bien réelle qui ne se trouvait pas vouloir devenir ma femme. J’ai gaspillé trois années de nos vies, Fulkari. C’est de cela que je suis désolé. Ce qui m’a attiré vers toi en premier lieu était un fantasme, un feu follet, mais je me suis retrouvé pris dedans comme dans un piège de métal ; et il m’a retenu suffisamment longtemps pour que je tombe amoureux de la véritable Fulkari, qui ne pouvait me rendre cet amour, et ainsi… un gâchis, Fulkari, un vrai gâchis…

— Ce n’est pas vrai, Dekkeret.

Elle parlait avec fermeté, et croisa son regard avec calme et sérénité. Toute trace de colère avait disparu. Une nouvelle assurance l’habitait.

— Tu ne le crois pas ?

— Peut-être était-ce un gâchis pour toi. Mais pas pour moi. Ce que je ressentais pour toi était réel. L’est toujours.

Fulkari ne s’interrompit qu’un instant, puis se lança audacieusement. Qu’y avait-il à perdre ?

— Je t’aime, Dekkeret. Et pas parce que tu me rappelles quelqu’un d’autre.

Il sembla étonné.

— Tu m’aimes encore ?

— Quand ai-je dit que j’avais cessé de t’aimer ?

— Tu semblais furieuse, il y a quelques instants, lorsque je t’ai dit que ce qui m’avait d’abord conduit à te poursuivre était l’image de Sithelle que je gardais encore en mémoire.

— Quelle femme serait heureuse d’entendre une telle confession ? Mais pourquoi devrais-je lui permettre de compter encore ? Sithelle est morte depuis longtemps. Ainsi que le garçon qui était peut-être, ou peut-être pas, amoureux d’elle, même s’il n’en était pas sûr, il y a longtemps. Mais toi et moi sommes toujours là.

— Pour ce que cela change, dit Dekkeret.

— Peut-être cela change-t-il beaucoup de choses, en réalité, fit Fulkari. Dis-moi une chose, Dekkeret : à ton avis, quelle difficulté y aurait-il réellement à être l’épouse du Coronal ?

14

— Monseigneur ? fit Teotas, avançant la tête par la porte ouverte.

Il se tenait sur le seuil de l’entrée des appartements officiels du Coronal, cette immense salle dont la gigantesque fenêtre incurvée révélait l’abîme à couper le souffle d’espace vide, contigu à ce côté du Château.

Dekkeret, lorsque Teotas lui avait demandé cet entretien, avait proposé que Teotas vienne le voir dans la pièce du Long Couloir de Methirasp qui semblait lui servir de bureau principal ces derniers temps. Mais cette idée avait mis Teotas mal à l’aise. Ce n’était pas régulier. C’était cette salle-ci qu’il associait à la grandeur et la puissance du Coronal lord. Maintes et maintes fois durant le règne de son frère Prestimion, il y avait rencontré le Coronal, en quelque temps de crise. Ce dont il voulait discuter avec lord Dekkeret, à présent, était un sujet de la plus haute importance, et c’était dans cette salle, et seulement dans cette salle, qu’il voulait en discuter. On ne pouvait d’ordinaire rien exiger d’un Coronal. Mais Dekkeret avait gracieusement accédé à sa requête.

— Entrez, Teotas, dit Dekkeret. Asseyez-vous.

— Monseigneur, répéta Teotas, en faisant le symbole de la constellation.

Le Coronal était assis derrière le splendide bureau ancien, une simple plaque polie de palissandre rouge, dont le grain naturel ressemblait à l’emblème de la constellation qu’utilisaient les Coronals depuis l’époque de lord Dizimaule, une durée de cinq cents ans ou plus. Cela causa une sorte de choc à Teotas, de voir lord Dekkeret bel et bien assis au bureau qu’avait occupé lord Prestimion pendant tant d’années. Mais il avait besoin de ce choc. Il était important pour lui de se rappeler, à chaque occasion qui se présentait, que le grand bouleversement impérial s’était produit une fois de plus, que Prestimion était parti au Labyrinthe pour y devenir Pontife, que ce magnifique bureau, qui avait été celui de lord Confalume avant d’être celui de Prestimion, et celui de lord Prankipin avant d’être celui de Confalume, était désormais celui de lord Dekkeret.

Dekkeret s’accordait bien au décor : mieux que Prestimion, en vérité. Ce bureau avait toujours paru trop gigantesque pour la petite stature de Prestimion, mais Dekkeret, beaucoup plus grand, formait une paire plus assortie avec les dimensions majestueuses du bureau. Il était vêtu de façon traditionnelle, portant la robe vert et doré avec une bordure d’hermine, et il irradiait à ce moment la force et la confiance, au point que Teotas, las jusqu’à l’épuisement et proche des limites de sa force, se sentit soudain vieux et faible en présence d’un homme qui n’avait que quelques années de moins que lui.

— Ainsi, dit Dekkeret. Nous y sommes.

— Nous y sommes, oui.

— Vous avez l’air fatigué, Teotas. Dinitak me dit que vous dormez mal ces derniers temps.

— Je dirais plutôt que je ne dors pas. Lorsque je me livre au sommeil, il m’apporte les plus terribles rêves, des rêves si effrayants que je peux à peine croire que mon esprit est capable d’inventer de telles horreurs.

— Donnez-moi un exemple.

Teotas secoua la tête.

— Il est inutile d’essayer. J’aurais du mal à le décrire. Il ne me reste pas grand-chose en mémoire une fois que je suis réveillé, excepté le sentiment d’avoir vécu une expérience effroyable. Je vois des paysages étranges et hideux, des monstres, des démons. Mais je n’essaierai pas de les dépeindre. Ce qui semble particulièrement effrayant pour le rêveur n’a aucun pouvoir sur les autres… Et de toute façon, je ne suis pas venu parler de mes rêves, monseigneur. C’est au sujet de ma nomination en suspens en tant que Haut Conseiller.

— Qu’en est-il ? demanda Dekkeret, sur un ton si calme et désinvolte que Teotas comprit qu’il s’attendait précisément à une discussion sur ce thème. Je vous rappelle, Teotas, que je n’ai pas encore eu d’acceptation officielle du poste de votre part.

— Et vous n’en aurez pas, répondit Teotas. Je suis venu vous demander de retirer mon nom de la liste des candidats.

Manifestement, Dekkeret avait prévu cette requête. La voix du Coronal était toujours très calme lorsqu’il reprit :

— Je ne vous aurais pas choisi, Teotas, si je ne pensais pas que vous soyez l’homme le plus indiqué pour cette fonction.

— J’en suis conscient. C’est une cause de profond regret pour moi de ne pouvoir accepter ce grand honneur. Mais cela m’est impossible.

— Puis-je avoir une raison ?

— Dois-je en fournir une, monseigneur ?

— Vous ne le « devez » pas, non. Mais je pense vraiment qu’une explication serait appropriée.

— Monseigneur…

Teotas ne put continuer, de peur de ce qu’il pourrait dire. Il ressentit un frémissement, tout au fond de lui, du célèbre caractère que l’on craignait autrefois tant. Pourquoi Dekkeret ne le libérait-il pas tout simplement de sa proposition et ne le laissait-il pas tranquille ? Mais l’ardeur de sa colère avait été grandement diminuée par le temps et par la lassitude qui accompagne le désespoir. Il ne pouvait plus trouver en lui-même qu’un crépitement de contrariété, qui passa rapidement, le laissant vidé, affligé et engourdi.

Il enfouit sa tête dans ses mains.

— Monseigneur, reprit-il au bout d’un moment, d’une voix éteinte, indistincte.

Dekkeret attendit sans rien dire.

— Monseigneur, voyez-vous de quoi j’ai l’air ? Comment je me conduis ? Est-ce le Teotas dont vous vous souvenez d’une époque précédente ? D’il y a ne serait-ce que six mois ? Selon vous, ai-je l’air d’un homme apte à assumer les fonctions de Haut Conseiller du Royaume ? Ne voyez-vous pas que j’ai à moitié perdu la raison ? Plus qu’à moitié. Seul un idiot désignerait quelqu’un d’aussi instable que moi à un poste aussi important. Et vous n’avez rien d’un idiot.

— Je vois que vous paraissez mal portant, Teotas. Mais la maladie se soigne… Avez-vous parlé de cette décision de refuser le poste avec Sa Majesté votre frère ?

— Absolument pas. Je ne vois pas l’intérêt de faire porter à Prestimion le poids de mes problèmes.

— Si le Divin m’avait accordé un frère, dit Dekkeret, je pense que je serais tout à fait disposé à l’écouter parler de ses problèmes, à toute heure du jour ou de la nuit. Et je pense qu’il en est de même pour Prestimion.

— Néanmoins, je ne m’adresserai pas à lui. Cet entretien devenait un supplice.

— Au nom du Divin, Dekkeret ! Trouvez-vous un autre Haut Conseiller, et laissez-moi en finir avec cette histoire ! Assurément, je ne suis pas indispensable.

Le Coronal sembla enfin s’apercevoir de la souffrance de Teotas.

— Personne n’est indispensable, pas même le Pontife et le Coronal, dit-il gentiment. Et j’annulerai cette nomination, si vous ne me laissez pas d’autre choix.

— Je vous remercie, monseigneur.

Teotas se leva comme pour partir.

Mais Dekkeret n’en avait pas terminé avec lui.

— Je devrais vous dire, cependant, que Dinitak pense que ces rêves que vous faites, qui semblent être véritablement épouvantables, ne sont absolument pas l’œuvre de votre cerveau. Il croit qu’ils sont envoyés par un ennemi de l’extérieur, un sien parent, un Barjazid, soupçonne-t-il, qui utilise un modèle du casque qui permet de contrôler les pensées que nous avons jadis employé contre Dantirya Sambail.

— Est-ce possible ? souffla Teotas.

— En ce moment, Dinitak cherche les preuves à l’appui de sa théorie. Et prendra les mesures nécessaires, s’il découvre que ce qu’il suspecte est vrai.

— Cette idée me laisse perplexe, monseigneur. Pourquoi quelqu’un voudrait-il m’envoyer de mauvais rêves ? Votre ami Dinitak perd son temps, je pense.

— Quoi qu’il en soit, je l’ai autorisé à enquêter là-dessus.

Teotas sentit qu’il arrivait aux limites de ses forces. Il devait mettre fin à cette situation.

— Quoi qu’il puisse découvrir, cela ne changera rien à notre discussion, dit-il. La vraie question est ce qu’il advient de mon mariage… Vous savez, j’imagine, que Fiorinda est au Labyrinthe avec Varaile ?

— Oui.

— Elle est aussi importante pour Varaile que vous dites que je le suis pour vous. Mais je ne vivrai pas séparé d’elle indéfiniment, monseigneur. Il n’y a pas d’autre solution, en ce cas, que de refuser pour l’un de nous la nomination royale et ma règle a toujours été de placer les besoins et désirs de Fiorinda avant les miens. Par conséquent, je ne serai pas votre Haut Conseiller.

— Vous penserez peut-être autrement, dit Dekkeret, une fois que nous vous aurons délivré de ces rêves. Renoncer à la fonction de Haut Conseiller est une affaire sérieuse. Je vous promets de vous libérer si vous avez le sentiment, même une fois débarrassé de vos rêves, de ne pas vouloir de ce travail. Mais pouvons-nous laisser cette décision en suspens jusque-là ?

— Vous êtes implacable, monseigneur. Mais je suis inflexible. Rêves ou pas rêves, je veux être avec ma femme, et elle veut être avec Varaile au Labyrinthe. Il se dirigea de nouveau vers la porte.

— Accordez-vous une semaine de plus, dit Dekkeret. Nous nous reverrons dans une semaine, et si vous êtes toujours dans le même état d’esprit, je nommerai quelqu’un d’autre à ce poste. Pouvons-nous en convenir ? Une semaine de plus ?

La ténacité de Dekkeret était exaspérante. Teotas ne pouvait en supporter davantage.

— Comme monseigneur le voudra, murmura-t-il. Une semaine de plus, oui. Comme vous le voudrez.

Il fit hâtivement le symbole de la constellation et se précipita hors de la salle avant que le Coronal n’ait pu prononcer un mot de plus.


Cette nuit Teotas reste éveillé pendant des heures, trop fatigué pour pouvoir dormir, et il commence à espérer que, cette fois peut-être, il sera épargné, qu’il traversera la nuit de minuit à l’aube sans descendre, même un instant, au royaume des rêves. Mieux vaut ne pas dormir du tout, pense-t-il, que de subir la torture que sont devenus ses rêves.

Mais malgré tout, il passe, une fois de plus, sans s’en rendre compte de l’état de veille au sommeil. Il n’y a pas de transition brutale, pas d’impression de traverser une frontière. Cependant, sans trop savoir comment, il a pénétré dans un autre endroit étrange, où il sait qu’il va souffrir. Alors qu’il y avance, la puissance de l’endroit ne se fait connaître que petit à petit à lui, s’accumule lentement, augmente à chacun de ses pas, ne l’oppressant d’abord qu’un peu, puis davantage et ensuite bien plus encore.

Et maintenant, toute la tension de cet endroit pèse sur Teotas. Il se trouve dans une région d’arbustes gris, bas, au tronc épais et aux feuilles larges. Un épais brouillard plane. Le ton général ici est l’absence de couleur : les teintes ont été saignées à blanc. Et il y a une terrible attraction qui monte du sol, un étau de gravité qui s’accroche avec une force inexorable à chaque partie de lui. Ses paupières sont en plomb. Ses joues sont flasques. Son ventre s’affaisse. Sa gorge est un sac qui pend mollement. Ses os se courbent sous l’effort. Il marche les genoux fléchis. Combien pèse-t-il ici ? Trois cent cinquante kilos ? Trois mille cinq cents ? Trois millions cinq cent mille ? Il est inconcevablement lourd. Lourd. Lourd.

Son poids cloue ses pieds au sol. Chaque fois qu’il en lève un pour faire un pas de plus, il entend un son se propager tandis que la planète se rétracte sous le coup de la séparation. Il a conscience du sang noir qui stagne et dort dans les artères affaiblies de sa poitrine. Il porte un monstrueux fardeau d’acier sur les épaules. Pourtant il continue d’avancer. Il doit y avoir une fin à cet endroit, quelque part. Mais il n’y a pas de fin.

S’arrêtant, Teotas s’agenouille, juste pour reprendre son souffle. Des larmes de soulagement éclatent, alors qu’un peu de tension est ôtée de sa charpente osseuse. Pareilles à des gouttes de vif-argent, les larmes coulent lentement sur ses joues et tombent lourdement sur le sol.

Lorsqu’il se sent prêt à repartir, il tente de se lever. Il doit s’y reprendre à cinq fois. Puis il y parvient, s’ébranle, se soulève sur les articulations des mains, postérieur en l’air, les intestins tirés vers le sol, la colonne vertébrale qui saille, le cou qui craque. Plus haut. Plus haut. Encore une poussée. Il est debout. Il halète. Il marche. Il retrouve le chemin qu’il suivait un instant plus tôt : il y a ses empreintes, enfoncées de deux centimètres dans le sol sableux. Il repose ses pieds dans les traces et avance.

La pesanteur continue d’augmenter. Respirer est devenu un combat. Sa cage thoracique ne se soulève plus que contrainte et forcée, ses poumons sont tendus comme des bandes élastiques. Ses joues pendent vers ses épaules. Il a un boulet sur la poitrine. Et cela continue à empirer. Il sait que s’il reste là plus longtemps il sera aplati. Il sera laminé jusqu’à n’être plus qu’un film de poussière recouvrant le sol.

L’effet continue à s’aggraver. Il ne peut plus se tenir droit. Le haut de son corps est devenu trop lourd et la masse de son crâne lui recourbe le dos de façon convexe, ses vertèbres glissent, grincent et craquent. Il a très envie de s’étendre à plat ventre, de s’abandonner à cette force terrifiante, mais il sait que s’il le fait, il ne pourra jamais se relever.

Le ciel descend sur lui. Un bouclier gris appuie sur son dos. Ses genoux prennent racine. Il rampe. Il rampe. Il rampe. Il rampe.

— Aidez-moi ! crie-t-il. Fiorinda ! Prestimion ! Abrigant !

Ses mots sont comme des grains de plomb. Ils coulent de sa bouche et tombent à pic sur le sol. Il rampe.

Il ressent une douleur horrible dans le flanc. Il craint que ses intestins ne se soient rompus à travers sa peau. Ses os se séparent aux coudes et aux genoux. Il rampe. Il rampe. Il rampe.

— Pres… tim… i… on !

Le nom jaillit comme un gargouillis incohérent. Son gosier est de pierre. Ses lobes d’oreilles sont de pierre. Ses lèvres sont de pierre. Il rampe. Ses mains s’enfoncent dans le sol. Il les en arrache violemment. Il est à bout de force. Il va périr. C’est la fin : il est sur le point de mourir d’une mort lente et hideuse. Le gris manteau du ciel l’écrase. Il est pris entre la terre et l’air. Tout est invraisemblablement lourd. Lourd. Lourd. Lourd. Il rampe. Il ne voit que le sol nu et inégal à vingt centimètres de son nez.

Puis, miraculeusement, une porte apparaît devant lui, un ovale doré chatoyant dans l’air, juste au-dessus de sa tête.

Teotas sait que, s’il peut l’atteindre, il se libérera de ce royaume de pression insoutenable. Mais l’atteindre est un défi quasiment au-dessus de ses possibilités. Chaque centimètre qu’il gagne représente un triomphe sur des forces implacables.

Il l’atteint. Centimètre par centimètre, il se traîne plus loin, se tire sur le sol, enfonçant ses ongles et halant son corps incroyablement lourd vers la porte dorée, et elle plane juste devant lui, il pose ses mains sur le bord et se hisse sur ses pieds, passe une épaule, puis aussitôt la tête et le cou, et réussit tant bien que mal à lever une jambe et lui faire franchir le seuil. Et il est de l’autre côté. Il se sent tomber, mais la chute n’est que d’un mètre et il atterrit à plat ventre sur une plate-forme de brique où il reste, cherchant sa respiration.

Son poids est normal de ce côté. C’est le monde réel qui s’étend ici. Il est toujours endormi, mais il sent qu’il a quitté sa chambre et erre sur un parapet extérieur du Château.

Rien n’a l’air familier. Il voit des flèches, des embrasures, des tours lointaines. Il se trouve sur un chemin étroit et sinueux qui semble monter toujours plus haut tournant autour d’une haute dépendance en saillie du château qu’il ne parvient pas à identifier. Le ciel ténébreux est tacheté de l’éclat des étoiles et la lumière froide de deux ou trois des lunes brille sur l’horizon. Il continue à s’élever. Il imagine qu’il entend un vent sinistre hurler en fouettant le sommet du Mont, bien qu’il sache qu’il ne devrait pas entendre de telles choses à cette altitude privilégiée.

Le chemin de brique qu’il suit devient toujours plus raide, toujours plus étroit. Les marches sont fissurées et cassées sous ses pieds, comme si nul ne s’était soucié de monter ici depuis des siècles et que la brique ait été purement et simplement abandonnée à l’érosion. Il lui semble qu’il gravit la face externe de l’une des tours de garde de la périphérie du Château, grimpant sur une piste terriblement précaire avec une interminable descente des deux côtés. Il commence à se sentir un peu inquiet.

Mais il n’y a pas de retour possible. Suivre cette piste est comme monter sur l’épine dorsale d’un monstre gigantesque. Le chemin ici est trop étroit pour pouvoir se retourner, et essayer de le descendre à reculons est inconcevable, donc aucune retraite n’est possible. Une sueur glacée se met à lui dégouliner sur les flancs.

Il franchit un tournant du chemin et la Grande Lune remplit soudain le ciel. Elle est croissante ce soir, d’un éclat aveuglant, une énorme paire de cornes blanches et brillantes pendue devant lui. Grâce à son éclat glacial, il voit qu’il a gravi une aiguille solitaire du colossal Château et atteint un point proche de la pointe. Très loin à droite, il voit ce qu’il pense être les toits du Château Intérieur. À gauche, il n’y a qu’un abîme noir. Il ne peut monter plus haut. Ni faire demi-tour. Il ne peut que rester là, à trembler sur cette pointe dressée, vertigineuse, fouetté par le vent mugissant, attendant de se réveiller. Ou alors, il peut choisir de faire un pas dans le vide et de descendre en flottant vers ce qui peut l’attendre en dessous.

Oui. Voilà ce qu’il veut faire.

Teotas se tourne sur sa gauche et regarde les ténèbres, puis il pose un pied hors du chemin de brique qui marque le bord du sentier et le franchit.

Mais ce n’est pas un rêve. Il tombe réellement.

Teotas ne s’en soucie pas. C’est comme voler. L’air frais venant d’en dessous lui brosse les cheveux comme une caresse. Il tombe et tombe encore sur trois cents mètres, trois mille, peut-être toute la hauteur qui le sépare du pied du Mont du Château, et il sait que lorsqu’il atteindra le fond, il sera en paix. Enfin. En paix.

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