Falaise Le roman d’Arlette et de Robert le Diable

La blanchisseuse, gaie et tendre

Sourit, et dans le hameau noir,

Sa mère, au loin cesse d’entendre

Le bruit vertueux du battoir.

Victor HUGO

Du château primitif où le futur conquérant d’Angleterre poussa ses premiers cris, il ne reste que des murailles qui dominent toujours le charmant val d’Ante. Miraculeusement, alors que l’aviation alliée détruisait Falaise aux trois quarts, en août 1944, la vieille forteresse ne souffre que très peu. Le charme du site demeure entier comme demeure intact le parfum de la belle histoire d’amour d’où naquit Guillaume.

De son père le duc de Normandie Richard II, comme de sa mère la fière Judith de Bretagne, Robert, comte d’Hiesmois et frère du duc Richard III, tient un orgueil intraitable, une vaillance de paladin et un cœur farouche à souhait mais il ne doit qu’à lui-même son caractère emporté jusqu’à la brutalité et ce goût du sang qui l’amène parfois aux plus barbares cruautés ; d’où ce surnom de Robert le Diable.

En dehors de la chasse à laquelle il s’adonne avec énergie, deux passions l’habitent : les chevaux et les femmes. Il maîtrise les premiers et dompte les secondes avec la même aisance, la même autorité qui sait se faire tendresse pour les beaux étalons et les douces pouliches, mais désinvolture un peu méprisante pour les jolies filles qui l’admirent. Jamais il n’est question d’amour dans ses entreprises de séduction – rendues bien trop faciles par un physique exceptionnel. Et l’amour dédaigné lui a rendu son mépris en le laissant bien tranquille, attendant l’heure où il pourra lui faire payer ses rodomontades et ses mauvaises plaisanteries. Elle vint, cette heure, par un jour de printemps particulièrement doux et lumineux du mois d’avril 1027.

Ce soir-là, Robert, avec ses hommes et ses chiens, revient de la chasse et suit la rivière d’Ante pour rentrer au château. Un château assez différent de ce que l’on pourrait imaginer : de grosses pierres grises mal équarries sous des hourds de bois peints à ces couleurs violentes qu’affectionnaient les Vikings ; ces Vikings dont Robert porte le sang et qui ne sont pas si loin !

Soudain, comme il arrive en vue d’un lavoir, le jeune comte s’arrête. Il y a là trois jeunes filles occupées à laver du linge, ce qui ne leur enlève rien de leur gaieté naturelle. Agenouillée dans un baquet de bois, la première trempe un drap qu’elle retient à pleines mains sous l’eau verte de la rivière. La seconde étale sur l’herbe des pièces de lingerie blanches. Mais c’est la troisième que Robert regarde…

Debout sur une pierre plate, elle foule le linge de ses pieds nus. Le bliaud de laine et la chemise de toile retroussés, elle danse joyeusement sur le linge savonneux qui l’éclabousse de mouchetures blanches. Et, naturellement, elle est ravissante. Blonde comme le sont les Normandes de belle race, rose comme une églantine des haies avec dans les yeux tout le bleu d’un ciel d’été. Avec cela, solide et drue. Une belle plante, en vérité, faite pour porter un jour de beaux fruits. Et Robert, en remontant vers son château, gardera longtemps sa tête tournée vers le lavoir…

Il sait son nom, qu’il lui a demandé. Elle s’appelle Arlette et elle est la fille de Fulbert, le maître tanneur de Falaise. Ce n’est ni une serve, ni une fille de peu. Son père est l’un des notables de la ville et il ne peut être question de la faire enlever nuitamment pour la violer dans quelque salle basse du château. Et puis, curieusement, Robert répugne à employer de tels moyens avec cette jolie fille qui lui a souri si doucement.

Pendant plusieurs jours, accoudé à une étroite fenêtre d’où l’on peut apercevoir la vallée, il a guetté les lavandières. Pas en vain, d’ailleurs. Tous les jours Arlette est revenue laver à la grande surprise de Dode, sa mère, étonnée de cette grande frénésie de nettoyage. Car, si Robert pense à elle, la jeune fille a été bouleversée par leur brève rencontre qui, pour elle, n’était pas la première.

Quand vint le mois de juin, Robert sut qu’il ne pouvait plus vivre sans Arlette et il envoya à Fulbert un émissaire chargé de demander qu’on lui envoyât la jeune fille. Il ne pouvait être question de mariage, et le procédé pourrait surprendre si l’on ignorait que Robert, en cela, faisait jouer l’ancien usage danois, le more danico, la vieille loi païenne dont avaient fait usage si longtemps les rois de la mer. Elle les autorisait à faire leur concubine d’une fille du peuple et, si la fille donnait le jour à un garçon, celui-ci pouvait devenir l’héritier de son père. En fait, hormis Robert lui-même et ses frères, tous leurs ancêtres étaient venus au monde par ce chemin pittoresque car, chez les Vikings, la bâtardise n’existait pas. Seul comptait le sang du père.

Néanmoins, la vieille coutume a perdu quelque peu de sa force et Fulbert se trouve fort empêtré de sa réponse. Il s’en va voir un sien frère qui s’est retiré en ermitage à Guibray afin d’avoir son conseil.

Le conseil de l’ermite est sage. Mieux vaut accorder au comte ce qu’il demande au grand jour que risquer, non seulement de le voir s’emparer d’Arlette par la force, mais encore de vouer toute la famille à son ressentiment. Robert peut être cruel et cela se sait. Et puis, pourquoi ne pas demander à la principale intéressée ce qu’elle en pense ?

Convoquée par son père, Arlette, après avoir protesté de son obéissance, finit par avouer qu’elle aime le comte et souhaite lui être donnée. Mais pas n’importe comment ! Pas par une nuit sans lune et enveloppée d’un manteau couleur de muraille. Elle entend que tout un chacun sache bien ceci : elle a été demandée et elle se rend, de bon vouloir. Elle exige, en outre, que l’on amène pour elle un cheval et, quand elle monte au château, elle refuse le chemin étroit de la poterne : on doit lui ouvrir la grande porte.

Amusé, impressionné aussi par cette solennité que la petite entend apporter à sa reddition, Robert souscrit à tous ses désirs. Une seule chose compte : qu’elle vienne à lui et soit heureuse de venir.

Et elle le rejoint, en effet, dans la belle robe bleue qu’elle a taillée et cousue pour ce grand événement de sa vie et, pour la première fois, Robert apprend ce qu’est l’amour quand il n’est pas simple recherche d’un plaisir brutal.

Au matin, Arlette s’éveille dans un cri de joie : elle a rêvé que, de son corps, jaillissait un arbre immense dont l’épais feuillage s’étendait au loin, sur terre et sur mer. Robert en conclut aussitôt qu’elle va lui donner un fils et refuse de la laisser repartir. De cet instant, elle s’installe au château.

Bientôt, les signes avant-coureurs d’une grossesse se manifestent. Du coup, les instincts sauvages de Robert se réveillent. Dès le début de l’été, il entre en révolte ouverte contre son frère, le duc Richard, entasse des troupes et des provisions dans Falaise, enfin déclare la guerre.

Le duc vient mettre le siège devant la ville. Pendant des jours et des jours, il la harcèle, aidé par un allié puissant dont la chaleur décuple le pouvoir : la soif. Falaise doit se rendre. Seul, le château tient encore. Mais pour combien de temps ? Robert alors fait sa soumission et se fait inviter au palais de Rouen. Non sans avoir prédit à Arlette qu’il serait sous peu duc de Normandie.

Quand il revient vers elle, il l’est en effet. Le duc a succombé aux suites d’un trop bon repas. Robert le Diable a simplement empoisonné son frère et fait enfermer son fils dans un monastère. Mais Arlette n’est plus heureuse autant qu’elle l’était.

Au début de l’année 1028, l’enfant que l’on baptise Guillaume vient au monde au château de Falaise. Et les années passent, guerrières pour Robert qui ne tient jamais en place et qui doit sans cesse ramener ses sujets à l’obéissance. Mais, peu à peu, le remords du crime de Rouen l’envahit, lui rend la vie intolérable. Au printemps 1033, après avoir désigné l’enfant Guillaume pour son successeur, le duc Robert s’en va en Terre sainte afin d’y obtenir de Dieu son pardon. Curieux pèlerin d’ailleurs, voyageant avec un train royal qui, à Byzance, étonne le basileus lui-même : les fers des chevaux normands sont d’or et si mal fixés que les beaux percherons les perdent sans arracher un battement de cils à leurs cavaliers. À Jérusalem on jette l’or par poignées pour payer le droit d’entrer d’une foule de pèlerins pauvres. Mais Robert mourra sur le chemin du retour.

Avant de quitter Falaise où il résidait plus volontiers qu’à Rouen, il a confié les siens à Herluin de Conteville dont il savait la fidélité : « Si je ne reviens pas, tu épouseras Arlette. »

Herluin obéit. Cependant, le jeune Guillaume, renié par une partie du duché – on l’appelle Guillaume le Bâtard mais le titre lui plaît tant qu’il finit par n’en plus vouloir d’autre jusqu’à ce qu’il devienne le Conquérant – entreprend de regagner la totalité de son héritage en attendant de s’en aller conquérir l’Angleterre.

Ses successeurs eux aussi affectionnent Falaise. C’est son petit-fils, Henri Beauclerc, qui rebâtit le château tel qu’il est toujours. Henri II, Aliénor d’Aquitaine et Thomas Becket y ont séjourné. Richard Cœur de Lion en fera don à son épouse Bérengère de Navarre. Mais son frère, le prince Jean, devenu roi, y enfermera son neveu Arthur de Bretagne et l’y fera assassiner.

Pendant la guerre de Cent Ans, Falaise et son château se défendent vaillamment contre les Anglais qui finissent par en venir à bout en 1418.

Mais, à forteresse guerrière, seule convient la guerre. Pris et repris durant les guerres de Religion, le château est finalement démantelé quand tout s’apaise. Il manque même de disparaître car les gens de la ville y voient une carrière toute trouvée. Il lui faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu’enfin les Beaux-Arts décident de s’en occuper.


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