23 Brouillard de la guerre, tempête de la bataille

Il ne pleuvait pas, pour le moment. Rand guida Tai’daishar, qui contourna un arbre déraciné en travers de la pente, et fronça les sourcils à la vue d’un mort gisant derrière le tronc. L’homme était petit et trapu, le visage ridé. Les plates de son armure étaient laquées bleu et vert. Avec ses yeux sans vie fixés sur les nuages noirs et sa jambe arrachée, il ressemblait à un autre Eagan Padros. Il s’agissait manifestement d’un officier. L’épée reposant près de sa main ouverte avait une poignée en ivoire, ornée d’un motif sculpté ressemblant à une femme, et son casque laqué, semblable à la tête de quelque insecte monstrueux, était couronné de deux longues plumes bleues.

D’autres arbres déracinés et sectionnés, dont bon nombre brûlaient encore, jonchaient la pente sur plus de cinq cents toises. Des cadavres aussi, brisés ou déchiquetés quand le saidin avait labouré le versant. La plupart portaient un voile de mailles devant le visage, et des plastrons peints de rayures horizontales. Aucune femme, la Lumière soit louée ! Les chevaux blessés avaient été achevés, ce dont il fut soulagé. C’était incroyable comme un cheval blessé pouvait hennir à la mort !

Croyez-vous que les morts soient silencieux ? demanda Lews Therin avec un rire rauque. Le croyez-vous ? Sa voix se teinta de rage. Les morts hurlent sur moi !

Sur moi aussi, pensa Rand avec tristesse. Je ne peux pas me permettre de les écouter, mais comment les faire taire ? Lews Therin se remit à pleurer son Ilyena perdue.

— Grande victoire, entonna Weiramon derrière lui. Il ajouta entre ses dents : Mais sans grande gloire. L’ancienne tactique était meilleure.

La tunique de Rand était toute maculée de boue, mais, curieusement, Weiramon restait aussi impeccable que sur la Route d’Argent. Son casque et son armure étincelaient. Comment faisait-il ? Les Tarabonais avaient lancé la charge à la fin, leurs lances et leur courage unis contre le Pouvoir Unique. Weiramon avait mené sa propre charge pour briser leur élan, sans en avoir reçu l’ordre, et suivi de tous les Tairens à part les Défenseurs, et, étrangement, d’un Torean à demi saoul. Semaradrid et Gregorin Panar, avec la plupart des Cairhienins et des Illianers l’avaient aussi rejoint. Rester oisifs avait été difficile à ce moment-là, chacun se montrant prêt à se battre avec tout adversaire sur lequel il pourrait mettre la main. Les Asha’man auraient pu faire la même chose plus vite. Mais avec encore plus de sang.

Rand n’avait pris aucune part au combat. Il s’était posté bien en vue sur son cheval. Il avait eu peur de saisir le Pouvoir. Il n’osait pas afficher une faiblesse qui aurait pu se communiquer à tous. Lews Therin bredouilla, horrifié par cette idée.

Tout aussi surprenante que la tunique impeccable de Weiramon, Anaiyella chevauchait près de lui, sans minauder pour une fois. Elle avait le visage tendu et désapprobateur. Curieusement, cela l’enlaidissait moins que ses sourires mielleux. Elle n’avait pas participé à la charge, bien évidemment, pas plus qu’Ailil, mais le Maître d’Écurie d’Anaiyella avait combattu et perdu la vie, avec une lance tarabonaise plantée dans la poitrine. Cela ne lui plaisait pas du tout. Mais pourquoi accompagnait-elle Weiramon ? Parce que les Tairens devaient se tenir les coudes ? Peut-être. Elle était avec Sunamon la dernière fois que Rand l’avait vue.

Bashere monta la pente sur son alezan, contournant les cadavres tout en feignant ne pas leur accorder plus d’attention qu’aux troncs éclatés et aux souches incendiées. Son casque était pendu à sa selle, et ses gantelets glissés dans son ceinturon. Comme son cheval, il était couvert de boue du côté droit.

— Aracome nous a quittés, dit-il. Flinn a tenté de le Guérir, mais je crois qu’il n’aurait pas aimé vivre en infirme. Pour le moment, il y a plus de cinquante morts. Et certains autres blessés ne survivront peut-être pas.

Anaiyella pâlit. Rand l’avait vue près d’Aracome, en train de vomir. La mort des roturiers ne l’affectait pas autant.

Un instant, Rand éprouva de la pitié. Pas pour elle, et si peu pour Aracome. Mais pour Min, bien qu’elle soit retournée à Cairhien et en sécurité. Min avait prédit la mort d’Aracome dans une de ses visions, comme celle de Maraconn et de Gueyam. Quoi qu’elle ait vu, Rand espéra que c’était très loin de la réalité.

La plupart des Soldats étaient repartis en reconnaissance. En bas, dans la grande prairie, les portails tissés par les Consacrés de Gedwyn déversaient des charrettes de ravitaillement et des chevaux de remonte. Les hommes qui les accompagnaient restaient bouche bée dès qu’ils s’approchaient du champ de bataille. Le sol boueux n’était pas aussi bien labouré que le flanc de la montagne, mais des sillons noircis de deux toises de large et cinquante de long s’étaient creusés dans l’herbe brunâtre, et des trous, qu’un cheval n’aurait peut-être pas pu franchir d’un saut, s’étaient formés. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas trouvé les damanes. Rand estima qu’il n’y en avait sans doute qu’une, car s’il y en avait eu plusieurs, ils auraient subi davantage de pertes.

Des hommes circulaient autour des feux sur lesquels bouillait de l’eau pour le thé, entre autres choses. Pour une fois, Tairens, Cairhienins et Illianers se mélangeaient. Et pas seulement les roturiers. Semaradrid partageait sa gourde avec Gueyam, qui passait avec lassitude une main sur son crâne chauve. Maraconn et Kiril Drapaneos, qui faisait penser à une cigogne, et dont la barbe carrée allongeait son visage étroit, étaient accroupis près d’un feu. Apparemment, ils jouaient aux cartes ! Toute une bande de petits seigneurs cairhienins faisait cercle autour de Torean, mais peut-être riaient-ils moins de ses plaisanteries que de la façon dont il chancelait sur ses jambes d’ivrogne et frictionnait son nez en forme de patate. Les Légionnaires restaient entre eux, mais ils avaient intégré les « volontaires » qui avaient suivi Eagan Padros et adopté la Bannière de la Lumière. Ils semblaient les plus disposés à se faire accepter, depuis qu’ils avaient appris comment Padros était mort. Les Légionnaires en tuniques bleues leur apprenaient à changer de direction, sans s’éparpiller comme un troupeau d’oies.

Flinn faisait partie des blessés, avec Adley, Morr et Hopwil. Comme Rand, Narishma ne pouvait guère Guérir plus que des blessures mineures, et Dashiva pas même autant. Gedwyn et Rochaid conversaient à l’écart de tous, tenant leurs chevaux par la bride en haut de la colline au milieu de la vallée, là où ils prévoyaient d’attaquer par surprise les Seanchans, en faisant irruption par les portails qui entouraient la butte. Le bilan provisoire d’une cinquantaine de morts aurait été pire sans Flinn et ceux qui possédaient le don de Guérison. Gedwyn et Rochaid ne voulaient pas se salir les mains, et avaient rechigné quand Rand les y avait obligé. L’un des morts était un Soldat, et un autre Soldat, un Cairhienin au visage poupin, était avachi près d’un feu, dans un état d’hébétude dont Rand espérait qu’il soit dû à l’explosion du sol sous ses pas, plutôt qu’à la folie.

Plus bas dans la plaine, Ailil conférait avec son capitaine, petit homme pâle du nom de Denharad. Leurs chevaux se touchaient presque, et, de temps en temps, ils levaient les yeux vers Rand. Qu’est-ce qu’ils manigançaient ?

— Nous ferons mieux la prochaine fois, murmura Bashere.

Il promena son regard tout autour de la vallée, puis il hocha la tête.

— La pire erreur est de faire deux fois la même, et ça ne nous arrivera pas.

Weiramon l’entendit et répéta la même chose, mais avec vingt fois plus de mots, dans un langage assez fleuri, sans pour autant reconnaître qu’il avait sa part de responsabilité. Avec beaucoup de diplomatie, il évita de parler des fautes de Rand.

Rand secoua la tête, la bouche pincée. Ils feraient mieux la prochaine fois. Il le fallait, à moins qu’il ne veuille laisser la moitié de ses hommes enterrés dans ces montagnes. Pour le moment, il s’interrogeait sur le sort des prisonniers.

La plupart de ceux qui avaient échappé à la mort avaient réussi à fuir au milieu des arbres encore intacts, en bon ordre, ce qui était surprenant étant donné les circonstances, affirmait Bashere. À présent, ils ne représentaient plus une menace, à moins qu’ils aient la damane avec eux. Ils étaient une centaine assis par terre, dépouillés de leurs armes et de leurs armures, sous les yeux vigilants de deux douzaines de Défenseurs et Compagnons à cheval. Tarabonais pour la plupart, ils n’avaient pas combattu sous la contrainte. Beaucoup gardaient la tête haute et huaient leurs gardes. Gedwyn voulait les tuer, après les avoir soumis à la question. Weiramon ne se souciait pas qu’on leur coupe la gorge, mais il considérait la torture comme une perte de temps. Aucun ne saurait rien d’utile, soutenait-il, car il n’y avait pas un seul noble parmi eux.

Rand regarda Bashere. Weiramon continuait à pontifier bruyamment :

— … nettoyer ces montagnes pour vous, mon Seigneur Dragon. Nous les piétinerons sous nos sabots, nous…

Anaiyella approuvait de la tête.

— Six pour nous, une demi-douzaine pour eux, dit doucement Bashere, grattant de l’ongle la boue de sa moustache. Ou, comme disent certains de mes métayers, ce qu’on gagne à la balançoire on le perd au tourniquet.

Par la Lumière, que pouvait bien être un tourniquet ? Ça ne l’avançait guère !

Puis, l’une des patrouilles de Bashere rentra, ce qui n’arrangea pas les choses.

Du bout de leurs lances, les six hommes poussaient une prisonnière sur la pente devant leurs chevaux. C’était une brune, en robe bleu foncé sale et déchirée, avec des pièces rouges sur le corsage et des éclairs sur la jupe. Son visage sale était sillonné de larmes. Elle trébucha et faillit tomber, bien que ses gardes la touchent à peine. Elle toisa ses ravisseurs d’un regard méprisant, et cracha dans leur direction. Elle regarda Rand en ricanant.

— Lui avez-vous fait du mal ? demanda Rand.

Étrange question, peut-être, concernant une ennemie, après ce qui s’était passé dans cette vallée. Au sujet d’une sul’dam. Mais elle lui échappa malgré lui.

— Pas nous, mon Seigneur Dragon, dit le chef de patrouille, bourru. On l’a trouvée comme ça.

Se grattant le menton à travers une luxuriante barbe noire, il chercha du regard le soutien de Bashere.

— Elle prétend qu’on a tué son Gille. C’est son chien, ou son chat, ou quelque chose du même genre, d’après ce qu’elle dit en pleurnichant sans arrêt. Elle s’appelle Nerith. C’est tout ce qu’on a pu en tirer.

Elle se retourna vers lui en ricanant.

Rand soupira. Non, pas un chien. Non ! Ça n’était pas sur sa liste. Mais il entendit la litanie se dérouler dans sa tête, et « Gille-la-damane » y figurait. Lews Therin gémit pour son Ilyena. Son nom aussi était sur la liste. Rand trouvait qu’elle en avait le droit.

— C’est une Aes Sedai Seanchane ? demanda brusquement Anaiyella, se penchant sur le pommeau de sa selle pour dévisager Nerith.

Nerith lui envoya un crachat, et les yeux d’Anaiyella outragée sortirent de leur orbite. Rand exposa le peu qu’il savait sur les sul’dams, à savoir qu’elles contrôlaient, à l’aide d’une laisse et d’un collier ter’angreal, des femmes qui canalisaient, sans être capables de canaliser elles-mêmes. Il s’étonna quand la délicate Haute Dame déclara froidement :

— Si mon Seigneur Dragon a des scrupules, je la pendrai pour lui.

Nerith cracha à nouveau ! Elle ne manquait pas de courage.

— Non ! gronda Rand.

Par la Lumière, jusqu’où irait Anaiyella pour s’attirer ses bonnes grâces ? Ou peut-être qu’elle était plus proche de son Maître d’Écurie qu’il n’était considéré bienséant. L’homme était gros et chauve – un roturier, qui plus est ; ce qui comptait beaucoup chez les Tairens – mais les femmes avaient parfois des goûts étranges en amour. Il le savait par expérience.

— Dès que nous serons prêts à partir, libérez les prisonniers.

Il n’envisageait absolument pas de s’encombrer des prisonniers quand il lancerait sa prochaine attaque. Mais laisser une centaine d’hommes et peut-être plus par la suite à l’arrière, pour suivre les charrettes de ravitaillement, c’était risquer des tas de problèmes. Ici, ils étaient inoffensifs. Même ceux qui s’étaient enfuis à cheval ne pouvaient pas porter un message plus vite qu’il ne Voyageait. Bashere haussa légèrement les épaules. C’était peut-être vrai, mais il y avait toujours un risque. Des choses étranges se produisent parfois, même sans un ta’veren dans les parages.

Weiramon et Anaiyella ouvrirent la bouche presque en même temps, le visage indigné, mais Rand poursuivit :

— J’ai parlé et c’est ainsi ! Pourtant, nous garderons la femme, et toutes celles que nous capturerons.

— Que mon âme soit réduite en cendres ! s’exclama Weiramon. Pourquoi ?

Il semblait abasourdi, et Bashere lui-même releva brusquement la tête, stupéfait. La bouche d’Anaiyella se contracta en une moue de mépris avant qu’elle ne se relâche, offrant un sourire doucereux au Seigneur Dragon. À l’évidence, elle ne le jugeait pas ferme dans sa décision. Le terrain ralentirait leur progression, sans parler des rations parcimonieuses. De plus, il faisait un temps à ne pas mettre une femme dehors.

— J’ai assez d’Aes Sedai contre moi sans renvoyer une sul’dam à ses activités, se justifia-t-il.

La Lumière lui était témoin que c’était la vérité ! Ils acquiescèrent, Weiramon à contrecœur, Bashere soulagé, et Anaiyella déçue. Mais que faire de cette femme et de celles qu’il capturerait par la suite ? Il n’avait pas l’intention de transformer la Tour Noire en prison. Les Aiels pourraient les garder. Sauf que les Sagettes étaient capables de leur trancher la gorge dès qu’il aurait le dos tourné. Et les sœurs que Mat emmenait à Caemlyn avec Elayne ?

— Quand tout cela sera terminé, je la confierai à l’Aes Sedai de mon choix.

Elles pourraient interpréter cela comme un geste de bonne volonté, un peu de miel pour adoucir l’obligation d’accepter sa protection.

À peine eut-il prononcé ces mots que Nerith devint pâle comme une morte et se mit à crier de toute la force de ses poumons. Hurlant sans discontinuer, elle se jeta sur la pente, enjambant les arbres couchés, chutant et se relevant.

— Par le sang et les cendres ! Rattrapez-la ! aboya Rand.

La patrouille saldaeane se précipita derrière elle. Leurs chevaux sautaient par-dessus les troncs, sans craindre de se briser le cou et les pattes. Toujours en criant, elle esquivait et se faufilait entre leurs jambes.

À l’entrée du col le plus oriental, un portail s’ouvrit dans un éclair argenté. Un Soldat vêtu de noir attira son cheval vers lui, sauta en selle alors que le portail se refermait. Il mit sa monture au galop en direction du versant où Gedwyn et Rochaid attendaient. Rand observait, impassible. Dans sa tête, Lews Therin grondait qu’il fallait tuer tous les Asha’man avant qu’il ne soit trop tard.

Le temps que tous les trois rejoignent Rand, quatre des Saldaeans avaient couché la Seanchane à terre et lui liaient les mains et les pieds. Comme elle se débattait et mordait telle une diablesse, ils avaient dû s’y mettre à quatre pour la maîtriser. Bashere, amusé, pariait même sur ses chances de se sauver. Anaiyella marmonna quelque chose où il était question de lui fendre le crâne. Voulait-elle dire le fendre en deux ? Rand fronça les sourcils.

Mal à l’aise, le Soldat, entre Gedwyn et Rochaid, regarda la femme quand ils passèrent devant elle. Rand se souvenait vaguement l’avoir vu à la Tour Noire, le jour où il avait distribué les Épées d’argent, et donné le tout premier Dragon à Taim. Il s’agissait de Varil Nensen, un jeune homme qui portait encore un voile transparent sur son épaisse moustache. Mais il n’avait pas hésité face à ses compatriotes. L’allégeance était maintenant envers la Tour Noire et le Dragon Réincarné, ainsi que Taim le répétait tout le temps. Le reste n’était que littérature.

— Vous avez l’honneur de faire votre rapport au Dragon Réincarné en personne, dit Gedwyn, ironique.

Nensen se redressa sur sa selle.

— Mon Seigneur Dragon ! cria-t-il, se frappant la poitrine avec son poing. Il y en a d’autres à trente miles à l’est, mon Seigneur Dragon.

Trente miles, c’était, d’après les ordres de Rand, le plus loin où ils pouvaient aller en reconnaissance. À quoi aurait-il servi qu’un Soldat trouve des Seanchans à l’est pendant que les autres continuaient à se déplacer vers l’ouest ?

— Peut-être moitié moins qu’ici, poursuivit Nensen. Et…

De nouveau, son regard dériva vers Nerith. Elle avait été ligotée, et les Saldaeans s’efforçaient de la hisser sur un cheval.

— Et je n’ai vu aucun signe de présences féminines, mon Seigneur Dragon.

Bashere observait le ciel, étrécissant les yeux. Des nuages noirs s’étendaient de pic en pic en un tapis ininterrompu, mais le soleil était sans doute encore haut dans le ciel.

— Il est l’heure de nourrir les hommes avant que les autres reviennent, dit-il, hochant la tête de satisfaction.

Nerith était parvenue à planter ses dents dans le poignet d’un Saldaean et s’y accrochait comme un blaireau.

— Nourrissez-les vite, dit Rand, énervé.

Toutes les sul’dams qu’il capturerait seraient-elles aussi récalcitrantes ? Très probablement. Par la Lumière, et s’ils avaient affaire à une damane ?

— Je n’ai pas envie de passer tout l’hiver dans ces montagnes.

Gille-la-damane. Il ne pouvait pas effacer un nom quand il était inscrit sur la liste.

Les morts ne sont jamais silencieux, chuchota Lews Therin. Les morts ne dorment jamais.

Rand descendit vers les feux. Il n’avait pas faim.


Du haut d’un rocher saillant, Furyk Karede scrutait attentivement les versants boisés qui l’entouraient. Les pics étaient acérés comme des crocs. Son grand hongre pommelé dressa les oreilles, comme s’il avait perçu un nouveau bruit, mais ne bougea pas. De temps à autre, Karede devait s’arrêter et essuyer les lentilles de sa longue-vue. Ce matin, une petite pluie tombait du ciel gris. Les deux plumes noires de son casque étaient avachies au lieu d’être bien droites, et l’eau coulait dans son dos. Comparée à celle de la veille, et probablement à celle du lendemain, la pluie semblait légère. Des roulements de tonnerre résonnaient au loin, menaçants. Pourtant, l’inquiétude de Karede n’avait rien à voir avec le temps.

En contrebas, le reste de ses deux mille trois cents hommes, rassemblés derrière quatre avant-postes, franchissaient le col en colonne sinueuse. Bien montés, raisonnablement bien commandés, à peine deux cents étaient des Seanchans, et deux seuls, à part lui, étaient en rouge et vert de la Garde. La plupart des autres étaient Tarabonais – il connaissait leur courage –, mais un bon tiers étaient Amadiciens ou Altarans, et leurs serments encore trop récents pour savoir comment ils se comporteraient. Certains Altarans et Amadiciens avaient déjà changé de camp deux ou trois fois. Ou tenté, en tout cas. Les gens de ce côté de l’Océan d’Aryth n’avaient pas de scrupules. Une douzaine de sul’dams chevauchaient en tête de la colonne. Il aurait bien aimé voir une douzaine de damanes marcher près de leurs montures, à la place des deux seules.

Cinquante toises plus loin, les dix hommes de tête scrutaient les versants au-dessus d’eux, mais pas aussi soigneusement qu’ils l’auraient dû. Trop souvent, les hommes de tête se reposaient sur les éclaireurs pour détecter les dangers éventuels. Karede se promit de leur parler personnellement. Après ça, ils rempliraient correctement leur mission, ou seraient condamnés aux travaux forcés.

Un raken apparut dans le ciel oriental, rasant la cime des arbres. Il prenait de l’altitude et descendait pour suivre les courbes du relief, comme la main d’un homme qui caresse le dos d’une femme. Bizarre… Les morat’raken, les pilotes, aimaient voler haut dans le ciel, sauf quand des éclairs crépitaient de partout. Karede abaissa sa lunette.

— On va peut-être enfin recevoir un nouveau rapport de reconnaissance, dit Jadranka aux autres officiers attendant derrière Karede, sans s’adresser à lui.

Trois des dix étaient du même grade que lui, pourtant, peu de gens, à part quelques-uns parmi ceux du Sang, se risquaient à dénigrer un homme portant le rouge sang et le vert sombre de la Garde de la Mort.

D’après la légende qu’on lui racontait quand il était petit, un de ses ancêtres, un noble, avait suivi Luthair Paendrag au Seanchan sur l’ordre d’Artur Aile-de-Faucon, mais deux cents ans plus tard, quand seul le Nord avait été pacifié, un autre ancêtre avait tenté de se forger un royaume et avait fini vendu comme esclave. Peut-être était-ce vrai ; beaucoup de da’covales revendiquaient une noble ascendance, au moins entre eux. Rares étaient ceux du Sang à trouver cela amusant. Quoi qu’il en fût, Karede s’était estimé chanceux quand les Sélectionneurs l’avaient choisi, lui, un solide garçon à peine assez grand pour qu’on lui confie de petites tâches, et il était toujours fier des corbeaux tatoués sur ses épaules. Beaucoup de Gardes de la Mort circulaient sans tunique ni chemise chaque fois que la situation le permettait, afin d’exhiber ces tatouages. Les humains, en tout cas. Les Ogiers Jardiniers n’étaient ni tatoués ni esclaves, mais c’était entre eux et l’impératrice.

Karede était fier d’être un da’covale, comme tous les hommes de la Garde, propriété du Trône de Cristal, corps et âme. Il combattait là où l’impératrice l’envoyait, et il mourrait le jour où elle lui en donnerait l’ordre. Les Gardes étaient responsables uniquement devant l’impératrice, et là où ils apparaissaient, ils étaient sa main, le rappel visible de son existence. Il n’était donc pas étonnant que ceux du Sang éprouvent un malaise en regardant passer un détachement de la Garde. C’était bien préférable que de nettoyer les écuries de quelque petit Seigneur, ou servir le kaf à une Dame. Mais il maudit la malchance qui avait voulu qu’on l’envoie dans ces montagnes pour inspecter les avant-postes.

Le raken piqua vers l’ouest, ses deux pilotes accroupis sur leur selle. Il n’y avait pas de rapport de reconnaissance, pas de message pour lui. Furyk crut que c’était son imagination, mais le long cou tendu de la créature lui parut… anxieux. Dans la peau d’un autre, il se serait peut-être inquiété tout autant. Il avait reçu peu de messages depuis qu’on lui avait donné l’ordre de prendre le commandement et de se déplacer vers l’est, trois jours plus tôt. Et chaque message avait épaissi le brouillard au lieu de le dissiper.

Les indigènes, ces Altarans, avaient envahi la montagne en force, semblait-il, mais par quel moyen ? Les routes longeant cette chaîne montagneuse étaient surveillées presque jusqu’à la frontière de l’Illian, par des pilotes et des morat’rakens aussi bien que par des patrouilles montées. Qu’est-ce qui avait pu décider les Altarans à montrer ainsi les dents ? Pour se serrer les coudes ? Un homme pouvait se battre en duel pour un regard – bien qu’ils aient commencé à comprendre que le combat contre un Garde était juste une façon plus lente de se trancher la gorge –, mais il avait vu des nobles et la Reine de cette prétendue nation tenter de se vendre avec l’argument que leurs terres pourraient être protégées et plus étendues que celles de leurs voisins.

Nadoc, un grand gaillard au visage trompeusement doux, se retourna sur sa selle pour regarder le raken.

— Je n’aime pas marcher à l’aveuglette, grommela-t-il, alors que les Altarans se sont débrouillés pour amener quarante mille hommes là-haut. Au bas mot.

Jadranka renifla avec tant de force que son grand hongre blanc broncha. Jadranka était le plus ancien des trois capitaines derrière Karede, ayant servi aussi longtemps que Karede lui-même. Il était petit et mince avec un nez proéminent, et arborait de si grands airs qu’on aurait pu le croire du Sang. Son cheval se voyait à un mile.

— Quarante mille ou cent, Nadoc, ils sont éparpillés depuis ici jusqu’au bout de cette chaîne, trop loin les uns des autres pour se prêter main-forte. Qu’on me crève les yeux, la moitié sont sans doute déjà morts. Ils doivent être en train de se frotter quelque part aux avant-postes. C’est pourquoi nous ne recevons pas de rapports. On nous demande juste d’éliminer les débris.

Karede réprima un soupir. Il avait espéré que Jadranka n’était pas un imbécile malgré ses grands airs. Les rumeurs de victoire circulaient vite, qu’il s’agît d’une armée victorieuse ou d’une demi-Bannière. C’étaient les rares défaites qui étaient ravalées en silence et oubliées. Un tel silence était… inquiétant.

— Au dernier rapport, je n’ai pas eu l’impression qu’il s’agissait de débris, dit Nadoc.

Il n’était pas un imbécile, lui.

— Il y a cinq mille hommes à moins de cinquante miles de nous, et je doute qu’on nettoie le terrain avec des balais.

Jadranka renifla une fois de plus.

— Nous les écraserons, que ce soit avec des épées ou des balais. Que la Lumière calcine mes yeux, il me tarde de participer à un combat décent. J’ai dit aux éclaireurs de continuer jusqu’à ce qu’ils les trouvent. Je ne veux pas qu’ils nous échappent encore.

— Vous avez fait quoi ? demanda Karede doucement.

Tous les yeux se tournèrent vers lui. Et Nadoc et quelques autres eurent du mal à ne pas fixer Jadranka, bouche bée. Des éclaireurs qui devaient continuer et savaient quoi chercher. Qu’est-ce qui lui avait échappé dans ces ordres ?

Avant qu’aucun n’ait pu ouvrir la bouche, on entendit des hurlements et des hennissements qui provenaient du col.

Karede porta à son œil sa lunette gainée de cuir. Devant lui, des hommes et des chevaux mouraient sous une grêle de ce qui paraissait être des carreaux d’arbalète, à la façon dont ils s’enfonçaient dans les plastrons et faisaient exploser les poitrines protégées par des cottes de mailles. Des centaines étaient déjà tombés, d’autres étaient blessés, avachis sur leur selle ou s’éloignaient en courant de leurs chevaux qui se débattaient au sol. Sous ses yeux, les survivants firent pivoter leur monture pour s’enfuir et redescendre le col. Par la Lumière, où étaient les sul’dams ? Il avait affronté des rebelles qui disposaient de sul’dams et de damanes, et c’étaient elles qu’il fallait tuer en priorité, le plus vite possible. Peut-être que les indigènes le savaient aussi.

Soudain, le sol entra en éruption, se transformant en coulées furieuses qui se propageaient tout le long de la colonne, et qui projetaient en l’air les hommes et les bêtes aussi facilement que les pierres et la terre. Des éclairs fulguraient dans le ciel, flèches blanc bleu faisant tout trembler alentour. D’autres explosaient simplement, réduits en charpie par rien de visible. Les indigènes possédaient-ils des damanes ? Non, ce devait être ces Aes Sedai.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Nadoc, l’air secoué.

Et à juste titre.

— Pensez-vous à abandonner vos hommes ? ricana Jadranka. Nous allons les rallier et attaquer, espèce de…

Il se tut dans un gargouillement quand il eut la pointe de l’épée de Karede sous la gorge. Il y a des moments où les imbéciles sont supportables, et d’autres où ils ne le sont pas. Tandis qu’il tombait de sa selle, Karede essuya vivement sa lame sur la robe du hongre avant qu’il ne s’enfuie. Il y a aussi des moments où il faut faire un exemple.

— Nous allons rallier ce qui peut l’être, Nadoc, dit-il comme si Jadranka n’avait jamais rien dit.

Comme s’il n’avait jamais existé.

— Nous sauverons ce qui peut être sauvé, puis nous replierons.

Se retournant pour descendre le col où les éclairs fulguraient et le tonnerre grondait, il ordonna à Anghar, un jeune homme au regard décidé, monté sur un cheval rapide, de galoper vers l’est pour rapporter ce qui s’était passé ici. Peut-être qu’un pilote le verrait, et peut-être pas, quoique Karede comprît maintenant pourquoi les rakens volaient bas. Il soupçonnait qu’à Ebou Dar, la Haute Dame Suroth et les généraux étaient déjà au courant. Était-ce aujourd’hui qu’il mourrait pour l’impératrice ? Il talonna son cheval.


Sur le replat clairsemé de la crête, Rand scruta la forêt devant lui. Avec le Pouvoir en lui – la vie si douce, la souillure si vile –, il distinguait toutes les feuilles, mais ça ne suffisait pas. Tai’daishar piaffa. Des pics en dents de scie l’entouraient, mais la crête dominait les arbres de la vallée qui faisait plus d’une lieue de long et presque autant de large. Tout était tranquille, silencieux comme le Vide sur lequel il flottait. Ici et là s’élevaient des gerbes de fumée, aux endroits où des bouquets de deux ou trois arbres flambaient comme des torches. Seule l’humidité ambiante les empêchait de transformer la vallée en brasier.

Flinn et Dashiva étaient les seuls Asha’man restés près de lui. Tous les autres étaient redescendus dans la vallée. Ils se tenaient un peu à l’écart, à la lisière des arbres, tenant leurs chevaux par les rênes, et contemplaient la vallée. Flinn la contemplait, aussi intensément que Rand lui-même. Dashiva y jetait un coup d’œil de temps en temps, remuant la bouche, parfois en marmonnant entre ses dents et, chaque fois, Flinn se balançait d’un pied sur l’autre et le regardait de travers. Le Pouvoir emplissait les deux hommes, à ras bord, mais pour une fois, Lews Therin ne disait rien. Ces derniers jours, il semblait être retourné dans sa cachette.

Le soleil brillait dans un ciel parsemé de quelques nuages gris. Voilà cinq jours que Rand avait amené sa petite armée en Altara, cinq jours qu’il avait vu son premier Seanchan mort. Il y en avait eu d’autres depuis. La pensée glissa à la surface du Vide. Il sentit le héron gravé au fer rouge dans sa paume se presser contre le Sceptre du Dragon à travers son gant. Silence. Il n’y avait aucune créature volante en vue. Trois étaient mortes, frappées en plein ciel par les éclairs, avant que leurs pilotes aient appris à rester à distance. Bashere était fasciné par ces créatures.

— C’est peut-être fini, mon Seigneur Dragon, dit Ailil calmement d’une voix claire, mais elle flattait l’encolure de sa jument, qui n’avait nul besoin d’être apaisée.

Elle coula un regard en coin à Flinn et Dashiva, et se redressa, répugnant à leur montrer son malaise.

Rand se surprit à fredonner et s’interrompit brusquement. C’était une habitude de Lews Therin, quand il regardait une jolie femme qui n’était pas la sienne. Pas son habitude à lui ! Par la Lumière, s’il commençait à adopter les manies de cet homme, et même en son absence… !

Brusquement, des roulements de tonnerre retentirent plus haut dans la vallée. Le feu cascada hors des arbres à plus de deux miles de distance, puis tout recommença. Des éclairs fulgurèrent dans la forêt, non loin des hautes flammes, en balafres d’un bleu blanc, pointues comme des lances. Un immense tourbillon d’éclairs et de feu. Puis le calme revint. Aucun arbre ne s’était enflammé cette fois.

Une partie de cela venait du saidin.

Des cris s’élevèrent, étouffés et distants, ailleurs dans la vallée, estima-t-il. Trop loin pour que même son ouïe affinée par le saidin puisse entendre les cliquetis de l’acier. Malgré tout, il n’y avait pas que les Asha’man, les Consacrés et les Soldats qui se battaient.

Anaiyella souffla lentement ; elle devait retenir son souffle depuis le début des échanges avec le Pouvoir. Les hommes qui luttaient avec l’acier ne la dérangeaient pas. Puis, elle flatta l’encolure de sa monture. Son hongre n’avait dressé qu’une oreille.

Rand avait remarqué cela chez les femmes. Assez souvent, quand une femme était agitée, elle s’efforçait de calmer son entourage, qu’ils en aient besoin ou non. Un cheval faisait l’affaire. Où était Lews Therin ?

Irrité, il se pencha et se remit à étudier la canopée. Beaucoup d’arbres ne perdaient pas leurs feuilles – chênes, pins et lauréoles – et malgré la sécheresse passée, ils formaient un écran efficace, même pour sa vision augmentée. Par pur réflexe, il toucha l’étroit paquet attaché sous son étrivière. Il pouvait frapper à l’aveuglette. Il pouvait descendre dans les bois. Et voir à vingt toises tout au plus. En bas, il ne servirait guère plus qu’un Soldat.

Un portail s’ouvrit entre les arbres un peu plus loin sur la crête, telle une fente argentée qui s’élargit, révélant des arbres différents et des broussailles roussies par le froid de l’hiver. Un soldat à la peau cuivrée, avec une fine moustache et une petite perle à l’oreille, en émergea à pied et laissa le portail se refermer. Il poussait devant lui une sul’dam les mains liées derrière le dos, belle malgré une grosse bosse pourpre à la tempe. Mais la bosse allait bien avec son air renfrogné et sa robe sale et fripée. Tournant la tête, elle ricana à l’adresse du Soldat qui la poussait vers Rand, puis elle regarda Rand aussi en ricanant.

Le Soldat se raidit et salua vivement.

— Soldat Arlen Nalaam, mon Seigneur Dragon, aboya-t-il, fixant la selle de Rand. Mon Seigneur Dragon a ordonné de lui amener toute femme capturée.

Rand hocha la tête. Cette inspection des prisonniers ne servait qu’à se donner une contenance.

— Emmenez-la aux charrettes, Soldat Nalaam. Puis retournez au combat.

Disant cela, il faillit grincer des dents. Pendant que Rand al’Thor, Dragon Réincarné et Roi d’Illian, tranquillement assis sur sa selle, se contentait de contempler le faîte des arbres !

Nalaam salua une fois de plus, avant de s’éloigner en poussant la femme devant lui, sans traîner. Elle regardait sans cesse Rand par-dessus son épaule. Les yeux étonnés et bouche bée. Pour une raison inconnue, Nalaam ne s’arrêta pas avant d’être arrivé au point où il avait émergé. Assez loin pour ne pas risquer de blesser les chevaux.

— Que faites-vous ? demanda Rand quand il sentit le saidin inonder Nalaam.

Nalaam se retourna à moitié, après une brève hésitation.

— Ça semble plus facile ici, si j’utilise un lieu où j’ai déjà ouvert un portail, mon Seigneur Dragon. Le saidin… le saidin… me fait une impression… étrange ici.

Sa prisonnière se retourna en fronçant les sourcils.

Au bout d’un moment, Rand lui fit signe de continuer. Flinn feignit de s’intéresser à la sangle de son cheval, mais le vieil homme chauve sourit dans sa barbe. Dashiva… pouffa. Flinn avait été le premier à mentionner une impression d’étrangeté dans le saidin en cette vallée. Naturellement, Narishma et Hopwil l’avaient entendu, et Morr y avait ajouté l’impression « d’étrangeté » ressentie autour d’Ebou Dar. Pas étonnant à présent que tous prétendent sentir quelque chose d’étrange, bien que personne ne pût dire quoi. Le saidin leur faisait juste une impression… bizarre. Par la Lumière, avec la forte souillure de la moitié mâle de la Source, qu’est-ce qu’ils auraient pu ressentir d’autre ? Rand espéra qu’ils n’étaient pas tous en train de contracter la même maladie que lui.

Le portail de Nalaam s’ouvrit et disparut derrière lui et sa prisonnière. Rand ressentit vraiment le saidin. Vie et corruption mêlées ; glace donnant l’impression que l’hiver était chaud, et feu à faire paraître froides les flammes d’une forge ; mort attendant qu’il fasse un faux pas. Désirant qu’il fasse un faux pas. Le saidin ne lui parut pas différent. Vraiment ? Il fronça les sourcils sur l’endroit où Nalaam avait disparu. Avec sa prisonnière.

C’était la quatrième sul’dam capturée ce jour-là. Cela faisait vingt-trois sul’dams prisonnières, rassemblées près des charrettes. Et deux damanes, chacune encore pourvue de sa laisse et de son collier argentés, transportées dans des charrettes différentes. Avec ces colliers, elles ne pouvaient pas faire trois pas sans éprouver une nausée encore plus forte que celle de Rand quand il embrassait la Source. Mais il n’était pas sûr que les sœurs qui accompagnaient Mat seraient contentes d’avoir à les surveiller. La première damane, capturée trois jours plus tôt, n’avait pas au début été considérée comme une prisonnière par Rand. Svelte, avec des cheveux blond clair et de grands yeux bleus, c’était une Seanchane qu’il fallait libérer, pensait-il. Mais quand il avait forcé une sul’dam à lui ôter son collier, son a’dam, elle avait hurlé, appelant la sul’dam au secours, et s’était mise à frapper à l’aveuglette avec le Pouvoir. Elle avait même tendu le cou pour que la sul’dam lui remette son collier ! Neuf Défenseurs et un Soldat étaient morts avant qu’on ait pu la maîtriser en l’isolant avec un écran. Gedwyn l’aurait tuée sur place si Rand n’était pas intervenu. Les Défenseurs, presque aussi mal à l’aise en présence de femmes capables de canaliser que tous les autres en présence d’hommes dotés du même pouvoir, voulaient aussi la voir morte. Ils avaient essuyé des pertes ces derniers jours. Mais que des camarades soient tués par une prisonnière leur paraissait outrageant.

Il y avait eu plus de pertes que ne l’avait prévu Rand. Trente et un Défenseurs et quarante-six Compagnons. Il fallait y ajouter plus de deux cents Légionnaires et hommes d’armes des nobles. Sept Soldats et un Consacré, que Rand n’avait jamais rencontrés avant qu’ils ne répondent à sa convocation en Illian. Trop de pertes, sachant que toutes les blessures, à part les plus graves, étaient susceptibles d’être Guéries si le blessé pouvait tenir le temps qu’on arrive jusqu’à lui. Mais il repoussait vigoureusement les Seanchans vers l’ouest.

D’autres cris s’élevèrent, loin dans la vallée. Un feu se répandit à trois miles vers l’ouest, et des éclairs fulgurèrent, foudroyant des arbres. Plus loin, un versant entra en éruption, projetant des arbres et des pierres vers le ciel, en une étrange coulée avançant le long de la pente. Les déflagrations étouffaient les cris. Les Seanchans se repliaient.

— Descendez dans la vallée, dit-il à Flinn et à Dashiva. Tous les deux. Trouvez Gedwyn et dites-lui de les harceler vigoureusement ! Vigoureusement !

Dashiva regarda en bas vers la forêt, et grimaça, puis se mit à tirer maladroitement les rênes sa monture le long de la crête. Il était gauche avec les chevaux, qu’il soit en selle, ou qu’il les tire par la bride. Il faillit trébucher sur son épée !

Flinn leva les yeux sur Rand, l’air soucieux.

— Vous avez l’intention de rester seul ici, mon Seigneur Dragon ?

— On ne peut pas dire que je suis seul, dit-il, acerbe, jetant un coup d’œil en direction d’Ailil et Anaiyella.

Elles avaient rejoint leurs hommes d’armes, près de deux cents lanciers qui attendaient à l’endroit où la crête commençait à descendre vers l’est. À leur tête, Denharad fronçait les sourcils à travers la visière de son casque. Il commandait les deux groupes maintenant, et s’il s’inquiétait surtout de la protection d’Ailil et d’Anaiyella. Ses hommes offraient un spectacle de nature à intimider tout assaillant. De plus, Weiramon verrouillait l’extrémité nord de la crête, à ne pas laisser passer une mouche, disait-il, et Bashere tenait le sud. Bashere avait élevé un mur de lances, sans rien dire. Et les Seanchans battaient en retraite.

— Et d’ailleurs, je ne suis pas sans défense moi-même, Flinn.

Son interlocuteur eut l’air dubitatif, et gratta sa couronne de cheveux blancs avant de rejoindre l’endroit où le portail de Dashiva se refermait déjà dans un clignotement lumineux. Boitillant de l’avant, Flinn secoua la tête, marmonnant que c’était bien de Dashiva. Rand eut envie de crier. Il ne pouvait pas devenir fou, et eux non plus !

Le portail de Flinn s’évanouit, et Rand se remit à observer l’horizon. De nouveau, tout était calme. La forêt s’étirait devant lui dans le silence. C’était une mauvaise idée que d’avoir voulu s’emparer des avant-postes dans la montagne ; il était prêt à l’admettre maintenant. Sur ce terrain, on pouvait se trouver à un demi-mile d’une armée sans le savoir. Dans cette épaisse forêt, on pouvait en être à dix pieds et l’ignorer ! Il fallait affronter les Seanchans sur un meilleur terrain. Il fallait…

Brusquement, il lutta contre le saidin, contre des déferlantes sauvages qui tentaient de lui vriller le crâne. Le Vide disparut, fondant sous l’attaque. Affolé et étourdi, il relâcha la Source avant qu’elle ne le tue. La nausée lui noua la gorge. Il vit deux Couronnes d’Épées… sur l’humus épais devant son visage ! Il gisait par terre. Il semblait ne pas pouvoir respirer, et s’efforçait d’aspirer l’air à grandes goulées. Une feuille de laurier dorée était ébréchée, et du sang maculait plusieurs des minuscules pointes d’épées. Un élancement dans son flanc lui apprit que ses blessures inguérissables s’étaient rouvertes. Il s’efforça de se relever et poussa un cri. Frappé de stupeur, il fixa la hampe noire d’une flèche plantée dans son bras droit. Il s’effondra en gémissant. Quelque chose coula sur son visage et goutta devant ses yeux. Du sang.

Il eut vaguement conscience d’ululements. Des cavaliers apparurent au nord parmi les arbres, galopant le long de la crête, certains avec leur lance en arrêt, d’autres tirant des flèches aussi vite qu’ils pouvaient. C’étaient des cavaliers en armures à plates bleu et jaune, avec des casques semblables à des têtes d’insectes monstrueux. Des Seanchans, par centaines semblait-il, qui venaient du nord. Autant pour la mouche de Weiramon.

Rand se força à saisir la Source. Trop tard pour se soucier de vomir ou de tomber face contre terre. Une autre fois, cela l’aurait fait rire. Il s’efforça… Il avait l’impression de tâtonner dans le noir pour trouver une épingle avec des doigts gourds.

C’est l’heure de mourir, chuchota Lews Therin.

Rand avait toujours su que Lews Therin serait là à la fin.

À moins de cinquante toises de Rand, Cairhienins et Tairens fonçaient sur les Seanchans en hurlant.

— Luttez, chiens ! glapit Anaiyella, démontant près de lui. Luttez !

L’élégante minaudière, tout en soie et dentelles, lâcha une bordée de jurons à faire rougir un charretier.

Anaiyella, tenant sa monture par la bride, foudroyait alternativement Rand et les combattants. Ce fut Ailil qui le retourna sur le dos. S’agenouillant près de lui, elle le regarda, une expression indéchiffrable dans ses grands yeux noirs. Il semblait incapable de bouger. Il se sentait abandonné de toutes ses forces. Il n’était pas certain de pouvoir seulement cligner des yeux. Des cliquetis d’épées et des hurlements résonnaient à ses oreilles.

— S’il meurt entre nos mains, Bashere nous pendra toutes les deux ! s’écria Anaiyella, sans la moindre trace de minauderie. Si ces monstres en noir nous mettent la main dessus… !

Elle frissonna et se baissa près d’Ailil, avec un geste du couteau dans sa main qu’il n’avait pas remarqué jusque-là. Un rubis rouge sang étincelait sur le manche.

— Votre capitaine devrait détacher des hommes pour nous mettre en sécurité. On pourrait être à des miles avant qu’on ne le trouve, et de retour sur nos terres quand…

— Je crois qu’il nous entend, l’interrompit calmement Ailil.

Ses mains gantées de rouge remuèrent près de sa taille.

Rengainant une dague ? Ou la dégainant ?

— S’il meurt ici…

Elle s’interrompit aussi brusquement que sa compagne tout à l’heure, et tourna soudain la tête.

Deux torrents de cavaliers passèrent à droite et à gauche de Rand, dans le tonnerre de leurs sabots. Brandissant son épée, Bashere sauta à terre presque avant que son cheval ne s’arrête. Gregorin Panar démonta plus lentement, mais il agita son épée en direction des cavaliers qui passaient au galop.

— Frappez pour le Roi et l’Illian, rugit-il. Frappez ! Le Seigneur du Matin ! Le Seigneur du Matin !

L’entrechoquement des épées s’amplifia. Les hurlements aussi.

— Ce sera sans doute comme ça à la fin, gronda Bashere, foudroyant les deux femmes avec suspicion.

Pourtant, il ne perdit qu’un instant avant d’élever la voix pour dominer le fracas de la bataille.

— Morr ! Que votre peau d’Asha’man soit réduite en cendres ! Ici, immédiatement !

Louée soit la Lumière, il ne cria pas que le Seigneur Dragon était à terre.

Avec effort, Rand tourna un peu la tête. Assez pour voir les Cairhienins et les Saldaeans chevaucher vers le nord. Les Seanchans devaient avoir cédé.

— Morr ! rugit Bashere à travers sa moustache.

Et Morr sauta de son cheval au galop presque sur Anaiyella. Elle sembla mécontente qu’il ne s’excuse pas. Il s’agenouilla près de Rand, repoussant les cheveux qui lui tombaient sur le visage. Elle recula précipitamment, bondissant quasiment, en réalisant qu’il se préparait à canaliser. Ailil se releva plus calmement, mais s’éloigna rapidement, rengainant une dague au manche d’argent.

La Guérison était une opération simple, voire réconfortante. Il cassa l’empennage et tira sur la hampe, d’un coup sec qui coupa le souffle à Rand, pour dégager la plaie. De la terre et des graviers tombèrent quand les chairs de Rand se reformèrent. Mais seuls Flinn et quelques autres pouvaient extraire à l’aide du Pouvoir les corps étrangers qui s’étaient incrustés profondément dans la blessure. Posant deux doigts sur la poitrine de Rand, Morr se mordit la langue, les traits fixes, et tissa la Guérison. Il procédait toujours de la même manière ; autrement, ça ne marchait pas. Ce n’était pas le tissage complexe qu’utilisait Flinn. Peu en étaient capables, et aucun aussi bien que Flinn. Sa méthode était plus simple. Plus fruste. Des ondes de chaleur traversèrent Rand, assez fortes pour le faire grogner et l’inonder de sueur. Il trembla violemment de la tête aux pieds. Un rôti au four devait ressentir la même chose.

Le flot soudain de chaleur reflua lentement, laissant Rand haletant. Dans sa tête, Lews Therin haletait aussi. Tuez-le ! Tuez-le ! Encore et encore.

Réduisant la voix à un faible bourdonnement, Rand remercia Morr – le jeune homme battit des paupières, comme s’il était surpris ! – puis, saisissant le Sceptre du Dragon tombé à terre, il se força à se relever. Debout, il chancela légèrement. Bashere voulut lui offrir son bras, mais sur un geste de Rand, il se ravisa. Rand pouvait tenir debout sans aide. À peine. Mais il était aussi capable de s’envoler en agitant les bras que de canaliser. Quand il porta la main à son flanc, sa chemise glissa sur du sang, pourtant l’ancienne blessure ronde et la nouvelle qui la traversait de biais étaient juste un peu sensibles. Seulement à moitié cicatrisées, mais il n’en avait jamais été autrement depuis le début.

Un instant, il observa les deux femmes. Anaiyella murmura de vagues félicitations, avec un sourire qui lui fit se demander si elle avait l’intention de lui lécher le poignet. Ailil se tenait très droite et très calme, comme si rien ne s’était passé. Avaient-elles imaginé l’abandonner là, mourant ? Ou le tuer ? Mais dans ce cas, pourquoi appeler leurs hommes d’armes à la rescousse et se précipiter à son chevet ? Cependant, Ailil avait tiré sa dague quand elles l’avaient cru à l’agonie.

La plupart des Saldaeans et des Illianers galopaient vers le nord ou vers le fond de la vallée, à la poursuite des Seanchans. Et puis Weiramon apparut, en provenance du nord, sur un grand étalon luisant, au petit galop qui s’accéléra quand il vit Rand. Ses hommes d’armes chevauchaient derrière lui en colonne par deux.

— Mon Seigneur Dragon, entonna le Haut Seigneur en mettant pied à terre.

Il semblait toujours aussi propre que lorsqu’ils avaient quitté l’Illian. Bashere était juste un peu fripé et boueux, mais les beaux atours de Gregorin étaient tachés de terre, avec une manche déchirée. Weiramon fit une révérence pleine de panache, à faire rougir un courtisan.

— Pardonnez-moi, mon Seigneur Dragon. J’ai cru voir des Seanchans avancer devant cette crête, et je suis allé à leur rencontre, sans soupçonner la présence de cette autre compagnie. Vous ne pouvez pas savoir comme je serais peiné que vous soyez blessé.

— Je crois le savoir, dit Rand, ironique. Weiramon cligna des yeux.

Des Seanchans qui avançaient ? Peut-être. Weiramon ne raterait jamais une occasion de charger pour se couvrir de gloire.

— Que vouliez-vous dire par « à la fin », Bashere ?

— Ils se retirent, répondit Bashere.

Dans la vallée, les éclairs et le feu reprirent, comme pour le faire mentir, mais c’était presque la fin.

— Vos… éclaireurs disent tous qu’ils battent en retraite, dit Gregorin, se caressant la barbe et lorgnant Morr d’un regard gêné.

Morr lui sourit de toutes ses dents. Rand avait vu l’Illianer au plus fort de la mêlée, à la tête de ses hommes, leur criant des encouragements en agitant son épée avec un abandon total. Il cilla au sourire de Morr.

C’est alors que Gedwyn approcha, tenant son cheval par la bride avec désinvolture, la mine insolente. Il ricana presque en regardant Bashere et Gregorin, fronça les sourcils sur Weiramon, comme s’il était déjà au courant de sa bévue, et lorgna Ailil et Anaiyella comme s’il allait les pincer. Les deux femmes s’écartèrent de lui précipitamment, et les hommes les imitèrent, sauf Bashere. Il salua Rand d’un bref coup de poing sur la poitrine.

— J’ai envoyé des éclaireurs dès que j’ai vu que cette bande était battue. Il y a trois autres colonnes dans un rayon de dix miles.

— Qui se dirigent toutes vers l’ouest, intervint Bashere avec calme, mais en portant sur Gedwyn un regard qui aurait tranché des pierres. Vous avez réussi, dit-il à Rand. Ils se retirent tous. Je doute qu’ils s’arrêtent avant Ebou Dar. Les campagnes ne se terminent pas toutes par une entrée solennelle dans la cité, et celle-ci est terminée.

Curieusement – ou peut-être pas –, Weiramon se mit à argumenter en faveur d’une avance, afin de « prendre Ebou Dar pour la gloire du Seigneur du Matin », selon ses propres paroles. Ce fut assurément un choc d’entendre Gedwyn affirmer que, pour sa part, il n’avait rien contre le fait de tailler des croupières à ces Seanchans et que ça ne lui déplairait pas de voir Ebou Dar. Même Ailil et Anaiyella se déclarèrent en faveur d’« achever les Seanchans une fois pour toutes », même si Ailil ajouta qu’elle préférait ne pas avoir à revenir pour finir le travail. Elle était pratiquement sûre que le Seigneur Dragon insisterait pour avoir sa compagnie en cette occasion. Le tout dit d’un ton aussi froid et sec qu’une nuit dans le Désert des Aiels.

Seuls Bashere et Gregorin parlèrent de tourner les talons, élevant la voix de plus en plus à mesure que Rand gardait le silence. Il regardait vers l’ouest, vers Ebou Dar.

— Nous avons fait ce que nous nous proposions, insista Gregorin. La lumière nous protège, avez-vous l’intention de prendre aussi Ebou Dar ?

Prendre Ebou Dar, pensa Rand. Pourquoi pas ? Personne ne s’y attendait. Ce serait une surprise, pour les Seanchans et pour tous les autres.

— Il y a des moments où l’on gagne ; alors, on continue. Il y en a d’autres où l’on ramasse ses gains pour rentrer à la maison, grommela Bashere. Je dirais qu’il est temps de rentrer à la maison.

Ça ne me ferait rien de vous avoir dans ma tête, dit Lews Therin, d’un ton presque sensé, si vous n’étiez pas si manifestement fou.

Ebou Dar. Rand serra sa main plus fort sur le Sceptre du Dragon. Lews Therin ricana.

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