IX. IFFISH

Ged passa trois jours dans ce village de la Main Ouest. Il y reprit des forces et aménagea un bateau fait non pas de sorts et de déchets marins, mais de bois solide, bien chevillé et étoupé, avec un mât solide et une vraie voile, pour pouvoir naviguer aisément et dormir s’il le fallait. Comme la plupart des barques du Nord et des Lointains, celle-ci était bordée à clin. Les planches se recouvraient et s’imbriquaient pour donner à la coque la solidité nécessaire pour les hautes mers ; tout était robuste et conçu avec soin. Ged renforça ensuite le bois avec des charmes qu’il incrusta profondément, car il se disait qu’il risquait de naviguer loin avec ce bateau. L’embarcation était faite pour porter deux ou trois hommes, et le vieil homme qui la possédait lui avait dit que son frère et lui avaient navigué par gros temps sur les hautes mers avec cette barque, et qu’elle s’était comportée fort honnêtement.

À la différence du pêcheur rusé de Gont, ce vieil homme-là, déconcerté et terrifié par sa sorcellerie, était prêt à faire cadeau de la barque à Ged. Mais Ged le paya en sorcier, guérissant ses yeux de la cataracte qui allait le rendre aveugle. Alors le vieil homme se réjouit et lui dit : « Nous avions donné à la barque le nom de Cocorli, mais appelle-la Voitloin et peins des yeux à la proue, de chaque côté ; et par ce bois aveugle ma reconnaissance verra pour toi et te gardera des rochers et des récifs. Car j’avais oublié que le monde était si plein de lumière, jusqu’à ce que tu me l’aies redonnée. »

Ged fit aussi d’autres travaux durant son séjour dans ce village, sous les hautes forêts de la Main, à mesure que lui revenait son pouvoir. Ces gens-là étaient les mêmes que ceux qu’il avait connus, enfant, dans le Val du Nord, à Gont ; ils étaient même plus pauvres encore. Avec eux il se sentait chez lui, comme jamais il ne pourrait l’être dans les châteaux des riches, et il connaissait leurs terribles détresses sans avoir a le leur demander. Ainsi donc, il posa des charmes de guérison et de protection sur des enfants qui étaient malades ou estropiés, et des sorts d’accroissement sur les maigres troupeaux de chèvres et de moutons que possédaient les villageois. Il inscrivit la rune Simn sur les quenouilles et les jouets, sur les rames des barques et sur les outils de bronze et de pierre qu’on lui apporta, afin qu’ils puissent bien faire leur travail, et il inscrivit la rune Pirr sur le faîtage des huttes, car elle protège les maisons et ses habitants du feu, du vent, et de la folie.

Lorsque sa barque Voitloin fut parée et bien chargée d’eau et de poisson séché, il demeura encore un jour au village pour apprendre à son jeune chantre la Geste de Morred et le Lai Havnorien. Il était très rare qu’un navire de l’Archipel s’aventure jusqu’aux Mains : ainsi, les chants composés un siècle plus tôt étaient nouveaux pour ces villageois, et ils désiraient ardemment entendre narrer des faits héroïques. Ged eût-il été libéré de ce qui pesait alors sur lui, il serait resté là une semaine ou un mois tout entier, pour leur chanter ce qu’il savait, afin que les grandes chansons fussent connues sur une nouvelle île. Mais il n’était pas libre, et le lendemain matin il hissa les voiles et piqua plein sud sur les vastes mers du Lointain. Car c’était vers le sud que s’était enfuie l’ombre. Point ne lui était nécessaire pour savoir cela de jeter un charme trouvant : il le savait avec tout autant de certitude que si une cordelette se déroulant sans fin les eût reliés l’un à l’autre, en dépit des milles de mer ou de terre qui pouvaient les séparer. Il allait donc avec certitude, sans hâte et sans illusions quant au chemin qu’il lui faudrait suivre, et le vent de l’hiver le poussait vers le sud.

Il navigua un jour et une nuit sur la mer solitaire, et le second jour il parvint à une petite île qui, lui dit-on, s’appelait Vemish. Dans le petit port, les gens le regardèrent avec méfiance, et leur sorcier accourut. Il dévisagea attentivement Ged, puis il s’inclina et dit d’un ton à la fois pompeux et enjôleur : « Maître Sorcier ! Pardonnez ma témérité, et faites-nous l’honneur d’accepter tout ce qui peut vous être utile pour votre voyage : de l’eau, de la nourriture, de la toile pour votre voile, de la corde. Ma fille est en train de mettre dans votre barque un couple de poules fraîchement rôties. Je pense toutefois qu’il serait prudent que vous poursuiviez votre chemin dès qu’il vous siéra de le faire. Les gens ici sont dans l’effroi. Il n’y a pas longtemps en effet, avant-hier, quelqu’un a été vu traversant notre humble lie à pied du nord au sud, mais aucun bateau n’a été vu arrivant ni repartant avec lui à bord, et il ne semblait pas projeter d’ombre. Ceux qui ont vu cette personne me disent qu’elle présente quelque ressemblance avec vous-même. »

À ces mots, Ged s’inclina à son tour, puis il fit demi-tour, revint aux quais de Vemish, monta dans sa barque et gagna le large sans se retourner une seule fois. Il n’avait rien à gagner en effrayant les habitants de l’île ou en s’attirant l’inimitié de leur sorcier. Il préférait dormir en mer une fois de plus et réfléchir aux nouvelles que lui avaient apportées le sorcier, car il était très soucieux à ce sujet.

Le jour s’acheva et, durant toutes les heures sombres de la nuit, une pluie froide tomba sur la mer. Puis vint l’aube grise, mais le doux vent du nord poussait toujours Voitloin. Après midi, pluie et brume se dissipèrent, et le soleil fit de furtives apparitions. Vers la fin du jour, Ged aperçut droit devant lui les hauteurs bleues d’une immense île illuminée par le soleil fuyant de l’hiver. Une fumée bleue montait très lentement au-dessus des toits de tuiles des hameaux qui parsemaient les collines, un bien plaisant paysage au milieu de l’immense monotonie de la mer.

Ged suivit une flottille de pêche jusqu’au port, puis remonta les rues de la petite ville couleur d’or en cette soirée d’hiver, et il trouva une auberge nommée Le Harrekki, où le feu, la bière légère et les côtes de mouton rôties lui réchauffèrent le corps et l’âme. D’autres voyageurs, des marchands du Lointain Est, étaient attablés là, mais la plupart des gens étaient des gens du bourg venus boire la bonne bière, apprendre les nouvelles et discuter. Ils n’étaient pas farouches et timides comme les pêcheurs des Mains, c’étaient de vrais bourgeois, alertes et paisibles. Sans doute savaient-ils que Ged était un sorcier, mais rien n’en fut dit, si ce n’est que l’aubergiste, homme très loquace, remarqua que cette ville, Ismey, avait le bonheur de partager avec d’autres bourgades de l’île un inestimable trésor en la personne d’un sorcier accompli instruit à l’École de Roke, ayant reçu son bâton des mains de l’Archimage Nemmerle lui-même et qui, bien que n’étant pas en ville pour l’heure, habitait à Ismey même, son ancestrale demeure, de sorte que l’île n’avait nul besoin d’un autre praticien des Hauts Arts. « Comme on le dit si bien, deux bâtons dans un bourg tôt ou tard se battent, n’est-ce pas, monsieur ? » ajouta l’aubergiste, qui riait et ne manquait pas d’entrain. C’est ainsi que Ged fut informé que s’il était un sorcier-voyageur, cherchant à gagner sa vie par la sorcellerie, on ne voulait pas de lui ici. Se faisant ainsi carrément chasser de Vemish et maintenant d’Ismey de manière plus paisible, il songea avec quelque étonnement à ce qu’on lui avait dit des mœurs aimables du Lointain Est. Cette île était Iffish, où était né son ami Vesce. Apparemment, ce pays n’était pas aussi hospitalier que celui-ci l’avait dit.

Et pourtant il se rendait compte qu’il y avait autour de lui bon nombre de visages amicaux. Les gens sentaient, tout simplement, ce qu’il savait lui-même : il était séparé, coupé d’eux, il portait sur lui une malédiction et il poursuivait une chose noire. Il était pareil à un vent froid soufflant dans la salle éclairée par le feu, pareil à un oiseau noir venant de terres étrangères, apporté par la tempête. Mieux valait pour ces gens qu’il reprit son chemin au plus tôt afin de suivre son destin maudit.

« Je suis en quête », dit-il à l’aubergiste. « Je ne resterai ici qu’une ou deux nuits. » Sa voix était sans vie. Jetant un regard au grand bâton d’if dressé dans un coin, l’aubergiste pour une fois ne dit rien, mais il remplit la chope de Ged de bière brune jusqu’à la faire déborder de mousse.

Ged savait qu’il ne devait passer qu’une nuit à Ismey. Il n’était pas bienvenu ici, il ne l’était nulle part. Il lui fallait aller vers son but. Mais il était infiniment las de la mer glacée et déserte, du silence que nulle voix ne venait jamais percer. Il résolut de passer un jour à Ismey et de repartir le lendemain. Il dormit donc longtemps, et lorsqu’il se réveilla, la neige tombait doucement. Il se leva pour aller flâner par les passes et ruelles de la ville et observer les gens à l’ouvrage. Il regarda les enfants vêtus de capes garnies de fourrure jouer aux châteaux de neige et modeler les bonshommes ; il écouta les commères bavarder sur le pas de la porte dans la rue, et contempla le travail du fondeur de bronze, aidé par un petit apprenti au visage rouge qui suait en attisant le brasier avec l’énorme soufflet. Tandis que la brève journée s’obscurcissait déjà, par les fenêtres que faisait briller de l’intérieur une lueur d’or roux, il aperçut des femmes filant au rouet, se détournant de temps à autre pour sourire ou parler à leurs enfants, à leurs époux, dans la chaleur du foyer. Ged vit toutes ces choses de l’extérieur ; il était à l’écart, isolé, et avait le cœur bien lourd, bien qu’il eût refusé d’admettre qu’il était triste. La nuit tombée, il s’attarda encore dans les rues, car il n’avait nulle envie de retourner à la taverne. Il entendit un homme et une fille converser joyeusement en descendant la rue ; ils le croisèrent en se dirigeant vers la place de la ville. Aussitôt, Ged se retourna ; il connaissait la voix de cet homme.

Il s’élança et rattrapa le couple. Seule l’éclairait dans le crépuscule la lueur lointaine des lanternes. La fille fit un pas en arrière ; mais l’homme le regarda, puis brandit le bâton qu’il tenait à la main, comme une barrière pour se garder d’une menace ou d’un geste maléfique. Et ceci était un peu plus que Ged n’en pouvait supporter. Il dit, d’une voix qui tremblait légèrement : « Je croyais que tu me reconnaîtrais, Vesce. »

Même à cet instant, celui-ci eut un bref mouvement d’hésitation.

— « Je te reconnais », dit-il en abaissant son bâton. Il prit la main de Ged et étreignit ses épaules. « Bien sûr que je te reconnais ! Sois le bienvenu, mon ami, sois le bienvenu ! Quel piètre accueil t’ai-je réservé, comme si tu étais un spectre venant par-derrière – moi qui attendais ta venue, moi qui te cherchais… »

— « Tu es donc le sorcier dont on parle tant à Ismey ? Je me posais la question… »

— « Oh oui, je suis leur sorcier ; mais écoute-moi, je vais te dire pourquoi je ne t’ai pas reconnu. Peut-être t’ai-je trop cherché. Il y a trois jours – étais-tu ici il y a trois jours, à Iffish ? »

— « Je suis arrivé hier. »

— « Il y a trois jours, à Quor, le village qui se trouve là-haut dans la montagne, je t’ai vu dans la rue. C’est-à-dire que j’ai vu une représentation de toi ou une imitation de toi, ou peut-être tout simplement un homme qui te ressemble. Il marchait devant moi, vers la sortie du village, et il a disparu à un détour du chemin au moment même où je venais de l’apercevoir. J’ai appelé, mais personne n’a répondu ; j’ai voulu le suivre mais n’ai trouvé personne, pas la moindre trace, mais il est vrai que le sol était gelé. C’était étrange ; et te voyant ainsi surgir à présent des ombres, j’ai cru être de nouveau abusé. Pardonne-moi, Ged. » Il prononça à voix basse le vrai nom de Ged, de manière que la fille qui se tenait non loin derrière lui ne l’entendît pas.

Ged parla lui aussi à voix basse lorsqu’il mentionna le vrai nom de son ami : « Cela est sans importance, Estarriol. Mais me voici en personne, et je suis heureux de te voir… »

Vesce perçut peut-être dans la voix de Ged un peu plus que la simple satisfaction. Laissant sa main sur son épaule, il lui dit, en se servant du Vrai Langage : « Tu sors des ténèbres et tu es dans un moment difficile, Ged, mais ta venue est une joie pour moi. » Puis il poursuivit en hardique, avec son accent du Lointain : « Viens, viens à la maison avec nous ; nous rentrons chez nous car il est temps d’échapper à l’obscurité ! Je te présente ma sœur, la plus jeune d’entre nous, bien plus jolie que moi, comme tu le constates, mais bien moins intelligente : elle s’appelle Achillée. Achillée, je te présente l’Épervier, mon ami, le meilleur de nous tous. »

La jeune fille le salua en disant : « Seigneur Sorcier », puis avec bienséance elle baissa la tête et se cacha les yeux avec les mains, comme les femmes avaient coutume de le faire au Lointain Est. Lorsqu’ils n’étaient pas dissimulés, ses yeux étaient clairs, timides et curieux. Elle avait peut-être quatorze ans, le teint foncé comme son frère, mais elle était très fine et légère. Et sur son bras se tenait un dragon guère plus long que sa tête, ailes et griffes sorties.

Ils descendirent la rue, et en chemin Ged observa : « On dit à Gont que les Gontoises sont braves, mais là-bas je n’ai encore jamais vu une fille porter un dragon en guise de bracelet. »

Cette remarque fit rire Achillée, et elle lui répondit aussitôt : « Ce n’est qu’un harrekki. Vous n’avez pas de harrekkis à Gont ? » Puis elle retrouva sa timidité et se cacha les yeux.

— « Non, et pas de dragons non plus. Cette créature n’est pas un dragon ? »

— « Un petit dragon, qui vit dans les chênes, et mange des guêpes, des vers et des œufs de passereaux – il ne devient pas plus grand que ça. Oh, monsieur, mon frère m’a souvent parlé du petit animal que vous aviez, la petite bête sauvage, l’otak… l’avez-vous encore ? »

— « Non, je ne l’ai plus. »

Vesce se tourna vers lui comme pour l’interroger, mais il retint sa langue et attendit qu’ils fussent seuls, bien plus tard, devant l’âtre de pierre dans la maison de Vesce.

Bien qu’il fût le maître sorcier de toute l’île d’Iffish, Vesce avait établi sa demeure dans la petite ville d’Ismey, où il était né, et il y vivait maintenant avec son jeune frère et sa jeune sœur. Son père était jadis un marchand des mers qui ne manquait pas de ressources, et leur maison était spacieuse, dotée de poutres épaisses. L’intérieur était plein de chaleur et riche en poterie, en tissus fins, en vases de bronze et de cuivre posés sur des étagères et de meubles sculptés. Dans un coin de la grande pièce se voyait une immense harpe taonienne, et dans un autre le métier à tapisserie d’Achillée, haut et incrusté d’ivoire. Ainsi, en dépit de ses manières simples et paisibles, Vesce était à la fois puissant sorcier et maître en sa demeure. Deux vieux serviteurs prospéraient en même temps que la maison, ainsi que son frère, un garçon plein de bonne humeur ; et Achillée, preste et silencieuse comme un petit poisson, servit leur souper aux deux amis et mangea en leur compagnie en les écoutant converser, puis alla, aussitôt le repas terminé, se réfugier dans sa chambre. Dans cette demeure, chaque chose était bien à sa place, gorgée de paix et de certitude. Ged regarda autour de lui dans la pièce où brûlait un bon feu, et dit : « Voilà comment on devrait vivre », puis il soupira.

— « C’est une bonne manière de vivre, certes », lui répondit Vesce, « mais il en existe d’autres. À présent, mon ami, dis-moi si tu le peux quelles choses se sont présentées à toi et t’ont quittées depuis notre dernière rencontre, il y a deux ans. Et dis-moi quel est le voyage que tu es en train de faire, puisque je vois bien que tu ne vas pas rester longtemps avec nous cette fois-ci ».

Ged répondit à ses questions ; et, lorsqu’il eut terminé, Vesce réfléchit longuement, puis déclara : « Je pars avec toi, Ged. »

— « Non. »

— « Je crois que si. »

— « Non, Estarriol. Ce fardeau, cette malédiction ne sont pas les tiens. Seul j’ai entrepris cette aventure maudite, seul je la conclurai. Je ne veux pas que d’autres en souffrent, toi moins que quiconque, toi qui as essayé, au premier jour, de préserver ma main du geste fatal, Estarriol… »

— « L’orgueil a toujours été maître de ton esprit », dit son ami en souriant, comme s’ils parlaient d’un sujet ayant pour eux peu d’importance. « À présent, réfléchis : cette quête est la tienne, assurément, mais si elle devait échouer, quelqu’un d’autre ne devrait-il pas être là pour mettre l’Archipel en garde ? Car, en ce cas, l’ombre serait une puissance terrifiante. Et si tu la vaincs, quelqu’un ne devrait-il pas être là pour aller informer l’Archipel, de manière que la Geste puisse être connue et chantée ? Je sais que je ne puis t’aider en aucune manière, et néanmoins je pense qu’il me faut t’accompagner. »

Sollicité ainsi, Ged ne pouvait refuser la demande de son ami, mais il répondit : « Je n’aurais pas dû être ici aujourd’hui. Je le savais, mais je suis cependant resté. »

— « Les sorciers ne se rencontrent pas par hasard, mon ami », lui dit Vesce. « Et après tout, comme tu l’as toi-même remarqué, j’étais à tes côtés au début de ton aventure. Il est donc juste que je te suive jusqu’à la fin. » Il remit du bois sur le feu, et ils contemplèrent un moment les flammes.

— « Il en est un dont je n’ai point eu de nouvelles depuis la nuit du Tertre, de Roke, et je n’ai pas eu le cœur de demander à l’École ce qu’il est devenu… je veux parler de Jaspe. »

— « Il n’a jamais obtenu son bâton. Il a quitté Roke cet été-là et il est parti à l’île d’O pour être sorcier chez le Seigneur d’O-Tokne. Je ne sais rien d’autre. »

Ils se turent de nouveau pour regarder le feu. La nuit était très froide, et ils appréciaient la chaleur qui leur baignait les jambes et le visage. Assis sur le chaperon de l’âtre, ils avaient presque les pieds sur les braises.

Puis Ged dit à voix basse : « Il y a une chose que je crains, Estarriol, et plus encore si tu pars avec moi. Là-bas, dans les Mains, au fond du goulet, je me suis jeté sur l’ombre qui était tout près de moi et je l’ai prise dans mes mains… du moins j’ai tenté de la prendre. Mais il n’y avait rien entre mes doigts, et je n’ai pas réussi à la vaincre. Elle s’est enfuie, et je l’ai poursuivie, mais cela peut se reproduire plus d’une fois. Je n’ai aucun pouvoir sur cette chose. Peut-être ni la mort ni le triomphe n’achèveront-ils cette quête ; rien à chanter, pas de fin. Peut-être devrai-je passer ma vie tout entière à aller de mer en mer, d’île en île, menant une aventure vaine et sans fin, poursuivant une ombre. »

— « Garde ! » dit Vesce en faisant de la main gauche le geste qui détourne le malheur dont on vient de parler. Et cela fit sourire Ged, malgré ses sombres préoccupations, car ce charme est davantage pratiqué par les enfants que par les sorciers. Il y avait toujours, chez Vesce, ce genre d’innocence villageoise. Et pourtant il était intelligent, rusé, et il allait droit au cœur des choses. Il dit : « Voilà une bien lugubre perspective, fausse selon moi. Je crois plutôt que je verrai s’achever ce que j’ai vu commencer. Tu finiras par savoir sa nature, son essence, ce qu’elle est, et tu pourras t’emparer d’elle, la lier et la vaincre. Mais c’est une question bien difficile : qu’est-elle ? Il y a une chose qui me tracasse, que je ne comprends pas. Il semble maintenant que l’ombre ait pris ton apparence, ou du moins qu’elle offre une certaine ressemblance avec toi, puisqu’elle a été vue à Vemish et que je l’ai aperçue ici à Iffish. Comment cela se peut-il, pourquoi, et pourquoi n’a-t-elle jamais fait cela dans l’Archipel ? »

— « Le dicton dit : Les lois changent, dans les Lointains. »

— « Un dicton bien juste, je te l’assure. Il y a de bons sortilèges que j’ai appris à Roke et qui n’ont ici aucun effet, ou qui sont complètement déformés ; il y a aussi des sorts pratiqués ici que je n’ai jamais appris à Roke. Chaque contrée a ses pouvoirs particuliers, et plus on s’éloigne des Terres du Centre, moins on en sait sur ces pouvoirs et leur maîtrise. Mais je ne pense pas que cela soit la seule raison du changement de l’ombre. »

— « Moi non plus. Je pense que lorsque j’ai cessé de fuir et que je me suis retourné contre elle, l’assaut de ma volonté lui a donné forme et apparence, tout en l’empêchant de prendre mes forces. Tous mes actes ont en elle leur écho : elle est ma créature. »

— « Sur Osskil, elle t’a nommé, et ainsi t’a empêché d’user de sorcellerie contre elle. Pourquoi n’a-t-elle pas recommencé ici, dans les Mains ? »

— « Je l’ignore. Peut-être ne tire-t-elle la force de parler que de ma faiblesse. Elle parle presque avec ma propre langue, et comment a-t-elle su mon nom ? Comment ? Depuis que j’ai quitté Gont, je n’ai cessé de me creuser l’esprit, et je n’ai toujours pas trouvé la réponse à cette question. Peut-être ne peut-elle pas parler sous sa forme ou, lorsqu’elle n’en a pas, peut-être ne peut-elle parler qu’avec une langue d’emprunt, sous la forme d’un gebbet. Je ne sais pas. »

— « Alors prends garde si tu la rencontres une seconde fois sous la forme d’un gebbet. »

— « Je ne pense pas », répondit Ged en étendant ses mains devant les braises rouges comme s’il eût senti des frissons naître en lui. « Je ne pense pas. Elle est à présent liée à moi tout comme je suis lié à elle. Elle ne peut s’éloigner suffisamment de moi pour s’emparer de n’importe qui et le vider de sa volonté et de son être, comme elle l’a fait avec Skiorh. Elle peut me posséder. Si jamais je faiblis à nouveau et tente de lui échapper, de briser le lien qui nous lie, elle me possédera. Et cependant, lorsque je l’ai prise dans mes mains avec toute la force dont je disposais, elle est devenue une simple bouffée de vapeur, et m’a échappé… Elle le refera encore, sans jamais pouvoir s’échapper réellement, car je pourrai toujours la retrouver. Je suis à jamais lié à cette créature fourbe et cruelle, à moins que je n’apprenne le mot qui peut la maîtriser : son nom. »

Son ami lui demanda sombrement : « Y a-t-il des noms au royaume des ténèbres ? »

— « Gensher l’Archimage m’a dit que non. Mais mon maître Ogion n’est pas du même avis. »

— « Sans fin sont les discussions des mages », cita Vesce avec un sourire légèrement amer.

— « Celle qui servait les Anciennes Puissances sur Osskil m’a juré que la Pierre me dirait le nom de l’ombre, mais je n’y compte guère. Toutefois, il y avait également un dragon qui me proposait d’échanger ce nom contre le sien, pour se débarrasser de moi, et je me suis souvent dit que, là où les mages discutent, les dragons peuvent être avisés. »

— « Avisés, mais méchants. Mais quel est ce dragon ? Tu ne m’as pas dit que tu avais parlé à des dragons depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. »

Ils conversèrent très tard cette nuit-là, et s’ils revinrent constamment au pénible sujet de ce qui attendait Ged, leur joie d’être ensemble fut cependant plus forte que tout, car leur amour était fort, constant, inébranlé par le temps et les hasards. Le lendemain matin, Ged se réveilla sous le toit de son ami et, somnolant encore, il éprouva un grand bien-être, comme s’il se fût trouvé en quelque lieu parfaitement abrité de tout mal. Tout au long de la journée, un peu de ce rêve de paix demeura dans son esprit, et il l’accepta non comme un présage favorable, mais comme un présent. Il lui semblait qu’au moment où il quitterait cette maison, il quitterait également le dernier havre de sa vie, et qu’il serait heureux tant que durerait ce petit rêve.

Devant veiller à certaines affaires avant de quitter Iffïsh, Vesce se rendit dans les autres villages de l’île en compagnie du jeune garçon qui était apprenti sorcier à son service. Ged demeura avec Achillée et son frère, qui s’appelait Murre. Il semblait n’être qu’un jeune garçon, car il n’y avait pas en lui la moindre étincelle de ce pouvoir qu’ont les mages, et il n’était jamais allé ailleurs que sur Iffïsh, Tok et Holp. Sa vie était facile, sans problèmes. Ged le contemplait avec étonnement et envie, et il regardait Ged exactement de la même manière : pour chacun, il semblait très étrange que l’autre, si différent, eût le même âge, dix-neuf ans. Ged se demandait, ébahi, comment quelqu’un qui avait vécu dix-neuf années pouvait être aussi insouciant. Admirant le visage jovial et avenant de Murre, il se sentait décharné et mal dégrossi, sans savoir que Murre l’enviait en dépit des nombreuses cicatrices qu’il portait sur le visage, qu’il y voyait les marques des griffes d’un dragon, la rune même et le signe d’un héros.

Les deux jeunes hommes étaient ainsi quelque peu intimidés l’un par l’autre, mais Achillée, se trouvant dans sa propre maison et en étant la maîtresse, ne fut bientôt plus impressionnée par Ged. Il était très gentil avec elle, et nombreuses étaient les questions qu’elle lui posait ; car Vesce, prétendait-elle, ne lui disait jamais rien. Durant ces deux jours, elle s’affaira à préparer des galettes de froment pour les provisions des voyageurs, du poisson séché, de la viande, et d’autres vivres qu’elle emballa et prépara pour le bateau, jusqu’à ce que Ged lui demande d’arrêter, car il ne projetait pas de faire voile droit sur Selidor sans escale.

« Où se trouve Selidor ? »

— « Très loin dans le Lointain Ouest, où les dragons sont aussi communs que des souris. »

— « Dans ce cas, tu ferais mieux de rester dans l’Est, car nos dragons ont la taille des souris. Tiens, voilà votre viande ; es-tu certain qu’il y en a suffisamment ? Dis-moi, il y a quelque chose que je ne comprends pas : toi et mon frère êtes tous deux de puissants sorciers, un geste de la main, un mot et le tour est joué. Alors, comment pouvez-vous avoir faim ? Quand vient l’heure du souper en mer, pourquoi ne pas dire simplement Pâté à la viande ? Le pâté apparaît, et vous le mangez. »

— « Oh, nous pourrions le faire ! Mais nous ne tenons pas à manger nos mots, comme on dit. Pâté ! n’est qu’un mot, après tout… Nous pouvons lui donner un goût, une saveur, et même une consistance, mais cela reste un mot. Il trompe l’estomac mais n’apporte aucune force à l’homme affamé. »

— « Les sorciers ne sont donc pas cuisiniers », dit Murre, qui était assis de l’autre côté du feu en face de Ged et sculptait un couvercle de boîte de bois fin ; son métier consistait en effet à travailler le bois, mais il l’exerçait sans ardeur.

— « Et les cuisiniers ne sont pas sorciers, hélas », dit Achillée agenouillée pour voir si les derniers gâteaux, cuisant sur une plaque au-dessus des briques de l’âtre, étaient en train de brunir. « Mais je ne comprends toujours pas, Êpervier. J’ai vu mon frère, et même son apprenti, faire la lumière dans un endroit sombre en disant simplement un seul mot : et la lumière brille, elle est vive, ce n’est pas un mot, mais une lumière avec laquelle on voit où l’on marche ! »

— « Oui », répondit Ged. « La lumière est une puissance. Une grande puissance grâce à laquelle nous existons, mais qui existe au-delà de nos besoins, par elle-même. La lumière du soleil et celle des étoiles sont le temps, et le temps est la lumière. Dans la lumière du soleil, dans les jours et les années, là se trouve la vie. Dans un lieu sombre, la vie peut requérir la lumière – en la nommant. Mais d’ordinaire, quand on voit un sorcier nommer ou appeler quelque chose, un objet, pour qu’il apparaisse, ce n’est pas la même chose, il n’appelle pas une puissance plus grande que lui-même, et ce qui apparaît n’est qu’une illusion. Mais appeler une chose qui n’est pas là du tout, l’appeler en énonçant son vrai nom, voilà qui est une grande maîtrise, dont on ne saurait faire usage à la légère. Pas pour satisfaire une simple faim. Achillée, ton petit dragon vient de voler une galette. »

Achillée avait écouté Ged avec tant d’attention, sans le quitter un instant des yeux, qu’elle n’avait pas vu le harrekki descendre de son chaud perchoir, c’est-à-dire le crochet de la marmite, et attraper une galette plus grosse que lui. Elle prit sur ses genoux la petite bête à écailles et lui donna des petits morceaux de galette tout en songeant à ce que Ged venait de lui dire.

— « Autrement dit, tu ne fais pas apparaître un véritable pâté à la viande sans déranger ce dont mon frère parle toujours… je ne me souviens plus du nom… »

— « L’Équilibre », répondit simplement Ged, car elle était très sérieuse.

— « Oui. Mais quand tu as fait naufrage, tu es reparti dans une barque faite essentiellement de sorts, et elle n’a pas pris l’eau. Était-ce une illusion ? »

— « Eh bien, en partie oui, parce que je n’aime pas tellement voir la mer à travers les trous de la coque ; je les ai donc bouchés pour donner au bateau meilleure allure. Mais la résistance de la barque, elle, n’était pas une illusion, ni une requête ; elle était due à un art différent, un sort-liant. Le bois était lié pour être un tout, une chose entière, un bateau. Qu’est-ce qu’un bateau, sinon une chose qui ne prend pas l’eau ? »

— « Moi, j’en ai écopé quelques-uns, des bateaux qui prennent l’eau ! » fît Murre.

— « Oh, le mien n’aurait pas été bien étanche non plus si je n’avais pas constamment veillé au sort. » Ged se pencha, prit une galette au-dessus des briques et la fit sauter dans ses mains car elle était fort chaude. « Moi aussi, j’ai volé une galette. »

— « Alors tu vas te brûler les doigts : Et quand tu mourras de faim en pleine mer, loin des îles, tu penseras à cette galette et tu te diras : Ah ! si seulement je n’avais pas volé cette galette, je pourrais la manger maintenant ! Je vais manger celle de mon frère, pour qu’il puisse mourir de faim comme toi… »

— « Ainsi, l’Équilibre est maintenu », observa Ged, tandis qu’elle prenait et mâchonnait une galette brûlante à demi rôtie. Elle manqua de s’étrangler de rire, mais reprenant rapidement son attitude sérieuse, elle dit : « J’aimerais bien pouvoir vraiment comprendre ce que tu m’expliques, mais je suis trop idiote. »

— « Petite sœur », lui répondit Ged, « c’est que je n’ai aucun talent pour expliquer. Si nous avions davantage de temps… »

— « Nous aurons davantage de temps », dit Achillée. « Quand mon frère reviendra, tu viendras avec lui, au moins pour quelques jours, n’est-ce pas ? »

— « Si je le puis », répondit-il galamment.

Il y eut un bref instant de silence, puis Achillée demanda, tout en regardant le harrekki regrimper sur son perchoir : « Dis-moi juste ceci, si ce n’est un secret ; quelles autres grandes puissances y a-t-il, hormis la lumière ? »

— « Ce n’est pas un secret. Toutes les puissances, je pense, ne font qu’un tour en leur source et en leur fin. Les années et les distances, les astres et les chandelles, l’eau, le vent et la sorcellerie, l’art de la main humaine et la sagesse des racines de l’arbre : tout s’élève en même temps. Mon nom, et le tien, et le vrai nom du soleil ou d’une source, ou d’un enfant qui n’a pas encore vu le jour, tous forment les syllabes du grand mot que prononce très lentement l’éclat des étoiles. Il n’y a pas d’autre puissance. Pas d’autre nom. »

Immobilisant son couteau sur le bois sculpté, Murre demanda alors : « Et la mort ? »

La jeune fille attendit, courbant sa luisante tête noire.

— « Pour chaque mot que l’on dit », répondit doucement Ged, « il faut du silence. Avant, et après. » Puis, subitement, il se leva en disant : « Je n’ai pas le droit de parler de ces choses-là. Le mot que j’avais à dire, je l’ai mal dit. Il est préférable que je me taise ; je ne parlerai plus. Peut-être les ténèbres sont-elles la seule véritable puissance. » Et, quittant le foyer et la chaleur de la cuisine, il prit sa cape et sortit seul dans la rue, sous la fine et froide pluie de l’hiver.

— « Il est sous le coup d’une malédiction », dit Murre en le suivant d’un regard où se lisait une certaine terreur.

— « Je crois que le voyage qu’il poursuit le mène vers sa mort », dit la fille, « c’est ce qu’il redoute, et pourtant il continue ». Elle leva la tête comme si, au travers des flammes rouges du feu, elle eût contemplé le sillage d’un bateau solitaire sur les flots de l’hiver et disparaissant dans l’infini des mers désertes. Ses yeux s’emplirent un instant de larmes, mais elle ne dit mot.

Le lendemain, Vesce rentra, et il prit congé des notables d’Ismey qui ne voulaient pas le laisser partir en mer en plein hiver, pour une quête mortelle qui n’était même pas la sienne ; mais s’ils pouvaient lui adresser des reproches, ils étaient incapables de l’arrêter. Las d’être harcelé par ces vieillards, il répliqua : « Je suis vôtre, par parenté, par coutume et par engagement. Je suis votre sorcier. Mais il est temps que vous vous rappeliez une chose : bien qu’étant serviteur, je ne suis point votre serviteur. Je reviendrai lorsque je serai libre de revenir ; et, jusque-là, adieu ! »

Au lever du jour, tandis qu’une lumière grisâtre s’élevait de la mer à l’orient, les deux jeunes hommes quittèrent le port d’Ismey à bord de Voitloin, avec une forte voile brune gonflée par le vent du nord. Debout sur le quai, Achillée les regarda partir, comme le font toutes les épouses et sœurs de marins sur toutes les côtes de Terremer quand les hommes partent en mer. Elles ne font pas un geste, ne lancent pas un cri, mais demeurent silencieuses sous le capuchon de leurs capes brunes ou grises, sur le rivage qui s’amenuise à mesure que le bateau s’éloigne et que s’étendent les flots qui les séparent.

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