CHAPITRE IV

Pour prouver son inquiétude à Sainte-Thérèse, la vieille bonne de son oncle (qu'il avait ainsi surnommée parce qu'elle portait dans un scapulaire un morceau de la robe de la sainte précitée), Maurice passa la nuit en tête à tête avec une bouteille de whisky.

De temps à autre, la vieille domestique, à qui il avait ordonné de se mettre au lit, se relevait pour voir si le colonel était rentré. Chaque fois, Maurice créait l'« ambiance » en téléphonant soit aux pompiers, soit à un hôpital. A quatre heures, Sainte-Thérèse ne retourna pas se coucher, et Maurice, à peu près ivre, ne songea pas à le lui reprocher.

L'aube les surprit dans le petit salon. Maurice avait l'estomac tordu par l'alcool. Sainte-Thérèse avait les yeux bouillis dans le chagrin. Une pendule ancienne annonça cinq heures.

— Doux Jésus ! se lamenta la servante. Ce pauvre monsieur doit être mort !

Le visage de Maurice se décomposa. Deux larmes salèrent ses joues.

Sainte-Thérèse, bien qu'elle eût été — à son vif regret — empêchée de la matrice, ressentit entre estomac et pubis un picotement maternel. Elle surmonta sa propre douleur pour consoler le neveu vénéneux.

— Allons, allons, fit-elle en lui prenant les mains. Ayons confiance en la toute-puissance du Seigneur.

Maurice la repoussa du coude.

— Laissez-moi donc tranquille, gémit-il, j'ai envie de dégueuler…

Sainte-Thérèse retourna à ses sanglots, à la fois vexée et outrée de constater que Maurice pleurait en un pareil moment pour une douleur d'entrailles.

— C'est pas des façons de boire tant d'alcool, murmura-t-elle. Si ce pauvre monsieur était là…

La pensée qu'en effet son oncle n'y était pas, et qu'il n'y serait pas avant le Jugement dernier, soulagea Maurice.

— J'ai bu parce que je me caille les sangs, expliqua-t-il en geignant. Au lieu de marmonner, vous feriez mieux d'aller me préparer une infusion.

La servante quitta la pièce et, avant de franchir le seuil, tourna le commutateur, car le jour rendait la lumière électrique déplacée.

Une pénombre froide s'abattit sur le salon. Maurice ouvrit la fenêtre. Le boulevard sortait de l'engourdissement de la nuit. Quelques voitures de livraison passèrent ; le pas d'un ouvrier éveilla des échos assoupis.

Le jeune homme respira voluptueusement et referma la fenêtre. Cette nuit de veille l'avait détraqué. Il but l'infusion de verveine que lui apportait Sainte-Thérèse, fit la grimace et attendit que l'ordre régnât dans son estomac. Pour oublier son malaise, il se mit à évaluer les bibelots précieux que son oncle avait accumulés. Barbara ne se trompait pas en affirmant qu'il pourrait faire du fric avec les collections. Le mois prochain, il s'achèterait une automobile…

* * *

Un bain, un habillage soigné et un œuf au jambon le menèrent à huit heures.

Il dit alors à la vieille bonne qu'il allait signaler la disparition de son oncle au commissariat du quartier. En descendant l'escalier, il sifflota.

— Vous avez l'air bien joyeux, ce matin, monsieur Maurice, lui dit le portier.

Maurice se mordit les lèvres et prit une mine éplorée.

— Joyeux ! Parlez-m'en…

Il fit part de sa prétendue mortelle inquiétude au concierge. Le brave homme, un mutilé de 14–18, qui n'avait pas connu d'aventures depuis celle de Verdun, se réjouit intérieurement de l'événement. Il prononça des paroles de réconfort d'une manière distraite, son imagination étant en train de caser sa photo sur quatre colonnes en première page du Parisien libéré. Dès que le jeune homme eut disparu, il mit au point une méthode rationnelle de diffusion pour cette importante nouvelle. Il commença à la semer de chaque côté de l'immeuble : chez le crémier et la marchande de parapluies ; puis il vint prendre la faction au bas de l'escalier pour l'apprendre aux locataires matinaux. A dix heures, il prospecta les étages. Il redescendait des chambres de bonne au moment où Maurice revenait du commissariat et faillit l'arrêter pour lui apprendre que le colonel n'était pas rentré de la nuit et que, comme il s'agissait d'un vieux cochon, il était permis de penser qu'il avait été victime d'une femme de mauvaise vie.

Sainte-Thérèse se précipita. Elle attendait un coup de sonnette depuis la veille, et celui de Maurice lui déchira le cerveau.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Rien de nouveau, soupira le neveu, j'ai fait ma déposition. J'ai même porté une photographie de mon oncle au commissaire, à toutes fins utiles… Il ne nous reste qu'à attendre.

Comme au cours de la nuit ils avaient envisagé toutes les possibilités (sauf la bonne, bien entendu), ils n'eurent plus rien à dire. Maurice, afin de fuir les larmes de la vieille, s'enferma dans sa chambre pour lire. C'était une histoire incertaine, écrite dans un style incertain, qui ne tarda pas à le faire bâiller. La vérité oblige à dire que sa nuit blanche était également pour beaucoup dans cet exercice de mâchoires. Il s'allongea sur son divan et s'endormit comme une sentinelle.

Un nouveau coup de sonnette tira simultanément Sainte-Thérèse de sa cuisine et de son chagrin. Par la même occasion, comme il était vigoureux (le coup de sonnette, pas le chagrin), il tira Maurice de son sommeil.

La domestique et le neveu du colonel se trouvèrent dans l'antichambre en même temps. Ensemble ils ouvrirent la porte à un homme très ordinaire ; tellement ordinaire, même, qu'on ne l'aurait pas remarqué s'il avait été seul dans une galerie de métro. L'individu portait un complet dont il était impossible de se rappeler la couleur dès que celui qu'il vêtait avait tourné le coin de la rue, une cravate de Prisunic et un physique de mots croisés. Il porta deux doigts à la bordure d'un chapeau imaginaire — ou qu'il devait réserver pour des cérémonies officielles —, s'inclina légèrement, simplement pour permettre à ses interlocuteurs de voir qu'il avait une tonsure et de l'éducation, toussota et demanda si M. Maurice Borel était là, siouplaît !

Maurice affirma qu'il était soi-même ; sur quoi le visiteur devint triste.

Sainte-Thérèse le fit entrer au salon.

L'homme refusa le siège que Maurice lui désignait.

— Je suis l'inspecteur Charlemagne, dit-il avec simplicité. Et je viens au sujet de la disparition de votre oncle.

Un cortège de limaces descendit l'échine de Maurice. Son cœur se fit confidentiel.

— Ah !… Alors ?

— Ayez du courage, conseilla d'un ton neutre le policier.

— J'en ai, assura Maurice.

— Il est mort ! hurla Sainte-Thérèse qui n'attendait qu'une confirmation de la chose pour s'évanouir et se répandre sur le tapis de haute laine.

— Oui, fit Charlemagne, il doit être mort.

Sainte-Thérèse réussit un cri et tomba comme dans du Shakespeare. Les deux hommes ne lui accordèrent pas la moindre attention : le policier parce qu'il avait l'habitude de cette sorte de réaction, le neveu parce qu'il était terrorisé. Maurice douta de Jango, de Barbara et de lui-même.

— Pourquoi dites-vous « il doit » être mort ? questionna-t-il.

L'inspecteur Charlemagne s'expliqua :

— On a amené à la morgue un type, un vieux gland, enfin, je vous demande pardon, un monsieur âgé dont le signalement correspond en tout point à celui que vous avez fait de votre oncle ce matin au commissariat.

— Mon Dieu, soupira Maurice, soulagé.

— Si vous voulez bien m'accompagner jusqu'à la morgue, pour l'identification…

— Mais comment donc !

Ils enjambèrent la servante et partirent. Dans sa hâte, Maurice omit de fermer la porte palière. Sainte-Thérèse sortit du salon et alla s'évanouir dans l'antichambre où le soleil ne risquait pas de l'incommoder et où quelque locataire l'apercevrait sûrement.

* * *

— Qu'en dites-vous ? demanda Charlemagne. C'est lui, hein ?

Maurice se pencha au-dessus de la bassine allongée qui recelait le corps. Du premier regard, il comprit qu'il ne s'agissait pas du colonel. Néanmoins, le cadavre offrait une ressemblance frappante avec son oncle. Comme l'ancien militaire, il était grand, de mine austère, d'allure distinguée (encore qu'il eût le nez écrasé), le poil blanc et, vraisemblablement, de bonne famille. Maurice vit dans cette ressemblance curieuse un signe du destin. Il se dit qu'il ne risquait rien à reconnaître ce défunt comme étant son parent. En cas de contestations postérieures, il pourrait toujours alléguer qu'il s'était trompé. Cette solution lui permettrait d'hériter ; à moins, bien entendu, que quelqu'un ne vînt lui disputer le cadavre.

— C'est lui, c'est bien lui, pleurnicha-t-il.

Et il accoucha de plusieurs larmes authentiques, ce dont il ne se serait pas cru capable.

— Il me semblait, triompha Charlemagne.

— Que lui est-il arrivé ?

— Tombé d'un train, je crois…

Comme ils allaient sortir, deux hommes s'approchèrent d'eux. L'inspecteur Charlemagne leur serra la main et dit en désignant Maurice :

— C'est bien le colon. Son neveu vient de le reconnaître.

Il ajouta à l'intention de Maurice :

— Voici mes collègues de la P. J. qui s'occupent de l'enquête.

Les arrivants grognèrent ; Maurice supposa qu'ils le saluaient, et s'inclina.

— Oui, dit le plus gros des deux policiers. C'est nous qu'on s'occupe de votre onc' ! Sale affaire, hein ?

Le jeune homme esquissa un mouvement de tête prudent.

— Le gars qui l'a lessivé a eu du culot.

— Co… Comment ?

— Reluquez-le de près. Il a pris un coup de barre de fer en pleine poire.

— Mais je croyais… qu'il était tombé d'un train ?

Les deux policiers eurent un ricanement que l'inspecteur Charlemagne s'empressa de reproduire.

— Il est tombé parce qu'on l'a balancé par la portière.

— Non !

— Si… L'assassin a fait vite. Il lui a barboté ses bijoux et son portefeuille.

— Un crime crapuleux, alors ? murmura Maurice qui était parvenu à arracher sa langue de son palais.

— Ou qu'on veut faire croire crapuleux, remarqua doucereusement celui des policiers qui n'avait encore rien dit.

Maurice en eut froid dans le dos. Il soupira en pensant à son alibi.

— Où l'agression a-t-elle eu lieu ?

— Dans le train de Versailles, hier matin.

Il n'eut que le temps de fermer la bouche, car il se serait mis à baver. Brusquement, la peur lui mordit les parties.

— Vous n'avez plus besoin de moi ? demanda-t-il aux inspecteurs.

Le plus autoritaire secoua lentement la tête.

— Pas pour le moment…

Les trois hommes le regardèrent s'éloigner.

Dès qu'il fut sorti, le gros cligna de l'œil.

— Oh ! vous croyez ? fit Charlemagne.

* * *

En sortant de la morgue, Maurice héla un taxi.

— Boulevard Richard-Lenoir !

L'imminence du danger lui procurait un sang-froid bienfaisant. Une ligne de conduite s'imposait à lui : avant tout, prouver qu'il ne s'agissait pas de son oncle. Ce serait délicat, car il l'avait reconnu d'une façon bien positive. Il comptait faire rétablir la vérité par Sainte-Thérèse et par le concierge.

Parvenu devant chez lui, il conserva le taxi, s'engouffra sous le porche, y rafla les deux personnages qu'il venait chercher et qui parlaient dans un courant d'air, les poussa nerveusement dans le taxi en criant : « A la morgue ! »

— Voilà, exposa Maurice avant que la servante et le portier fussent revenus de leur surprise. Il y a, à la morgue, le corps d'un monsieur qui ressemble à mon oncle. Il lui ressemble même au point que j'ai cru que c'était vraiment lui.

— Doux Jésus ! fit Sainte-Thérèse par acquit de conscience.

— Nom de Dieu ! rectifia le concierge…

Maurice les interrompit d'un salut à la romaine.

— Écoutez-moi, au lieu de pleurnicher. J'ai cru que c'était lui. Il n'est pas facile à identifier, car il lui manque le nez…

Sainte-Thérèse porta la main à sa gorge, puis sur le bras de Maurice pour l'interrompre.

Le neveu s'arrêta de parler.

— Seigneur Dieu ! exhala la servante.

Maurice haussa les épaules.

— Sacrebleu ! Allez-vous me laisser achever, vieille bique ?

Sainte-Thérèse estima qu'elle venait d'obtenir un motif suffisant pour bouder et s'acagnarda dans un coin du taxi.

— Pourtant, reprit Maurice, à la réflexion, je ne crois pas que ce soit lui. Je vous emmène à la morgue, vous jugerez…

Il estima que le moment était venu de les suggestionner.

— Mon pauvre oncle était plus grand… plus aristocratique, murmura-t-il sur le ton du soliloque. Il me semble qu'il avait le menton plus allongé…

Le portier ne disait rien, mais il espérait bien que le corps qu'on allait lui montrer serait celui du colonel. Un sourire béat derrière les lèvres, il préparait des adjectifs pour raconter aux gens de l'immeuble ce qu'il allait voir.

Ils arrivèrent à la morgue. Les deux types de la P. J. s'y trouvaient encore. Maurice leur expliqua que, pris de doute quand à l'identité du cadavre, il préférait que d'autres familiers du colonel donnassent leur opinion. Le gros dit d'un ton presque sarcastique que c'était là une excellente idée.

A la vue du cadavre, Sainte-Thérèse et le portier eurent un même cri :

— C'est lui !

Les tripes de Maurice se nouèrent.

— Voyons, insista-t-il. Au contraire, pour ma part, il me semble que… Ça n'est pas son menton ça, bonté !

Tout à coup son visage s'éclaira : il venait d'avoir une idée.

— Dites donc, fit-il au gros inspecteur, il n'était pas à poil quand on l'a trouvé ?

— Nous avons ses vêtements.

— On peut y jeter un coup d'œil ?

Le cortège se dirigea vers une petite pièce dont l'ameublement se composait d'une seule table. Sur cette table était allongé un complet noir.

— Je reconnais ses habits ! cria Sainte-Thérèse. Mais oui, c'est bien là son complet. J'avais fait une reprise à la doublure avant-hier.

Un des flics retourna la veste et désigna un léger raccommodage sous l'aisselle gauche.

— Mais oui ! Mais oui ! dit la domestique. Doux Jésus, je reconnais mon travail…

— Elle reconnaît son travail, répéta le gros à son collègue.

— Elle reconnaîtrait aussi bien le pape, Laurel et Hardy ou le roi d'Angleterre, dans l'état d'esprit où elle se trouve ! éclata Maurice, désespéré par cette accumulation de hasards perfides. Vous ne voyez donc pas que ces deux abrutis se sont mis dans le crâne que votre macchabée est mon oncle ; ils ont la tête aussi dure qu'un trottoir de bitume, et rien ne les en fera démordre. Vous leur auriez montré le cadavre d'un chimpanzé qu'ils auraient juré qu'ils le connaissaient…

Il se tut, les pommettes en feu. Sainte-Thérèse hésitait à amorcer une prière, le portier se frappait le front en prenant les policiers à témoin. Ces derniers ne disaient rien ; ils couvaient Maurice d'un regard moelleux.

Furieux et honteux, le jeune homme haussa les épaules et partit sans un salut. Comme il sortait, la voix du gros policier le rattrapa.

— Hep, vous !

Maurice s'immobilisa.

— Vous êtes bien pressé, fit l'homme.

— Ces deux idiots m'énervent…

— Et pourquoi qu'ils vous énervent, cette dame et ce monsieur ? insista le flic, heureux de donner une leçon de politesse à ce freluquet à moustaches qui ressemblait à une fille mal déguisée.

— Ils veulent à toute force identifier mon oncle, et je suis sûr que ce n'est pas lui…

— Pourtant, tout à l'heure, vous avez juré à mon collègue Charlemagne que ça ne pouvait être personne d'autre…

— Ma première impression a été fausse, je m'en suis rendu compte par la suite…

Le gros avalait les paroles de Maurice en promenant sa tête comme un reliquaire. Le neveu attendait des mots réconfortants.

— Ainsi, vous persistez à dire que ça n'est pas lui ?

— Je suis prêt à le jurer.

— Vous pouvez le prouver ?

— Le prouver ?…

— Ouais.

Maurice se tordit les mains.

— Mais c'est ridicule, dit-il, je n'ai pas à vous prouver que ce cadavre n'est pas celui de mon oncle…

— Si, puisque deux personnes prétendent que c'est le sien.

Ils marchèrent en silence ; chacun faisait pensée à part… Maurice se demandait pourquoi l'inspecteur l'accompagnait. Il se demandait également où il devait aller et ce qu'il devait dire pour paraître innocent. Car il se trouvait dans l'état d'esprit d'un suspect. Il se demandait pourquoi il lui arrivait une pareille aventure. Il se demandait si le destin ne se fichait pas de sa figure et si le colonel ne mijotait pas dans quelque purgatoire une sale vengeance de juteux.

— Entre nous, dit le gros homme, qu'est-ce que vous faisiez hier entre dix heures et midi ?

— Sans blague, s'étrangla Maurice, vous ne voulez pas dire ?…

Le flic rentra un peu son reliquaire entre les épaules.

— Enfin, quoi ! Votre tonton en a pris un coup dans la gueule, oui ou non ? Il faut savoir qui c'est qui lui a refilé. Mon boulot, c'est de trouver le type qui était à l'autre bout de la barre de fer quand le choc s'est produit.

Maurice ne put proférer un mot ; il se dit que son chemisier était un imbécile de lui faire des cols aussi serrés.

— Remarquez, poursuivit le gros, remarquez que je ne dis pas que vous avez fait le coup… Mon boulot, c'est de savoir… P't'être que vous êtes un brave type qui aimait bien son tonton, p't'être aussi que non. On peut rien dire… Si je vous disais que moi, j'en ai vu des drôles, en douze ans…

Brusquement, le gros eut l'air heureux de vivre et d'être flic. Il enchaîna, une expression satisfaite peinte sur sa figure pourpre :

— Les gens se font des idées sur les assassins. Ils s'imaginent qu'ils ont des têtes à part ; c'est idiot… J'en ai vu qu'on n'aurait pas remarqués dans la rue. Tenez, vous, par exemple, on se dirait : « C'est un petit jeunot d'aujourd'hui, y ne doit penser qu'à se donner du bon temps. » Mais mon boulot, c'est de vous dire : « Qu'est-ce que vous faisiez hier entre dix heures et midi ? »

— J'étais chez une copine, fit-il, car il venait de décider de laisser de côté son alibi de Versailles.

— Je peux vous demander son adresse ?

Maurice donna l'adresse de Barbara.

Le gros s'arrêta de marcher. Il sortit une vieille enveloppe d'une poche et y nota le renseignement avec application.

— Bon, sur ce, je vous laisse… Au plaisir.

Il inclina son reliquaire. Maurice s'efforça de sourire au regard gluant posé sur lui.

— Au plaisir, balbutia-t-il.

Il s'éloigna sans se presser, attendant que l'inspecteur eût tourné la rue ; après quoi, il se précipita dans un bar-tabac pour téléphoner à Barbara.

Il eut la chance de l'avoir immédiatement au bout du fil.

— Allô ! Barbara ?… Ici Maurice.

— Ah, fit avec une suprême indifférence la voix lointaine de Barbara.

Ce peu d'enthousiasme anéantit le jeune homme.

— Il faut absolument que je te voie…

— Tu connais mon adresse, non ?

— Je ne peux pas aller chez toi, ce serait dangereux…

— Sans blague ! Et pourquoi que ça serait dangereux ?

— J'ai les condés sur le dos ; je t'expliquerai…

Barbara poussa une exclamation dans la petite passoire d'ébonite.

Qu'est-ce qui se passe ?

— Je ne peux rien te dire ici. File illico à la Reine Blanche, je vais te rejoindre.

— Pas tout de suite.

— Pourquoi, grogna Maurice, tu es en mains ?

— Non, je me coiffe…

Tant de puérilité le fit s'étrangler de fureur.

— Moule-moi avec tes sacrés tifs. Et arrive…

Il raccrocha.

— Un double Martini ! ordonna-t-il au patron.

Il ne savait plus bien où il en était. Les événements se déroulaient à la cadence d'un mauvais film policier. En général, les suspects de films policiers engloutissent des doubles quelque chose dans tous les bars qu'ils rencontrent. Maurice les imitait. Cela ressemblait à un jeu et c'était au fond très amusant.

Il prit un taxi qui le conduisit boulevard Saint-Germain. Il n'eut pas longtemps à attendre ; Barbara survint, traînée par un animal bizarre que Maurice estima être un chien.

— Où as-tu trouvé ce cauchemar ? demanda le jeune homme.

— Ne te fiche pas de moi, c'est un chien de race…

— De laquelle ?

— J'en sais rien, mais je l'ai payé cinq mille balles. Tu ne le trouves pas bien ? Il s'appelle Flick.

— Pas mal, c'est toi la marraine ? En tout cas, c'est de circonstance.

Barbara devint grave.

— Alors, qu'est-ce qui ne va pas ?

Maurice lui relata par le menu les incidents de la matinée.

— Tu comprends, conclut-il, je ne pouvais pas dire au flic que j'avais passé ma matinée d'hier à Versailles ; il aurait bien entendu fait un rapprochement entre cette excursion et le fait que mon prétendu oncle ait été tué dans le train de Versailles.

— Bien sûr…

— Alors, je lui ai dit que j'avais passé la matinée chez toi.

— Chez moi ? fit Barbara, un peu hébétée.

— Pardine, puisque tu es dans la combine. Tu peux bien me rendre ce service…

— C'est pas possible !

Maurice coula sur sa compagne un regard blanc.

— Pas possible, hé ? Je voudrais bien savoir pourquoi. N'oublie pas, ma douce colombe, que si les choses se gâtaient, je ne me laisserais pas mettre sur les reins un crime que je n'ai pas commis… Peut-être — tout est possible quand on est dans les pattes de la police — me laisserais-je aller à dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité…

— Ça te changerait, remarqua Barbara. En tout cas, tu serais rudement salé.

— Pas tellement, si je disais que c'est toi qui es l'instigatrice de la disparition. Je jouerais au petit gars faible qui n'a pas eu la force d'empêcher le crime. Avec un bon avocat, ça ne doit pas aller chercher bien loin…

Barbara regarda Maurice comme on regarde une araignée.

— Fumier ! prononça la jeune femme avec conviction.

— Bon, alors j'étais chez toi hier entre dix heures et midi ?

Barbara passa en revue son programme de la veille. Il lui vint sur les lèvres un bon sourire.

— Mais bien sûr, mon chéri, que tu y étais hier, entre dix heures et midi. Seulement, tu y étais tout seul.

Tout émoustillée, elle s'expliqua :

— Hier matin, je suis allée chez une cartomancienne de la rue Saint-Martin, avec ma concierge. Quand tes poulets viendront vérifier ton alibi, ils commenceront par se tuyauter dans la loge, la chose est courue, et ils apprendront qu'aux heures qui les intéressent j'étais de l'autre côté de la Seine, en train de me faire prédire l'avenir.

Elle sourit tendrement aux prédictions que lui avait faites la vieille bonne femme.

— Un grand jeune homme blond, balbutiat-elle. Un, deux, trois, l'as de cœur : passion. Et le roi de trèfle avec du pognon…

— Quand tu auras fini de déconner, s'impatienta Maurice, nous essaierons de réfléchir à la situation… Sacredié, me voilà dans un foutu merdier !

— T'énerve pas, supplia Barbara, adoucie par les promesses enchanteresses de la cartomancienne. Et tiens, il me vient une idée : on va aller trouver Jango ; ne ricane pas, c'est un garçon plein de bon sens, je parie qu'il trouvera la solution pour tout aplanir. Sans compter que s'il possède encore les effets de ton oncle, on pourra peut-être prouver d'une façon ou d'une autre que le bon vieux de la morgue, c'est pas lui…

Maurice se rendit au raisonnement de Barbara sans protester.

— Si tu crois…, soupira-t-il. On y va tout de suite ?

— On va d'abord s'envoyer une choucroute, décida Barbara, il faut se soutenir…

Elle se leva d'un air décidé, tapota sa jupe pour la défroisser et tira sur la laisse qu'elle tenait en main. A l'autre bout de la courroie, il y eut un frétillement, la chose informe et velue qu'elle appelait Flick s'ouvrit à une de ses extrémités en émettant un bruit de bâillement.

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