La lune se levait, Sophie me fit remarquer qu’elle était pleine.
Je redressai la tête et regardai la toiture de la maison. L’ardoise luisait.
— Viens, lui dis-je en l’entraînant par la main, ne fais pas de bruit et suis-moi.
Lorsque nous arrivâmes au grenier, j’invitai Sophie à se mettre à genoux pour se faufiler sous les combles. Assis devant la lucarne, je l’ai embrassée. Nous sommes restés un long moment à écouter le silence qui nous enveloppait.
Le sommeil eut raison de Sophie. Elle me laissa et, avant de refermer la trappe, me dit que si mon lit était trop petit, je pouvais venir la rejoindre dans le sien.
*
* *
Plus aucun bruit dans la maison. J’ai ouvert une boîte en carton et, fouillant parmi ces trésors d’enfance, j’ai eu soudain une étrange impression. Comme si mes mains redevenaient plus petites, comme si un monde que j’avais délaissé se reformait autour de moi. Les premiers rayons de lune vinrent effleurer le plancher du grenier. Je me redressai et me cognai la tête à une poutre, retour à la réalité, mais devant moi, je vis apparaître une ombre, elle s’allongeait, aussi fine qu’un trait de crayon. Elle se hissa sur une malle, j’aurais juré qu’elle s’y était assise. Elle me regardait, attendant par défi que je parle le premier. Je tins bon.
— Ainsi tu as fini par revenir, me dit-elle. Je suis heureuse que tu sois là, nous t’attendions.
— Vous m’attendiez ?
— C’était inévitable, nous savions que tôt ou tard tu reviendrais.
— J’ignorais hier encore que je serais là ce soir.
— Tu crois que ta présence ici est un hasard ? La petite fille qui jouait à la marelle était notre émissaire. Nous avions besoin de toi.
— Qui es-tu ?
— Je suis la déléguée. Même si la classe s’est dispersée, nous continuons à veiller sur vous, les ombres ne vieillissent pas de la même façon.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Combien de fois t’a-t-il tiré des griffes de Marquès ? Te rappelles-tu tes moments de solitude qu’il comblait à grand renfort de blagues, à grand renfort de rires ? Te souviens-tu des après-midi où il se joignait à toi sur le chemin de l’école, de ces heures que vous passiez ensemble ? Il était ton meilleur ami, n’est-ce pas ?
— Pourquoi me dis-tu cela ?
— Un soir, dans ce grenier, tu regardais une photo que je t’avais offerte et je t’ai entendu demander : « Où est passé tout cet amour ? » Alors à mon tour de te poser une question. Cette amitié, qu’en as-tu fait ?
— Tu es l’ombre de Luc ?
— Si tu me tutoies, c’est que tu sais à qui j’appartiens.
La lune déclinait vers la droite de la lucarne. Je vis l’ombre glisser subrepticement de la malle vers le plancher, ses traits s’affinaient.
— Attends, ne pars pas, qu’est-ce que je dois faire ?
— Aide-le à changer de vie, emmène-le avec toi. Souviens-toi, celui de vous deux qui devait faire médecine, c’était lui. Il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard quand on aime, aide-le à devenir ce qu’il voulait être. Tu le sais depuis toujours. Désolée de devoir te fausser compagnie mais l’heure tourne, je n’ai pas le choix. Au revoir.
La lune avait quitté la lucarne et l’ombre s’estompa entre deux boîtes en carton.
Je refermai la trappe du grenier et allai rejoindre Sophie. Je me glissai dans son lit, elle se blottit contre moi et se rendormit aussitôt. Je restai de longues minutes les yeux ouverts dans le noir. La pluie s’était mise à tomber, j’écoutai le clapotis de l’eau sur l’ardoise, le bruissement des feuilles dans les haies d’églantiers. Chaque bruit de la nuit dans cette maison m’était familier.
*
* *
Il devait être 9 heures quand Sophie s’étira. Ni elle ni moi n’avions autant dormi depuis des mois.
Nous descendîmes à la cuisine où une surprise nous attendait.
À la table, Luc discutait avec ma mère.
— Normalement à cette heure-là je vais me coucher, mais je n’allais pas vous laisser repartir sans venir vous dire au revoir.
Tiens, me dit-il, je vous ai apporté un petit quelque chose. Je les ai faits tôt ce matin en pensant à vous, c’est une fournée spéciale.
Luc nous tendit un panier en osier rempli de croissants et de pains au lait encore tièdes.
— Alors ? interrogea-t-il, attendri, en regardant Sophie se régaler.
— Alors, c’est le meilleur pain au lait que j’aie jamais mangé, répondit-elle.
Maman s’excusa de devoir nous laisser, elle avait à faire au jardin.
Sophie s’empara d’un croissant et je vis dans les yeux de Luc que l’appétit de mon amie lui procurait un immense plaisir.
— C’est un bon toubib, mon copain ? demanda-t-il à Sophie.
— Pas forcément celui doté du meilleur caractère mais oui, il sera un très bon médecin, dit-elle, la bouche pleine.
Luc voulait tout savoir de notre quotidien à l’hôpital, tout apprendre. Et, tandis que Sophie lui racontait nos journées, je voyais combien nos vies le faisaient rêver.
À son tour Sophie l’interrogea sur les quatre cents coups évoqués la veille, devant la grille de l’école. Malgré les regards que je lui lançais, Luc lui raconta mes mésaventures avec Marquès, l’épisode du casier, la façon dont il m’aidait chaque année à remporter l’élection du délégué, même l’épisode de l’incendie de la remise y passa. Au fil de la conversation le rire de Luc redevint tel qu’il était jadis, si franc, si communicatif.
— À quelle heure repartez-vous ? s’enquit-il.
Sophie reprenait son service à minuit et moi le lendemain matin. Nous prendrions un train en début d’après-midi. Luc bâilla, il luttait contre la fatigue. Sophie monta préparer son sac, nous laissant seuls tous les deux.
— Tu reviendras ? me demanda Luc.
— Bien sûr, lui répondis-je.
— Essaie que ce soit un lundi, enfin si tu peux, la boulangerie est fermée le mardi, tu t’en souviens ? Nous pourrons passer une vraie soirée ensemble, ça me ferait plaisir. On n’a pas eu beaucoup de temps, j’aimerais que tu continues de me raconter ce que tu fais là-bas.
— Luc, pourquoi tu ne viens pas avec moi ? Pourquoi ne pas tenter ta chance ? Tu rêvais de faire des études de médecine. En attendant que tu obtiennes une bourse, je pourrais te trouver un emploi de brancardier pour arrondir les fins de mois, et puis tu n’aurais pas à t’inquiéter de payer un loyer, mon studio n’est pas bien grand mais nous pourrions le partager.
— Tu veux que je reprenne des études maintenant ? C’était il y a cinq ans qu’il fallait me proposer ça, mon vieux !
— Qu’est-ce que ça peut bien faire si tu t’y mets un peu plus tard que les autres ? Tu as déjà vu quelqu’un demander l’âge d’un médecin en entrant dans son cabinet ?
— Je me retrouverais en cours avec des gens bien plus jeunes que moi et je n’ai pas envie d’être le Marquès de la classe.
— Pense à toutes les Élisabeth qui succomberont au charme de ta maturité.
— Évidemment, répliqua Luc songeur, vu sous cet angle... Et puis arrête de me faire rêver. Quelques secondes comme ça, ça me fait du bien, mais quand tu auras repris ton train, ça me fera encore plus mal.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ? Réfléchis, c’est de ta vie qu’il s’agit.
— Et de celles de mon père, de ma mère, de ma petite soeur, ils ont tous besoin de moi. Une bagnole à trois roues, c’est une bagnole qui part dans le fossé. Tu ne peux pas comprendre ce que c’est qu’une famille.
Luc baissa la tête et plongea le nez dans sa tasse de café.
— Pardon, me dit-il, ce n’est pas ce que je voulais dire. La vérité, mon vieux, c’est que mon paternel ne me laisserait jamais partir. Il a besoin de moi, je suis son bâton de vieillesse, il compte sur moi pour reprendre la boulangerie quand il sera trop vieux pour se lever la nuit.
— Dans vingt ans, Luc ! Ton père sera trop vieux dans vingt ans, et puis tu as une petite soeur, non ?
Luc éclata de rire.
— Tiens, j’aimerais bien voir mon père lui apprendre le métier, c’est elle qui le mènerait à la baguette. Avec moi il est intraitable mais elle, elle réussit à en faire ce qu’elle veut.
Luc se leva et se dirigea vers la porte.
— Ça m’a fait plaisir de te revoir, tu sais. N’attends pas aussi longtemps avant de repasser. Après tout, même si un jour tu deviens un grand professeur, même si tu habites un bel appartement dans les beaux quartiers d’une grande ville, chez toi, ce sera toujours ici.
Luc me donna l’accolade et s’apprêta à partir. Alors qu’il se tenait sur le pas de la porte, je le retins un court instant.
— À quelle heure tu commences ton boulot ?
— Qu’est-ce que ça peut bien faire ?
— Moi aussi je travaille de nuit, alors si je connais tes horaires, lorsque je serai aux Urgences, je me sentirai moins seul. Il me suffira de regarder la pendule et je pourrai imaginer ce que tu es en train de faire.
Luc me regarda avec un drôle d’air.
— Tu m’as posé des questions sur ce que nous faisions à l’hôpital, tu peux bien me raconter comment se passe ta vie dans ton fournil.
— Dès 3 heures du matin on nourrit le levain maître, il faut le mélanger à la farine, à l’eau, au sel et à la levure pour démarrer la pâte. Après un premier pétrissage, on la pousse dans une fermentation qui permet au levain d’entrer en action. Vers 4
heures du matin, on fait une pause pendant le pointage. Quand il fait doux, j’ouvre la porte qui donne sur la ruelle derrière la boulangerie et j’installe deux tabourets. Papa et moi y prenons un café. On ne se dit pas grand-chose pendant ces moments-là, mon père prétend qu’il ne faut pas faire de bruit pour laisser la pâte reposer, c’est surtout lui qui se repose, il en a besoin maintenant. Aussitôt mon café avalé, je le laisse sommeiller une petite heure sur sa chaise, adossé au mur de pierre. Je rentre nettoyer les plaques et j’étends les feuilles de lin sur lesquelles on couchera le pain.
« Lorsque mon père me rejoint, on fait l’apprêt pour la deuxième fermentation. On divise la pâte, on la façonne, on lame chaque miche pour avoir une belle grigne, et puis enfin, on enfourne.
« Chaque nuit, nous reprenons les mêmes gestes, chaque fois, le défi est différent, le résultat jamais acquis. S’il fait froid, la pâte prend plus de temps à fermenter, il faut rajouter de l’eau chaude et de la levure ; s’il fait chaud, elle réclame de l’eau glacée sinon elle sèche trop vite. On ne peut pas faire du bon pain sans prêter attention à chaque détail, même au temps qu’il fait dehors ; les boulangers n’aiment pas la pluie, ça rend le travail plus long.
« À 6 heures, nous sortons la première fournée du matin. Le temps de laisser refroidir les pains et on les monte à la boulangerie. Voilà, mon vieux, mais si tu crois que ce que je viens de te dire fera de toi un boulanger, eh bien tu te trompes.
Remarque, tes récits d’hôpital ne feront pas de moi un médecin.
Allez, il faut vraiment que j’aille dormir, embrasse ta mère pour moi et surtout ta copine. C’est drôlement joli la façon dont elle te regarde, tu as de la chance, et je suis sincèrement heureux pour toi.
Après le départ de Luc, je rejoignis ma mère dans son jardin.
Je la trouvai accroupie devant une rangée de rosiers. La pluie avait couché ses fleurs et elle les redressait méticuleusement.
— Mes genoux me font mal, gémit-elle en se relevant. Toi, tu as meilleure mine qu’hier. Tu devrais rester quelques jours pour reprendre des forces.
Je n’ai pas répondu, je regardais tes yeux qui me souriaient. Si tu savais combien j’aurais voulu que tu me fasses un mot d’excuse comme lorsque tu avais le pouvoir de tout pardonner, même l’absence.
— Vous allez bien ensemble, me dit ma mère en me prenant par le bras.
Comme je ne répondais toujours pas, elle poursuivit son monologue.
— Sinon tu ne l’aurais pas emmenée visiter ton grenier hier soir. Tu sais, j’entends tout dans cette maison, j’ai toujours tout entendu. Après ton départ, il m’est arrivé d’y monter. Quand tu me manquais trop, je soulevais la trappe et j’allais m’asseoir devant la lucarne. Je ne sais pas pourquoi, mais là-haut j’avais l’impression de me rapprocher de toi, comme si en regardant à travers la vitre je te devinais dans le lointain. Cela fait longtemps que je n’y suis plus retournée ; je te l’ai dit, mes genoux me font mal et il faut avancer à quatre pattes au milieu de tout ce bric-à-brac. Oh, ne fais pas cette tête-là, je te promets que je n’ai jamais ouvert une de tes boîtes. Ta mère a ses défauts, mais je ne suis pas indiscrète.
— Je ne te reproche rien, lui dis-je.
Maman posa sa main sur ma joue.
— Sois honnête avec toi et surtout avec elle ; si ce n’est pas de l’amour que tu ressens, ne la laisse pas espérer, c’est une fille bien.
— Pourquoi me dis-tu ça ?
— Parce que tu es mon fils et que je te connais comme si je t’avais fait.
Maman m’a prié d’aller rejoindre Sophie et de la laisser à la taille de ses rosiers. Je suis remonté dans la chambre. Sophie était accoudée à la fenêtre, le regard dans le vide.
— Tu m’en voudrais de te laisser rentrer seule ?
Sophie se retourna.
— Pour les cours, je pourrai prendre des notes pour deux, mais tu es de garde lundi soir si je ne me trompe pas ?
— Justement, c’est le deuxième service que je voulais te demander. Si tu pouvais aller dire au responsable du service que je suis malade, rien de grave, une angine que j’ai préféré soigner pour ne pas contaminer les patients. J’ai juste besoin de vingt-quatre heures.
— Non je ne t’en voudrais pas, tu n’as presque pas vu ta mère et une soirée en ta compagnie lui ferait sûrement plaisir.
Puisque je voyagerai seule, je trouverai bien le temps de réfléchir à une excuse plus valable.
Maman se réjouit que je reste un peu plus que prévu.
J’empruntai sa voiture et raccompagnai Sophie à la gare.
Elle m’embrassa sur la joue et sourit malicieusement avant de grimper dans son compartiment. Les fenêtres des trains ne s’ouvrent plus, on ne peut pas se dire au revoir comme avant.
Le convoi s’ébranla, Sophie m’adressa un petit signe de la main et j’attendis sur le quai que les feux du dernier wagon disparaissent.
6.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit ma mère alors que je rentrais dans la maison.
— Tout va bien, de quoi t’inquiètes-tu ?
— Tu as retardé ton retour et laissé ton amie, juste pour passer une soirée avec ta mère ?
Je m’assis à côté d’elle à la table de la cuisine et pris ses mains dans les miennes.
— Tu me manques, lui dis-je en l’embrassant sur le front.
— Bon, j’espère que tu me diras plus tard ce qui te préoccupe.
Nous avons dîné au salon, maman nous avait préparé mon plateau-repas préféré, jambon et coquillettes, comme autrefois.
Elle s’est assise sur le canapé à côté de moi et m’a regardé me régaler, sans toucher à son assiette.
Je m’apprêtais à débarrasser quand elle m’a pris la main et m’a dit que la vaisselle pouvait attendre. Elle m’a demandé si je voulais bien l’inviter dans mon grenier. Je l’ai accompagnée jusqu’aux combles, j’ai tiré l’échelle, repoussé la trappe, et nous sommes allés nous installer face à la lucarne.
J’ai hésité un moment avant de lui poser une question qui me brûlait les lèvres depuis si longtemps.
— Tu n’as jamais eu de nouvelles de papa ?
Maman plissa les paupières. J’ai retrouvé dans ses yeux ce regard d’infirmière qu’elle prenait lorsqu’elle cherchait à savoir si je couvais quelque chose ou si je feignais d’être malade pour échapper à un contrôle d’histoire ou de mathématiques.
— Tu penses encore souvent à lui ? me questionna-t-elle.
— Lorsqu’un homme de son âge se présente aux Urgences, je ressens toujours une appréhension, j’ai peur que ce soit lui, et je me demande chaque fois ce que je ferais s’il ne me reconnaissait pas.
— Il te reconnaîtrait tout de suite.
— Pourquoi n’est-il jamais revenu me voir ?
— J’ai mis longtemps à lui pardonner. Probablement trop longtemps. Cela m’a fait dire des choses que je regrette, mais c’est parce que je l’aimais encore. Je n’ai jamais cessé d’aimer ton père. On fait des choses terribles quand l’amour et la haine se confondent, des choses que l’on se reproche plus tard. Ce dont je l’accablais le plus n’était pas de m’avoir quittée, j’avais fini par en accepter ma part de responsabilité. Mon désespoir était de l’imaginer heureux auprès d’une autre femme. J’en ai tant voulu à ton père de l’avoir aimée à ce point. Il faut que je te fasse une confidence, et je sais que ta mère te paraîtra démodée en te disant cela, mais il est le seul homme que j’ai connu. Si je le revoyais aujourd’hui, je le remercierais de m’avoir fait le plus cadeau qui soit : toi.
Ce n’est pas l’ombre de ma mère qui me fit cette confidence, mais bien elle.
Je l’ai prise contre moi et je lui ai dit que je l’aimais.
Certains instants précieux de la vie tiennent finalement à peu de chose. Si je n’étais pas resté ce soir-là, je crois que jamais je n’aurais eu cette conversation avec ma mère. Lorsque nous avons quitté le grenier, je me suis retourné une dernière fois vers la lucarne et, silencieusement, j’ai remercié mon ombre.
*
* *
J’avais réglé mon réveil pour qu’il sonne à 3 heures du matin.
Je m’habillai et quittai la maison sur la pointe des pieds pour emprunter le chemin de l’école. À cette heure-là, la ville était déserte. Le rideau de fer occultait la vitrine de la boulangerie, je la dépassai et tournai discrètement dans la ruelle adjacente.
Debout, dans la pénombre, à cinquante mètres d’une petite porte en bois, je guettai le bon moment.
À 4 heures, Luc et son père sont sortis du fournil. Comme il me l’avait raconté, je l’ai vu installer deux chaises contre le mur, son père s’est assis en premier. Luc lui a servi du café et ils sont restés là tous les deux, sans rien dire. Le père de Luc a vidé sa tasse, l’a posée par terre et a fermé les yeux. Luc le regardait, il a soupiré, ramassé la tasse de son père et est rentré dans le fournil. C’était le moment que je guettais, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis avancé.
Luc est mon ami d’enfance, mon meilleur ami ; pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, je n’ai jamais connu son père. Lorsque je me rendais chez lui, nous devions veiller à ne pas faire de bruit. Cet homme qui vivait la nuit et dormait l’après-midi me terrorisait. Je l’imaginais tel un fantôme rôdant au-dessus de nous dès qu’on levait la tête de nos devoirs. Ce boulanger que je n’ai jamais vraiment rencontré, je lui dois certainement une part de mon assiduité scolaire et d’avoir échappé à quelques-unes de ces colles que Mme Schaeffer prenait tant de plaisir à distribuer. Sans la crainte qu’il m’inspirait, un bon nombre de mes devoirs n’auraient pas été rendus à temps. Ce soir, je m’adresserais enfin à lui, la première chose à faire était de le réveiller et de me présenter.
J’avais peur qu’il sursaute et attire l’attention de Luc. J’ai tapoté sur son épaule.
Il a cligné des yeux sans avoir l’air plus étonné que cela, et, à ma grande surprise, m’a dit :
— C’est toi le copain de Luc, non ? Je te reconnais, tu as un peu vieilli mais pas tant que ça. Ton ami est à l’intérieur. Je veux bien que tu ailles le saluer mais pas trop longtemps, ce n’est pas le travail qui manque.
Je lui ai confié que ce n’était pas Luc que je venais voir. Le boulanger m’a regardé longuement, il s’est levé et m’a fait signe de l’attendre plus loin dans la ruelle. Entrebâillant la porte du fournil, il a crié à son fils qu’il allait se dégourdir un peu les jambes. Puis il m’a rejoint.
Le père de Luc m’a écouté sans m’interrompre. Lorsque nous sommes arrivés au bout de la ruelle, il m’a serré la main avec force et m’a dit :
— Maintenant fous-moi le camp !
Et il est reparti sans se retourner.
Je suis rentré tête basse, furieux d’avoir échoué dans la mission qui m’était confiée. C’était la première fois.
*
* *
De retour à la maison j’ai pris mille précautions pour faire tourner le loquet de la porte sans faire de bruit. Peine perdue, la lumière s’alluma et je vis ma mère, debout en robe de chambre, devant la porte de la cuisine.
— Tu sais, me dit-elle, à ton âge, tu n’as plus besoin de faire le mur.
— Je suis juste allé marcher, je n’arrivais pas à dormir.
— Parce que tu crois que je n’ai pas entendu sonner ton réveil tout à l’heure ?
Ma mère alluma un feu à la gazinière et mit la bouilloire à chauffer.
— Il est trop tard pour retourner se coucher, me dit-elle, assieds-toi, je vais te faire du café, et toi, tu vas me dire pourquoi tu es resté une nuit de plus et surtout ce que tu faisais dehors à cette heure-là.
Je me suis installé à la table et lui ai raconté ma visite au père de Luc.
Quand j’eus fini le récit de ma lamentable expédition, maman posa ses deux mains sur mes épaules et me regarda droit dans les yeux.
— Tu ne peux pas te mêler ainsi de la vie des autres, même pour leur bien. Si Luc apprenait que tu es allé voir son père, il pourrait t’en vouloir. C’est à lui et à lui seul de décider de sa vie.
Il faut que tu te fasses une raison et que tu te résignes à grandir.
Tu n’es pas obligé de soigner les maux de tous ceux qui croisent ton chemin. Même en devenant le meilleur des médecins, tu n’y arriverais pas.
— Mais toi, ce n’est pas ce que tu as essayé de faire toute ta vie ? Ce n’était pas pour ça que tu rentrais si fatiguée le soir ?
— Je crois, mon chéri, me dit-elle en se levant, que tu as hélas hérité de la naïveté de ta mère et du caractère têtu de ton père.
*
* *
J’ai pris le premier train du matin. Ma mère m’a raccompagné à la gare. Sur le quai, je lui ai promis de revenir la voir bientôt.
Elle a souri.
— Quand tu étais gosse et que je venais éteindre ta lumière, tu me demandais chaque soir : « Maman, c’est quand le prochain jour ? » Je te répondais « Bientôt » et chaque fois, en refermant la porte de ta chambre, j’avais la conviction que ma réponse ne t’avait pas convaincu. Je crois qu’à nos âges, les rôles se sont inversés. Alors « à bientôt » mon coeur, prends soin de toi.
Je suis monté dans mon wagon et j’ai regardé par la vitre la silhouette de maman, emportée par la distance alors que le train s’éloignait.
7.
Je reçus la première lettre de ma mère dix jours après mon retour. Comme dans chacune de ses correspondances, elle me demandait de mes nouvelles, espérant une réponse rapide. Il s’écoulait souvent plusieurs semaines avant que je trouve la force, en rentrant chez moi, de lui faire ce plaisir. Le peu d’empressement que montrent les enfants envers leurs parents en grandissant confine à l’égoïsme pur. Je m’en sentais d’autant plus coupable que je gardais tous ses messages dans une boîte posée sur une étagère de ma bibliothèque, telle une présence bienveillante.
Sophie et moi ne nous étions presque pas revus depuis notre escapade, nous n’avions pas même passé une nuit ensemble.
Durant ce court séjour dans la maison de mon enfance, une ligne s’était tracée entre nous, que ni elle ni moi ne réussissions à franchir. Lorsque je pris le stylo pour écrire à ma mère, mes derniers mots étaient pour lui dire que Sophie l’embrassait. Le jour suivant ce mensonge, j’allai la chercher dans son service et lui avouai qu’elle me manquait. Le lendemain, elle accepta que je l’emmène au cinéma, mais à la fin de la séance, elle préféra rentrer chez elle.
Depuis un mois, Sophie se laissait séduire par un interne en pédiatrie, décidant pour nous deux de mettre fin au règne de nos incertitudes. Peut-être plus encore des miennes. Savoir qu’un autre homme risquait de s’emparer de ce que je ne me décidais pas à posséder me rendit furieux. Je fis tout pour la reconquérir et, deux semaines plus tard, nos corps se retrouvaient dans mes draps. J’avais chassé l’intrus, la vie reprenait son cours, et le sourire me revint.
Au début du mois de septembre, en rentrant d’une longue garde, je découvris une drôle de surprise sur mon palier.
Luc était assis sur une petite valise, l’air hagard et la mine réjouie.
— Tu m’as fait attendre, mon salaud ! dit-il en se levant.
J’espère que tu as quelque chose à manger, parce que je crève de faim.
— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandai-je en lui ouvrant la porte de mon studio.
— Mon père m’a viré !
Luc a ôté son veston et s’est laissé tomber dans l’unique fauteuil de la pièce. Pendant que je lui ouvrais une boîte de thon et dressais un couvert sur la malle qui faisait office de table basse, Luc se raconta avec frénésie.
— Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, à mon vieux. Tu sais, la nuit qui a suivi ton départ, après le pointage, je me suis étonné de ne pas le voir revenir au fournil. J’ai pensé qu’il ne s’était pas réveillé, j’étais même un peu inquiet pour tout te dire. J’ai ouvert la porte qui donne sur la ruelle et je l’ai trouvé assis sur sa chaise, il pleurait. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas, il n’a pas voulu me répondre. Il a juste murmuré que c’était un coup de fatigue et m’a fait promettre d’oublier que je l’avais vu comme ça et de ne rien dire à ma mère. J’ai promis. Mais depuis ce soir-là, il n’était plus le même. D’habitude, il est plutôt dur avec moi au travail, je sais que c’est sa façon à lui de m’apprendre le métier, je ne peux pas lui en vouloir. Je crois que mon grand-père n’était pas bien facile avec lui. Mais là, chaque jour je le voyais de plus en plus gentil, presque aimable.
Lorsque je ratais la mise en forme des pains, au lieu de me houspiller, il venait près de moi et me montrait à nouveau comment faire, me disant chaque fois que ce n’était pas grave, que lui aussi commettait des erreurs. Je te jure que je n’en revenais pas. Un soir, il m’a même pris dans ses bras. J’ai cru qu’il perdait la tête. Je ne devais pas être loin du compte parce que avant-hier il m’a licencié comme un simple apprenti. À 6
heures du matin, il m’a regardé droit dans les yeux et il m’a dit que si j’étais aussi malhabile, c’est que la boulangerie ne devait pas être faite pour moi, qu’au lieu de perdre mon temps et de lui faire perdre le sien, je ferais mieux d’aller tenter ma chance en ville. Je n’avais qu’à choisir ma voie puisque c’était comme ça de nos jours qu’on devenait heureux. Il était en colère en me disant ça. À l’heure du déjeuner, il a annoncé à ma mère que je partais et il a fermé la boulangerie pour le reste de la journée.
Le soir, à table, personne n’a rien dit, maman pleurait. Enfin, côté salle à manger elle était en larmes, mais chaque fois que j’allais dans la cuisine, elle me rejoignait pour me prendre dans ses bras en me chuchotant qu’elle n’avait pas été aussi heureuse depuis longtemps. Ma mère se réjouissant que mon père me foute à la porte... Je te jure, mes parents ont perdu la boule !
J’ai regardé trois fois le calendrier pour vérifier que nous n’étions pas le 1er avril.
« Au matin, mon père est venu me chercher dans ma chambre, il m’a dit de m’habiller. On a pris sa voiture et on a roulé huit heures, huit heures sans échanger le moindre mot.
Sauf à midi quand il m’a demandé si j’avais faim. Nous sommes arrivés en début de soirée, il m’a déposé devant cet immeuble et m’a dit que tu habitais là. Comment il l’a su ? Même moi je l’ignorais ! Il est descendu de la voiture, a sorti mon sac du coffre et l’a posé à mes pieds. Puis il m’a tendu une enveloppe en me disant que ce n’était pas grand-chose mais que c’était le mieux qu’il pouvait faire et qu’avec ça je pourrais tenir quelque temps. Et puis il est remonté derrière son volant et il est parti.
— Sans rien te dire d’autre ? demandai-je.
— Si. Juste avant de démarrer, il m’a annoncé : « Si tu devais t’apercevoir que tu es aussi piètre médecin que boulanger, alors reviens et cette fois je t’apprendrai le métier pour de bon. » Tu y comprends quelque chose ?
J’ai débouché mon unique bouteille de vin, un cadeau de Sophie que nous n’avions pas bu le soir où elle me l’avait offert.
Je nous ai servi deux grands verres et, en trinquant, j’ai déclaré à Luc que non, je n’y comprenais rien.
*
* *
J’ai aidé mon ami à remplir tous les formulaires nécessaires à son inscription en première année de médecine, je l’ai accompagné au bureau des admissions où il a sacrifié une grande partie du pécule que lui avait remis son père.
La reprise des cours aurait lieu en octobre. Nous allions refaire des études ensemble. Nous ne serions plus assis côte à côte dans la même classe, mais nous pourrions nous voir de temps à autre dans le petit jardin de l’hôpital. Même sans marronnier ni panier de basket, nous en referions vite notre nouvelle cour de récréation.
La première fois que nous nous y sommes retrouvés, c’est moi qui ai remercié son ombre.
*
* *
Luc s’installa chez moi. Notre cohabitation était des plus faciles, nous vivions en horaires décalés. Il profitait de mon lit pendant que je faisais mes gardes de nuit et partait en cours lorsque je rentrais. Les rares fois où nous devions partager le studio, il étendait une couette sous la fenêtre, roulait une couverture en boule en guise d’oreiller et dormait comme un loir.
En novembre, il me confia qu’il s’était entiché d’une étudiante avec laquelle il révisait souvent. Annabelle avait cinq ans de moins que lui, mais il jurait qu’elle faisait plus femme que son âge.
Début décembre, Luc me demanda de lui rendre un immense service. Je frappai ce soir-là à la porte de Sophie qui m’accueillit dans son lit. La relation que Luc entretenait avec Annabelle finit par me rapprocher de Sophie. Je dormais de plus en plus souvent chez elle, et Annabelle de plus en plus souvent chez moi. Les dimanches soir, Luc nous conviait dans mon studio et se mettait aux fourneaux, nous faisant profiter de ses talents de pâtissier. Je ne compte plus les quiches et tourtes que nous avons dégustées. À la fin du dîner, Sophie et moi laissions Luc et Annabelle « réviser leurs cours » en toute intimité.
*
* *
Je n’avais pas revu ma mère depuis l’été, elle avait annulé sa visite automnale. Elle se sentait fatiguée et avait préféré s’épargner le voyage. Dans sa lettre, elle m’écrivait que, tout comme elle, la maison vieillissait. Elle avait commencé à la repeindre, et les odeurs de solvants avaient fini par l’incommoder. Au téléphone, elle m’avait assuré qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Quelques semaines de repos et tout irait bien à nouveau. Elle m’avait fait jurer de venir la voir à Noël, et Noël approchait.
J’avais acheté son cadeau, pris mon billet de train et négocié de ne pas être de garde le 24 décembre. Un chauffeur d’autobus et une plaque de verglas ruinèrent mes projets. Une embardée incontrôlable, au dire des témoins, le bus avait heurté un parapet avant de se coucher sur le flanc. Quarante-huit victimes à l’intérieur, seize sur le trottoir. Je préparais mon sac quand mon biper s’était mis à vibrer sur la table de nuit. J’appelai l’hôpital, tous les externes étaient mobilisés.
Le hall des Urgences était plongé dans un véritable chaos, les infirmières étaient débordées, les box d’examen tous occupés et le personnel courait en tout sens. Les blessés les plus graves attendaient leur tour pour entrer au bloc opératoire, les moins atteints patientaient sur des civières dans le couloir. Luc, en qualité de brancardier, faisait la navette entre les ambulances qui ne cessaient d’arriver et la salle de triage. C’était la première fois que nous travaillions ensemble. Il était pâle et, dès qu’il passait devant moi, je le surveillais attentivement.
Lorsque les pompiers lui confièrent un homme dont le tibia et le péroné sortaient à angle droit du mollet, je le vis se retourner vers moi, le visage verdâtre, et glisser lentement contre les portes du sas avant de s’effondrer de tout son long sur le carrelage à damier. Je me précipitai pour le relever et l’installai sur un fauteuil de la salle d’attente, le temps qu’il recouvre ses esprits.
La tourmente dura une bonne partie de la nuit. Au petit matin, les Urgences ressemblaient à un hôpital militaire quelques heures après la bataille. Le sol était maculé de sang et jonché de compresses. Le calme revenu, l’équipe d’urgentistes s’affairait à remettre un peu d’ordre.
Luc n’avait pas quitté le fauteuil où je l’avais laissé. Je vins m’asseoir à côté de lui. Il se tenait la tête entre les genoux. Je le forçai à se redresser et à me regarder.
— C’est fini, lui dis-je. Tu viens de vivre ton baptême du feu et, contrairement à ce que tu penses, tu t’en es plutôt bien tiré.
Luc soupira, il fit un tour d’horizon et se précipita au-dehors pour se vider l’estomac. Je le suivis afin d’aller le soutenir.
— Qu’est-ce que tu disais sur la façon dont je m’en suis tiré ?
demanda-t-il en s’adossant au mur.
— C’était une sacrée nuit de Noël, je t’assure que tu as été très bien.
— Je me suis comporté comme une merde, tu veux dire, j’ai tourné de l’oeil et je viens de vomir ; pour un étudiant en médecine, j’imagine que c’est du plus bel effet.
— Si cela peut te rassurer, je me suis évanoui le premier jour où je suis entré en salle de dissection.
— Merci de m’avoir prévenu, mon premier cours de dissection a lieu lundi prochain.
— Tout se passera bien, tu verras.
Luc me lança un regard incendiaire.
— Non, rien ne se passe bien. Je pétrissais de la pâte, pas de la chair fraîche, je découpais des pains, pas des chemises et des pantalons ensanglantés et, surtout, je n’ai jamais entendu une brioche hurler à la mort, même quand je lui plantais un couteau dans le bonnet. Je me demande si je suis vraiment fait pour ça, mon vieux.
— Luc, la plupart des étudiants en médecine connaissent ce genre de doute. Tu t’habitueras avec le temps. Tu n’imagines pas combien c’est gratifiant de soigner quelqu’un.
— Je soignais les gens avec des pains au chocolat, et je peux te garantir que ça marchait à tous les coups, répondit Luc en ôtant sa blouse.
Je le retrouvai chez moi un peu plus tard dans la matinée. Il vidait son sac et, toujours en colère, rangeait ses affaires dans les tiroirs de la commode qui lui étaient réservés.
— C’est la première fois que ma petite soeur passe un Noël sans moi. Qu’est-ce que je vais dire au téléphone pour lui expliquer mon absence ?
— La vérité, mon vieux, raconte ta nuit, telle qu’elle s’est déroulée.
— À ma petite soeur de onze ans ? Tu as une autre idée de ce genre à me proposer ?
— Tu as consacré ta soirée de Noël à secourir des gens en détresse, que veux-tu que ta famille te reproche ? Et puis tu aurais pu être dans ce bus, alors arrête de te plaindre.
— J’aurais aussi pu être chez moi ! J’étouffe ici, j’étouffe dans cette ville, dans l’amphithéâtre, dans ces manuels qu’il faut avaler à longueur de nuit et de journée.
— Si tu me disais ce qui ne va pas ? demandai-je à Luc.
— Annabelle, voilà ce qui ne va pas. Je rêvais de vivre une histoire avec une femme, tu ne peux pas savoir à quel point.
Chaque fois que mon père me rappelait à l’ordre parce que j’avais la tête ailleurs, j’étais en train de m’imaginer avec une fille. Et maintenant que cela m’arrive, je n’ai plus qu’une envie, redevenir célibataire. Je t’en ai même voulu de ne pas t’investir plus dans ta relation avec Sophie. La première fois que je l’ai vue, chez ta mère, je me suis dit que c’était vraiment donner de la confiture aux cochons.
— Merci.
— Je suis désolé, mais je voyais bien que tu la regardais à peine, une fille comme ça, c’est tellement inouï.
— Tu es en train de me dire à demi-mot que tu as le béguin pour Sophie ?
— Ne sois pas idiot, si c’était le cas, je n’emploierais pas des demi-mots, je te dis juste que je ne comprends plus rien à rien.
Je m’ennuie avec Annabelle, elle n’est pas franchement drôle.
Elle se prend au sérieux et me regarde de haut parce que j’ai grandi en province.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Elle est partie passer les fêtes en famille, je lui ai proposé de la rejoindre mais j’ai bien senti que l’idée de me présenter à ses parents la gênait. Nous ne sommes pas du même monde.
— Tu ne crois pas que tu dramatises un peu ? Elle a peut-être eu peur du côté engageant de la chose ? Présenter quelqu’un à sa famille, ce n’est pas sans conséquence, enfin, cela signifie quelque chose, c’est une étape dans une relation.
— Tu as pensé à tout ça, quand tu as emmené Sophie chez ta mère ?
J’ai regardé Luc en silence. Non, je n’avais pensé à rien de tout cela quand j’avais proposé spontanément à Sophie de venir avec moi, et je réfléchissais seulement maintenant à ce qu’elle avait dû en conclure. Mon égoïsme et ma bêtise justifiaient sa distance à mon égard depuis le début de l’automne. Et je ne lui avais rien proposé pour Noël. Notre amitié amoureuse se fanait, et j’étais le seul à ne pas m’en rendre compte. Je laissai Luc à sa morosité et me précipitai sur le téléphone pour appeler Sophie.
Aucune réponse. Peut-être avait-elle vu apparaître mon numéro sur le cadran et refusait-elle de décrocher ?
J’ai joint ma mère pour m’excuser de lui avoir fait faux-bond.
Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’elle comprenait très bien.
Elle m’assura que nos échanges de cadeaux pouvaient attendre, elle tâcherait d’avancer son voyage de printemps et viendrait me voir dans le courant du mois de février.
*
* *
Le soir du jour de l’An, j’étais officiellement de garde, j’avais troqué cette nuit contre ma liberté à Noël et j’avais perdu au change. Luc sauta dans un train pour rejoindre les siens. Je n’avais toujours aucune nouvelle de Sophie. Je m’installai sur un fauteuil dans le sas des Urgences en attendant que les premiers fêtards arrivent dans mon service. Cette nuit-là, je fis une rencontre des plus insolites.
La vieille dame avait été amenée aux Urgences par les pompiers à 23 heures. Elle était arrivée sur une civière et sa mine réjouie m’avait surpris.
— Qu’est-ce qui vous met de si bonne humeur ? lui demandai-je en prenant sa tension.
— C’est trop compliqué, vous ne pourriez pas comprendre, rétorqua-t-elle en ricanant.
— Donnez-moi une petite chance !
— Je vous assure, vous me prendriez pour une folle.
La vieille dame se redressa sur le brancard et me regarda attentivement.
— Je vous reconnais ! s’exclama-t-elle.
— Vous devez vous tromper, lui dis-je en m’interrogeant sur la nécessité de lui faire passer un scanner.
— Vous, vous êtes en train de vous dire que je suis gâteuse et vous vous demandez si vous ne devriez pas pousser plus loin vos examens. Pourtant, le plus gâteux des deux, c’est vous, mon cher.
— Si vous le dites !
— Vous habitez au quatrième droite et moi, juste au-dessus.
Alors, jeune homme, quel est le plus distrait de nous deux ?
Depuis le début de ma médecine, je redoutais de renouer un jour avec mon père dans des circonstances similaires. Ce soir-là, c’était ma voisine que je rencontrais, non pas dans la cage d’escalier de notre immeuble, mais aux Urgences. Cinq ans que j’avais emménagé, cinq ans que j’entendais ses pas au-dessus de ma tête, le sifflement de sa bouilloire le matin, ses fenêtres quand elle les ouvrait, et jamais je ne m’étais demandé qui vivait là ni à quoi ressemblait la personne dont le quotidien semblait si proche du mien. Luc a raison, les grandes villes rendent fou, elles vous sucent l’âme et la recrachent comme une chique.
— Ne soyez pas gêné, mon grand, ce n’est pas parce que j’ai réceptionné deux, trois paquets pour vous que vous m’étiez redevable d’une petite visite. Nous nous sommes croisés plusieurs fois dans l’escalier, mais vous les grimpez tellement vite que si votre ombre vous suivait, vous la perdriez dans les étages.
— C’est drôle que vous disiez cela, répondis-je en observant ses pupilles à la lampe.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? s’étonna-t-elle en fermant les paupières.
— Rien. Et si vous me disiez enfin ce qui vous met de si bonne humeur ?
— Ah non, encore moins maintenant que je sais que vous êtes mon voisin. À ce sujet, j’aurais d’ailleurs une faveur à vous demander.
— Tout ce que vous voudrez.
— Si vous pouviez suggérer à votre copain de mettre une sourdine quand il fait des galipettes avec son amie, je vous en serais reconnaissante. Je n’ai rien contre les ébats de la jeunesse, mais à mon âge, hélas, on a le sommeil léger.
— Si cela peut vous rassurer, vous n’entendrez plus rien, j’ai cru comprendre que leur rupture était imminente.
— Ah, fit la vieille dame songeuse, j’en suis désolée. Bon, si je n’ai rien, je peux rentrer chez moi ?
— Je dois vous garder en observation, j’y suis obligé.
— Qu’est-ce que vous voulez observer ?
— Vous !
— Eh bien je vais vous faire gagner du temps. Je suis une vieille dame d’un certain âge qui ne vous regarde pas et j’ai glissé dans ma cuisine. Il n’y a rien d’autre à voir ni à faire que de me bander cette cheville qui gonfle à vue d’oeil.
— Reposez-vous, nous allons vous envoyer à la radio et, si rien n’est cassé, je vous raccompagnerai à la fin de ma garde.
— Parce que nous sommes entre voisins, je vous donne trois heures. Sinon je rentre par mes propres moyens.
J’ai rédigé une prescription pour une radiographie et confié ma patiente à un brancardier avant de retourner à mon travail.
Les nuits de réveillon sont les pires de toutes aux Urgences, dès minuit trente arrivent les premiers malades. Alcools et nourriture en surabondance, le sens de la fête chez certains me dépassera toujours.
J’ai retrouvé ma voisine au petit matin, assise sur une chaise roulante, son sac sur les genoux et le pied bandé.
— Heureusement que vous avez choisi la médecine, parce que comme chauffeur vous auriez été recalé. Vous me ramenez maintenant ?
— Je termine mon service dans une demi-heure. Votre cheville vous fait souffrir ?
— Une foulure, pas besoin d’être toubib pour le savoir. Si vous allez me chercher un café au distributeur, je veux bien vous attendre encore un peu ; un peu, mais pas plus.
Je me rendis au distributeur de boissons et lui rapportai son café. Elle trempa les lèvres dans le gobelet et me le rendit avec un air de dégoût en désignant la poubelle accrochée à un poteau.
Le hall des Urgences était désert. J’ôtai ma blouse, attrapai mon manteau dans le local de garde et poussai la chaise roulante au-dehors.
Je guettais un taxi quand un ambulancier me reconnut et me demanda où j’allais. Il terminait son service et accepta gentiment de nous déposer. Tout aussi généreusement, il m’aida à porter ma voisine dans l’escalier. Arrivés au cinquième étage, nous étions à bout de souffle. Ma voisine me tendit ses clés. L’ambulancier nous laissa et j’aidai la vieille dame à s’installer dans son fauteuil.
Je lui promis de revenir lui apporter tout ce dont elle pourrait avoir besoin ; avec sa cheville fragilisée, il était préférable qu’elle renonce à la cage d’escalier pendant quelque temps. Je griffonnai mon numéro de téléphone sur une feuille de papier, la posai en évidence sur un guéridon et lui fis promettre de ne pas hésiter à me joindre si elle avait le moindre problème.
J’allais me retirer lorsqu’elle m’appela.
— Vous n’êtes pas très curieux, vous ne m’avez même pas demandé mon prénom.
— Alice, vous vous appelez Alice, c’était inscrit sur votre feuille d’admission.
— Ma date de naissance aussi ?
— Également.
— C’est fâcheux.
— Je n’ai pas fait le calcul.
— Vous êtes galant mais je ne vous crois pas. Oui, j’ai quatre-vingt-douze ans et je sais, je n’en fais que quatre-vingt-dix !
— Bien moins, j’aurais juré que vous aviez...
— Taisez-vous, quoi que vous disiez ce sera toujours trop.
Vous n’êtes quand même pas très curieux, je ne vous ai toujours pas dit ce qui m’amusait tant en arrivant à l’hôpital.
— J’avais oublié, lui avouai-je.
— Allez donc dans la cuisine, vous y trouverez un paquet de café dans le placard au-dessus de l’évier, vous savez vous servir d’une cafetière ?
— J’imagine que oui.
— De toute façon, ça ne pourra pas être pire que le poison que vous m’avez servi tout à l’heure.
Je préparai le café du mieux possible et revins dans le salon un plateau dans les mains. Alice nous servit, elle but sa tasse sans faire de commentaire, j’avais réussi l’épreuve.
— Alors, pourquoi cette bonne humeur hier soir ? repris-je. Se faire mal n’a rien de réjouissant.
Alice se pencha vers la table basse et me présenta une boîte de biscuits.
— Mes enfants m’emmerdent, si vous saviez à quel point !
Leurs conversations m’insupportent, la femme de l’un et le mari de l’autre m’insupportent encore plus. Ils passent leur temps à se plaindre, ne s’intéressent à rien d’autre qu’à leurs petites vies. Ce n’est pas faute de leur avoir enseigné la poésie. J’étais professeur de français figurez-vous, mais ces deux imbéciles n’avaient de goût que pour les chiffres. Je voulais échapper au réveillon chez ma belle-fille, autant dire à un calvaire, elle cuisine avec ses pieds, même une dinde s’autocuirait mieux.
Pour ne pas prendre le train hier matin et les rejoindre dans leur sinistre propriété de campagne, j’ai prétendu m’être foulé la cheville. Ils ont tous prétendu être désolés ; je vous rassure, cinq minutes, pas plus.
— Et si l’un d’eux avait décidé de venir vous chercher en voiture ?
— Aucun risque, ma fille et mon fils font un concours d’égoïsme depuis qu’ils ont seize ans. Ils en ont quarante de plus et personne n’a encore pu désigner le gagnant. J’étais dans ma cuisine en train de me dire qu’à leur retour de vacances il faudrait que je porte un bandage autour de la cheville pour donner corps à mon mensonge quand j’ai glissé et me suis retrouvée les quatre fers en l’air. À minuit moins le quart, les pompiers sont arrivés. J’ai réussi à leur ouvrir la porte, six beaux garçons dans mon appartement, rien que pour moi le soir du réveillon, en lieu et place de la dinde de ma belle-fille, je n’en demandais pas tant ! Ils m’ont examinée et sanglée sur leur civière pour descendre l’escalier. Il était minuit pile, alors que nous allions partir pour l’hôpital, j’ai demandé au capitaine s’il voulait bien attendre quelques instants de plus. Mon état ne justifiait aucune urgence. Il a accepté, je leur ai offert des chocolats, nous avons attendu le temps qu’il fallait...
— Qu’est-ce que vous attendiez ?
— À votre avis ? Que le téléphone sonne ! Ce n’est pas encore cette année que l’on départagera mes deux oisillons. En arrivant à l’hôpital, je riais à cause de ma cheville qui gonflait dans le camion de pompiers. Finalement je l’ai eu, mon bandage.
J’ai aidé Alice à s’allonger sur son lit, j’ai allumé son poste de télévision et l’ai laissée se reposer. Aussitôt rentré chez moi, je me suis précipité sur le téléphone pour appeler ma mère.
8.
Janvier était glacial. Luc rentra de son séjour plus motivé que jamais par ses études. Son père lui avait tapé sur les nerfs et sa petite soeur avait passé plus de temps avec sa console de jeux qu’à lui parler. À ma demande, Luc était allé rendre visite à ma mère. Il lui avait trouvé une petite mine. Elle lui avait confié une lettre et un cadeau de Noël à me remettre.
Mon chéri,
Je sais combien ton travail t’accapare. Ne regrette rien, j’étais un peu fatiguée le soir de Noël et me suis couchée tôt. Le jardin est comme moi, endormi sous le givre de l’hiver. Les haies sont blanches et le spectacle est magnifique. Le voisin est venu me porter plus de bois qu’il n’en faut pour tenir un siège.
Le soir, j’allume ma cheminée et regarde le feu crépiter dans l’âtre en pensant à toi et à la vie trépidante que tu mènes. Cela me rappelle tant de souvenirs. Tu dois mieux comprendre pourquoi il m’arrivait de rentrer épuisée à la maison et j’espère que tu me pardonnes maintenant ces soirées où je ne trouvais pas toujours la force de te parler. J’aimerais te voir plus souvent, ta présence me manque, mais je suis fière et heureuse de ce que tu accomplis. Je viendrai te voir dès les premiers jours du printemps. Je sais que je t’avais promis une visite en février mais avec le gel qui perdure, je préfère être prudente ; je ne voudrais pas m’imposer à toi en patiente éclopée. Si par chance tu réussissais à prendre quelques jours, et bien qu’en t’écrivant cela je sache la chose impossible, j’en serais la plus heureuse des mères.
C’est une belle année qui nous attend, en juin tu seras diplômé et ton internat commencera. Tu le sais mieux que moi mais le seul fait d’écrire ces mots me rend si fière que je pourrais les recopier cent fois.
Alors, bonne et heureuse année, mon enfant.
Ta maman qui t’aime.
P-S : Si tu n’aimes pas la couleur de cette écharpe, tant pis, tu ne pourras pas la changer, c’est moi qui te l’ai tricotée. Si elle est un peu de traviole, c’est normal, c’est la première fois que je tricote et la dernière aussi, j’ai eu horreur de ça.
J’ai défait le paquet et passé l’écharpe autour de mon cou. Luc s’est aussitôt payé ma tête. Elle était violette et plus large à une extrémité qu’à l’autre. Mais une fois nouée, on n’y voyait que du feu. Cette écharpe, je l’ai portée tout l’hiver.
*
* *
Sophie avait réapparu à la fin de la première semaine de janvier. J’étais passé chaque nuit dans son service, sans jamais l’y trouver. C’est elle qui vint me rendre visite aux Urgences, le jour de son retour. La couleur hâlée de sa peau détonnait au milieu de la pâleur des visages environnants. Elle avait eu, me dit-elle, besoin de prendre l’air. Je l’entraînai dans le petit café en face de l’hôpital et nous dînâmes tous deux avant de reprendre notre service.
— Tu étais où ?
— Comme tu peux le constater, au soleil.
— Seule ?
— Avec une amie.
— Qui ?
— Moi aussi j’ai des amies d’enfance. Comment va ta mère ?
Elle me laissa parler un long moment et, soudain, elle posa sa main sur la mienne et me regarda avec insistance.
— Cela fait combien de temps, toi et moi ? me demanda-t-elle.
— Pourquoi cette question ?
— Réponds-moi. C’était quand, notre première fois ?
— Le jour où nos lèvres ont glissé alors que j’étais venu te voir dans ton service, dis-je sans aucune hésitation.
Sophie me regarda, l’air désolé.
— Le jour où je t’ai offert une glace au parc ? continuai-je.
Sa mine s’assombrit encore plus.
— Je te demande une date.
J’avais besoin de quelques secondes de réflexion, elle ne m’en laissa pas le temps.
— La première fois que nous avons fait l’amour, c’était il y a deux ans, jour pour jour. Tu ne t’en souviens même pas. Nous ne nous sommes pas vus depuis deux semaines et nous fêtons cet anniversaire dans un bar miteux en face de l’hôpital, juste parce qu’il faut bien avaler quelque chose avant de prendre notre garde. Je ne peux plus être tantôt ta meilleure amie, tantôt ta maîtresse. Tu es prêt à te dévouer à la terre entière, à un étranger rencontré le matin même, et moi, je ne suis que la bouée à laquelle tu t’accroches les jours d’orage mais que tu délaisses aussitôt qu’il fait beau. Tu as eu plus d’attention pour Luc en quelques mois que pour moi depuis deux ans. Que tu refuses de le voir ou pas, nous ne sommes plus dans une cour d’école à faire les quatre cents coups. Je suis une ombre dans ta vie, tu es bien plus que ça dans la mienne et ça me fait du mal.
Pourquoi m’as-tu emmenée chez ta mère, pourquoi ce moment si intime dans ton grenier, pourquoi m’avoir laissée entrer dans ta vie si ce n’était qu’en simple visiteuse ? J’ai pensé cent fois te quitter mais je n’y arrive pas toute seule. Alors je te demande un service, fais-le pour nous, ou si tu crois que nous avons quelque chose à partager, même si ce n’est que pour un temps, donne-nous vraiment les moyens de vivre cette histoire.
Sophie s’est levée et a quitté la salle. À travers la vitrine, je l’ai vue sur le trottoir attendant que le feu passe au rouge pour traverser la rue, il pleuvait, elle a remonté le col de sa blouse sur sa nuque et, sans que je sache pourquoi, ce geste si anodin m’a donné terriblement envie d’elle. J’ai vidé mes poches sur la table pour payer l’addition et je me suis précipité à sa poursuite.
Nous nous sommes embrassés sous une averse glaciale, et entre nos baisers, je me suis excusé du mal que je lui avais fait. Si j’avais su, je lui aurais aussi demandé pardon du mal que j’allais bientôt lui faire, mais je l’ignorais encore et mon désir était sincère.
Une brosse à dents dans un verre, deux ou trois affaires dans un placard, un réveil sur une table de nuit, quelques livres emportés, j’ai laissé mon studio à Luc et me suis installé chez Sophie. Je repassais tous les jours chez moi, une petite visite de rien du tout, comme un marin qui vient à quai vérifier les amarres. J’en profitais chaque fois pour monter un étage de plus. Alice se portait comme un charme. Nous faisions un brin de conversation, elle débitait des horreurs sur ses enfants et cela la réjouissait. J’avais laissé des consignes à Luc pour que, en mon absence, il s’assure à son tour qu’elle ne manquait de rien.
Un soir, alors que nous nous retrouvions tous les deux par hasard chez elle, elle nous fit une remarque pour le moins surprenante.
— Au lieu de mettre des enfants au monde et de s’évertuer à les élever, on ferait mieux de les adopter à l’âge adulte, au moins on saurait à qui on a affaire. Vous deux, je vous aurais tout de suite choisis.
Luc me regarda, stupéfait, et Alice, folle de joie devant son effet, enchaîna.
— Ne soyons pas hypocrites, tu m’as bien dit que tes parents te tapaient sur les nerfs, alors pourquoi les parents n’auraient-ils pas le droit de ressentir la même chose à l’égard de leur progéniture ?
Et, comme Luc demeurait sans voix, je l’entraînai dans la cuisine et lui expliquai en aparté qu’Alice avait une forme d’humour particulière. Il ne fallait pas lui en vouloir, elle se consumait de chagrin. Elle avait beau tout essayer pour rester digne devant tant de peine, et même tenter de les haïr, rien n’y faisait, l’amour qu’elle portait à ses enfants était le plus fort.
Elle souffrait le martyre d’avoir été abandonnée.
Ce n’est pas Alice qui m’avait confié ce secret, mais un matin, alors que je lui rendais visite, le soleil était entré dans son salon et nos ombres s’étaient côtoyées d’un peu trop près.
*
* *
Aux premiers jours de mars, le personnel des Urgences fut convoqué en assemblée générale. On avait découvert que les dalles des faux plafonds contenaient de l’amiante. Des équipes spécialisées devaient venir les remplacer, les travaux dureraient trois jours et trois nuits. Pendant ce temps, un autre centre hospitalier prendrait la relève. Le personnel était au chômage technique tout le week-end.
J’appelai aussitôt ma mère pour lui faire part de la bonne nouvelle, j’allais pouvoir lui rendre visite, j’arriverais le vendredi. Ma mère resta silencieuse un instant et m’annonça qu’elle était désolée, elle avait promis à une amie de l’accompagner dans le Sud. L’hiver avait été particulièrement rigoureux et quelques jours de soleil ne pouvaient pas leur faire de mal. Le voyage était organisé depuis des semaines, les arrhes déjà versées à l’hôtel et les billets d’avion non remboursables.
Elle ne voyait pas comment annuler. Elle avait tellement envie de me voir, c’était vraiment idiot, elle espérait que je comprendrais et ne lui en voudrais pas. Sa voix était si pâle que je la rassurai aussitôt, non seulement je comprenais mais je me réjouissais qu’elle sorte de chez elle pour faire un petit voyage.
Le printemps arriverait avec la fin du mois et, lorsqu’elle viendrait, nous rattraperions le temps perdu.
Ce soir-là, Sophie était de garde, moi pas. Luc était en pleines révisions et il avait besoin d’un coup de main. Après avoir dévoré une assiette de pâtes, nous nous installâmes à mon bureau, je jouai au professeur, il endossa le rôle de l’élève. À
minuit, il envoya son manuel de biologie valdinguer à l’autre bout de la pièce. J’avais connu, à l’approche des examens de première année, une tension similaire, l’envie de tout plaquer, de fuir le risque d’échouer. J’allai récupérer le livre et repris comme si rien ne s’était passé. Mais Luc était ailleurs et son désarroi m’inquiétait un peu.
— Si je ne quitte pas cet endroit pendant au moins deux jours, je vais imploser, dit-il. Je donnerai ce qui restera de mon corps à la médecine. Le premier incubateur humain à avoir pété de l’intérieur, ça devrait les intéresser. Je me vois déjà allongé sur la table de dissection, entouré de jeunes étudiantes. Au moins, des filles m’auront tripoté les roubignoles juste avant que je finisse six pieds sous terre.
De cette tirade, je conclus que mon ami avait vraiment besoin de prendre l’air. Je réfléchis à la situation et lui proposai d’aller poursuivre ses révisions à la campagne.
— J’aime pas les vaches, me répondit-il, lugubre.
Un silence s’installa, je ne quittais pas Luc des yeux tandis qu’il continuait de regarder dans le vague.
— La mer, dit-il. Je veux voir la mer, l’horizon jusqu’à l’infini, le grand large, les embruns, entendre les mouettes...
— Je crois que j’ai compris le tableau, lui dis-je.
Les premières côtes se trouvaient à trois cents kilomètres, le seul train qui s’y rendait était un omnibus, le voyage prendrait six heures.
— Louons une voiture, tant pis, mon salaire de brancardier y passera, c’est moi qui régale, mais je t’en supplie, emmène-moi à la mer.
Au moment où Luc achevait sa supplique, Sophie poussa la porte et entra dans le studio.
— C’était ouvert, dit-elle, je ne vous dérange pas ?
— Je croyais que tu étais de garde ?
— Moi aussi je le croyais, je me suis tapé quatre heures pour rien. Je me suis trompée de jour, et il m’a fallu tout ce temps-là pour me rendre compte qu’on était deux dans le service. Quand je pense que j’aurais pu passer une vraie soirée avec toi.
— En effet, fis-je.
Sophie me regarda longuement, sa moue présageait du pire.
J’ouvrais grand les yeux, une façon silencieuse de lui demander ce qui n’allait pas.
— Tu pars à la mer ce week-end, si j’ai bien compris ? Oh, ne fais pas cette tête, je n’écoute pas aux portes, Luc beuglait tellement qu’on l’entendait depuis l’escalier.
— Je ne sais pas, répliquai-je. Puisque tu as profité de notre conversation, tu auras remarqué que je n’ai encore rien répondu.
Luc suivait l’échange du regard, tel un spectateur dans les gradins d’un court de tennis.
— Tu fais ce que tu veux, si vous avez envie de passer le week-end ensemble, je trouverai bien à m’occuper, ne vous inquiétez pas pour moi.
Luc avait dû deviner le dilemme auquel j’étais confronté. Il se leva d’un bond, se jeta aux pieds de Sophie et, s’accrochant à ses chevilles, se mit à la supplier. Je me souvenais de l’avoir vu faire un numéro similaire pour échapper un jour à une colle de Mme Schaeffer.
— Je t’en supplie, Sophie, viens avec nous, ne fais pas ta bêcheuse, ne le culpabilise pas, je sais que tu aurais voulu passer ces deux jours avec lui, mais il était sur le point de me sauver la vie. À quoi sert de faire médecine si tu refuses de porter assistance à une personne en danger, surtout quand la personne en question, c’est moi ? Je vais mourir asphyxié sous les livres si vous ne me sortez pas d’ici. Viens avec nous, aie pitié, j’irai m’installer sur la plage et vous ne me verrez pas, je serai invisible. Je te promets de me tenir à distance, je ne dirai pas un mot, tu finiras par en oublier que je suis là. Deux jours à la mer, rien que vous deux et l’ombre de moi, dis oui, je t’en prie, je paie la location de la voiture, l’essence et l’hôtel. Tu te souviens des croissants que je n’avais faits que pour toi ? Je ne te connaissais pas, et je savais déjà qu’on allait bien s’entendre.
Si tu dis oui, je te ferai des chouquettes comme jamais tu n’en as mangé.
Sophie baissa les yeux, et demanda d’une voix très sérieuse.
— C’est quoi, d’abord, des chouquettes ?
— Raison de plus pour venir, reprit Luc, tu ne peux pas passer à côté de mes chouquettes ! Et si tu refuses, ce crétin ne viendra pas non plus, et si je ne vais pas prendre l’air, je ne pourrai pas reprendre mes révisions, je raterai mes examens, bref ma carrière de médecin est entre tes mains.
— Arrête de faire l’imbécile, dit tendrement Sophie en l’aidant à se relever.
Elle hocha la tête et conclut qu’il n’y en avait pas un pour racheter l’autre.
— Deux gamins ! dit-elle. Va pour la mer, et je veux mes chouquettes dès notre retour.
Nous avons laissé Luc à ses révisions, il passerait nous chercher le vendredi matin.
Alors que nous marchions vers chez elle, Sophie me prit par la main.
— Tu aurais vraiment renoncé à ce week-end si j’avais refusé de venir ? me demanda-t-elle.
— Tu aurais refusé ? lui répondis-je.
En entrant dans son studio, elle me confia que Luc était quand même un type unique en son genre.
9.
Luc avait sans nul doute réussi à dénicher la voiture de location la moins chère de la ville. Un vieux break aux ailes toutes de couleurs différentes. La calandre manquante, les deux phares séparés par un radiateur rouillé évoquaient une paire d’yeux au strabisme prononcé.
— Bon, elle louche un peu, dit Luc alors que Sophie hésitait à monter dans ce tas de ferraille, mais le moteur ronronne et les plaquettes de freins sont neuves. Même si l’embrayage craque un peu, elle nous mènera à bon port, et puis vous verrez, elle est spacieuse.
Sophie préféra s’installer à l’arrière.
— Je vous laisse devant, dit-elle en refermant sa portière dans un affreux grincement.
Luc fit tourner la clé de contact et se retourna vers nous, ravi.
Il avait raison, le moteur ronronnait gentiment.
Les amortisseurs étaient d’origine et le moindre virage nous faisait tanguer dans un balancement digne d’un manège. Après cinquante kilomètres, Sophie supplia pour que l’on s’arrête à la première station-service. Elle me délogea sans ménagement, elle préférait encore tenter sa chance à la place du mort que d’avoir à supporter le mal de coeur qu’elle ressentait sur la banquette arrière, glissant d’une fenêtre à l’autre à chaque coup de volant.
Nous en profitâmes pour faire le plein d’essence et avaler chacun un sandwich avant de reprendre la route.
Quant au reste du voyage, je ne m’en souviens plus. Allongé à mon aise et bercé par la route, je sombrai dans un profond sommeil. Il m’arrivait parfois d’entrouvrir les yeux, Sophie et Luc étaient en pleine conversation, leurs voix contribuaient à me bercer encore et je me rendormais.
Cinq heures après notre départ, Luc me secoua, nous étions arrivés.
Il gara la voiture devant la façade d’un vieil hôtel aussi décrépi qu’elle. À croire que cette épave avait retrouvé le chemin de sa maison.
— Je vous l’accorde, ce n’est pas un quatre étoiles, mais je me suis engagé à payer la note et c’est tout ce que je peux vous offrir, dit Luc en sortant nos sacs du coffre.
Nous le suivîmes jusqu’à la réception sans commentaire. La propriétaire de l’établissement balnéaire avait dû en prendre la gérance l’année de ses vingt ans, elle en avait cinquante de plus et son allure se confondait parfaitement avec la décoration du lieu. J’aurais imaginé que, hors saison, nous serions les seuls clients, mais une quinzaine de personnes âgées se penchèrent à la balustrade, curieuses de voir la tête des nouveaux visiteurs.
— Ce sont des réguliers, dit la patronne en haussant les épaules. La maison de retraite du coin a perdu sa licence, j’ai bien été obligée de récupérer tout ce joli petit monde, on n’allait pas les laisser à la rue. Vous avez de la chance, un des mes locataires est mort la semaine dernière, sa chambre est libre, je vais vous y conduire.
— Là, je dois dire que nous avons vraiment de la chance !
souffla Sophie en empruntant l’escalier.
La patronne demanda à ses pensionnaires de bien vouloir nous faire un peu de place dans le couloir afin de nous laisser passer.
Sophie distribua sourire sur sourire à chacun d’eux. Si l’hôpital venait à nous manquer, balança-t-elle à Luc, au moins nous ne serions pas trop dépaysés.
— Comment crois-tu que j’ai eu le tuyau ? rétorqua-t-il. Une copine de première année m’a filé l’adresse, pendant les vacances elle vient donner un coup de main pour se faire un peu d’argent.
La porte de la chambre 11 s’ouvrit sur une pièce à deux lits.
Sophie et moi nous retournâmes vers Luc.
— Je vous promets de me faire discret, s’excusa-t-il. Les hôtels sont faits pour dormir, non ? Et puis si vous voulez avoir la paix, j’irai coucher à l’arrière du break, voilà tout.
Sophie posa sa main sur l’épaule de Luc et lui dit que nous étions venus ici pour voir la mer et que c’était tout ce qui comptait. Rassuré, Luc nous proposa de choisir le lit que nous préférions.
— Aucun, marmonnai-je en lui donnant un coup de coude.
Sophie opta pour celui qui se trouvait le plus éloigné de la fenêtre et le plus proche de la salle d’eau.
Nos sacs posés, elle suggéra de ne pas nous attarder plus longtemps. Elle avait faim et envie de voir le grand large. Luc ne se le fit pas répéter deux fois.
La plage se trouvait à six cents mètres à pied, nous expliqua la patronne en nous griffonnant un plan sur une feuille de papier.
En chemin, nous trouverions une brasserie qui servait toute la journée.
— C’est moi qui vous invite, proposa Sophie, déjà enivrée par les embruns qui venaient jusqu’à nous.
C’est alors que nous nous engagions dans la rue du marché que je ressentis une impression de déjà-vu, j’aurais juré être venu ici auparavant. Je haussai les épaules, toutes les petites stations balnéaires se ressemblent, mon imagination devait encore me jouer des tours.
Luc et Sophie étaient affamés, le menu du jour ne les avait pas rassasiés et Sophie commanda une tournée de crèmes caramel.
Lorsque nous sortîmes de la brasserie, la nuit était tombée. La mer n’était pas bien loin, même si nous ne pourrions pas voir grand-chose dans l’obscurité, nous décidâmes d’aller faire un tour sur la plage.
La digue était à peine éclairée, trois vieux réverbères scintillaient à bonne distance les uns des autres, puis le reste de la jetée plongeait dans le noir.
— Vous sentez ça ? s’exclama Luc en écartant les bras. Vous sentez ce parfum d’iode ? Je viens enfin de me débarrasser de la puanteur du désinfectant de l’hôpital qui ne m’a pas quitté depuis que je travaille comme brancardier. Je suis allé jusqu’à me frotter l’intérieur des narines avec une brosse à dents pour m’en débarrasser, rien n’y fait, mais là, quelle merveille ! Et ce bruit, vous entendez le bruit des vagues ?
Luc n’attendit pas notre réponse, il ôta chaussures et chaussettes et se mit à courir sur le sable, fonçant vers la ligne d’écume. Sophie le regarda s’éloigner, elle me fit un petit clin d’oeil, se déchaussa et fila rejoindre Luc qui pourchassait la marée descendante en criant à tue-tête. J’avançai à mon tour, la lune était presque pleine et je vis s’étirer mon ombre devant moi. Au détour d’une flaque, j’aurais juré voir, dans les reflets d’eau salée, la silhouette d’une petite fille qui me regardait.
Je retrouvai Luc et Sophie, aussi essoufflés l’un que l’autre.
Nous avions les pieds glacés, Sophie commençait à grelotter. Je la pris dans mes bras pour lui frotter le dos, il était temps de rentrer. Nous retraversâmes la station, nos chaussures à la main. Tous les occupants de l’hôtel dormaient déjà, nous grimpâmes l’escalier à pas de loup.
Une fois douchée, Sophie se glissa dans les draps et s’endormit aussitôt. Luc la regarda dans son sommeil, il me fit un petit signe et éteignit la lumière.
*
* *
Au matin, l’idée de prendre notre petit déjeuner dans la salle à manger ne nous enchantait guère. L’ambiance n’y était pas d’une gaieté folle et les bruits de mastication étaient peu ragoûtants.
— C’est inclus dans le prix, insista Luc.
Mais, devant la mine déconfite de Sophie qui rechignait à tartiner ses biscottes, Luc repoussa sa chaise, nous ordonna de l’attendre et disparut dans la cuisine. Quinze longues minutes plus tard, les pensionnaires attablés relevèrent la tête de leurs assiettes, le nez alerté par une odeur inhabituelle. Plus un bruit ne se fit entendre, tous les petits vieux avaient reposé leurs couverts et chacun fixait la porte de la salle à manger, l’oeil vif.
Luc arriva enfin, la tête enfarinée, portant un panier rempli de galettes. Il fit le tour des tables, en offrit deux à chacun, puis il nous rejoignit, en posa trois dans l’assiette de Sophie, et s’installa.
— Je me suis débrouillé avec ce que j’ai trouvé, dit-il en s’asseyant. Il faudra que nous pensions à aller acheter trois paquets de farine, et autant de beurre et de sucre, je crois que j’ai dévalisé les réserves de notre taulière.
Ses galettes étaient savoureuses, tièdes et fondantes.
— Ça me manque, tu sais, dit Luc en faisant un tour d’horizon.
J’aimais ça, voir les premiers clients du matin arriver de bon appétit à la boulangerie. Regarde autour de nous comme ils semblent heureux, ce n’est pas de la médecine à proprement parler, mais ça a l’air de leur avoir fait du bien.
Je relevai la tête, les pensionnaires se régalaient. Au silence du matin, lorsque nous étions entrés, avaient succédé des conversations animées.
— Tu as des mains en or, dit Sophie la bouche pleine, après tout c’est peut-être une forme de médecine.
— Celui-là, dit Luc en désignant un vieillard qui se tenait droit comme un piquet, ça pourrait être Marquès dans quelques années.
Chacun de nos voisins avait au moins trois fois nos âges. Au milieu de ces visages badins – on entendait même par-ci par-là fuser quelques éclats de rire – j’eus l’étrange impression d’être de retour dans la cantine d’une école où mes copains de classe auraient pris un léger coup de vieux.
— On va voir à quoi ressemble la mer au grand jour ? proposa Sophie.
Le temps de remonter dans notre chambre, d’enfiler un pull et un manteau, nous quittions la pension.
En arrivant sur la plage, je compris enfin ce que j’avais ressenti la veille. Cette petite station balnéaire ne m’était pas inconnue. Au bout de la jetée, la lanterne d’un phare émergea de la brume du matin, un petit phare abandonné, fidèle au souvenir que j’en avais gardé.
— Tu viens ? me demanda Luc.
— Pardon ?
— Il y a un troquet ouvert au bout de la plage. Sophie et moi rêvons d’un vrai café ; celui de l’hôtel, c’était de la lavasse.
— Allez-y, je vous rejoindrai, j’ai besoin d’aller vérifier quelque chose.
— Tu as besoin d’aller vérifier quelque chose sur la plage ? Si tu es inquiet que la mer soit partie, je te promets qu’elle reviendra ce soir.
— Tu peux me rendre ce petit service sans me prendre pour un imbécile ?
— Et de mauvais poil en plus ! Votre serviteur accompagnera donc Madame, pendant que Monsieur ira compter les coquillages. Dois-je transmettre un message ?
N’écoutant plus les âneries de Luc, je rejoignis Sophie, m’excusai de lui fausser compagnie et promis de les retrouver très vite.
— Où vas-tu ?
— Un souvenir qui m’est revenu, je vous rejoins dans un quart d’heure tout au plus.
— Quel genre de souvenir ?
— Je crois être déjà venu ici, avec ma mère, pour quelques jours qui ont beaucoup compté dans ma vie.
— Et tu t’en rends compte seulement maintenant ?
— C’était il y a quatorze ans et je ne suis jamais revenu depuis.
Sophie tourna les talons. Tandis qu’elle s’éloignait au bras de Luc, j’avançai vers la digue.
Le panneau rouillé pendait toujours au bout de sa chaîne.
D’ Accès interdit, on ne pouvait plus lire que les c et les i. Je l’ai enjambé, j’ai poussé la porte en fer dont la serrure rongée par le sel avait disparu depuis longtemps et j’ai monté l’escalier jusqu’au balcon de veille. Les marches semblaient avoir rapetissé, je les croyais plus hautes. J’ai grimpé à l’échelle menant à la coupole, les vitres étaient intactes mais noires de crasse. Je les ai essuyées avec mes poings et j’ai posé mes yeux sur les deux cercles que j’avais fait apparaître, deux cercles comme des jumelles pointées vers mon passé.
Mon pied buta sur quelque chose. Au sol, sous un manteau de poussière, je découvris une caisse en bois. Je me suis agenouillé et l’ai ouverte.
À l’intérieur gisait un très vieux cerf-volant. L’armature était intacte mais la voilure de l’aigle en très mauvais état. J’ai pris l’oiseau dans mes bras et lui ai caressé les ailes avec mille précautions, il semblait si fragile. Puis j’ai regardé au fond de la caisse, et j’en ai eu le souffle coupé. Un long filet de sable formait encore la trace d’un demi-coeur. À côté, se trouvait une feuille de papier roulée en cône. Je l’ai dépliée et j’ai lu : Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu ta promesse, tu n’es jamais revenu. Le cerf-volant est mort, je l’ai enterré ici, qui sait si un jour tu le trouveras.
Le mot était signé Cléa.
Quarante mètres. Le dévidoir avait été enroulé avec une parfaite minutie. Je redescendis vers la plage, étendis mon aigle sur le sable et en assemblai les bâtonnets de bois. Je vérifiai le noeud qui retenait l’ensemble, déroulai cinq mètres de ligne et me mis à courir contre le vent.
Les ailes de l’aigle se gonflèrent, il partit sur la gauche, vira à droite et se dressa dans le ciel. J’essayais de lui faire faire des
« S » et des « 8 » parfaits mais sa voilure trouée répondait mal à mes commandes. Je lâchai un peu de mou et il s’éleva d’autant. Son ombre zigzaguait sur le sable et, dans sa danse, elle m’enivrait. J’ai entendu ce rire incontrôlable me gagner, un rire qui remontait du plus profond de mon enfance, un rire sans pareil, au timbre de violoncelle.
Qu’était devenue ma confidente d’un été, la petite fille à qui j’avais avoué sans peur tous mes secrets, puisqu’elle ne pouvait pas les entendre ?
J’ai fermé les yeux, nous courions à perdre haleine, entraînés par notre aigle qui nous ouvrait la marche. Tu le faisais voler mieux que personne et, souvent, des promeneurs s’arrêtaient pour admirer ta dextérité. Combien de fois t’ai-je prise par la main à cet endroit même ? Qu’es-tu devenue ? Où vis-tu désormais ? Sur quelle plage vas-tu passer tes étés ?
— À quoi tu joues ?
Je n’avais pas entendu arriver Luc.
— Il joue au cerf-volant, répondit Sophie. Je peux essayer ?
demanda-t-elle en approchant sa main de la poignée.
Elle me la confisqua sans me laisser le temps de réagir. Le cerf-volant fit une pirouette et piqua vers la plage. En heurtant le sable, il se brisa.
— Ah ! désolée, s’excusa Sophie, je ne suis pas très douée.
Je me précipitai vers l’endroit où mon cerf-volant était tombé.
Ses deux suspentes étaient cassées, les ailes brisées, repliées sur le torse. Il avait piètre allure. Je m’agenouillai et le pris entre mes mains.
— Ne fais pas cette tête-là, on dirait que tu vas te mettre à pleurer, me dit Sophie. Ce n’est qu’un vieux cerf-volant, si tu veux on peut aller t’en acheter un tout neuf.
Je n’ai rien répondu. Peut-être parce que lui raconter l’histoire de Cléa aurait été la trahir. C’est sacré, un amour d’enfance, rien ne peut vous l’enlever. Ça reste là, ancré au fond de vous. Qu’un souvenir le libère et il remonte à la surface, même avec les ailes brisées. J’ai replié la voilure et rembobiné le fil. Puis j’ai demandé à Luc et à Sophie de m’attendre et je suis allé le replacer dans son phare. Une fois dans la tourelle, je l’ai déposé dans sa caisse et je lui ai demandé pardon ; je sais, c’est idiot de parler à un vieux cerf-volant, mais c’est comme ça.
J’ai refermé le couvercle de la boîte et je me suis bêtement mis à pleurer, sans pouvoir m’en empêcher.
J’ai rejoint Sophie, incapable de lui parler.
— Tu as les yeux tout rouges, a-t-elle murmuré en me prenant dans ses bras. C’était un accident, je ne voulais pas l’abîmer...
— Je sais, répliquai-je. C’est un souvenir, il dormait là-haut paisiblement, je n’aurais pas dû le réveiller.
— J’ignore de quoi tu me parles, mais cela semble te causer tellement de peine. Si tu voulais te confier, nous pourrions aller marcher un peu plus loin, ce serait bien de passer un moment ensemble, rien que toi et moi. Depuis que nous sommes sur cette plage, j’ai l’impression de t’avoir perdu, tu es ailleurs.
J’ai embrassé Sophie et me suis excusé. Nous avons marché le long de la mer, seuls, côte à côte, jusqu’à ce que Luc nous rejoigne.
Nous l’avons vu arriver de loin, il criait de toutes ses forces pour que nous l’attendions.
Luc est mon meilleur ami ; ce matin-là, j’en ai eu la preuve, une fois de plus.
— Tu te souviens de la fois où tu t’étais cassé la figure à vélo ?
me dit-il en s’approchant, mains dans le dos. Bon, je vais te rafraîchir la mémoire, ingrat que tu es. Ta mère t’avait acheté une bicyclette jaune. J’avais pris mon vieux vélo et nous nous étions attaqués à la côte derrière le cimetière. Quand nous sommes passés devant les grilles, je n’ai jamais su si tu voulais vérifier qu’un fantôme ne nous suivait pas mais tu as tourné la tête et tu t’es payé un nid-de-poule. Tu as fait un magnifique soleil et tu t’es étalé de tout ton long.
— Où veux-tu en venir ?
— Tais-toi et tu verras. Ta roue avant était voilée et ça te mettait dans un état encore pire que celui de tes genoux sanguinolents. Tu n’arrêtais pas de répéter que ta mère allait te tuer. Ton vélo n’avait pas trois jours et si tu le rapportais comme ça chez toi, elle ne te le pardonnerait pas. Elle avait dû faire des heures supplémentaires pour te le payer, c’était une catastrophe.
Le souvenir de cet après-midi me revint en mémoire. Luc avait sorti une clé de la petite trousse à outils accrochée à sa selle et avait échangé nos roues. Celle de son vélo s’ajustait à ma bicyclette. Quand il avait eu fini de la remonter, il me dit que ma mère n’y verrait que du feu. Luc avait fait réparer ma roue par son père et le surlendemain nous avions procédé à l’échange. Ma mère n’y avait vu que du feu.
— Enfin, ça te revient ! Bon, mais je te préviens, c’est la dernière fois, faut que tu te décides à grandir quand même.
Luc fit apparaître ce qu’il tenait caché derrière son dos depuis un moment, il me tendit un cerf-volant tout neuf.
— C’est tout ce que j’ai trouvé au bazar de la plage, et tu as de la chance, le type m’a dit que c’était son dernier, ils ont arrêté d’en vendre depuis longtemps. C’est une chouette, pas un aigle, mais ne fais pas ton difficile, c’est aussi un genre d’oiseau et en plus, ça vole de nuit. Tu es content maintenant ?
Sophie l’a assemblé sur le sable, elle m’a tendu la ficelle et m’a fait signe de le faire décoller. Je me sentais un peu ridicule, mais quand Luc a croisé les bras en tapant du pied, j’ai compris que j’étais mis à l’épreuve, alors je me suis élancé et le cerf-volant s’est élevé dans le ciel.
Celui-là volait parfaitement. Le maniement du cerf-volant, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas, même si on n’a pas pratiqué depuis des années.
Chaque fois que la chouette faisait des « S » et des « 8 »
parfaits, Sophie applaudissait et chaque fois, j’avais l’impression de lui mentir un peu.
Luc avait sifflé entre ses dents, il me fit signe de regarder vers la jetée. Nos quinze pensionnaires avaient pris place sur le muret en pierre et admiraient les pirouettes aériennes de la chouette.
Nous sommes rentrés à l’hôtel avec eux, l’heure du retour approchait. Je profitai de ce que Luc et Sophie étaient montés faire leurs sacs pour régler la note et le petit supplément pour le ravitaillement de la cuisine dévalisée le matin même.
La patronne encaissa son dû sans broncher et me demanda à voix basse si je pouvais lui obtenir la recette des galettes. Elle l’avait réclamée à Luc, sans succès. Je promis d’essayer de lui arracher son secret et de la lui poster.
Le vieux monsieur qui se tenait droit comme un piquet dans la salle à manger pendant notre petit déjeuner, celui en qui Luc avait vu l’incarnation de Marquès quand il aurait atteint cet âge, vint vers moi.
— Tu t’es bien débrouillé sur la plage, mon garçon, me dit-il.
Je le remerciai de son compliment.
— Je sais de quoi je parle, des cerfs-volants, j’en ai vendu toute ma vie. Dans le temps, je tenais le bazar de la plage.
Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça, on dirait que tu as vu un fantôme ?
— Si je vous disais qu’il y a longtemps vous m’en avez offert un, vous le croiriez ?
— Je crois que ta demoiselle a besoin d’aide, me dit le vieux monsieur en me désignant l’escalier.
Sophie descendait les marches, portant son sac et le mien. Je les lui ôtai des mains et allai les déposer dans le coffre de la voiture. Luc s’installa au volant, Sophie à ses côtés.
— On y va ? me dit-elle.
— Attendez-moi une minute, je reviens tout de suite.
Je me précipitai vers l’hôtel, le vieux monsieur avait regagné son fauteuil dans le salon et regardait la télévision.
— La petite fille muette, vous vous souvenez d’elle ?
Le klaxon de la voiture se fit entendre à trois reprises.
— J’ai l’impression que tes amis sont pressés. Revenez nous voir un jour, nous serons tous heureux de vous accueillir, surtout ton copain, ses galettes ce matin étaient exceptionnelles.
Le bruit du klaxon se fit continu et je m’en allai à contrecoeur, me faisant la promesse, pour la deuxième fois, de revenir un jour dans cette petite station balnéaire.
*
* *
Sophie fredonnait des mélodies sur lesquelles Luc plaquait des paroles en chantant à tue-tête. Vingt fois il me reprocha de ne pas me joindre à eux, vingt fois Sophie lui dit de me laisser tranquille. Après quatre heures de route, Luc s’inquiéta du brusque plongeon de la jauge d’essence, l’aiguille avait piqué d’un coup sur la gauche.
— De deux choses l’une, annonça-t-il d’un ton grave, soit le témoin du réservoir est mort, soit nous allons bientôt devoir pousser.
Vingt kilomètres plus tard, le moteur toussota avant de s’étouffer à quelques mètres de la pompe à essence. En sortant de la voiture, Luc tapota sur le capot et félicita le break de sa prouesse.
Je remplissais le réservoir, Luc était allé acheter de l’eau et des biscuits, Sophie s’approcha et me prit par la taille.
— Tu es plutôt sexy en pompiste, me dit-elle.
Elle m’embrassa dans la nuque avant de rejoindre Luc dans la boutique.
— Tu veux un café ? me demanda-t-elle en se retournant.
Et, avant que j’aie eu le temps de lui répondre, elle me sourit et ajouta :
— Quand tu voudras me dire ce qui ne va pas, je serai là, tout près de toi, même si tu ne t’en rends plus compte.
Nous rencontrâmes la pluie peu de temps après être repartis.
Les essuie-glaces peinaient à la chasser et leur chuintement sur le pare-brise avait quelque chose de lancinant. Nous arrivâmes en ville bien après la nuit tombée. Sophie dormait profondément et Luc hésitait à la réveiller.
— Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota-t-il.
— Je ne sais pas ; on se gare et on attend qu’elle se réveille.
— Ramenez-moi chez moi, au lieu de dire des bêtises, murmura Sophie les yeux fermés.
Mais Luc ne l’entendait pas ainsi, il prit le chemin de notre studio. Pas question, décréta-t-il, de céder à la sinistrose des dimanches soir, et par temps de pluie il fallait redoubler de vigilance. Nous allions tous les trois nous attaquer une fois pour toutes à la morosité des fins de week-end. Il nous promettait de préparer des pâtes comme nous n’en avions jamais mangé.
Sophie se redressa et se frotta le visage.
— Va pour les pâtes et après, vous me raccompagnez.
Nous avons dîné assis en tailleur sur le tapis. Luc s’est endormi sur mon lit et Sophie et moi avons fini la nuit chez elle.
Lorsque je me suis réveillé, elle était déjà partie. J’ai trouvé un petit mot dans la cuisine, posé contre un verre à côté d’un couvert de petit déjeuner.
Merci de m’avoir emmenée voir la mer, merci pour ces deux jours improvisés. Je voudrais savoir te mentir, te dire que je suis heureuse et que tu me croies, mais je n’y arrive pas. Ce qui me fait le plus mal c’est de te voir si seul quand tu es avec moi.
Je ne t’en veux pas, mais je n’ai rien fait pour mériter de rester derrière la porte. Je te trouvais plus séduisant quand nous étions amis. Je ne veux pas perdre mon meilleur ami, j’ai trop besoin de sa tendresse, de sa sincérité. Il faut que je te retrouve tel que tu étais.
Plus tard, à la cafétéria, tu me raconteras tes journées, je te raconterai les miennes et notre complicité renaîtra, là où nous l’avions abandonnée. Un peu plus tard... nous y arriverons, tu verras.
En partant, laisse la clé sur la table.
Je t’embrasse,
Sophie.
J’ai replié le mot et l’ai mis dans ma poche. J’ai récupéré dans sa commode les quelques affaires qui m’appartenaient, sauf l’une de mes chemises sur laquelle elle avait épinglé une petite note : « Pas celle-là, elle est à moi, maintenant. »
J’ai laissé la clé de son studio où elle me l’avait demandé et je suis parti, persuadé d’être le dernier des imbéciles ou peut-être le premier.
*
* *
Le soir, j’ai tenté de joindre ma mère au téléphone, j’avais besoin de lui parler, de me confier à elle, d’entendre sa voix. Le téléphone a sonné dans le vide. Elle m’avait pourtant dit qu’elle partait en voyage. J’avais oublié la date de son retour.
10.
Trois semaines s’étaient écoulées. Lorsque nous nous croisions à l’hôpital, Sophie et moi ressentions une certaine gêne, même si nous faisions comme si de rien n’était. Un fou rire idiot fit renaître notre amitié. Nous nous trouvions dans le jardin de l’hôpital, profitant tous deux d’un moment de répit, Sophie me racontait une mésaventure arrivée à Luc. Deux blessés avaient été amenés en même temps aux Urgences. Luc faisait la course avec son brancard pour conduire le sien en premier au bloc opératoire. Au détour d’un couloir, il avait dû faire un brusque écart pour éviter l’infirmière en chef, et le patient avait glissé de la civière. Luc s’était jeté à terre pour amortir sa chute, opération réussie, mais le brancard lui avait roulé sur la figure. Il avait hérité de trois points de suture au front.
— Ton meilleur ami a été très courageux. Bien plus que toi le jour où tu t’es ouvert le doigt avec un scalpel en salle de dissection, avait-elle ajouté.
J’avais oublié cet épisode de notre première année d’études.
Je compris enfin comment Luc s’était fait cette blessure que j’avais constatée la veille. Il avait voulu me faire croire à une histoire de portes battantes prises en pleine figure. Sophie me fit jurer de ne pas lui révéler qu’elle avait vendu la mèche. Après tout, puisque c’était elle qui l’avait recousu, il était de fait son patient et elle était tenue au secret médical.
Je promis de ne pas la trahir. Sophie se leva, elle devait reprendre son service, je la rappelai pour lui faire à mon tour une confidence au sujet de Luc.
— Tu ne lui es pas insensible, tu sais ?
— Je sais, me dit-elle en s’éloignant.
Le soleil diffusait une douce chaleur, le temps de ma pose n’était pas encore totalement passé, je décidai de m’attarder un peu.
La petite fille à la marelle entra dans le jardin. Derrière les vitres du couloir, ses parents s’entretenaient avec le chef du service d’hématologie. La gamine avança vers moi, à sa façon de faire un pas en avant, un pas de travers, je devinai qu’elle cherchait à attirer mon attention. Quelque chose lui brûlait les lèvres.
— Je suis guérie, me confia-t-elle fièrement.
Combien de fois avais-je vu cette petite fille jouer dans le jardin de l’hôpital sans jamais me soucier du mal dont elle souffrait ?
— Je vais pouvoir rentrer chez moi.
— J’en suis très heureux pour toi, même si tu vas un peu me manquer. J’avais pris l’habitude de te voir jouer dans ce jardin.
— Et toi, tu vas bientôt pouvoir rentrer chez toi aussi ?
Juste après m’avoir dit cela, la petite fille éclata de rire, un rire au timbre de violoncelle.
Il est des petites choses que l’on laisse derrière soi, des moments de vie ancrés dans la poussière du temps. On peut tenter de les ignorer, mais ces petits riens mis bout à bout forment une chaîne qui vous raccroche au passé.
Luc avait préparé à dîner. Il m’attendait, affalé dans le fauteuil. En arrivant dans le studio, je me penchai sur sa blessure.
— Ça va, arrête de jouer au toubib, je sais que tu sais, dit-il en repoussant ma main. Alors vas-y, je te laisse cinq minutes pour te moquer de moi et après on passe à autre chose.
— La voiture qu’on a prise pour partir en week-end, tu m’aiderais à la louer ?
— Tu vas où ?
— Je voudrais retourner au bord de la mer.
— Tu as faim ?
— Oui.
— Tant mieux, parce que si tu veux que je te fasse quelque chose à manger, tu vas me dire pourquoi tu veux retourner là-
bas. Si tu préfères jouer les grands mystérieux, la station-service est encore ouverte. À cette heure-ci, avec un peu de chance, tu trouveras un sandwich.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ce qui t’est arrivé sur cette plage, parce que mon meilleur ami me manque. Tu as toujours été un peu ailleurs. J’en ai toujours pris mon parti, mais là, je t’assure, c’est plus supportable. Tu avais la fille la plus formidable qui soit et tu as été tellement crétin que, depuis ce fameux week-end, elle aussi est ailleurs.
— Tu te souviens de ces vacances où ma mère m’avait emmené au bord de la mer ?
— Oui.
— Tu te souviens de Cléa ?
— Je me souviens qu’à la rentrée tu me disais que désormais tu te moquais bien d’Élisabeth, que tu avais rencontré l’âme soeur, qu’elle serait un jour la femme de ta vie. Mais nous étions des gosses, tu t’en souviens aussi ? Tu crois qu’elle t’a attendu dans cette station balnéaire ? Reviens sur terre, mon vieux. Tu t’es conduit comme un imbécile avec Sophie.
— Ça doit t’arranger, non ?
— Cette pique est supposée vouloir dire quelque chose ?
— Je te demandais juste un tuyau pour louer une voiture.
— Tu la trouveras vendredi soir garée dans la rue, je te laisserai les clés sur le bureau. Il y a un gratin dans le frigo, tu n’as plus qu’à le réchauffer. Bonne nuit, je vais faire un tour.
La porte du studio se referma. Je m’approchai de la fenêtre pour appeler Luc et m’excuser. J’eus beau crier son nom, il ne se retourna pas et disparut au coin de la rue.
*
* *
Je m’étais arrangé pour prendre ma garde le vendredi afin d’être libéré dès les premières heures du samedi. Je rentrai chez moi au petit matin et trouvai les clés du break, comme Luc me l’avait promis.
Le temps de me glisser sous la douche et de me changer, je pris la route en fin de matinée. Je ne m’arrêtai que pour refaire le plein. La jauge avait bel et bien rendu l’âme et je devais faire des calculs de consommation moyenne afin d’estimer le moment où il faudrait ravitailler la voiture en essence. Au moins, cet exercice m’occupait. Depuis que j’étais parti, j’avais la désagréable sensation de sentir les ombres de Luc et de Sophie sur la banquette arrière.
J’arrivai devant la pension de famille en début d’après-midi.
La gérante fut étonnée de ma visite. Elle était désolée, la chambre que nous occupions avait trouvé un nouveau locataire et elle n’en avait aucune autre de libre. Je n’avais pas l’intention de passer la nuit ici. Je lui expliquai être revenu le temps de m’entretenir avec l’un de ses pensionnaires, un vieux monsieur qui se tenait très droit et à qui je voulais poser une question.
— Vous avez fait toute cette route pour lui poser une question ! Vous savez que nous avons le téléphone ? M. Morton est resté debout toute sa vie derrière le comptoir de son bazar, voilà pourquoi il se tient toujours si droit. Vous le trouverez dans le salon, il y passe la plupart de ses après-midi, il ne sort presque jamais.
Je remerciai la gérante, m’approchai de M. Morton et m’assis devant lui.
— Bonjour, jeune homme, que puis-je faire pour vous ?
— Vous ne vous souvenez pas de moi ? Je suis venu il y a quelque temps, en compagnie d’une jeune femme et de mon meilleur ami.
— Ça ne me dit rien, quand cela, dites-vous ?
— Il y a trois semaines, Luc vous avait cuisiné des galettes pour le petit déjeuner, vous en aviez raffolé.
— J’aime beaucoup les galettes, enfin, j’aime toutes les sucreries. Vous êtes qui, déjà ?
— Souvenez-vous, je faisais voler un cerf-volant sur la plage, vous m’avez dit que je me débrouillais plutôt bien.
— Des cerfs-volants, j’en vendais dans le temps, vous savez.
C’est moi qui tenais le bazar de la plage. Je vendais aussi des tas d’autres articles, des bouées, des cannes à pêche... y a rien à pêcher par ici mais j’en vendais quand même, des crèmes solaires aussi. J’en ai vu des baigneurs dans ma vie, de toutes sortes... Bonjour, jeune homme, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Lorsque j’étais enfant, je suis venu passer une dizaine de jours ici. Une petite fille jouait avec moi, je sais qu’elle venait tous les étés, ce n’était pas une petite fille comme les autres, elle était sourde et muette.
— Je vendais aussi des parasols et des cartes postales, on m’en chapardait beaucoup trop alors j’ai arrêté les cartes postales. Je m’en apercevais parce qu’à la fin de la semaine j’avais toujours des timbres en trop. Ce sont les gosses qui me les volaient...
Bonjour, jeune homme, que puis-je faire pour vous ?
Je désespérais d’arriver à mes fins, quand une dame d’un certain âge s’approcha.
— Vous n’en tirerez rien aujourd’hui, ce n’est pas un bon jour pour lui. Hier il était plus lucide, ça va ça vient, il n’a plus toute sa tête. La petite fille, je sais de qui il s’agit, j’ai toute ma mémoire, moi. C’est de la petite Cléa que vous parlez, je la connaissais bien, mais vous savez, elle n’était pas sourde.
Et, devant mon air ahuri, la dame continua.
— Je vous raconterais bien tout ça mais j’ai faim et je n’arrive pas à parler l’estomac vide. Si vous m’emmeniez prendre un thé à la pâtisserie, nous pourrions discuter. Voulez-vous que j’aille chercher ma gabardine ?
J’aidai la vieille dame à mettre son manteau et nous marchâmes à son pas jusqu’à la pâtisserie. Elle s’installa en terrasse et me demanda une cigarette. Je n’en avais pas. Elle croisa les bras et regarda fixement le bureau de tabac sur le trottoir d’en face.
— Des blondes feront l’affaire, me dit-elle.
Je revins avec un paquet et des allumettes.
— Je serai médecin à la fin de l’année, lui dis-je en les lui remettant. Si mes professeurs me voyaient vous donner ça, j’en prendrais pour mon grade.
— Si vos professeurs perdaient leur temps à surveiller ce que nous faisons dans ce trou perdu, je vous recommanderais vivement de changer d’école, répondit-elle en faisant craquer une allumette. Quant au temps, pour ce qui m’en reste, je me demande bien pourquoi on fait tout pour nous emmerder.
Interdit de boire, interdit de fumer, interdit de manger trop gras ou trop sucré, à force de vouloir nous faire vivre plus longtemps, c’est le goût de vivre qu’ils vont nous enlever, tous ces savants qui pensent à notre place. Qu’est-ce qu’on était libre quand j’avais votre âge, libre de se tuer plus vite certes, mais de vivre aussi. Alors je vais profiter de votre charmante compagnie pour défier la médecine, et si vous n’y voyez pas trop d’inconvénients je ne serais pas contre un bon baba au rhum.
Je commandai un baba au rhum, un éclair au café et deux chocolats chauds.
— Ah la petite Cléa, tu parles si je m’en souviens. Je tenais la librairie à l’époque. Vous voyez, les commerçants, c’est comme ça que ça finit. On sert les gens pendant des années et le jour de la retraite plus personne ne vient vous voir. J’en ai donné des bonjours, des mercis, des au revoir. Depuis deux ans que j’ai lâché mon comptoir, pas une seule visite. Dans un bled de cette taille... Vous croyez qu’ils pensent que je suis partie sur la lune ?
La petite Cléa, elle était bien gentille. J’en ai vu aussi des gosses mal élevés ; remarquez, les enfants mal élevés ne le sont jamais autant que leurs parents. Elle, j’aurais pu lui pardonner de ne pas dire merci, au moins elle avait une bonne excuse, eh bien figurez-vous qu’elle l’écrivait. Elle venait souvent à la librairie, elle regardait les livres, en choisissait un et s’asseyait dans un coin pour le lire. Mon mari l’aimait bien cette petite, il lui mettait des livres de côté, rien que pour elle. Quand elle repartait, elle sortait un petit papier de sa poche où elle avait griffonné un « Merci madame, merci monsieur ». Incroyable, d’imaginer qu’elle n’était ni vraiment sourde ni muette. Eh oui, la petite Cléa était atteinte d’une forme d’autisme, c’est dans sa tête que ça bloquait. Elle entendait tout, seulement les mots ne voulaient pas sortir, et savez-vous ce qui l’a libérée de sa prison ? La musique, figurez-vous. C’est une histoire belle et triste à la fois.
« Vous vous demandez si je n’ai pas inventé tout ça pour que vous m’offriez un paquet de cigarettes et un baba au rhum ?
Rassurez-vous, je n’en suis pas là, tout du moins pas encore.
Dans quelques années peut-être, mais si cela devait arriver j’aimerais mieux que Dieu m’ait ôté la vie avant. Je ne veux pas devenir comme le marchand du bazar. Oh lui, ce n’est pas sa faute, moi aussi j’aurais perdu la tête à sa place. Quand vous avez trimé toute votre vie pour élever vos enfants et qu’aucun d’eux ne vient jamais vous voir ou ne trouve le temps de vous appeler, il y a de quoi vous rendre fou, de quoi vouloir effacer tous les souvenirs de votre mémoire. Mais c’est la petite Cléa qui vous préoccupe, pas le marchand du bazar. Tout à l’heure, je vous parlais de l’ingratitude des clients, de ces gens qu’on a servis toute une vie et qui font semblant de ne pas vous reconnaître au marché, eh bien, je n’aurais pas dû généraliser.
Le jour où on a porté mon mari en terre, elle était là.
Parfaitement, comme je vous le dis, elle est venue toute seule.
Je ne l’avais pas reconnue, à ma décharge elle a beaucoup grandi, comme vous d’ailleurs. Je sais qui vous êtes vous aussi, le petit garçon au cerf-volant ! Je le sais parce que chaque année, dès que la petite Cléa arrivait dans la station, elle venait me voir et me tendait un papier pour me demander si le garçon au cerf-volant était revenu. C’est bien vous, non ? Le jour de l’enterrement de mon mari, elle se tenait à l’arrière du cortège, toute fine, toute discrète. Je me demandais qui elle était, alors imaginez ma surprise quand elle s’est penchée à mon oreille et m’a dit : « C’est moi, c’est Cléa, je suis désolée, madame Pouchard, je l’aimais beaucoup votre mari, il a été si gentil avec moi. » J’avais déjà les larmes aux yeux, eh bien ça les a fait monter d’un cran ; tiens, rien que de vous en reparler ça m’émeut encore.
Mme Pouchard s’essuya les yeux d’un revers de la main, je lui tendis un mouchoir.
— Elle m’a prise dans ses bras et puis elle est repartie. Trois cents kilomètres de route à l’aller, trois cents au retour, juste pour venir rendre hommage à mon époux. Elle est concertiste, votre Cléa. Ah, je raconte tout dans le désordre, je suis désolée.
Attendez, laissez-moi reprendre là où j’en étais. L’été où vous n’êtes plus revenu, la petite Cléa a demandé à ses parents quelque chose de terrible, elle voulait se mettre au violoncelle.
Imaginez la tête de sa mère ! Vous rendez-vous compte du chagrin que ça lui a fait ? Votre enfant sourde qui veut devenir musicienne, c’est comme si vous aviez mis au monde un cul-de-jatte qui voudrait être funambule. À la librairie, elle ne choisissait plus que des livres sur la musique, et chaque fois que ses parents venaient la chercher, ça les chamboulait un peu plus. C’est le papa de Cléa qui a trouvé le courage, il a dit à sa femme : « Si c’est ce qu’elle veut, on trouvera un moyen d’y arriver. » Ils l’ont inscrite dans une école spécialisée, avec un professeur qui fait écouter les vibrations de la musique aux enfants en leur mettant des écouteurs sur le cou. Ah, je vous demande bien où s’arrêtera le progrès. D’habitude, je suis plutôt contre, mais là, je dois reconnaître que c’était utile. Le professeur de Cléa a commencé à lui faire apprendre les notes sur les partitions, et c’est là que le miracle s’est produit. Cléa, qui n’avait jamais répété un mot correctement, a prononcé
« Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do » tout à fait normalement. La gamme lui est sortie de la bouche comme un train d’un tunnel.
Et je peux vous dire que ce sont ses parents qui pour le coup en sont restés muets. Cléa apprenait la musique, elle se mettait à chanter et les paroles se sont greffées aux notes. C’est le violoncelle qui l’a sortie de sa prison, une évasion au violoncelle, c’est quand même pas donné à tout le monde !
Mme Pouchard a tourné sa cuillère dans son chocolat chaud, elle a trempé ses lèvres dans sa tasse et l’a reposée. Nous nous sommes tus quelques instants, tous deux perdus dans nos souvenirs.
— Elle est entrée au Conservatoire national, c’est là qu’elle étudie. Si vous voulez la retrouver, à votre place je commencerais par aller voir là-bas.
J’ai fait une provision de sablés et de chocolats pour Mme Pouchard, nous avons traversé la rue pour lui acheter une cartouche de cigarettes et je l’ai raccompagnée à sa pension de famille. Je lui ai promis de revenir la voir aux beaux jours et de l’emmener se promener sur la plage. Elle m’a conseillé d’être prudent sur la route et de mettre ma ceinture. À mon âge, a-telle ajouté, ça valait quand même la peine de faire un peu attention à soi.
Je suis reparti à la tombée du jour et j’ai roulé une bonne partie de la nuit, je suis arrivé juste à temps pour rendre la voiture et prendre mon tour de garde.
*
* *
De retour en ville, j’ai troqué ma blouse blanche contre l’habit de détective. Le conservatoire ne se situait pas tout près de l’hôpital mais je pouvais y aller en métro, il n’y avait que deux changements pour arriver place de l’Opéra. Le conservatoire se trouvait juste derrière. Le problème, c’était mes horaires. Les examens de fin de semestre approchaient : entre les révisions et mes gardes, les seuls moments de liberté dont je disposais étaient bien trop tard. Je dus attendre dix jours pour pouvoir m’y rendre avant l’heure de la fermeture, et les portes fermaient quand j’y arrivai, essoufflé d’avoir couru à perdre haleine dans les couloirs du métro. Le gardien me pria de revenir le lendemain, je le suppliai de me laisser entrer, je devais absolument rejoindre le secrétariat.
— Il n’y a plus personne à cette heure-là, si c’est pour déposer un dossier d’admission, il faudra revenir avant 17 heures.
Je lui avouai que je n’étais pas venu pour cela. J’étais étudiant en médecine et ma présence ici n’avait d’autre raison que l’espoir de retrouver une jeune femme pour qui la musique comptait beaucoup. Le conservatoire était la seule piste dont je disposais, mais il fallait que quelqu’un veuille bien me renseigner.
— Vous êtes en quelle année de médecine ? me demanda le gardien.
— À quelques mois de mon internat.
— À quelques mois de son internat, on est assez qualifié pour jeter un coup d’oeil à une gorge ? Depuis deux jours, la mienne me brûle quand j’avale et je n’ai pas le temps ni les moyens d’aller voir un médecin.
J’acceptai bien volontiers de l’ausculter. Il me laissa entrer et la consultation se fit dans son bureau. En moins d’une minute je diagnostiquai une angine. Je lui proposai de passer me voir le lendemain aux Urgences, je lui remettrais une ordonnance et il pourrait aller retirer des antibiotiques à la pharmacie de l’hôpital. Ce service rendu, le gardien me demanda le nom de celle que je cherchais.
— Cléa, lui dis-je.
— Cléa comment ?
— Je ne connais que son prénom.
— Vous plaisantez, j’espère.
L’expression de mon visage indiquait le contraire.
— Écoutez, docteur, j’aimerais beaucoup vous aider à mon tour mais comprenez que cet établissement accueille deux cents élèves à chaque rentrée, certains ne restent que quelques mois, d’autres y poursuivent leurs études plusieurs années, et quelques-uns entrent même dans les différentes formations musicales qui dépendent du conservatoire. Ne serait-ce que sur les cinq dernières années, près de mille personnes ont été recensées dans nos registres, et le classement ne se fait pas par les prénoms mais par les noms de famille. Ce serait un travail de fourmi que de retrouver votre... comment s’appelle-t-elle déjà ?
— Cléa.
— Oui, mais hélas, Cléa sans nom... je ne peux rien faire pour vous, j’en suis désolé.
Je repartais aussi dépité que j’avais pu être heureux quand le gardien avait consenti à m’ouvrir sa porte.
Cléa sans nom. Voilà ce que tu étais dans ma vie, une petite fille de mon enfance, devenue femme aujourd’hui, un souvenir complice, un voeu que le temps n’avait pas exaucé. En marchant dans les couloirs du métro je te revoyais courir devant moi sur la digue, tirant ce cerf-volant qui tournoyait dans les airs ; Cléa sans nom, mais qui faisait des « 8 » et des
« S » parfaits dans le ciel. La petite fille au rire de violoncelle, dont l’ombre m’avait appelé à l’aide sans trahir son secret ; Cléa sans nom mais qui m’avait écrit : Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu ta promesse, tu n’es jamais revenu.
De retour chez moi, je retrouvai Luc qui faisait toujours la tête. Il me demanda pourquoi j’avais une mine aussi blafarde.
Je lui racontai ma visite au conservatoire et pourquoi j’avais fait chou blanc.
— Tu vas rater tes examens si tu continues. Tu ne penses plus qu’à cela, qu’à elle. Tu perds la boule, à poursuivre un fantôme, mon vieux.
Je l’accusai d’exagérer.
— J’ai fait un peu de ménage pendant que tu allais perdre ton temps. Tu sais combien de feuilles j’ai trouvées dans la corbeille à papier ? Des dizaines, et ce ne sont ni des résumés de cours, ni des formules de chimie mais des visages dessinés, toujours le même. Tu as un joli coup de crayon, tu ferais mieux d’utiliser tes talents pour faire des croquis d’anatomie. As-tu au moins pensé à dire à ce gardien que ta Cléa étudiait le violoncelle ?
— Non, je n’y ai pas pensé.
— Et abruti en plus ! grommela Luc en se laissant choir dans le fauteuil.
— Comment as-tu appris que Cléa jouait du violoncelle, je ne te l’ai jamais dit ?
— Dix jours que je suis réveillé par Rostropovitch, que je dîne avec Rostropovitch et me couche en entendant du Rostropovitch. On ne se parle plus, le violoncelle a remplacé nos conversations, et tu me demandes comment j’ai deviné ! Et quand bien même tu retrouverais cette Cléa, qui te dit qu’elle te reconnaîtrait ?
— Si elle ne me reconnaissait pas, je me résignerais.
Luc me regarda un instant et, soudain, tapa du poing sur le bureau.
— Jure-le-moi ! Jure-le sur ma tête, non, mieux encore, jure-moi sur notre amitié que si vous vous croisiez et qu’elle ne te reconnaissait pas tu tirerais un trait sur cette fille une fois pour toutes et que tu redeviendrais immédiatement celui que j’ai connu.
J’acquiesçai d’un mouvement de tête.
— Je ne travaille pas demain, je passerai à l’hôpital chercher les antibiotiques et j’irai les porter de ta part au gardien du conservatoire, j’en profiterai pour essayer d’en savoir plus, promit Luc.
Je le remerciai et lui proposai de l’emmener dîner. Nos moyens étaient restreints, mais au restaurant, aussi modeste soit-il, nous n’entendrions plus le violoncelle.
Nous avons échoué dans un bistrot de quartier. Nous sommes rentrés un peu plus qu’éméchés et, alors que Luc s’asseyait sur un banc parce que la tête lui tournait, il me confia son embarras. Il avait fait une gaffe, me dit-il, jurant aussitôt qu’il ne l’avait pas fait exprès.
— Quel genre de gaffe ?
— J’ai déjeuné avant-hier à la cafétéria, Sophie s’y trouvait et je me suis assis à sa table.
— Et ?
— Et elle m’a demandé comment tu allais.
— Qu’as-tu répondu ?
— Que tu allais aussi mal que possible. Et, comme elle s’inquiétait, j’ai voulu la rassurer. Je crois avoir laissé échapper un mot ou deux sur tes préoccupations.
— Tu ne lui as tout de même pas parlé de Cléa ?
— Je n’ai pas donné son nom, mais je me suis très vite rendu compte que j’en avais trop dit. J’ai pu laisser entendre que tu t’étais mis en tête de retrouver ton âme soeur. J’ai tout de suite ajouté, en rigolant, que tu avais douze ans quand tu l’avais rencontrée.
— Comment Sophie a-t-elle réagi ?
— Comme Sophie réagit à tout, tu es censé la connaître mieux que moi. Elle a dit qu’elle espérait que tu serais heureux, que tu le méritais, que tu étais un type formidable. Je suis désolé, je n’aurais pas dû. Mais ne va pas t’imaginer que j’ai fait cette bourde avec une idée derrière la tête. Je n’ai pas cette intelligence-là. J’étais juste en colère contre toi et j’ai baissé ma garde.
— Pourquoi étais-tu en colère contre moi ?
— Parce que Sophie était sincère en me disant cela.
J’ai pris Luc sous mon épaule pour l’aider à remonter l’escalier. Je l’ai couché dans mon lit, il était ivre mort, et je me suis allongé sur sa couette sous la fenêtre de notre studio.
*
* *
Luc tint sa promesse. Le lendemain de notre beuverie, en dépit d’une gueule de bois persistante, il vint me voir à l’hôpital, récupéra les antibiotiques à la pharmacie et se rendit au conservatoire. Le don qu’a Luc pour s’attirer la sympathie de ceux dont il espère quelque chose reste un mystère pour moi.
Personne ne résiste à sa façon de vous enjôler.
Luc remit ses médicaments au gardien et le fit parler de son métier, le poussa à lui raconter quelques anecdotes sur sa vie et obtint en une heure la possibilité de consulter à loisir les registres du conservatoire. Le gardien l’installa à une table et Luc procéda à ses recherches avec la rigueur d’un enquêteur professionnel.
Il s’attaqua aux cahiers d’admission des deux années où Cléa s’était le plus vraisemblablement inscrite. Il en étudia chaque page, suivant minutieusement les listes d’élèves à l’aide d’une règle qu’il faisait glisser sur le papier. Au milieu de l’après-midi, il s’arrêta sur une ligne où figurait le nom de Cléa Norman, première année section classique, instrument maître, le violoncelle.
Le gardien lui permit de consulter son dossier et Luc promit de venir le ravitailler en médicaments si sa gorge le faisait toujours souffrir dans quelques jours.
*
* *
La soirée commençait et je profitai d’un moment de calme aux Urgences pour aller me restaurer dans le petit café en face de l’hôpital, quand Luc apparut. Il s’installa à ma table, prit le menu et commanda entrée, plat et dessert avant même de me dire bonsoir.
— C’est toi qui m’invites, dit-il en rendant la carte à la serveuse.
— En quel honneur ? lui demandai-je.
— Parce que des amis comme moi, tu n’es pas près d’en trouver d’autres, crois-moi.
— Tu as découvert quelque chose ?
— Si je te disais que j’ai deux places pour le match de samedi, j’imagine que tu t’en moquerais complètement ? Ça tombe bien, parce que samedi, ta Cléa joue au théâtre de la mairie. Dvorak, concerto pour violoncelle suivi de la symphonie no 8. J’ai réussi à t’obtenir une place au troisième rang, tu pourras la voir de près. Ne m’en veux pas de ne pas t’accompagner, j’ai eu mon compte de violoncelle pour les cent ans à venir.
*
* *
J’ai cherché dans mon placard comment m’habiller pour le soir. Il m’avait suffi d’en ouvrir la porte pour faire le tour de mes affaires. Je n’allais quand même pas me rendre à un concert en pantalon vert et blouse blanche.
*
* *
La vendeuse du grand magasin me conseilla une chemise bleue et une veste sombre pour aller avec mon pantalon de flanelle.
11.
Le théâtre de la mairie était une petite salle : cent fauteuils disposés en hémicycle, une scène d’une vingtaine de mètres de long à peine. La formation qui jouait ce soir-là comptait autant de musiciens. Le chef d’orchestre salua le public sous les applaudissements, les musiciens entrèrent en groupe par le côté droit des coulisses. Mon coeur se mit à battre un peu plus fort, je le sentais tambouriner jusqu’à mes tempes. Une minute à peine avait suffi pour que chacun prenne sa place, trop vite pour discerner la silhouette de celle que je cherchais.
La salle fut plongée dans le noir, le maître leva sa baguette et les premières notes s’élevèrent. Huit femmes étaient assises au deuxième rang de la formation, un seul visage attira mon attention.
Tu étais telle que je t’avais imaginée, plus femme et bien plus belle encore. Tes cheveux descendaient aux épaules et semblaient te gêner quand tu maniais l’archet de ton violoncelle. Impossible de discerner ta partition au milieu du concert. Puis vint le moment de ton solo, quelques portées seulement, quelques notes que naïvement j’imaginais destinées à moi seul. Une heure s’écoula durant laquelle mes yeux ne te quittèrent jamais. Et quand la salle se leva pour vous applaudir, je fus celui qui cria bravo le plus fort.
J’ai cru que ton regard avait croisé le mien, je te souriais et te faisais maladroitement un petit signe de la main. Tu t’inclinas face au public en même temps que tous tes confrères et le rideau tomba.
J’allai t’attendre, le coeur fébrile, à la sortie des artistes. Au bout de cette impasse je guettais le moment où la porte en fer s’ouvrirait.
Tu apparus dans une robe noire, un foulard rouge nouait ta chevelure. Un homme te tenait par la taille, tu lui souriais. Je n’avais jamais pensé que je pourrais me sentir aussi fragile. Je t’ai vue en compagnie de cet homme, et le regard que tu lui portais était celui que j’aurais rêvé voir dans tes yeux alors que tu me regardais. Il avait l’air si grand à tes côtés, et moi si petit dans cette allée. Si j’avais pu être cet homme, je t’aurais tout donné, mais je n’étais que moi, l’ombre de celui que tu avais aimé alors que nous étions enfants, l’ombre de l’adulte que j’étais devenu.
En arrivant à ma hauteur tu m’as dévisagé. « Nous nous connaissons ? » m’as-tu demandé. Ta voix était claire, telle que je l’entendais quand tu ne pouvais pas parler, celle de ton ombre quand elle m’avait appelé à l’aide, il y avait des années.
Je t’ai répondu que j’étais simplement venu t’écouter. Un peu gênée, tu m’as demandé si je voulais un autographe. Je bafouillais, tu as réclamé un stylo à ton ami. Tu as griffonné ton prénom sur une feuille de papier, je t’ai remerciée et tu es partie à son bras. En t’éloignant, tu as laissé échapper que tu avais ton premier fan et cette pensée t’a amusée. Ce rire que j’entendais au bout de l’allée n’avait plus le timbre du violoncelle.
*
* *
Je suis rentré chez moi, Luc m’attendait dans l’entrée de l’immeuble.
— J’étais à la fenêtre, je t’ai vu arriver et à ta tête, je me suis dit que ce serait mieux que tu ne montes pas seul l’escalier.
J’imagine que les choses ne se sont pas passées comme tu l’avais espéré. Je suis désolé, mais tu sais, c’était couru d’avance. Ne t’en fais pas, mon vieux. Allez viens, ne reste pas là comme ça, allons marcher, ça te fera du bien. On n’est pas obligés de parler, mais si tu en as envie, je suis là. Demain, tu verras, la douleur sera moins forte, et après-demain, tu n’y penseras même plus, crois-moi, les chagrins d’amour ça fait mal les premiers jours, avec le temps, tout finit par s’arranger, même mal. Viens, mon vieux, ne reste pas là à te lamenter.
Demain, tu seras un médecin formidable. Elle ne sait pas à côté de qui elle est passée, mais tu verras, tu la trouveras un jour, la femme de ta vie. Il n’y aura pas que des Élisabeth ou des Cléa, tu mérites bien mieux que ça.
*
* *
J’ai tenu ma promesse à Luc, j’ai tiré un trait sur mon enfance et je me suis consacré à mes études.
Le soir, il arrivait parfois que nous nous retrouvions, Luc, Sophie et moi. Nous révisions ensemble, Sophie et moi notre internat, Luc ses tests de fin de première année.
Nous avons tous les trois réussi nos examens et fêté cela comme il se devait.
12.
Cet été-là, Sophie et moi n’avions pas de vacances. Luc était parti passer deux semaines auprès des siens. Il rentra en pleine forme, avec quelques kilos de plus.
À l’automne, maman vint me voir. Elle me remit une petite valise pleine de chemises neuves, s’excusant de ne pas monter dans mon studio pour y remettre de l’ordre. Les escaliers la fatiguaient, ses genoux la faisaient de plus en plus souffrir.
Alors que nous nous promenions sur les berges, je m’inquiétai de la voir s’essouffler. Elle posa sa main sur ma joue et me dit en souriant qu’il fallait que j’accepte l’idée de la voir vieillir.
— Ça t’arrivera aussi un jour, me dit-elle alors que nous terminions de dîner dans son restaurant favori. En attendant, profite de ta jeunesse, si tu savais à quelle vitesse elle fichera le camp.
Et, une fois de plus, elle s’empara de l’addition avant que je n’aie eu le temps de la saisir.
Alors que nous marchions vers son hôtel, elle me parla de la maison. Repeindre chaque pièce occupait ses journées, même si l’énergie qu’elle y dépensait l’épuisait un peu trop à son goût.
Elle me confia avoir remis de l’ordre dans le grenier et m’y avoir laissé une boîte qu’elle avait retrouvée. À ma prochaine visite, il faudrait que j’y monte. Je tentai d’en savoir plus mais ma mère resta mystérieuse sur le sujet.
— Tu verras bien le jour où tu viendras, me dit-elle en m’embrassant devant son hôtel.
Le lendemain de ce dîner, je la raccompagnai à la gare. Elle avait eu sa dose de grande ville et préférait écourter son séjour.
*
* *
En amitié, certaines choses ne se disent pas, elles se devinent.
Luc et Sophie passaient de plus en plus de temps ensemble. Luc trouvait toujours un prétexte pour l’inviter à nous rejoindre.
C’était un peu comme lorsque Élisabeth se rapprochait de Marquès en glissant discrètement de semaine en semaine vers le fond de la classe, à ceci près que, cette fois, je m’en rendais compte. En dehors de ces quelques soirées où il nous faisait la cuisine, je voyais Luc de moins en moins. Mon internat m’accaparait et ses horaires de brancardier ne cessaient de s’allonger pour lui permettre de payer ses études.
Il nous arrivait de nous laisser un mot sur le bureau de la chambre à coucher, souhaitant une bonne journée à l’un ou une bonne nuit à l’autre. Luc rendait souvent visite à notre voisine du dessus. Un jour, il avait entendu un bruit sourd et, redoutant qu’elle soit tombée, il s’était précipité à l’étage supérieur. Alice se portait comme un charme, elle faisait juste un grand ménage, se délestant de tout ce qui appartenait à son passé. Elle envoyait valdinguer à travers la pièce des albums de photos, quantité de dossiers, des souvenirs en tout genre glanés au long d’une existence qu’elle balayait furieusement.
— Je n’emporterai rien de tout ça dans la tombe, avait-elle clamé à Luc, la mine réjouie en lui ouvrant la porte.
Amusé par le désordre qui régnait, Luc avait consacré son après-midi entier à aider notre voisine. Elle remplissait des sacs en plastique et Luc descendait les jeter dans les poubelles de l’immeuble.
— Je ne vais tout de même pas donner la satisfaction à mes enfants de commencer à m’aimer quand je serai morte ! Ils n’avaient qu’à le faire avant !
De cette journée insolite était née entre eux une certaine complicité. Chaque fois que je croisais notre voisine dans l’escalier, je la saluais et elle me répondait de saluer Luc. Luc était conquis par son caractère bien trempé et il lui arrivait de m’abandonner pour aller passer le début de sa soirée avec elle.
*
* *
Noël approchait. J’avais bien essayé d’obtenir quelques jours de congés pour aller rendre visite à ma mère, mais mon chef de service me les avait refusés.
— Dans le mot interne, quelque chose vous échappe ? m’avait-il répondu alors que je lui faisais ma demande. Lorsque vous serez titularisé, vous pourrez rentrer chez vous pendant les fêtes et, comme moi, vous nommerez des internes pour vous suppléer. Patience et persévérance, avait-il ajouté d’un ton à mériter des baffes, vous n’avez plus que quelques années à trimer avant de pouvoir déguster à votre tour de la dinde en famille.
J’avais prévenu maman, qui m’avait aussitôt excusé. Qui mieux qu’elle pouvait comprendre les contraintes de l’internat.
A fortiori quand votre chef de clinique est aussi imbu de lui-même qu’arrogant. Comme à chacune de mes colères, ma mère avait trouvé les mots pour m’apaiser.
— Tu te souviens de ce que tu m’avais dit un jour parce que j’étais si triste de n’avoir pu assister à ta remise de prix de fin d’année ?
— Qu’il y aurait une autre cérémonie l’année suivante, répondis-je dans le combiné.
— Il y aura sans nul doute un autre Noël l’année prochaine, mon chéri, et si ton chef est toujours aussi buté, ne t’inquiète pas, nous fêterons Noël en janvier.
À quelques jours des fêtes, Luc préparait sa valise, il y rangeait plus d’affaires qu’à l’accoutumée. Dès que j’avais le dos tourné, il empilait dans son sac pulls, chemises et pantalons, y compris ceux qui n’étaient pas de saison. Je finis par remarquer son manège et son petit air gêné.
— Tu vas où ?
— Je rentre chez moi.
— Et tu as besoin de ce déménagement pour seulement quelques jours de vacances ?
Luc se laissa tomber dans le fauteuil.
— Quelque chose manque à ma vie, me dit-il.
— Qu’est-ce qui te manque ?
— Ma vie !
Il croisa les mains et me regarda fixement avant de poursuivre.
— Je ne suis pas heureux ici, mon vieux. Je croyais qu’en devenant médecin je changerais de condition, que mes parents seraient fiers de moi. Le fils du boulanger qui devient docteur, tu vois la belle histoire ! Seulement voilà, même si je réussissais un jour à être le plus grand des chirurgiens, je n’arriverais jamais à la cheville de mon père. Papa ne fait peut-être que du pain, mais si tu voyais comme ils sont heureux, ceux qui viennent à la boulangerie aux premières heures du matin. Tu te souviens des petits vieux dans cet hôtel de bord de mer où j’avais cuisiné des galettes ? Lui, c’est tous les jours qu’il reproduit ce prodige. C’est un homme modeste et discret, il ne dit pas grand-chose mais ses yeux parlent à sa place. Quand je travaillais avec lui au fournil, nous restions parfois silencieux toute la nuit et pourtant, en pétrissant la farine, côte à côte, on partageait tant de choses. C’est à lui que je veux ressembler. Ce métier qu’il a voulu m’apprendre, c’est celui que je veux faire.
Je me suis dit qu’un jour, j’aurais peut-être moi aussi des enfants, je sais que si je suis aussi bon boulanger que mon père, ils pourront être fiers de moi, comme je suis fier de lui. Ne m’en veux pas, mais après Noël, je ne rentrerai pas, j’arrête la médecine. Attends, ne dis rien, je n’ai pas fini, je sais que tu y étais pour quelque chose, que tu avais parlé à mon père. Ce n’est pas lui qui me l’a avoué, mais ma mère. Chaque jour que j’ai passé ici, même quand tu m’emmerdais sérieusement, je t’ai remercié en mon for intérieur de m’avoir donné cette chance d’étudier à la faculté ; grâce à toi, je sais maintenant ce que je ne veux pas faire. Quand tu reviendras au village, je te préparerai des pains au chocolat et des éclairs au café et nous les partagerons comme avant, comme dans le temps. Non, mieux que cela, nous les dégusterons comme demain. Alors ne crois pas que ce soit un adieu, c’est juste un au revoir, mon vieux.
Luc m’a pris dans ses bras. Je crois qu’il pleurait un peu, et je crois que moi aussi. C’est idiot, deux hommes qui sanglotent dans les bras l’un de l’autre. Peut-être pas, finalement, quand ce sont deux amis qui s’aiment comme des frères.
Avant de partir, Luc avait une dernière confidence. Je l’avais aidé à charger le vieux break, il s’était installé au volant et avait refermé sa portière. Puis il avait baissé la vitre pour me dire d’un ton solennel :
— Tu sais, ça m’embête de te demander ça, mais maintenant que les choses sont claires entre Sophie et toi, enfin, je veux dire maintenant qu’elle est sûre que vous n’êtes que des amis, ça t’ennuierait que je la rappelle de temps en temps ? Parce que tu ne t’en es peut-être pas rendu compte, mais au cours de ce fameux week-end au bord de la mer, pendant que tu jouais au gardien de phare et au cerf-volant, on a beaucoup discuté tous les deux. Je peux me tromper, bien sûr, mais j’ai eu l’impression que le courant passait, une sorte d’affinité si tu vois ce que je veux dire. Donc si ça ne te dérange pas, je reviendrais bien te rendre visite et j’en profiterais pour l’inviter à dîner.
— Parmi toutes les filles célibataires au monde, il fallait que tu t’entiches de Sophie ?
— J’ai dit : si ça ne te dérange pas, qu’est-ce que je peux faire de plus...
La voiture démarra et Luc agita la main par la vitre, en signe d’au revoir.
13.
Je n’ai pas vu passer les mois, dévoré par le travail. Les mercredis, Sophie et moi passions la soirée ensemble, un dîner en amis, parfois précédé d’une séance de cinéma où nos solitudes se confondaient dans l’obscurité de la salle. Luc lui écrivait chaque semaine. Un petit mot qu’il rédigeait pendant que son père sommeillait sur sa chaise, adossé au mur de la boulangerie. Chaque fois, Sophie me transmettait les quelques lignes qui m’étaient adressées, Luc s’excusait de ne pas avoir plus de temps pour m’écrire. Je crois que c’était une façon bien à lui de me tenir au courant de sa correspondance avec Sophie.
Le studio était calme, beaucoup trop à mon goût. Il m’arrivait de contempler cette pièce où nous avions tous trois passé tant de soirées, de regarder la porte entrouverte de la cuisine et d’espérer que Luc en surgirait, portant un plat de pâtes ou l’un de ses fameux gratins. Je lui avais fait une promesse et je veillais à la respecter scrupuleusement. Les mardis et samedis, je montais voir notre voisine et passais une heure en sa compagnie. Au fil des mois, j’en avais plus appris sur sa vie que ses propres enfants, me jurait-elle. Ces visites avaient du bon : elle qui refusait de prendre ses médicaments cédait devant l’autorité médicale que je représentais.
Un lundi soir, j’eus l’immense surprise de voir s’exaucer un de mes voeux. Je rentrais chez moi quand je sentis dans l’escalier une odeur familière. En ouvrant la porte, je trouvai Luc en tablier, et trois couverts posés à même le sol.
— Ben oui, j’avais oublié de te rendre la clé ! Je n’allais quand même pas rester sur le palier à t’attendre. Je t’ai préparé ton plat préféré, un gratin de macaronis dont tu me diras des nouvelles. Je sais, il y a trois assiettes, je me suis permis d’inviter Sophie. D’ailleurs si tu pouvais surveiller la cuisine, il faudrait que j’aille me doucher, elle arrive dans une demi-heure et je n’ai même pas eu le temps de me changer.
— Bonjour quand même, lui répondis-je.
— Surtout n’ouvre pas la porte du four ! Je compte sur toi, j’en ai pour cinq minutes. Tu aurais une chemise à me prêter ?
Tiens, dit-il en fouillant mon armoire, la bleue fera l’affaire. J’ai profité du jour de fermeture, tu te souviens que la boulangerie ferme le mardi ? J’ai dormi dans le train et me voilà frais comme un gardon. Ça me fait quand même un drôle d’effet d’être ici.
— Et moi drôlement plaisir de te voir.
— Ah, tout de même, je me demandais si tu allais finir par le dire ! Un pantalon, tu aurais aussi un pantalon que je pourrais t’emprunter ?
Luc abandonna mon peignoir sur le lit et enfila le pantalon qu’il avait choisi, il se recoiffa devant le miroir et ajusta la mèche qui tombait sur son front.
— Il faudrait que je me coupe les cheveux, tu ne crois pas ?
J’ai commencé à en perdre, tu sais. C’est génétique, il paraît.
Mon père se paye un bel aéroport à moustiques à l’arrière du crâne, je crois que je suis bon pour hériter bientôt d’une piste d’atterrissage sur le front. Tu me trouves comment ? me demanda-t-il en se retournant vers moi.
— À son goût, si c’est ce que tu veux savoir. Sophie te trouvera très sexy dans mes vêtements.
— Qu’est-ce que tu vas imaginer ? C’est juste que je n’ai pas souvent l’occasion de quitter mon tablier, alors pour une fois que je peux me mettre sur mon trente et un, ça me fait plaisir, voilà tout.
Sophie sonna à la porte, Luc se précipita pour l’accueillir. Ses yeux pétillaient encore plus que lorsque, enfants, nous réussissions à jouer un sale tour à Marquès.
Sophie était vêtue d’un petit pull bleu marine et d’une jupe à carreaux qui lui descendait aux genoux. Elle les avait achetés l’après-midi même dans une friperie et nous demanda notre avis sur son look un tantinet rétro.
— Ça te va à merveille, répondit Luc.
Sophie sembla se contenter de son avis car elle le rejoignit à la cuisine sans attendre le mien.
Au cours du repas, Luc nous avoua qu’il lui arrivait parfois de regretter certains aspects de sa vie d’étudiant, pas les salles de dissection, précisa-t-il aussitôt, les couloirs de l’hôpital non plus et encore moins les Urgences, mais des soirées comme celle-là.
Lorsque le dîner s’acheva, je restai chez moi. Cette fois, c’est Luc qui alla finir la nuit chez Sophie. Avant de partir, il promit de revenir me voir avant la fin du printemps. La vie en a voulu autrement.
14.
Maman m’avait annoncé dans une lettre sa venue aux premiers jours de mars. En prévision de son arrivée, j’avais réservé une table dans son restaurant préféré et négocié âprement avec mon chef de service une journée de congé. Ce mercredi matin, j’allai la chercher à la descente du train. Les wagons se vidaient de leurs passagers, mais ma mère n’était pas parmi eux. Soudain, Luc m’apparut sur le quai. Il ne portait aucun bagage et se tenait immobile face à moi. Aux larmes dans ses yeux, je compris aussitôt qu’un monde venait de disparaître et que plus rien ne serait comme avant.
Luc s’approcha lentement. J’aurais voulu qu’il ne m’atteigne jamais, qu’il ne puisse pas prononcer les mots qu’il s’apprêtait à dire.
Une foule m’entourait, celle des voyageurs qui avançaient vers les portes de la gare. J’aurais voulu être ceux dont la terre continuait de tourner comme si de rien n’était quand la mienne venait tout juste de s’arrêter.
Luc a dit : « Ta mère est morte, mon vieux », et j’ai senti le coup de poignard déchirer mes entrailles. Il me retenait dans ses bras, tandis que les sanglots m’emportaient. J’ai poussé un cri sur ce quai de gare, je m’en souviens encore, un hurlement surgi de l’enfance ; Luc me serrait plus fort pour m’empêcher de tomber, en chuchotant : « Gueule, gueule tant que tu veux, je suis là pour ça, mon vieux. »
Je ne te reverrai plus jamais, je ne t’entendrai plus m’appeler comme tu le faisais autrefois le matin, je ne sentirai plus ce parfum d’ambre qui t’habillait si bien. Je ne pourrai plus partager avec toi mes joies et mes chagrins, nous ne nous raconterons plus rien. Tu n’arrangeras plus dans le grand vase du salon les branches de mimosa que j’allais te chercher aux derniers jours de janvier, tu ne porteras plus ton chapeau de paille en été, ni l’étole en cachemire que tu posais sur tes épaules aux premiers froids d’automne. Tu n’allumeras plus le feu dans la cheminée lorsque les neiges de décembre recouvriront ton jardin. Tu es partie avant que le printemps ne vienne, tu m’as laissé, sans prévenir, et jamais de ma vie je ne me suis senti aussi seul que sur ce quai de gare où j’appris que tu n’étais plus.
« Ma mère est morte aujourd’hui », cette phrase, cent fois je me la suis répétée, cent fois sans jamais pouvoir y croire.
L’absence née au jour de son départ ne m’a jamais quitté.
Sur le quai de la gare Luc m’a expliqué ce qui était arrivé. Il avait proposé à ma mère de venir la chercher pour l’accompagner à son train. C’est lui qui l’a découverte, inanimée devant sa porte. Luc avait appelé les secours mais il était trop tard, elle était partie la veille au soir. Sortant probablement pour fermer ses volets, elle s’était écroulée, foudroyée par un arrêt cardiaque. Maman a passé sa dernière nuit sur cette terre allongée dans son jardin, les yeux ouverts sur les étoiles.
Nous avons repris le train ensemble. Luc me regardait en silence et moi je regardais défiler le paysage par la fenêtre, pensant au nombre de fois où ma mère l’avait contemplé en venant me voir. J’ai oublié de décommander notre table dans son restaurant préféré.
Elle m’attendait au funérarium. Maman était incroyablement prévenante, le responsable des pompes funèbres m’apprit qu’elle s’était occupée de tout. Elle m’attendait, allongée dans son cercueil. Sa peau était pâle, elle avait ce sourire rassurant, cette façon si maternelle de me dire que tout irait bien, qu’elle veillait sur moi, comme au premier jour de la rentrée des classes. J’ai posé mes lèvres sur ses joues. Un dernier baiser à sa mère est comme un rideau qui tombe pour toujours sur la scène de votre enfance. Je suis resté toute la nuit à la veiller, elle en avait tant passées à veiller sur moi.
À l’adolescence, on rêve du jour où l’on quittera ses parents, un autre jour ce sont vos parents qui vous quittent. Alors, on ne rêve plus qu’à pouvoir redevenir, ne serait-ce qu’un instant, l’enfant qui vivait sous leur toit, les prendre dans vos bras, leur dire sans pudeur qu’on les aime, se serrer contre eux pour qu’ils vous rassurent encore une fois.
J’ai écouté le sermon du prêtre qui officiait devant la tombe de ma mère. On ne perd jamais ses parents, même après leur mort ils vivent encore en vous. Ceux qui vous ont conçu, qui vous ont donné tout cet amour afin que vous leur surviviez, ne peuvent pas disparaître.
Le prêtre avait raison, mais l’idée de savoir qu’il n’est plus d’endroit dans le monde où ils respirent, que vous n’entendrez plus leur voix, que les volets de votre maison d’enfance seront clos à jamais, vous plonge dans une solitude que même Dieu n’avait pu concevoir.
Je n’ai jamais cessé de penser à ma mère. Elle est présente à chacun des moments de ma vie. Il m’arrive de voir un film en pensant qu’elle l’aurait apprécié, d’écouter une chanson dont elle fredonnait les paroles, et certains jours merveilleux de sentir dans l’air, au passage d’une femme, un parfum d’ambre qui me rappelle à elle ; il m’arrive même parfois de lui parler à voix basse. Le prêtre avait raison, qu’on croie en Dieu ou pas, une mère ne meurt jamais tout à fait, son immortalité est là, dans le coeur de l’enfant qu’elle a aimé. J’espère un jour gagner ma parcelle d’éternité dans le coeur d’un enfant qu’à mon tour j’aurai élevé.
Presque tout le village était présent à l’enterrement, même Marquès qui portait à ma grande surprise une écharpe en bandoulière. Ce con avait réussi à se faire élire maire du village.
Le père de Luc avait fermé sa boulangerie pour venir aux obsèques. Mme la directrice était présente elle aussi, elle avait raccroché son talkie-walkie depuis longtemps mais elle pleurait encore plus que les autres et m’appelait « son petit ». Sophie est venue, Luc l’avait prévenue et elle avait pris le premier train du matin. De les voir tous les deux se tenir par la main m’apporta un immense réconfort, sans que je puisse dire pourquoi.
Lorsque le cortège s’est dispersé, je suis resté seul devant la tombe.
J’ai pris dans mon portefeuille une photo qui ne m’avait jamais quitté, une photo de mon père me tenant dans ses bras.
Je l’ai posée sur la tombe de ma mère, pour que ce jour-là nous soyons, une ultime fois, réunis tous les trois.
Après la cérémonie, Luc m’a déposé à la maison dans son vieux break. Il avait fini par acheter cette voiture au type qui la lui louait.
— Tu veux que je t’accompagne à l’intérieur ?
— Non, je te remercie, reste avec Sophie.
— On ne va pas te laisser tout seul quand même, pas un soir comme ça.
— Je crois que c’est ce dont j’ai envie. Tu sais, je n’ai pas remis les pieds ici depuis des mois, et puis, je sens encore sa présence dans ces murs. Je t’assure, même si elle dort au cimetière, je vais passer cette dernière nuit avec elle.
Luc hésitait à partir, il a souri et m’a dit :
— Tu sais, à l’école, nous étions tous amoureux de ta mère.
— Je ne le savais pas.
— Elle était de loin la plus belle de toutes les mères de la classe, je crois que même ce con de Marquès avait le béguin pour elle.
Cette andouille avait réussi à m’arracher un sourire. Je suis descendu de la voiture, j’ai attendu qu’il s’en aille et je suis entré dans la maison.
*
* *
J’ai découvert que maman n’avait jamais repeint la maison.
Son dossier médical se trouvait sur la table basse du salon, je l’ai consulté. En regardant les dates qui figuraient sur ses échographies, j’ai alors tout compris. Cette semaine de vacances dans le Sud, qu’elle s’était soi-disant offerte avec une amie, n’avait jamais eu lieu ; à la fin de l’hiver elle avait fait un malaise cardiaque et pendant que Luc, Sophie et moi partions au bord de la mer, elle était hospitalisée pour subir des examens. Elle avait inventé ce voyage parce qu’elle ne voulait pas que je m’inquiète. J’ai fait ma médecine, espérant soigner ma mère de tous ses maux, et je n’ai pas su déceler qu’elle était malade.
Je me suis rendu dans la cuisine, j’ai ouvert le réfrigérateur, j’y ai trouvé le dîner qu’elle s’était préparé juste avant...
Je suis resté comme un idiot devant ce réfrigérateur ouvert et je n’ai pu retenir mes larmes. Je n’avais pas pleuré pendant l’enterrement, comme si elle m’interdisait de le faire, parce qu’elle voulait que je tienne bon devant les autres. Mais ce sont des petits détails qui font soudain prendre vraiment conscience de la disparition de ceux qu’on a aimés. Un réveil sur une table de nuit qui continue à faire tic tac, une taie d’oreiller dépassant d’un lit défait, une photo posée sur une commode, une brosse à dents dans un verre, une théière sur le rebord d’une fenêtre de cuisine, le bec tourné vers la fenêtre pour regarder le jardin, et, sur la table, les restes d’un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable.
Mon enfance était là, évanouie dans cette maison pleine de souvenirs, les souvenirs de ma mère et des années que nous avions vécues ensemble.
*
* *
Je me suis rappelé que maman m’avait parlé d’une boîte qu’elle avait retrouvée. La lune était pleine et je suis monté au grenier.
Elle était posée en évidence sur le plancher. Sur le couvercle, j’ai trouvé un mot écrit de la main de ma mère.
Mon amour,
La dernière fois que tu es venu, je t’ai entendu monter au grenier. Je me doutais bien que tu allais t’y rendre, c’est pour cela que je t’ai donné ce dernier rendez-vous ici. Je suis certaine que par moments, il t’arrive encore de parler à tes ombres. Ne crois pas que je me moque, seulement, cela me rappelle ton enfance. Quand tu partais à l’école, j’allais dans ta chambre sous prétexte d’y remettre de l’ordre et lorsque je faisais ton lit, je prenais ton oreiller pour sentir ton odeur. Tu étais à cinq cents mètres de la maison et tu me manquais déjà.
Tu vois, une mère, c’est aussi simple que cela, ça ne cesse jamais de penser à ses enfants ; du premier instant où s’ouvrent vos yeux, vous occupez nos pensées. Et rien ne nous rend plus heureuses. J’ai essayé en vain d’être la meilleure des mères, mais c’est toi qui as été un fils dépassant toutes mes attentes. Tu seras un merveilleux médecin.
Cette boîte t’appartient, elle n’aurait jamais dû exister, je te demande pardon.
Ta mère qui t’aime et t’aime encore.
J’ai ouvert la boîte ; à l’intérieur, j’y ai trouvé toutes les lettres que mon père m’avait envoyées, à chaque Noël et pour tous mes anniversaires.
Je me suis assis en tailleur devant la lucarne et j’ai regardé la lune se lever dans la nuit. Je serrais les lettres de mon père contre moi, et j’ai murmuré : « Maman, comment as-tu pu me faire ça ! »
Alors mon ombre s’est étirée sur le plancher et j’ai cru voir à ses côtés celle de ma mère, elle me souriait et pleurait à la fois.
La lune a continué sa ronde et l’ombre de maman s’en est allée.
15.
Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Ma chambre était silencieuse, plus aucun son ne provenait de l’autre côté de la cloison. Les bruits auxquels j’étais habitué avaient disparu, les plis des rideaux restaient tristement immobiles. J’ai regardé ma montre. À 3 heures du matin Luc prenait sa pause, j’avais envie de le voir. Cette idée m’a guidé et j’ai refermé la porte de la maison sans soupçonner jusqu’où mes pas me conduiraient.
Je tournai au coin de la ruelle. Caché dans l’ombre de la nuit, je vis mon meilleur ami assis sur sa chaise en pleine conversation avec son père. Je n’ai pas voulu les interrompre, j’ai fait marche arrière et j’ai continué mon chemin. Ne sachant où aller, j’ai marché jusqu’aux grilles de l’école, le portail était entrouvert, je l’ai poussé et suis entré. La cour était silencieuse et déserte, du moins c’est ce que je croyais. En m’approchant du marronnier, j’ai entendu une voix m’appeler.
— J’étais sûr de te trouver ici.
J’ai sursauté et me suis retourné. Yves était assis sur le banc et me regardait.
— Viens donc à côté de moi. Depuis tout ce temps, nous avons sûrement des choses à nous dire.
Je me suis installé près de lui et lui ai demandé ce qu’il faisait là.
— J’étais présent aux obsèques de ta mère. Je suis désolé pour toi, c’était une femme que j’appréciais beaucoup. Je suis arrivé un peu en retard, alors je me suis placé à l’arrière du cortège.
Ça me touchait sincèrement qu’Yves soit venu à l’enterrement de maman.
— Qu’est-ce que tu es venu chercher dans cette cour d’école ?
m’a-t-il demandé.
— Je n’en ai aucune idée, j’ai vécu une journée difficile.
— Je savais que tu viendrais. Il n’y a pas que l’enterrement de ta mère qui m’ait ramené ici, j’avais envie de te revoir. Tu as gardé ce même regard ; ça aussi, j’en étais certain, même si je voulais quand même le vérifier.
— Pourquoi ?
— Parce que je pense que nous sommes tous les deux à la recherche de quelques souvenirs, avant qu’ils ne disparaissent, eux aussi.
— Qu’est-ce que vous êtes devenu ?
— Comme toi, j’ai changé d’horizon, je me suis construit une nouvelle vie. Mais c’était toi l’écolier, alors qu’as-tu fait après avoir quitté ces murs et cette petite ville ?
— Je suis médecin, enfin... presque. Je n’ai même pas su détecter que ma propre mère était malade. Je croyais voir des choses invisibles aux yeux des autres, j’étais encore plus aveugle qu’eux.
— Tu te souviens, je t’ai promis un jour que si tu avais quelque chose sur le coeur, quelque chose dont tu ne te sentais pas le courage de parler, tu pouvais te confier à moi, et que je ne te trahirais pas. C’est peut-être la nuit ou jamais...
— J’ai perdu ma mère hier, elle ne m’avait rien dit de sa maladie, et j’ai trouvé ce soir dans le grenier de notre maison des lettres de mon père qu’elle m’avait cachées. On commence par un mensonge et on ne sait plus où s’arrêter.
— Que t’écrivait ton père, si ce n’est pas indiscret ?
— Qu’il était venu me voir chaque année à la remise des prix.
Qu’il se tenait au loin derrière ces grilles. J’étais si près de lui et si loin à la fois.
— Il ne te disait rien d’autre ?
— Si, il m’a avoué avoir fini par renoncer. Cette femme pour laquelle il a quitté ma mère, il a eu un autre fils avec elle. J’ai un demi-frère. Il paraît qu’il me ressemble. J’ai une vraie ombre cette fois, c’est amusant, non ?
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je ne sais pas. Dans sa dernière lettre, mon père me parle de sa lâcheté, il me dit qu’à vouloir offrir un futur à cette nouvelle famille, il n’a jamais eu le courage de leur imposer son passé. Je sais maintenant où tout cet amour est parti.
— Quand tu étais petit, ce qui faisait de toi un enfant différent, c’était ton pouvoir à ressentir le malheur, pas seulement celui qui t’affectait, mais aussi celui qui touchait les autres. Tu es juste devenu adulte.
Yves me sourit et poursuivit en me posant une étrange question.
— Si l’enfant que tu étais rencontrait l’homme que tu es devenu, crois-tu qu’ils s’entendraient bien ensemble, qu’ils pourraient être complices ?
— Qui êtes-vous vraiment ? lui demandai-je.
— Un homme qui refusait de grandir, un gardien d’école à qui tu as rendu sa liberté, ou une ombre que tu as inventée quand tu avais besoin d’un ami, à toi de choisir. Mais j’ai une dette envers toi, et je crois que cette nuit sera le bon moment pour l’acquitter. À propos de bon moment, tu te rappelles ce que je t’avais dit un jour au sujet des rencontres amoureuses ? Je crois qu’à l’époque tu vivais ta première désillusion.
— Oui, je m’en souviens, je n’étais pas très heureux non plus, ce jour-là.
— Tu sais, le bon moment, ça marche aussi pour des retrouvailles. Tu devrais aller traîner derrière ma remise. Je crois que tu y avais laissé quelque chose, quelque chose qui t’appartenait. Va ! Je t’attends ici.
Je me suis levé et suis allé derrière la cabane en bois, mais j’avais beau regarder autour de moi, je ne trouvais rien de particulier.
J’entendis la voix d’Yves me crier de mieux chercher. Je me suis agenouillé, la lune éclairait suffisamment pour qu’on y voie presque comme en plein jour, mais toujours rien. Le vent se mit à souffler, une bourrasque souleva de la poussière et j’en reçus plein la figure. Les paupières closes, je cherchai un mouchoir pour m’essuyer les yeux et recouvrer un semblant de vision.
Dans la poche de mon blazer, celui que j’avais porté un soir en allant au concert, je trouvai un bout de papier, un autographe signé de la main d’une violoncelliste.
Je suis retourné vers le banc, Yves ne s’y trouvait plus, la cour était à nouveau déserte. À la place où il était assis, une enveloppe était calée sous un petit caillou. Je l’ai décachetée, il y avait à l’intérieur une photocopie faite sur un très beau papier que le temps avait un peu jauni.
Seul sur ce banc, j’en ai relu les lignes. C’est peut-être cette phrase où maman m’écrivait que son plus grand souhait était que je sois épanoui plus tard ; qu’elle espérait que je trouve un métier qui me rende heureux et que quels que soient les choix que je ferais dans ma vie, tant que j’aimerais et serais aimé, j’aurais réalisé tous les espoirs qu’elle fondait en moi. Ce sont peut-être ces lignes-là qui à mon tour m’ont libéré des chaînes qui me retenaient à mon enfance.
16.
Le lendemain, j’ai refermé les volets de la maison et je suis passé dire au revoir à Luc. Dans la vieille voiture de ma mère, j’ai roulé toute la journée. En fin d’après-midi, je suis arrivé dans une petite station balnéaire. Je me suis garé devant la digue. J’ai enjambé la chaîne du vieux phare, je suis monté jusqu’à la coupole et j’ai récupéré mon cerf-volant.
En me voyant arriver, la directrice de la pension de famille avait l’air encore plus désolé que la dernière fois.
— Je n’ai toujours pas de chambre, me dit-elle en soupirant.
— Cela n’a aucune importance, je suis juste venu rendre visite à un de vos pensionnaires et je sais où le trouver.
Mme Pouchard était assise dans son fauteuil, elle se leva et vint à ma rencontre.
— Je ne pensais pas que vous tiendriez votre promesse, c’est une bonne surprise.
Je lui avouai que ce n’était pas vraiment elle que j’étais venu voir. Elle baissa les yeux, vit le sac que je tenais dans une main et jeta un oeil au cerf-volant que je tenais dans l’autre. Elle me sourit.
— Vous avez de la chance, je ne dirais pas qu’il a toute sa tête aujourd’hui, mais il est plutôt dans un bon jour. Il est dans sa chambre, je vous y emmène.
Nous avons monté l’escalier ensemble, elle a frappé à la porte et nous sommes entrés dans la chambre de l’ancien marchand du bazar.
— Vous avez de la visite, Léon, a dit Mme Pouchard.
— Ah oui ? Je n’attends personne, répondit-il en posant son livre sur la table de chevet.
Je m’approchai de lui et lui montrai mon aigle, en piteux état.
Il l’observa un long moment et son visage s’éclaira.
— C’est drôle, j’en avais donné un semblable à un petit garçon dont la mère était si radine qu’elle refusait de lui faire un cadeau d’anniversaire. Tous les soirs le gamin me le ramenait et le reprenait le matin, pour ne pas la gêner disait-il.
— Je vous ai menti, ma mère était la plus généreuse des femmes, elle m’aurait offert tous les cerfs-volants du monde si je les lui avais demandés.
— En fait, je crois que c’était un bobard qu’il avait inventé, poursuivit le vieil homme qui ne m’avait pas écouté. Mais ce petit gosse avait l’air si malheureux sans son cerf-volant que je n’ai pas pu résister à l’envie de le lui offrir. Ah j’en ai vu des gamins rêver devant l’étal de mon bazar.
— Vous pourriez le réparer ? lui demandai-je, fébrile.
— Il faudrait le réparer, me dit-il, comme si seule la moitié de mes phrases l’atteignait. Dans cet état, il n’est pas près de voler.
— C’est exactement ce que ce jeune homme vous demande, Léon, faites un peu attention tout de même, c’est agaçant.
— Madame Pouchard, si au lieu de me faire la leçon, vous alliez m’acheter de quoi rafistoler ce cerf-volant, je pourrais me mettre à l’ouvrage puisque c’est la raison pour laquelle ce jeune homme est venu me rendre visite.
Léon nota sur une feuille tout ce dont il avait besoin. Je récupérai la liste et fonçai à la quincaillerie. Mme Pouchard me raccompagna à la porte et me glissa à l’oreille que si je passais par hasard devant le bureau de tabac, elle serait la plus heureuse des femmes.
Je revins une heure plus tard, mes deux missions accomplies.
Le vieux marchand du bazar me donna rendez-vous le lendemain, à midi sur la plage, il ne promettait rien, mais il ferait de son mieux.
J’ai invité Mme Pouchard à dîner. Nous avons parlé de Cléa et je lui ai tout raconté. Alors que je la raccompagnais à la pension, elle m’a soufflé une idée à l’oreille.
J’ai trouvé une chambre dans un petit hôtel du centre-ville. Je me suis endormi à peine la tête posée sur l’oreiller.
*
* *
À midi, je me tenais devant la grève. Le marchand du bazar arriva en compagnie de Mme Pouchard, pile à l’heure. Il déplia le cerf-volant et me le présenta fièrement. Les ailes étaient rafistolées, l’armature réparée et même si mon aigle avait un peu l’air éclopé, il avait quand même retrouvé une belle allure.
— Tu peux lui faire faire un petit vol d’essai, mais sois prudent, ce n’est plus un perdreau de l’année.
Deux petits « S » et un grand « 8 ». Au premier coup de vent, il s’est envolé. Le dévidoir filait à toute vitesse et Léon applaudissait à tout-va. Mme Pouchard le prit par le bras et posa sa tête sur son épaule. Il en rougit, elle s’excusa mais resta dans la même position.
— Ce n’est pas parce qu’on est veuve, dit-elle, qu’on n’a pas envie d’un peu de tendresse.
Je les ai remerciés tous les deux et les ai laissés sur la plage.
J’avais de la route à faire et j’étais pressé de rentrer.
*
* *
J’ai appelé mon chef de service, j’ai prétendu que les obsèques de ma mère me retenaient un peu plus que prévu, je reprendrais mon service avec deux jours de retard.
Je sais, on commence par un mensonge et on ne sait plus comment s’arrêter, mais je m’en fiche, chacun a ses raisons et pour une fois moi aussi j’avais les miennes.
17.
Je me suis présenté au conservatoire en début d’après-midi.
Le gardien m’a tout de suite reconnu. Sa gorge était guérie, m’a-t-il dit en me faisant entrer dans son bureau. Je lui demandai s’il pouvait m’aider à nouveau.
Cette fois, je cherchais où et quand Cléa Norman jouerait son prochain concert.
— Je n’en sais rien, mais si vous voulez la voir, elle est salle 105 au rez-de-chaussée au fond du couloir. Il faudra attendre un peu, à cette heure-ci, elle enseigne et les cours se terminent à 16 heures.
Je n’étais pas habillé comme il le fallait. Mal coiffé, mal rasé, je me serais inventé mille raisons pour ne pas y aller. Je n’étais pas encore prêt. Mais je n’ai pas pu résister à l’envie de la voir.
Sa salle de classe était vitrée, je suis resté quelques instants à la regarder depuis le couloir, elle enseignait à de jeunes enfants.
J’ai posé ma main sur la vitre, un de ses élèves a tourné la tête vers moi et s’est arrêté de jouer. Je me suis baissé et suis reparti à quatre pattes comme un idiot.
J’ai attendu Cléa dans la rue. Lorsqu’elle est sortie du conservatoire, elle a noué ses cheveux et a marché vers la station de bus son cartable à la main. Je l’ai suivie, comme on suit son ombre, la lumière derrière soi. Pourtant, ce jour-là, Cléa était ma seule lumière, elle avançait à quelques pas devant moi.
Elle est montée dans l’autobus, je me suis assis sur le premier fauteuil et j’ai tourné la tête vers la vitre. Cléa s’est installée sur la banquette arrière. À chaque arrêt j’avais l’impression que mon coeur allait cesser de battre. Après six stations, Cléa est descendue.
Elle a remonté la rue sans jamais se retourner. Je l’ai vue pousser la porte cochère d’un petit immeuble. Quelques instants après, deux fenêtres se sont allumées au troisième et dernier étage, sa silhouette allait de la cuisine au salon, sa chambre devait donner sur la cour.
J’ai attendu assis sur un banc sans quitter un instant ces fenêtres du regard. À 18 heures, un couple est entré dans l’immeuble, le deuxième étage s’est illuminé, à 19 heures, un vieux monsieur qui habitait au premier. À 22 heures, les lumières de l’appartement de Cléa se sont éteintes. Je suis resté encore un peu avant de partir, le coeur en liesse. Cléa vivait seule.
Je suis revenu aux premières heures du jour. Un joli vent soufflait sur le matin. J’avais apporté mon cerf-volant. Aussitôt dépliées, les ailes se sont gonflées et l’aigle s’est envolé.
Quelques passants s’arrêtaient, amusés, avant de poursuivre leur chemin. L’aigle rafistolé se hissa le long de la façade et se mit à faire quelques pirouettes devant les fenêtres du troisième étage.
Cléa se préparait un thé dans sa cuisine quand elle l’aperçut.
Elle n’en crut pas ses yeux et sa tasse de petit déjeuner en fit les frais en se brisant sur le carrelage.
Quelques instants plus tard, la porte de l’immeuble s’ouvrit et Cléa avança jusqu’à moi, me fixant du regard. Elle me sourit et posa sa main sur la mienne, pas pour la retenir mais pour s’emparer de la poignée du cerf-volant.
Dans le ciel d’une grande ville, elle fit faire à un aigle en papier de grands « S » et des « 8 » parfaits. Cléa avait toujours le don de la poésie aérienne. Quand j’ai enfin compris ce qu’elle écrivait, j’ai lu : « Tu m’as manqué. »
Une femme qui réussit à vous écrire « Tu m’as manqué » avec un cerf-volant, on ne peut jamais l’oublier.
Le soleil se levait. Sur le trottoir nos ombres s’étiraient côte à côte. Soudain, j’ai vu la mienne se pencher et embrasser celle de Cléa.
Alors, bravant ma timidité, j’ai ôté mes lunettes et je n’ai plus eu qu’à l’imiter.
Il paraît que ce matin-là, sur une digue, la lanterne d’un petit phare abandonné s’est remise à tourner, c’est l’ombre d’un souvenir qui me l’a raconté.
Merci à
Pauline.
Louis.
Susanna Lea.
Emmanuelle Hardouin.
Raymond, Danièle et Lorraine Levy.
Nicole Lattès, Leonello Brandolini, Antoine Caro, Élisabeth Villeneuve, Anne-Marie Lenfant, Arié Sberro, Sylvie Bardeau, Tine Gerber, Lydie Leroy, Joël Renaudat, et toutes les équipes des Éditions Robert Laffont.
Pauline Normand, Nathalie Lepage.
Léonard Anthony, Romain Ruetsch, Danielle Melconian, Katrin Hodapp, Mark Kessler, Laura Mamelok, Lauren Wendelken, Kerry Glencorse, Moïna Macé.
Brigitte et Sarah Forissier.