– Mais alors, fit ma mère inquiète, c'est le squelette de qui?
Mon père commença alors une longue digression, pleine de pirouettes qui ne servaient à rien sinon à éviter de répondre clairement. Ma mère l'interrompit et le somma de nous dire enfin qui était le squelette suspendu dans notre grenier!
– C'est…, finit par marmonner le Zubial,
il s'agit de… oui, de Paul.
– Paul qui?
– Paul Morand.
Ma mère poussa un cri, plus violent encore que le hululement affolé de Jeanine lorsqu'elle avait ouvert la porte du salon. Le restaurant entier se retourna. Le Zubial nous expliqua alors que Morand avait légué à mon oncle, Gabriel Jardin, les droits de la partie de son œuvre publiée ailleurs que chez Gallimard, et son corps à la science, sous réserve que son squelette d'écrivain, une fois nettoyé, revînt à mon père.
Cette disposition testamentaire était tout à fait symptomatique de ce que le Zubial pouvait susciter chez les autres. En face de lui, presque tout le monde se mettait à penser des choses singulières; il révélait la folie latente des êtres qui, pour lui plaire, lui faisaient parfois cadeau de décisions extravagantes.
Le Zubial nous précisa que Morand avait indiqué dans son testament: Je désire que mon squelette rie de toutes ses dents devant Pascal Jardin, jusqu'à sa propre mon. Ne sachant trop comment nous présenter la chose, papa avait eu l'idée de nous faire croire que ces ossements étaient ceux de l'évêque apostat. Cette solution, nous expliqua-t-il, avait le mérite de me faire plaisir et ne pas trop effrayer ma chère maman.
– Un vieux squelette, ça fait moins peur que celui de quelqu'un qu'on a connu, non?
Ma mère était blême, effarée que le Zubial ait pu se livrer à une telle comédie, qu'elle jugeait macabre et de mauvais goût. Il est vrai qu'il y a quelque inconvenance à suspendre le squelette de l'amant de sa propre mère dans le grenier. Moi, je repensais à tous les discours véhéments et sincères que j'avais déclamés devant les restes du grand écrivain, au lieu de m'adresser directement au ministre de Napoléon; cette méprise me chagrina fort. Notre dîner tourna court. Il fallut quitter le restaurant avant le dessert. Ma mère exigeait que Paul Morand décampât de Verdelot le soir même. Mais comment s'en débarrasser?
L'affaire fut d'une complication extrême. Personne n'accueille un squelette avec simplicité dans son living-room, et le Zubial s'opposait à ce qu'on l'enterrât sans façon au fond du jardin. Nous songeâmes un temps à en faire don au musée de l'Homme, mais le conservateur ne voulut pas de Paul, au motif que son passé politique était suspect; et puis ce n'était pas la vocation de son établissement d'accueillir les gens de lettres. Il fut également impossible de le faire admettre dans un cimetière ordinaire. L'opération exige un permis d'inhumer et nous ne trouvâmes aucun médecin légiste qui acceptât de constater la mort de l'auteur. Le Zubial, lui aussi, refusait de prendre cet encombrant pensionnaire chez lui, sous le prétexte que sa mère, encore éprise du souvenir de Morand, en concevrait de la contrariété. Alors mon père eut une idée qui nous sauva de ce mauvais pas.
Par l'intermédiaire de la bouchère d'un village situé non loin de Verdelot, Paul Morand fut donné à une école communale de Seine-et-Marne, à la grande satisfaction du maître, ravi de cette acquisition pédagogique, utile pour les classes d'éveil. À ce qu'on dit, les enfants de ce patelin en sont fort contents. C'est ainsi que se termina la carrière du grand styliste. Homme d'une droite rigide et élitiste, intime de Proust, épris de catégories héréditaires, Morand est aujourd'hui pendu au plafond d'une école républicaine où l'on enseigne la liberté, l'égalité et la fraternité, parce qu'il rencontra un jour le Zubial.
Croiser mon père faisait souvent bifurquer les destins que l'on croyait les mieux établis. Le Zubial s'y entendait à merveille pour brouiller les cartes du sort. Sa passion était de rectifier les trajectoires des uns et des autres en y mettant de l'ironie. Je crois qu'il redoutait par-dessus tout que les gens qu'il aimait, et lui-même, ne se transforment en empaillés à force de cultiver des certitudes.
Soudain, alors que ma plume court, un doute m'arrête: et si le Zubial m'avait une fois de plus menti? Après tout, qui me dit que ce squelette était bien celui qui soutint la carcasse de Paul Morand? Papa était parfaitement capable d'avoir fabulé et de s'en être persuadé, tant était vif son besoin de faire de la résistance contre la réalité. Pourtant, ce squelette avait des jambes arquées de cavalier, comme celles de l'auteur de L'Homme pressé. Alors…
Mais peu importe, l'essentiel est qu'il existe des êtres merveilleux, des Zubial toujours enclins à faire de l'existence une comédie vraie digne d'être vécue. Plus le temps passe, plus la normalité à haute dose m'asphyxie, moins je me console de croupir dans une époque sérieuse. Le Zubial aurait-il pu être lui-même en cette fin de XXe siècle? Il est vrai que le Paris des années soixante-dix fut un zoo dans lequel vivaient en liberté de bien curieuses espèces. Se sont-elles éteintes?
Il y a un épisode hautement cinglé sur lequel je souhaite revenir: ce qui arriva la nuit et le jour qui suivirent la soirée où le Zubial et Manon gagnèrent une fortune rondelette au casino de Deauville. On se souvient que je m'y trouvais en compagnie de John, mon correspondant anglais ravi de découvrir nos mœurs qu'il croyait être celles des Français.
Après avoir encaissé ce pactole inespéré, le Zubial ne nous ramena pas à Paris directement. Il jugea les circonstances suffisamment exceptionnelles pour se ménager une halte de réflexion. Aussi avons-nous emménagé le soir même dans une suite de l'hôtel Normandy. L'irruption de Manon à la réception, toujours vêtue de paillettes et de quelques plumes d'autruche, fit sensation; elle n'avait rien d'autre à se mettre. L'Anglais nous suivait de près, sans que le cours des événements n'altère son humeur égale.
À peine installés dans nos chambres, papa nous déclara que ces sous tombés du ciel étaient une calamité et que, à ce titre, il fallait nous en défaire dans les plus brefs délais.
– Calamity! Calamity! ne cessait-il de répéter à John, en montrant avec angoisse une petite valise remplie de billets de banque.
Je n'ai d'abord pas bien compris sa rage d'abandonner cet argent, Manon non plus. Au contraire, elle était heureuse que le Zubial fût désormais en mesure d'augmenter la poésie du monde, et de soulager un certain nombre de souffrances. Avec sincérité, elle se félicitait que cette somme vertigineuse fût tombée entre les mains d'un homme tel que lui, dont les désirs illimités et l'invention galopante trouveraient à ces capitaux des emplois enthousiasmants et généreux. Mais le Zubial, lui, paraissait accablé.
En massant ses pieds, nous réussîmes à l'apaiser un peu et à le convaincre de se coucher; ce qu'il fit de mauvaise grâce, après avoir fait monter dans sa chambre deux litres de thé qu'il but séance tenante pour se purger de ses humeurs, ainsi qu'il aimait à le dire.
Mais, au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par ses glapissements dus à une crise de coliques néphrétiques. Un toubib appelé à la rescousse lui injecta ce qui convenait pour atténuer sa douleur; le Zubial fit alors une allergie au produit et se mit à gonfler comme une baudruche. C'était épouvantable à voir. Un autre médecin fut convoqué, aussi inapte que le précédent à saisir les subtilités de la psychologie zubialesque; on l'expulsa, non sans avoir pioché quelques billets dans la valise, au grand étonnement du toubib, pour le rémunérer de son incompétence. Enfin il fallut faire venir Madame Wang, qui rappliqua expressément de Paris. C'est elle qui, après lui avoir planté quelques aiguilles dans les oreilles, obtint à l'aube une décongestion de la bête et formula le bon diagnostic:
– Il ne supporte pas…
– Quoi? fit Manon.
– L'opulence, la richesse.
Deux lavements plus tard, le Zubial surgit de sa chambre en peignoir, ravagé par cette nuit de détresse physique et morale. Il nous expliqua alors qu'il se sentait incapable de faire face à une absence de stress financier. Toujours il avait vécu dans un naufrage économique luxueux qui le maintenait sur le qui-vive: ses revenus étaient immenses, ses dépenses l'étaient encore plus et de ce déséquilibre naissait l'équilibre dont il avait besoin pour se sentir suffisamment en danger et écrire dans une saine panique. Cette confession du Zubial présentait tous les symptômes de la sincérité. Il avait sur le visage cet air d'enfant perdu qui signalait chez lui un désarroi authentique.
– Je suis contre le confort, conclut-il.
Pour se soulager au plus tôt, il sortit un stylo et un papier, inscrivit la somme qu'il avait récoltée pour en soustraire sa mise, le prix de l'hôtel, le coût d'une robe pour Manon et de deux paires de patins à roulettes pour John et moi. Puis, lorsqu'il eut achevé sa soustraction, il rédigea un chèque du montant restant qu'il expédia à la Croix-Rouge; et alors, nous le vîmes sourire en cachetant l'enveloppe qui le libérait du tracas de vivre sans soucis d'argent.
Cet instant me reste comme un grand moment d'irréalité, fascinant et terrifiant de légèreté. J'y ai repensé par la suite, quand ma mère dut affronter les urgences de la nécessité, après la mort du Zubial. Sans délai, elle s'était mise à travailler pour nous élever et, à cette époque, j'en voulus à mon père de la voir peiner, qu'il n'eût ce jour-là pas même songé à éteindre ses dettes fiscales qui nous poursuivirent bien après qu'il se fut carapaté.
Un soir que je sentais ma mère lasse, après une journée de boulot, je lui ai raconté cet épisode; elle m'a répliqué sans hésiter:
– Ton père a bien fait.
Je l'ai considérée comme si elle avait, elle aussi, perdu le bon sens, et n'ai saisi la beauté de sa réponse que des années plus tard. Ce n'est que récemment que j'ai senti combien le besoin de sécurité peut asphyxier l'âme; jusqu'alors, je ne percevais pas à quel point l'assurance de perpétuer ses habitudes est un opium nocif pour les êtres voués aux grandes acrobaties. Riche d'autre chose que de ses dettes, le Zubial eût été castré. Son imagination était fille de ses angoisses, ses talents multiples naissaient des difficultés innombrables qui le cernaient et qu'il ne cessait d'augmenter. Ma mère était du même bois, fait pour plier dans la tourmente sans jamais rompre. Tous deux avaient la passion de s'exposer, de ne jamais se protéger du destin, pour mieux rebondir. Leur amour se renouvelait en les blessant et s'enrichissait des tempêtes qu'ils traversaient ensemble.
À Deauville, après avoir posté son chèque exorbitant pour la Croix-Rouge, le Zubial s'était montré d'excellente humeur. Nous terminâmes la journée sur les planches qui bordent la plage, à faire du patin à roulettes avec John. Je ne savais plus ce qui était le plus ahurissant: que mon père eût gagné cette fortune mirobolante ou qu'il s'en fût séparé avec une telle désinvolture. Il était joyeux, enchanté de marcher au bras de Manon qui était excessivement belle. Avec ardeur, il nous bricolait des histoires, inventait de nouveaux épisodes de la vie de Talleyrand, projetait de jouer bientôt avec moi au tennis en conservant les presses de sa raquette en bois, afin de ne pas contrôler la trajectoire de ses balles et de les frapper plus fort.
J'étais heureux, qu'il le fût enfin et d'être le fils d'un homme aussi dramatiquement libre. L'espace d'une nuit, nous avions été plusieurs fois millionnaires, comme dans un songe; et puis, librement, le Zubial avait opté pour la poursuite de son destin aventureux. Il m'avoua même, avec un vrai plaisir, que son compte en banque était alors à découvert. Cet après-midi-là, notre impécuniosité fut notre luxe; je me sentais riche d'être un Jardin.
Un jour que je rangeais mon bureau, j'ai retrouvé la fausse carte d'identité du Zubial au nom de Julien Dandieu. Sans doute se l'était-il fait fabriquer par un accessoiriste de cinéma, ces artisans de l'impossible. Elle mentionnait une adresse; j'eus la curiosité de m'y rendre, sans rien espérer de précis. Ce que j'y découvris me laisse encore perplexe, me pénètre du sentiment de n'avoir pas bien connu les facettes contradictoires de mon père. Mais sait-on jamais qui sont les êtres?
C'était à Paris, dans le XVIIIe arrondissement, au fond d'une impasse pavée qui semblait un décor de Trauner. Je furetais dans le hall de l'immeuble lépreux quand soudain j'aperçus une boîte aux lettres sur laquelle était écrit le faux nom du Zubial, celui qu'il avait prêté à tant de ses personnages de fiction: Julien Dandieu! Un instant, cela ne me parut pas réel; pourtant l'étiquette était formelle.
Monsieur Dandieu habitait bien ici, au quatrième étage.
J'ai alors pris peur, pour une raison qui m'échappe; je me suis enfui. Cette découverte quasi fantastique ne laissa pas de me troubler les jours suivants, et de m'inquiéter. Ce n'est qu'une semaine plus tard que je résolus de faire une visite à ce héros de mon père, ou à son homonyme.
Il devait être vingt heures; les fenêtres éclairées du quatrième étage signalaient une présence. Je suis monté, avec une panique sourde, et me suis forcé à sonner. La porte s'est ouverte; tout à coup j'ai vu mon oncle Simon, vêtu d'un smoking. Il tenait la porte, avec un air d'enfant surpris en pleine action délictueuse.
– Qu'est-ce que tu fais là? m'a-t-il demandé.
– Et toi? C'est qui Dandieu?
La réponse semblait si complexe qu'il ne parla pas tout de suite, me fit entrer et se servit un verre de vin avant de tenter de s'expliquer. Tout de suite, une chose me frappa: ce deux-pièces était rempli d'habits divers et prodigieusement variés, suspendus à des cintres. On eût dit un magasin de location de vêtements, ou une réserve de costumier.
Simon était le frère aîné du Zubial; son décès récent m'autorise à révéler cet insolite secret qu'il partageait avec mon père. Depuis l'âge de huit ans, les deux frères – en tenant le plus jeune, Gabriel, à l'écart – jouaient à Julien Dandieu. Ce personnage qu'ils avaient imaginé ensemble, alors qu'ils étaient encore enfants, avait pour caractéristique de n'en avoir aucune; tel le caméléon, Julien Dandieu était toujours en devenir. Jouer à Dandieu signifiait donc se couler tour à tour dans la totalité des personnages que l'on porte en soi, ne renoncer à aucune de ses aspirations, fussent-elles opposées.
Ce jeu clandestin de gamins, Simon et le Zubial n'y avaient jamais renoncé; ils le perpétuaient en stockant leurs déguisements dans ce deux-pièces acheté en douce par mon père en 1959. Personne dans la famille n'était au courant. Toutes leurs vies parallèles, dont la juxtaposition eût semblé inacceptable à leurs proches, partaient d'ici et y aboutissaient, qu'elles fussent éphémères ou durables. Ils se regardaient l'un et l'autre comme des acteurs du réel dès qu'ils sortaient de ce bâtiment.
À la mort du Zubial, Simon avait continué seul à flotter au-dessus de la réalité, en venant de temps à autre emprunter l'un des rôles que contenait leur garde-robe secrète. Son obstination tenait autant à son goût d'être multiple qu'à sa fidélité à son frère.
– Et toi, qu'est-ce que tu joues ce soir? lui ai-je demandé, effaré.
– Arsène Lupin, dit-il sans plaisanter. Je vais dîner chez une femme du monde que j'ai rencontrée dans le train, en revenant de Suisse. Je vais essayer de la cambrioler pendant le repas et demain je lui ferai livrer ses propres bijoux, ou ce que j'aurai trouvé, avec un petit mot qui est prêt, regarde…
En quelques lignes, d'un tour désuet et charmant, il informait la dame que sa beauté lui valait cette restitution; et il signait Arsène Lupin. C'était à la fois comique et ridicule de le voir s'apprêter à jouer une telle farce alors qu'il approchait les cinquante-cinq ans; mais je fus bouleversé de retrouver en lui un peu de la fantaisie du Zubial. Les deux frères avaient cela en commun qu'ils ne consentirent jamais à entrer dans l'âge adulte, à rompre avec le merveilleux de leur petite enfance.
Simon n'appartenait pas au monde réel, alors que, si le Zubial savait s'en extraire, il était apte à le réintégrer. Mon oncle, lui, en était parfaitement incapable; il ne savait qu'exagérer. Vous donnait-il rendez-vous? L'heure n'était qu'une très très vague indication; il lui arrivait de surgir deux jours plus tard dans votre salon et de vous embrasser sans la moindre gêne, avec une gaieté folle. Et s'il décidait de vous emmener au cinéma à quatorze heures, vous pouviez en chemin vous arrêter sept ou dix fois, chez des gens improbables, au gré de ses désirs lunatiques et des urgences qu'il s'inventait pour, finalement, entrer dans une salle obscure à la dernière séance, sur le coup de vingt-trois heures, après avoir rendu visite à un ministre plaintif, promené les chiens d'une avocate qu'il vénérait, joué une partie de bridge chez une vieille milliardaire, réparé le chauffage central d'une star anorexique, goûté à quelques gâteaux à la crème dans l'arrière-boutique d'un tailleur inspiré ou étudié les propriétés d'une résine de synthèse dans une bibliothèque scientifique.
Il n'eut jamais de métier ordinaire mais s'occupa de beaucoup de choses, tenta de réformer la bourse de Zurich et ruina en moins de trois mois son employeur grâce au lancement d'une SICAV dite chrétienne qu'il avait élaborée avec fièvre, puis il se lança dans quelques projets grandioses qui étaient aussi poétiques que saugrenus. Autodidacte de génie, cet ingénieur fantasque concevait et fabriquait des machines à faire disparaître des magiciens sur scène, à faire marcher tout seuls des squelettes humains, à soulever les prestidigitateurs dans les airs, au-dessus du public, mais il avait le plus grand mal à exécuter les tâches qui constituent le quotidien des gens normaux. Il ignorait, je crois, l'art de prendre le métro ou de composter un ticket de bus. À ses yeux, la légalité était un concept aussi flou que pour sa mère; il ne déclara jamais ses revenus, car il ne jugeait pas vraiment utile d'en avoir. Désargenté, il fut pourtant l'un des êtres les plus généreux que j'ai connus.
Quand le Zubial mourut, Simon me resta le seul lien vivant avec la folie de mon père. Son extrême singularité, sa noblesse immense, à un point qui semblera inconcevable, me le faisaient aimer avec la plus vive tendresse. Aussi me suis-je affaissé, sans trop le laisser paraître, quand il s'éteignit à son tour en 1995. Il me semblait en l'enterrant que c'était une race d'hommes à qui l'on disait adieu. Simon était le dernier des Jardin véritablement Jardin; lui seul parmi les survivants appartenait à ce club de dinosaures exemptés de réalité.
Ma grand-mère s'effaçait déjà dans ses propres souvenirs, bien qu'elle persistât pendant un an à nous faire croire qu'elle était encore parmi nous. Le spectre de la normalité hante désormais notre famille et ma propre existence. Parfois je me demande si ma réaction face aux excès chroniques du Zubial ne fut pas trop vive, si ma frayeur, au lendemain de sa mort, ne m'a pas conduit sur des chemins trop protégés. Ai-je renié mon sang Jardin? Mais comment être le fils du Zubial sans mourir jeune?
Après la disparition de Simon, je me suis retrouvé avec la clef du deux-pièces de Julien Dandieu; il y avait là des dizaines de costumes à ma taille, ceux du Zubial. Aurai-je un jour le cœur de faire revivre ces fracs, ces tenues de gentleman-farmer, de dandy, de motard clouté, de prêtre, d'officier de marine? De me glisser dans les personnages qu'ils suggèrent? A la concierge de l'immeuble, je me suis présenté comme le fils de Monsieur Dandieu. Elle m'appelle ainsi quand nous nous croisons; car je n'ai pu me défaire de cet appartement clandestin. Pour une raison que je n'ai pas encore éclaircie, l'acte de propriété est au nom de Julien Dandieu, qui n'exista jamais. Cette réserve de personnages est donc légalement invendable. Je m'en sers parfois pour venir y écrire au calme. La vue plongeante sur Paris est un régal. L'héritage Jardin est décidément bien compliqué…
Après avoir joui d'une enfance pareille, pourquoi ne suis-je pas devenu fou? À fréquenter le Zubial, j'aurais fort bien pu me fâcher définitivement avec les contraintes de la vie adulte ou m'exiler dans les paradis chimiques qui tiennent loin de la douleur d'être soi. Sans doute est-ce par terreur de perdre le contrôle de moi que je n'ai jamais pu siffler un verre d'alcool ou goûter à une drogue, tant je sais fragile mon maintien dans la réalité.
Tous mes raidissements sont des freins pour ne pas me laisser gouverner par mes désirs, comme le Zubial le faisait. Je me méfie de ses gènes qui, toujours, me portent à confondre mes envies les plus vives et la vérité. Je sais que mon hérédité m'incline à voir sans cesse les êtres tels que je les rêve. Quinze années aux côtés de mon père m'ont dressé au déni radical des inconvénients qui gâtent le réel. En le regardant exister, je m'étais accoutumé à l'idée que l'on pouvait désobéir continûment à ses peurs, avec quelque chance de succès. Un voisin se montrait-il pénible? Il suffisait de tirer trois coups de fusil dans ses volets pour calmer ses vociférations. Une femme appétissante surgissait-elle dans la rue? Il n'était pas exclu de la culbuter dans l'heure, et de redessiner son existence en projetant sur elle mille souhaits ardents.
Comment ai-je vécu ce désordre sans fin? Au risque de paraître faux, je dirai que tout cela me sembla normal, du moins jusqu'à l'âge de douze ans. Mes copains de classe étaient certes intrigués par le fonctionnement ubuesque de notre maison; mais seuls les plus audacieux m'interrogeaient sur le statut des hommes de ma mère.
– C'est qui Pierre?
– Ben… c'est Pierre.
– C'est l'amant de ta mère? Et Jacques, c'est qui?
– Ben… c'est Jacques.
C'est par eux que je m'aperçus de la bizarrerie de mon clan. Mais je regardais mon quotidien comme la vie, je dirais même comme la vraie vie; et si les amours de mes parents me terrifiaient parfois, j'étais enchanté d'être moi plutôt que le fils de gens prudents. Pour rien au monde, je n'aurais troqué le bastringue féerique de Verdelot pour les mornes week-ends que mes amis subissaient dans leurs familles réglées.
Et puis je n'étais pas seul dans la tourmente. Frédéric, mon petit frère, et moi formions une République autonome, tenue à l'écart de notre grande sœur Barbara que nous adorions mais que notre mère élevait un peu à part. Cette alliance indéfectible nous tenait lieu de stabilité, d'assurance tous risques. Avec lui, je me savais à l'abri des plus forts coups de vent; et il y en eut d'inattendus… Nous ne discutions jamais de l'actualité chahutée de notre famille, mais nous ne doutions pas que le soutien de l'autre nous était acquis, pour l'éternité.
Ma mère me sauva également du tremblement de terre qu'elle contribuait à provoquer chaque jour; c'est peut-être là l'une de ses plus belles contradictions. Elle était la femme du Zubial, avec tout le lot d'excès que cela supposait, mais dans le même temps elle me donna une éducation assez solide. Son admiration exigeante me tint lieu de filet.
Si elle menait ses amours de façon peu catholique, elle me plaça longtemps dans un collège austère où l'on cultivait des vertus très chrétiennes qui me déroutaient. M'avisais-je de rapporter à la maison un carnet de notes déplorable? Atterrée, elle me demandait ce qui s'était passé, avec un ton qui sous-entendait que je devais être gravement malade, ou souffrir d'un accès de bêtise. Humilié plus vivement que par une réprimande, je ne recommençais pas.
Elle se donnait un quotidien romanesque mais entendait que le nôtre fût rigoureux. Avions-nous quelques heures de libres le mercredi? C'était pour faire de mon frère et moi des judokas émérites, des joueurs de tennis, de foot, des tireurs à l'arc, des coureurs de fond, des nageurs, des lanceurs de poids. Mon enfance fut un interminable parcours du combattant. M'approchais-je d'une côte? Je devais illico apprendre à naviguer. Neigeait-il quelques flocons? Je préparais aussitôt mes bagages pour m'exiler dans une station de sports d'hiver où il me faudrait skier huit heures par jour, puis patiner sur la glace jusqu'à extinction de mes forces. Un poney-club s'ouvrait-il près de chez nous? Les concours hippiques entraient aussitôt dans mon agenda. Tout, tout, il fallait pratiquer sans mollir tout ce qui était susceptible de nous former le caractère et d'affermir nos petits muscles. Ses amants étaient chargés de la mise en œuvre du programme. L'un m'apprenait le tennis, à l'aube les dimanches matin, l'autre me conduisait à mon club de cheval le mercredi.
Le Zubial, lui, regardait tout cela avec fascination. Il tenait le sport pour une activité exotique, réservée aux Anglais ou aux grands asthmatiques. Taper dans un ballon le tentait aussi peu que l'homosexualité, ou la pratique du badminton. Mais il était ravi que sa femme veillât sur notre éducation.
Je crois aussi que ma mère me préserva de paniques excessives en m'écoutant toujours avec une attention formidable. Jusqu'au jour de la mort du Zubial, je ne me suis jamais senti seul dans mes désemparements; certes, je les taisais, car je ne la sentais pas disposée à les entendre, mais notre complicité sur d'autres sujets me faisait chaud au cœur. Son obsession semblait être de me donner la force de surmonter les inquiétudes qu'elle m'infligeait par ses choix de vie. Elle me blessait et, dans le même temps, m'apprenait à me soigner, à faire face. Tout en me déstructurant par sa conduite de femme, elle fut assez mère pour me bâtir une colonne vertébrale qui me permît de tenir le coup. Mon frère Frédéric et ma sœur Barbara connurent peut-être une autre réalité; la mienne fut celle-là.
Mais je pense que l'événement décisif qui me permit de rester debout fut… la mort du Zubial; c'est elle qui me fit rencontrer le monde réel, et m'en dégoûta. Quelle violence! Mais ma souffrance fut ma chance.
Grandir en face de lui m'aurait condamné à demeurer un fils, je le sais. Ou à mal tourner. Si les acrobaties séduisantes de mon père s'étaient prolongées, j'aurais fini dans la peau d'un spectateur subjugué, d'un velléitaire pathétique, de son imitateur ou de son plus violent contradicteur. Peut-être me serais-je même tiré une balle dans la tête, comme mon frère Emmanuel, par désespoir de n'être que moi. Au lieu de cela, le Zubial me laissait la place.
À quinze ans, j'étais libre de saisir le seul remède aux dérèglements qu'il avait instillés dans mon esprit, le seul contrepoison susceptible de me soulager du chagrin d'être moins vivant que lui: l'écriture.
Parfois, il me semble que je n'ai pas seulement plongé mes mains dans l'encre pour lui ressembler, mais surtout pour réussir, enfin, à tolérer le réel qu'il m'a fait désaimer. Sous ma plume, je fais surgir des situations que lui aurait su mettre en scène in vivo. Le temps d'un roman, mon existence se pare des couleurs qu'elle avait jadis, quand il riait à mes côtés. À trente-deux ans, je me dédommage encore de vivre sans lui en écrivant.
Mais, à mesure que j'en prends conscience, il me semble que cette maladie de l'écriture me quitte et que, bientôt, ma plume me mènera sur d'autres chemins. Il y a tant de façons d'être écrivain…
– Mon chéri, n'oublie pas que nous sommes avant tout des amants, me murmure-t-il au téléphone.
J'ai quinze ans. Le Zubial est amoureux, mais cette fois de ma mère. Son corps est boursouflé de métastases, ses défenses immunitaires sont au plus bas. Nous n'avons pas le droit de nous voir, ni de nous parler de vive voix car je subis une méchante grippe; la lui refiler pourrait être fatal à son organisme fatigué. Bien que nous soyons dans le même appartement, séparés par une mince cloison, nous nous parlons donc par téléphone. Il me dit sa passion pour ma mère, celle qui lui donna un avant-goût de l'éternité, qui l'épousa pour demeurer sa maîtresse.
Maman est dans ma chambre, en train de trier mes vêtements. Je lui fais signe d'approcher et lui tends l'écouteur; en ce temps-là les appareils possédaient cet appendice qui ne permettait que l'écoute. Elle entend alors ce moribond joyeux qui me dépeint son émotion devant la nature réelle de sa femme, son trouble de la voir encore telle qu'au premier jour. Il me parle d'elle comme de sa boussole, de son espérance. Elle est son Amérique, celle qu'il ne cessera jamais de découvrir. Il me confie son rêve de connaître un jour la Vérité de cette petite fille de quarante-trois ans, son désir de l'utopier sans relâche tout en l'aimant pour ce qu'elle est réellement. Il m'explique alors que son imagination ne prête pas à ma mère des qualités qui lui feraient défaut, non, elle lui en suppose simplement d'autres moins visibles, en agissant à la manière d'un outil de connaissance intuitive.
Et je vois ma maman qui se met à pleurer, de surprendre cette confession brûlante d'un père à son fils. Cet instant est parfait; un bonheur souverain me possède. Que la Providence m'eût placé dans cette position de trait d'union entre ces deux amants, une fois dans ma vie, me reste comme une joie ineffaçable.
À quinze ans, j'apprends ainsi que reparler d'amour est encore plus beau que d'en parler. Que rêver une femme peut être une manière de rendre hommage à ce qu'elle est en vérité. Que ma dignité n'est pas d'être un mari mais un amant. Qu'il n'y a pas d'autre issue que d'entendre ce que les femmes nous disent pour devenir soi, comme si par leurs reproches elles veillaient à ce que nous ne nous perdions pas. J'apprends que leurs besoins sont nos guides. Qu'aimer est la seule activité qui fasse de nous des mieux que nous.
Ces certitudes qui me constituent, je les tiens de cet homme qui fut sans doute l'un des amants les plus déroutants de ce siècle. Si je suis l'un de ses fils, c'est peut-être moins par les gènes que par le cœur. Au fond, il me semble que, par les voies de cette hérédité-là, tout le monde peut devenir un fils de Zubial.
Juillet 1980. Le Zubial est mourant, mais personne n'y croit. Son corps est constellé de métastases grosses comme des œufs de pigeon, et il rit encore. Sa vitalité enjôleuse nous jette de la poudre aux yeux, à nous qui ne voulons pas voir. Est-il fatigué par moments? Nous l'avons tous tellement vu jouer au malade alors qu'il était bien-portant que chacun en sourit.
Refusant sa propre inquiétude, ma mère a décidé de m'expédier en vacances, dans les Alpes du Sud, où l'on m'initie à la varappe. Si j'ai de temps à autre le vertige, ce n'est pas parce que je suis sur le point de tomber dans le plus grand gouffre de ma vie mais en raison de la déclivité affolante des pentes que j'escalade. Naturellement, je suis amoureux, sans retenue. D'une fille? Non, d'un corps charmant, celui d'une étudiante dont les formes m'enthousiasment. Elle est hollandaise; je me découvre un vif intérêt pour les Pays-Bas.
Chaque soir, je m'introduis dans sa tente, à l'insu de nos moniteurs, et m'émerveille de n'être pas homosexuel. Plus je goûte à sa peau plus je m'éprends de l'esprit que je lui suppose; trois jours de ce régime me persuadent que je tiens enfin la femme qui portera mon nom.
Aussitôt, comme à mon habitude, je forme le projet de l'enlever dès que notre stage d'alpinisme s'achèvera, pour l'attacher à mon destin. Mes quinze ans ne me semblent pas un obstacle; ses dix-huit ans l'autorisent à m'aimer librement. L'avenir de mon cœur me paraît assuré. Déjà je lui expose mon intention de lui faire sous peu d'innombrables petits.
Pour des raisons qui m'échappent, j'étais à l'époque en proie à un violent appétit de reproduction, alors que j'étais moi-même encore un enfant. Mais je ne m'en apercevais pas; et j'étourdissais de tant de paroles mes amoureuses qu'elles n'éprouvaient pas le besoin de me raisonner, même si elles se montrèrent plus prudentes que moi, grâce à Dieu.
Nous campions au milieu de hautes herbes quand un orage nous contraignit à nous replier deux jours dans une grange de montagne. Que se passa-t-il alors dans mon cerveau? J'eus soudain le besoin d'écrire au Zubial, pour lui dire que j'étais fier d'être son fils et lui révéler ce que je comptais faire de mon existence lors du prochain demi-siècle. Comme je ne disposais pas de table dans notre abri improvisé, je me suis appuyé sur le dos de ma maîtresse pour rédiger cette lettre insensée, griffonnée sur les pages d'un petit carnet rouge à spirale.
Saisi par une urgence qui me trouble aujourd'hui, je lui ai avoué tout ce que je comptais faire des facultés qu'il m'avait léguées, avec une intuition qui, jusqu'à présent, s'est révélée juste. Je n'en dirai pas davantage, car le contenu de ce texte prophétique et terriblement naïf ne regarde que nous deux. Je lui ai tracé avec fièvre les étapes de ma future biographie. Ma plume filait, comme portée par un désir irraisonné de rassurer le Zubial sur le destin de son sang.
Pourtant, je le répète, sa mort me semblait hors sujet. Pas un instant, je n'eus le sentiment de lui confier un ultime message. Mes amours me poussaient même vers un optimisme qui va souvent avec le plaisir d'aimer. Il est vrai qu'écrire sur le dos de la femme que l'on croit adorer n'est pas une activité qui porte à la morosité.
Ma lettre l'atteignit avant qu'il ne meure. Le Zubial la lut et convoqua aussitôt ses amis les plus chers pour leur en donner lecture. Dès mon retour, au bras de la très provisoire femme de ma vie, il voulut m'en parler, mais nous n'en eûmes pas le temps. Je devais repartir pour la Suisse illico. Quelqu'un m'appelait dans l'ascenseur pour que je me hâte; nous avions à peine le temps d'attraper un train pour Vevey. Alité, mon père eut seulement la présence d'esprit de me lancer:
– Alexandre, fais-le, mais seulement si tu y crois vraiment.
Ses yeux me donnèrent sa confiance.
Je sortis de sa chambre, pour ne plus jamais le revoir. Huit jours plus tard, le Zubial était enterré au bord du lac Léman, avec mon petit calepin rouge sur le cœur. Mes paroles l'accompagnaient dans l'au-delà; elles lui tiennent encore chaud. Commençait alors le long trajet qui me mène à ce livre, ces douloureuses années de lutte pour tenter de me relever de son départ. Y suis-je parvenu? Il me semble parfois que si j'ai guéri, mon chagrin de fils, lui, survivra à ma guérison.
Paris, le 24 mai 1997
Papa,
Pendant dix-sept ans, j'ai essayé de me faire croire que je n'étais pas ton fils, que ton sang n'était pas descendu jusqu'à moi. Avec obstination, je me suis attaché à effacer de mon caractère les traits et les élans qui nous étaient communs; et, dès que je sentais rejaillir en moi les bourgeonnements de ta sève, je m'amputais de mes désirs les plus vifs, de cet esprit de cabriole qui était le tien et avec lequel j'étais en litige. Sans cesse j'ai émoussé la fantaisie de mon caractère, à défaut de réussir à la congédier tout à fait. Avec brutalité, je me suis interdit d'être Jardin, j'ai tenté de me rectifier, de me délester de cet excédent de folie que tu m'avais légué.
Mes romans furent aussi pleins de vitalité, de joie et de liberté que mon existence en était vide. Obéir à mon tempérament de furieux me faisait si peur que je m'étais inventé une autre nature, toute en raideur, en refus des belles imprudences. N'être pas toi fut la maxime qui régla ma conduite; avec constance, je me suis dézubialisé. Peu de temps après l'effet de souffle de ta mort, mon corps a même oublié qu'il aimait danser; il s'en souvient à peine. Très vite, je me suis appliqué à ne pas vivre la nuit, à fuir le Paris nocturne dans lequel tu jouais les rôles que tu te distribuais avant de les recycler dans tes écrits. J'ai dit non à tout ce qui pouvait me faire perdre le contrôle de moi-même.
Dès vingt-trois ans, je me suis empressé de me marier, avec le fol espoir de domestiquer ainsi mes instincts, d'entraver mon naturel fiévreux, avide d'amours tempêtes. Effrayé de porter tes gènes, j'ai écrit des romans ivres de monogamie, je me suis fait l'apôtre d'une fidélité exaltée; mais dans cet excès même se marquait ma filiation. Sans cesse, j'ai lutté pour que notre nom devînt le symbole d'autre chose que de tes appétits sans limites.
Je pensais sincèrement qu'être moi passait par le renoncement aux rêves des Jardin, par une vidange en règle de mon inconscient, pour me purger de la tentation d'être aussi tragiquement libre que toi. Avec quelque raison, je te regardais comme un être infantile, un charmant irresponsable qui n'avait jamais connu la grâce d'être lui-même avec simplicité, un inquiet qui aurait dû apprendre à s'aimer un peu plus, à renoncer aux béquilles d'une séduction pleine d'artifices, bref une sorte de client idéal pour un psy opiniâtre.
Mon lent cheminement vers plus d'authenticité me confirmait dans l'idée que j'avais raison de me détourner de tes aspirations. Chaque jour je jouissais de mieux entendre ma femme, d'essayer de m'en faire écouter; nous apprenions à déjouer les pièges récurrents de notre amour. Doucement, je parvenais à moins souffrir dans les liens tendres qui me font vibrer, et à préserver ceux que j'aime de cette part de moi-même qui m'échappe encore.
Mais… désormais je te retrouve, mon vieux Zubial, dans ce livre et en moi. Il me semble que je sors d'une longue parenthèse. Ta mort a enfin cessé de nous séparer. J'ai envie d'être à nouveau ton fils. Le goût me revient d'exister avec fureur, de m'exposer à tous les risques, de ne renoncer à aucune des nuances explosives qui me constituent.
Ce grand réveil, je le dois sans doute à ma femme, que j'ai d'abord regardée comme une digue contre mes coups de sang, et qui constamment refusa ce rôle qui ne lui ressemblait pas, qui la blessait. Toujours, elle s'efforça de me dégeler, tant elle aimait celui que je n'osais pas être, tant elle me désirait libéré de ma terreur d'être toi. C'est d'ailleurs elle qui me poussa à écrire ce livre en m'aidant à m'y autoriser; c'est l'un de ses talents, et pas le moindre, de savoir me conduire vers ma sincérité.
À présent, je sens renaître en moi le désir de suivre avec elle les panneaux qui indiquent d'Autres directions. Provoquer le destin, l'aiguillonner sans relâche, me met l'eau à la bouche.
Je suis à nouveau tenté par l'euphorie de dire ma vérité, de quitter mes jolis mensonges qui valent moins que le plaisir robuste d'être réel. L'autre jour, lors d'un dîner chez des amis, je n'ai pas résisté à la tentation d'avouer que je n'ai jamais cru aux professions de foi de mes héros de roman. Autour de la table, il y eut un silence. Je me suis alors empressé d'ajouter que j'avais toujours voulu croire en leurs rêves d'amants, sans jamais y parvenir, et que j'écrivais pour tenter de me convaincre de mes propres songes. Au fond, je reconnaissais que je suis comme tout le monde: plus j'affirme mes idées, plus mes doutes me sont insupportables. Cela m'a fait du bien de me montrer à visage nu. Quel vertige que d'être soi! Et de donner aux autres, subitement, le goût de l'être!
Je sens renaître dans mon caractère cette inclination qui me porte chaque jour davantage à me risquer. Une femme me plaît-elle? Je n'ai plus la prudence et la lâcheté de l'esquiver.
Aussitôt je m'expose à sa séduction, au péril de l'aimer, et de fracasser mon destin en tombant amoureux d'une autre alors que j'ai tant à perdre: l'amour exigeant, attentif et sublime de ma femme – et quelle femme! -, le bonheur de mes enfants et une aventure conjugale qui ne cesse de m'étonner.
Faut-il voir un regain d'adolescence dans ce retour à tes attitudes? Je crois plutôt que c'était auparavant que j'étais puéril de prendre le contre-pied de tes mœurs, de refuser ma complexité plutôt que d'apprendre à l'aimer en l'explorant, ainsi que tu le faisais. Et puis tu voyais si juste lorsque tu étais effaré que tant de gens se conduisent comme s'il y avait encore des grandes personnes au-dessus d'eux, pour les tancer et les renvoyer au coin.
– Il n'y a plus d'adulte pour nous surveiller, profitons-en! me répétais-tu souvent.
Tu avais raison. Profitons-en! Pour aimer sans mesquinerie, pour faire des révolutions, des films, des grèves s'il le faut, ou écrire de nouvelles Constitutions, pour embellir le réel et ouvrir les vannes de notre tendresse sans redouter de traverser des émotions périlleuses. Oui, tu avais raison de faire fi de tes trouilles, de dynamiter sans relâche tes propres limites et celles des autres; car le talent de vivre en couleurs, à voix haute, est peut-être le plus rare. La présence de tes femmes, et de la tienne, en l'église Sainte-Clotilde le disait assez.
Elles savaient toutes combien la prudence est un défaut avilissant.
Alors, bien sûr, la cohorte des apeurés justifiera ses étroitesses en dénonçant ton égoïsme, en stigmatisant tes légèretés, souvent impardonnables il est vrai; mais, même si j'ai souffert par toi, je te remercie d'avoir osé être un Zubial, de m'avoir montré qu'aimer pouvait être héroïque, que le Petit Trianon était reconstructible en plein XXe siècle, et qu'en existant avec une certaine intensité il était possible d'arrêter la boule de la roulette sur le bon numéro, quitte à se débarrasser aussitôt de ses gains pour connaître la joie de demeurer en danger. Merci de m'avoir donné le goût de rester sur la crête des vagues.
Papa, mon petit papa, grâce à toi je sais que les banquiers auront toujours tort, que les assureurs vivent de nos plus bas instincts, que seuls les risques existentiels nous catapultent vers nous-mêmes. Guidé par l'exemple de tes turpitudes, je vais pouvoir me livrer aux miennes sans craindre que la foudre ne me tombe sur la tête. Aujourd'hui je renoue, enfin, avec la gaieté et les fringales qui me secouaient l'âme à quatorze ans. Certes, tu n'étais pas un homme heureux d'être né; cependant ton désespoir chronique, si pudique, n'arrivait pas au bout de ta joie viscérale, ensorcelante. Tu ne croyais pas aux passions perpétuelles, mais tu n'acceptais pas que les tiennes déclinent. Toujours ta conduite démentait ton pessimisme, comme si tu avais jugé inconvenant, et indigne de toi, de tolérer les petitesses de notre condition.
À trente-deux ans, papa, mon jeune papa, je te rejoins, tu te réveilles en moi, tu bondis sous ma plume, en éternel trapéziste. Je sens que tes yeux viennent se placer derrière les miens, que ton cœur bat dans ma poitrine; ta vitalité m'entraîne au pays des Zubial, là où la peur n'est plus un frein, là où tout est possible, surtout ce qui ne l'est pas. Je me sais en route vers ta sagesse paradoxale, irrésistiblement attiré dans ton sillage, aimanté par ta morale inconfortable, par ta façon fabuleuse d'avoir été un homme. Mais quelle sorte de Zubial vais-je devenir? Saurai-je réussir ma mue sans inquiéter ceux que j'aime? En les faisant profiter de l'immense faim de vie qui monte en moi? Aurai-je l'énergie d'explorer mes multiples facettes?
Ces lignes sont les dernières que j'écrirai sur toi et, déjà, je panique d'achever ce livre que je repousse depuis mes quinze ans. Sur le point de te quitter une fois encore, un ultime souvenir me revient au cœur, plus qu'à l'esprit.
C'était il y a vingt ans. Nous marchions ensemble sur une plage de Normandie. Tu me parlais du bruit de ta vie. Maman, accompagnée d'une de ses amies, suivait nos traces, à quelques mètres de nos rires. Je sentais son regard se poser sur nous; et, volontairement, je me suis mis à adopter ta démarche, en serrant mes mains dans mon dos. J'étais tellement toi en cet instant. Je me suis retourné. Maman m'a souri; ses yeux me disaient qu'elle avait vu notre ressemblance. À ton tour, en croisant son regard, tu t'es aperçu que ce matin-là j'étais désespérément ton fils. Ému, tu m'as souri; un mot, un seul, aurait sali la beauté de ce silence. Tu n'étais plus le Zubial mais vraiment mon père sous ce ciel de Normandie. Je me suis alors dit que, si un jour je réussissais à m'aimer comme je t'aimais, il ferait très beau.
Ton fils,
Alexandre.