TROISIÈME PARTIE LA ROUTE DE JORSLEM

1

Notre monde était désormais vraiment le leur. D’un bout à l’autre d’Eyrope, je pouvais voir que les envahisseurs avaient pris possession de tout et que nous leur appartenions comme le bétail dans l’étable appartient au fermier.

Ils étaient partout telles des herbes de chair qui auraient pris racine après un étrange orage. Ils affichaient une assurance tranquille comme pour nous signifier par leur aisance que la Volonté nous avait retiré sa faveur à leur avantage. Ils n’étaient pas cruels et pourtant leur seule présence nous vidait de notre vitalité. Notre soleil, nos lunes, nos musées remplis d’antiques reliques, les ruines des cycles antérieurs, nos cités, nos palais, notre avenir, notre présent et notre passé — tout avait été dévolu à un autre propriétaire. A présent, notre existence n’avait plus de sens.

La nuit, le brasillement des étoiles nous tournait en dérision. L’univers entier était témoin de notre abaissement.

Le vent froid de l’hiver nous disait que nous avions perdu la liberté en punition de nos péchés. Le flamboiement brûlant de l’été nous disait que nous avions été humiliés pour notre orgueil.

Dépouillés de notre ancien moi, nous nous enfoncions à travers un monde transformé. Moi qui, jadis, errais chaque jour parmi les étoiles, n’y éprouvais plus de plaisir. Ma seule et maigre consolation était l’espoir que le Pèlerin que j’étais trouverait peut-être rédemption et jeunesse à Jorslem. Tous les soirs, nous récitions, Olymane et moi, le rituel du Pèlerinage :

— Nous nous soumettons à la Volonté.

— Nous nous soumettons à la Volonté.

— En toutes choses, grandes ou petites.

— En toutes choses, grandes ou petites.

— Et implorons pardon.

— Et implorons pardon.

— Pour nos péchés actuels et potentiels.

— Pour nos péchés actuels et potentiels.

— Et nous prions que nous soient accordés la compréhension et le repos.

— Et nous prions que nous soient accordés la compréhension et le repos.

— Tout au long de nos jours jusqu’à la rédemption.

— Tout au long de nos jours jusqu’à la rédemption.

Tout en prononçant les versets, nous étreignions les sphères lisses de nos pierres d’étoile aussi froides que des fleurs de givre et nous communions avec la Volonté.

Ainsi nous dirigions-nous vers Jorslem, arpentant un monde qui n’appartenait plus à l’homme.

2

Ce fut du côté talyen du Pont de Terre qu’Olmayne se montra pour la première fois cruelle envers moi. Elle était cruelle de nature — j’en avais amplement eu la preuve à Perris — mais depuis le début de notre Pèlerinage, pendant les longs mois qu’il nous avait fallu pour franchir les montagnes, traverser Talya dans toute sa longueur et atteindre le Pont, elle n’avait pas sorti ses griffes.

Ce jour-là, nous avions fait halte car un détachement d’envahisseurs remontait de Frique. Ils étaient une vingtaine : grands, les traits rudes, fiers d’être les maîtres de la Terre conquise. Ils étaient à bord d’un étincelant véhicule de leur fabrication, couvert, long et étroit, muni d’épais manchons couleur sable et percé de petites fenêtres. On voyait de loin le nuage de poussière qu’il soulevait.

C’était la saison chaude. Le ciel était, lui aussi, de la couleur du sable et des nappes de réverbération, terribles et flamboyants flux d’énergie turquoise et or, le sillonnaient. Nous étions peut-être une cinquantaine de voyageurs plantés au bord de la route, le dos tourné à Talya, face au continent fricain. Nous formions un groupe hétéroclite, il y avait des Pèlerins comme Olmayne et moi qui se rendaient à la cité sainte de Jorslem, mais aussi tout un échantillonnage de déracinés des deux sexes qui erraient de continent en continent sans but précis. Je notai la présence de cinq anciens Guetteurs ainsi que de plusieurs Coteurs, d’une Sentinelle, de deux Communicants, d’un Scribe et même de quelques Elfons. Agglutinés en désordre, nous laissions la route aux envahisseurs.

Le Pont de Terre n’est pas large et ne permet pas qu’on y passe en grand nombre à la fois. Cependant, en temps normal, la circulation se fait toujours dans les deux sens. Mais nous avions peur de nous engager alors que les envahisseurs étaient si près et nous restions timidement serrés les uns contre les autres, les yeux fixés sur nos conquérants qui approchaient.

L’un des Elfons se détacha du groupe de ses congénères et avança vers moi. Il était de petite taille pour une créature de sa race mais avait de robustes épaules. Il donnait l’impression d’être à l’étroit dans une peau trop juste pour sa stature. Ses yeux globuleux étaient ourlés de vert. Ses cheveux poussaient en épais faisceaux largement espacés qui faisaient comme des colonnettes et son nez était presque inexistant de sorte que ses narines semblaient pointer de sa lèvre supérieure. Cependant, il était moins grotesque que la plupart des Elfons et un soupçon de bizarre gaieté paraissait émaner de lui.

Il demanda d’une voix qui n’était guère plus qu’un soupir :

— Crois-tu que nous en ayons encore pour longtemps, Pèlerin ?

Autrefois, on n’adressait pas la parole à un Pèlerin sans y être invité — surtout lorsqu’on était un Elfon. Je n’attachais, pour ma part, aucune importance à cet usage, mais Olmayne recula avec un grondement de dégoût.

— Il faut attendre que nos maîtres nous permettent de passer, répondis-je. Avons-nous le choix ?

— Non, ami, nous n’avons pas le choix.

En entendant cet « ami », Olmayne poussa un nouveau grognement et foudroya le petit Elfon du regard. Il la dévisagea. Il était en colère car, soudain, six bandes parallèles de pigments écarlates scintillèrent sous la peau lustrée de ses joues. Mais il se contenta de s’incliner courtoisement et dit :

— Je me présente. Bernalt, naturellement hors-confrérie, natif de Nayrub, en Frique profonde. Je ne vous demanderai pas vos noms, Pèlerins. Vous allez à Jorslem ?

— Oui, lui répondis-je tandis qu’Olmayne lui tournait délibérément le dos. Et toi ? Tu rentres à Nayrub au terme d’un voyage ?

— Non. Je vais aussi à Jorslem.

Instantanément, la sympathie que l’aménité de l’Elfon avait suscitée en moi s’effaça, remplacée par une réaction d’hostilité. Il m’avait été donné de voyager en compagnie d’un autre Elfon — un faux Elfon, au demeurant — qui, lui aussi, suait le charme. Une fois, cela suffisait !

— Peut-on savoir ce qu’un Elfon a à faire à Jorslem ? lui demandai-je, sec et distant.

Ma froideur ne lui échappa pas et je pus lire de la tristesse dans ses yeux saillants.

— Je te rappelle que nous avons, nous aussi, le droit de visiter la cité sainte. Même nous ! As-tu peur que les Elfons s’emparent à nouveau de l’autel de la jouvence comme ils l’ont fait il y a mille ans avant d’être interdits de confrérie ? (Il éclata d’un rire sans joie.) Je ne menace personne, Pèlerin. Peut-être suis-je hideux d’apparence mais je ne suis pas dangereux. Qu’il plaise à la Volonté de t’accorder ce que tu cherches.

Et, après un salut respectueux, il rejoignit les autres Elfons.

Olmayne virevolta pour me faire face, visiblement furieuse.

— Pourquoi parles-tu à ces créatures immondes ?

— Cet homme m’a abordé. Il était mû par des sentiments amicaux. Ici, toutes les castes sont confondues, Olmayne, et…

— Un homme ! Tu appelles un Elfon un homme ?

— Ils sont humains.

— A peine ! Ces monstres me répugnent, Tomis. Quand ils m’approchent, j’ai la chair de poule. Si j’en avais le pouvoir, je les bannirais de la planète !

— Où donc est la sérénité et la tolérance qui doivent animer les Souvenants ?

La raillerie qui perçait dans ma question la cingla.

— Nous ne sommes pas obligés d’aimer les Elfons, Tomis. Ils sont l’une des plaies qui ont fondu sur la Terre — une parodie d’humanité, les ennemis de la beauté et de la vérité. Je ne peux pas les supporter !

Elle n’était pas la seule à afficher de pareils sentiments, mais je n’eus pas le temps de lui faire honte de son étroitesse d’esprit car l’engin des envahisseurs arrivait à notre hauteur et j’espérais que nous pourrions nous remettre en marche lorsqu’il serait passé. Mais il ralentit, s’arrêta, et plusieurs de ses occupants mirent pied à terre. Sans hâte ils marchèrent vers notre groupe, leurs bras démesurés oscillant comme des cordes molles.

— Qui est le chef ? s’enquit l’un d’eux.

Personne ne répondit. En effet, les voyageurs que nous étions étaient indépendants et n’avaient de comptes à rendre à aucune autorité.

— Il n’y a pas de chef ? reprit l’envahisseur avec impatience après un moment. Eh bien, écoutez tous. Il faut dégager la route. Un convoi approche. Retournez à Palerm et attendez jusqu’à demain.

— Mais, commença le Scribe, je dois être en Ogypte avant…

— Le Pont de Terre est fermé pour aujourd’hui. Retournez à Palerm.

Il s’exprimait calmement. Les envahisseurs ne sont jamais ni arrogants ni impérieux. Ils ont le flegme et l’assurance qui sont le propre des propriétaires légitimes.

Le Scribe frissonna et ses mâchoires frémirent mais il n’ajouta rien. Quelques voyageurs avaient l’air d’avoir envie de protester. La Sentinelle se détourna et cracha. Un homme qui arborait fièrement sur la joue la marque de la confrérie décimée des Défenseurs serra les poings, luttant visiblement pour contenir sa rage. Les Elfons échangèrent quelques mots à mi-voix. Bernalt m’adressa un sourire amer et haussa les épaules.

Retourner à Palerm ? Une journée de marche pour rien avec la chaleur qu’il faisait ? Pourquoi ? Pourquoi ?

D’un geste négligent, l’envahisseur nous enjoignit de nous disperser.

C’est alors qu’Olmayne m’agressa.

— Tomis, me chuchota-t-elle, explique-leur que tu es à la solde du procurateur de Perris et ils nous laisseront passer tous les deux.

Ses yeux noirs luisaient de dérision et de mépris.

Mes épaules s’affaissèrent comme si dix années de plus s’étaient abattues sur elles.

— Pourquoi dis-tu une chose pareille ?

— Il fait chaud. Je suis fatiguée. C’est stupide de nous obliger à retourner à Palerm.

— J’en conviens mais je n’y peux rien. Pourquoi cherches-tu à me faire du mal ?

— La vérité est donc si douloureuse ?

— Je ne suis pas un collaborateur, Olmayne.

Elle s’esclaffa.

— Comme tu as bien dit cela ! Et pourtant, si, Tomis, tu en es un ! Tu leur as vendu les documents.

— Pour sauver le prince, ton amant, répliquai-je.

— Il n’empêche que tu as eu des accointances avec les envahisseurs. Quels qu’aient été tes motifs, le fait est là.

— Tais-toi !

— Tu me donnes des ordres, à présent ?

— Olmayne…

— Va les trouver, Tomis. Dis-leur qui tu es et arrange-toi pour qu’ils nous laissent continuer notre route.

— Le convoi nous écraserait. D’ailleurs, je n’ai pas d’influence sur eux. Je ne suis pas un homme du procurateur.

— Je serai morte avant d’arriver à Palerm !

— Eh bien, meurs ! murmurai-je avec lassitude en lui tournant le dos.

— Traître ! Vieil imbécile sournois ! Lâche !

Je fis mine de ne pas entendre mais ses insultes me fustigeaient. Ces paroles étaient chargées de méchanceté mais ce n’était pas faux. Oui, j’avais eu des intelligences avec les conquérants, j’avais trahi la confrérie qui m’avait donné asile, j’avais enfreint le code qui nous faisait obligation de nous murer dans l’apathie et le refus, seul moyen de protester contre la défaite. Tout cela était vrai. Mais qu’Olmayne m’en fît le reproche était injuste. Je n’avais pas songé aux grandes idées, au patriotisme, en faisant acte d’apostasie. J’avais seulement essayé de sauver un homme envers lequel je me sentais des obligations. Un homme qui, de surcroît, était son amant. Me taxer maintenant de trahison, me déchirer pour la piètre raison que la chaleur et la poussière lui mettaient les nerfs à vif était indigne.

Mais n’était-il pas normal que la méchanceté de cette femme qui avait froidement assassiné son mari se manifestât aussi à propos de vétilles ?

Nous abandonnâmes la route aux envahisseurs et regagnâmes par petits groupes Palerm, une ville maussade et assoupie qui cuisait dans son jus. Le soir, une formation de Volants — trois hommes et deux femmes — qui passaient dans le ciel s’en entichèrent et, la nuit venue, une nuit sans lunes, ils revinrent tournoyer dans le ciel, immatériels, sveltes et beaux. Je restai plus d’une heure à suivre leurs ébats à tel point que j’eus l’impression que mon âme prenait son essor pour les rejoindre dans les airs. C’était à peine si leurs grandes ailes chatoyantes cachaient les astres. Leurs corps pâles et anguleux décrivaient de gracieuses arabesques. Ils virevoltaient, les bras collés aux flancs, les jambes serrées, les reins légèrement arqués. Ce spectacle me remémora Avluela et me remplit d’émotions inconfortables.

Après un dernier passage, les cinq Volants disparurent. Peu de temps après, les fausses lunes se levèrent et je rentrai à l’auberge.

Olmayne ne tarda pas à frapper à ma porte. La mine contrite, elle apportait un flacon octogonal contenant du vin vert. Pas un vin talyen, un breuvage importé d’outre-espace et qu’elle avait sans nul doute payé un bon prix.

— Me pardonneras-tu, Tomis ? Tiens… je sais que tu aimes ces vins.

— Je préférerais ne pas avoir de vin et que tu ne m’aies pas dit ce que tu m’as dit, lui répondis-je.

— C’est cette chaleur qui m’a énervée. Je regrette de t’avoir dit ces choses stupides et indélicates.

Je lui pardonnai dans l’espoir que nous nous entendrions mieux le reste du voyage et je bus presque toute la bouteille. Elle se retira alors dans sa chambre. La chasteté est de règle chez les Pèlerins. Certes, Olmayne n’aurait jamais couché avec un vieux fossile racorni de mon espèce mais la loi de notre confrérie d’adoption empêchait que la question se pose.

Je mis longtemps à m’endormir — ma conscience coupable me torturait. L’impatience et la fureur d’Olmayne m’avaient atteint au point sensible : j’étais un traître à l’humanité. Je me débattis avec ces tristes pensées presque jusqu’à l’aube.

— Qu’ai-je fait ?

J’ai livré certain document à nos envahisseurs.

— Les envahisseurs avaient-ils moralement le droit d’entrer en possession de ce document ?

Il révélait le traitement odieux qui leur a été infligé par nos ancêtres.

— Alors, en quoi était-il mal de le leur donner ?

On ne doit pas aider ses vainqueurs, même s’ils vous sont moralement supérieurs.

— Une petite trahison, est-ce tellement grave ?

Il n’y a pas de petites trahisons.

— C’est une question complexe qui demanderait sans doute à être approfondie. Je n’ai pas agi par amour de l’ennemi mais pour rendre service à un ami.

J’ai cependant collaboré avec nos ennemis.

— Cet acharnement à me torturer moi-même a des relents d’orgueil coupable.

Mais je me sens coupable. Je me suis couvert de honte.

Ce fut de cette façon stérile que je passai la nuit. Quand le jour pointa, je me levai de ma couche et, les yeux au ciel, j’implorai la Volonté de m’aider à trouver la rédemption à la fin de mon Pèlerinage dans les eaux de jouvence de Jorslem. Puis j’allai réveiller Olmayne.

3

Le Pont de Terre était rouvert à la circulation et nous nous mêlâmes à la foule quittant Tayla pour la Frique. C’était la seconde fois que je le franchissais puisqu’un an plus tôt — que cela me paraissait loin, maintenant ! — je l’avais traversé venant d’Ogypte pour rallier Roum.

Les Pèlerins d’Eyrop qui vont à Jorslem ont le choix entre deux itinéraires. Par la route du nord, il faut passer par les Terres Noires à l’est de Tayla, prendre le ferry à Stanbool et suivre le littoral d’Aïs occidentale jusqu’à la cité sainte. C’était celle que j’aurais préféré emprunter car l’antique Stanbool était la seule des grandes villes de la planète que je n’avais pas visitée. Mais Olmayne y avait été en mission de recherches quand elle était Souvenante et elle ne l’aimait pas. Aussi avions-nous pris la route sud : on passe en Frique par le Pont, on longe le rivage du grand Lac Médit, on s’enfonce en Ogypte et on arrive à Jorslem après avoir coupé à travers le glacis du Désert d’Arbie.

Un vrai Pèlerin va toujours à pied mais ce mode de transport n’enchantait guère Olmayne et, bien que nous marchions beaucoup, nous montions dans des véhicules chaque fois que l’occasion s’en présentait. Elle n’avait aucun scrupule à les arrêter. Le second jour du voyage, elle avait ainsi réquisitionné un riche Marchand qui se rendait sur la côte. Il n’avait pas l’intention de partager sa somptueuse voiture avec qui que ce soit mais il fut incapable de résister à la sensualité de la voix chaude et mélodieuse d’Olmayne, même si c’était du grillage asexué d’un masque de Pèlerin que sortait cette voix.

Notre Marchand menait grand train. On aurait dit que, pour lui, la défaite n’avait jamais eu lieu. A son aune, la longue décadence du troisième cycle elle-même était lettre morte. Son véhicule autopropulsé mesurait quatre longueurs d’homme et cinq personnes pouvaient y tenir à l’aise. C’était comme une matrice protégeant efficacement ses occupants du monde extérieur. Il n’y avait pas de vision directe mais tout un jeu d’écrans révélant à la demande ce qui se passait au-dehors. Une fois réglée, la température demeurait constante. Des robinets servaient à volonté des boissons plus ou moins alcoolisées, il y avait des tablettes nutritives à profusion et des coussins à compression mettaient les voyageurs à l’abri des cahots. L’éclairage était dispensé par des lumières asservies obéissant aux caprices du conducteur. Un bonnet à pensées était fixé à côté du siège principal mais je n’ai jamais su si notre homme avait un cerveau en conserve pour son usage personnel quelque part dans les entrailles de la voiture ou s’il s’amusait à entrer en contact à distance avec les silos à mémoire des cités qu’il traversait.

C’était un personnage pompeux et corpulent. Indiscutablement un sybarite. Le teint olivâtre, un épais toupet noir abondamment huilé, des yeux sombres et scrutateurs, il était fier de son bon sens et de la façon dont il maîtrisait un environnement incertain. Il faisait commerce de denrées alimentaires d’importation, échangeant nos grossiers produits finis contre les friandises d’outre-espace. Il se rendait à Marsay pour examiner une livraison d’insectes hallucinatoires récemment arrivée d’une des planètes de la Ceinture.

— Elle vous plaît, ma voiture ? nous demanda-t-il en voyant que nous étions ébahis. (Olmayne, qui avait des goûts de luxe, examinait avec une stupéfaction manifeste l’épaisse garniture de brocart enrichie de diamants.) Elle appartenait au comte de Perris. Oui, sans blague, au comte de Perris en personne. Ils ont transformé son palais en musée, vous savez.

— Je sais, murmura-t-elle.

— C’était son carrosse. En principe, il faisait partie de la collection du musée mais je l’ai acheté à un envahisseur prévaricateur. Vous ne saviez pas que la corruption existait aussi chez eux, hein ? (Le Marchand éclata d’un rire sonore et le revêtement sensible du véhicule se rétracta de répulsion.) En l’occurrence, c’était le petit ami du procurateur. Eh oui, chez eux aussi, ça existe également. Il cherchait à se procurer une racine bizarroïde qui pousse sur une des planètes des Poissons pour donner un coup de fouet à sa virilité, si vous voyez ce que je veux dire, et il lui est revenu que j’en suis l’importateur exclusif. Alors, on s’est entendu. Évidemment, il m’a fallu apporter quelques petites modifications. Le comte de Perris utilisait quatre neutres qu’il mettait devant et dont l’énergie métabolique faisait marcher le moteur. Le principe du gradient thermique, n’est-ce pas ? C’est épatant pour un engin de locomotion à condition d’être un comte mais, en un an, on use quantité de neutres et je me suis dit que si je faisais ça, j’aurais l’air de péter plus haut que mon cul. En plus, j’aurais risqué d’avoir des ennuis avec l’occupant. Alors, j’ai tout fait démonter et j’ai remplacé le système par un moteur standard à grand développement. Un boulot tout ce qu’il y a de délicat. Et voilà le travail ! Vous avez de la veine, vous savez. Heureusement que vous êtes des Pèlerins. D’habitude, je ne prends personne parce que les gens sont jaloux et les gens jaloux sont dangereux quand on est arrivé à quelque chose dans l’existence. Mais la Volonté a voulu que je vous trouve sur mon chemin. Comme ça, vous allez à Jorslem ?

— Oui, dit Olmayne.

— Moi aussi, j’irai mais plus tard ! Je ne suis pas encore mûr pour ça, grand merci ! (Il tapota sa bedaine.) Je m’y rendrai quand le moment sera venu de faire une cure de jouvence, vous pouvez y compter, mais, s’il plaît à la Volonté, ce n’est pas encore pour demain ! Il y a longtemps que vous êtes Pèlerins ?

— Non.

— Je suppose qu’après la conquête, des tas de gens se sont faits Pèlerins. Mais je ne les blâme pas. Quand les temps changent, chacun est bien forcé de s’adapter selon ses moyens. Dites donc, vous avez de ces petites pierres que transportent les Pèlerins ?

— Oui, répondit Olmayne.

— Ça ne vous ennuierait pas de m’en montrer une ? Ce truc-là m’a toujours fasciné. Un jour, un négociant d’un des mondes de l’Étoile Noire — un maigrichon qui donnait l’impression de transpirer de la poix — m’en a proposé dix quintaux. Il affirmait que c’étaient des vraies qui induisaient la véritable communion, exactement comme pour les Pèlerins. Je lui ai dit : Rien à faire. Pas question d’avoir des histoires avec la Volonté ! Il y a des choses qui ne se font pas, même si ça doit rapporter. Mais, après, j’ai regretté de ne pas en avoir pris une à titre de souvenir. Je n’ai jamais touché une seule de ces pierres. Je peux voir ? demanda-t-il à Olmayne en tendant la main.

— Il est interdit de laisser quelqu’un qui n’est pas un Pèlerin manier une pierre d’étoile, protestai-je.

— Je ne le dirai à personne.

— Je te répète que c’est interdit.

— Allons ! Nous sommes entre nous. Il n’y a pas d’endroit plus discret que ce carrosse sur toute la Terre et…

— Je t’en prie. Ce que tu demandes est impossible.

Il fit la moue. L’espace d’un instant, je crus qu’il allait stopper et nous ordonner de descendre, ce qui, pour ma part, ne m’aurait pas fait pleurer. Glissant la main dans ma besace, je caressai la sphère froide que l’on m’avait remise avant que je n’entame mon Pèlerinage. Son contact déclencha un lointain écho de la transe de communion et j’eus un frisson de plaisir. Je me jurai que le Marchand n’y toucherait pas. Mais l’incident n’eut pas de suites. Nous ayant mis à l’épreuve et s’étant heurté à une résistance, il jugea préférable de ne pas insister.

Ce n’était pas un homme sympathique mais il possédait une sorte de charme grossier et ses propos nous choquaient rarement. Olmayne, qui était délicate et qui, après tout, avait vécu presque toute sa vie dans la prison dorée qu’était la maison des Souvenants, avait plus de mal que moi à le supporter. Mon intolérance s’était émoussée au bout de tant d’années de pérégrinations. Mais Olmayne semblait elle-même le trouver amusant quand il se vantait de sa richesse et de son influence, quand il parlait des femmes qui l’attendaient sur d’innombrables planètes, quand il faisait l’inventaire de ses demeures et de ses trophées, des maîtres de confrérie qui se pressaient pour lui demander conseil, quand il faisait étalage des rapports amicaux qu’il avait avec les Maîtres et les Dominateurs d’antan. Il parlait presque uniquement de sa propre personne et nous interrogeait peu sur nous-mêmes, ce qui faisait notre affaire. Un jour, il nous demanda comment il se faisait que deux Pèlerins de sexe différent voyageaient ensemble, sous-entendant par là que nous devions forcément être amants. Nous reconnûmes que c’était une situation quelque peu irrégulière et changeâmes de sujet de conversation, mais je crois qu’il resta persuadé que nous nous adonnions à la lubricité. Les obscénités qu’il pouvait imaginer me laissaient indifférent tout autant qu’Olmayne, je suppose. Nos péchés respectifs pesaient d’un poids plus lourd. L’existence de notre Marchand n’avait nullement été troublée par la défaite de la Terre. Quel homme digne d’envie ! Il n’avait jamais été aussi prospère, jamais été aussi à l’aise ni libre de ses mouvements. Et pourtant, il était allergique à la présence des envahisseurs sur notre sol ainsi que nous le découvrîmes un beau soir un peu avant d’arriver à Marsay lorsque nous fûmes arrêtés à un point de contrôle.

Les détecteurs qui nous avaient repérés alertèrent les filières et une sorte de toile d’araignée dorée se matérialisa soudain en travers de la route. Les palpeurs du véhicule la décelèrent et donnèrent aussitôt l’ordre de faire halte. Nous vîmes sur les écrans une douzaine d’humains se rassembler.

— Ce sont des bandits ? demanda Olmayne.

— Pire, répondit le Marchand. Ce sont des traîtres. (L’œil flamboyant, il se pencha sur l’embouchure du communicateur.) Qu’y a-t-il ?

— Descendez. Inspection.

— Par ordre de qui ?

— Du procurateur de Marsay.

Des humains faisant la police pour le compte des envahisseurs… quelle triste chose ! Mais il était inévitable que des Terriens se mettent au service de l’occupant car les emplois étaient rares, surtout pour ceux qui avaient appartenu aux anciennes confréries de défense. Le Marchand commença à désoperculer le véhicule étanche, ce qui était une opération compliquée. Il bouillait de rage mais il n’y avait rien à faire : impossible de forcer le barrage.

— Je suis armé, nous murmura-t-il. Attendez dans la voiture et n’ayez pas peur.

Il mit pied à terre et entama avec les gardes routiers d’interminables palabres. Nous n’entendions rien. Finalement, la conférence dut aboutir à une impasse exigeant l’arbitrage de l’autorité supérieure car trois envahisseurs surgirent. Ils firent signe à leurs agents stipendiés de s’en aller et entourèrent le Marchand. L’attitude de ce dernier changea aussitôt. Une expression bonasse et retorse se peignit sur ses traits, ses mains s’agitèrent avec une éloquence fébrile tandis que ses yeux scintillaient. Les envahisseurs furent surpris de voir des Pèlerins en si opulent équipage mais ils ne nous firent pas descendre. La conversation se prolongea encore un peu, puis le Marchand remonta à bord du véhicule qu’il réopercula. La toile d’araignée se dématérialisa et nous reprîmes à vive allure la route de Marsay.

Après une litanie de jurons, le Marchand s’exclama :

— Vous savez ce que je ferais, moi, pour nous débarrasser de ces charognes de longs-bras ? Tout ce qu’il faudrait, c’est de la coordination. Une nuit des grands couteaux : un Terrien sur dix serait chargé de liquider un envahisseur. On les aurait tous.

— Pourquoi personne n’a donc eu l’idée d’organiser un mouvement de ce genre ? ripostai-je.

— C’est le boulot des Défenseurs. La moitié d’entre eux sont morts et le reste est à leur solde. Ce n’est pas à moi de mettre sur pied un mouvement de résistance mais c’est ça qu’il faudrait faire. La guérilla ! Les prendre en douce par-derrière et un bon coup de lame ! Vite fait. Rien de tel que les bonnes vieilles méthodes du premier cycle. Elles n’ont rien perdu de leur valeur.

— D’autres envahisseurs arriveraient en nombre encore plus grand, laissa tomber Olmayne sur un ton morose.

— Ils subiraient le même sort !

— Et ils nous noieraient sous un déluge de feu en représailles. Ils anéantiraient la planète.

— Ils se prétendent Civilisés, plus civilisés que nous. Un acte aussi barbare les discréditerait aux yeux d’une foule de Mondes. Non, ils ne riposteraient pas par le feu. Ils finiraient par en avoir assez de recommencer jour après jour la conquête, assez d’essuyer de telles pertes. Alors, ils s’en iraient et nous recouvrerions la liberté.

— Sans que nous ayons payé nos fautes anciennes ? demandai-je.

— Que veux-tu dire par là, vieillard ?

— C’est sans importance.

— Je suppose qu’aucun de vous deux ne nous rejoindrait si nous passions à l’action ?

— Autrefois, j’étais un Guetteur. J’avais consacré ma vie à la protection de la Terre. Je n’éprouve pas plus de sympathie que toi envers nos maîtres et je ne suis pas moins désireux que toi de les voir déguerpir. Mais ce plan n’est pas seulement irréaliste : il est en outre dépourvu de valeur morale. Un bain de sang ne ferait que contrarier les desseins que la Volonté a conçus à notre égard. C’est par des moyens plus nobles que nous devons reconquérir notre liberté. Cette épreuve ne nous a pas été imposée simplement pour que nous nous livrions à un travail de boucherie.

Il me décocha un regard méprisant et lâcha dédaigneusement.

— J’oubliais que je m’adressais à des Pèlerins. Soit ! N’en parlons plus. D’ailleurs, ce n’était pas sérieux. Au fond, vous appréciez peut-être la situation actuelle. Qu’est-ce que j’en sais ?

— Je ne l’apprécie pas.

Il se tourna vers Olmayne. J’en fis autant car je m’attendais à moitié qu’elle lui dise que j’avais déjà apporté ma pierre à la collaboration avec les conquérants. Mais, heureusement, elle demeura muette sur ce sujet. Elle observa le même silence plusieurs mois durant jusqu’au jour infortuné où, cédant à l’impatience à l’orée du Pont de Terre, elle me fit grief de mon unique manquement.

A Marsay, nous prîmes congé de notre bienfaiteur, passâmes la nuit dans une auberge de Pèlerins et, le lendemain matin, nous reprîmes la route qui suivait la côte. Nous traversâmes d’aimables régions où l’envahisseur pullulait, tantôt à pied, tantôt à bord d’un chariot de paysan. Nous fûmes pris une fois par des conquérants en goguette. Nous fîmes un grand détour pour éviter Roum et obliquâmes en direction du sud. C’est ainsi que nous arrivâmes au Pont de Terre, que nous y fûmes retardés et que nous nous querellâmes avant d’être autorisés à traverser l’étroite langue de sable qui relie les continents que le lac sépare. Et nous entrâmes enfin en Frique.

4

Après la longue traversée du Pont dans la poussière, quand nous fûmes de l’autre côté, nous tombâmes sur une auberge crasseuse au bord du lac. Ce fut là que nous passâmes notre première nuit fricaine. C’était une bâtisse chaulée, carrée, pratiquement sans fenêtres entourant une fraîche cour intérieure. La clientèle était presque entièrement composée de Pèlerins mais elle comprenait aussi un certain nombre de membres d’autres confréries, surtout des Vendeurs et des Transporteurs. Une chambre d’angle était occupée par un Souvenant qu’Olmayne s’obstina à éviter bien qu’elle ne le connût pas. Elle voulait simplement oublier tout ce qui pouvait lui rappeler son ancienne confrérie.

L’Elfon Bernait était l’un des hôtes de l’établissement. En vertu des nouvelles dispositions édictées par les envahisseurs, les Elfons étaient autorisés à loger dans n’importe quelle auberge publique et plus seulement dans celles qui leur étaient destinées, mais le trouver là avait néanmoins quelque chose d’insolite. Nous le croisâmes dans un couloir. Il ébaucha un sourire en me voyant, parut sur le point de m’adresser la parole mais son sourire s’effaça et la lueur qui s’était allumée dans ses yeux s’éteignit. Sans doute s’était-il rendu compte que je n’étais pas disposé à nouer des rapports d’amitié avec lui. Ou qu’il se rappelait tout bonnement que les règles de la congrégation interdisaient aux Pèlerins de frayer avec les hors-confrérie. Elles avaient toujours force de loi.

Après avoir soupé d’un potage graillonneux et de bouilli, j’accompagnai Olmayne à sa chambre.

— Attends, fit-elle comme je commençais à lui souhaiter une bonne nuit. Nous allons communier ensemble.

— On m’a vu entrer chez toi, objectai-je. Si je reste trop longtemps, cela fera jaser.

— Eh bien, allons chez toi.

Elle jeta un coup d’œil au-dehors. Tout était désert. Me prenant le poignet, elle m’entraîna en courant de l’autre côté du corridor et nous entrâmes en trombe dans ma chambre. Elle referma et scella la porte gondolée.

— Ta pierre d’étoile… vite !

Je la sortis de la cachette dissimulée sous ma houppelande, elle sortit la sienne et nos mains étreignirent les pierres.

Depuis que j’étais Pèlerin, j’avais constaté que ma pierre d’étoile m’était d’un grand réconfort. Bien des saisons avaient passé depuis ma dernière transe de Vigilance mais je n’étais pas encore entièrement accoutumé à la rupture de mes vieilles habitudes et la pierre d’étoile était une sorte de substitut à l’extase qui m’emportait lorsque je guettais.

Les pierres d’étoile viennent d’une des planètes extérieures — je ne saurais préciser laquelle — et seuls les membres de la confrérie peuvent les obtenir. C’est la pierre qui décide si l’on peut ou non devenir un Pèlerin car elle brûle la main de celui qu’elle estime indigne de revêtir la robe. On affirme que toutes les personnes sans exception qui ont été admises dans la confrérie étaient angoissées quand on leur a présenté la pierre pour la première fois.

— Étais-tu inquiet quand on t’a donné la tienne ? me demanda Olmayne.

— Naturellement.

— Moi aussi.

Nous attendîmes que les pierres prissent possession de nous. Je serrais énergiquement la mienne. Sombre, luisante, plus lisse que le verre, elle était comme un glaçon dans mon poing. Peu à peu, je commençai à me mettre à l’unisson de la puissance de la Volonté.

D’abord, la perception que j’avais de ce qui m’environnait se magnifia. Les fissures des vieux murs étaient autant de ravins. La légère plainte du vent prit une sonorité plus aiguë. A la lueur chétive de la lampe, je distinguai des couleurs au delà du spectre.

Rien de comparable entre l’expérience de la pierre et celle donnée par les instruments de la Vigilance. Dans les deux cas, certes, il y a transcendance du moi. Quand j’entrais en Vigilance, j’étais capable de quitter mon identité de Terrien, je m’élançais à une vitesse infinie, franchissant des distances infinies, je percevais tout, c’était l’état le plus voisin de la condition divine qu’un homme pouvait espérer atteindre. La pierre d’étoile n’apportait aucune des perceptions hautement spécifiques que dispensait la transe du Guetteur. Je ne voyais rien et je ne reconnaissais pas mon environnement. Je savais seulement que lorsque je m’abandonnais à son emprise, quelque chose de plus grand que moi m’engloutissait, que j’étais directement en contact avec la matrice de l’univers. Appelez cela la communion avec la Volonté.

La voix d’Olmayne me parvint, venant de très loin :

— Est-ce que tu crois à ce que certains disent au sujet de ces pierres ? Que la communion n’est rien de plus qu’une illusion d’origine électrique ?

— Je n’ai pas de théorie là-dessus. Ce sont les effets qui m’intéressent, pas les causes.

Selon les sceptiques, les pierres d’étoile ne seraient que des boucles amplificatrices faisant rebondir les ondes cérébrales en circuit fermé dans la tête du sujet. La prodigieuse entité océanique avec laquelle on entre en liaison serait, soutiennent les railleurs, tout bêtement la tonnante oscillation renouvelée d’une simple impulsion électrique battant dans le propre crâne du Pèlerin. Peut-être. Peut-être.

Olmayne allongea sa main qui tenait la pierre.

— As-tu étudié l’histoire de la religion primitive quand tu étais parmi les Souvenants, Tomis ? L’homme a de tout temps cherché à se fondre avec l’infini. Beaucoup de religion — mais pas toutes ! — faisaient miroiter l’espoir d’une telle fusion divine.

— Il y avait aussi des drogues, murmurai-je.

— Oui, certaines drogues appréciées pour la propriété qu’elles avaient de donner momentanément à celui qui les absorbait l’impression de ne plus faire qu’un avec l’univers. Les pierres d’étoile ne sont que le dernier en date d’une longue série de moyens élaborés dans le but de venir à bout de la plus grande des malédictions humaines, à savoir que l’âme est captive d’un seul corps. Cette coupure terrible qui isole les individus les uns des autres et les isole de la Volonté est une torture que la plupart des races du cosmos seraient incapables de supporter. Il semble que l’humanité soit un cas unique.

Sa voix était de plus en plus indistincte. Elle continuait de parler du savoir qu’elle avait acquis chez les Souvenants mais le sens de ses paroles m’échappait. J’entrais toujours le premier en communion en raison de mon entraînement de Guetteur et il était fréquent que je n’enregistre pas ses derniers mots.

Ce soir-là comme d’autres, la pierre dans mon poing fermé, je me sentis soudain glacé et fermai les yeux. J’entendais résonner un gong distant et puissant, des vagues lécher une grève inconnue, le vent soupirer dans une forêt qui n’était pas de ce monde. Et je perçus l’appel. Et j’y répondis. Et j’entrai en communion, je m’abandonnai à la Volonté.

Et je m’enfonçai à travers les strates de mon existence, revivant ma jeunesse et mon âge adulte, mes errances, mes amours d’antan, mes tourments, mes joies, les années inquiètes de la vieillesse, mes trahisons, mes lacunes, mes chagrins, mes imperfections.

Et je me libérai de moi-même. Et je dépouillai mon égotisme. Et ce fut la fusion. Et je devins un Pèlerin parmi des milliers, pas seulement Olmayne, toute proche, mais les Pèlerins qui gravissaient les montagnes d’Hind et sillonnaient les sables d’Arbie, les Pèlerins qui accomplissaient leurs dévotions en Aïs, à Palash, en Stralya, les Pèlerins qui convergeaient vers Jorslem, qui l’atteindraient dans quelques mois, dans quelques années et ceux qui n’arriveraient jamais au terme du voyage. Et j’étais immergé avec tous dans la Volonté. Et je voyais dans les ténèbres briller une lueur violette à l’horizon, une lumière dont l’éclat devint de plus en plus intense et se mua en un éblouissant et rouge flamboiement qui embrasait tout. Et j’entrai dans ce brasier malgré mon indignité, souillé que j’étais dans ma prison de chair, acceptant pleinement la communion offerte et n’aspirant à rien d’autre qu’à ce divorce d’avec mon être.

Et je fus purifié.

Et je me réveillai seul.

5

Je connaissais bien la Frique. Jeune homme, j’avais vécu de longues années au cœur noir de ce continent. Finalement, cédant à l’impatience, j’étais remonté vers le nord jusqu’en Ogypte où les vestiges du premier cycle se sont mieux conservés que partout ailleurs. Mais, à cette époque, l’Antiquité ne m’intéressait pas. J’allais de lieu en lieu pour accomplir mes Vigiles car un Guetteur n’est pas obligé d’avoir un poste fixe. Le hasard me fit faire la connaissance d’Avluela au moment où j’étais prêt à reprendre la route. Je quittai alors l’Ogypte pour me rendre à Roum et, de là, je gagnai Perris.

Et je me retrouvais en Frique avec Olmayne. Nous suivions la côte, prenant garde d’éviter les étendues sableuses de l’intérieur. Pèlerins, nous étions à l’abri de presque tous les aléas qui sont le lot des voyageurs. Nous avions toujours à manger et nous avions toujours un toit, même là où il n’y avait pas d’auberge de la confrérie, et tout le monde nous devait le respect. La grande beauté d’Olmayne aurait pu constituer un danger pour elle qui n’avait pour toute escorte qu’un vieillard flétri mais sa robe et son masque lui étaient un rempart. Nous n’ôtions que rarement notre masque, et jamais en présence de témoins.

Je ne me leurrais pas sur l’importance qu’elle m’accordait. Pour elle, je n’étais qu’un accessoire de voyage — quelqu’un qui l’aidait à communier avec la Volonté et à pratiquer les rites, qui s’occupait de trouver un hébergement, qui aplanissait la route. Ce rôle me convenait. Je savais que c’était une femme dangereuse qui avait des caprices étranges et des lubies imprévisibles. Je ne voulais surtout pas entrer en conflit avec elle.

Elle n’avait pas la pureté des Pèlerins. Bien qu’elle eût passé l’épreuve de la pierre d’étoile, elle n’avait pas triomphé de la chair comme doivent le faire les Pèlerins. Parfois, elle disparaissait la moitié de la nuit ou plus longtemps encore et je l’imaginais dans quelque ruelle, démasquée et râlant dans les bras d’un Serviteur. C’était son affaire, pas la mienne. Quand elle rentrait, je ne faisais jamais allusion à ses escapades.

Même dans les auberges, elle prenait la vertu à la légère. Jamais nous ne partagions la même chambre — aucune auberge pour Pèlerins ne l’aurait permis — mais nous avions généralement des chambres mitoyennes et elle me faisait venir chez elle ou entrait chez moi quand l’idée lui prenait. La plupart du temps, elle était nue. Une nuit, en Ogypte, elle atteignit le comble du grotesque : je la trouvai avec son masque pour tout vêtement, son corps pâle et satiné démentant l’austérité de la grille de bronze qui dissimulait sa face. En une occasion, elle oublia que je n’étais peut-être pas encore assez sénile pour ne pas la désirer. Elle examina mon anatomie rabougrie et desséchée et murmura d’une voix rêveuse :

— Je me demande comment tu seras après avoir suivi la cure de jouvence à Jorslem. J’essaye de t’imaginer rajeuni. Est-ce que tu me donneras du plaisir, à ce moment ?

J’éludai la question :

— J’ai donné du plaisir à des femmes en d’autres temps.

Olmayne supportait difficilement la chaleur et la sécheresse de l’Ogypte. Nous voyagions presque exclusivement de nuit. Dans la journée, nous ne quittions pas l’auberge. Les routes étaient encombrées en permanence. Les Pèlerins qui se rendaient à Jorslem étaient une multitude extraordinaire. Et nous nous interrogions sur le temps qu’il nous faudrait pour avoir accès aux eaux de jouvence, compte tenu de l’affluence.

— Tu n’as jamais été rajeuni, Tomis ?

— Jamais.

— Moi non plus. Il paraît qu’on n’admet pas tous ceux qui se présentent.

— La cure de rajeunissement est un privilège, pas un droit. Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus.

— J’ai également entendu dire que tous ceux qui se baignent dans les eaux de jouvence ne sont pas forcément rajeunis.

— Je ne suis pas très au courant de ce problème.

— Il y en a qui vieillissent au lieu de rajeunir. Et d’autres qui rajeunissent trop vite et qui en meurent. C’est risqué.

— Et tu hésites à prendre le risque ?

Elle éclata de rire.

— Il faudrait être fou pour hésiter.

— Pour l’instant, tu n’as pas besoin d’une cure de jouvence. C’est pour des motifs d’ordre spirituel que tu dois aller à Jorslem, si je me souviens bien, pas pour prendre soin de ton corps.

— Quand nous serons arrivés, je m’occuperai des deux — de mon corps et de mon âme.

— Mais, à t’entendre, on a l’impression que le seul endroit que tu songes à visiter est la maison du renouvellement.

— C’est le plus important, répliqua-t-elle en se levant et en s’étirant voluptueusement. C’est vrai, je dois expier. Mais crois-tu que j’accepte de faire ce long voyage uniquement au bénéfice de mon âme ?

— En ce qui me concerne, c’est mon but.

— Toi ! Tu es vieux et tu n’as plus que la peau sur les os ! Tu as tout intérêt à t’occuper de ton âme — et de ta chair pendant que tu y seras. Pour ma part, perdre quelques années, je ne serais pas contre. Pas énormément. Huit ou dix, ce serait suffisant. Les années que j’ai gâchées avec ce crétin d’Elegro. Je n’ai pas besoin d’un rajeunissement complet. Tu as raison ! je suis encore en fleur. (Sa physionomie s’assombrit :) Mais si Jorslem est pleine de Pèlerins, peut-être qu’on ne me laissera pas entrer dans la maison de jouvence ! Qu’on me dira que je suis trop jeune, que je n’ai qu’à revenir dans quarante ou cinquante ans… Tomis, crois-tu que c’est ce qu’on me dira ?

— Il est malaisé de te répondre.

Maintenant, elle tremblait.

— Toi, ils te feront entrer. Tu es déjà un cadavre ambulant. Ils seront bien forcés de te rajeunir. Mais moi, Tomis… Moi, je n’accepterai pas qu’ils m’opposent une fin de non-recevoir ! J’obtiendrai ce que je veux, même si je dois, pour cela, démanteler Jorslem pierre par pierre !

Je me demandai dans mon for intérieur si elle était spirituellement en état de poser sa candidature pour le rajeunissement. L’humilité est une vertu recommandée quand on endosse la robe du Pèlerin. Mais, peu désireux de m’attirer ses foudres, je préférai garder le silence. Peut-être l’accès aux eaux de jouvence lui serait-il accordé en dépit de ses manques. J’avais mes propres soucis. C’était la vanité qui animait Olmayne. Mes mobiles à moi étaient d’une autre nature. J’avais longtemps erré de par le monde et fait beaucoup de choses — des choses loin d’être toutes vertueuses. J’avais plus besoin de laver ma conscience dans la cité sainte que de retrouver la jeunesse du corps.

Mais n’était-ce pas l’orgueil qui me faisait penser ainsi ?

6

Quelques jours plus tard, après avoir traversé un paysage calciné, nous atteignîmes un village. Des enfants manifestement terrorisés se ruèrent à notre rencontre, criant avec excitation : « Venez, venez, s’il vous plaît ! Venez, Pèlerins ! »

Ils s’agrippaient à nos vêtements.

— Qu’est-ce qu’ils disent, Tomis ? me demanda Olmayne, étonnée et manifestement irritée. Je ne comprends rien de ce qu’il racontent avec cet horrible accent ogyptien.

— Ils réclament notre assistance. (Je prêtai l’oreille aux clameurs des gamins.) La maladie de la cristallisation s’est déclarée dans ce village. Ils souhaitent que la Volonté prenne les malades en sa miséricorde.

Olmayne recula et je devinai sa grimace de dégoût derrière le masque. Elle agita les bras pour empêcher les enfants de la toucher.

— Nous ne pouvons pas ! s’exclama-t-elle.

— Il le faut.

— Mais nous sommes pressés ! Il y a foule à Jorslem. Je n’ai aucune envie de perdre mon temps dans cet affreux village.

— On a besoin de nous.

— Nous ne sommes pas des chirurgiens.

— Nous sommes des Pèlerins, répliquai-je posément. Les avantages attachés à notre état entraînent certaines servitudes. Si tous ceux que nous rencontrons sont tenus de nous accueillir, nous devons, en contrepartie, assister spirituellement les humbles. Viens.

— Je ne veux pas !

— Que pensera-t-on de ta conduite à Jorslem quand tu auras à rendre compte de ton comportement, Olmayne ?

— C’est une horrible maladie. Suppose que nous l’attrapions ?

— C’est donc cela qui t’inquiète ? Aie confiance en la Volonté. Comment espères-tu te renouveler si la grâce te fait défaut à ce point-là ?

— Crève, Tomis ! gronda-t-elle. Depuis quand es-tu aussi dévot ? Tu le fais exprès à cause de ce que je t’ai dit à l’entrée du Pont de Terre. Dans un moment d’égarement, j’ai eu la bêtise de t’insulter et, maintenant, tu es prêt à nous faire courir le risque d’attraper une terrible maladie pour te venger. N’y va pas, Tomis !

Je ne relevai pas l’accusation.

— Les enfants s’énervent, Olmayne. Veux-tu m’attendre ? Ou préfères-tu aller jusqu’au prochain village ? Je te retrouverai à l’hôtellerie.

— Tu ne vas quand même pas me laisser seule dans ce désert !

— Je dois aller visiter les malades.

En définitive, elle m’accompagna — non point qu’elle eût été subitement touchée par la grâce et désirât rendre service mais parce qu’un refus aussi égoïste l’aurait desservie à Jorslem.

Le village était une modeste bourgade décrépite — l’Ogypte, en effet, somnole sous sa chaleur torride et les millénaires passent sans apporter beaucoup de changements. Le contraste qu’elle offre avec les trépidantes cités du Sud de la Frique —dont les grandes Manufactures assurent la prospérité — est saisissant.

Étouffant dans cette atmosphère d’étuve, nous suivîmes les enfants qui nous conduisirent aux maisons des malades.

La maladie de la cristallisation est un maléfique présent des étoiles. Rares sont les affections d’origine galactique qui frappent les hommes de la Terre. Ce mal, apporté par des touristes en provenance de la constellation de l’Epieu, s’est acclimaté chez nous. S’il était apparu aux jours de gloire du second cycle, il aurait été jugulé en un clin d’œil. Mais, aujourd’hui, notre science est débile et il ne se passe pas une année sans qu’une épidémie éclate. Olmayne était visiblement terrorisée quand nous pénétrâmes dans la première hutte d’argile où étaient confinées les victimes.

C’est une maladie fatale. Tout ce que l’on peut espérer est que les personnes saines seront épargnées. Heureusement, elle n’est pas extrêmement contagieuse. C’est un mal insidieux dont on ignore le mode de propagation. Il est fréquent que le mari ne le transmette pas à sa femme alors qu’il se manifeste soudain à l’autre bout de la ville, voire dans une autre région. Le premier symptôme est la desquamation, des démangeaisons, de l’irritation. La peau se détache par plaques au contact du linge. Puis les os se décalcifient et deviennent mous. La chair acquiert une consistance flasque, caoutchouteuse, mais ce n’est encore là que la première phase. Bientôt on constate un durcissement des tissus externes. Une épaisse membrane opaque se forme sur la surface de l’œil, les narines peuvent se souder, la peau est rugueuse et granuleuse. C’est le stade dit prophétique : le patient acquiert les dons des Somnambules et prononce des oracles. Il arrive que l’esprit se détache du corps pendant des heures sans que les processus vitaux s’interrompent pour autant. La cristallisation intervient vingt jours après la contamination. Le squelette se désagrège, l’épiderme se fendille et se craquelle, formant des cristaux brillants rigoureusement géométriques. L’aspect du malade est alors d’une grande beauté. Il est comme une reproduction de lui-même qui aurait été faite en pierres précieuses. Les cristaux ont des miroitements violets, verts, rouges. D’une heure à l’autre, leurs facettes se remanient. La plus faible lumière arrache à l’infortuné des reflets éblouissants qui sont une joie pour l’œil. Pendant ce temps interviennent des transformations internes comme si une étrange chrysalide était en train de naitre. Durant toute cette métamorphose, les organes continuent miraculeusement de fonctionner bien que, à la phase cristalline, le malade ne soit plus capable de communiquer. Il est possible qu’il n’ait pas conscience des changements qui ont lieu en lui. Enfin, les organes vitaux sont atteints et les mécanismes métaboliques prennent fin. L’agent agresseur ne peut, en effet, transformer les organes sans tuer l’hôte du même coup. La mort est rapide : une brève convulsion, une dernière décharge de l’influx nerveux, le corps du cristallisé s’arque tandis que retentit un frêle tintement de verre qui tremble — et c’est fini. Sur la planète d’origine, la cristallisation n’est pas une maladie mais une authentique métamorphose, fruit d’une évolution millénaire tendant à l’instauration de relations symboliques. Malheureusement, ce cheminement préparatoire n’a pas eu lieu chez les Terriens et l’issue est invariablement fatale.

Le mal étant irréversible, nous ne pouvions rien faire de vraiment utile, Olmayne et moi, sinon essayer de réconforter ces pauvres gens affolés et ignorants. Je compris immédiatement qu’il y avait déjà un certain temps que le village était frappé. Tous les stades étaient représentés, depuis la phase éruptive initiale jusqu’à la cristallisation terminale. Les malades étaient placés dans la cabane en fonction du degré d’infection. A ma gauche s’alignaient une rangée de victimes récentes, toutes pleinement conscientes, qui se grattaient maladivement les bras en méditant sur les horreurs qui les attendaient. Devant le mur du fond étaient disposées cinq paillasses sur lesquelles gisaient des villageois à l’épiderme induré qui en étaient à la phase prophétique. A ma droite, des patients à des phases diverses de cristallisation dont l’un, perle du lot, vivait visiblement ses derniers moments. Son corps, serti de faux rubis, de fausses émeraudes et de fausses opales, était d’une beauté presque douloureuse. Il remuait à peine. Enfermé dans cette radieuse coquille, il était perdu dans je ne sais quel rêve extatique, savourant au seuil de la mort des émotions et des délices qu’il n’avait jamais pu connaître tout au long de sa rude existence de paysan.

— C’est affreux ! murmura Olmayne en s’éloignant de la porte. Je ne veux pas entrer !

— Il le faut. C’est notre devoir.

— Je n’ai jamais demandé à appartenir à la confrérie des Pèlerins !

— Tu as voulu te racheter, lui rappelai-je. Le rachat se gagne.

— Nous allons attraper la maladie !

— La Volonté peut nous atteindre n’importe où, Olmayne. Le mal frappe au hasard. Le danger n’est pas plus grand ici qu’à Perris.

— Pourquoi donc y a-t-il autant de malades dans ce seul village ?

— Peut-être a-t-il encouru le déplaisir de la Volonté.

— Comme tu la connais, la rengaine du mysticisme ! s’exclama-t-elle avec aigreur. Je me suis trompée sur ton compte. Je te croyais un homme raisonnable. Ton fatalisme est écœurant.

— J’ai vu ma planète conquise. J’ai vu mourir le prince de Roum. Ce sont les calamités dont j’ai été témoin qui ont engendré cette nouvelle façon de voir qui est désormais la mienne. Entrons.

Nous entrâmes bien qu’Olmayne manifestât toujours autant de répugnance. Soudain, une vague de peur m’envahit mais je cachai mon effroi. Pendant cette discussion avec la ravissante Souvenante qui était ma compagne, ma piété m’avait presque servi d’armure mais, maintenant, je ne pouvais pas nier la frayeur que je sentais bouillonner en moi.

Je m’exhortai au calme. La rédemption, me disais-je, a des formes multiples. Si la maladie doit être celle que revêtira la mienne, je me soumettrai à la Volonté.

Peut-être Olmayne arrivera-t-elle à la même conclusion à moins que son sens du théâtre ne l’obligeât à jouer à contrecœur les dames visiteuses. Elle fit la tournée des malades avec moi. Nous passâmes de grabat en grabat, la tête baissée, la pierre d’étoile entre les mains. Nous disions des paroles de réconfort, sourions aux patients récemment atteints, avides d’être rassurés, nous priions. Olmayne s’arrêta devant une jeune fille à la phase secondaire dont une pellicule de tissu corné voilait déjà les yeux, s’agenouilla et de sa pierre toucha les joues dont la peau s’écaillait. La jeune fille proférait des oracles mais, heureusement, dans une langue inconnue.

Nous arrivâmes enfin au malade à la phase terminale, encastré dans son somptueux sarcophage. Bizarrement, toute peur m’avait quitté et il en allait de même d’Olmayne car elle resta longtemps silencieuse devant le malheureux si grotesquement paré avant de chuchoter : « C’est terrible ! C’est merveilleux ! Quelle beauté ! »

D’autres baraques identiques à celle-là nous attendaient. Les villageois s’agglutinaient aux portes. Quand nous ressortions, les habitants valides se prosternaient, s’accrochaient au bas de nos robes en nous suppliant d’une voix stridente d’intercéder pour eux auprès de la Volonté. Nous répondions par les paroles qui nous paraissaient les plus appropriées sans être trop fallacieuses. Les gisants nous écoutaient sans réagir comme s’ils savaient déjà qu’il n’y avait rien à faire pour eux mais ceux qui étaient encore indemnes buvaient chacune des syllabes que nous prononcions. Le chef du village — par intérim : le vrai était cristallisé — nous remercia à n’en plus finir comme si nous avions effectivement fait quelque chose de concret. En tout cas, nous avions apporté une consolation, et ce n’était pas à dédaigner.

Comme nous sortions de la dernière des maisons transformées en lazarets, nous aperçûmes quelqu’un qui nous regardait de loin. Nous reconnûmes la silhouette fluette de l’Elfon Bernalt. Olmayne me lança un coup de coude :

— Cette créature nous suit, Tomis. Depuis le Pont de Terre, elle nous suit.

— Il va aussi à Jorslem.

— Peut-être, mais pourquoi se serait-il arrêté ici ? Dans cet endroit épouvantable ?

— Chut ! Tâche d’être polie avec lui.

— Polie avec un Elfon !

Bernalt s’avança. Son souple vêtement gommait ce qu’avait d’insolite son physique de mutant. Il désigna tristement le village du menton et dit :

— Quelle tragédie ! La Volonté a cruellement frappé en ces lieux.

Il était arrivé, nous expliqua-t-il, quelques jours plus tôt et avait rencontré un ami de Nayrub où il était né. Je pensai que c’était un autre Elfon mais il précisa qu’il s’agissait d’un Chirurgien qui s’était arrêté là pour aider autant que faire se pouvait les villageois éprouvés. L’idée qu’un Chirurgien pût avoir un Elfon pour ami me parut un peu singulière et révulsa positivement Olmayne qui ne prenait pas la peine de dissimuler sa répugnance envers Bernalt.

Un homme déjà partiellement cristallisé sortit en titubant d’un des gourbis, tordant ses mains noueuses. Bernalt l’aida doucement à rentrer.

— Il y a des moments, dit-il quand il nous eut rejoints, où l’on est bien content d’être un Elfon. Nous sommes immunisés contre cette maladie. (Une lueur brilla soudain dans ses yeux.) Mais je vous importune peut-être, Pèlerins ? Votre visage a l’air d’être de pierre derrière le masque. Je n’ai pas l’intention de vous incommoder. Voulez-vous que je vous laisse ?

— Bien sûr que non.

Je n’en pensais pas un mot. Sa présence me mettait mal à l’aise. Peut-être le mépris dans lequel on tenait généralement les Elfons était-il contagieux et avait-il fini par me contaminer.

— Reste un moment, poursuivis-je. Je te proposerais bien de nous accompagner jusqu’à Jorslem mais tu sais que cela nous est interdit.

— Certainement. Je comprends très bien.

Une brûlante amertume se devinait derrière sa courtoisie glacée. La plupart des Elfons sont si avilis et si bestiaux qu’ils sont incapables de comprendre à quel point les hommes et les femmes normalement inféodés à une confrérie les honnissent mais, à l’évidence, Bernalt connaissait les tourments, fils de l’intuition. Il sourit et tendit le bras.

— Voici mon ami.

Trois hommes approchaient. L’un d’eux — mince, le teint sombre, la voix douce, le regard las, des cheveux blonds clairsemés — était le Chirurgien. Un officiel des forces d’invasion et un extra-terrestre originaire d’une autre planète l’accompagnaient.

— J’ai appris que deux Pèlerins étaient venus, dit l’envahisseur. Soyez remerciés pour le réconfort que vous avez peut-être apporté à ces pauvres gens. Je suis Earthclaim Dix-Neuf, gouverneur de ce district. Voulez-vous être mes hôtes à souper ?

Accepter l’hospitalité d’un envahisseur me laissait réticent et la manière dont Olmayne serra brusquement sa pierre d’étoile dans son poing trahit l’hésitation qu’elle éprouvait, elle aussi. Le conquérant semblait vivement souhaiter que nous nous rendions à son invitation. Il était moins grand que la majorité de ses congénères et ses bras disproportionnés descendaient plus bas que ses genoux. Sous le flamboyant soleil d’Ogypte, son épaisse peau cireuse avait acquis un lustre éclatant mais il ne transpirait pas.

Après un long silence tendu et gênant, le Chirurgien dit :

— Inutile de tergiverser. Dans ce village, nous sommes tous frères. Vous serez des nôtres ce soir, n’est-ce pas ?

Nous cédâmes. Notre hôte occupait une villa au bord du lac Médit. Dans la lumière limpide de la fin de l’après-midi, j’eus l’impression de distinguer à gauche la langue que faisait le Pont de Terre et même l’Eyrope sur l’autre rive. Nous fûmes accueillis par des membres de la confrérie des Serviteurs qui nous apportèrent des rafraîchissements dans le patio. L’envahisseur avait une large domesticité exclusivement constituée de Terriens, une preuve de plus que la conquête était à présent devenue une institution totalement admise par la masse de la population.

Nous parlâmes longtemps après la tombée de la nuit tout en buvant tandis que des aurores palpitantes dansaient dans l’obscurité. Bernalt l’Elfon, cependant, demeurait à l’écart de la conversation. Peut-être le gênions-nous. Olmayne, elle aussi, était d’humeur sombre et gardait ses distances. La vue du village ravagé l’avait mise dans un état complexe de dépression mêlée d’exaltation et la présence de Bernalt concourait peut-être à la plonger dans le mutisme car l’idée de faire un effort pour se montrer polie devant un Elfon ne l’effleurait même pas. Notre hôte, débordant de charme, était aux petits soins pour elle et s’efforçait de dissiper sa mélancolie. J’avais déjà eu l’occasion de voir auparavant des conquérants pleins de charme. J’avais voyagé juste avant l’invasion avec l’un d’eux qui se faisait passer pour un Elfon terrien du nom de Gormon. En ce temps-là, sur sa planète natale, Earthclaim Dix-Neuf était poète.

— Il me semble inconcevable, lui dis-je, que quelqu’un ayant les goûts que vous avez puisse faire partie d’une armée d’occupation.

— Toutes les expériences sont les nourrices de l’art, répliqua-t-il. Je cherche à m’épanouir. D’ailleurs, je ne suis pas un guerrier mais un administrateur. Est-il donc tellement étrange qu’un poète puisse être un administrateur ou un administrateur un poète ? (Il se mit à rire.) Parmi vos nombreuses confréries, il n’y en a pas une de poètes. Pourquoi ?

— Nous avons les Communicants. Ils servent votre muse.

— Oui, mais sur un plan religieux. Ils sont les porte-parole de la Volonté, pas ceux de leur âme propre.

— Il n’y a pas de différence entre la Volonté et l’âme. Leurs vers sont d’inspiration divine mais c’est de leur cœur qu’ils jaillissent.

Ma réponse ne parut pas le convaincre.

— Je suppose que vous diriez que, si l’on va au fond des choses, toute poésie est finalement de nature religieuse. Mais vos Communicants ont un domaine beaucoup trop limité. Ils ne font que s’incliner devant la Volonté.

Olmayne intervint :

— Vous donnez dans le paradoxe. La Volonté embrasse tout et vous, vous prétendez que nos Communicants sont trop limités.

— Il y a d’autres thèmes de poésie en dehors de celui de la dissolution du moi dans la Volonté. L’amour humain, la joie de défendre son foyer, l’émerveillement que l’on éprouve à être nu Sous les astres embrasés… (Il s’esclaffa.) Et si la chute si rapide de la Terre tenait au fait que ses seuls poètes étaient les chantres de la soumission au destin ?

— La Terre est tombée, rétorqua le Chirurgien, parce que la Volonté a voulu que nous expiions le crime qu’ont commis nos ancêtres en traitant les vôtres comme des bêtes. La qualité de notre poésie n’a rien à voir là-dedans.

— La Volonté a décrété que la défaite serait votre châtiment, c’est cela ? Mais si elle est omnipotente, elle a forcément décrété aussi que vos pères commettraient le crime qui a rendu le châtiment nécessaire. Non ? La Volonté qui se fait des niches ! Voilà bien la difficulté de croire en une force divine déterminant tous les événements ! Où est l’élément de choix qui donne son sens à la souffrance ? Obliger des gens à commettre un péché et le leur faire expier ensuite par la défaite me semble dépourvu de toute signification. Excusez-moi si je blasphème.

— Vous ne comprenez pas, objecta le Chirurgien. Tout ce qui est survenu sur cette planète fait partie d’un enchaînement de préceptes moraux. La Volonté ne peaufine pas chaque événement, qu’il soit grand ou petit. Elle fournit la matière première et nous laisse les modeler à notre guise.

— Par exemple ?

— La Volonté a doté les Terriens de certains talents et d’un certain savoir. Au cours du premier cycle, nous avons émergé en peu de temps de l’état de barbarie. Au cours du second cycle, nous nous sommes élevés aux cimes. A l’apogée de notre grandeur, imbus de vanité, nous avons choisi d’aller au delà de nos limites. Nous avons mis en captivité des créatures extra-terrestres sous prétexte de les « étudier » alors que, en réalité, nous agissions ainsi par arrogance, pour nous amuser. Et nous avons joué avec les climats tant et si bien que les océans se sont réunis, que les continents ont été submergés et que cela a entraîné la destruction de notre ancienne civilisation. C’est de cette façon que la Volonté nous a montré les frontières de l’ambition humaine.

— J’aime encore moins cette philosophie pessimiste, dit l’envahisseur. Je…

— Laissez-moi terminer. L’effondrement de la Terre du second cycle a été notre punition. La défaite de la Terre au troisième cycle, vaincue par vous, est le complément de ce châtiment mais elle marque aussi le début d’une nouvelle ère. Vous êtes l’instrument de notre rédemption. En nous infligeant l’ultime humiliation de l’écrasement, vous nous avez fait toucher le fond. Maintenant, notre âme se lave de ses souillures, nous recommençons notre progression ascendante, aguerris par les épreuves.

Je dévisageai avec un soudain étonnement le Chirurgien qui exprimait des idées qui me travaillaient depuis que j’avais pris la route de Jorslem — l’idée d’une rédemption à la fois personnelle et planétaire. Pour la première fois, je commençai à prêter attention à cet homme.

— Puis-je me permettre une observation ? demanda Bernalt qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

Nous le regardâmes. Les scintillantes rayures pigmentées qui striaient ses joues trahissaient son émotion.

— Tu parles de rédemption pour les Terriens, ami, dit-il au Chirurgien. Entends-tu par là tous les Terriens ou seulement ceux qui font partie des confréries ?

— Tous, bien sûr. N’avons-nous pas été tous également vaincus ?

— Certes, mais nous ne sommes pas égaux en d’autres domaines. Peut-il y avoir rédemption pour une planète qui maintient des millions de ses enfants en dehors des confréries ? Je parle des créatures de mon espèce, évidemment. Nous avons, il y a bien longtemps, commis un crime en nous dressant contre ceux qui nous avaient créés et avaient fait de nous des monstres. Nous avons tenté de nous emparer de Jorslem. Nous avons été punis et il y a mille ans que notre châtiment se prolonge. Ne sommes-nous pas toujours des hors-caste ? Quel espoir de rédemption avons-nous ? Pouvez-vous, vous, membres des confréries, considérer que l’adversité qui vous a frappés vous a purifiés et rendus vertueux alors que vous continuez à nous accabler ?

L’argument eut l’air de troubler le Chirurgien.

— Pardonne-moi, mon ami. Bien sûr, ce que tu dis est vrai. Je me suis laissé entrainé. La chaleur… ce vin délectable… Quelles sottises ai-je dites !

— Dois-je comprendre qu’est en train de se constituer un mouvement de résistance qui nous chassera bientôt de cette planète ? s’enquit Earthclaim Dix-Neuf.

— Je parlais seulement en termes abstraits, dit le Chirurgien.

— Votre résistance ne sera pas moins abstraite. Ne m’en veuillez pas mais je ne vois pas chez vous de force que nous ne serions pas en mesure de défaire en l’espace d’une seule nuit. Nous envisageons une longue occupation et ne nous attendons pas à nous heurter à une forte opposition. Depuis notre arrivée qui remonte à plusieurs mois, nous n’avons pas noté de recrudescence d’hostilité. Au contraire : on nous accepte de mieux en mieux.

— C’est un élément dans un ensemble, fit le Chirurgien. Le poète que vous êtes devrait comprendre que les mots possèdent toutes sortes de significations. Nous n’avons pas besoin de vaincre nos maîtres étrangers pour nous libérer de leur domination. N’est-ce pas assez poétique pour vous ?

— C’est admirable, répondit l’envahisseur en se levant. Et maintenant, si nous passions à table ?

7

Il ne fut plus question de revenir sur ce sujet. Il est difficile de débattre de philosophie quand on banquette et notre amphitryon ne paraissait pas apprécier ces analyses des destinées de la Terre. Dès qu’il eut découvert qu’Olmayne avait été Souvenante avant de prendre l’habit de Pèlerin, l’envahisseur ne s’adressa pour ainsi dire plus qu’à elle, l’interrogeant sur notre histoire et sur la vieille poésie de chez nous. Comme il en allait de la plupart des conquérants, notre passé excitait prodigieusement sa curiosité. Peu à peu, Olmayne sortit de son mutisme et évoqua longuement les recherches qu’elle avait conduites à Perris. Elle dissertait avec aisance des mystères de notre histoire et Earthclaim l’interrompait parfois par une question intelligente et pertinente. Pendant ce temps, nous dégustions des mets provenant de bien des mondes, gourmandises peut-être importées par le gros marchand à la morale élastique qui nous avait emmenés à Marsay. Il faisait frais dans la villa, les Serviteurs étaient attentionnés. Le malheureux village frappé par le fléau, à une demi-heure de marche, aurait aussi bien pu être dans une autre galaxie tant il était loin de nos propos.

Quand nous prîmes congé, au matin, le Chirurgien nous pria de lui permettre de faire route avec nous.

— Je ne peux rien faire de plus ici, nous expliqua-t-il. Je suis venu de Nayrub dès que l’épidémie s’est déclarée et je suis resté des jours et des jours, plus pour consoler que pour guérir, naturellement. Mais je suis attendu à Jorslem. Toutefois, si en acceptant que je vous accompagne vous deviez violer vos vœux…

— Mais non, venez donc, lui répondis-je.

— Nous aurons un compagnon de plus.

C’était au troisième personnage que nous avions rencontré dans le village qu’il faisait allusion, l’énigmatique extra-terrestre dont nous n’avions pas encore entendu le son de la voix. Plat et apiciforme, un peu plus grand qu’un homme, il possédait un jeu de jambes angulaires formant comme un trépied et était originaire de la Spirale d’Or. Il avait une peau râpeuse d’un rouge éclatant et les trois pans coupés de sa tête effilée étaient garnis de rangées d’yeux verticaux et hyalins. Je n’avais encore jamais vu une pareille créature. D’après le Chirurgien, il était en mission d’information et avait déjà amplement sillonné Aïs et Stralya. Pour l’heure, il visitait les contrées riveraines du lac Médit. Après avoir vu Jorslem, il devait faire la tournée des grandes cités d’Eyrope. Solennel, ne se départant en aucun cas d’une attention qui vous mettait mal à l’aise sans que jamais ses multiples yeux clignassent, sans jamais proférer le moindre commentaire, il ressemblait plus à une bizarre machine, à un absorbeur de données de silo mémoriel qu’à un être vivant. Mais il était inoffensif et il n’y avait pas d’inconvénient à ce qu’il nous accompagne jusqu’à la cité sainte.

Le Chirurgien fit ses adieux à son ami l’Elfon qui, nous abandonnant, se rendit une dernière fois au village cristallisé. Nous l’attendîmes car nous n’avions aucune raison d’y retourner. Quand il nous rejoignit, il était sombre.

— Il y a quatre nouveaux cas. La population va périr jusqu’au dernier homme. Une épidémie aussi concentrée ne s’était encore jamais vue sur Terre.

— C’est donc quelque chose d’inédit ? fis-je. S’étendra-t-elle partout ?

— Qui peut le savoir ? Dans les villages voisins, personne n’a été atteint. Une bourgade totalement ravagée et rien ailleurs ! C’est sans exemple. Les pauvres gens y voient une punition divine pour des péchés inconnus.

— Qu’auraient pu faire des paysans pour attirer sur leurs têtes une si cruelle vengeance de la Volonté ?

— C’est également la question qu’ils se posent, dit le Chirurgien.

Olmayne intervint :

— Si de nouveaux cas sont apparus, notre visite d’hier a été vaine. Nous avons risqué nos vies pour rien.


— C’est inexact, rétorqua le Chirurgien. A votre arrivée, les nouveaux malades étaient en état d’incubation. On peut espérer que ceux qui n’étaient pas encore contaminés seront épargnés.

Mais il semblait manquer d’assurance.

Chaque jour, Olmayne s’examinait, guettant les premiers symptômes du mal mais aucun ne se manifestait. Elle harcelait le Chirurgien, lui demandant son opinion sur telle ou telle tache, réelle ou imaginaire, sur sa peau, ôtant son masque — ce qui embarrassait fort le malheureux — afin qu’il détermine si tel petit bouton sur son visage n’était le signe avant-coureur de la cristallisation.

Mais notre ami prenait les choses de bonne grâce car, si l’extra-terrestre était comme inexistant, il était, lui, un homme profond, patient et sagace. Fricain d’origine, il avait été voué dès sa naissance à la confrérie chirurgienne par son père, car la médecine était une tradition de famille. Ayant beaucoup voyagé, il connaissait toute la planète et n’avait presque rien oublié de ce qu’il avait vu. Il nous parlait de Roum et de Perris, des champs de fleurs de givre de Stralya, du groupe d’îles des continents perdus où j’avais vu le jour. Il nous interrogeait avec tact sur nos pierres d’étoile et sur les effets qu’elles déterminaient — il mourait visiblement d’envie d’en faire personnellement l’essai mais c’était évidemment interdit à quiconque n’était pas un Pèlerin — et quand il sut que j’avais jadis été Guetteur, il me posa une multitude de questions sur les instruments avec lesquels je fouillais les cieux. Il voulait savoir ce que je percevais et comment j’imaginais que s’effectuaient les perceptions. Je lui répondais de mon mieux mais, en toute franchise, c’était un sujet sur lequel j’avais peu de lumières.

En principe, nous ne nous écartions pas de la bande de terre fertile et verdoyante qui borde le lac mais un jour, cédant aux instances du Chirurgien, nous nous enfonçâmes dans la chaleur suffocante du désert afin de voir une chose qui, nous promettait-il, ne manquerait pas de nous intéresser. Mais il ne voulut pas nous dire de quoi il s’agissait. Nous avions loué un char à patins découvert et les rafales de vent de sable nous giflaient. Les grains n’adhéraient pas aux yeux de l’extra-terrestre d’où ruisselaient à intervalles rapprochés des larmes bleues qui les nettoyaient. Nous autres, en revanche, enfouissions notre figure dans nos vêtements à chaque bourrasque.

— Nous sommes arrivés, annonça enfin le Chirurgien. Il y a longtemps que je suis venu ici. Je voyageais avec mon père. Nous allons entrer et toi qui as été Souvenante tu nous diras où nous sommes, acheva-t-il à l’adresse d’Olmayne.

C’était un bâtiment de brique et de verre blanc de deux étages. Les portes semblaient hermétiquement scellées mais une infime pression suffit à les faire céder. Des lampes s’allumèrent dès que nous fûmes entrés.

Le long des travées où un peu de sable s’était déposé, s’alignaient des tables sur lesquelles étaient fixés des appareils dont la destination m’échappait totalement. Il y avait des instruments en forme de mains où l’on pouvait glisser les siennes ; de ces étranges gants de métal partaient des tubulures aboutissant à d’étincelantes armoires closes et des systèmes de miroirs transmettaient à des écrans géants l’image de l’intérieur de ces armoires. Le Chirurgien enfonça sa main dans un gant et remua les doigts. Les écrans s’éclairèrent et je pus y voir osciller de minuscules aiguilles. Il s’approcha d’autres machines d’où s’égouttaient des liquides mystérieux, effleura de petits boutons qui déclenchaient des sonorités musicales, allant et venant familièrement au milieu de ces merveilles techniques indéniablement anciennes qui avaient l’air d’être toujours en état de marche et d’attendre le retour des opérateurs.

Olmayne nageait dans l’extase. Elle ne quittait pas le Chirurgien d’un pouce, elle touchait tous les instruments.

— Eh bien, Souvenante, qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-il enfin.

— Une clinique, répondit-elle à mi-voix. Une Clinique des Années de la Magie !

— Exactement ! Bravo ! (Le Chirurgien semblait curieusement surexcité.) On fabriquait ici des monstres stupéfiants ! On faisait des miracles ! Des Volants, des Nageants, des Elfons, des Voluteux, des Ardents, des Grimpants… on inventait des confréries, on modelait les hommes à sa fantaisie ! Ici !

— On m’a décrit ces Cliniques. Il en subsiste six, n’est-ce pas ? Une en Eyrope septentrionale, une à Palash, une au sud de la Frique profonde, une en Aïs occidentale…

Elle hésita.

— Et une en Hind, la plus grande de toutes !

— Mais oui, bien sûr ! En Hind, le berceau des Volants !

Leur exaltation était contagieuse.

— C’était donc ici que l’on modifiait les structures humaines ? Comment s’y prenait-on ? m’enquis-je.

Le Chirurgien haussa les épaules.

— C’est un art oublié. Les Années de la Magie sont bien loin, vieillard.

— Oui, je sais, je sais. Mais si le matériel a survécu, on doit sûrement pouvoir deviner…

— Ces scalpels taillaient dans les tissus de l’enfant à naître afin de rectifier la semence humaine. Le Chirurgien mettait ses mains ici (il fit la démonstration) et les bistouris faisaient leur œuvre dans cet incubateur. Il en sortait des Volants — et tous les autres. Certaines des formes ainsi créées sont aujourd’hui éteintes mais c’est à des établissements semblables à celui-là que nos Elfons doivent leur patrimoine génétique. Ils sont, évidemment, le résultat d’erreurs commises par les Chirurgiens. On n’aurait jamais dû les laisser vivre.

— Je croyais que ces monstres étaient le produit de l’action de drogues tératogènes affectant l’embryon. Et vous me dites qu’ils sont l’œuvre de la Chirurgie. Laquelle des deux réponses est la vraie ?

— Les deux. Les Elfons actuels sont issus des malfaçons des Chirurgiens des Années de la Magie. Toutefois, les mères de ces malheureux ont souvent accentué à l’aide de drogues les difformités de leur progéniture pour augmenter la valeur vénale de leurs enfants. C’est une espèce infortunée, et pas seulement du fait de leur aspect physique. Il n’est pas surprenant qu’on ait dissous leur confrérie et qu’on les ait rejetés au ban de la société. Nous…

Quelque chose de brillant siffla à travers les airs, manquant d’un cheveu la tête du Chirurgien qui se jeta à plat ventre et nous cria de nous mettre à couvert. Au même moment, j’aperçus un second projectile. L’extra-terrestre, toujours attentif à tous les événements, l’examina avec impassibilité pendant les quelques instants qui lui restaient à vivre. L’objet le heurta de plein fouet et son corps fut sectionné net. D’autres projectiles continuaient de pleuvoir, tintant contre le mur qui se trouvait derrière nous. Je vis alors nos assaillants : une bande d’Elfons aussi féroces que hideux. Nous n’avions pas d’armes. Ils avancèrent et je me préparai à mourir.

Une voix familière retentit, proférant les étranges vocables pâteux qui étaient l’idiome des Elfons et le calme s’établit instantanément. Ceux qui nous menaçaient se tournèrent vers la porte et Bernalt entra.

— J’ai vu votre véhicule, nous dit-il. J’ai pensé que vous étiez là et que vous aviez peut-être des ennuis. J’ai l’impression d’être arrivé à temps.

— Pas tout à fait, répondit le Chirurgien en désignant du doigt l’extra-terrestre qui gisait sur le sol et pour qui il n’y avait plus rien à faire. Mais pourquoi cette attaque ?

Bernalt désigna nos agresseurs.

— Ce sont eux qui vont vous le dire.

Nous regardâmes les cinq Elfons qui nous avaient tendu l’embuscade. Ce n’étaient pas des êtres éduqués et civilisés comme Bernalt et il n’y en avait pas deux qui se ressemblaient. Chacun d’entre eux était une caricature gauchie et dénaturée de la forme humaine. L’un avait au bout du menton des tentacules visqueux, un autre un visage lisse et plat entièrement dépourvu de traits, le troisième des timbales géantes en guise d’oreilles et le reste à l’avenant. Ce fut celui qui était le plus près de nous, une créature dont le corps était hérissé de milliers de petites crêtes, qui nous expliqua la raison de l’attaque dont nous avions été l’objet : usant d’un grossier dialecte ogyptien, il nous apprit que nous avions profané un temple tenu pour sacré par ses pareils.

— Nous n’allons pas à Jorslem. Pourquoi êtes-vous venus ici ?

Évidemment, il avait raison. Nous implorâmes leur pardon avec toute la sincérité possible. Le Chirurgien ajouta qu’il était venu autrefois en ce lieu et que ce n’était pas un lieu de culte à cette époque. L’argument apaisa l’Elfon qui convint que l’endroit n’avait été converti en temple que depuis peu de temps. Il s’adoucit encore davantage lorsque Olmayne ouvrit l’ultrapoche fixée entre ses seins et distribua à nos agresseurs quelques pièces d’or, une partie du trésor qu’elle transportait depuis Perris. Réconciliées, les étranges et difformes créatures nous laissèrent alors sortir. Nous aurions volontiers emporté le cadavre de l’étranger mais, pendant ces palabres, il s’était presque entièrement évanoui : seule une légère tache sur le sable grisâtre indiquait l’endroit où il était tombé.

— Un enzyme mortuaire, commenta le Chirurgien, que la cessation des processus vitaux active.

D’autres membres de cette communauté elfonne du désert flânaient à l’extérieur. Une vraie tribu de cauchemar : toutes les textures et toutes les teintes de peau imaginables, des traits disposés au petit bonheur, toutes sortes d’improvisations génétiques au niveau des organes et des accessoires corporels. Bien qu’il fût de la même lignée, Bernalt avait l’air épouvanté par la monstruosité de ses frères qui le regardaient avec une crainte respectueuse. Quand nous émergeâmes de l’édifice, quelques-uns caressèrent les armes de jet qui se balançaient à leur hanche mais Bernalt lança un ordre sec et il n’y eut pas d’incident.

— Je regrette le traitement qui vous a été infligé et le décès de l’extra-terrestre, nous dit-il. Mais il est dangereux de pénétrer dans des lieux que des gens rétrogrades et violents considèrent comme sacrés.

— Nous l’ignorions, fit le Chirurgien. Nous ne serions jamais entrés si nous avions pensé…

— Bien sûr, bien sûr ! (Je me demandai s’il n’y avait pas quelque condescendance dans le ton aimable et civilisé de l’Elfon.) Eh bien, je vous fais une fois encore mes adieux.

— Non, m’écriai-je. Viens à Jorslem avec nous ! Il est ridicule de voyager chacun de son côté quand on a la même destination.

Olmayne crut s’étrangler. Le Chirurgien lui-même avait l’air abasourdi. Seul Bernalt conserva son calme.

— Tu oublies, ami, qu’il est malséant que les Pèlerins voyagent en compagnie de hors-confrérie. De plus, je suis venu ici pour me prosterner en ce sanctuaire et mes dévotions prendront un certain temps. Je m’en voudrais de vous retarder.

Il me tendit la main puis fit demi-tour et disparut à l’intérieur de l’antique Clinique. Les autres Elfons se ruèrent à sa suite. Je lui fus reconnaissant d’avoir fait montre d’autant de tact. Il lui était impossible d’accepter la proposition impulsive, encore que sincère, que je lui avais faite.

Nous remontâmes à bord de notre véhicule et, bientôt, un affreux vacarme s’éleva : c’étaient les Elfons qui chantaient un hymne discordant en l’honneur d’une divinité que je n’osais même pas imaginer, une mélopée grinçante, stridente, cacophonique, aussi contrefaite qu’eux.

— Quelles brutes ! murmura Olmayne. Un autel consacré ! Un temple pour Elfons ! Quelle horreur ! Ils auraient pu nous massacrer, Tomis. Comment des monstres de cet acabit peuvent-ils avoir une religion ?

Je ne répondis rien. Le Chirurgien lui lança un coup d’œil attristé et secoua la tête comme s’il était désolé que quelqu’un qui se prétendait un Pèlerin eût si peu de charité.

— Ce sont aussi des humains, dit-il.

A la halte suivante, nous signalâmes la mort de l’extraterrestre aux autorités d’occupation puis, mornes et silencieux, nous poursuivîmes notre route jusqu’au point où la côte remonte vers le nord. Laissant l’Ogypte léthargique derrière nous, nous franchîmes la frontière du pays où s’élève la cité sainte de Jorslem.

8

La cité de Jorslem est située à l’intérieur des terres à bonne distance du lac Médit. Elle se dresse sur un plateau agréablement frais cerné de faibles hauteurs nues et rocailleuses. C’était comme si je m’étais préparé toute ma vie à voir enfin la ville d’or dont je connaissais si bien l’aspect, de sorte que lorsque j’aperçus ses tours et ses remparts, à l’est, l’impression qui dominait en moi était moins un sentiment de crainte respectueuse que celui d’un retour au foyer.

Une route sinueuse serpentait à travers les collines jusqu’à la cité dont les murailles étaient faites de splendides blocs de pierre carrés d’un rose doré, tout comme les maisons et les sanctuaires. Ce n’étaient pas des arbres d’étoile qui la bordaient mais d’authentiques arbres de la Terre ainsi qu’il convenait à la plus ancienne des cités humaines, plus ancienne que Roum, plus ancienne que Perris, profondément enracinée dans le terreau du premier cycle.

Les envahisseurs avaient eu l’intelligence de ne pas prendre eux-mêmes en main l’administration de Jorslem. Celle-ci demeurait soumise à l’autorité du maître de la confrérie des Pèlerins auquel les conquérants devaient s’adresser pour être autorisés à entrer. C’était, bien sûr, purement une question de forme : le maître de confrérie, à l’instar du chancelier des Souvenants et autres officiels de la même farine, était en vérité un fantoche dont l’envahisseur tirait les ficelles. Mais cette réalité n’était pas apparente. Par la grâce de l’occupant, notre cité sainte jouissait d’un statut particulier et l’on ne rencontrait pas de patrouilles armées se pavanant dans les rues.

Nous demandâmes cérémonieusement à la Sentinelle de faction à la poterne la permission de passer. Bien que, partout ailleurs, la plupart des Sentinelles fussent réduites au chômage — l’accès des villes étant libre par ordre de nos maîtres —, celle-ci, accoutrée de tout l’attirail de sa confrérie, tint à respecter scrupuleusement la procédure. En tant que Pèlerins, nous avions automatiquement le droit d’entrer, Olmayne et moi, mais nous dûmes montrer nos pierres d’étoile, preuve que notre robe et notre masque n’étaient pas d’emprunt. Puis la Sentinelle coiffa un bonnet à pensées pour vérifier notre identité auprès des archives de la confrérie. Finalement, nous fûmes admis. Pour notre compagnon le Chirurgien, les formalités furent plus simples. Il avait sollicité d’avance l’autorisation et il fut admis à son tour dès que son identité eut été vérifiée.

Tout ce qui se trouvait à l’intérieur des murs remontait visiblement à une haute antiquité. Jorslem est la seule cité au monde où l’architecture du premier cycle a été aussi bien conservée. Ce ne sont pas seulement des colonnes rompues et des aqueducs en ruine comme à Roum mais des rues entières, des arcades couvertes, des tours, des boulevards qui ont survécu aux bouleversements de l’histoire. Nous errâmes avec émerveillement à travers ce singulier décor, longeant des artères caillouteuses, nous enfonçant dans d’étroites venelles où enfants et mendiants se bousculaient, traversant des marchés embaumant le parfum des épices.

Après avoir ainsi déambulé une heure, nous jugeâmes qu’il était temps de nous mettre en quête d’un logement et force nous fut de quitter le Chirurgien. En effet, une hôtellerie pour Pèlerins ne l’aurait pas accepté et nous installer ailleurs aurait été une coûteuse folie pour Olmayne et moi. Nous l’accompagnâmes à l’auberge où il avait retenu une chambre. Je le remerciai de l’amabilité dont il avait fait preuve au cours de notre voyage, il me remercia tout aussi solennellement en formulant le vœu que nous nous revoyions dans les jours à venir et nous nous séparâmes. L’un des nombreux établissements spécialisés dans la clientèle des Pèlerins nous loua des chambres, à Olmayne et à moi.

Jorslem a pour seule vocation d’accueillir les Pèlerins et d’occasionnels touristes de sorte que ce n’est en réalité qu’un vaste caravansérail. On y rencontre dans les rues autant de Pèlerins en robe que de Volants en Hind. Après avoir pris un peu de repos, nous nous restaurâmes et sortîmes. Nous nous dirigeâmes vers une large avenue d’où l’on pouvait voir, à l’est, la ville intérieure, la partie la plus sacrée de la cité. C’est une ville dans la ville. Le quartier le plus ancien, si petit qu’il faut moins d’une heure pour le traverser de bout en bout à pied, est enfermé derrière de hauts murs. C’est là que sont rassemblés les sanctuaires vénérés par les vieilles religions de la Terre — les christiens, les hébroux, les mislams. On prétend que le lieu où mourut le dieu des christiens se trouve là mais c’est peut-être une légende déformée par le temps car un dieu qui meurt, cela dépasse l’entendement. Dans un coin de la vieille ville se dresse un dôme doré, sacré pour les mislams et qu’entretient avec soin le petit peuple de Jorslem. Il est bâti sur une hauteur devant laquelle se dresse le mur de grosses pierres grises qu’adoraient les hébroux. Ces choses demeurent mais l’idée qu’elles concrétisaient s’est évanouie. Quand j’étais parmi les Souvenants, je n’avais jamais rencontré un seul érudit capable de m’expliquer quel mérite il y a à rendre un culte à un mur ou à un dôme d’or. Et pourtant, les anciens documents sont formels : ces trois croyances du premier cycle furent d’une grande profondeur et d’une grande richesse.

La vieille ville comportait aussi un édifice du second cycle qui offrait à nos yeux un intérêt beaucoup plus immédiat. Comme nous contemplions l’enceinte sacrée dans le crépuscule, Olmayne me dit :

— Il faudra nous inscrire demain à la maison du renouvellement.

— Je suis d’accord. J’aspire, maintenant, à être soulagé du poids de quelques années.

— Est-ce que ma requête sera acceptée, Tomis ?

— A quoi bon se tracasser ? Nous nous présenterons, nous ferons notre demande et tu sauras alors à quoi t’en tenir.

Je n’entendis pas sa réponse car, au même instant, trois Volants passèrent dans l’air au-dessus de nos têtes. Ils étaient nus conformément aux usages de leur confrérie et la Volante qui était au centre du groupe, svelte, délicate, tout en ailes et en os, évoluait avec une grâce exceptionnelle même pour ces créatures aériennes.

Avluela ! balbutiai-je.

Le trio ailé disparut à l’est derrière les remparts de la vieille ville. Médusé et tremblant, je me cramponnai à un arbre pour ne pas perdre l’équilibre et m’efforçai de recouvrer mon souffle.

— Qu’as-tu, Tomis ? demanda Olmayne. Tu es malade ?

— C’était Avluela, j’en suis sûr. Ils ont dit qu’elle était retournée en Hind mais non… c’était elle ! Comment aurais-je pu la confondre avec quelqu’un d’autre ?

— Depuis que nous avons quitté Perris, tu répètes le même refrain chaque fois que tu vois une Volante ou presque, répliqua-t-elle sèchement.

— Aujourd’hui, je suis certain ! Où y a-t-il un bonnet à pensées ? Il faut que je m’informe tout de suite auprès de la loge des Volants.

Olmayne posa la main sur mon bras.

— Il est tard, Tomis. Quelle fébrilité ! Pourquoi, d’ailleurs, t’exciter tellement à propos de ta maigrichonne de Volante ? Qu’était-elle pour toi ?

— Elle…

Je me tus, incapable de formuler ma pensée. Olmayne connaissait mon histoire, elle savait comment j’étais parti d’Ogypte avec Avluela, comment le vieux Guetteur célibataire que j’étais s’était pris pour elle d’une sorte d’affection paternelle et avait peut-être éprouvé à son égard un sentiment plus fort, comment elle m’avait préféré Gormon, le faux Elfon, et comment le prince de Roum l’avait à son tour enlevée à Gormon.

Mais qu’était Avluela pour moi ? Pourquoi le simple fait d’avoir entr’aperçu une Volante qui était peut-être elle m’avait-il mis dans tous mes états ? J’avais beau fouiller mon esprit en ébullition, je ne trouvais pas de réponse.

— Rentrons à l’auberge et repose-toi, Tomis. Demain, nous irons à la maison du renouvellement.

Mais je commençai par coiffer un bonnet à pensées et entrai en contact avec la loge des Volants. Mes pensées se faufilèrent à travers l’intersurface de protection du cerveau-magasin de la confrérie, je posai ma question et il me fut répondu. La Volante Avluela était effectivement à Jorslem.

— Transmettez-lui ce message : Le Guetteur avec lequel elle est allée à Roum est aussi à Jorslem sous l’habit de Pèlerin. Il désire lui fixer un rendez-vous demain à midi devant la maison du renouvellement.

Cela fait, nous regagnâmes l’auberge. Olmayne était maussade et taciturne. Dans ma chambre, lorsqu’elle enleva son masque, son visage était dur. Était-elle jalouse ? Oui. Elle voyait en tout homme un vassal, même un vieillard décrépit comme moi, et l’idée qu’une autre femme était capable de faire naître en moi un si brûlant brasier lui était intolérable. Je sortis ma pierre d’étoile. Tout d’abord, elle ne voulut pas entrer en communion. Ce ne fut que lorsque j’eus commencé à réciter les formules rituelles qu’elle capitula. Mais elle était tellement crispée que nous ne pûmes ni l’un ni l’autre nous immerger dans la Volonté. Nous restâmes une demi-heure plantés l’un en face de l’autre, moroses, avant de renoncer et de nous séparer pour la nuit.

9

On doit se rendre seul à la maison du renouvellement. Je me réveillai à l’aube, accomplis une brève communion avec plus de succès que la veille et quittai l’auberge à jeun, sans Olmayne. Une demi-heure plus tard, j’atteignis le mur doré de la vieille ville et il me fallut encore une demi-heure pour la traverser en empruntant tout un dédale de ruelles. Je passai devant la muraille grise si chère au cœur des anciens hébroux et gravis la pente du haut lieu. Après avoir longé le dôme étincelant des mislams évanouis, je tournai à gauche et m’intégrai à la file des Pèlerins qui déjà à cette heure matinale se dirigeaient vers la maison du renouvellement.

C’est une construction du second cycle, époque à laquelle fut conçu le procédé de jouvence. De toutes les sciences de cette ère, seule celle du renouvellement nous est parvenue à peu près telle qu’on la pratiquait alors. Comme tous les autres témoins architecturaux du second cycle qui ont survécu, c’est un édifice souple et poli, aux courbes habiles et à la texture lisse qui ne possède ni fenêtres ni décorations extérieures. En revanche, il a de nombreuses portes. Je choisis l’entrée la plus à l’est et fus admis au bout d’une heure d’attente.

Je fus accueilli par un membre de la confrérie des Réjuvants en robe verte — c’était le premier qu’il m’était donné de rencontrer. On recrute exclusivement les Réjuvants chez les Pèlerins qui sont disposés à passer toute leur vie à Jorslem pour aider les autres à parvenir au renouvellement. La structure administrative de cette confrérie est analogue à celle des Pèlerins : un maître unique préside aux destinées de l’une comme de l’autre. Même la tenue des Réjuvants et des Pèlerins est identique, sauf pour la couleur. Ils appartiennent en fait à la même confrérie et représentent des degrés différents d’une même affiliation.

La voix du Réjuvant était aimable et joyeuse.

— Sois le bienvenu en cette demeure, Pèlerin. Qui es-tu et d’où viens-tu ?

— Je suis le Pèlerin Tomis, ex-Tomis des Souvenants. Auparavant, j’étais Guetteur et je suis né sous le nom de Wuellig. Natif des continents perdus, j’ai beaucoup voyagé avant et après mon départ en Pèlerinage.

— Que cherches-tu ici ?

— Le renouvellement et la rédemption.

— Puisse la Volonté exaucer tes vœux. Suis-moi.

Il me conduisit par un passage faiblement éclairé à une petite cellule aux murs de pierre et me dit d’ôter mon masque, de me mettre en communion et d’attendre. Je me débarrassai donc de la grille de bronze et étreignis ma pierre d’étoile. La sensation familière de l’état de communion s’empara de moi mais sans qu’il y eût union avec la Volonté. Au lieu de cela, j’éprouvai le contact spécifique d’un autre esprit humain. J’en fus désorienté mais ne résistai pas.

Quelque chose sondait mon âme, en extrayant tout ce qu’elle contenait comme pour le déposer sur le sol afin de l’inspecter les actes d’égoïsme que j’avais commis, mes lâchetés, mes faiblesses et mes défaillances, mes doutes, mes désespoirs et, surtout, mon méfait le plus honteux — la livraison du document à l’envahisseur. Contemplant tous ces manques, je sus que je n’étais pas digne du renouvellement. On pouvait dans cette maison doubler ou tripler la durée de l’existence des gens. Mais pourquoi les Réjuvants prodigueraient-ils leurs bienfaits à quelqu’un qui ne les méritait pas ?

Je restai longtemps face à face avec mes péchés. Enfin, le contact fut rompu et un autre Réjuvant, un personnage d’une stature remarquable, entra dans ma cellule.

— La miséricorde de la Volonté est sur toi, ami, dit-il en tendant des doigts d’une longueur extraordinaire pour effleurer le bout des miens.

En entendant cette voix grave et à la vue de ces doigts blancs, je reconnus l’homme avec qui j’avais eu un bref entretien devant les portes de Roum avant la défaite. Il était alors Pèlerin et m’avait invité à faire le voyage de Jorslem en sa compagnie mais j’avais décliné l’offre car l’appel de Roum était le plus fort.

— Ton Pèlerinage a-t-il été aisé ? lui demandai-je.

— Il a été enrichissant. Et toi ? A ce que je vois, tu n’es plus Guetteur.

— Je suis entré cette année dans ma troisième confrérie.

— Ce ne sera pas la dernière. Une quatrième t’attend.

— Je te rejoindrai donc chez les Réjuvants ?

— Ce n’est pas à cette confrérie que je faisais allusion, ami Tomis. Mais nous en reparlerons lorsque tu seras allégé de quelques années. J’ai la joie de t’annoncer que ta demande de renouvellement a été approuvée.

— Malgré tous mes péchés ?

— A cause de tes péchés tels qu’ils sont. Tu entreras demain à l’aube dans le premier bac de jouvence. Ce sera moi qui te guiderai vers ta seconde naissance. Je suis le Réjuvant Talmit. Maintenant, va-t’en. Quand tu reviendras, demande-moi.

— J’aurais une question à te poser…

— Oui ?

— J’ai effectué mon Pèlerinage en compagnie d’une femme, Olmayne, autrefois Souvenante à Perris. Peux-tu me dire si sa candidature a également été acceptée ?

— Je ne sais rien de cette Olmayne.

— Elle n’est pas bonne. Elle est vaniteuse, arrogante et cruelle. Pourtant, je crois qu’elle peut encore être sauvée. Peux-tu faire quelque chose en sa faveur ?

— Je n’ai pas d’influence en ce domaine. Elle devra affronter l’interrogatoire comme tout le monde. Néanmoins, sache ceci : la vertu n’est pas le seul critère du renouvellement.

Il me raccompagna. Un soleil froid baignait de lumière la cité. J’étais vidé, épuisé, trop exténué même pour me sentir heureux d’avoir été accepté. Il était midi et je me rappelai soudain mon rendez-vous avec Avluela. Je fis le tour de la maison du renouvellement avec une anxiété grandissante. Viendrait-elle ?

Elle attendait devant l’édifice à côté d’un chatoyant monument du second cycle. Veste écarlate, jambières de fourrure, les pieds chaussés de bulles transparentes, la bosse éloquente — je reconnus de loin une Volante et j’appelai :

— Avluela !

Elle se retourna. Elle était pâle, mince et paraissait encore plus jeune que lorsque je l’avais vue pour la dernière fois. Du regard, elle chercha mon visage mais j’avais remis mon masque et elle fut déroutée.

— Guetteur ? C’est toi, Guetteur ?

— Appelle-moi Tomis, à présent. Mais je suis toujours celui que tu as connu en Ogypte et à Roum.

— Guetteur ! Oh Guetteur ! Tomis. (Elle se jeta dans mes bras.) Que ça a été long ! Il s’est passé tant de choses ! (Elle rayonnait, maintenant, et ses joues perdaient leur pâleur.) Viens ! On va chercher une taverne pour parler ! Comment as-tu su que j’étais à Jorslem ?

— Par ta confrérie. Je t’ai vue passer hier soir.

— Je suis arrivée cet hiver. Je suis restée quelque temps en Fars sur la route d’Hind et puis j’ai changé d’avis. Il ne pouvait plus y avoir de retour au bercail pour moi. Actuellement, j’habite près de Jorslem et j’aide à… (Elle laissa sa phrase en suspens.) Es-tu qualifié pour le renouvellement, Tomis ?

Tournant le dos au haut lieu, nous redescendions vers une partie plus modeste de la cité intérieure.

— Oui, je vais redevenir jeune. Mon guide est le Réjuvant Talmit. Nous avons fait sa connaissance devant les portes de Roum quand il était Pèlerin. Tu te souviens ?

Elle l’avait oublié. Nous nous installâmes dans un patio en plein air attenant à une taverne et des Serviteurs nous apportèrent à manger et à boire. La gaieté d’Avluela était contagieuse et sa seule présence me donnait déjà l’impression de rajeunir. Elle évoqua la fin catastrophique de son séjour à Roum quand elle avait été amenée au palais pour être la concubine du prince et l’instant terrible où, la nuit de la défaite, l’Elfon Gormon avait vaincu Enric, révélant qu’il était en réalité un envahisseur déguisé et arrachant au prince vaincu à la fois son trône, sa maîtresse et la vue.

— Est-il mort, Tomis ?

— Oui, mais pas à cause de ses yeux crevés.

Je lui racontai comment l’orgueilleux monarque avait fui en se faisant passer pour un Pèlerin, comment je l’avais accompagné à Perris et comment, lorsque nous avions trouvé asile chez les Souvenants, il avait eu une aventure avec Olmayne, comment le mari l’avait tué avant d’être tué à son tour par sa propre femme.

— J’ai aussi vu Gormon à Perris, ajoutai-je. Il se fait appeler Victorious Treize, maintenant, et c’est un conseiller écouté de l’envahisseur.

Avluela sourit.

— Nous ne sommes pas restés très longtemps ensemble après la conquête, Gormon et moi. Il voulait visiter l’Eyrope. Nous sommes allés à Donsk et en Sved et, là, j’ai cessé de l’intéresser. C’est à ce moment que j’ai pensé que je devais retourner en Hind mais, par la suite, j’ai changé d’avis. Quand commence ton renouvellement ?

— Demain à l’aube.

— Oh ! Tomis ! Comment cela sera-t-il lorsque tu seras jeune ? Savais-tu que je t’aimais ? Quand nous voyagions, quand je partageais le lit de Gormon, quand j’étais la maîtresse du prince, c’était toi et toi seul que je voulais ! Seulement, tu étais Guetteur et c’était impossible. Et puis, tu étais si vieux ! Maintenant, tu n’es plus Guetteur, bientôt, tu auras cessé d’être un vieil homme, et… (Elle posa sa main sur la mienne.) Je n’aurais jamais dû te quitter. Si nous étions restés ensemble, beaucoup de souffrances nous auraient été épargnées.

— La souffrance nous apprend bien des choses.

— Oui. C’est vrai. Combien de temps prendra ton renouvellement ?

— Le temps habituel… que je ne connais pas.

— Et après, que feras-tu ? Quelle confrérie choisirais-tu ? Tu ne peux plus être Guetteur, désormais.

— Non et Souvenant pas davantage. Mon guide Talmit m’a parlé d’une autre confrérie dont il n’a pas voulu me dire le nom. Il avait l’air de tenir pour acquis que je la rejoindrais une fois rajeuni. J’ai cru qu’il entendait par là que je resterais à Jorslem et que je m’affilierais aux Réjuvants. Mais non, il s’agit d’une autre confrérie.

— Ce ne sont pas les Réjuvants, murmura-t-elle en se serrant contre moi. Ce sont les Rédempteurs.

— Les Rédempteurs ? Je ne connais pas cette confrérie.

— Sa fondation est toute récente.

— Aucune nouvelle confrérie n’a été créée depuis plus de…

— C’est d’elle que le guide Talmit parlait. Tu serais une recrue de choix. Grâce aux talents que tu as développés quand tu étais Guetteur, tu serais d’une utilité exceptionnelle.

— Les Rédempteurs ? répétai-je, intrigué. Quelle est la fonction de cette confrérie ?

Avluela me décocha un sourire enjoué :

— Elle porte secours aux âmes en peine et sauve les mondes malheureux. Mais le moment n’est pas venu de parler de cela. Quand tu auras fait ce que tu as à faire à Jorslem, tout sera éclairci. (Nous nous levâmes. Ses lèvres effleurèrent les miennes.) C’est la dernière fois que je te vois sous l’apparence d’un vieillard. Comme ce sera étrange quand tu seras renouvelé, Tomis !

Sur ces mots, elle s’éclipsa.

En fin d’après-midi, je rentrai à l’auberge. Olmayne n’était pas dans sa chambre. Un Serviteur me dit qu’elle avait été absente toute la journée. J’attendis jusqu’à une heure tardive, puis entrai en communion et me couchai.

Au petit matin, je fis halte devant sa porte. Elle était close. Alors, je me rendis en hâte à la maison du renouvellement.

10

Le Réjuvant Talmit me fit entrer et me guida le long d’un couloir de céramique verte jusqu’au premier bac.

— La femme Pèlerin Olmayne, m’annonça-t-il, a été acceptée. Elle doit se présenter dans la journée.

Beaucoup de temps allait s’écouler avant que j’entende à nouveau prononcer le nom d’un autre être humain. Talmit me fit entrer dans une petite pièce humide et basse de plafond qu’éclairaient faiblement des globules de lumière asservie et où régnait une vague odeur de fleurs de mort écrasées. On me débarrassa de ma robe et de mon masque, et le Réjuvant me posa sur la tête une sorte de fine résille de métal doré dans laquelle il fit passer un courant. Lorsqu’il l’enleva, je n’avais plus de cheveux et mon crâne était aussi poli que les murs de céramique qui m’entouraient.

— Cela facilite l’insertion des électrodes, m’expliqua-t-il. Tu peux entrer dans le bac, maintenant.

Une rampe en pente douce permettait d’atteindre à une sorte de baignoire de dimensions modestes. Mes pieds s’enfoncèrent dans une espèce de boue tiède et glissante. Talmit opina du chef. C’était, m’informa-t-il, une boue régénératrice irradiée, destinée à stimuler la division cellulaire qui me rajeunirait. Je m’allongeai dans le bac, ne gardant que la tête hors du fluide violet et miroitant qu’il contenait. La boue m’enveloppait comme un berceau et caressait mon corps las. Talmit brandit un objet qui ressemblait à un fouet fait de lanières de cuivre enchevêtrées mais quand elles touchèrent mon crâne chauve, elles s’écartèrent de façon quasi spontanée et ces fils — car c’étaient des fils — s’enfoncèrent à travers l’os pour entrer en contact avec la masse grise et plissée qu’il dissimulait. Je ne sentais rien d’autre que d’infimes picotements.

Talmit reprit ses explications.

— Les électrodes sélectionnent les centres cérébraux responsables du vieillissement. On va émettre des signaux qui inverseront le processus normal de la sénescence et ton cerveau cessera de percevoir l’écoulement de la durée. Ton corps sera ainsi plus sensible à l’excitation induite par les fluides du bac. Ferme les yeux.

Il fixa sur mon visage un respirateur et me poussa légèrement. Ma nuque décolla du rebord du récipient de sorte que je me mis à flotter au milieu de celui-ci. J’avais de plus en plus chaud. J’entendais comme un pétillement confus et j’imaginai de noires bulles sulfureuses jaillissant de la boue et montant dans le liquide qui me baignait ; j’imaginai que ce liquide était devenu de la couleur de cette boue. Flottant sur une mer immobile, j’avais obscurément conscience qu’un courant traversait les électrodes, que quelque chose me chatouillait le cerveau, que j’étais immergé dans de la vase et dans ce qui était peut-être bien un liquide amniotique. La voix grave et lointaine de Talmit s’éleva, m’ordonnant de retrouver ma jeunesse, me ramenant à des années et des années en arrière, dévidant la pelote du temps. J’avais une saveur de sel dans la bouche. A nouveau, je traversais l’océan Terre, j’étais attaqué par les pirates, je défendais mes instruments de Vigile sous les huées et les coups. A nouveau, je faisais la connaissance d’Avluela sous le brûlant soleil d’Ogypte. A nouveau, je vivais à Palash. Je retournais à mon lieu de naissance dans les îles du continent perdu qui avait jadis été l’Usa-amrik. J’assistai pour la deuxième fois à la prise de Roum. Des bribes de souvenirs dérivaient dans mon cerveau liquéfié. Les événements étaient sans lien entre eux, sans cohérence logique. J’étais un petit garçon. J’étais un vieillard débile. J’étais chez les Souvenants. J’interrogeais les Somnambules. Je voyais le prince de Roum acheter des yeux à un Artisan de Dijon. Je marchandais avec le procurateur de Perris. J’empoignais les manettes de mes appareils et j’entrais en Vigilance. Je mangeais des mets délicats venus d’outre-espace. Les senteurs du printemps à Palash envahissaient mes narines. L’hiver de la vieillesse me faisait grelotter. Je nageais, heureux et plein d’entrain, dans une mer houleuse. Je chantais. Je pleurais. Je résistais à la tentation. Je succombais aux tentations. Je me querellais avec Olmayne. Je serrais Avluela dans mes bras. Les jours et les nuits se bousculaient vertigineusement tandis que mon horloge biologique inversée accélérait son rythme étrange. J’étais en proie à des illusions. Du ciel tombait une pluie de feu. Le temps se ruait dans plusieurs directions à la fois. Je rapetissais et je devenais gigantesque. Des voix chuchotaient derrière des ombres écarlates, derrière des ombres turquoises. Des musiques chaotiques fusaient en gerbes sur les monts. Mon cœur battait comme un tambour forcené. Je subissais le martèlement des coups de piston de mon cerveau, les bras collés au corps afin d’occuper le moins de place possible, tandis qu’il lançait, lançait, lançait sans fin sa bielle. Les étoiles palpitaient, se contractaient, se défaisaient. Avluela disait doucement : « Ce sont les pulsions indulgentes et bienveillantes de la Volonté qui nous font acquérir une seconde jeunesse, pas nos bonnes œuvres. » Olmayne disait : « Que ma peau est lisse ! » Talmit disait : « Ces oscillations de la perception signifient seulement que le désir d’autodestruction qui est au cœur du processus du vieillissement se dissout. » Gormon disait : « Ces perceptions de l’oscillation signifient seulement l’autodestruction du désir de dissolution qui est au cœur du processus du vieillissement. » Le procurateur Manrule Sept disait : « Nous avons été envoyés sur ce monde afin de vous purifier. Nous sommes les instruments de la Volonté. » Earthclaim Dix-Neuf disait : « D’un autre côté, permettez-moi de ne pas être d’accord. La rencontre entre le destin de la Terre et le nôtre est purement accidentelle. » Mes paupières devenaient pierre. Les petites créatures qui comprimaient mes poumons commençaient à fleurir. Ma peau s’écaillait, révélant des faisceaux de muscles adhérant à l’os. Olmayne disait : « Mes pores se rétrécissent. Ma chair devient plus ferme. Mes seins sont plus menus. » Avluela disait : « Après, tu prendras ton vol avec nous, Tomis. » Le prince de Roum cachait ses yeux derrière ses mains. Les vents solaires faisaient osciller les tours de Roum. J’arrachais l’écharpe d’un Souvenant qui passait. Des Clowns pleuraient dans les rues de Perris. Talmit dit :

— Maintenant, réveille-toi, Tomis, et sors. Ouvre les yeux.

— Je suis jeune à nouveau.

— Le renouvellement ne fait que commencer.

J’étais incapable de bouger. Des assistants me soulevèrent, m’emmaillotèrent dans des linges absorbants, me placèrent sur un brancard roulant et me conduisirent jusqu’à un bassin beaucoup plus grand où baignaient des douzaines de gens, chacun isolé dans son univers intérieur. Leurs crânes glabres étaient garnis d’électrodes, des bandes adhésives roses cachaient leurs yeux, ils avaient les mains paisiblement jointes sur la poitrine. J’entrai dans cette piscine ; là, plus d’illusions, rien qu’un long sommeil sans rêves.

Cette fois, ce fut le bruit d’un ressac impétueux qui me réveilla. J’étais entraîné, les pieds en avant, le long d’un étroit conduit débouchant dans un bac scellé où l’on ne respirait que des liquides. J’y demeurai un certain temps — un peu plus d’une minute, un peu moins d’un siècle — tandis que mon âme se dépouillait, couche par couche, de ses péchés. C’était long et éprouvant. Les Chirurgiens, les mains glissées dans des gants contrôlant les minuscules couteaux écorcheurs, opéraient à distance. Infatigables, les petites lames dépiautaient, élaguaient mon âme de ses impuretés et de ses afflictions, de la jalousie et de la colère, de la cupidité, de la concupiscence, de l’impatience.

Quand ce fut terminé, on ouvrit le couvercle du bac et on me repêcha. Je ne tenais pas debout. On fixa des instruments de massage à mes membres ankylosés pour rendre leur souplesse à mes muscles. Alors, je pus marcher. Mon corps nu était vigoureux et ma chair était drue. Talmit s’approcha et lança en l’air une poignée de poussière-miroir pour que je pusse me voir. Quand ces particules se furent amalgamées, j’examinai mon reflet.

— Non, protestai-je. Le visage ne va pas. Je n’étais pas comme cela. Mon nez était plus acéré, mes lèvres n’étaient pas aussi pleines, mes cheveux pas aussi noirs…

— Nous nous sommes basés sur les documents de la confrérie des Guetteurs, Tomis. Tu ressembles plus à ton ancien moi que ta mémoire ne peut s’en rendre compte.

— Est-ce possible ?

— Si tu préfères, nous pouvons te remodeler à ton idée. Mais ce serait bien frivole et prendrait beaucoup de temps.

— Non. Cela n’a pas d’importance.

Il en convint et m’informa que je ne quitterais pas la maison du renouvellement avant d’être parfaitement adapté à mon nouveau moi. On me donna le costume neutre d’un hors-confrérie puisque j’étais maintenant sans affiliation. En me renouvelant, j’avais automatiquement perdu ma qualité de Pèlerin. Il ne me restait plus qu’à choisir une confrérie qui m’accepterait lorsque je sortirais.

— Combien de temps a duré mon renouvellement ? demandai-je à Talmit tout en m’habillant.

— Tu es arrivé en été et nous sommes en hiver. Nous ne travaillons pas vite.

— Et comment va Olmayne ?

— Nous avons échoué avec elle.

— Je ne comprends pas.

— Veux-tu la voir ?

— Oui.

Je pensais qu’il me conduirait à la cellule d’Olmayne mais non : ce fut vers son bac qu’il me guida. Je gravis une rampe menant au couvercle clos. Le Réjuvant me désigna une sorte de lunette faite d’une matière fibreuse dont béait fixement l’œil unique. Je regardai dedans et vis Olmayne. Ou, plus exactement, on me demandait de croire que c’était effectivement Olmayne que je voyais. Une fillette nue d’environ onze ans, lisse de peau et plate de poitrine, était roulée en boule au fond du bac, les genoux ramenés contre le ventre, le pouce dans la bouche. Sur le moment, je ne compris pas. Mais l’enfant bougea et je reconnus sous forme embryonnaire les traits de la royale Olmayne que j’avais connue : la bouche large, le menton accusé, les pommettes effilées et saillantes. Abasourdi et horrifié, je m’exclamai.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Talmit me répondit :

— Quand l’âme est trop souillée, il faut creuser profond pour la nettoyer. Ton amie Olmayne s’est révélée un cas difficile. Nous n’aurions pas dû essayer avec elle mais elle a tellement insisté… Et certaines indications permettaient d’espérer que nous réussirions. Comme tu vois, ces indications étaient erronées.

— Mais que lui est-il arrivé ?

— Le renouvellement est entré dans le stade irréversible avant que nous ayons pu éliminer les poisons.

— Vous êtes allés trop loin ? Vous l’avez trop rajeunie ?

— Comme tu peux t’en rendre compte.

— Qu’allez-vous faire ? Pourquoi ne la sortez-vous pas de la et ne la laissez-vous pas se remettre à grandir ?

— Tu devrais écouter plus attentivement, Tomis. Je t’ai dit que le renouvellement était irréversible.

Irréversible ?

— Elle se dilue dans les rêves de l’enfance. Chaque jour qui passe, elle perd quelques années de plus. Son horloge intérieure est devenue folle. Son corps rapetisse, son cerveau devient de plus en plus lisse. Bientôt, elle aura l’âge de la petite enfance. Elle ne se réveillera jamais.

— Et à la fin… (Je me détournai.) Que se passe-t-il ? La disjonction d’un spermatozoïde et d’un ovule dans le bac ?

— La régression n’ira pas aussi loin. Elle mourra à l’état de nourrisson. C’est un cas fréquent.

— Elle me disait que le renouvellement présentait des risques.

— Elle a pourtant exigé de subir le traitement. Noire était son âme, Tomis. Elle n’a vécu que pour elle-même. Elle est venue à Jorslem pour être purifiée. Elle l’est et elle est désormais en paix avec la Volonté. Est-ce que tu l’as aimée ?

— Jamais !

— Alors, qu’as-tu perdu ?

— Un fragment de mon passé, peut-être.

Je collai à nouveau mon œil à la lunette et contemplai Olmayne qui avait à présent retrouvé l’état d’innocence, recouvré sa virginité. Olmayne asexuée, lavée. En paix avec la Volonté. Je scrutai ce visage étrangement transformé et cependant familier pour tenter de deviner ses rêves. Avait-elle su quel malheur la frappait dans cette chute irrémédiable au fond de la jeunesse ? Avait-elle hurlé d’angoisse et de frustration quand elle avait senti la vie la quitter ? L’impérieuse Olmayne de naguère avait-elle surgi le temps d’un éclair avant de sombrer dans cette pureté non désirée ? Dans le bac, l’enfant souriait. Le petit corps souple s’étira et se roula plus étroitement en boule. Olmayne était en paix avec la Volonté. Soudain, comme si Talmit avait derechef lancé une poignée de poussière miroir, je regardai mon nouveau corps. Je vis ce qui avait été fait pour moi, je compris que l’on m’avait accordé une autre vie sous réserve que j’en fasse quelque chose de plus que ce que j’avais fait de ma première existence. Submergé d’humilité, je m’engageai à servir la Volonté et une joie intense qui déferlait comme les vagues tumultueuses de l’océan Terre s’empara de moi, je dis adieu à Olmayne et priai Talmit de me conduire ailleurs.

11

Avluela vint me rendre visite à la maison du renouvellement. Nous étions tous deux remplis d’appréhension. Sa veste était échancrée pour laisser passer ses ailes mais elle parvenait difficilement à les contrôler. Elles palpitaient nerveusement, faisaient mine de se déployer et des frémissements fébriles parcouraient leurs arachnéennes extrémités. Ses grands yeux étaient graves, son visage n’avait jamais été aussi mince et étiré.

Nous nous dévisageâmes un long moment sans rien dire. J’avais chaud et ma vision se brouillait. Je sentais pulser en moi des forces endormies depuis des décennies, qui m’effrayaient autant qu’elles me réjouissaient.

— Tomis ? murmura enfin Avluela.

Je secouai la tête.

Elle toucha mes épaules, mes bras, ma bouche. Je caressai ses poignets, ses flancs et, non sans hésitation, la courbe légère de ses seins. Comme deux aveugles, nous nous apprenions par le toucher. Nous étions des étrangers. Le vieux Guetteur décati qu’elle avait connu — et peut-être aimé — avait disparu pour cinquante ans ou davantage. Un individu mystérieusement métamorphosé, un inconnu avait pris sa place. Le vieux Guetteur de jadis avait été une sorte de père pour elle. Qu’était censé être ce juvénile Tomis qui n’était membre d’aucune confrérie ? J’étais une énigme pour moi-même ; ce corps nerveux, cette peau lisse m’étaient étrangers. J’étais désorienté et en même temps ravi de sentir rouler en moi le flot impétueux d’humeurs dont j’avais presque oublié les houles.

— Tu as les mêmes yeux, me dit-elle. Je te reconnaîtrai toujours grâce à eux.

— Qu’as-tu fait durant tous ces mois, Avluela ?

— Chaque nuit, je volais. J’ai été en Ogypte et en Frique profonde. Je suis revenue et je suis allée à Stanbool. Veux-tu que je te dise, Tomis ? Je me sens vraiment vivre quand je suis là-haut.

— Tu es une Volante. Il est tout à fait naturel que tu éprouves ce sentiment.

— Un jour, nous volerons ensemble.

J’éclatai de rire.

— Les vieilles Cliniques sont fermées, Avluela. On réalise des prodiges à Jorslem mais comment veux-tu qu’on fasse de moi un Volant ?

— Il n’est pas indispensable d’avoir des ailes pour voler.

— Je sais. Les envahisseurs n’en ont pas besoin pour s’affranchir de la pesanteur. Je t’ai vue, un jour, au moment de la chute de Roum, filant en plein ciel avec Gormon. (Je hochai la tête.) Mais je ne suis pas, non plus, un envahisseur.

— Nous volerons ensemble, Tomis, répéta-t-elle. Nous volerons très haut et pas seulement de nuit bien que je n’aie que des ailes nocturnes. Nous volerons dans la clarté du soleil.

Son exaltation me touchait. Je l’étreignis. Elle était fraîche el fragile dans mes bras, et une chaleur nouvelle m’habitait. Nous nous tûmes mais je ne pris pas ce qu’elle m’offrait : il me suffisait de la caresser. On ne se réveille pas d’un seul coup.

Plus tard, tout en devisant, nous suivîmes les galeries où se pressaient les renouvelés et qui aboutissaient à la vaste rotonde centrale, à la coupole translucide que baignait la lumière hivernale et nous nous examinâmes l’un l’autre dans cette pâle et changeante clarté. Je m’appuyais sur son bras car je n’avais pas encore recouvré toutes mes forces et, en un sens, c’était un peu comme autrefois — la jeune fille qui aidait le vieil homme chancelant. Quand elle m’eut ramené dans ma chambre, je lui dis :

— Avant le traitement de jouvence, tu m’as parlé d’une nouvelle confrérie, celle des Rédempteurs. Je…

— Il sera temps de revenir là-dessus plus tard, m’interrompit-elle, visiblement contrariée.

Quand nous nous enlaçâmes, le brasier ranimé embrasa mes reins et je craignis qu’il ne consumât son corps frais et gracile. Mais c’est un feu qui ne consume pas, qui allume seulement le même chez l’autre. Dans son extase, Avluela déploya ses ailes qui se refermèrent sur moi, m’enveloppant, et, prisonnier de leur soyeuse douceur, je m’abandonnai à ma joie dans toute sa violence. Je n’aurais plus jamais besoin de m’appuyer à son bras.

Nous cessâmes d’être des étrangers, cessâmes d’avoir peur l’un de l’autre. Elle venait me retrouver chaque jour à l’heure de l’exercice, nous marchions ensemble, nos pas accordés. Et le brasier était de plus en plus haut, de plus en plus ardent !

Talmit, lui aussi, me rendait fréquemment visite. Il m’enseignait l’art et la manière d’utiliser mon corps rajeuni et m’aidait à apprendre la jeunesse. Il me proposa un jour de retourner voir Olmayne mais je déclinai l’offre. Puis il m’annonça que le processus de régression était arrivé à son terme. Je n’en éprouvai aucun chagrin — juste un singulier sentiment de vide qui ne tarda pas à se dissiper.

— Tu vas bientôt pouvoir partir, me dit le Réjuvant. Es-tu prêt ?

— Je le crois.

— As-tu songé à ce que tu feras ?

— Il faudra que je cherche une nouvelle confrérie.

— Beaucoup seraient heureuses de t’accueillir, Tomis. Mais laquelle te tente ?

— Celle où je serai le plus utile à l’humanité. Je suis redevable à la Volonté d’une vie nouvelle.

— La jeune Volante t’a-t-elle fait part des possibilités qui te sont offertes ?

— Elle a mentionné une confrérie de fondation récente.

— T’a-t-elle dit son nom ?

— Les Rédempteurs.

— Que sais-tu de cette confrérie ?

— Fort peu de chose.

— Désires-tu en savoir plus long ?

— S’il y a à en savoir davantage.

— J’appartiens aux Rédempteurs. Et la Volante Avluela aussi.

— Mais vous êtes tous deux déjà affiliés à une confrérie ! Comment peut-on être membre de plusieurs ? Seuls les Dominateurs bénéficient d’un tel privilège. Et ils…

— Les Rédempteurs accueillent les membres de toutes les autres confréries, Tomis. C’est la confrérie suprême comme l’était autrefois celle des Dominateurs. On y trouve des Souvenants, des Scribes, des Coteurs, des Serviteurs, des Volants, des Propriétaires, des Somnambules, des Chirurgiens, des Clowns, des Marchands, des Vendeurs. Il y a également des Elfons et…

— Des Elfons ! balbutiai-je. Mais les Elfons sont de par la loi hors de toute confrérie ! Comment une confrérie pourrait-elle recruter chez eux ?

— C’est la confrérie des Rédempteurs, Tomis. Les Elfons eux-mêmes peuvent obtenir leur rédemption.

— Oui, même les Elfons, murmurai-je, dompté. Mais comme il est singulier de penser qu’une pareille confrérie existe.

— Traiterais-tu par le mépris une confrérie ouverte aux Elfons ?

— Je trouve que c’est difficile à comprendre.

— Tu comprendras quand le moment sera venu.

— C’est-à-dire ?

— Le jour où tu quitteras cette maison.

Ce jour arriva bientôt. Avluela vint me chercher et je plongeai non sans hésitation dans le printemps de Jorslem pour terminer les rites du renouvellement. Suivant les instructions que lui avait données Talmit, elle me conduisit dans tous les lieux sacrés de la cité afin que je fasse mes dévotions dans chaque sanctuaire. Après que je me fus agenouillé devant le mur des hébroux et le dôme doré des mislams, nous traversâmes le marché et gagnâmes la basse ville pour visiter la bâtisse grisâtre et inesthétique qui s’élève à l’endroit où, dit-on, mourut le dieu des christiens. Après être passé par la source de la connaissance et la fontaine de la Volonté, nous nous dirigeâmes vers le siège de la confrérie des Pèlerins où je rendis mon masque, ma robe et ma pierre d’étoile, et, de là, nous rejoignîmes le mur d’enceinte de la vieille ville. A chacune de ces étapes, je m’étais voué à la Volonté avec des mots qu’il me tardait de prononcer depuis longtemps. Les Pèlerins et les simples habitants de Jorslem se rassemblaient à distance respectueuse. Ils savaient que je venais d’être renouvelé et espéraient que je ne sais quelle émanation de mon jeune corps tout neuf leur porterait bonheur. Enfin, j’arrivai au bout de mes obligations. J’étais un homme libre et en parfaite santé, capable de choisir, désormais, le genre de vie qui me conviendrait.

— Est-ce que tu viendras avec moi chez les Rédempteurs ? me demanda Avluela.

— Où les trouverons-nous ? A Jorslem ?

— Oui, à Jorslem. Ils se réuniront dans une heure pour t’accueillir dans leurs rangs.

Elle sortit de dessous sa tunique un objet brillant que je reconnus avec stupéfaction : c’était une pierre d’étoile.

— Que fais-tu avec cela ? m’écriai-je. Seuls les Pèlerins…

— Mets ta main sur la mienne.

Elle me tendait son poing qui étreignait la pierre.

J’obéis. Son visage étiré se crispa sous l’effet de la concentration. Enfin, elle se détendit et rangea la pierre d’étoile.

— Avluela, qu’est-ce que…

— J’ai averti la confrérie qu’ils peuvent se rassembler puisque tu es prêt à assister à la réunion.

— Comment t’es-tu procuré cette pierre ?

— Viens avec moi. Oh ! Tomis, si seulement nous pouvions y aller en volant ! Mais ce n’est pas loin. A deux pas de la maison du renouvellement. Viens, Tomis, viens !

12

Il n’y avait pas de lumière. Avluela me guida dans les ténèbres souterraines et me dit que j’étais au siège de la confrérie des Rédempteurs. « Ne bouge pas », me lança-t-elle avant de me laisser.

Je sentais la présence de gens autour de moi mais n’entendais ni ne voyais rien.

On poussa quelque chose devant moi.

— Pose les mains là-dessus, m’ordonna la voix d’Avluela. Que sens-tu ?

C’était un petit coffret carré monté sur un cadre métallique — du moins eus-je cette impression. J’effleurai des cadrans et des leviers familiers. Mes doigts tâtonnants trouvèrent les poignées saillant sur la face supérieure. D’un seul coup, ce fut comme si mon renouvellement avait été aboli, comme si la Terre n’avait jamais été conquise : j’étais à nouveau un Guetteur car il ne pouvait s’agir d’autre chose que d’un équipement de Vigilance !

— Ce n’est pas le même coffre que celui que j’avais autrefois mais il n’est pas très différent, dis-je.

— As-tu oublié tes talents, Tomis ?

— Je pense qu’ils sont toujours là, même maintenant.

— Eh bien, sers-toi de cet instrument, m’enjoignit Avluela. Fais une nouvelle fois Vigile et dis-moi ce que tu vois.

Je retrouvai mes anciennes attitudes avec joie et sans peine. Promptement, j’accomplis les rites préliminaires, purgeai mon esprit du doute et de ses résistances. La mise en Vigilance s’opéra avec une surprenante aisance. Cela ne m’était pas arrivé depuis cette nuit qui avait vu la défaite de la Terre et pourtant il me semblait que c’était plus rapide que dans le temps.

J’agrippai les poignées. Elles étaient étranges. Au lieu des prises terminales qui m’étaient familières, elles comportaient chacune un objet froid et dur serti à leur extrémité. Peut-être une sorte de gemme, voire une pierre d’étoile. Mes mains se refermèrent sur les fraîches masses jumelles. J’éprouvai alors une appréhension fugitive, même un sentiment de peur à l’état brut mais recouvrai vite ma nécessaire sérénité. Mon âme se déversa dans l’appareil et je commençai à vigiler.

Je ne m’élançai pas à la rencontre des étoiles comme autrefois. Je percevais, certes, mais ma perception était limitée à l’environnement immédiat de la salle où je me trouvais. Les yeux fermés, courbé en deux dans ma transe, je sondai et entrai d’abord en contact avec Avluela. Elle était près de moi, presque contre moi. Je la voyais et ses yeux scintillaient.

« Je t’aime. »

« Oui, Tomis. Et nous resterons toujours ensemble. »

« Jamais je ne me suis senti aussi proche d’un être. »

« Dans cette confrérie, nous sommes tous proches les uns des autres, tout le temps. Nous sommes les Rédempteurs, Tomis. Nous sommes quelque chose de nouveau. Il n’y a jamais rien eu de semblable sur Terre auparavant. »

« Comment se fait-il que je te parle, Avluela ? »

« Ton esprit s’adresse au mien par l’intermédiaire de la machine. Et, un jour, la machine ne sera plus indispensable. »

« Lorsque nous volerons de compagnie ? »

« Bien avant, Tomis. »

Les pierres d’étoile s’échauffaient dans mes mains. Maintenant, je distinguais nettement les instruments : c’était un coffret de Guetteur mais auquel certaines modifications avaient été apportées, dont les pierres fixées aux poignées. Et, derrière Avluela, j’apercevais des visages. Certains que je connaissais. L’austère silhouette du Réjuvant Talmit était à ma gauche. Un peu plus loin se tenait le Chirurgien avec qui j’étais entré à Jorslem. Bernalt l’Elfon était debout à côté de lui. Je savais enfin pour quelle raison ces deux hommes avaient quitté Nayrub pour rallier la cité sainte. Les autres m’étaient inconnus mais il y avait deux Volants, un Souvenant qui étreignait son écharpe, une Servante, d’autres encore. Et si je les voyais, c’était à cause d’une lumière intérieure car la salle était toujours aussi obscure qu’à mon arrivée. Et non seulement je les voyais tous mais encore je les touchais en esprit.

Le premier esprit que je frôlai fut celui de Bernalt. Je l’effleurai sans difficulté mais avec crainte, me rétractai, le touchai derechef. Il m’accueillit avec joie. Je compris à ce moment que si je parvenais à considérer un Elfon comme mon frère, je pourrais — et la Terre le pourrait aussi — obtenir la rédemption tant cherchée. Car comment réussirions-nous à mettre fin à notre châtiment si nous n’étions pas véritablement un seul peuple ?

J’essayai de pénétrer à l’intérieur de l’esprit de Bernalt mais j’étais plein d’effroi. Comment cacher les préjugés, le mesquin dédain, les réflexes conditionnés qui entraient inéluctablement en jeu lorsque nous pensions aux Elfons ?

« Ne cache rien, me conseilla-t-il. Ce n’est pas un secret pour moi. Largue tout cela et rejoins-moi. »

Je bataillai. J’exorcisai les démons. Je me remémorai l’épisode du sanctuaire des Elfons quand, après que Bernalt nous eut sauvés, je l’avais invité à nous accompagner. Qu’avais-je alors éprouvé à son égard ? L’avais-je considéré, ne fût-ce qu’un instant, comme un frère ?

Je prolongeai ce moment de gratitude et de compagnonnage, le laissai grandir et flamboyer — et il consuma la croûte de mépris et de vain dédain. Je vis l’âme humaine derrière l’étrange surface elfonne. Cette surface, je la brisai et je trouvai le chemin de la rédemption. Son esprit m’aspira.

Je rejoignis Bernalt et il m’admit dans sa confrérie. J’appartenais désormais aux Rédempteurs.

Une voix résonna en moi et je ne savais pas si c’était le timbre sonore de Talmit, le ton sec et ironique du Chirurgien, le murmure volontaire de Bernalt ou le léger chuchotement d’Avluela car c’étaient toutes ces voix en même temps, et c’étaient aussi d’autres voix, et elles disaient :

« Quand l’humanité tout entière sera membre de notre confrérie, nous ne serons plus vaincus. Quand chacun de nous fera partie de tous les autres, nos souffrances prendront fin. Il n’est nul besoin de nous dresser contre nos conquérants car lorsque nous serons tous Rachetés, nous les absorberons. Entre en nous, Tomis, qui fus le Guetteur Wuellig. »

Et j’entrai.

Et je devins le Chirurgien, la Volante, le Réjuvant, l’Elfon, la Servante et tous les autres. Et ils furent moi. Aussi longtemps que j’étreignais les pierres d’étoile, nous n’étions qu’une seule âme et qu’un même esprit. Ce n’était pas la communion au cours de laquelle le Pèlerin s’immerge anonymement dans la Volonté mais une union du moi et du moi qui préservait l’indépendance au sein d’une plus vaste dépendance. C’était la perception aiguisée de la Vigile associée à cette fusion avec une entité transcendante que dispense la communion, et je savais que c’était là quelque chose d’absolument sans précédent sur Terre, pas simplement la fondation d’une nouvelle confrérie mais le point de départ d’un nouveau cycle de l’histoire humaine, la naissance du quatrième cycle sur la planète vaincue.

« Tomis, disait la voix, nous rachèterons d’abord ceux qui ont le plus grand besoin de la Rédemption. Nous irons en Ogypte, dans le désert où d’infortunés Elfons se tapissent dans un antique édifice qu’ils adorent, nous les emmènerons avec nous et nous les purifierons. Nous nous rendrons dans un misérable village de l’Ouest frappé par la maladie de la cristallisation, nous attoucherons l’âme de ses habitants, nous les laverons de leurs souillures et la cristallisation cessera, leurs corps seront guéris. Et nous irons plus loin que l’Ogypte, nous nous rendrons dans toutes les contrées du monde à la recherche de ceux qui n’ont pas de confrérie, de ceux qui n’ont pas d’espoir, de ceux qui n’ont pas de lendemains et nous leur donnerons la vie et une nouvelle raison d’être. Et un jour viendra où la Terre entière sera rachetée. »

Ils m’évoquèrent une vision — vision d’une planète transformée, d’envahisseurs au masque dur qui se soumettaient pacifiquement, nous suppliaient de les intégrer à cette chose nouvelle qui avait germé au cœur de leur triomphe. Ils me montrèrent une Terre lavée de ses péchés anciens.

Et je compris que le moment était venu de retirer mes mains de la machine que j’étreignais. Et je la lâchai.

La vision s’estompa. La lumière pâlit. Mais ce n’était plus la solitude au fond de mon crâne car les vestiges d’un contact s’attardaient et la salle n’était plus obscure.

— Comment est-ce arrivé ? demandai-je. Quand cela a-t-il commencé ?

— Après la défaite, nous nous sommes posé la question : pourquoi avons-nous été vaincus si aisément ? Et comment dominer l’événement ? Il était clair que les confréries n’avaient pas donné à nos vies une ossature suffisante, que la Rédemption passait par une forme plus étroite d’union. Nous avions les pierres d’étoile et les appareils de Vigile. Il n’y avait plus qu’à les accoupler.

— Tu auras un rôle important à jouer, Tomis, dit le Chirurgien, parce que tu sais projeter ton esprit. Nous sommes à la recherche d’anciens Guetteurs. Ils sont le noyau de notre confrérie. Autrefois, ton âme sillonnait les astres pour dépister les ennemis de l’humanité. Dorénavant, elle sillonnera la Terre pour rassembler l’humanité.

— Tu m’aideras à voler, Tomis, même en plein jour, dit Avluela. Et tu voleras avec moi.

— Quand pars-tu ?

— Immédiatement. Je vais en Ogypte, au temple des Elfons leur offrir ce que nous avons à offrir. Et tous les autres seront avec moi pour me donner la force. Et c’est à travers toi que la force me sera dispensée.

Ses mains effleurèrent mes mains, ses lèvres touchèrent mes lèvres. « La vie de la Terre recommence. Cette année, en ce nouveau cycle. Nous sommes tous ressuscités, Tomis ! »

13

Je demeurai seul dans la salle. Les autres se dispersèrent. Dans la rue, Avluela prit son essor. Je posai les mains sur les pierres d’étoile serties et je la vis aussi clairement que si elle se tenait à mon côté. Elle se préparait au voyage. D’abord, elle se dévêtit. Son corps nu scintillait au soleil. Un corps gracile qui avait l’air extraordinairement fragile et je songeai qu’un coup de vent le réduirait en pièces. Elle s’agenouilla et se prosterna selon les rites. Elle parlait bas mais j’entendais les mots qu’elle prononçait, les formules que les Volants récitent pour prendre leur envol. Dans cette nouvelle confrérie, toutes les confréries n’en font qu’une. Nous n’avons pas de secrets les uns vis-à-vis des autres, il n’y a pas de mystères. Et tandis qu’Avluela sollicitait la faveur de la Volonté et l’aide de tous ses semblables, mes prières se mêlaient aux siennes.

Elle décolla et déploya ses ailes. Des passants la regardèrent avec curiosité, non point que la vue d’une Volante nue dans les rues de Jorslem fût inusitée mais parce que le soleil brillait d’un éclat intense et que ses ailes translucides, à peine pigmentées, étaient manifestement des ailes nocturnes incapables de résister à la pression du vent solaire.

Nous lui dîmes : « Je t’aime » et nos mains coururent légèrement sur sa peau satinée en une brève caresse.

Ses narines frémirent de ravissement. Ses petits seins de fillette se soulevèrent fébrilement. Ses ailes, maintenant largement déployées, chatoyaient au soleil et leur éclat était somptueux.

— En avant pour l’Ogypte, murmura-t-elle. Tomis, viendras-tu avec moi racheter les Elfons et les réunir à nous ?

— Je t’accompagnerai, répondîmes-nous.

Étreignant les pierres d’étoile, je me pliai en deux sur la machine dans la salle obscure au-dessus de laquelle elle planait.

— Nous volerons ensemble, Avluela.

— Alors, envole-toi, dit-elle. Monte !

Et nous dîmes :

— Monte !

Ses ailes battaient et s’incurvaient pour prendre le vent. Nous sentîmes instantanément qu’elle se débattait et nous lui apportâmes la force dont elle avait besoin, et notre force déferla en elle à travers moi, et nous nous élevâmes davantage. Les tours et les remparts de Jorslem la Dorée rapetissèrent, la cité ne fut plus qu’un point rose au milieu du vert des collines et les ailes frémissantes d’Avluela la poussèrent rapidement vers l’ouest, vers le soleil couchant, vers la terre d’Ogypte. Son extase nous baignait tous.

— Comme c’est merveilleux, Tomis, d’être là-haut, au-dessus de tout. Sens-tu comme c’est merveilleux ?

— Je le sens, murmurai-je. La fraîcheur de l’air sur la peau nue — le vent dans mes cheveux — nous dérivons au gré des courants, nous piquons, nous montons, Avluela, nous montons en chandelle !

Vers l’Ogypte. Vers le soleil couchant.

Au-dessous de nous scintillait le lac Médit. Le Pont de Terre était plus loin, quelque part. Au nord, Eyrope. Au sud, la Frique. Là-bas, au delà de l’océan Terre, c’était ma patrie. J’y retournerais plus tard avec Avluela pour apporter la bonne nouvelle de la transformation de la Terre.

A cette altitude, on ne pouvait pas savoir que notre monde avait été conquis. On ne voyait que les couleurs radieuses de la terre et de la mer, pas les points de contrôle de l’envahisseur.

Ils ne se maintiendraient pas longtemps. Bientôt, nous aurions conquis le conquérant mais pas les armes à la main : grâce à l’amour. Et quand la rédemption de la planète serait universelle, nous accueillerions dans notre nouvel être les créatures mêmes qui se sont emparées de notre planète.

— Je savais que tu volerais un jour à mes côtés, Tomis, dit Avluela.

Dans la salle enténébrée, je sentis de nouveaux flux d’énergie traverser ses ailes.

Elle survolait le désert. la vieille Clinique, sanctuaire des Elfons, n’allait pas tarder à apparaître. Il allait falloir descendre et j’en étais peiné. J’aurais voulu que nous puissions rester à jamais dans les airs, Avluela et moi.

— Nous y resterons, Tomis, me dit-elle. Nous y resterons. Rien ne peut plus nous séparer. Tu le crois, n’est-ce pas, Tomis ?

— Oui, je le crois.

Et nous la guidâmes vers le sol à travers le ciel assombri.

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