Je ne veux rien raconter de toi, Abelone. Non parce que nous nous trompions l’un l’autre: parce que tu en aimais un, encore en ce temps-là, que tu n’as jamais oublié, aimante, et moi, toutes les femmes; mais parce que à dire les choses on ne peut que faire du mal.


*


Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là; il y a six tapisseries; viens, passons lentement devant elles. Mais d’abord fais un pas en arrière et regarde-les, toutes à la fois. Comme elles sont tranquilles, n’est-ce pas? Il y a peu de variété en elles. Voici toujours cette île bleue et ovale, flottant sur le fond discrètement rouge, qui est fleuri et habité par de petites bêtes tout occupées d’elles-mêmes. Là seulement, dans le dernier tapis, l’île monte un peu, comme si elle était devenue plus légère. Elle porte toujours une forme, une femme, en vêtements différents, mais toujours la même. Parfois il y a à côté d’elle une figure plus petite, une suivante, et il y a toujours des animaux héraldiques: grands, qui sont sur l’île, qui font partie de l’action. À gauche un lion, et à droite, en clair, la licorne; ils portent les mêmes bannières qui montent, haut au-dessus d’eux: de gueules à bande d’azur aux trois lunes d’argent. As-tu vu? Veux-tu commencer par la première?


Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux! L’oiseau est sur sa main gantée, et bouge. Elle le regarde et en même temps pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien, au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu’on se souviendra de lui. Et, – as-tu vu? – une roseraie basse enclôt l’île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu’une belle agrafe retient. Et flottent.


Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie, dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même? Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu’un singe a découvert. Mais il est inutile: cette fois c’est des œillets qu’il fallait. Le lion ne prend plus part; mais à droite la licorne comprend.


Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence? N’était-elle pas déjà secrètement présente? Gravement et silencieusement ornée, la femme s’est avancée – avec quelle lenteur, n’est-ce pas? – vers l’orgue portatif et elle en joue, debout. Les tuyaux la séparent de la domestique qui, de l’autre côté de l’instrument, actionne les soufflets. Je ne l’ai jamais vue si belle. Étrange est sa chevelure: réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s’échappent du nœud comme un court panache. Contrarié, le lion supporte les sons, malaisément, en contenant son envie de hurler. Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues.


L’île s’élargit. Une tente est dressée. De damas bleu et flammée d’or. Les bêtes l’ouvrent et, presque simple dans son vêtement princier, elle s’avance. Car que sont ses perles auprès d’elle-même? La suivante a ouvert un petit étui, et à présent elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé. Le petit chien est assis près d’elle, surélevé, à une place qu’on lui a ménagée, et le regarde. Et as-tu découvert le verset en haut de la tente? Tu peux y lire: «À mon seul désir».


Qu’est-il arrivé? Pourquoi le petit lapin saute-t-il là en bas, pourquoi voit-on immédiatement qu’il saute? Tout est si troublé. Le lion n’a rien à faire. Elle-même tient la bannière, ou s’y cramponne-t-elle? De l’autre main elle touche la corne de la licorne. Est-ce un deuil? Le deuil peut-il rester ainsi debout? Et une robe de deuil peut-elle être aussi muette que ce velours noir-vert et par endroits fané?


Mais une fête vient encore; personne n’y est invité. L’attente n’y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. Le lion se retourne, presque menaçant: personne n’a le droit de venir. Nous ne l’avons jamais vue lasse; est-elle lasse? Ou ne s’est-elle reposée que parce qu’elle tient un objet lourd? On dirait un ostensoir. Mais elle ploie son autre bras vers la licorne et l’animal se cabre, flatté, et monte, et s’appuie sur son giron. C’est un miroir qu’elle tient. Vois-tu: elle montre son image à la licorne…


Abelone, je m’imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone? Je pense que tu dois comprendre.


*


Et voici que les tapisseries de la dame à la licorne ont, elles aussi, quitté le vieux château de Boussac. Le temps est venu où tout s’en va des maisons, et elles ne peuvent plus rien conserver. Le danger est devenu plus sûr que la sécurité même. Plus personne de la lignée des Délie Viste ne marche à côté de vous et ne porte sa race dans le sang. Tous ont vécu. Personne ne prononce ton nom, Pierre d’Aubusson, grand-maître parmi les grands d’une maison très ancienne, par la volonté de qui, peut-être, furent tissées ces images qui tout ce qu’elles montrent, le célèbrent, mais ne le livrent pas. (Ah, pourquoi donc les poètes se sont-ils exprimés autrement sur les femmes, plus littéralement, croyaient-ils? Il est bien certain que nous n’aurions dû savoir que ceci.) Et voilà que le hasard, parmi des passants de hasard, nous conduit ici, et nous nous effrayons presque de n’être pas des invités. Mais il y a là d’autres passants encore, du reste peu nombreux. C’est à peine si les jeunes gens s’y arrêtent, à moins que par hasard leurs études les obligent à avoir vu ces choses, une fois, pour tel ou tel détail.


Cependant on y rencontre parfois des jeunes filles. Car il y a dans les musées beaucoup de jeunes filles qui ont quitté, ici ou là, des maisons qui ne contenaient plus rien. Elles se trouvent devant ces tapisseries et s’y oublient un peu de temps. Elles ont toujours senti que cela a dû exister quelque part: une telle vie adoucie en gestes lents que personne n’a jamais complètement éclaircis; et elles se rappellent obscurément qu’elles crurent même pendant quelque temps que telle serait leur vie. Mais aussitôt elles ouvrent un cahier tiré de quelque part et commencent à dessiner n’importe quoi: une fleur des tapisseries ou quelque petite bête toute réjouie. Peu importe ce que c’est, leur a-t-on dit. Et en effet, qu’à cela ne tienne! L’essentiel c’est qu’on dessine; car c’est pour cela qu’elles sont parties un jour de chez elles, de vive force. Elles sont de bonne famille. Mais lorsqu’elles lèvent les bras pour dessiner, il apparaît que leur robe n’est pas boutonnée sur le dos, ou du moins ne l’est pas entièrement. Il y a là quelques boutons qu’on n’a pu atteindre. Car lorsque cette robe avait été faite on n’avait pas encore pensé qu’on dût ainsi s’en aller subitement, toute seule. Dans les familles, il y a toujours quelqu’un pour fermer des boutons. Mais ici, mon Dieu, qui pourrait se soucier de cela dans une ville aussi grande? À moins peut-être que l’on ait une amie; mais les amies sont dans la même situation, et l’on finirait alors quand même par se boutonner ses vêtements les unes aux autres. Or cela, n’est-ce pas? serait ridicule et vous ferait penser à la famille qu’on ne veut pas se rappeler.


Il est cependant inévitable qu’on se demande parfois tout en dessinant s’il n’eût pas été possible qu’on restât chez soi. Si l’on avait pu être pieuse, franchement pieuse, en se conformant à l’allure des autres. Mais il semblait si absurde de tenter d’être cela en commun. La route, je ne sais comment, s’est rétrécie: les familles ne peuvent plus aller à Dieu. Il ne reste donc que quelques autres domaines que l’on pouvait au besoin se partager. Mais pour peu qu’on le fît honnêtement, il restait si peu pour chacun séparément que c’en était honteux. Et si l’on essayait de tromper les autres, cela finissait par des disputes. Non, vraiment, mieux vaut dessiner n’importe quoi. Avec le temps, la ressemblance apparaîtra d’elle-même. Et l’art, quand on l’acquiert ainsi, peu à peu, est somme toute, un bien très enviable.


Et tandis qu’elles ont l’attention tout occupée par leur travail, ces jeunes filles ne songent plus à lever les yeux. Et elles ne s’aperçoivent pas que, malgré tout leur effort de dessiner, elles ne font cependant qu’étouffer en elles la vie immuable qui est ouverte devant elles dans les images tissées, rayonnante et ineffable. Elles ne veulent pas le croire. À présent que tant de choses se transforment, elles veulent changer, elles aussi. Elles ne sont pas éloignées de faire l’abandon d’elles-mêmes, et de penser de soi, à peu près comme les hommes parlent d’elles lorsqu’elles ne sont pas présentes. Et cela leur semble un progrès. Elles sont déjà presque convaincues que l’on cherche une jouissance, et puis une autre, et puis une autre, plus forte encore; que la vie consiste en cela, si l’on ne veut pas stupidement la perdre. Elles ont déjà commencé à se retourner, à chercher. Elles, dont la force avait consisté jusque-là en ceci: qu’on devait les trouver.


Cela vient, je pense, de ce qu’elles sont fatiguées. Durant des siècles elles ont accompli tout l’amour, elles ont joué les deux parties du dialogue. Car l’homme ne faisait que répéter, et mal. Et il leur rendait difficile leur effort d’apprendre, par sa distraction, par sa négligence, par sa jalousie qui était elle-même une manière de négligence. Et elles ont cependant persévéré jour et nuit, et elles se sont accrues en amour et en misère. Et d’entre elles ont surgi sous la pression de détresses sans fin, ces aimantes inouïes qui, tandis qu’elles l’appelaient, surpassaient l’homme. Qui grandissaient et s’élevaient plus haut que lui, quand il ne revenait pas, comme Gaspara Stampa ou comme la Portugaise, et qui n’avaient de cesse que leur torture eût brusquement tourné en une splendeur amère, glacée que rien ne pouvait plus arrêter. Nous savons de celle-ci et de celle-là, parce qu’il y a des lettres qui se sont comme par miracle conservées, ou des livres de poèmes plaintifs ou accusateurs, ou des portraits qui, dans quelque galerie, nous regardent à travers une envie de pleurer, et que le peintre a réussis parce qu’il ne savait pas ce que c’était. Mais elles ont été innombrables; celles dont les lettres ont été brûlées et d’autres qui n’avaient plus la force de les écrire. Des matrones qui s’étaient durcies, avec une moelle de délices qu’elles cachaient. Des femmes informes, qui, devenues fortes par l’épuisement, se laissaient devenir peu à peu semblables à leurs maris, et dont l’intérieur était cependant tout différent, là où leur amour avait travaillé, dans l’obscurité. Des femmes enceintes qui ne voulaient pas l’être, et qui, lorsqu’elles mouraient enfin après la huitième naissance, avaient encore les gestes et la légèreté des jeunes filles qui se réjouissent de connaître l’amour. Et celles qui restaient à côté de déments ou d’ivrognes parce qu’elles avaient trouvé le moyen d’être en elles-mêmes plus loin d’eux qu’en nul autre lieu; et lorsqu’elles se trouvaient parmi les gens, elles ne pouvaient s’en cacher, et rayonnaient comme si elles n’avaient vécu qu’avec des bienheureux. Qui dira combien et qui elles furent? C’est comme si elles avaient d’avance détruit les mots avec lesquels ou pourrait les saisir.


*


Mais, à présent que tout devient différent, notre tour n’est-il pas venu de nous transformer? Ne pourrions-nous essayer de nous développer un peu et de prendre peu à peu sur nous notre part d’effort dans l’amour? On nous a épargné toute sa peine, et c’est ainsi qu’il a glissé à nos yeux parmi les distractions, comme tombe parfois dans le tiroir d’un enfant un morceau de dentelle véritable, et lui plaît, et cesse de lui plaire, et reste là parmi des choses brisées et défaites, plus mauvais que tout. Nous sommes corrompus par la jouissance superficielle, comme tous les dilettantes, et nous sommes censés posséder la maîtrise. Mais qu’arriverait-il si nous méprisions nos succès? Quoi, si nous recommencions depuis l’origine à apprendre le travail de l’amour qui a toujours été fait pour nous? Quoi, si nous allions et si nous étions des débutants, à présent que tant de choses se prennent à changer?


*


Et voici que je sais de nouveau ce qui arrivait lorsque maman déroulait les petites pièces de dentelles. Car elle avait occupé pour ses besoins un seul des tiroirs du secrétaire d’Ingeborg.


«Voulons-nous les regarder, Malte?» disait-elle, et elle se réjouissait comme si l’on allait lui faire cadeau de tout ce que contenait le petit casier en laque jaune. Et puis elle ne pouvait même plus, tant son impatience était grande, déplier le papier de soie. Chaque fois je devais m’en acquitter à sa place. Mais moi aussi j’étais tout agité lorsque les dentelles apparaissaient. Elles étaient enroulées autour d’un cylindre en bois que l’épaisseur de dentelle empêchait de voir. Et voici que nous les défaisions lentement et que nous regardions les dessins se dérouler et que nous nous effrayions un peu, chaque fois que l’un d’eux prenait fin. Ils s’arrêtaient si soudainement.


D’abord venaient des bandes de travail italien, des pièces coriaces aux fils tirés, dans lesquelles tout se répétait sans cesse, avec une claire évidence, comme dans un jardin de paysans. Et puis, tout à coup, une longue série de nos regards étaient grillagés de dentelle à l’aiguille vénitienne, comme si nous étions des cloîtres ou bien des prisons. Mais l’espace redevenait libre et l’on voyait loin, au fond des jardins qui se faisaient toujours plus artificiels, jusqu’à ce que tout devant les yeux devînt touffu et tiède, ainsi que dans une serre: des plantes fastueuses que nous ne connaissions pas, étalaient des feuilles immenses, des lianes étendaient leurs bras les unes vers les autres, comme si un vertige les avait menacées, et les grandes fleurs ouvertes des points d’Alençon troublaient tout de leur pollen répandu. Soudain, épuisé et troublé, l’on était dehors et l’on prenait pied dans la longue piste des Valenciennes, et c’était l’hiver, de grand matin, et il y avait du givre. Et l’on se poussait à travers les fourrés couverts de neige des Binche, et l’on parvenait à des endroits où personne encore n’avait marché; les branches se penchaient si singulièrement vers le sol; il y avait peut-être une tombe là-dessous, mais nous nous le dissimulions l’un à l’autre. Le froid se serrait toujours plus étroitement contre nous, et maman finissait par dire lorsque venaient les toutes fines pointes à fuseaux: «Oh! à présent nous allons avoir des cristaux de glace aux yeux», et c’était bien vrai, car au dedans de nous il faisait très chaud.


Nous soupirions tous deux sur la peine de devoir de nouveau enrouler les dentelles. C’était un long travail, mais nous ne voulions le confier à personne.

«Songe donc un peu, si nous avions dû les faire», disait maman, et elle avait l’air vraiment effrayée. Et en effet je ne me représentais pas du tout cela. Je me surprenais à penser à de petites bêtes qui filent toujours, et que, en retour, on laisse en repos. Mais non, c’était naturellement des femmes.


«Elles sont sûrement allées au ciel, celles qui ont fait cela», dis-je pénétré d’admiration. Je rappelle, car cela me frappa, que depuis longtemps je n’avais plus rien demandé sur le ciel. Maman soupira, les dentelles étaient de nouveau réunies. Après un instant, alors que j’avais déjà oublié ce que je venais de dire, elle prononça très lentement: «Au ciel? Je crois qu’elles sont tout entières ici dedans. Quand on les regarde ainsi: ce pourrait bien être une béatitude éternelle. On sait si peu de chose sur tout cela.»


*


Souvent, lorsqu’il y avait des visites chez nous, on disait que les Schulin se restreignaient. Le grand manoir avait brûlé voici quelques années, et à présent ils habitaient les deux ailes latérales et se restreignaient. Mais ils avaient dans le sang l’habitude de recevoir des invités. Et ils ne pouvaient renoncer à cela. Lorsque quelqu’un venait chez nous de façon tout à fait inattendue, il venait probablement de chez les Schulin; et si quelqu’un regardait tout à coup sa montre et s’en allait avec un air effrayé, c’était sûrement qu’il était attendu à Lystager.


À la vérité maman n’allait déjà plus nulle part, mais cela, les Schulin ne pouvaient le comprendre; il n’y avait pas d’autre solution, il fallait y aller un jour ou l’autre. C’était en décembre, après quelques précoces chutes de neige; le traîneau était commandé pour trois heures, je devais être de la promenade. Mais on ne partait jamais de chez nous à l’heure précise. Maman qui n’aimait pas qu’on annonçât la voiture, descendait le plus souvent beaucoup trop tôt, et lorsqu’elle ne trouvait personne, elle se rappelait toujours quelque chose qui aurait dû être fait depuis longtemps, et elle commençait à chercher ou à ranger je ne sais quoi, tout en haut de la maison, si bien qu’il n’y avait presque plus moyen de l’atteindre. Finalement nous étions tous là debout, et nous attendions. Et lorsque, enfin, elle était assise et empaquetée, on découvrait encore qu’on avait oublié quelque chose, et il fallait faire chercher Sieversen; car Sieversen seule savait où cela se trouvait. Mais ensuite on démarrait brusquement, avant même que Sieversen fût revenue.


Ce jour-là il n’avait pas du tout fini par faire clair. Les arbres étaient là, comme empêchés d’avancer dans le brouillard, et il y avait de l’entêtement à vouloir quand même entrer là-dedans. La neige cependant recommençait à tomber en silence, et à présent c’était comme si tout, jusqu’au dernier trait, avait été effacé, comme si l’on conduisait dans une page blanche. Il n’y avait rien que le son des grelots, et l’on n’aurait pu dire exactement où ils se trouvaient. Vint un instant qu’il cessa même, comme si le dernier grelot avait été dépensé. Mais ensuite le tintement se rassembla de nouveau, et fut d’accord, et de nouveau se répandit hors de l’abondance. Le clocher à gauche, on pouvait l’avoir imaginé. Mais le contour du parc était soudain là, haut, presque au-dessous de nous, et l’on se trouvait dans la longue avenue. Les grelots ne se détachaient plus complètement; c’était comme s’ils s’étaient accrochés, par grappes, à gauche et à droite, aux arbres. Puis l’on vira et l’on tourna autour de quelque chose, à droite, et l’on s’arrêta au milieu.


Georg avait complètement oublié que la maison n’était plus là, et pour nous tous elle fut là en cet instant. Nous montâmes le perron qui conduisait sur l’ancienne terrasse et nous étions tous étonnés qu’il fût si sombre. Subitement une porte s’ouvrit à gauche, derrière nous, et quelqu’un cria: «Par ici», leva et agita une lumière embuée. Mon père rit: «Nous errons ici comme des fantômes», et il nous aida à redescendre les marches.


«Mais il y avait cependant tout à l’heure une maison ici»? dit maman. Elle ne pouvait pas s’habituer si vite à Wjera Schulin qui venait d’accourir, toute chaude et riante. Et bien entendu il fallait tout de suite entrer, et il n’était plus question de penser encore à la maison. On vous débarrassait dans un vestibule étroit, et voici qu’on était soudain au milieu des lampes et en face de la chaleur.


Ces Schulin étaient une puissante famille de femmes autonomes. Je ne sais pas s’il y eut jamais des fils de cette race. Je ne me souviens que de trois sœurs; de l’aînée qui avait épousé un marquis napolitain et qui, à force de procès, n’en finissait pas de divorcer. Puis venait Zoé dont on disait qu’il n’y avait rien au monde qu’elle ignorât. Et surtout il y avait Wjera, cette chaude Wjera; Dieu sait ce qu’elle est devenue. La comtesse, une Narischkin, était en réalité la quatrième sœur et, à certains égards, la plus jeune. Elle ne savait rien et ses enfants devaient sans cesse la renseigner. Et le brave comte Schulin se croyait presque marié à toutes ces femmes; il allait, venait et les embrassait, un peu au hasard.


Il rit d’abord très fort et nous salua avec une attention minutieuse. Les femmes me faisaient circuler d’une main dans l’autre, l’on me palpait et l’on m’interrogeait. Mais j’étais fermement résolu à m’échapper aussitôt après, de quelque façon que ce fût, et à me mettre à la recherche de la maison. J’étais convaincu qu’aujourd’hui elle était là. Il ne m’était pas très difficile de quitter la chambre. Entre tant de robes on pouvait se faufiler, très bas comme un chien, et la porte du vestibule n’était qu’appuyée. Mais dehors la porte extérieure ne voulait pas céder. Il y avait là plusieurs mécanismes, des chaînes et des verrous que, dans ma hâte, je maniais maladroitement. Subitement elle s’ouvrit quand même, mais en faisant un grand bruit, et avant que je fusse dehors, je me sentis retenu et ramené en arrière.


«Halte-là, le fuyard, ici on ne prend pas la clef des champs», dit Wjera Schulin d’un air amusé. Elle se pencha sur moi, et j’étais bien décidé à ne rien trahir à cette chaude et riante personne. Mais comme je ne disais toujours rien, elle supposa délibérément qu’un besoin naturel m’avait poussé à la porte; elle prit ma main et marchait déjà, et, d’un air où il y avait une part de privauté et une part de fierté, voulut m’entraîner je ne sais où. Ce malentendu intime me blessa au delà de toute mesure. Je me dégageai et la regardai d’un air colère:


– C’est la maison que je veux voir, dis-je avec orgueil. Elle ne comprenait pas.


– La grande maison, dehors, près de l’escalier.


– Petit âne, dit-elle et tenta de m’attraper, il n’y a plus de maison, là-bas.


Je persistai:


– Nous irons une fois de jour, proposa-t-elle, conciliante. On ne peut pas y traîner à cette heure-ci. Il y a des trous, et en arrière sont les viviers de papa qui ne doivent jamais geler. Tu tomberas à l’eau et tu seras changé en poisson.


En même temps elle me poussait devant elle, vers les chambres éclairées. Ils étaient tous assis là, et je les regardai l’un après l’autre: «Ils n’y vont bien entendu que lorsqu’elle n’est pas là, songeai-je avec mépris. Si maman et moi habitions ici, elle serait toujours là.» Maman paraissait distraite, tandis que les autres parlaient tous à la fois. Elle pensait sûrement à la maison.


Zoé s’assit à côté de moi et me posa des questions. Elle avait un visage bien ordonné où l’intelligence se renouvelait de temps en temps comme si elle ne cessait de comprendre. Mon père était assis, le corps légèrement incliné à droite, et écoutait la marquise qui riait. Le comte Schulin était debout entre maman et sa femme et racontait quelque chose. Mais je vis la comtesse l’interrompre au milieu d’une phrase.


– Non, mon petit, c’est une idée, dit avec bonhomie le comte, mais lui aussi prit tout à coup un visage inquiet qui s’avançait, au-dessus des deux dames. On ne pouvait cependant faire renoncer la comtesse si facilement à cette idée. Elle semblait toute tendue comme quelqu’un qui ne veut pas être dérangé. Elle faisait de petits signes de défense, de ses molles mains baguées. Quelqu’un fit: «Sst» et un silence se fit tout à coup.


Derrière les hommes les grands objets de la vieille maison se poussaient beaucoup trop près. La lourde argenterie de famille brillait et se bombait comme si on l’avait vue à travers une loupe. Mon père se retourna, surpris:

«Maman sent une odeur, dit Wjera Schulin derrière lui, taisons-nous bien tous, elle sent avec ses oreilles.» Elle-même cependant arquait ses sourcils, attentive, et n’était plus que nez.


Les Schulin à cet égard étaient devenus un peu bizarres depuis l’incendie. Dans les chambres étroites et surchauffées quelque odeur pouvait s’élever à tout moment, et alors on l’analysait et chacun donnait son avis. Zoé s’occupait du poêle, pratique et consciencieuse; le comte allait et venait, s’arrêtait un instant dans chaque angle de la chambre et attendait. «Ce n’est pas ici», disait-il ensuite. La comtesse s’était levée et ne savait pas où elle devait chercher. Mon père tourna lentement sur lui-même, comme s’il avait eu l’odeur dans le dos. La marquise, qui avait aussitôt supposé que ce devait être une mauvaise odeur, tenait son mouchoir sur la bouche et regardait de l’un à l’autre pour savoir si c’était passé. «Ici, ici», s’écriait Wjera, de temps à autre, comme si elle la tenait. Et autour de chaque mot se faisait un étrange silence. En ce qui me touche, j’avais de concert avec les autres bravement exercé mon odorat. Mais tout à coup (était-ce la chaleur des chambres ou tant de lumière si proche?) je me sentis pris, pour la première fois de ma vie, d’un sentiment qui devait ressembler à la peur des fantômes. Il m’apparut clairement que tous ces grands hommes si évidents, qui un instant plus tôt parlaient et riaient encore, marchaient courbés et étaient occupés de je ne sais quoi d’invisible; qu’ils admettaient qu’il dût y avoir là quelque chose qu’ils ne voyaient pas. Et il était affreux de penser que cette chose était plus forte qu’eux tous.


Ma peur grandissait. Il me semblait que ce qu’ils cherchaient pourrait éclater soudain hors de moi comme une éruption, et alors il le verraient et tendraient le doigt vers moi. Tout désespéré, je dirigeai mon regard vers maman. Elle s’était assise singulièrement droite, il me sembla qu’elle devait attendre. À peine étais-je près d’elle et eus-je senti qu’elle tremblait intérieurement, que je sus que la maison, à présent, commençait de nouveau à fondre.


«Malte, froussard», riait-on quelque part. C’était la voix de Wjera. Mais nous ne nous abandonnâmes pas et nous souffrîmes ensemble le même mal, et nous demeurâmes ainsi, maman et moi, jusqu’à ce que la maison se fût de nouveau évanouie.


*


Mais les jours les plus riches en expériences presque insaisissables étaient encore les jours d’anniversaires. Sans doute savait-on déjà que la vie se plaisait à ne pas faire de différences; pour ce jour-là cependant on se levait avec la conscience d’avoir droit à la joie, un droit qui ne pouvait plus être remis en question. Sans doute le sentiment de ce droit s’était-il développé très tôt en nous, dans le temps où l’on touche à tout, où l’on reçoit vraiment tout, où l’on hausse les objets que l’on se trouve avoir en mains, avec une force d’imagination que rien ne saurait faire dériver, jusqu’à l’intensité et à la couleur fondamentale du désir qui justement domine en nous.


Mais ensuite viennent tout à coup ces singuliers jours d’anniversaires où, dans la sûre et pleine conscience de ce droit acquis, l’on voit les autres devenir incertains. On voudrait se laisser habiller encore comme autrefois, et puis accueillir le reste. Mais à peine est-on éveillé que quelqu’un crie dehors que la tarte n’est pas encore arrivée; ou bien l’on entend qu’un objet se brise, tandis que dans la chambre contiguë ils apprêtaient la table garnie de cadeaux; ou bien quelqu’un entre et laisse la porte ouverte et l’on voit tout, avant que l’on eût dû le voir. C’est l’instant où s’accomplit en vous comme une opération. Un toucher bref et atrocement douloureux. Mais la main qui l’exécute est ferme et exercée. C’est tout de suite fini. Et à peine l’a-t-on surmonté que l’on ne pense déjà plus à soi-même; il s’agit de sauver l’anniversaire, d’observer les autres, de prévenir leurs fautes, de les confirmer dans leur illusion qu’ils s’acquittent de tout admirablement. Ils ne vous rendent pas votre tâche facile. Il apparaît qu’ils sont d’une maladresse sans exemple, presque stupides. Ils trouvent moyen d’entrer avec des paquets quelconques, destinés à d’autres gens. On court à leur rencontre, et l’on doit ensuite faire semblant de tourner simplement dans la chambre, pour se donner du mouvement et sans but précis. Ils veulent vous surprendre et, avec une curiosité et une attente qui ne sont que superficiellement feintes, ils soulèvent la couche intérieure des boîtes de jouets qui ne contenaient que des copeaux; alors il faut les aider à surmonter leur gêne. Ou encore, si c’était un jouet mécanique, ils brisent eux-mêmes le ressort de leur cadeau en le remontant trop. Il est donc bon de s’exercer à temps à pousser au besoin du pied, sans qu’il y paraisse, une souris dont le cran d’arrêt a été dépassé: on réussit souvent ainsi à les tromper et à leur épargner la honte.


Cela d’ailleurs, on y parvenait à souhait, même sans dons particuliers. Du talent, il n’en fallait vraiment que lorsque quelqu’un s’était donné du mal et apportait, débordant d’impatience et de bonhomie joviale, un plaisir – et de loin déjà l’on voyait que ce plaisir n’était bon que pour tout autre que pour vous, que c’était un plaisir tout à fait étranger; on ne savait même pas à qui il aurait pu convenir, tant il était étranger.


*


Que l’on racontât, que l’on racontât vraiment, cela n’a dû arriver que bien avant mon temps. Je n’ai jamais entendu raconter personne. Autrefois, lorsque Abelone me parlait de la jeunesse de maman, il apparut qu’elle ne savait pas raconter. On prétendait que l’ancien comte Brahe avait encore su raconter. Je veux écrire ici ce qu’elle m’en a dit.


Abelone, comme très jeune fille, devait avoir été d’une ample et particulière sensibilité. Les Brahe habitaient alors la ville, dans la Bretgade, et menaient une vie assez mondaine. Lorsque, le soir tard, elle montait dans sa chambre, elle croyait être fatiguée comme les autres. Mais alors, tout à coup, elle sentait la fenêtre, et, si j’ai bien compris, elle pouvait rester debout devant la nuit, des heures durant, en songeant: ceci me regarde. «J’étais là pareille à un prisonnier, disait-elle, et les étoiles étaient la liberté.» Elle ne pouvait s’endormir sans d’abord se faire lourde. L’expression «tomber de sommeil» ne convient pas à cette année de jeune fille. Le sommeil était je ne sais quoi qui montait avec vous, et de temps en temps on avait les yeux ouverts, et l’on était étendu sur une nouvelle surface qui n’était pas encore la plus élevée. Et puis l’on était debout avant le jour; même en hiver, lorsque les autres arrivaient endormis et en retard au petit déjeuner déjà tardif. Le soir, lorsque la nuit tombait, il n’y avait jamais que des lumières pour tous, des lumières communes. Mais ces deux chandelles allumées de très bonne heure dans une obscurité toute nouvelle, avec quoi tout recommençait, celles-ci vous appartenaient. Elles étaient plantées dans le chandelier bas à deux branches et semblaient brûler tranquillement, paraissant à travers les petits abat-jour de tulle ovales, où des roses étaient peintes et qu’il fallait de temps à autre faire glisser plus bas. Cette nécessité n’avait rien de gênant. D’abord on n’était nullement pressé, et puis il arrivait toujours de nouveau qu’on dût lever les yeux et réfléchir tandis qu’on écrivait une lettre, ou quelque page de ce journal qui avait commencé jadis avec une écriture tout autre, appliquée et belle.


Le comte Brahe vivait très à l’écart de ses filles. Il tenait pour illusion qu’on prétendît partager la vie de quelqu’un. («Oui, oui, partager», disait-il.) Mais il ne lui déplaisait pas que les gens lui parlassent de temps en temps de ses filles. Il écoutait avec attention, comme si elles avaient habité une autre ville.

On fut donc très surpris qu’un jour, après le petit déjeuner, il fît signe à Abelone d’approcher.


«Nous avons les mêmes habitudes, il me semble. J’écris aussi de très bonne heure. Tu peux m’aider…»


Abelone s’en souvenait encore comme si c’était de hier.


Dès le lendemain matin elle fut introduite dans le cabinet de travail de son père dont on croyait l’accès interdit. Elle n’eut pas le temps de poser son regard sur tout ce qui l’entourait, car on l’assit aussitôt en face du comte, devant le bureau qui lui apparut comme une vaste plaine, où les livres et les dossiers figuraient des villages.


Le comte dicta. Ceux qui affirmaient que le comte Brahe écrivait ses mémoires n’avaient pas tout à fait tort. Mais il ne s’agissait ni des souvenirs politiques, ni des souvenirs militaires qu’on attendait de lui avec impatience. «J’oublie ces choses-là», répondait brièvement le vieillard lorsqu’on l’interrogeait sur de tels faits. Ce qu’il ne voulait pas oublier, c’était son enfance. Il y était particulièrement attaché. Il lui semblait normal que ces temps très éloignés prissent à présent le dessus en lui, et que, lorsqu’il dirigeait son regard en dedans de soi, ils fussent là, comme dans une claire nuit d’été des pays du nord, extasiée et sans sommeil.


Quelquefois il sursautait et parlait contre les chandelles dont les flammes vacillaient. Ou bien il fallait de nouveau biffer des phrases entières, et ensuite il allait et venait avec véhémence dans la pièce, et les pans de sa grande robe de chambre en soie vert Nil flottaient dans son sillage. Pendant que tout cela se déroulait, une autre personne était encore présente: Sten, le vieux valet de chambre jutlandais du comte, dont le devoir était, lorsque mon grand-père se levait en sursaut, de vite poser ses mains sur les feuillets détachés, qui couverts de notes, étaient répandus sur la table. Son Altesse se figurait que le papier d’aujourd’hui ne valait plus rien, qu’il était trop léger et s’envolait au moindre souffle. Et Sten, qu’on ne voyait qu’à mi-corps, partageait cette méfiance, et semblait en quelque sorte, accroupi sur les paumes de ses mains, aveugle au jour et grave comme un oiseau de nuit.


Ce Sten passait ses après-midi de dimanche à lire Swedenborg, et personne de la domesticité n’osait entrer dans sa chambre parce qu’on prétendait qu’il évoquait des esprits. La famille de Sten avait toujours entretenu des rapports avec les esprits, et Sten paraissait tout particulièrement prédestiné à cultiver ce genre de relations. Une vision était apparue à sa mère, la nuit qu’elle accoucha de lui. Il avait de grands yeux ronds, et l’autre extrémité de son regard semblait se fixer toujours derrière la personne qu’il considérait. Le père d’Abelone s’informait souvent des esprits, de même qu’on a coutume d’interroger quelqu’un sur la santé de ses familiers: «Viennent-ils au moins, Sten? demandait-il avec bienveillance, allons tant mieux, tant mieux!»


La dictée se poursuivit ainsi quelques matins… jusqu’à ce que Abelone, un jour, ne sût pas écrire le mot «Eckernforde». C’était un nom propre, et elle ne l’avait jamais entendu. Le comte qui, à la vérité, cherchait depuis longtemps un prétexte pour renoncer à écrire, parce que la plume allait moins vite que ses souvenirs, se montra irrité.


«Elle ne sait pas l’écrire, dit-il sur un ton coupant, et d’autres ne sauront pas le lire. Et verront-ils seulement ce que je veux dire?» poursuivit-il de plus en plus colère, sans quitter des yeux Abelone.


«Le verront-ils, ce Saint-Germain? s’écria-t-il, tourné vers elle. Avons-nous dit Saint-Germain? Biffez! Écrivez: le marquis de Belmare.»


Abelone biffa et écrivit. Mais le comte poursuivit en parlant si vite qu’il devenait impossible de le suivre.


«Il ne pouvait supporter les enfants, cet excellent Belmare, mais, tout petit que j’étais alors, il me prit sur ses genoux, et j’eus l’idée de mordre ses boutons de diamant. Cela lui fit plaisir. Il rit et me leva le menton jusqu’à ce que nous regardassions l’un dans les yeux de l’autre: «Tu as d’excellentes dents, dit-il, tu as des dents vraiment entreprenantes…» Je tâchais cependant de garder le souvenir de ses yeux. J’ai traîné un peu partout depuis lors. J’ai vu toutes sortes d’yeux, tu peux m’en croire; mais je n’en ai pas revu de pareils. Pour ces yeux-là il eût mieux valu que rien n’existât. Ils contenaient tout. As-tu entendu parler de Venise? Bien. Sache donc que ces yeux eussent projeté Venise dans cette chambre, et qu’elle eût été là comme cette table? J’étais assis un jour dans un angle de la pièce et je l’écoutais parler à mon père de la Perse: quelquefois il me semble encore que mes mains en ont gardé l’odeur. Mon père l’estimait, et Son Altesse le landgrave était un peu son élève. Mais il y avait naturellement beaucoup de gens qui lui reprochaient de ne croire au passé que lorsque le passé était en lui. Ils ne pouvaient pas comprendre que ce frusquin n’a de signification que lorsqu’on l’a eu de naissance.


»Les livres sont vides, s’écriait le comte, avec un geste furieux vers les murs, le sang, c’est là ce qui importe, et c’est là ce qu’il faut savoir lire. Le sang de Belmare contenait des histoires singulières et d’étranges images. Il pouvait ouvrir où il voulait, il trouvait partout quelque chose. Aucune page de son sang n’avait été laissée en blanc. Et lorsqu’il s’enfermait de temps en temps pour le feuilleter seul, il arrivait par exemple aux passages sur l’alchimie, sur les pierres et sur les couleurs. Pourquoi toutes ces choses n’y auraient-elles pas figuré? Il faut bien qu’elles figurent quelque part.


»Il eût aisément pu vivre avec une seule vérité, cet homme, s’il avait été seul. Mais il n’était pas facile de vivre seul avec un être tel que sa vérité. D’autre part il n’était pas assez dépourvu de goût pour inviter les gens à l’aller voir lorsqu’il était en compagnie d’elle. Il ne voulait pas qu’elle prêtât à d’inutiles discours. Il était trop oriental pour cela. «Adieu Madame, disait-il très sincèrement, à bientôt. Peut-être dans mille années serons-nous plus forts et moins troublés. Votre beauté s’épanouira encore», disait-il et ce n’était pas là une simple politesse. Puis il s’en allait et créait dehors pour les gens une sorte de jardin des plantes où il acclimatait des espèces de mensonges encore inconnues dans nos parages, et une palmeraie d’exagérations, et une petite figueraie de faux secrets. Alors ils vinrent de toutes parts, et il allait et venait, les chaussures ornées de boucles de diamants, et il n’était là que pour ses invités.


»Une existence superficielle, quoi! Au fond il témoigna quand même d’un cœur chevaleresque à l’égard de sa femme, et il s’est assez bien conservé à mener cette vie-là.»


Depuis quelque temps déjà le vieillard ne s’adressait plus à Abelone qu’il avait oubliée. Il allait et venait comme un fou et jetait des regards provocants à Sten, comme si Sten allait d’un instant à l’autre être transformé en l’objet de sa pensée. Mais Sten ne se transformait pas encore.


«Il faudrait le voir, poursuivait le comte Brahe avec acharnement. Il fut un temps qu’il était très visible bien que dans beaucoup de villes les lettres qu’il recevait ne fussent adressées à personne: l’enveloppe ne portait que le nom de la ville, rien de plus. Et cependant je l’ai vu.


»Il n’était pas beau. Le comte rit avec une sorte de hâte étrange. Ni même ce que les gens appellent: important ou distingué. Il y avait toujours à côté de lui des hommes plus distingués. Il était riche, mais ce n’était de sa part qu’un caprice auquel il ne faudrait pas attacher d’importance. Il était bien conformé, encore que d’autres se tinssent plus droits que lui. Bien entendu je ne pouvais pas juger s’il était spirituel, s’il était ceci ou cela, à quoi l’on met d’ordinaire du prix, – mais il était.» Tremblant, le comte se dressait et faisait un mouvement, comme s’il avait posé dans l’espace un objet qui restât immobile.


À cet instant il s’aperçut de nouveau de la présence d’Abelone.


«Le vois-tu?» l’interpella-t-il sur un ton impérieux. Et soudain il saisit un candélabre en argent et en l’aveuglant il éclaira le visage d’Abelone.


Elle se souvint de l’avoir vu.


Les jours suivants Abelone fut appelée régulièrement, et après cet incident la dictée se continua plus calmement. Le comte reconstituait d’après toutes sortes de manuscrits ses souvenirs les plus anciens sur l’entourage de Bernstorff auprès duquel son père avait joué un certain rôle. Abelone était maintenant si bien habituée aux petites particularités de son travail que quiconque eût vu leur collaboration empressée, eût facilement cru qu’il s’agissait d’une intimité véritable. Un jour qu’Abelone voulait déjà se retirer, le vieux comte marcha vers elle et ce fut comme s’il tenait derrière soi une surprise dans ses mains: «Demain nous écrirons sur Julie Reventlow», dit-il, et l’on vit qu’il éprouvait une jouissance à prononcer ces mots: «Ce fut une sainte».


Sans doute Abelone le regarda-t-elle d’un air incrédule.


«Oui, oui, maintint-il d’une voix impérieuse, il y a encore des saintes, il y a de tout, comtesse Abel.»


Il prit les mains d’Abelone et les écarta comme on ouvre un livre.


«Elle avait des stigmates, dit-il, ici et là», et de son doigt froid il toucha durement et rapidement les deux paumes de la jeune fille.


Abelone ne connaissait pas le mot: stigmates. Nous verrons bien, songea-t-elle. Elle était très impatiente d’entendre parler de la sainte que son père avait encore vue. Mais on ne la rappela ni le lendemain ni plus tard…


«On a souvent parlé chez nous de la comtesse Reventlow», concluait brièvement Abelone, lorsque je la priais de m’en conter davantage. Elle semblait fatiguée. Elle prétendait aussi avoir oublié la plus grande partie de ces événements. «Mais je sens encore quelquefois les deux marques», ajoutait-elle en souriant, et elle ne pouvait s’empêcher de regarder presque avec curiosité ses paumes vides.


*


Avant la mort de mon père déjà, tout s’était transformé. Ulsgaard ne nous appartenait plus. Mon père mourut en ville, dans une maison de rapport où je me trouvais dépaysé, dans une atmosphère presque hostile. J’étais alors déjà à l’étranger, et j’arrivai trop tard. On l’avait mis en bière, entre deux rangées de hauts cierges, dans une chambre qui donnait sur la cour. L’odeur des fleurs était mal intelligible comme trop de voix qui résonnent à la fois. Son beau visage dont on avait fermé les yeux, avait l’expression d’une personne qui se souvient par politesse. Il était vêtu de l’uniforme de capitaine des chasses, mais, je ne sais pourquoi, on lui avait mis le ruban blanc au lieu du bleu. Ses mains n’étaient pas jointes, mais croisées de biais, leur disposition semblait imitée et dépourvue de sens. On m’avait raconté très vite qu’il avait beaucoup souffert: il n’y paraissait plus. Ses traits étaient rangés comme les meubles d’une chambre d’amis que quelqu’un vient de quitter. Il me sembla l’avoir vu mort plusieurs fois déjà, tant tout cela avait un air de connaissance.


Le milieu seul était nouveau et me touchait péniblement. Nouvelle était cette chambre accablante en face de laquelle il y avait des fenêtres, – sans doute des fenêtres d’autres gens. C’était nouveau que Sieversen entrât de temps en temps et ne fît rien. Sieversen avait vieilli. Puis je dus déjeuner. À plusieurs reprises le déjeuner fut annoncé. Mais je n’avais aucune envie de déjeuner ce jour-là. Je ne remarquais pas que l’on voulait me faire sortir; enfin comme je ne partais toujours pas, Sieversen laissa entendre je ne sais plus comment, que les médecins étaient là. Je ne compris pas pourquoi. Il y avait encore quelque chose à faire ici, dit Sieversen, et ses yeux rougis me regardaient avec insistance. Puis entrèrent, avec un peu de précipitation, deux messieurs: c’étaient les médecins. Le premier, d’un mouvement saccadé, pencha la tête – comme s’il avait eu des cornes et qu’il eût voulu foncer, – pour nous regarder par-dessus les verres de son lorgnon: d’abord Sieversen, puis moi.


Il s’inclina avec la correction guindée et formaliste d’un étudiant. «M. le Capitaine des chasses avait encore un désir», dit-il sur un ton exactement semblable à sa manière d’entrer, et l’on avait de nouveau le sentiment que sa hâte allait le faire culbuter en avant. Je l’obligeai, je ne sais plus comment, à faire passer son regard par les verres de son lorgnon. Son collègue était un homme blond, bien en chair sous une pelure délicate. Je songeai tout à coup qu’il serait facile de le faire rougir. Puis il y eut une pause. Il me paraissait singulier que le capitaine des chasses eût encore des désirs.


Malgré moi je regardai de nouveau le beau visage régulier. Et je sus alors qu’il voulait avoir la certitude. La certitude, il l’avait au fond toujours désirée. À présent il allait recevoir satisfaction.


«Vous êtes là pour la perforation du cœur? Faites, faites, je vous prie.»

Je m’inclinai et fis un pas en arrière. Les deux médecins saluèrent en même temps et commencèrent aussitôt à se mettre d’accord sur leur travail. Quelqu’un déjà écartait les cierges. Mais l’aîné des deux esquissa encore quelques pas vers moi. Arrivé à une certaine distance, il se ploya en avant pour s’épargner le reste du chemin et me lança un regard irrité.


«Il n’est pas nécessaire, dit-il, c’est-à-dire, je pense qu’il vaudrait peut-être mieux que vous…»


Il me sembla négligé et usé dans son attitude si économe de soi et si pressée. Je m’inclinai encore une fois. Les circonstances voulaient que je m’inclinasse déjà de nouveau.


«Merci, dis-je brièvement, je ne vous dérangerai pas.»


Je savais que je pourrais supporter cela et qu’il n’y avait pas de raison de m’y soustraire. C’était inévitable. Peut-être ceci manifestait-il le sens de tout le reste. Et puis, jamais je n’avais vu transpercer la poitrine de personne. Il me sembla dans l’ordre des choses que je n’éludasse pas une expérience aussi rare, alors que l’occasion s’en présentait facilement et d’elle-même. Déjà en ce temps-là je ne croyais plus aux déceptions; il n’y avait donc rien à redouter.


… Non, non, il n’est rien au monde qui se puisse imaginer, pas la moindre chose. Tout se compose de tant et tant de détails uniques, qu’on ne peut rien prévoir. En imaginant on passe sur eux et, rapide que l’on est, l’on ne s’aperçoit plus qu’ils manquent. Mais les réalités sont lentes et indescriptiblement circonstanciées.


Qui par exemple eût imaginé cette résistance? À peine la large et haute poitrine fut-elle dénudée, que le petit homme pressé eut déjà trouvé l’endroit dont il s’agissait. Mais l’instrument, lorsqu’il l’eut appliqué, ne pénétra pas. J’eus le sentiment que le temps subitement était hors de la chambre. Nous étions comme dans une image. Mais ensuite le temps nous regagna avec une vitesse croissante et un léger glissement: il y en eut tout à coup plus qu’il n’en pouvait être employé. Soudain on frappa quelque part. Jamais encore je n’avais entendu frapper ainsi: c’était un bruit chaud, fermé et double. Mon oreille le transmit, et en même temps, je vis que le médecin avait atteint le fond. Mais un instant s’écoula avant que les deux impressions se fussent rejointes en moi. Tiens, tiens, songeais-je, cela y est donc? Le battement – ou son rythme tout au moins, – résonna presque avec une joie maligne et triomphante.


Je regardai l’individu que je connaissais à présent depuis longtemps. Non, il se dominait tout à fait: c’était un monsieur qui travaillait vite et bien, qui allait repartir tout à l’heure. Il n’y avait pas dans son attitude la moindre trace de jouissance ou de satisfaction. Sur sa tempe gauche seulement je ne sais quel ancien instinct avait dressé quelques cheveux. Il retira l’instrument avec précaution, et il y eut quelque chose qui ressemblait à une bouche d’où, deux fois de suite, s’échappa du sang, comme si cette bouche avait prononcé un mot de deux syllabes. Le jeune médecin blond, avec un geste élégant, le recueillit aussitôt dans un peu de coton. Et puis la blessure se tint tranquille, comme un œil fermé.


Il faut admettre que je m’inclinai derechef, sans, cette fois, me rendre exactement compte de mes gestes. Du moins fus-je étonné de me retrouver seul. Quelqu’un avait remis en ordre l’uniforme, et le ruban blanc était posé là, comme tout à l’heure. Mais à présent le capitaine des chasses était mort et il n’y avait pas lui seulement qui le fût. À présent le cœur était transpercé, notre cœur, le cœur de notre race. À présent c’était accompli.


«Aujourd’hui, Brigge, et jamais plus», disait une voix en moi.


Je ne pensai pas à mon cœur. Et lorsque j’y songeai plus tard je sus pour la première fois avec certitude qu’il n’était pas ici en cause. C’était un cœur particulier. Il était déjà en train de tout reprendre depuis le commencement.


*


Je sais que je me figurai de ne pouvoir aussitôt repartir en voyage. Il faut d’abord que tout soit mis en ordre, me répétais-je. Mais je ne voyais pas très clairement ce qui voulait être mis en ordre. Il n’y avait pour ainsi dire rien à faire. J’allais et venais dans la ville et je remarquais qu’elle s’était transformée. Il m’était agréable, en sortant de l’hôtel où j’étais descendu, de découvrir que c’était à présent une ville pour grandes personnes, qui faisait état de toutes ses ressources presque comme aux yeux d’un étranger. Tout avait cependant un peu rapetissé, et je descendais la Langelinie jusqu’au phare, et revenais de nouveau sur mes pas. Lorsque je m’approchai de l’Amaliengade, il arriva cependant que, je ne sais d’où, émanât quelque influence dont on avait retenu des années durant l’autorité et qui essayait encore une fois sur vous sa puissance. Il y avait là certaines fenêtres de coin ou certains porches, ou certaines lanternes qui savaient bien des choses sur vous et qui vous en menaçaient. Je les regardais en face et leur faisais sentir que j’habitais l’hôtel Phénix et que d’un instant à l’autre je pouvais repartir. Mais ma conscience n’en était pas rassurée. Je commençais à soupçonner que peut-être je n’avais surmonté encore aucune de ces influences et de ces correspondances. Je les avais quittées un jour en secret, tout inachevées qu’elles étaient. L’enfance aussi resterait encore à parfaire si l’on ne veut pas la considérer comme perdue à jamais. Et tandis que je comprenais comment je la perdais, je sentais en même temps que jamais je ne posséderais autre chose sur quoi je pourrais m’appuyer.


Je passais tous les jours quelques heures dans la Dronningens Tvaergade, dans ces chambres étroites qui avaient un air offensé comme tous les appartements où quelqu’un est mort. J’allais et venais entre la table à écrire et le grand poêle en faïence blanche, et je brûlais les papiers du capitaine des chasses. J’avais commencé par jeter au feu les liasses entières des lettres, telles que je les avais trouvées, mais les petits paquets étaient trop bien ficelés, et seul le rebord charbonnait. Je dus surmonter une certaine répugnance à les dénouer. La plupart avaient une odeur forte et pénétrante qui fonçait sur moi comme si, en moi aussi, elle avait voulu éveiller des souvenirs. Je n’en avais point. Il arrivait alors que des photographies s’échappassent, qui étaient plus lourdes que tout le reste; ces photographies brûlaient avec une incroyable lenteur. Je ne sais pas comment ceci survint: soudain je me figurai que le portrait d’Ingeborg pouvait se trouver là. Mais chaque fois que je regardais c’étaient des femmes mûres, magnifiques et d’une beauté trop évidente, qui me suggéraient des pensées toutes différentes. Car il apparaissait à présent que je n’étais pas tout à fait dépourvu de souvenirs. C’était dans de tels yeux exactement que je me trouvais parfois lorsque, au temps que je commençais à grandir, je traversais la rue au côté de mon père. Alors, du fond d’une voiture, elles pouvaient m’envelopper d’un regard auquel on n’échappait que difficilement. Je savais à présent qu’elles me comparaient à lui et que la comparaison ne tournait pas à mon avantage. Non, certes, le capitaine des chasses n’avait aucune comparaison à redouter.


Il se peut que je sache à présent quelque chose qu’il a redouté. Je veux dire ce qui m’a conduit à cette supposition. Au fond de son portefeuille se trouvait un papier qui avait été longtemps plié, était devenu friable et s’était brisé aux plis. Je l’ai lu avant de le brûler. C’était écrit de sa main la plus soigneuse, écrit d’une manière sûre et régulière, mais je remarquai aussitôt que ce n’était qu’une copie.


«Trois heures avant sa mort», ainsi commençait le feuillet qui traitait de Christian IV. Bien entendu je ne saurais en répéter littéralement le contenu. «Trois heures avant sa mort il demanda à se lever. Le médecin et le valet de chambre Wornius l’aidèrent à se redresser. Il était debout, assez mal assuré, mais il était debout, et ils le revêtirent de sa robe de chambre piquée. Puis il s’assit soudain sur le rebord du lit et dit quelque chose. Il n’y avait pas moyen de le comprendre. Le médecin tenait toujours encore sa main gauche pour que le-roi ne s’affalât pas en arrière dans le lit. Ils restèrent assis de la sorte, et le roi disait de temps à autre avec peine et trouble cette parole inintelligible. Enfin le médecin commença à l’encourager et à lui parler; il espérait peu à peu deviner ce que le roi voulait dire. Au bout d’un instant le roi l’interrompit et dit tout à coup très clairement: «Ô docteur, docteur comment vous appelez-vous?» Le médecin eut peine à s’en souvenir.


«Sperling, sire.»


»Mais ceci n’importait pas du tout. Le roi, dès qu’il eut entendu qu’on le comprenait, ouvrit tout grand l’œil droit qui lui était resté et dit avec tout son visage le mot, – le seul qu’il y eût encore, – que sa langue formait depuis des heures: «Döden, dit-il, Döden». [3]


Il n’y avait rien de plus sur la feuille que j’avais trouvée. Je la relus plusieurs fois avant de la brûler. Et je me souvins que mon père avait beaucoup souffert dans les derniers temps. On me l’avait d’ailleurs raconté.


*


Depuis ce temps j’ai beaucoup réfléchi sur la peur de la mort, non sans faire entrer dans ces considérations certaines expériences personnelles. Je crois pouvoir dire que je l’ai ressentie. Elle s’empara de moi en pleine ville, au milieu des gens, souvent tout à fait sans raison. D’autres fois au contraire les raisons se multipliaient; par exemple lorsque quelqu’un sur un banc s’abandonnait, et tous étaient debout autour de lui et le regardaient, et il avait déjà dépassé la peur: alors à mon tour j’éprouvais sa peur. Ou bien, autrefois, à Naples: cette jeune personne était assise en face de moi, en tramway, et mourut. D’abord on crut à un évanouissement et, durant un moment, la voiture ne s’arrêta même pas. Mais ensuite il n’y eut plus de doute possible que nous dussions nous arrêter. Et derrière nous stationnaient les voitures et se faisaient plus nombreuses comme si cette direction était à jamais interdite. La jeune fille pâle et grasse eût pu mourir tranquillement, appuyée ainsi sur sa voisine. Mais sa mère ne le permit pas. Elle lui fit toutes les difficultés possibles. Elle mit ses vêtements en désordre et lui versa quelque chose dans la bouche qui ne gardait plus rien. Elle frotta sur son front un liquide que quelqu’un avait apporté. Et lorsque les yeux alors se déboîtèrent un peu, elle commença à la secouer pour que son regard revînt en avant. Elle criait dans ses yeux qui n’entendaient pas, elle tiraillait et bousculait le tout, de gauche à droite, comme une poupée, et enfin elle prit un élan et frappa de toutes ses forces cette figure bouffie pour qu’elle ne mourût pas. Alors à mon tour j’eus peur.


Mais j’avais eu peur auparavant déjà. Par exemple lorsque mon chien mourut. Celui qui m’accusa une fois pour toutes. Il était très malade. Toute la journée déjà j’étais agenouillé près de lui, lorsque soudain un aboiement bref et saccadé, tel qu’il en poussait lorsqu’un étranger entrait dans la chambre, le dressa. Un tel aboiement avait été en quelque sorte convenu entre nous pour ces cas-là, et machinalement je me retournai vers la porte. Mais c’était déjà en lui. Inquiet, je cherchai son regard, et lui aussi chercha le mien. Non pas pour prendre congé de moi. Il me regardait avec une surprise étrange et dure. Il me reprochait d’avoir laissé entrer. Il était persuadé que j’eusse pu empêcher cela. À présent il apparaissait qu’il avait trop présumé de mon pouvoir. Et il n’était plus temps de le désabuser. Il me regarda avec un étonnement douloureux et un air de solitude jusqu’à ce que tout fût fini.


Ou bien j’avais peur, lorsqu’en automne, après les premières nuits de gelée, les mouches venaient dans les chambres et se ranimaient encore une fois à la chaleur. Elles étaient singulièrement desséchées et s’effrayaient de leur propre bourdonnement; on voyait qu’elles-mêmes ne savaient plus trop ce qu’elles faisaient. Elles restaient immobiles durant des heures et se laissaient aller jusqu’à ce qu’elles se souvinssent de nouveau qu’elles vivaient encore; alors elles se jetaient à l’aveuglette n’importe où, et ne comprenaient pas ce qu’elles y voulaient, et on les entendait retomber, plus loin, ici, là, ou ailleurs. Et enfin elles se traînaient partout et couvraient peu à peu toute la chambre de leur mort.


Et même lorsque j’étais seul il arrivait que j’eusse peur. Pourquoi devrais-je feindre que ces nuits n’aient pas été, durant lesquelles la peur de la mort me dressait et me faisait m’accrocher à cette pensée, que se mettre sur son séant était du moins encore de la vie: que les morts, eux, n’étaient pas assis.


C’était toujours dans ces chambres de hasard qui m’abandonnaient aussitôt que je me trouvais mal, comme si elles avaient craint d’être compromises et mêlées à mes méchantes histoires. J’étais assis, et sans doute mon aspect était-il si effrayant que rien n’avait le courage de fraterniser avec moi. La lumière même à qui je venais de rendre le service de l’allumer ne voulait rien savoir de moi. Elle brûlait pour elle seule, comme dans une chambre vide. Mon dernier espoir était alors toujours de nouveau la fenêtre. Je me figurais qu’il pourrait y avoir encore, là dehors, quelque chose qui m’appartînt, même à présent, à l’heure de cette pauvreté de mourir. Mais à peine avais-je regardé dans cette direction que je souhaitais que la fenêtre eût été barricadée, fermée comme le mur. Car à présent je savais que tout se continuait là-bas avec la même indifférence, que dehors aussi il n’existait rien d’autre que ma solitude. La solitude que j’avais faite autour de moi, et dont la grandeur n’était pas proportionnée à mon cœur. Je me rappelais des hommes que j’avais une fois quittés et je ne comprenais pas que l’on pût jamais quitter des hommes.


Mon Dieu, mon Dieu, si de telles nuits encore m’attendent, laissez-moi du moins une de ces pensées que parfois je pouvais poursuivre. Ce n’est pas trop déraisonnable d’implorer cela; car je sais qu’elles naissaient précisément de la peur, parce que ma peur était trop grande. Lorsque j’étais encore un enfant ils me frappèrent au visage et me dirent que j’étais lâche. C’était parce que ma peur n’avait encore aucune valeur. Mais depuis lors j’ai appris à avoir peur d’une peur véritable, qui ne grandit que comme grandit la force qui la produit. Nous ne pouvons mesurer cette force que par notre peur. Car elle est si inintelligible, si entièrement dirigée contre nous que notre cerveau se décompose à l’endroit où nous nous efforçons de la penser. Et cependant depuis quelque temps je crois que c’est notre force à nous, toute notre force qui est encore trop grande pour nous. Il est vrai que nous ne la connaissons pas, mais n’est-ce pas ce qui nous appartient le plus dont nous savons le moins? Quelquefois je songe comment le ciel est devenu, et comment la mort: nous avons éloigné de nous nos biens les plus précieux, parce que nous avions encore tant d’autres choses à faire auparavant, et parce qu’ils n’étaient pas en sécurité chez nous, gens trop absorbés. À présent des temps sont révolus et nous nous sommes habitués à des biens moindres, nous ne connaissons plus notre bien, et nous nous effrayons de son extrême grandeur. N’est-ce pas possible?


*


D’ailleurs je comprends parfaitement que l’on conserve au fond de son portefeuille le récit d’une heure d’agonie, tant d’années durant. Il ne serait même pas nécessaire qu’elle fût particulièrement choisie. Elles ont toutes quelque chose de presque rare. Ne peut-on par exemple se représenter quelqu’un qui copierait un récit de la mort de Félix Arvers? Il était à l’hôpital. Il mourut doucement et paisiblement, et la religieuse le croyait peut-être plus avancé qu’il n’était en réalité. Elle cria très fort un ordre quelconque vers le dehors en indiquant où se trouvait tel ou tel objet. C’était une nonne illettrée et assez simple; elle n’avait jamais vu écrit le mot «corridor» qu’à cet instant elle ne put éviter; il arriva ainsi qu’elle dit «collidor» parce qu’elle croyait qu’il fallait prononcer ainsi. Alors Arvers repoussa la mort. Il lui semblait nécessaire d’éclaircir d’abord ceci. Il devint tout à fait lucide et lui expliqua qu’il fallait dire «corridor». Puis il mourut. C’était un poète, et il haïssait l’à peu près; ou, peut-être, la vérité lui importait-elle seule; ou encore il était fâché de devoir remporter comme dernière impression que le monde continuait à vivre si négligemment. Il ne sera sans doute plus possible de trancher ces questions. Mais qu’on ne croie pas surtout qu’il agît ainsi par pédanterie. Sinon, le même reproche atteindrait aussi Saint Jean-de-Dieu qui sursauta en pleine agonie et arriva juste à temps pour détacher au jardin l’homme qui venait de se pendre et dont l’acte avait pénétré d’étrange façon dans la tension intérieure de son agonie. À lui aussi la vérité seule importait.


*


Il existe un être qui est tout à fait inoffensif. Lorsqu’il passe sous tes yeux, tu l’aperçois à peine et tu l’as aussitôt oublié. Mais qu’invisible, il atteigne en quelque façon tes oreilles, aussitôt il s’y développe, il éclôt pour ainsi dire, et l’on a vu des cas où il s’introduisait jusque dans le cerveau, et croissait dans cet organe en le ravageant, semblable aux pneumocoques du chien qui pénètrent par le nez.


Cet être, c’est le voisin.


Eh bien, depuis que, tout seul, je vais ainsi d’un endroit à l’autre, j’ai eu d’innombrables voisins. Voisins d’en haut et voisins d’en bas, voisins de droite et voisins de gauche. Quelquefois les quatre espèces en même temps. Je pourrais tout simplement écrire l’histoire de mes voisins: ce serait là une œuvre qui remplirait une vie entière. Il est vrai que ce serait plutôt l’histoire des symptômes de maladies qu’ils ont déterminés en moi. Mais ils partagent avec tous les êtres de leur espèce cette particularité, qu’on ne peut faire la preuve de leur présence que par les troubles qu’ils causent dans certains tissus.


J’ai connu des voisins dont les actes étaient imprévisibles et d’autres qui étaient très réguliers. Je suis resté assis longtemps pour essayer de trouver la loi des premiers; car il était évident qu’eux aussi avaient une loi. Et lorsque les voisins ponctuels manquaient à leurs habitudes et ne rentraient pas, j’imaginais ce qui avait pu leur arriver et je laissais brûler ma lumière, et je m’inquiétais comme une jeune femme. J’ai eu des voisins qui éprouvaient justement de la haine, et des voisins qui étaient en proie à un grand amour; ou bien je vivais l’instant où l’une se changeait brusquement en l’autre, au beau milieu de la nuit, et naturellement il ne fallait plus alors songer à dormir. D’une façon générale on pouvait observer que le sommeil est, en fait, beaucoup moins fréquent que l’on n’admet communément. Mes deux voisins de Saint-Pétersbourg par exemple faisaient très peu de cas du sommeil. L’un était debout et jouait du violon, et je suis sûr qu’en même temps il regardait dans les maisons d’en face, trop éveillées, qui ne cessaient d’être claires durant ces invraisemblables nuits d’août. Quant à mon voisin de droite il est vrai qu’il était couché. De mon temps il ne se levait plus du tout. Il avait même fermé les yeux, mais l’on n’aurait pu dire qu’il dormait. Il était couché et déclamait de longs poèmes: des poèmes de Pouchkine et de Nékrassov, sur le ton de mélopée sur lequel les enfants récitent des poésies lorsqu’on le leur demande. Et malgré la musique de mon voisin de gauche, c’était celui-ci qui dans ma tête se métamorphosait, et Dieu sait ce qui serait éclos de cette chrysalide, si l’étudiant qui lui rendait visite parfois ne s’était un jour trompé de porte. Il me raconta l’histoire de son ami, et il advint qu’elle était en quelque sorte rassurante. Tout au moins était-ce une histoire littérale, à sens unique, qui fit périr la nombreuse vermine de mes suppositions.


Ce petit fonctionnaire, mon voisin, avait eu, un dimanche, l’idée de résoudre un problème singulier. Il supposa qu’il vivrait encore très longtemps, mettons cinquante années. La générosité qu’il montrait ainsi envers lui-même, le transporta dans une excellente humeur. Mais à présent il voulut se surpasser. Il réfléchit que l’on pouvait changer ces années en jours, en heures, en minutes et même, si on le supportait, en secondes; et il calcula et obtint un total, tel qu’il n’en avait jamais vu. Il eut le vertige, et dut se reposer un peu. Le temps était précieux, avait-il toujours entendu dire, et il s’étonnait que vraiment l’on ne songeât pas à veiller sur un homme qui possédait une telle quantité de temps. Avec quelle facilité on aurait pu le voler! Mais ensuite revint sa bonne humeur, une bonne humeur presque exubérante. Il revêtit sa pelisse, pour paraître plus large d’épaules et plus imposant, et il se fit don à lui-même de tout ce capital fabuleux, en s’adressant la parole avec un peu de condescendance.


«Nikolaï Kousmitch», dit-il avec bienveillance – et il se figurait qu’il était encore assis, maigre et misérable, sur le sofa bourré de crin de cheval. «Nikolaï Kousmitch», dit-il, «j’espère, mon bon ami, que vous n’allez pas tirer vanité de votre richesse. Songez toujours que ce n’est pas là l’essentiel, il y a de pauvres gens qui sont tout à fait respectables; il y a même des gentilshommes et des filles de généraux tombés dans l’indigence qui vont et viennent dans la rue, et vendent Dieu sait quoi.» Et le bienfaiteur invoquait encore toutes sortes d’exemples bien connus en ville.


L’autre Nikolaï Kousmitch qui était sur le sofa bourré de crin de cheval, n’avait nullement l’air prétentieux. On pouvait admettre qu’il était raisonnable. En fait il ne changeait rien à sa manière de vivre, modeste et régulière, et il passait à présent les dimanches à mettre ses comptes à jour. Mais au bout de quelques semaines, il fut surpris de l’incroyable rapidité de ses dépenses. Je vais me restreindre, pensa-t-il. Il se levait plus tôt, il se lavait moins minutieusement, il buvait son thé debout, il allait à son bureau en courant et il arrivait beaucoup trop tôt. Il épargnait partout un peu de temps. Mais le dimanche il ne restait rien de ce qu’il avait épargné. Alors il comprit qu’il avait été dupé. Je n’aurais pas dû changer, se dit-il. Que ne retirerait-on pas d’une belle année bien intacte? Mais cette maudite petite monnaie, cela s’en va, on ne sait trop comment. Et vint une laide après-midi qu’il passa dans un coin du sofa, à attendre le seigneur en pelisse auquel il voulait redemander son temps. Il verrouillerait la porte et empêcherait l’autre de repartir avant qu’il eût tiré sa bourse pour s’acquitter. «En billets, dirait-il, au besoin de dix années.» Quatre billets de dix et un de cinq, et qu’il s’en allât au diable avec le reste. Oui, Nikolaï Kousmitch était prêt à renoncer au reste, pourvu qu’il n’y eût pas de difficultés. Exaspéré il était assis sur son sofa bourré de crin de cheval, et attendait. Mais le seigneur ne venait pas. Et lui, Nikolaï Kousmitch, qui, voici quelques semaines, s’était vu si aisément s’asseoir ici, ne parvenait plus, à présent qu’il était vraiment assis, à se représenter l’autre Nikolaï Kousmitch, l’homme à la pelisse, l’homme généreux. Dieu sait ce qu’il était devenu. Peut-être, avait-on découvert ses escroqueries et peut-être était-il écroué quelque part. Sans doute n’avait-il pas fait que cette victime. De tels aventuriers travaillent toujours en grand.


Mais n’y avait-il pas, se demanda Nikolaï Kousmitch, un service de l’État, une sorte de Banque du Temps, où il pourrait tout au moins changer une partie de ses misérables secondes? Après tout, n’étaient-elles pas authentiques? Il n’avait jamais entendu parler d’une telle institution, mais dans un livre d’adresses on devait trouver facilement cela, sous la lettre B, ou, par exemple, sous T. Éventuellement, il faudrait regarder aussi à la lettre I, car on pouvait admettre que ce fût une Banque Impériale: cela répondait à son importance.


Plus tard Nikolaï Kousmitch assurait toujours de nouveau qu’il n’avait rien bu ce dimanche soir-là, bien que, naturellement, il se fût trouvé dans un état d’esprit très déprimé. Il était donc complètement à jeun lorsque ceci advint, pour autant que l’on peut dire ce qui arriva. Peut-être s’était-il endormi dans son coin, cela on l’imaginerait assez facilement. Ce petit somme commença par l’alléger. Je me suis commis avec les chiffres, se dit-il. Bon, je n’entends rien aux chiffres. Mais il est évident que l’on ne doit pas leur accorder une importance trop grande, ils ne sont en quelque sorte eux-mêmes qu’une organisation de l’État, créée pour l’amour de l’ordre. Personne avait-il jamais vu des chiffres ailleurs que sur le papier? Il était exclu que l’on rencontrât dans le monde par exemple un Sept, ou un Vingt-cinq. Cela n’existait pas, voilà tout. Et voici qu’il avait fait cette petite confusion, par simple inadvertance: le Temps et l’Argent, comme si l’on ne pouvait séparer ces deux choses. Nikolaï Kousmitch éclata presque de rire. Il était bon que l’on découvrît ses propres détours, qu’on les découvrît à temps: à temps, oui, c’était là l’essentiel. À présent tout allait changer. Le temps était certes une gêne considérable. Mais ne se décomposait-il pas en secondes pour eux aussi, pour tous ceux qui l’ignoraient?


Nikolaï Kousmitch n’était pas tout à fait exempt d’une joie maligne: «Qu’il aille toujours…» s’apprêtait-il à penser lorsque survint un événement singulier. Il sentit soudain un souffle sur son visage, c’était comme si le vent passait autour de ses oreilles; il le sentait sur ses mains, il ouvrit les yeux tout grands. La fenêtre était bien fermée. Et, comme il était assis là, avec des yeux élargis, dans la chambre sombre, il commença à comprendre que le Temps qu’il sentait à présent, était le véritable Temps qui passait sur lui. Il les reconnaissait littéralement, toutes ces petites secondes, également tièdes, l’une pareille à l’autre, mais si rapides, Dieu sait ce qu’elles projetaient encore. Et que cette aventure dût lui arriver, justement à lui qui éprouvait tout courant d’air presque comme une offense! À présent on serait assis, et le courant continuerait à passer toute une vie durant. Il prévoyait toutes les névralgies qu’il gagnerait, il était hors de lui de rage. Il se leva d’un bond, mais n’était pas encore à bout de surprises. Sous ses pieds aussi il y avait quelque chose qui semblait un mouvement, non pas un mouvement, mais plusieurs mouvements qui oscillaient singulièrement l’un dans, et contre l’autre: Nikolaï Kousmitch se raidit d’effroi. Était-ce cela, la terre? Certainement, c’était la terre. Et, en effet, ne bougeait-elle pas? À l’école on avait parlé de cela, on était rapidement passé là-dessus et plus tard encore on l’escamotait volontiers. On ne tenait pas pour bienséant d’en parler. Mais à présent qu’il était devenu sensible, il éprouvait également cela. Les autres l’éprouvaient-ils? Peut-être ils ne le laissaient pas voir. Sans doute n’en étaient-ils pas incommodés, ces marins. Mais Nikolaï Kousmitch était également un peu délicat à cet égard, il évitait même les tramways. Il chancelait dans sa chambre, comme sur le pont d’un bateau, et il devait se retenir, à gauche et à droite. Pour comble, il se souvint encore vaguement d’avoir entendu parler de la position oblique de l’axe terrestre. Non, il ne pouvait supporter tous ces mouvements, il avait mal au cœur. Rester couché et se tenir tranquille, avait-il lu, un jour, quelque part. Et depuis lors, Nikolaï Kousmitch restait couché.


Il était couché, et tenait les yeux fermés. Et il y avait des périodes de jours en quelque sorte moins mouvementés où la vie était tout à fait supportable. Et puis il avait eu cette idée des poèmes. On n’aurait pu dire combien cela vous secourait. Lorsqu’on récitait ainsi, lentement, un poème, avec l’intonation monotone des rimes, alors il y avait en quelque sorte, une chose stable que l’on pouvait regarder fixement, intérieurement, bien entendu. Quel bonheur qu’il sût par cœur tous ces poèmes! Mais il s’était toujours particulièrement intéressé à la littérature. Il ne se plaignait pas de son état, m’assurait l’étudiant qui le connaissait depuis longtemps. À la longue cependant il avait commencé à concevoir une admiration exagérée pour ceux qui, tel l’étudiant, allaient et venaient, et supportaient le mouvement de la terre.


Je me souviens très exactement de cette histoire parce qu’elle me rassura singulièrement. Je puis même dire que je n’ai jamais eu de voisin aussi agréable que ce Nikolaï Kousmitch qui certainement m’eût admiré, moi aussi.


*


Après cette expérience je décidai d’aller en pareil cas toujours droit aux faits. Je remarquai combien ils étaient simples et rassurants, au contraire des suppositions. Comme si je n’avais pas su que toutes nos connaissances ne sont qu’additionnelles, qu’elles sont des bilans, voilà tout. Aussitôt après commence une nouvelle page, qui a un objet tout différent, sans report. En quoi, par exemple, pouvaient m’aider, en la circonstance présente, les quelques faits que d’établir était un jeu d’enfant? Je vais les énumérer aussitôt que j’aurai dit ce qui m’occupe en ce moment, savoir: qu’ils ont plutôt contribué à aggraver ma situation, qui, je le reconnais maintenant, était vraiment difficile.


Je dirai à mon honneur que j’ai beaucoup écrit ces jours-là; j’ai écrit avec une ardeur convulsive. Sans doute, lorsque j’étais sorti, je ne pensais pas volontiers à rentrer. Je faisais même de petits détours et perdais de la sorte une demi-heure, durant laquelle j’aurais pu écrire. J’accorde que c’était là une faiblesse. Mais dès que j’étais dans ma chambre je n’avais rien à me reprocher. J’écrivais, j’avais ma vie, et ce qui était à côté, était une autre vie, avec quoi je ne partageais rien: la vie d’un étudiant en médecine qui prépare son examen. Je n’avais rien de semblable en perspective, c’était déjà là une différence essentielle. Et, à d’autres égards encore, les circonstances de nos vies étaient aussi différentes que possible. Tout cela me sautait aux yeux. Jusqu’à l’instant où je sus que cela devait venir; alors j’oubliai qu’il n’y avait entre nous aucune communauté. J’écoutai de telle sorte que mon cœur battit soudain très perceptiblement. J’interrompis tout, et j’écoutai. Et alors cela vint, je ne me suis jamais trompé.


Presque tout le monde connaît le bruit que fait un petit objet rond, quelconque, en fer-blanc, mettons par exemple le couvercle d’une boîte, lorsqu’il vous a échappé. Généralement il n’arrive même pas avec beaucoup de bruit au terme de sa course, il tombe brièvement, continue à rouler sur le bord et ne commence vraiment à causer un sentiment désagréable que lorsque, arrivé presque au bout de son élan, il chavire de tous côtés, pris de vertige, avant d’entrer dans la position couchée. Eh bien! donc: c’est tout; un tel objet en fer-blanc tombait dans la pièce voisine, roulait, restait couché et, entre temps, à intervalles réguliers, on entendait trépigner. Comme tous les bruits qui s’imposent, à force de se répéter, celui-ci aussi s’était organisé intérieurement; il se nuançait, ce n’était jamais exactement le même. Mais ceci précisément le faisait paraître plus légitime. Il pouvait être violent, ou adouci, ou mélancolique; il pouvait passer avec une hâte en quelque sorte irréfléchie, ou glisser pendant un temps infini, avant de trouver le repos. Et la dernière oscillation était toujours surprenante. En revanche, le trépignement qui l’accompagnait semblait presque mécanique. Mais il découpait le bruit d’une manière chaque fois différente: c’était là, semblait-il, son rôle. Je domine maintenant beaucoup mieux tous ces détails; la chambre voisine à présent est vide. Il est rentré chez lui, en province. Il devait s’y reposer. J’habite l’étage supérieur de la maison. À ma droite il y a une autre maison; sous ma chambre, personne encore n’a emménagé: je suis sans voisin.


Dans cette situation je m’étonne presque que je n’aie pas pris ces événements d’un sens plus léger. Bien qu’un sentiment secret m’en ait toujours averti d’avance. Il aurait fallu profiter de cela. Ne t’effraie pas, aurais-je dû me dire, voici que cela vient. Ne savais-je pas que je ne me trompais jamais? Mais mon émotion tenait précisément aux faits que l’on m’avait appris; depuis que je savais je m’effrayais plus facilement encore. La pensée me touchait avec l’étrangeté d’un fantôme, que ce qui provoquait ce bruit, c’était ce petit mouvement lent et silencieux par lequel sa paupière s’abaissait d’elle-même, et se fermait sur son œil droit tandis qu’il lisait. C’était là l’essentiel de son histoire, une bagatelle. Plusieurs fois déjà il avait laissé passer des examens, son ambition était devenue susceptible, et les gens de chez lui le harcelaient sans doute, toutes les fois qu’ils écrivaient. Que lui restait-il d’autre à faire que de tenter un dernier effort? Mais voici que, quelques mois avant la date décisive, cette faiblesse était survenue; cette petite fatigue inadmissible, qui semblait aussi ridicule qu’un rideau qui ne voudrait pas rester fixé en haut de la fenêtre. Je suis certain que durant des semaines, il estima que l’on devait pouvoir dominer cela. Sinon, l’idée ne me serait pas venue de lui offrir ma propre volonté. Un jour je compris en effet qu’il était arrivé au bout de la sienne. Et depuis lors, quand je sentais approcher l’incident, j’étais là, debout, de mon côté du mur, et je le priais de se servir. Et, peu à peu, je comprenais qu’il avait accepté. Peut-être ne l’eût-il pas avoué, surtout si l’on songe que, en définitive, je ne l’aidais en rien. Supposons même que nous parvenions à créer un léger retard, il était cependant douteux qu’il fût véritablement en état d’employer les instants que nous gagnions ainsi. Et cependant je commençais à me ressentir de mes dépenses. Je sais que je me demandais si cela pourrait continuer ainsi, l’après-midi justement où quelqu’un arriva à notre étage. Ceci causait toujours beaucoup d’agitation dans l’hôtel, à cause de l’étroitesse de l’escalier. Un instant après il me sembla que l’on entrait chez mon voisin. Nos portes étaient les dernières du couloir, la sienne, située en pan coupé, tout à côté de la mienne. Mais je savais qu’il recevait quelquefois des amis chez lui, et, comme dit, je ne m’intéressais pas du tout aux conditions de sa vie. Il est possible que sa porte fût ouverte encore plusieurs fois, que dehors l’on allât et vînt. De cela je n’étais vraiment pas responsable.


Or donc, ce soir-là, ce fut pire que jamais. Il n’était pas encore très tard, mais, fatigué, j’étais allé me coucher; je croyais que probablement je pourrais dormir. Subitement, je sursautai comme si l’on m’avait touché. Aussitôt après cela commença. Cela sauta et roula et se heurta contre quelque chose, et tangua et battit. Le trépignement était effrayant. Dans les intervalles on frappait d’en bas des coups de canne de plus en plus graves, distincts et irrités contre le plafond. Le nouveau locataire aussi était naturellement incommodé. À présent ce devait être sa porte. J’étais si éveillé que je crus entendre sa porte, bien qu’il dût la manier avec des précautions étonnantes. Il me sembla qu’il s’approchait. Il voulait certainement savoir de quelle chambre venait le bruit. Ce qui m’étonnait, c’étaient les précautions vraiment exagérées qu’il prenait. Il avait dû cependant remarquer à l’instant que l’on n’était pas dans cette maison à un peu de bruit près. Pourquoi étouffait-il ainsi son pas? Un instant je le crus devant ma porte, et puis j’entendis – cela ne faisait aucun doute – qu’il entrait dans la chambre voisine. Il y entra sans autre.


Et à présent (oui, comment dois-je décrire cela?) à présent il y eut un silence. Un silence comme lorsqu’une douleur cesse. Un silence singulièrement sensible, et qui vous démangeait comme une blessure qui guérit. J’aurais pu m’endormir aussitôt; j’aurais pu prendre haleine et m’endormir. Ma surprise seule me tint éveillé. Quelqu’un parlait à côté, mais cela aussi faisait partie du silence. Il faut avoir vécu cette paix, car on ne saurait la reproduire. Dehors aussi tout était comme aplani. Je me mis sur mon séant, j’écoutai, c’était comme à la campagne. Mon Dieu, songeai-je, sa mère est là. Elle était assise à côté de la lampe, elle lui parlait, peut-être avait-il appuyé légèrement la tête sur son épaule. Dans un instant elle allait le mettre au lit. À présent je comprenais cette démarche si légère, tout à l’heure, dans le couloir. Ah, qu’il y eût cela, qu’il y eût un tel être devant lequel les portes s’effacent, tout autrement que devant nous!… Oui, à présent nous pouvions dormir.


*


J’avais presque de nouveau oublié mon voisin. Je vois bien que je n’avais pas pour lui une sympathie véritable. En bas je demande de temps à autre en passant si l’on a reçu des nouvelles de lui, et lesquelles. Et je me réjouis lorsqu’elles sont bonnes. Mais j’exagère. En réalité je n’ai pas besoin de savoir. Et cela ne le concerne pas du tout, quand parfois j’éprouve un soudain chatouillement d’envie d’entrer à côté. Il n’y a qu’un pas, de ma porte à la sienne, et la chambre n’est pas fermée. Je serais curieux de savoir comment est faite cette pièce. On peut se représenter facilement une chambre quelconque, et souvent votre pensée correspond à peu près à la réalité. Mais seule la chambre que l’on a à côté de soi, est toujours toute différente de ce que l’on pensait.


Je me dis qu’elle me tente pour cette raison. Mais je sais parfaitement que c’est certain objet en fer-blanc qui m’y attend. J’ai supposé qu’il s’agissait vraiment d’un couvercle de boîte, bien que je puisse naturellement me tromper. Cela ne m’inquiète pas. Ma disposition d’esprit est telle que je suis tenté de tout attribuer à un couvercle de boîte. On pense bien qu’il ne l’a pas emporté. Sans doute a-t-on rangé la chambre, et a-t-on placé le couvercle sur sa boîte comme il convient. Et ils forment à présent ensemble le concept: boîte, boîte ronde plus exactement, un concept simple et très répandu. Il me semble me rappeler qu’elles doivent être sur la cheminée ces deux parties qui composent la boîte. Oui, elle sont même devant la glace, de sorte qu’il se forme une seconde boîte qui ressemble à s’y méprendre à la première, mais qui est imaginaire. Une boîte à laquelle nous n’attribuons aucune valeur, mais dont un singe par exemple voudrait se saisir. C’est vrai: ce seraient même deux singes, car le singe aussi serait double, aussitôt qu’il serait arrivé au rebord de la cheminée. Eh bien donc, c’est le couvercle de cette boîte qui m’en veut.


Mettons-nous d’accord sur ce point: le couvercle d’une boîte saine dont le bord ne serait pas bosselé, un tel couvercle ne devrait pas avoir d’autre désir que de se trouver sur sa boîte. Cela serait la situation la plus lointaine qu’il serait capable d’imaginer, et qui impliquerait une satisfaction insurpassable, le contentement de tous ses désirs. N’est-ce pas presque un idéal de reposer ainsi, également, patiemment et doucement coiffé sur un petit renflement et de sentir en soi la carne qui s’avance, élastique et non moins aiguë que n’est votre propre bord lorsque vous êtes détachés l’un de l’autre. Mais hélas, combien peu de couvercles savent apprécier cela! Il apparaît clairement ici combien les rapports des hommes avec les objets ont provoqué chez ces derniers de troubles. Car les hommes, lorsqu’il est permis en passant de les comparer à de tels couvercles, ne restent assis près de leurs occupations que contre leur gré et de méchante humeur. Soit que dans leur hâte ils n’aient pas trouvé la bonne fonction, soit que dans la colère on les ait posés de travers, soit parce que les rebords qui devraient s’appuyer les uns sur les autres, sont déformés, chacun d’une autre manière. Disons-le donc en toute franchise: au fond d’eux-mêmes ils ne cessent de penser, toutes les fois que l’occasion s’en présente, à rouler et à sonner creux. D’où sans cela proviendraient les prétendues distractions, et le bruit qu’ils font?


Or les objets assistent à ce spectacle depuis des siècles. Rien d’étonnant qu’ils soient corrompus, qu’ils perdent le goût de leur but naturel et simple, qu’ils veuillent profiter de l’existence comme on en profite autour d’eux. Ils essaient de se dérober à leurs emplois, ils se font mécontents et négligents. Et l’on ne s’étonne pas du tout de les prendre en flagrant délit de fugue. Les hommes eux-mêmes ne se connaissent-ils pas sous ce jour? Ils se fâchent parce qu’ils sont les plus forts, parce qu’ils estiment avoir plus de droit au changement, parce qu’ils se sentent imités; mais ils laissent faire comme eux-mêmes se sont laissés aller. Aussi lorsque quelqu’un rassemble ses forces, un solitaire par exemple qui voudrait en toute rondeur reposer sur soi, jour et nuit, il provoque véritablement la contradiction, les railleries et la haine des objets dégénérés qui, conscients qu’ils sont de leur déchéance, ne peuvent plus supporter que l’on se contienne et que l’on recherche son propre sens. Alors ils s’allient pour vous troubler, pour vous effrayer, pour vous égarer, et ils savent que c’est en leur pouvoir. Alors, en se faisant des signes malicieux, ils commencent leur séduction, qui croît peu à peu jusque dans l’infini et entraîne avec elle tous les êtres, et Dieu lui-même, contre le solitaire qui peut-être en triomphera: le Saint.


*


Je comprends à présent ces images étranges dans lesquelles des objets d’usages limités et réguliers s’étendent et s’essayent, curieux et cupides, les uns sur les autres, tressautant dans la luxure vague de la distraction. Ces marmites qui tournent et bouillonnent, ces fioles qui se mettent à penser, et les entonnoirs inutiles qui s’enfoncent dans un trou pour leur plaisir. Et voici déjà, soulevés par le néant jaloux, et parmi eux, des membres et des visages qui vomissent leurs jets chauds, et des croupes complaisantes.


Et le Saint se tord et se contracte, mais dans ses yeux il y avait encore un regard qui tenait cela pour possible: il l’a entrevu. Et déjà ses sens forment un précipité dans la solution claire de son âme. Déjà sa prière s’effeuille et se dresse hors de sa bouche comme un arbrisseau mort. Son cœur s’est renversé et s’est écoulé vers le trouble. Son fouet le touche à peine comme une queue qui chasse les mouches. Son sexe n’est de nouveau qu’à une seule place, et, lorsqu’une femme s’avance droite à travers ce grouillement, la poitrine ouverte pleine de seins, il la désigne comme un doigt levé.


Il fut un temps que je trouvais ces images vieillies. Non pas que je doutasse de leur réalité. J’imaginais fort bien que ceci pût arriver aux Saints, à ces hommes pleins de zèle et trop pressés, qui voulaient tout de suite et à tout prix aborder Dieu. Nous nous assignons aujourd’hui une tâche plus modeste. Nous devinons qu’il serait trop difficile pour nous, que nous devons Le remettre pour faire peu à peu le long travail qui nous sépare de Lui. Mais à présent, je sais que ce travail mène à des luttes aussi dangereuses que la sainteté; que ceci arrive autour de tous ceux qui sont solitaires pour l’amour de cette œuvre, comme cela se formait autour des solitaires de Dieu, dans leurs grottes et dans leurs gîtes, autrefois.


*


Lorsqu’on parle des solitaires on suppose toujours connues trop de choses. On croit que les gens savent de quoi il s’agit. Non, ils ne le savent pas. Ils n’ont jamais vu un solitaire, ils ne l’ont que haï sans le connaître. Ils ont été ses voisins qui l’usaient, et les voix de la chambre voisine qui le tentaient. Ils ont excité les objets contre lui pour les rendre bruyants et les faire crier plus fort que lui. Les enfants se liguèrent contre lui parce qu’il était tendre et enfant; et à mesure qu’il grandissait, il grandit contre les grands. Ils le dépistaient dans sa cachette comme un animal dont la chasse est ouverte, et durant sa longue jeunesse la chasse contre lui n’était jamais fermée. Et lorsqu’il ne se laissait pas harasser et qu’il s’échappait, ils décriaient ce qui venait de lui et le trouvaient laid et le suspectaient. Et lorsqu’il ne les entendait pas, ils devenaient plus clairs, et lui enlevaient sa nourriture devant la bouche, et respiraient son air, et crachaient dans sa pauvreté pour qu’elle lui devînt odieuse. Ils le décriaient comme un être contagieux, et lui jetaient la pierre pour qu’il s’éloignât plus vite. Et leur vieil instinct ne les égarait pas: car il était vraiment leur ennemi.


Mais ensuite, lorsqu’il ne levait toujours pas les yeux, ils réfléchirent. Ils se doutèrent que jusque-là ils n’avaient agi que selon sa volonté, qu’ils le fortifiaient dans sa solitude et qu’ils l’aidaient à se séparer d’eux pour toujours. Et alors ils changèrent d’attitude et employèrent le dernier moyen, l’autre résistance: la gloire. Et à ce bruit la plupart levèrent les yeux et se laissèrent distraire.


*


Cette nuit je me suis de nouveau rappelé le petit livre vert que je dois avoir possédé autrefois, lorsque j’étais enfant; et je ne sais pourquoi je m’imagine qu’il devait provenir de Mathilde Brahe. Il ne m’intéressait pas lorsque je le reçus, et je ne le lus que plusieurs années après, je crois, durant mes vacances à Ulsgaard. Mais dès le premier instant il prit pour moi de l’importance. Il était plein de rapports, même considéré de l’extérieur. La couleur verte de la reliure avait un sens, et l’on comprenait aussitôt qu’au dedans il devait être tel qu’il était. Comme si cela avait été concerté, apparaissait d’abord la page de garde, lisse et moirée blanc sur blanc, puis la page de titre que l’on tenait pour mystérieuse. Il eût pu sans doute s’y trouver des images, semblait-il; mais il n’y en avait point et, bon gré mal gré, l’on devait accorder que ceci encore était dans l’ordre des choses. On était en quelque sorte dédommagé de cette déception, en trouvant un signet mince qui, friable et posé un peu de biais, touchant dans son illusion confiante d’être encore rose, était resté, Dieu sait depuis combien de temps, entre les mêmes pages. Peut-être ne s’en était-on jamais servi, et le relieur l’avait replié avec un soin pressé, sans même le regarder de près. Peut-être aussi n’était-ce pas par hasard. Il se pouvait que quelqu’un eût en cet endroit cessé de lire, qui ne lut plus jamais; que la destinée à cet instant eût frappé à sa porte pour l’occuper, et qu’il fût emporté loin de tous les livres, qui somme toute ne sont quand même pas la vie. On n’eût pu dire si le livre avait été ensuite encore lu. On pouvait supposer aussi qu’il s’agissait simplement de l’ouvrir à cette page-là, toujours de nouveau, et que c’était arrivé parfois, même très tard dans la nuit. Quoi qu’il en soit, j’avais peur de ces deux pages, comme d’un miroir devant lequel une personne est debout. Je ne les ai jamais lues, je ne sais même pas si j’ai lu le livre tout entier. Il n’était pas très épais, mais on y trouvait quantité d’histoires, surtout l’après-midi. Alors il y en avait toujours une que l’on ne connaissait pas encore.


Je ne me souviens que de deux. Je veux dire lesquelles: la fin de Gricha Otrepjov et la chute de Charles le Téméraire.


Dieu sait si elles me firent alors une impression profonde. Maintenant encore, après tant d’années, je me rappelle une description: comment le faux tsar avait été jeté parmi la foule et resta étendu trois jours durant, déchiqueté et criblé, un masque sur le visage.


Il est évident que je n’ai aucune chance de retrouver jamais ce petit livre. Mais ce passage doit avoir été singulier. J’aurais envie aussi de relire le récit de la rencontre avec la mère. Il doit s’être senti très sûr de lui pour qu’il l’ait fait venir à Moscou; je suis même convaincu qu’à cette époque il avait en lui une foi si forte qu’il crut en effet convoquer sa mère. Et cette Marie Nagoi qui, en étapes rapides, vint de son cloître indigent, n’avait-elle pas tout à gagner si elle disait: oui? Mais l’incertitude d’Otrepjov ne commença-t-elle pas lorsque cette étrangère l’eut reconnu? Je ne suis pas éloigné de croire que la force de sa transformation ait consisté à n’être plus le fils de personne.


[Cela, c’est finalement la force de tous les jeunes gens qui sont partis.] [4]


Le peuple qui le souhaitait, sans imaginer quelqu’un de précis, ne rendait que plus libres et plus infinies ses possibilités. Mais la déclaration de la mère, même comme tromperie consciente, avait encore le pouvoir de le diminuer; elle l’enlevait à la plénitude de son invention; elle le condamnait à une imitation lassante; elle le rabaissait au niveau de cet être qu’il n’était pas: elle faisait de lui un imposteur. Et voici que venait encore cette Marina Mniczek qui, plus insensiblement dissolvante, le niait à sa manière, en croyant, ainsi qu’il apparut plus tard, non en lui mais en chacun. Je ne puis, bien entendu, garantir dans quelle mesure tout ceci était pris en considération dans cette histoire. Ceci, me semble-t-il, il eût fallu le raconter.


Mais, indépendamment de cela même, cet événement ne serait nullement vieilli. On pourrait à présent imaginer un conteur qui consacrerait beaucoup d’attention aux derniers instants; il n’aurait pas tort. Ils contiennent une foule de choses: comment, tiré du sommeil le plus intérieur, il saute à la fenêtre, et par-dessus la fenêtre, au milieu des sentinelles. Il ne peut se relever seul. Ils doivent l’aider. Sans doute la jambe est-elle cassée. Soutenu par deux de ses hommes, il sent qu’ils croient encore en lui. Il se retourne: les autres aussi croient en lui. Il a presque pitié d’eux, ces strélitzs géants; jusqu’à quel point les choses en sont-elles venues! Ils ont connu Ivan Grosnij dans toute sa réalité, et ils croient en lui. Il serait presque tenté de les tirer d’erreur, mais ouvrir la bouche serait crier. La douleur s’élance dans son pied avec fureur et il fait si peu de cas de lui, en cet instant, qu’il ne sait plus rien que la douleur. Et puis, il n’a pas le temps, ils s’approchent de lui en se poussant, il voit le Schuiskij, et derrière lui tous les autres. Bientôt tout sera passé. Mais alors ses gardes se referment autour de lui. Ils ne l’abandonnent pas. Et un miracle a lieu. La foi de ces vieux hommes se propage, tout à coup plus personne ne veut s’avancer. Schuiskij tout près d’Otrepjov appelle désespérément vers une fenêtre d’en haut. Le faux tsar ne se retourne pas. Il sait qui est debout là-haut. Il comprend que le silence se fasse, un silence subit, sans transition. À présent la voix va venir, cette voix qu’il connaît d’autrefois, cette haute voix fausse qui se force. Et alors il entend la mère tsarine qui le renie.


Jusqu’ici les choses vont d’elles-mêmes, mais à présent, je vous en prie, un conteur, car des quelques lignes qui restent à écrire, une force doit jaillir qui dépasse toutes les contradictions. Que ce soit dit, ou non, on doit pouvoir jurer qu’entre le son de la voix et le coup de pistolet, il y eut encore en lui, infiniment comprimés, la volonté et le pouvoir d’être tout. Sinon on ne comprendrait pas l’éclat magnifique de cette conséquence: qu’ils aient transpercé son vêtement de nuit et l’aient piqué de toutes parts, comme pour atteindre le noyau dur d’une personne. Et que dans la mort encore il ait porté, trois jours durant, le masque auquel il avait déjà presque renoncé.


*


Lorsque j’y songe à présent, il me semble singulier que dans ce même livre fût contée la fin de celui qui toute sa vie durant fut un, le même, dur et inchangeable comme un granit, et qui toujours plus lourdement pesa à ceux qui le supportaient. Il y a un portrait de lui à Dijon. Mais on sait sans cela qu’il fut trapu, râblé, têtu et désespéré. Aux seules mains on n’eût peut-être pas pensé. Ce sont des mains par trop chaudes qui voudraient toujours se rafraîchir et qui se posent involontairement sur des objets froids, les phalanges écartées, avec de l’air entre tous les doigts. Dans ces mains, le sang pouvait se précipiter comme il vous monte à la tête. Et quand elles faisaient le poing elles étaient vraiment comme des têtes de fous, délirant d’extravagance.


Il fallait des précautions incroyables pour vivre d’accord avec ce sang. Le duc était enfermé avec lui, et parfois il en avait peur, lorsque en soi il le sentait tourner, rampant et sombre. À lui-même semblait terriblement étranger ce sang rapide, demi-portugais, qu’il connaissait à peine. Souvent il avait peur que son sang ne pût l’attaquer durant son sommeil et le déchirer. Il faisait semblant de le dompter, mais il était toujours debout dans sa peur. Il n’osait jamais aimer une femme pour que son sang ne devînt pas jaloux, et le cours en était si emporté que jamais aucun vin ne franchit les lèvres du duc; au lieu de boire, il l’apaisait par des confitures de roses. Pourtant un jour il but, au camp de Lausanne, lorsque Granson fut perdu; alors il était malade, et abandonné, et il but beaucoup de vin pur. Mais alors son sang dormait. Durant ses dernières années vides de sens, son sang tombait parfois dans ce lourd sommeil bestial. Alors on vit combien le duc était au pouvoir de son sang, car lorsque celui-ci dormait le duc n’était rien. Alors personne de sa suite n’avait le droit d’approcher; il ne comprenait pas ce qu’on disait. Aux envoyés étrangers il ne pouvait se montrer, vide et morne qu’il était. Alors il était assis et attendait que son sang s’éveillât. Et le plus souvent son sang sursautait tout à coup, s’échappait de son cœur, et hurlait.


Pour l’amour de ce sang il traînait avec lui tant d’objets dont il ne faisait aucun cas. Les trois grands diamants et toutes les pierres précieuses; les dentelles flamandes et les tapis d’Arras, par monceaux. Sa tente en soie avec les cordons en fil d’or, et quatre cents tentes pour sa suite. Et des images peintes sur bois, et les douze apôtres en argent massif. Et le prince de Tarente, et le duc de Clève, et Philippe de Bade, et les messieurs de Château-Guyon. Car il voulait persuader à son sang qu’il était empereur et qu’il n’y avait rien au-dessus de lui: afin de s’en faire redouter. Mais son sang ne le croyait pas malgré toutes les preuves que le duc lui fournissait; c’était un sang méfiant. Peut-être l’entretint-il quelque temps en doute. Mais les cors d’Uri trahirent le duc. Depuis lors son sang savait qu’il habitait un homme perdu: et il voulait en sortir.


À présent je le vois ainsi, mais autrefois j’étais surtout saisi en lisant comment ils le cherchèrent, le jour des Trois Rois.


Le jeune prince Lorrain, qui était entré la veille, après cette bataille singulièrement précipitée, dans sa pauvre ville de Nancy, avait éveillé très tôt sa suite et demandé à voir le duc. Un messager après l’autre fut envoyé, et lui-même apparaissait de temps à autre à la fenêtre, inquiet et soucieux. Il ne reconnaissait pas toujours qui ils transportaient là, sur leurs chars et leurs civières, il voyait seulement que ce n’était pas le duc. Et parmi les blessés non plus il n’était pas, et des prisonniers que l’on amenait sans cesse, nul ne l’avait vu. Mais les fuyards portaient de tous côtés des nouvelles différentes; ils étaient troublés et effrayés comme s’ils avaient craint de courir à sa rencontre. La nuit tombait déjà et l’on n’avait rien entendu de lui. La nouvelle qu’il était disparu, avait le temps de faire le tour de cette longue soirée d’hiver. Et où qu’elle parvînt, elle donnait à tous une certitude brusque et exagérée qu’il vivait encore. Jamais peut-être le duc n’avait été comme en cette nuit vivant dans toutes les imaginations. Il n’y avait pas de maison où l’on ne veillât pas, où on ne l’attendît pas, et où l’on ne se représentât pas qu’il allait frapper. Et s’il ne venait pas, c’est parce qu’il était déjà passé.


Il gela cette nuit et ce fut comme si gelait aussi la pensée qu’il était encore; si grande était sa dureté. Et des années passèrent avant qu’elle se fût défaite. Tous ces hommes, sans bien le savoir, à présent voulaient obstinément qu’il fût. Le destin dont il les avait frappés n’était supportable que par sa présence. Ils avaient eu tant de mal à apprendre qu’il était; mais à présent qu’ils le savaient par cœur, ils découvraient qu’il était facile à retenir et qu’ils ne l’oublieraient plus.


Mais le lendemain matin, septième jour de janvier, un mardi, on se remit cependant à sa recherche. Et cette fois il y avait un guide. C’était un page du duc, et l’on prétendait qu’il avait vu de loin tomber son maître. À présent il devait désigner l’endroit. Lui-même n’avait rien raconté. Le comte de Campobasso l’avait amené et avait parlé pour lui. À présent il marchait en avant, et les autres se tenaient tous derrière lui. Quiconque le voyait, bizarrement affublé et incertain, avait peine à croire qu’il était vraiment ce Gian-Battista Colonna qui était beau comme une jeune fille et fin des chevilles. Il tremblait de froid; l’air était rigide du gel nocturne, on entendait comme un grincement de dents sous les pas. D’ailleurs tous avaient froid. Seul le fou du duc, surnommé Louis XI, se donnait du mouvement. Il jouait au chien, courait en avant, revenait et trottait un instant à quatre pattes, à côté du page. Mais dès qu’il apercevait de loin un cadavre, il y courait, s’inclinait, et l’exhortait à faire un effort, et à être celui qu’on cherchait. Il lui laissait un peu de temps de réflexion, puis il revenait vers les autres, de mauvaise humeur, et menaçait et jurait et se plaignait de l’entêtement, de la paresse des morts. Et l’on allait toujours, et cela ne prenait pas fin. La ville n’était presque plus visible; car dans l’intervalle le temps s’était fermé, malgré le froid, et il était devenu gris et opaque. Le pays était couché, plat et indifférent, et le petit groupe des hommes semblait toujours égaré, à mesure qu’il s’éloignait davantage. Personne ne parlait. Seule, une vieille femme qui avait couru derrière eux ruminait quelque chose en secouant la tête; peut-être priait-elle.


Soudain le premier de la petite troupe s’arrêta et regarda autour de lui. Puis il se retourna brièvement vers Lupi, le médecin portugais du duc et montra quelque chose, devant lui. Quelques pas en avant, il y avait une étendue de glace, une sorte de marais ou d’étang, et il y avait là, à moitié enfoncés, dix ou douze cadavres. Ils étaient presque complètement dévêtus et dépouillés. Lupi allait, penché et attentif de l’un à l’autre. Et à présent l’on reconnaissait Olivier de Lamarche, et le prêtre, tandis qu’on allait et venait autour d’eux; mais la vieille était déjà agenouillée dans la neige, et gémissait, et se penchait sur une large main dont les doigts écartés étaient tendus vers elle. Tous accoururent. Lupi, avec quelques domestiques, essaya de retourner le cadavre, car il était couché sur la face. Mais le visage était pris dans la glace, et lorsqu’on l’en retira, l’une des joues se pela, sèche et mince, et il apparut que l’autre avait été arrachée par des chiens ou des loups, et le tout avait été fendu par une grande blessure qui commençait à l’oreille, de sorte que l’on ne pouvait même plus parler d’un visage. L’un après l’autre, ils se retournèrent. Chacun croyait trouver derrière soi le Romain. Mais ils ne voyaient que le fou qui était accouru, mauvais et sanglant. Il tenait un manteau loin de lui, et le secouait comme s’il devait en tomber quelque chose; mais le manteau était vide. On commença donc à chercher des signes particuliers, et il s’en trouva quelques-uns. On avait fait un feu et l’on lava le corps avec de l’eau chaude et du vin. La cicatrice du cou apparut, et les traces des deux grands abcès. Le médecin ne doutait plus. Mais on compara encore autre chose. Louis XI avait trouvé quelques pas plus loin le cadavre du grand cheval noir Moreau que le duc avait monté le jour de Nancy. Il enfourcha le cadavre et laissa pendre ses jambes courtes. Le sang coulait de ses narines à sa bouche, et l’on voyait qu’il le goûtait. L’un des domestiques rappela de l’autre côté qu’un ongle du pied gauche du duc avait été incarné. À présent tous cherchaient cet ongle. Mais le fou gigotait comme si on l’avait chatouillé et criait: «Ah, monseigneur, pardonne-leur de découvrir ainsi tes défauts les plus grossiers, les imbéciles, qui ne veulent pas te reconnaître à mon long visage où apparaissent toutes tes vertus».


[5][Le fou du duc était aussi le premier qui entra lorsque le cadavre fut dressé sur le lit. C’était dans la maison d’un certain Georges Marquis, personne n’aurait su dire pourquoi. Le drap mortuaire n’avait pas encore été étendu, et il eut ainsi l’impression du tout. Le blanc du linceul et le cramoisi du manteau contrastaient durement avec les noirs du baldaquin et de la couche. En avant, des bottes à longues tiges écarlates pointaient, avec de grands éperons dorés. Et que cela, là-haut, fût une tête, on ne pouvait plus le contester dès qu’on voyait la couronne. C’était une grande couronne ducale, avec je ne sais quelles pierres. Louis XI allait et venait et examinait tout de près. Il tâta même le satin, bien qu’il n’y entendît pas grand’chose. Ce devait être un satin de bonne qualité, peut-être un peu trop bon marché pour la maison de Bourgogne. Il recula encore une fois pour juger de l’ensemble. Les couleurs étaient singulièrement discontinues, à la lumière reflétée par la neige. Il grava chacune séparément dans sa mémoire. «Bien habillé, reconnut-il enfin, peut-être un peu trop prononcé.» La mort lui apparaissait comme un manieur de marionnettes qui a vite besoin d’un duc.]


*


L’on fait bien de constater simplement certaines choses qui ne peuvent pas changer, sans déplorer les faits, ou même les juger. C’est ainsi qu’il m’est apparu clairement que je ne serais jamais un véritable liseur. Lorsque j’étais enfant je considérais la lecture comme une profession qu’il faudrait assumer, plus tard, un jour, lorsque viendrait le tour des professions. À dire la vérité je ne me représentais pas exactement quand cela arriverait. Je pensais que se manifesterait une époque à laquelle la vie se rabattrait en quelque sorte et ne viendrait plus que du dehors, ainsi qu’autrefois du dedans. Je me figurais qu’elle deviendrait alors intelligible, facile à interpréter, et n’admettant plus aucune équivoque. Peut-être, nullement simple, au contraire très exigeante, compliquée et difficile, j’y consens, mais toutefois visible. Cet illimité si singulier de l’enfance, ce non relatif, que jamais l’on n’avait dominé du regard, cela du moins serait alors surmonté. Sans doute ne voyait-on pas du tout, comment. Au vrai, cela s’accroissait toujours encore et se refermait de toutes parts, et plus l’on regardait au dehors, plus l’on remuait de choses au fond de soi: Dieu sait d’où elles venaient! Mais peut-être croissaient-elles jusqu’à un degré de force extrême, et se brisaient-elles tout à coup. Il était facile à observer que les grandes personnes n’en étaient que fort peu inquiétées; elles allaient et venaient, jugeaient et agissaient, et lorsqu’elles se heurtaient à des difficultés, celles-ci ne tenaient jamais qu’aux circonstances extérieures.


C’est à l’époque de ces transformations que je situais aussi la lecture. Alors on traiterait les livres comme des amis, on aurait un temps, à eux réservé, un certain temps qui s’écoulerait, régulièrement et docilement, justement aussi long qu’il vous plairait de le leur consacrer. Naturellement certains livres vous tiendraient de plus près et il n’est pas du tout dit que l’on serait assuré de ne pas perdre de temps en temps une demi-heure qui eût dû être consacrée à une promenade, à un rendez-vous, à un lever de rideau, ou à une lettre urgente. Mais que vos cheveux prissent un mauvais pli ou s’emmêlassent, comme si l’on s’était appuyé sur eux, ou que vos oreilles devinssent brûlantes, et vos mains froides comme du métal, et qu’une longue chandelle achevât de se consumer à côté de vous, jusque dans le chandelier, cela, Dieu merci, serait définitivement exclu.


Je cite ces symptômes parce que j’en fis moi-même l’expérience de façon assez profonde, pendant ces vacances à Ulsgaard, durant lesquelles j’entrai si subitement en lecture. Il apparut alors aussitôt que je ne savais pas lire. Sans doute avais-je commencé avant l’époque que j’assignais à cette occupation. Mais cette année, à Sorô, au milieu de tant d’égaux en âge, m’avait mis en méfiance contre de tels calculs. Là-bas, des expériences subites et inattendues étaient survenues, et il était évident qu’elles m’avaient traité en grande personne. C’étaient des expériences de grandeur naturelle, qui pesaient sur moi de tout leur poids. Mais dans la mesure même où je comprenais leur réalité, mes yeux s’ouvraient aussi sur la réalité infinie de mon enfance. Je savais que l’une ne cesserait pas plus, que l’autre ne commençait seulement. Je me disais que chacun, bien entendu, était libre de faire des séparations; mais elles étaient inventées. Et il apparut que j’étais trop maladroit pour en imaginer à mon usage. Chaque fois que je m’y essayais, la vie me faisait comprendre qu’elle ne les reconnaissait pas. Et si je persistais à considérer que mon enfance était passée, à cet instant tout l’avenir aussi était évanoui, et il ne me restait exactement que ce qu’un soldat de plomb a sous les pieds pour pouvoir se tenir debout.


Cette découverte m’éloigna bien entendu encore davantage des autres. Elle m’absorbait en moi-même et m’emplissait d’une sorte d’allégresse définitive que je prenais pour de la tristesse, parce qu’elle dépassait de beaucoup mon âge. Autant que je me souviens, j’étais inquiet aussi parce que, à présent que plus rien n’était prévu pour une époque déterminée, beaucoup de choses pourraient être complètement négligées. Et lorsque je revins dans cet état d’esprit à Ulsgaard, et que je vis tous les livres, je me jetai sur eux, à la hâte, avec une conscience presque mauvaise.


Ce que j’ai souvent éprouvé plus tard, je le pressentis alors en quelque sorte, savoir: que l’on n’a pas le droit d’ouvrir un livre si l’on ne s’engage pas à les lire tous. À chaque ligne on entamait le monde. Avant les livres il était intact, et peut-être le retrouvait-on tout entier après. Mais comment allais-je, moi qui ne pouvais pas lire, les absorber tous? Ils étaient là, même dans cette modeste bibliothèque, en nombre si grand, et ils tenaient ensemble. Têtu et désespéré je me jetais de livre en livre et me frayais un chemin à travers les pages, comme quelqu’un qui doit fournir un travail disproportionné à ses forces. Je lus alors Schiller et Baggesen, Ohlenschläger et Schack-Staffeldt, tout ce qu’il y avait de Walter Scott et de Calderon. Beaucoup de choses tombaient entre mes mains qui auraient dû en quelque sorte avoir été déjà lues; pour d’autres au contraire il était beaucoup trop tôt. Mais presque rien n’était échu pour mon présent d’alors. Et malgré cela je lisais.


Des années après, il m’arrivait parfois la nuit de m’éveiller, et les étoiles étaient si véritables, et s’avançaient de façon si convaincante, et je ne comprenais pas que l’on pût se contraindre à perdre une telle somme de monde. C’est là, je crois, ce que j’éprouvais lorsque je levais les yeux et regardais dehors, où était l’été, où Abelone m’appelait. Il nous semblait très surprenant qu’elle dût m’appeler et que je ne répondisse même pas. Cela tombait dans notre temps le plus heureux. Mais comme cette fièvre s’était emparée de moi je m’accrochais convulsivement à ma lecture, et me dérobais, important et têtu, à nos jours de fête quotidiens. Maladroit que j’étais à profiter des occasions nombreuses mais peu apparentes d’un bonheur naturel, je me plaisais à me faire promettre de notre différend qui s’aggravait, des réconciliations futures, d’autant plus délicieuses qu’on les aurait retardées davantage.


Du reste, mon sommeil de lecture se termina un jour, aussi brusquement qu’il avait commencé; et alors nous nous fâchâmes pour tout de bon. Car Abelone ne m’épargna aucune taquinerie dédaigneuse, et lorsque je la rencontrais sous la tonnelle, elle prétendait lire. Un certain dimanche matin le livre était sans doute fermé à côté d’elle, mais elle semblait plus qu’assez occupée par les groseilles dont elle détachait avec une fourchette les petits grains. Ce doit avoir été une de ces heures matinales, neuves et reposées comme il y en a en juillet, et durant lesquelles il n’arrive que des événements joyeux et irréfléchis. Des millions de petits mouvements irrépressibles composent une mosaïque de vie, la plus convaincue qui soit; les choses vibrent les unes dans les autres, et, au delà dans l’atmosphère; leur fraîcheur rend les ombres claires, prête au soleil une clarté légère et spirituelle. Il n’y a plus alors au jardin rien d’essentiel; tout est partout, et il faudrait être dans tout à la fois pour ne rien perdre.


Dans le petit geste d’Abelone, le tout était encore une fois inclus. C’était d’un tel bonheur d’invention qu’elle fît justement ceci, et exactement ainsi qu’elle le faisait. Ses mains claires, dans l’obscurité de l’ombre, travaillaient avec une intelligence si légère l’une vers l’autre, et devant la fourchette sautaient, comme à plaisir, les baies rondes dans la coupe garnie de feuilles de vigne humides de rosée, où d’autres baies déjà s’amoncelaient, rouges et blondes, illuminées de leurs points de lumière, avec des grains sains dans la pulpe acide. Aussi ne désirais-je que de regarder, mais comme il était vraisemblable que l’on m’en empêcherait, pour me donner une contenance, je pris le livre, m’assis de l’autre côté de la table, et, sans longtemps le feuilleter, je m’y plongeai n’importe où.


«Si au moins tu lisais à haute voix, bouquineur», dit Abelone au bout d’un instant. Le son de ces mots n’était plus du tout hostile, et comme il était, me semblait-il, grand temps de nous réconcilier, je lus aussitôt, à haute voix, sans arrêt, jusqu’au prochain alinéa, et plus loin encore, jusqu’au prochain titre: À Bettine.


«Non, pas les réponses!» m’interrompit Abelone, et comme épuisée, elle déposa tout à coup la petite fourchette. Aussitôt après, elle rit de la mine avec laquelle je la regardai.


«Mon Dieu, que tu as donc mal lu, Malte!»


Je dus convenir que je n’avais pas pensé un seul instant à ce que je faisais. «Je ne lisais que pour être interrompu», avouai-je, et j’eus tout à coup chaud et feuilletai le livre en arrière, pour trouver la page du titre. Alors seulement je sus quel livre c’était. «Pourquoi pas les réponses?» demandai-je, curieux.


Ce fut comme si Abelone ne m’avait pas entendu. Elle était assise, là, dans sa robe claire, comme si partout, à l’intérieur, elle était devenue toute sombre, tels qu’étaient à présent ses yeux.


«Donne», dit-elle soudain, comme en colère, et prit le livre dans sa main, et l’ouvrit à la page qu’elle voulait. Et alors elle lut une des lettres de Bettine.


Je ne sais pas ce que j’en compris, mais c’était comme si l’on m’avait promis solennellement qu’un jour je saisirais tout cela. Et pendant que sa voix s’élevait, et ressemblait enfin presque à celle que je connaissais par son chant, j’eus honte tout à coup de m’être représenté notre réconciliation d’une manière si banale. Car je compris bien qu’elle était en train de s’accomplir. Mais à présent elle avait lieu, en grand, quelque part, loin, au-dessus de moi, où je n’atteignais même pas.


*


Cette promesse se remplit encore toujours: par hasard le même livre se retrouve de nouveau parmi les miens, parmi les quelques livres dont je ne me sépare pas. À présent, pour moi aussi, il s’ouvre aux passages auxquels je pense justement, et pendant que je les lis, il est incertain si je songe à Bettine ou à Abelone.


Non, Bettine est devenue plus vivante en moi, Abelone que j’ai connue n’a fait que préparer l’autre et voici qu’elle a fleuri en Bettine comme en son être le plus propre et le plus inconscient. Car cette étrange Bettine a, par toutes ses lettres, créé de l’espace, et comme un monde de dimensions élargies. Elle s’est depuis le commencement répandue en tout comme si elle avait déjà dépassé sa mort. Partout elle s’était installée profondément dans l’être, elle en faisait partie, et tout ce qui lui arrivait, était de toute éternité contenu dans la nature; là elle se reconnaissait, elle s’en détachait presque douloureusement; elle se devinait peu à peu, comme remontant à des traditions, elle s’évoquait comme un esprit et s’affrontait.


Voici un instant, Bettine, tu étais encore; je te comprends. La terre n’est-elle pas chaude de toi, et les oiseaux ne laissent-ils pas de l’espace pour ta voix? La rosée est autre, mais les étoiles sont encore les étoiles de tes nuits. Où le monde entier n’est-il pas tien? Car combien de fois l’as-tu incendié de ton amour, et l’as-tu vu flamboyer et se consumer, et l’as-tu, en secret, remplacé par un autre monde, tandis que tous dormaient. Tu te sentais bien d’accord avec Dieu, lorsque, chaque matin, tu lui demandais une nouvelle terre, afin qu’eussent leur tour tous ceux qu’il avait créés. Il te semblait peu digne de les épargner, et de les réparer, et tu avançais tes mains vers un monde toujours nouveau. Car ton amour égalait tout.


Comment est-il possible que tous ne parlent encore de ton amour? Qu’est-il depuis arrivé de plus mémorable? Qu’est-ce donc qui les occupe? Toi-même, tu connaissais la valeur de ton amour, tu le disais à haute voix à ton plus grand poète, afin qu’il fût rendu humain; car il était encore élément. Mais le poète, en t’écrivant, en a dissuadé les hommes. Tous ont lu ses réponses et les croient plutôt, parce que le poète leur est plus intelligible que la nature. Mais peut-être comprendront-ils un jour qu’ici était la limite de sa grandeur. Cette aimante lui était imposée, et il ne l’a pas supportée. Qu’est-ce à dire qu’il n’ait pu lui répondre? Un tel amour n’a pas besoin de réponse, il contient l’appeau et la réponse; il s’exauce lui-même. Mais le poète aurait dû s’humilier devant elle, dans toute sa magnificence, et ce qu’elle dictait, l’écrire à deux mains, comme Jean de Pathmos, à genoux. Il n’y avait pas de choix possible en présence de cette voix, qui «remplissait la fonction des anges», qui était venue pour l’envelopper et l’entraîner vers l’éternel. C’était là le char de sa montée embrasée vers le ciel. C’était là qu’était préparé à sa mort le mythe obscur qu’il laissa vide.


*


Le destin aime à inventer des dessins et des figures. Sa difficulté tient à sa complexité. Mais la vie elle-même est difficile par sa simplicité. Elle n’a que quelques éléments d’une grandeur qui nous surpasse. Le saint, en déclinant le destin, choisit ceux-ci pour l’amour de Dieu. Mais que la femme, conformément à sa nature, doive faire le même choix par rapport à l’homme, c’est là ce qui évoque la fatalité de toutes les amours: Résolue et sans destin, comme une éternelle, elle est debout à côté de lui qui se transforme. Toujours l’aimante surpasse l’aimé, parce que la vie est plus grande que le destin. Son don d’elle-même peut être infini; c’est là son bonheur. Mais la misère sans nom de son amour a toujours été celle-ci: qu’on lui ait demandé de limiter ce don.


Aucune autre plainte n’a jamais été exprimée par des femmes. Les deux premières lettres d’Héloïse ne contiennent que celle-là, et cinq siècles plus tard elle s’élève encore des lettres de la Portugaise; on la reconnaît comme un appel d’oiseau. Et soudain le clair espace de cette connaissance est traversé par la forme la plus lointaine de Sappho, que les siècles ne trouvèrent pas, parce qu’ils l’ont cherchée dans le destin.


*


Je n’ai jamais osé lui acheter un journal. Je ne suis pas sûr qu’il porte toujours quelques numéros sur lui, lorsque, à l’extérieur du jardin du Luxembourg, il se glisse lentement, en avant et en arrière, tout le soir durant. Il tourne le dos à la grille et sa main frôle le socle de pierre sur lequel se dressent les barreaux. Il se fait si mince que tous les jours beaucoup de gens passent, qui ne l’ont jamais vu. Sans doute a-t-il encore un reste de voix qui rappelle son existence; mais ce n’est pas autre chose qu’un bruit dans une lampe, ou dans le poêle, ou l’égouttement d’une grotte, à intervalles réguliers. Et le monde est ainsi fait qu’il y a des hommes qui, toute leur vie, passent justement pendant la pause durant laquelle, plus silencieux que tout ce qui se meut, il s’avance comme l’aiguille d’une montre, comme l’ombre d’une aiguille, comme le temps.


Combien j’avais tort de ne le regarder qu’à contrecœur! J’ai honte d’écrire que souvent, en m’approchant de lui, je prenais le pas des autres, comme si j’ignorais qu’il fût là. Alors j’entendais dire en lui: «La Presse», et aussitôt après encore une fois, et une troisième fois, à intervalles rapides. Et, à côté de moi les gens se retournaient et cherchaient la voix. Moi seul je me hâtais, plus que tous les autres, comme si rien ne m’avait frappé, comme si j’étais extrêmement absorbé.


Et je l’étais en effet. J’étais occupé à me le représenter, j’entreprenais de l’imaginer, et cet effort me couvrait de sueur. Car je devais le créer comme on crée un mort, à l’appui duquel il n’y a plus de preuves, et dont il n’est plus possible de trouver les composantes; un mort qu’il faut accomplir complètement au dedans de soi. Je sais à présent que je trouvais un peu de secours à penser aux nombreux christs en ivoire strié qui traînent chez tous les antiquaires. La pensée de je ne sais quelle pietà surgit et s’évanouit, – tout cela sans doute seulement pour évoquer une certaine inclinaison de son long visage, et la désolation d’une barbe qui repoussait peu à peu, à l’ombre des joues, et cette cécité définitivement douloureuse de son expression fermée, qui était dirigée de biais vers en haut. Mais il y avait en outre tant de choses qui lui appartenaient; car je compris dès alors que rien de lui n’était accessoire: ni la manière dont la veste et le manteau, bâillant en arrière, laissaient partout voir le col, – ce col bas, qui se dressait en un grand arc autour de la nuque tendue et creusée – sans le toucher; ni la cravate d’un noir verdâtre, lâchement nouée autour; ni surtout le chapeau de feutre, à fond raide, qu’il portait comme tous les aveugles portent leurs chapeaux: sans rapport avec les traits du visage, sans la possibilité de former, avec cet objet supplémentaire et soi-même, une nouvelle unité extérieure; et ce n’est rien de plus qu’un quelconque objet étranger.


Dans mon obstination lâche à ne pas le regarder je finis par en arriver à ce point, que l’image de cet homme se condensa en moi, sans raison, avec une force douloureuse, en une misère si dure que, harcelé par elle, je décidai d’intimider et de supprimer la précision croissante de ma représentation, par la réalité extérieure. C’était le soir. Je décidai de passer aussitôt près de lui en le regardant attentivement.


Il faut à présent que vous sachiez: on approchait du printemps. Le vent du jour était tombé; les rues étaient longues et satisfaites; à leurs issues les maisons luisaient, nouvelles, comme des brisures récentes d’un métal blanc. Mais c’était un métal qui vous surprenait par sa légèreté. Dans les rues larges, au courant ininterrompu, beaucoup de gens passaient les uns entre les autres, presque sans crainte des voitures qui étaient rares. Ce devait être un dimanche. Les terrasses des tours de Saint-Sulpice se montraient, gaies et d’une hauteur inattendue, dans l’air calme, et par les rues étroites, presque romaines, on regardait involontairement dans la saison. Au jardin, et devant lui, il y avait tant de mouvements d’hommes, que je ne le vis pas aussitôt. Ou ne le reconnus-je pas tout de suite à travers la foule?


Je sus dès l’abord que la représentation que j’avais de lui était sans valeur. La résignation de sa misère qui n’était limitée par aucune précaution ni aucune feinte, dépassait mes moyens. Je n’avais compris ni l’angle d’inclinaison de son attitude, ni l’effroi dont l’intérieur de ses paupières semblait l’emplir complètement. Je n’avais jamais pensé à sa bouche qui était rétrécie comme l’ouverture d’un conduit de gouttière. Peut-être avait-il des souvenirs; mais à présent, plus rien ne s’ajoutait à son âme que, tous les jours, la sensation amorphe du rebord de pierre derrière lui, auquel sa main s’usait peu à peu. J’étais resté debout, et tandis que je voyais tout cela, presque simultanément, je sentais qu’il avait un autre chapeau et une cravate qui était sans doute une cravate du dimanche. C’était un biais en damier jaune et violet et, quant au chapeau, c’était un chapeau de paille bon marché, avec un ruban vert. Les couleurs, bien entendu, importent peu, et il est même mesquin de ma part de m’en souvenir. Je veux dire seulement qu’elles étaient sur lui comme le duvet le plus tendre au ventre d’un oiseau. Lui-même n’y prenait point plaisir, et qui donc de tous ces gens – je me retournai – aurait pu supposer qu’il se fût paré pour eux?


Mon Dieu, me rappelai-je avec une subite véhémence, c’est donc ainsi que tu es? Il y a des preuves de ton existence. Je les ai toutes oubliées, et je n’en ai jamais demandé aucune, car quelle formidable obligation serait contenue dans cette certitude! Et cependant on me la démontre à présent. Voilà donc ton goût, voilà ton bon plaisir! Puissions-nous apprendre à supporter tout, et à ne point juger. Quelles sont les choses que tu condamnes, quelles, celles que tu agrées? Toi seul le sais.


Lorsque l’hiver sera de nouveau, et que j’aurai besoin d’un manteau neuf, accorde-moi de le porter ainsi, durant qu’il sera neuf.


*


Ce n’est pas que je veuille me distinguer d’eux lorsque je me promène dans des vêtements meilleurs, et qui m’ont appartenu depuis le commencement, et lorsque je tiens à habiter quelque part. Non, simplement, je n’en suis pas arrivé là. Je n’ai pas le cœur de vivre leur vie. Si mon bras dépérissait, je crois que je le cacherais. Mais elle (je ne sais, autrement, qui elle était), elle apparaissait, tous les jours, devant les terrasses des cafés, et bien que ce fût très difficile pour elle de retirer son manteau et de se dégager de ses vêtements et de ses sous-vêtements confus, elle n’épargnait pas cette peine et elle se débarrassait et se dévêtait si longuement que l’on pouvait à peine encore prendre patience. Et alors elle était debout, devant vous, modeste, avec son moignon sec et résorbé, et l’on pouvait voir qu’il était rare.


Non, ce n’est pas que je veuille me distinguer d’eux, mais je m’estimerais trop si je voulais être semblable à eux. Je ne le suis pas, je n’aurais ni leur force ni leurs proportions. Je me nourris et, de repas en repas, j’existe donc sans qu’aucun miracle intervienne, tandis qu’eux subsistent presque comme des éternels. Ils sont debout dans leurs angles, comme tous les jours, même en novembre, et l’hiver ne les fait pas crier. Le brouillard vient et les fait confus et incertains: ils sont malgré cela. J’étais parti en voyage, j’étais tombé malade, beaucoup de choses s’étaient déroulées en moi: mais eux ne sont pas morts.


[6][Je ne sais même pas comment il est possible que les collégiens se lèvent dans les chambres grises à l’odeur de froid. Qui les encourage, ces petits squelettes pressés, pour qu’ils se précipitent, dehors, dans la ville adulte, dans cette fin trouble de la nuit, dans ce jour de classe éternel, toujours encore petits, toujours remplis de pressentiments, toujours en retard. Je n’ai aucune idée de la somme de secours qui se dépense continuellement.]


Cette ville est pleine d’hommes qui glissent lentement parmi eux. La plupart commencent par résister; mais ensuite il y a aussi ces filles presque vieilles, décolorées et qui ne cessent de s’abandonner sans lutter, qui, au plus profond d’elles, n’ont jamais servi, qui n’ont jamais été aimées. Peut-être penses-tu, mon Dieu, que je dois renoncer à tout et les aimer. Ou, sinon, pourquoi m’en coûte-t-il tant de ne pas les suivre lorsqu’elles me dépassent? Pourquoi inventé-je tout à coup les mots les plus doux, les plus nocturnes, et pourquoi ma voix demeure-t-elle tendrement entre ma gorge et mon cœur? Et pourquoi me représenté-je comment, avec d’infinies précautions, je les tiendrais dans mon haleine, ces poupées avec lesquelles la vie a joué en ouvrant leurs bras de printemps en printemps, pour rien, jusqu’à ce que les joints des épaules se soient relâchés. Elles ne sont jamais tombées d’une espérance très haute, elles ne se sont donc pas brisées, mais elles sont abîmées et la vie déjà n’en veut plus. Seuls les chats perdus viennent le soir chez elles dans leurs chambres, et les griffent en secret, et se couchent sur elles. Quelquefois je suis l’une d’entre elles à travers deux rues. Elles longent les maisons, des hommes viennent toujours qui les recouvrent, elles disparaissent derrière eux, annulées.


Et cependant je sais que si un seul essayait de les aimer, elles seraient lourdes contre lui comme quelqu’un qui s’est trop éloigné et qui cesse de marcher. Je crois que Jésus seul les supporterait, qui a encore la résurrection dans tous ses membres; mais elles lui importent peu. Seuls ceux qui aiment le séduisent, et non pas celles qui attendent avec de petites dispositions à être aimées, comme une lampe froide.


*


Je sais que si j’étais destiné au pire il ne me servirait à rien de me travestir sous mes meilleurs vêtements. Ne glissa-t-il pas du milieu de sa royauté parmi les derniers? Lui, qui, au lieu de s’élever, tomba jusqu’à ce qu’il touchât fond. C’est vrai, j’ai cru parfois aux autres rois, bien que les parcs ne prouvent plus rien. Mais il fait nuit, c’est l’hiver, je gèle, je crois en lui. Car la puissance ne dure qu’un instant, et nous n’avons rien vu de plus long que la misère. Mais le roi doit durer.


Celui-ci n’est-il pas le seul qui se conserva sous sa folie comme des fleurs en cire sous une vitrine? Pour les autres, ils imploraient dans les églises une longue vie, mais de lui le chancelier Jean Charlier Gerson exigeait qu’il fût éternel et cela alors qu’il était déjà le plus pauvre de tous, malgré sa couronne.


C’était au temps que des hommes étrangers, au visage noirci, l’attaquaient parfois dans son lit, pour lui arracher la chemise pourrie dans les ulcères, que depuis longtemps déjà il prenait pour lui-même. Il faisait sombre dans la chambre, et ils déchiraient sous ses bras raides les lambeaux friables tels qu’ils les empoignaient. Puis, l’un d’eux éclairait, et alors seulement ils découvraient la blessure purulente sur sa poitrine, dans laquelle l’amulette de fer s’était enfoncée, parce que chaque nuit il la pressait contre lui avec toute la force de sa ferveur. À présent elle était en lui, profondément, terriblement précieuse, dans une lisière de perles en pus, comme un débris miraculeux, au creux d’un reliquaire. On avait choisi des aides au cœur dur, mais ils n’étaient pas cuirassés contre le dégoût, lorsque les vers, dérangés, se dressaient hors de la futaine flamande et que, tombés des plis, ils remontaient quelque part le long des manches. Il n’était pas douteux que son état eût empiré depuis le jour de la parva regina; car, elle du moins, avait encore voulu coucher auprès de lui, jeune et claire comme elle était: puis elle était morte. Et depuis, plus personne n’avait osé accoupler une compagne de lit avec cette charogne. La reine n’avait pas laissé derrière elle les mots et les tendresses par lesquels elle savait adoucir le roi. Aussi, plus personne ne pénétra-t-il à travers la broussaille de son esprit; personne ne l’aidait à s’échapper des ravines de son âme; personne ne le comprenait lorsque, soudain, il en sortait lui-même, avec le regard rond d’une bête qui va au pâturage. Et lorsqu’il reconnaissait alors le visage préoccupé de Juvénal, il se rappelait l’empire, tel qu’il l’avait laissé. Et il voulait rattraper ce qui avait été négligé.


Mais les événements de ces conjonctures avaient ceci de particulier qu’on ne pouvait les apprendre avec des ménagements. Où quelque chose arrivait, l’événement se produisait avec tout son poids, et lorsqu’on le disait, il était comme d’un seul morceau. Aurait-on pu atténuer en quelque manière le fait que son frère avait été assassiné? et ceci que hier Valentina Visconti qu’il nommait sa chère sœur s’était agenouillée devant lui, ne soulevant que les voiles noirs de son veuvage, de son visage défiguré par la plainte et par l’accusation? Et aujourd’hui, durant des heures, un avocat tenace et bavard était là, et prouvait le bon droit de l’assassin princier, jusqu’à ce que le crime devînt transparent comme s’il allait s’élever, lumineux jusqu’au ciel. Et être juste c’était donner raison à tous, car Valentine d’Orléans mourut de chagrin, quoiqu’on lui promît vengeance. Et à quoi servait de pardonner toujours et encore au duc de Bourgogne; l’ardeur sombre du désespoir s’était emparée de lui, de sorte que, depuis des semaines, il habitait une tente au fond de la forêt d’Argilly et prétendait avoir besoin la nuit d’entendre bramer les cerfs pour son soulagement.


Lorsqu’on avait pensé à tout cela, toujours de nouveau, du commencement jusqu’à la fin, – et ce n’était pas long, – le peuple demandait à vous voir, et il vous voyait: perplexe. Mais le peuple se réjouissait du spectacle; il comprenait que c’était là le roi: ce silencieux, ce patient qui était là pour permettre que Dieu agît pardessus lui, dans son impatience tardive. Dans ses moments plus clairs sur le balcon de son hôtel de Saint-Pol, le roi pressentait peut-être ses progrès secrets; il se souvenait de ce jour de Roosbecke, où son oncle de Berry l’avait pris par la main, pour le conduire devant sa première victoire achevée; alors il avait dominé du regard, par cette journée singulièrement prolongée de novembre, les masses des Gantois, telles qu’elles s’étaient étranglées par leur propre densité, lorsqu’on avait chevauché sur eux de tous les côtés. Enroulés les uns dans les autres, comme un immense cerveau, ils étaient couchés là, par monceaux, tels qu’ils s’étaient eux-mêmes noués ensemble, pour se tenir de près. On perdait l’haleine lorsque l’on voyait, ça et là, leurs visages étouffés; on ne pouvait manquer de se représenter que l’air avait été repoussé loin de ces cadavres, que l’encombrement avait fait rester debout, par la fuite soudaine de tant d’âmes désespérées.


Cela, on l’avait gravé dans la mémoire du roi comme le commencement de sa gloire. Et il s’en était souvenu. Mais, si ç’avait été alors le triomphe de la mort, c’était à présent, tandis que sur ses jambes fléchissantes il était debout à la vue de tous, le mystère de l’amour. Il avait vu dans les yeux des autres que l’on pouvait comprendre ce champ de bataille, quelque immense qu’il fût. Mais ceci ne voulait pas être compris; c’était aussi merveilleux que jadis le cerf au collier d’or dans la forêt de Senlis. Sauf, qu’à présent c’était lui l’apparition, et que les autres étaient plongés dans la contemplation. Et il ne doutait pas qu’ils fussent hors d’haleine, et emplis de la même vaste attente qui l’avait surpris, ce jour de son adolescence, à la chasse, lorsque l’apparition silencieuse surgit d’entre les branches en le regardant. Le mystère de sa visibilité se répandait sur toute sa forme adoucie. Il ne bougeait pas, de peur de se fondre; le mince sourire sur son large visage simple prenait une durée naturelle comme chez les Saints en pierre, et ne se forçait pas. C’est ainsi qu’il se tendait. Et ce fut un de ces instants qui sont l’éternité, vue en abrégé. La foule le supporta à peine. Fortifiée, nourrie d’un réconfort infiniment multiplié, elle rompit le silence par le cri éclatant de sa joie. Mais en haut, sur le balcon, il n’y avait plus que Juvénal des Ursins, et il cria sur la première vague de calme que le roi viendrait rue Saint-Denis chez les frères de la Passion, pour y voir les mystères.


En de tels jours le roi était plein d’une conscience adoucie. Si un peintre de ce temps avait cherché quelque indice sur la vie au paradis, il n’aurait pas pu trouver de modèle plus parfait que la forme apaisée du roi, telle qu’elle apparaissait dans une des hautes fenêtres du Louvre, dans l’abandon des épaules. Il feuilletait un petit livre de Christine de Pisan qui s’intitule le Chemin de long [7] étude, et qui lui était dédié. Il ne lisait pas les doctes polémiques de ce parlement allégorique qui s’était proposé de trouver le prince digne de régner sur le monde entier. Le livre s’ouvrait toujours de nouveau devant lui aux passages les plus simples: là où il était question de ce cœur qui, treize années durant, comme une cornue sur le feu de la douleur, n’avait servi qu’à distiller pour les yeux, l’eau de l’amertume. Il comprenait que la vraie consolation ne commençait que lorsque le bonheur était passé et révolu pour toujours. Rien n’était plus près de lui que cette consolation. Et tandis que son regard semblait embrasser le pont, là dehors, il aimait à regarder le monde à travers le cœur de Christine, par trop entraîné sur les chemins extraordinaires, dans l’extase de la grande Cuméenne, – le monde d’alors: ces mers aventureuses, ces villes aux tours étrangères, contenues par la pression des étendues; la solitude extatique des montagnes rassemblées, et les cieux explorés dans un doute heureux, ces cieux qui se fermaient alors seulement comme le crâne d’un nourrisson.


Mais lorsque quelqu’un entrait, le roi prenait peur et son esprit se ternissait peu à peu. Il permettait qu’on l’emmenât de la fenêtre et qu’on l’occupât. Ils lui avaient donné l’habitude de demeurer durant des heures avec des images, et il en était content. Une seule chose le fâchait, c’est qu’en tournant les pages on ne pût jamais garder devant soi, à la fois plusieurs images, et que, fixées qu’elles étaient dans des in-folio, on ne pût pas les mêler les unes sous les autres. Alors quelqu’un s’était souvenu d’un jeu de cartes qui était tombé en oubli, et le roi accorda sa faveur à celui qui le lui apporta. Tant lui tenaient à cœur ces cartons qui étaient bariolés, et chacun, mobile et plein d’imageries. Et tandis que les jeux de cartes devenaient à la mode parmi les courtisans, le roi était assis dans sa bibliothèque et jouait seul. De même qu’il levait en ce moment deux rois, l’un à côté de l’autre, de même Dieu l’avait posé récemment à côté du roi Vencislas; quelquefois une reine mourait, alors il mettait sur elle un as de cœur, c’était comme une pierre funéraire. Il ne s’étonnait pas qu’il y eût dans ce jeu plusieurs papes; il installait Rome là-bas, au bord de la table, et ici, à sa droite, était Avignon. Rome lui était indifférente; pour une raison quelconque il se la représentait ronde et n’y insistait pas davantage. Mais il connaissait Avignon. Et à peine y songeait-il, que sa mémoire répétait le haut palais hermétique et qu’elle se surmenait. Il fermait les yeux et devait largement reprendre haleine. Il avait peur de faire de mauvais rêves la nuit prochaine.


En somme, c’était vraiment une distraction reposante, et ils avaient eu raison de la lui suggérer. De telles heures le confirmaient, dans son opinion qu’il était roi, le roi Charles VI. Ceci ne veut pas dire qu’il s’exagérait son importance; il était loin de se croire plus qu’une de ces feuilles de papier, mais sa certitude se fortifiait que lui aussi était une carte déterminée, peut-être une carte mauvaise, une carte jetée avec colère et qui perdait toujours: mais toujours la même, jamais une autre. Et cependant, lorsqu’une semaine s’était passée, ainsi, à cette confirmation régulière de sa propre existence, il commençait à se sentir à l’étroit en lui. La peau se tendait autour du front et de la nuque comme s’il sentait tout à coup ses contours trop distincts. Personne ne savait à quelle tentation il cédait lorsqu’il s’informait des mystères et ne pouvait attendre qu’ils commençassent. Et lorsque enfin ils étaient arrivés, il habitait davantage la rue Saint-Denis que son hôtel de Saint-Paul.


C’était le pouvoir fatal de ces poèmes représentés qu’ils se complétaient et s’élargissaient toujours de nouveau, qu’ils s’accroissaient jusqu’à compter des dizaines de milliers de vers, de telle sorte que le temps en eux était le temps véritable; c’était comme si l’on avait fait un globe, en grandeur naturelle de la terre. L’estrade creuse, au-dessous de laquelle était l’enfer, et au-dessus de laquelle l’échafaudage sans barrière d’un balcon fixé à un pilier signifiait le niveau du paradis, contribuait encore à atténuer l’artifice. Car ce siècle avait en vérité rendu terrestres le ciel et l’enfer. Il se nourrissait de ces deux forces pour se survivre à lui-même.


C’étaient les jours de cette chrétienté avignonnaise qui, une génération plus tôt, s’était pressée autour de Jean XXII en un recours si involontaire, qu’au lieu de son pontificat, avait surgi aussitôt après lui la masse de ce palais clos et lourd comme un dernier corps de refuge pour l’âme de tous. Mais lui-même, le petit vieillard, léger et immatériel, vivait encore à la vue de tous. Tandis que, à peine arrivé, sans retard, il commençait à agir vite et hardiment, les écuelles épicées de poison étaient sur sa table. Le contenu du premier gobelet devait toujours être répandu car le morceau de licorne était décoloré lorsque l’échanson l’en retirait. Inquiet, ne sachant où il devait les dissimuler, le septuagénaire portait avec lui les figurines de cire que l’on avait faites de lui, pour le perdre en elles. Et il s’égratignait aux longues aiguilles dont elles étaient transpercées. On pouvait les fondre. Mais ces simulacres secrets l’avaient empli d’un tel effroi que, plusieurs fois, malgré sa force de volonté, il forma cette pensée qu’il pourrait se porter à lui-même un coup mortel et s’évanouir comme la cire près du feu. Son corps diminué devenait encore plus sec de terreur et plus résistant. Mais à présent on s’en prenait même au corps de son empire; à Grenade, les Juifs avaient été incités à détruire tous les chrétiens, et cette fois ils s’étaient acheté des exécuteurs plus terribles. Personne ne douta, aussitôt après les premières rumeurs du complot des lépreux; déjà certains les avaient vus jetant dans les puits les paquets des lambeaux horribles de leur décomposition. Ce ne fut pas par une crédulité trop facile qu’aussitôt l’on tint cela pour possible; la foi au contraire était devenue si lourde qu’elle échappa aux mains tremblantes et tomba jusqu’au fond des puits. Et de nouveau l’ardent vieillard dut éloigner le poison du sang. Au temps de ses velléités superstitieuses, il avait ordonné pour lui et pour son entourage l’angélus contre les démons du crépuscule; et à présent, dans le monde agité tout entier, on sonnait chaque soir cette prière calmante. Par ailleurs cependant toutes les bulles et les lettres qui émanaient de lui, ressemblaient davantage à un vin épicé qu’à une tisane. L’empire ne s’était pas confié à son traitement, mais il ne se lassait pas de combler les peuples des preuves de leur maladie; et déjà on venait de l’Orient le plus éloigné consulter ce médecin impérieux.


Mais alors l’incroyable arriva. Le jour de la Toussaint il avait prêché plus longtemps et plus ardemment que de coutume; pris d’un soudain besoin et comme pour la revoir lui-même, il avait montré sa foi; hors de ce tabernacle octogénaire il l’avait tirée et lentement soulevée de toutes ses forces, et exposée sur l’autel, et aussitôt ils crièrent à sa face. L’Europe entière cria: cette foi était mauvaise.


Alors le pape disparut. Durant de longs jours aucune action n’émana de lui, et il resta à genoux dans son oratoire, et explora le mystère de ceux qui agissent et qui font tort à leur âme. Enfin il reparut, épuisé par ce lourd recueillement, et se rétracta. Il rétractait une chose après l’autre. Rétracter devint la passion sénile de son esprit. Il arrivait qu’il fît éveiller la nuit les cardinaux pour leur parler de son repentir. Et peut-être ce qui faisait durer sa vie au delà de la mesure ordinaire, n’était-ce finalement que l’espoir de s’humilier encore devant Napoléon Orsini qui le haïssait et qui ne voulait pas venir.


Jacques de Cahors s’était rétracté. Et l’on pourrait croire que Dieu lui-même eût voulu prouver son erreur en laissant surgir, si peu de temps après, le fils du comte de Ligny, qui ne semblait attendre sur terre que l’âge de sa majorité pour participer virilement aux voluptés de l’âme que lui réservait le ciel. Il y avait beaucoup de gens qui se rappelaient ce clair enfant au temps de son cardinalat, et comment, à l’aube de son adolescence, il était devenu évêque, et comment, âgé de dix-huit ans à peine, il était mort dans l’extase de sa perfection. On rencontrait des morts vivants: car autour de son tombeau, l’air, sursaturé de vie pure, longtemps encore agit sur les cadavres. Mais n’y avait-il pas je ne sais quoi de désespéré, même dans cette sainteté trop précoce? N’était-ce pas une injustice pour tous, que le tissu pur de cette âme n’eût été qu’à peine tiré au travers de la vie, comme s’il ne s’agissait que de la rendre lumineuse dans la cuve d’écarlate de l’époque? N’éprouva-t-on pas comme un contre-coup lorsque ce jeune prince quitta le tremplin de la terre, dans son ascension passionnée vers le ciel? Pourquoi les lumineux ne restaient-ils pas parmi ceux qui peinent à faire des chandelles? N’était-ce pas cette obscurité qui avait amené Jean XXII à affirmer qu’avant le jugement dernier il n’y aurait aucune félicité entière, même pas parmi les bienheureux? Et en effet quel entêtement et quelle rude ténacité ne fallait-il point, pour s’imaginer que, tandis qu’ici tout était un chaos si épais, il pût y avoir quelque part des visages qui étaient déjà dans la lumière de Dieu, reposant sur des anges et comblés par sa vue inépuisable.


*


Me voici dans cette nuit froide, et j’écris, et je sais tout cela. Je le sais peut-être parce que j’ai rencontré cet homme, autrefois, quand j’étais petit. Il était très grand, je crois même que sa grandeur devait surprendre.


Si invraisemblable que cela paraisse, j’avais réussi, vers le soir je ne sais plus comment, à m’échapper seul, de la maison. Je courus, je tournai l’angle d’une rue, et au même instant je me heurtai contre lui. Je ne comprends pas comment ce qui arriva alors a pu se dérouler en cinq secondes à peu près. Si serré qu’on le raconte, cela dure beaucoup plus longtemps. Je m’étais fait mal en me heurtant contre lui; j’étais petit, il me sembla que c’était beaucoup déjà que je ne pleurasse pas; aussi m’attendais-je involontairement à être consolé. Comme il ne s’y décidait pas je le crus timide. Je supposai que son esprit ne lui inspirait pas la plaisanterie par laquelle cette affaire devait se dénouer. J’étais assez content déjà de pouvoir l’aider dans cet embarras, mais pour cela il était nécessaire de regarder dans sa figure. J’ai dit qu’il était grand. Cependant il ne s’était pas, comme il eût été pourtant naturel, penché sur moi, de sorte qu’il se trouvait à une hauteur à laquelle je n’étais pas préparé. Il n’y avait toujours encore devant moi que l’odeur et la dureté singulières de son vêtement que j’avais senti. Soudain vint son visage. Comment était-il? Je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir. C’était le visage d’un ennemi. Et, à côté de ce visage, tout à côté, à la hauteur de ses yeux terribles, il y avait, comme une seconde tête, son poing. Avant que j’eusse eu le temps de baisser la tête, je courais déjà; je m’esquivai à sa gauche et courus tout droit dans une rue vide et terrible, dans une rue d’une ville étrangère, d’une ville où l’on ne pardonne rien.


Alors je vécus ce que je comprends à présent: ce temps lourd, massif et désespéré. Le temps où le baiser de deux hommes qui se réconcilient, n’était qu’un signal pour les meurtriers qui étaient là. Ils buvaient dans le même gobelet, ils montaient aux yeux de tous le même cheval de selle, on racontait qu’il couchaient la nuit dans un seul lit: et tous ces contacts rendaient l’aversion de l’un pour l’autre si impatiente que, chaque fois que l’un apercevait les veines battantes de l’autre, un dégoût maladif se cabrait en lui, comme à l’aspect d’un crapaud. Le temps où un frère assaillait l’autre pour son héritage plus important, et le tenait prisonnier. Sans doute le roi intervint-il pour la victime et obtint-il la liberté de celle-ci et que son bien lui fût restitué. Occupé à d’autres destinées plus lointaines l’aîné accordait la paix et exprimait dans ses lettres le remords de son méfait. Mais tous ces événements empêchaient le frère libéré de se reprendre. Le siècle le montre allant en vêtement de pèlerin d’une église à l’autre, inventant des serments toujours plus étranges. Chargé d’amulettes, il chuchote ses craintes aux moines de Saint-Denis, et longtemps est resté inscrit dans leurs registres le cierge de cent livres qu’il trouva bon de consacrer à saint Louis. Il n’arriva pas à réaliser sa propre existence; jusqu’à sa fin il sentit la jalousie et la colère de son frère, comme une constellation grimaçante au-dessus de son cœur. Et ce comte de Foix, Gaston Phébus, qui excitait l’admiration de tous, n’avait-il pas tué ouvertement son cousin Ernault, le capitaine du roi d’Angleterre à Lourdes? Et qu’était ce meurtre manifeste auprès de cet affreux hasard, que le comte n’eût pas déposé le petit couteau à ongle aiguisé, lorsque, en un reproche crispé, il effleura de sa main, dont la beauté était fameuse, le cou nu de son fils étendu? La chambre était sombre, on dut allumer pour voir le sang qui venait de si loin et qui quittait à présent pour toujours une race admirable, en s’échappant doucement de l’étroite blessure de cet enfant épuisé.


Qui pouvait être fort et s’abstenir du meurtre? Qui, en ce temps, ne savait pas que le pire était inévitable? Un pressentiment singulier envahissait ça et là celui dont le regard avait rencontré dans la journée le regard presque voluptueux de son meurtrier. Il se retirait, il s’enfermait, il écrivait ses dernières volontés, et il ordonnait pour finir la civière en osier, la soutane des Célestins, et que l’on répandît des cendres. Des ménestrels étrangers paraissaient devant son château et il leur faisait des dons royaux pour l’amour de leur voix qui était d’accord avec ses vagues pressentiments. Dans le regard levé des chiens il y avait un doute, et ils devenaient moins sûrs dans les mouvements qu’on leur ordonnait. De la devise qui avait compté durant toute la vie se dégageait peu à peu un nouveau sens, parallèle et ouvert. Bien des longues habitudes vous paraissaient vieillies, mais c’était comme s’il ne s’en formait plus de nouvelles pour les remplacer. Si des projets surgissaient, on les traitait en grand, sans vraiment croire en eux. En revanche certains souvenirs prenaient un caractère singulièrement définitif. Le soir, près du feu, on croyait s’abandonner à eux. Mais la nuit, dehors, que l’on ne connaissait plus, devenait tout à coup singulièrement forte au tympan. L’oreille, habituée à tant de nuits libres et dangereuses, discernait des morceaux distincts du silence. Et cependant c’était différent cette fois-ci. Ce n’était pas la nuit entre hier et aujourd’hui: une nuit. Nuit. Beau sire, Dieu, et puis la résurrection. À peine en de telles heures le chant consacré à une femme aimée vous atteignait-il: elles étaient toutes cachées dans les aubes et dans les saluts d’amour; elles étaient devenues inintelligibles sous leurs noms de parade à traînes interminables. Tout au plus encore dans l’obscurité les devinait-on au fond du regard qui se lève, plein de confiance et de féminine douceur, d’un bâtard.


Et ensuite, avant le souper tardif, cette immobilité pensive au-dessus des mains dans la cuvette d’argent. Nos propres mains. Était-il possible de créer un rapport entre ce qu’elles touchaient? Une suite, une continuité dans leurs actes de prendre et de laisser. Non. Tous les hommes essayaient partie et contre-partie. Tous s’annulaient mutuellement, et il n’y avait pas d’action.


Il n’y avait pas d’action, hors chez les frères missionnaires. Le roi, dès qu’il eut vu leurs gestes et leurs mimiques, inventa lui-même cette charte pour eux. Il leur disait: «Mes chers frères»; jamais personne ne lui avait tenu autant à cœur. On leur accorda littéralement de marcher avec leur pleine signification parmi les hommes temporels; car le roi désirait qu’ils en contaminassent beaucoup, et qu’ils les entraînassent dans leur forte action où était l’ordre. En ce qui le concerne lui-même, il lui tardait de beaucoup apprendre d’eux. Ne portait-il pas, tout comme eux, les signes et les vêtements d’un certain sens? Lorsqu’il les regardait, il pouvait croire qu’il était possible d’apprendre cela: d’aller et de venir, de s’exprimer et de se replier, de telle sorte qu’il n’y eût aucun doute. D’immenses espoirs parcouraient son cœur. Dans cette salle de l’hôpital de la Trinité, éclairée d’une lumière inquiète et singulièrement indéfinie, il était assis tous les jours à sa meilleure place et il se dressait tout fiévreux et se tendait comme un écolier. D’autres pleuraient; mais lui était plein, à l’intérieur, de larmes étincelantes, et ne serrait que ses mains froides l’une dans l’autre pour supporter cela. Quelquefois, lorsqu’un acteur à bout de tirade sortait soudain de son grand regard, le roi levait le visage et s’effrayait: Depuis combien de temps déjà était-Il là, Monseigneur Saint Michel, surgi là-haut, au bord de l’estrade, dans son armure d’argent toute miroitante?


À de tels instants il se dressait. Il regardait autour de lui comme avant une décision. Il était tout près de comprendre la contre-partie de cette action-ci: la grande passion angoissée et profane dans laquelle il jouait. Mais tout à coup c’était passé. Tous se mouvaient de façon désordonnée. Des torches ouvertes s’avançaient sur lui, et elles jetaient en haut de la voûte des ombres informes. Des hommes qu’il ne connaissait pas, le tiraillaient. Il voulait jouer: mais de sa bouche rien ne sortait, ses mouvements ne formaient pas de gestes. Les gens se serraient si singulièrement autour de lui qu’il lui semblait qu’il devait porter la croix. Et il voulut attendre qu’ils l’apportassent. Mais ils étaient plus forts, et ils le poussèrent lentement dehors.


*


Dehors beaucoup de choses se sont transformées. Je ne sais pas comment. Mais en dedans, et devant toi, mon Dieu, en dedans, devant toi, spectateur, ne sommes-nous pas sans action? Nous sentons bien que nous ne savons pas le rôle, nous cherchons un miroir, nous voudrions nous défarder, renoncer à toute feinte et être véritables. Mais quelque part est encore sur nous un morceau de travestissement, que nous oublions. Une trace d’exagération demeure dans nos sourcils, nous ne remarquons pas que les commissures de nos lèvres sont repliées. Et nous allons et venons ainsi, railleurs et moitié de nous-mêmes, ni réels, ni acteurs.


*


C’était au théâtre d’Orange. Sans bien lever les yeux, prenant seulement conscience de brisure rustique qui forme à présent sa façade, j’étais entré par la petite porte vitrée du gardien. Je me trouvais entre les corps de colonnes couchées et de petits althéas, mais ils ne me cachèrent que pendant un instant la coquille ouverte des gradins, qui était là, coupée par les ombres de l’après-midi, comme un énorme cadran solaire concave. J’avançais rapidement dans leur direction. Je sentais en montant entre les rangs des sièges combien je diminuais dans cet entourage. En haut, un peu plus haut, il y avait quelques visiteurs, mal répartis et curieux avec négligence. Leurs vêtements étaient désagréablement visibles, mais leurs proportions ne valaient pas qu’on s’y arrêtât. Un instant ils me regardèrent et s’étonnèrent de ma petitesse. Ce qui fit que je me retournai.


Oh, je n’étais nullement préparé. On jouait. Un drame immense, un drame surhumain se déroulait: le drame de ce puissant décor dont la structure verticale apparaissait, tripartite, résonnant de grandeur, presque écrasante, et soudain mesurée dans l’excès même de sa mesure. Je cédai à l’assaut d’un bonheur violent. Ce qui se dressait là, plein d’une ordonnance d’ombres, qui rappelait une figure, avec l’obscurité concentrée dans la bouche de son milieu, limité en haut par la coiffure aux boucles semblables de la corniche: c’était le puissant masque antique qui cache tout et derrière lequel l’univers se condense en un visage. Ici, dans ce grand hémicycle de sièges, régnait une vie d’expectative, vide et aspirante; tout le devenir était au delà: Dieux et Destin. Et d’au delà venait (lorsqu’on regardait très haut), légèrement par-dessus l’arête du mur: l’éternel cortège des cieux.


Cette heure, je le comprends à présent, m’excluait pour toujours de nos théâtres. Qu’y faire? Que faire devant une scène sur laquelle ce mur (l’iconostase des églises russes), a été abattu, parce que l’on n’a plus la force de presser à travers sa dureté l’action semblable à un gaz, qui s’échappe en gouttes d’huile, pleines et lourdes. À présent les pièces tombent par grosses miettes à travers la passoire trouée des scènes, et s’amoncellent et sont balayées lorsqu’on en a assez. C’est cette même réalité à demi crue qui traîne dans les rues et dans les maisons, sauf qu’il en est là-bas davantage qu’on n’en peut ici faire entrer dans un seul soir.


[8][Soyons donc sincères, nous n’avons pas plus de théâtre que nous n’avons un Dieu: il y faudrait d’abord une communion. Chacun a ses idées et ses craintes particulières, et n’en laisse voir qu’autant qu’il lui est utile et qu’il lui plaît. Nous ne cessons de délayer notre faculté de comprendre, pour qu’elle suffise à nos besoins, au lieu d’appeler de nos cris le mur de notre misère commune, derrière lequel l’inconcevable aurait le temps de s’accumuler et de se tendre.]


*


Si nous avions un théâtre, serais-tu là, ô tragique, toujours de nouveau aussi mince, aussi nue, sans aucun subterfuge, devant ceux qui contentent sur ta douleur étalée, leur curiosité pressée? Tu prévoyais déjà, ô toi si émouvante, la réalité de tes souffrances, à Vérone, alors que, presque une enfant, jouant du théâtre, tu tenais devant toi des roses, comme un masque qui te faisait une face et qui, en t’exagérant, devait te dissimuler.


Il est vrai que tu étais une enfant d’acteur, et lorsque les tiens jouaient, ils voulaient être vus. Mais toi, tu dégénéras. Pour toi cette profession devait devenir ce qu’avait été pour Mariana Alcoforado, sans qu’elle s’en doutât, le voile de religieuse: un travestissement, épais et assez durable pour qu’il fût permis d’être derrière lui malheureuse sans restriction, avec la même instante ferveur qui fait bienheureux les bienheureux invisibles. Dans toutes les villes où tu vins, ils décrivirent tes gestes; mais ils ne comprenaient pas comment, perdant de jour en jour l’espoir, tu levais toujours un poème devant toi pour qu’il te cachât. Tu tenais tes cheveux, tes mains, ou un autre objet épais, devant les endroits translucides; tu ternissais de ton haleine ceux qui étaient transparents; tu te faisais petite, tu te cachais comme les enfants se cachent, et alors tu avais ce bref cri de bonheur, et tout au plus un ange aurait pu te chercher. Mais lorsque tu levais prudemment les yeux, il n’y avait pas de doute qu’ils t’eussent vue tout le temps, dans cet espace laid, creux, aux yeux innombrables: toi, toi, toi, et rien que toi.


Et tu avais envie d’étendre vers eux ton bras plié, avec ce signe du doigt qui conjure le mauvais œil. Tu avais envie de leur arracher ton visage dont ils se nourrissaient. Tu avais envie d’être toi-même. Ceux qui te donnaient la réplique sentaient tomber leur courage; comme si on les avait enfermés avec une panthère, ils rampaient le long des coulisses et ne disaient que ce qu’il fallait pour ne pas t’irriter. Mais toi, tu les tirais en avant, tu les posais là, et tu agissais avec eux comme avec des êtres réels. Et ces portes flasques, ces rideaux trompeurs, ces objets sans revers te poussaient à la réplique. Tu sentais comme ton cœur se haussait indéfiniment, jusqu’à une réalité immense, et, effrayée, tu essayais encore une fois de détacher de toi leurs regards, comme les longs fils de la Vierge.


Mais alors ils éclataient déjà en applaudissements, par crainte du pire: comme pour détourner d’eux, au dernier moment, ce qui aurait dû les contraindre à changer leur vie.


*


Ceux qui sont aimés mènent une vie difficile et pleine de dangers. Ah, que ne se surmontent-ils pas pour aimer à leur tour? Autour de celles qui aiment il n’est que sécurité. Plus personne ne les soupçonne et elles-mêmes ne sont plus capables de se trahir. En elles le secret est devenu intangible. Elles le clament tout entier comme des rossignols, il ne se divise pas. Leur plainte ne vise qu’un seul; mais la nature entière y joint sa voix; c’est la plainte sur un être éternel. Elles se jettent à la poursuite de celui qu’elles ont perdu, mais dès les premiers pas, elles l’ont dépassé, et il n’y a plus devant elles que Dieu. Leur légende est celle de Byblis qui poursuit Caunos jusqu’en Lycie. La poussée de son cœur lui fit parcourir des pays innombrables sur les traces de celui qu’elle aimait, et finalement elle fut à bout de forces. Mais si forte était la mobilité de son être que lorsqu’elle s’abandonna, par delà sa mort elle reparut en source, rapide, en source rapide.


Qu’est-il arrivé d’autre à la Portugaise, sinon qu’à l’intérieur elle est devenue source? Quoi d’autre, à Héloïse? Quoi d’autre, à toutes celles qui aimèrent, et dont les plaintes sont parvenues jusqu’à nous: Gaspara Stampa; la comtesse de Die et Clara d’Anduse; Louise Labbé, Marceline Desbordes, Élisa Mercœur? Mais toi, pauvre Aïssé fugitive, tu hésitais déjà, et tu cédas. Lasse Julie Lespinasse! Légende désolée du parc heureux: Marianne de Clermont.

Je me souviens encore exactement qu’un jour, il y a longtemps, je trouvai chez nous un écrin à bijoux; il était large comme deux mains, en forme d’éventail, avec un rebord de fleurs incrustées dans le maroquin vert foncé. Je l’ouvris: il était vide. Je puis dire cela à présent, après tant d’années. Mais en ce temps, lorsque je l’eus ouvert, je vis seulement en quoi consistait ce vide: en velours, en petit mamelon de velours clair un peu défraîchi; en la rainure du bijou qui s’y perdait, vide et plus claire d’un rien de mélancolie. Un instant cela était supportable. Mais pour celles qui ont été aimées et qui sont demeurées en arrière, tout est peut-être toujours ainsi.


*


Remontez en arrière dans vos journaux. N’y eut-il pas toujours autour des printemps une époque où l’année, en faisant irruption, vous atteignait comme un reproche? Il y avait en vous une disposition à être joyeuse, et cependant, lorsque vous sortiez dans le vide spacieux, une hésitation étrange naissait dans l’air, et votre marche devenait incertaine comme sur un bateau. Le jardin commençait; mais vous – c’était cela – vous y entraîniez l’hiver et l’année passée; pour vous c’était tout au plus une suite. Tandis que vous attendiez que votre âme participât à la saison, vous éprouviez soudain le poids de vos membres, et quelque chose comme la possibilité de tomber malade, pénétrait dans votre pressentiment ouvert. Vous l’attribuiez à votre robe trop légère, vous jetiez le châle sur vos épaules, vous couriez jusqu’au bout de l’allée: et puis vous étiez là, le cœur battant, au milieu du large rond-point, résolue à être d’accord avec tout cela. Mais un oiseau chantait, et était seul, et vous reniait. Ah, vous eussiez dû être morte!


Peut-être. Peut-être est-ce nouveau que nous surmontions cela: l’année et l’amour. Les fleurs et les fruits sont mûrs lorsqu’ils tombent. Les animaux se sentent, s’entre-trouvent et en sont contents. Mais nous qui avons projeté Dieu, nous ne pouvons pas finir par être prêts. Nous remettons notre nature, nous avons encore besoin de temps. Qu’est-ce, pour nous, qu’une année? Que sont-elles, toutes? Avant même que nous ayons commencé Dieu, nous le prions déjà: Fais-nous survivre à cette nuit. Et puis, les maladies. Et puis, l’amour.

Que Clémence de Bourges ait dû mourir à son aurore. Elle qui n’avait pas sa pareille; parmi les instruments dont elle savait jouer comme nulle autre, le plus beau, joué de façon inoubliable, même dans le moindre son de sa voix. Sa jeunesse était si hautement résolue qu’une amoureuse pleine d’élan put dédier à ce cœur naissant le livre de sonnets dans lequel chaque vers était inassouvi. Louise Labbé ne craignit pas d’effrayer cette enfant par les longues souffrances de l’amour. Elle lui montrait la montée nocturne du désir et lui promettait la douleur comme un univers agrandi; et elle soupçonnait qu’avec sa douleur pleine d’expérience elle était loin d’atteindre cette attente obscure qui faisait belle cette adolescente.


*


Jeunes filles dans mon pays! Que la plus belle d’entre vous, en été, l’après-midi, dans la bibliothèque sombre, ait trouvé le petit livre que Jean des Tournes a imprimé en 1556. Qu’elle ait emporté le petit volume lisse et rafraîchissant, dehors, dans le verger bourdonnant, ou de l’autre côté, près du phlox, dans l’odeur trop douce duquel il y a comme un résidu de sucre pur. Qu’elle l’ait trouvé tôt. En ces jours où ses yeux commencent déjà à prendre conscience d’elle, tandis que la bouche plus jeune est encore capable de mordre d’une pomme des morceaux trop gros, et d’être pleine.


Et si vient alors le temps des amitiés plus mouvementées, que ce soit votre secret de vous appeler les unes les autres, Dika, Anactoria, Gyrinno et Atthis. Qu’un homme plus âgé, un voisin peut-être, qui aurait beaucoup voyagé et serait considéré déjà comme un original, vous révèle ces noms. Qu’il vous invite quelquefois chez lui, pour l’amour de ses pêches célèbres, ou à cause des eaux-fortes de Ridinger sur l’équitation, là-haut dans le couloir blanc, de ces eaux-fortes dont il est tant question qu’il fallait bien les avoir vues. Peut-être le persuaderez-vous de vous raconter quelque chose. Peut-être celle-là est-elle parmi vous qui saurait le décider à chercher les vieux cahiers de son journal de voyage. Qui sait? La même qui un jour réussit à se faire révéler que certains fragments de la poésie de Sappho nous sont parvenus, et qui n’a pas de repos jusqu’à ce qu’elle ait appris ce qui est presque un secret, savoir: que cet homme retiré aimait à consacrer ses loisirs à la traduction de ces morceaux. Il doit concéder que depuis longtemps il n’y a plus pensé, et ce qui est là, assure-t-il, ne vaut pas qu’on en parle. Mais à présent il se sent heureux quand même, devant ses candides amies, lorsqu’elles insistent beaucoup pour lui faire dire une strophe. Il retrouve même au fond de sa mémoire le texte grec, il le prononce à haute voix, parce que la traduction, lui semble-t-il, n’en exprime pas le meilleur, et pour montrer à cette jeunesse, par les belles brisures de cette langue, la matière massive du poème, ployée en des flammes si fortes.


Tout cela finit par animer de nouveau sa chaleur au travail. De beaux soirs presque jeunes viennent pour lui, des soirs d’automne, par exemple, qui ont devant eux beaucoup de nuit et de calme. Dans son cabinet la lumière brûle alors très tard. Il ne reste pas toujours penché sur les feuillets: il s’appuie souvent en arrière, il ferme les yeux sur telle ligne maintes fois relue, dont le sens se répand dans ses veines. Jamais il n’a été aussi certain de l’antiquité. Il est presque tenté de sourire des générations qui l’ont pleurée comme un spectacle perdu, dans lequel ils eussent volontiers joué un rôle. À présent il comprend momentanément la signification dynamique de cette précoce unité du monde, qui avait comme assumé, ensemble et d’une façon nouvelle, tout le labeur humain. Il n’est pas détourné de sa certitude par le fait que cette culture conséquente, avec ses phénomènes visibles, en quelque sorte sans lacune, semblait former un tout pour des regards postérieurs, et comme un spectacle dans son ensemble révolu. Sans doute la moitié céleste de la vie était-elle adaptée à la coupe ronde de l’existence terrestre, comme deux hémisphères forment ensemble une boule d’or intact. Mais à peine ceci fut-il accompli, que les esprits qui étaient enfermés au dedans, n’éprouvèrent plus cette réalisation sans reste, que comme une parabole; l’astre massif perdit son poids et monta dans l’espace, et dans sa voûte dorée se reflétait de loin la tristesse de tout ce qui n’était pas encore vaincu.


Tandis qu’il pense cela, le solitaire dans sa nuit, le pense et le comprend, il aperçoit une assiette de fruits sur l’accoudoir. Malgré lui il prend une pomme et la pose devant soi, sur la table. Comme ma vie flotte autour de ce fruit! songe-t-il. Autour de tout ce qui est parfait, monte et s’exhale ce qui reste encore à accomplir.


Et alors, de l’inachevé surgit, presque trop vite, cette petite figure, tendue par delà l’infini, à laquelle, au témoignage de Galien, tous pensaient lorsqu’ils disaient: la poétesse. Car de même que derrière les œuvres d’Hercule le monde se dressait et demandait à être détruit et reconstruit, de même se pressaient hors des réserves de l’être, vers les actes de son cœur, pour être vécus, les bonheurs et les désespoirs dont les temps doivent se contenter.


Il connaît tout à coup ce cœur résolu qui était prêt à s’acquitter de tout l’amour, jusqu’à la fin. Il ne s’étonne pas qu’on l’ait méconnu; que l’on n’ait vu que l’excès de cette aimante à tout jamais future, et non une nouvelle unité de mesure, d’amour et de détresse. Que l’on ait interprété la légende de sa vie comme elle avait été par hasard admise à cette époque-là, qu’enfin on lui ait attribué la mort de celles que le Dieu excite seules, à aimer hors d’elles-mêmes, sans réponse. Peut-être, parmi les amies même qu’elle avait formées, y en avait-il qui ne comprenaient pas: qu’au comble de son action elle ne se lamentait pas sur un seul qui laissa vides ses bras ouverts mais sur celui, désormais impossible, qui avait été assez grand pour son amour.


Ici l’homme qui songe, se lève et va à la fenêtre. Les murs de sa chambre haute sont trop proches, il voudrait voir les étoiles, si c’est possible. Il ne se trompe pas sur lui-même. Il sait que ce mouvement l’anime parce que parmi les jeunes filles du voisinage, est celle qui le regarde. Il a des vœux, non pour lui, non, mais pour elle; pour elle il comprend, durant une heure nocturne qui passe, l’exigence de l’amour. Il se promet de ne rien lui en dire. Il lui semble que tout ce qu’il peut faire c’est d’être seul et éveillé, et de penser à propos d’elle combien cette aimante avait raison: lorsqu’elle savait que la réunion de deux êtres ne faisait qu’accroître la solitude; lorsqu’elle dépassait la fin terrestre du sexe par son dessein infini, lorsque, dans l’obscurité des étreintes, elle ne cherchait pas le contentement, mais encore le désir, lorsqu’elle méprisait que, de deux êtres, l’un fût l’aimé, et l’autre l’aimant, et lorsque les faibles aimées qu’elle menait à sa couche, en sortaient, fortes d’amour et prêtes à la quitter.


Par ces adieux suprêmes, son cœur devenait une force de la nature. Au-dessus du destin elle chantait à ses plus récentes aimées leurs épithalames; elle magnifiait leurs noces; elle exagérait leur époux proche, afin qu’elles fissent un effort sur elles-mêmes, pour lui comme à l’égard d’un Dieu, et qu’elles surmontassent la splendeur de l’époux.


*


Encore une fois, Abelone, dans ces dernières années je t’ai sentie et je t’ai comprise de façon inespérée, après que longtemps je n’avais plus pensé à toi.


C’était à Venise, en automne, dans un de ces salons où des étrangers se rencontrent passagèrement autour d’une maîtresse de maison étrangère comme eux-mêmes. Ces gens sont debout, ici et là, avec leurs tasses de thé, et sont enchantés lorsqu’un voisin renseigné les tourne vite et discrètement vers la porte pour leur chuchoter un nom qui a un son vénitien. Ils s’attendent aux noms les plus extravagants, rien ne peut les surprendre; car si économes qu’ils soient d’ordinaire de leur existence, ils s’abandonnent dans cette ville avec nonchalance aux possibilités les plus exagérées. Dans leur vie courante ils confondent constamment l’extraordinaire avec ce qui est interdit, de sorte que l’attente du merveilleux qu’ils s’accordent à présent, apparaît dans leurs visages comme une expression grossière de licence déréglée. Ce qui ne leur arrive chez eux que momentanément, à l’occasion de concerts, ou lorsqu’ils sont seuls avec un roman, ils le laissent apparaître comme un état d’esprit légitime dans ces circonstances caressantes. De même que, de façon très inattendue, ne comprenant aucun danger, ils se laissent exciter par les aveux presque mortels de la musique, comme par des indiscrétions physiques, de même ils se livrent, sans le moins du monde surmonter l’existence de Venise, à la pâmoison facile et profitable des gondoles. Des époux qui ne sont plus jeunes, qui durant tout le voyage n’ont eu l’un pour l’autre que des répliques haineuses, s’accordent en silence; le mari se sent agréablement las de tous ses idéaux, tandis qu’elle se trouve jeune et fait aux indigènes paresseux un signe de tête encourageant, avec un sourire comme si elle avait des dents en sucre qui fondent constamment. Et si on l’écoute par hasard, on apprend qu’ils repartiront demain, ou après-demain, ou à la fin de la semaine.


J’étais donc là, au milieu d’eux, et me réjouissais de ne pas devoir partir. Bientôt il ferait froid. Cette Venise molle et opiacée de leurs préjugés et de leurs besoins disparaît avec ces étrangers somnolents, et, un matin, l’autre Venise est là, réelle, lucide, cassante comme du verre, nullement issue de rêves: Cette Venise voulue dans le néant sur des forêts coulées à fond, créée de force, et enfin parvenue à ce degré d’existence. Ce corps endurci, réduit au plus nécessaire, à travers lequel l’arsenal qui ne dort jamais chasse le sang de son travail; et l’esprit insinuant de ce corps qui sans cesse élargit son domaine, cet esprit plus fort que le parfum de pays aromatiques. L’État inventif qui échangeait le sel et le verre de sa pauvreté contre les trésors des peuples. Le beau contrepoids du monde qui, jusque dans ses ornements, est plein d’énergies latentes qui se ramifiaient toujours plus finement: Venise. La conscience que je connaissais cette ville s’emparait de moi, et, au milieu de ces gens qui voulaient se tromper, m’animait d’un tel besoin d’opposition que je levai les yeux pour en parler n’importe comment. Était-il possible qu’il n’y eût, dans ces salles, personne qui, involontairement, attendît d’être éclairé sur l’essence de ce milieu? Un jeune homme qui comprendrait aussitôt que ce qui était proposé là n’était pas une jouissance, mais un exemple de volonté, tel qu’on n’en pourrait trouver nulle part de plus exigeant et de plus sévère? J’allais et venais, ma vérité me faisait inquiet. Comme elle s’était emparée de moi parmi tant de monde, elle apportait avec elle le désir d’être exprimée, défendue, démontrée. La représentation grotesque se forma en moi que dans un instant j’allais réclamer le silence en frappant dans les mains, par haine contre ce malentendu délayé dans toutes leurs paroles.


Dans cet état d’esprit ridicule, je l’aperçus. Elle était debout, seule, devant une fenêtre lumineuse, et m’observait; non pas précisément par ses yeux qui étaient sévères et pensifs, mais, eût-on dit, par sa bouche qui imitait ironiquement l’expression apparemment irritée de mon visage. Je sentis aussitôt la tension impatiente de mes traits et pris un visage indifférent, après quoi sa bouche devint naturelle et hautaine. Puis, après un instant de réflexion, simultanément, nous nous sourîmes l’un à l’autre.


Elle rappelait, si l’on veut, un certain portrait de jeunesse de la belle Bénédicte de Qualen qui joue un rôle dans la vie de Baggesen. On ne pouvait voir le calme obscurci de ses yeux, sans soupçonner la claire obscurité de sa voix. D’ailleurs la natte de ses cheveux et le décolleté de sa robe claire étaient si bien de Copenhague, que j’étais décidé à l’aborder en danois. Je n’étais pas encore assez près d’elle, lorsque, de l’autre côté, un courant s’avança; notre exubérante comtesse elle-même, dans sa distraction chaude et toujours enthousiaste, se précipitait sur la jeune fille, avec le concours de tous ses invités, pour la séquestrer aussitôt et lui demander de chanter. J’étais certain que la jeune fille s’excuserait en disant que personne dans la compagnie ne pouvait désirer d’entendre chanter en danois. Ce qu’elle dit en effet, lorsqu’on lui permit de répondre. La foule, autour de la forme claire, devenait plus animée; chacun savait qu’elle chantait aussi en allemand. «Et en italien», ajouta une voix en riant avec une conviction malicieuse. Je ne voyais pas d’excuse que j’aurais pu lui prêter en pensée. Mais je ne doutais pas qu’elle ne dût résister. Déjà une expression de sécheresse mortifiée se répandait sur les visages fatigués par des sourires trop prolongés, déjà la bonne comtesse pour ne pas s’abaisser, reculait d’un pas, avec un air de pitié et de dignité: et c’est alors – lorsque ce n’était plus du tout nécessaire – qu’elle céda. Je me sentis pâlir de déception; mon regard s’emplit de reproche, mais je me détournai, il était inutile de lui laisser voir cela. Alors elle se détacha de tous les autres et fut tout à coup à côté de moi. Sa robe m’éclairait, l’odeur fleurie de sa chaleur était autour de moi.


«Je veux vraiment chanter, dit-elle en danois le long de ma joue, non pas parce qu’ils le demandent, non pas pour l’apparence, mais parce que j’ai vraiment besoin en ce moment de chanter.»


Dans ces mots éclatait la même intolérance irritée dont elle venait de me délivrer. Je suivis lentement le groupe avec lequel elle s’éloignait. Mais près d’une haute porte, je restai en arrière et laissai les hommes se déplacer et se ranger. Je m’appuyai contre l’intérieur noir et miroitant de la porte, et j’attendis. Quelqu’un me demanda ce qui se préparait et si l’on allait chanter. Je prétendis n’en rien savoir. Tandis que je mentais, elle chantait déjà.


Je ne pouvais pas la voir. L’espace s’élargissait peu à peu autour d’une de ces chansons italiennes que les étrangers tiennent pour authentiques parce qu’elles reposent sur une convention si apparente. Elle qui la chantait n’y croyait pas. Elle la levait avec peine, elle faisait trop d’efforts. Par les applaudissements qui éclatèrent en avant, on pouvait apprendre que c’était fini. J’étais triste et honteux. Il y eut un peu de mouvement, et je décidai de me joindre aux prochaines personnes qui s’en iraient. Mais alors il y eut tout à coup un silence. Un silence se fit que personne encore n’avait cru possible; il durait, il se tendait, et à présent en lui s’élevait la voix. (Abelone, songeai-je; Abelone.) Cette fois elle était forte, pleine, et cependant n’était pas lourde; d’une seule pièce, sans rupture, sans couture. C’était une chanson allemande, inconnue. Elle la chantait avec une simplicité singulière comme une chose nécessaire. Elle chantait:


Toi, à qui je ne confie pas

mes longues nuits sans repos,

Toi qui me rends si tendrement las

me berçant comme un berceau;

Toi qui me caches tes insomnies,

dis, si nous supportions

cette soif qui nous magnifie,

sans abandon?


(Une courte pause, et en hésitant):


Car rappelle-toi les amants,

comme le mensonge les surprend

à l’heure des confessions.


De nouveau le silence. Dieu sait qui le faisait tel. Et puis les gens remuaient, se poussaient les uns les autres, s’excusaient, toussotaient. Déjà ils allaient passer à un brouhaha général qui effaçait tout, lorsque soudain la voix éclata, résolue, large et d’une seule poussée:


Toi seule, tu fais partie de ma solitude pure.

Tu te transformes en tout: tu es ce murmure

ou ce parfum aérien.

Entre mes bras: quel abîme qui s’abreuve de pertes.

Ils ne t’ont point retenue, et c’est grâce à cela, certes,

qu’à jamais Je te tiens.


Personne n’avait attendu cela. Tous étaient comme courbés sous cette voix. Et, à la fin il y avait en elle une sécurité si forte que l’on eût dit qu’elle savait depuis des années qu’en cet instant elle devrait chanter.


*


Quelquefois je m’étais demandé déjà pourquoi Abelone ne tournait pas vers Dieu les calories de son grand sentiment. Je sais qu’elle tendait à enlever à son amour tout caractère transitif, mais son cœur véridique pouvait-il s’y tromper et ne savait-elle pas que Dieu n’était qu’une direction donnée à l’amour, non pas son objet? Ne savait-elle pas qu’elle n’avait à craindre de sa part aucune réponse? Ne connaissait-elle pas la retenue de cet amant supérieur qui retarde tranquillement le plaisir, pour nous permettre, à nous si lents, de montrer et développer notre cœur tout entier? Ou bien voulait-elle éviter le Christ? Redoutait-elle d’être retenue par lui, à mi-chemin, et, à son contact, de devenir l’aimée? Est-ce pour cela qu’elle n’aimait pas à penser à Julie Reventlow? Je serais presque tenté de le croire, lorsque je songe qu’ont pu s’abandonner à cette subtile facilité de Dieu, une aimante aussi simple que Mechthild, une aimante fougueuse comme Thérèse d’Avila, une aimante blessée comme la bienheureuse Rose de Lima. Ah, celui qui pour les faibles était secourable, était une injustice assez forte; alors que déjà elles n’attendaient plus rien que le chemin infini, encore une fois dans le ciel plein d’attente elles rencontrent une forme palpable qui les gâte par son accueil et les trouble par sa virilité. La lentille de son cœur rassemble encore une fois les rayons parallèles de leurs cœurs, et elles que les anges espéraient déjà présenter intactes à Dieu, prennent tout à coup flamme et se consument, dans la sécheresse de leur désir.


[9][Être aimée veut dire se consumer dans la flamme. Aimer c’est rayonner d’une lumière inépuisable. Être aimée c’est passer, aimer c’est durer.]


Il est cependant possible qu’Abelone, plus tard, ait essayé de penser avec son cœur, pour, insensiblement et sans intermédiaire, entrer en rapport avec Dieu. Je pourrais imaginer qu’il y a des lettres d’elle qui rappellent l’attentive contemplation intérieure de la princesse Amélie Galitzin. Mais si ces lettres étaient adressées à quelqu’un qui fut longtemps son proche, combien celui-ci a-t-il dû souffrir de cette transformation! Et elle-même: je soupçonne qu’elle-même ne craignait rien autant que cette transformation spectrale et ignorée dont on perd constamment toutes les preuves parce qu’on ne les reconnaît pas.


*


On aura peine à me persuader que l’histoire de l’enfant prodigue ne soit pas la légende de celui qui ne voulait pas être aimé. Tant qu’il était un enfant, tous l’aimaient chez lui. Il grandit, il ne connaissait pas autre chose et s’habitua à leur tendresse douillette, tant qu’il était enfant. Mais lorsqu’il fut adolescent il voulut se défaire de ces habitudes. Il n’aurait pu le dire, mais lorsqu’il rôdait dehors toute la journée et ne voulait même plus avoir les chiens avec lui, c’était parce qu’eux aussi l’aimaient; parce que leurs yeux l’observaient, et prenaient part, attendaient et s’inquiétaient; parce que, devant eux non plus, on ne pouvait rien faire sans réjouir ou blesser. Mais ce qu’il souhaitait alors, c’était cette indifférence intime de son cœur, qui, le matin tôt, dans les champs, le saisissait avec une telle pureté qu’il commençait à courir, pour n’avoir ni temps ni haleine, pour n’être plus qu’un léger instant du matin qui prend conscience de soi.


Le secret de sa vie qui n’avait encore jamais été, s’étendait devant lui. Involontairement il quittait le sentier et courait plus loin, à travers champs, les bras étendus, comme si dans cette largeur il avait pu s’emparer de plusieurs directions à la fois. Et puis, il se jetait n’importe où, derrière un buisson, et il n’avait de valeur pour personne. Il écorçait une flûte de saule, il lançait un caillou dans la direction d’un petit fauve, il se penchait en avant et obligeait un scarabée à faire demi-tour: tout cela ne devenait pas du destin et les deux passaient au-dessus de lui comme sur la nature. Enfin venait l’après-midi, avec toutes ses inventions; on était un boucanier sur l’île Tortuga et on n’avait aucune obligation à l’être; on assiégeait Campêche, on prenait d’assaut Vera-Cruz; on pouvait être l’armée entière, ou un chef à cheval, ou un bateau sur la mer: selon l’humeur qui vous animait. Mais si l’envie de vous agenouiller vous prenait, on était aussitôt Deodat de Gozon, et l’on avait abattu le dragon, et l’on apprenait que cet héroïsme était de l’orgueil, sans obéissance. Car on n’épargnait rien de ce qui faisait partie du jeu. Mais quel que fût le nombre des imaginations qui surgissaient, on avait cependant toujours encore le temps de n’être qu’un oiseau, il était incertain lequel. Seulement qu’après il y avait le retour.


Mon Dieu, de quoi fallait-il alors se dépouiller, et combien de choses oublier? Car il fallait oublier pour de vrai, c’était nécessaire; sinon, on se serait trahi lorsqu’ils insistaient. On avait beau hésiter et se retourner, le pignon de la maison enfin apparaissait quand même. La première fenêtre, là-haut, vous tenait sous son regard, quelqu’un peut-être y était. Les chiens dans lesquels l’attente s’était accrue toute la journée durant, traversaient les buissons et vous ramenaient à celui qu’ils croyaient reconnaître en vous. Et la maison faisait le reste. Il suffisait d’entrer à présent dans son odeur pleine, et déjà presque tout était décidé. Des détails pouvaient encore être modifiés; en gros on était déjà celui pour lequel ils vous tenaient ici; celui à qui ils avaient depuis longtemps composé une existence, faite de son petit passé et de leurs propres désirs; cet être de communauté qui jour et nuit était placé sous la suggestion de leur amour, entre leur espoir et leur soupçon, devant leur blâme ou leur approbation.

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