TROISIÈME PARTIE

L'HOMME


Les radios de Hongkong affirment au monde entier que la ville a retrouvé son activité. Mais ils ajoutent Seuls les ouvriers du port n'ont pas encore repris leur travail. Ils ne le reprendront pas. Le port est toujours désert ; la cité ressemble de plus en plus à cette grande figure vide et noire qui se découpait sur le ciel lorsque je l'ai quittée. Hongkong cherchera bientôt quel travail convient à une île isolée... Et sa principale richesse, le marché du riz, lui échappe. Les grands producteurs sont entrés en rapports avec Manille, avec Saïgon. « Hongkong, écrit un membre de la Chambre de Commerce dans une lettre que nous avons interceptée, si le Gouvernement anglais ne décide pas d'intervenir par les armes, sera dans un an le port le plus précaire de l'Extrême-Orient... »

Les sections de volontaires parcourent la ville. Beaucoup d'autos appartenant à des négociants ont été armées de mitrailleuses. Cette nuit, le central téléphonique - pas de défense possible sans téléphone - a été entouré de barricades de fils de fer barbelés. D'autres retranchements sont en construction autour des réservoirs, du palais du Gouverneur et de l'Arsenal. Et, malgré la confiance qu'elle a dans ses miliciens, la Sûreté anglaise prise au dépourvu envoie courrier sur courrier, émissaire sur émissaire au général Tcheng-Tioung-Ming, pour presser sa marche sur Canton.


« Vois-tu, mon cher, me dit Nicolaïeff de sa voix de prêtre, il ferait mieux de s'en aller, Garine, beaucoup mieux... Myroff m'a parlé de lui. S'il veut rester encore quinze jours, il va rester beaucoup plus longtemps qu'il ne le souhaite... Oh ! on n'est pas plus mal enterré ici qu'ailleurs...

- Il dit qu'il ne peut pas partir maintenant.

- Oui, oui... Les malades ne sont pas rares, ici... Avec notre façon de vivre, on n'échappe jamais tout à fait aux Tropiques...

Il montre son ventre, en souriant :

- Moi, je préfère encore cela... Et puis, quand ce qui compte pour lui n'est pas en jeu, il est un peu aboulique, Garine... Comme tout le monde...

- Et tu crois que la vie ne compte pas pour lui ?

- Pas beaucoup, pas beaucoup...


Le rapport de l'un des boys de Tcheng-Daï, - un indicateur - vient d'arriver.

Tcheng-Daï sait que les terroristes veulent l'assassiner. On lui a conseillé de fuir : il a refusé. Mais l'indicateur l'a entendu dire à un ami : « Si ma vie n'est pas assez forte pour les arrêter, ma mort le sera peut-être... » Il ne s'agissait plus, cette fois, d'assassinat, mais de suicide. Si Tcheng-Daï se tuait en l'honneur d'une cause, à l'asiatique, il donnerait à cette cause une force contre laquelle il serait difficile de lutter. « Il en est bien incapable », dit Nicolaïeff. Néanmoins, l'inquiétude pèse sur la Sûreté...


Garine vient de quitter l'hôpital. Myroff, ou le médecin chinois, viendra le piquer tous les matins.

Le lendemain.

Ce n'est pas seulement Tcheng-Daï qui rendait Nicolaïeff inquiet : Tcheng-Tioung-Ming a pris hier Chowtchow et marche sur Canton après avoir battu les troupes cantonaises. Ces troupes, composées d'anciens mercenaires de Sun-Yat-Sen, sont tenues par Borodine pour sans valeur, incapables de combattre lorsqu'elles ne sont pas encadrées par l'armée rouge et les cadets. Mais les cadets, sous les ordres de Chang-Khaï-Shek, restent à Whampoa : l'armée rouge, sous les ordres de Gallen, ne quitte pas ses cantonnements. Seules, les sections de propagande, qui peuvent préparer la victoire, mais non l'obtenir, quitteront la ville demain. « Que le Comité des Sept se décide, dit Garine. Maintenant, c'est l'armée rouge et le décret, ou Tcheng-Tioung-Ming. Et Tcheng-Tioung-Ming, pour eux, c'est le peloton d'exécution. Au choix ! »

La nuit.

Onze heures du soir, chez Garine. Près de la fenêtre, nous attendons son retour, Klein et moi. Sur une petite table, à côté de Klein, une bouteille d'alcool de riz et un verre. Un planton de la Sûreté a apporté l'affiche bleue qui est là, mal pliée, sur la table que les boys ont oublié de desservir. On colle des affiches semblables par la ville.

C'est le fragment final du testament de Tcheng-Daï :

« Moi, Tcheng-Dai, me suis donc ainsi donné volontairement la mort, afin de pénétrer tous mes compatriotes de ceci : que notre plus grand bien, LA PAIX, ne doit pas être dilapidé, dans l'égarement où de mauvais conseillers s'apprêtent à plonger le peuple chinois... »

Ces affiches, qui peuvent à elles seules nous nuire plus que toute la prédication de Tcheng-Daï, qui les fait coller, à cette heure ?

S'est-il tué ? A-t-il été assassiné ?

Garine est allé à la Sûreté et chez Borodine. Il avait d'abord fait demander confirmation de la mort de Tcheng-Daï, mais il a dû partir sans attendre la réponse, dont il a trouvé sans doute un double à la Sûreté. Elle vient de nous être apportée : Tcheng-Daï est mort d'un coup de couteau dans la poitrine. Impatients, martelant nos cuisses de coups de poing à la moindre piqûre de moustique, nous attendons. J'entends la voix de Klein, affaiblie et lointaine, comme à travers une forte fièvre :

« Moi, je le connais. Alors je dis que ce n'est pas possible... »

Je viens de dire que ce suicide me semble vraisemblable, et Klein proteste, avec une inexplicable véhémence qu'il s'efforce de maîtriser. J'ai toujours trouvé quelque chose d'étrange à cet homme dont l'aspect de boxeur militaire cache une grande culture. Garine, qui a pour lui une amitié profonde, m'a dit, quand je l'ai interrogé, une phrase que Gérard, déjà, m'avait dite : Ici, c'est un peu comme à la Légion, et je ne connais de sa vie passée que ce que tout le monde en connaît. » Ce soir, ses larges bras appuyés au fauteuil avec une force de statue, il a peine à exprimer ce qu'il veut dire, et cette difficulté ne vient pas de ce qu'il s'exprime en français. Les yeux fermés, il accompagne ses phrases d'un mouvement en avant du buste, comme s'il luttait contre ses paroles. Il est ivre, d'une ivresse lucide, - muscles et pensées tendus - qui donne à sa voix un timbre ardent et dur.

« Pas pos-sible. »

Obsédé par le rythme d'une chanson créée par le ronronnement du ventilateur, je le regarde...

« Tu ne peux pas savoir !.. C'est... On ne peut pas dire. Il faut connaître des gens qui ont essayé. C'est long. D'abord, on se dit : dans une heure - une demi-heure - on est tranquille. Après, on pense : alors voilà ; maintenant il faut. Et on devient tout doucement abruti, on regarde la lumière. On est content, parce qu'on regarde la lumière ; on sourit comme un idiot, et on sait qu'on ne pense plus à ça... Plus trop... Mais quand même... Et puis ça revient. Et c'est plus fort que soi, à ce moment-là, l'idée. Pas le geste, l'idée. On se dit : « Ach ! pourquoi cette histoire ! »

Je demande, comme au hasard :

- Tu crois qu'on aime de nouveau la vie ?

- La vie, la mort, on ne sait plus ce que c'est ! Seulement : il faut faire ce geste-là. J'avais les coudes serrés contre les côtes, les deux mains posées sur le manche du couteau. Il n'y avait qu'à enfoncer. Non... Tu ne peux pas imaginer ; j'aurais haussé les épaules... Idiot, tout ça idiot ! Mes motifs, je les avais même oubliés. Il fallait parce qu'il fallait, voilà... Alors j'étais stupéfait. Honteux surtout, honteux. Je me trouvais si dégoûtant que je ne devais plus être bon qu'à me jeter dans le canal. C'est bête, hein ? Oui, bête. Ça a duré longtemps... C'est le jour qui a fini tout. On ne peut pas se tuer quand il fait jour. Se tuer en y pensant, je veux dire. D'un seul coup, comme ça, sans faire attention, peut-être... Mais pas...

« J'ai mis du temps à me retrouver... »

Il rit, et son rire est si faux que je vais jusqu'à la fenêtre, comme pour regarder si Garine ne vient pas encore. J'entends, malgré le ventilateur, ses ongles qui tambourinent sur l'osier du fauteuil. Il parlait pour lui-même... Lourdement, pensant dissiper son malaise en insistant, en me montrant qu'il juge lucidement de tout cela, il continue :

« C'est difficile... Pour ceux qui font ça parce qu'ils en ont assez, il y a des moyens d'y arriver, sans trop se rendre compte... Mais Tcheng-Daï, lui, il se tue pour une chose à quoi il tient, tu comprends, à quoi il tient plus qu'à tout le reste. Plus. S'il réussit, alors c'est le geste le plus noble de sa vie, oui. C'est pourquoi il ne peut pas employer des moyens. Pas possible. Ce ne serait plus la peine...

- L'exemple serait le même...

- Ça tu ne peux pas comprendre !.. Toi, tu dis : un exemple. Que c'est difficile ! C'est un peu comme les japonais, tu comprends ? Tcheng-Daï il ne fait pas ça pour rester digne de lui-même. Ni pour vivre... muthig... comment, en français ?.. héroïquement, oui. Lui, Tcheng, c'est pour rester digne de ce que... de sa mission. Alors, il ne peut pas, tu penses bien... se tuer par surprise !

« Et quand même...

Mais il se tait soudain et écoute :

Une auto s'arrête, un bourdonnement de voix : « Je t'attends à six heures. » L'auto démarre.

Garine.

- Klein, Borodine t'attend.

Il se tourne vers moi : « Montons. » Et, à peine assis : « Que te racontait-il ?

- Qu'il est impossible que Tcheng se soit tué.

- Oui, je sais, il disait toujours que jamais il ne pourrait nous jouer ce tour-là. C'est à voir.

- Qu'en penses-tu toi-même ?

- Rien de net encore.

- Et lui ?

- Qui, lui ? Borodine ? Non. Tu as tort de sourire : nous n'y sommes pour rien, j'en suis certain. Même secondairement, même accidentellement. Il était aussi stupéfait que moi.

- Non, mais ?.. Et les tuyaux donnés à Hong ?

- Oh ! cela, c'est une autre affaire. D'après le premier rapport, il n'est nullement certain que Hong y soit pour quelque chose : la garde militaire n'a pas cessé sa faction, et personne n'est entré. Mais peu importe. Nous avons bien autre chose à faire. D'abord, les affiches. Note et traduis ceci :

« N'oublions jamais qu'un homme respecté par toute la Chine, Tcheng-Daï, a été assassiné hier, lâchement, par les agents de nos ennemis.

« Et, pour une autre affiche que l'on devra coller À COTÉ :

« Honte à l'Angleterre, honte aux assassins de Shanghai et de Canton !

« Tu mettras dans le coin de la seconde, en petits caractères : 2o mai-25 juin (l'histoire de Shanghaï et celle de Shameen).

« Bon. On comprendra. Maintenant, le communiqué aux sections : Tcheng-Daï ne s'est pas suicidé, il a été assassiné par les agents anglais. Rien n'empêchera le Bureau politique de faire justice.

« Fleuri, mais court.

- Tu abandonnes les terroristes ?

- Hongkong d'abord. C'est un coup à accrocher le décret !

Il s'assied. Pendant que je traduis, il dessine des oiseaux fantastiques sur le buvard, se lève, marche de long en large, revient au bureau, recommence à dessiner, abandonne encore son crayon, examine avec attention son revolver, et enfin réfléchit, le menton dans ses mains. Je lui remets les deux traductions.

- Tu es tout à fait sûr de tes deux textes ?

- Tout à fait sûr. Dis donc, ça te serait peut-être égal de me dire à quoi ça sert ?

- Ça se voit.

- Pas très bien.

- Ça se colle sur les murs, figure-toi.

Je le regarde, interloqué.

- Mais voyons, avant que ton affiche soit imprimée, tous les Chinois auront lu l'autre ?..

- Non.

- Tu veux les faire arracher ? C'est long.

- Non ! Je les fais recouvrir. Les troupes qui nous suivent seront employées de diverses façons et ne viendront pas dans la ville avant midi. À cinq heures les irréguliers circuleront en tirant des coups de fusil. La police est prévenue. Les bourgeois n'oseront pas sortir pendant plusieurs heures. Les autres ne savent pas lire. D'ailleurs presque toutes leurs affiches seront recouvertes avant trois heures. Demain - ou plutôt aujourd'hui : il est une heure - à huit heures, il y en aura cinq mille des nôtres, sur les murs. Nous en tirerons cent mille sous forme de papillons. Vingt ou cinquante affiches que nous aurons oublié de recouvrir ne pourront rien contre cela, d'autant plus qu'elles ne seront pas connues avant les nôtres !

- Et s'ils profitaient de cette mort pour tenter quelque chose ?

- Rien à faire. C'est trop tôt, ils n'ont presque pas de troupes ; eux-mêmes n'oseront pas. Quant au peuple, à supposer qu'il ne nous crût pas sans réserves, il hésiterait. On ne fait pas un mouvement populaire avec des hésitants. Non, ça va.

- S'il ne s'est pas tué...

- S'il s'était tué, nous aurions bien d'autres choses contre nous !

-... il faut admettre que ce sont ceux qui bénéficient de l'affiche bleue qui l'ont « suicidé » ?

- Ceux qui ont fait l'affiche sont dans la même position que nous. Ils ont reçu leurs renseignements plus tôt, voilà tout. Et ils les ont utilisés le plus vite possible. Nous aussi, nous faisons des affiches. Oh ! nous saurons bientôt à quoi nous en tenir ! Mais, pour le moment il faut parer au plus pressé. Il se pourrait fort bien que cette mort fût une affaire...

Nous descendons presque en courant.

- Et Borodine ?

- Je l'ai vu en passant. Malade. Chacun son tour. Je me demande si l'on n'a pas tenté de l'empoisonner. Ses boys sont sûrs, et, de plus...

La phrase est coupée net. Descendant très vite derrière moi, il a manqué une marche et a pu, juste à temps, saisir les barreaux de la rampe. Il s'arrête une seconde, reprend sa respiration, rejette ses cheveux en arrière et recommence à descendre aussi vite qu'il le faisait avant sa chute, en parlant :

- Et de plus, surveillés...

L'automobile.

- À l'imprimerie.

Nous posons nos revolvers sur la banquette, à portée de la main. La ville semble fort calme... À peine notre course nous laisse-t-elle distinguer, comme des raies, les lumières électriques que nous dépassons, et, plus loin, les échoppes closes de planches mal jointes qui laissent passer une faible clarté. Pas de lune, pas de maisons découpées. La vie est collée au sol : quinquets, marchands ambulants, gargotes, lampes à la flamme droite dans la nuit chaude et sans air, ombres rapides, silhouettes immobiles, phonographes, phonographes... Au loin, pourtant, des coups de fusil.

Voici l'imprimerie. Notre imprimerie. Un long hangar... À l'intérieur, la lumière est si intense que nous sommes d'abord obligés de fermer les yeux. Les ouvriers qui travaillent là sont tous du Parti, et choisis ; néanmoins, cette nuit, les portes sont gardées militairement. Les soldats attendaient notre arrivée. Un lieutenant très jeune - un cadet - vient prendre les ordres de Garine. Ne laisser entrer ni sortir personne. Le travail commencé est suspendu. Je tends les deux traductions au directeur de l'imprimerie - un Chinois - qui les découpe avec soin en lignes verticales et donne une ligne à chaque compositeur.

« Corrige, me dit Garine, et apporte-moi la première feuille tirée. Je serai à la Sûreté. Sinon, tu m'y attendras. Je vais te faire envoyer une auto. »

Les deux textes sont rapidement composés. Le directeur recolle les lignes les unes à côté des autres et me passe le placard d'épreuves ; aucun des ouvriers ne connaît le sens de l'affiche qu'il a contribué à imprimer.

Deux machines sont arrêtées et leurs conducteurs attendent les « formes » que nous allons leur apporter. Peu de fautes. Encore deux minutes pour les corrections. Et les formes sont portées sur la machine, calées à la fois avec les mains et avec les pieds nus.

Je prends la première feuille tirée et pars.

Une auto est là, qui me mène à toute vitesse à la Sûreté. Au loin, quelques coups de feu. À la porte, un cadet m'accueille, puis me conduit au bureau où Garine m'attend, à travers des corridors déserts (éclairés par des ampoules éloignées les unes des autres, entourées de halos), et où le son des pas prend l'ampleur et la netteté des sons nocturnes. Je commence à éprouver une fatigue diffuse mêlée d'exaltation, et à sentir dans ma gorge le goût des nuits blanches : fièvre et alcool...

Un grand bureau bien éclairé. Garine y marche de long en large, le visage exténué, les mains dans ses poches. Contre le mur, un lit de camp chinois en bois découpé sur lequel Nicolaïeff est couché.

- Alors ?

Je lui tends l'affiche :

- Fais attention, l'encre est fraîche : j'en ai plein les mains.

Il hausse les épaules, déploie l'affiche, la regarde et rentre les lèvres comme s'il les rongeait. (Ne pas savoir le cantonais ni les caractères, ou plutôt savoir très mal l'un et les autres, l'exaspère, et il n'a plus le temps d'apprendre).

- Tu es sûr que c'est bien ?

- Sois tranquille. Dis donc, tu sais qu'on commence à se battre dans les rues ?

- À se battre ?

- Enfin, je ne sais pas, mais j'ai entendu tirer en venant.

- Les coups étaient nombreux ?

- Oh ! non, espacés.

- Bon. Alors ça va. Ce sont nos hommes qui commencent à descendre des colleurs d'affiches bleues.

Il se retourne vers Nicolaïeff, qui est couché sur le côté, la tête appuyée sur le coude :

- Continuons. Connais-tu, parmi les leurs, un type pas très courageux, mais qui puisse savoir quelque chose ?

- Je pense que je comprends ce que tu entends par un type pas très courageux ?..

- Oui.

- À mon avis, aucun homme n'est très courageux, dans ces conditions-là.

- Si.

Garine a les bras croisés, les yeux fermés : Nicolaïeff le regarde d'une façon singulière, presque avec haine...

- Si. Hong ne parlerait pas.

- On peut essayer...

- Inutile !

- Tu as de bons sentiments à l'égard de tes anciens amis. C'est bien, ça. Comme tu voudras...

Garine hausse les épaules.

- Oui ou non !

L'autre se tait. Nous attendons.

- Ling, peut-être...

- Ah non ! pas de peut-être, hein !

- Mais c'est toi qui me fais dire : peut-être... Je te dis qu'il n'y a pas le moindre doute. Quand on a vu les types chercher leurs parents ou leurs femmes parmi les paquets, les soirs de difficultés, quand on a vu les Chinois interroger les prisonniers, on sait à quoi s'en tenir...

- Ling, c'est un chef de syndicat ?

- Syndicat des coolies du port.

- À ton avis, il est renseigné ?

- On verra... Enfin, à mon avis, oui...

- Bon : entendu.

Nicolaïeff s'étire, s'appuie aux bras du fauteuil et se lève, non sans peine.

- Je pense que nous l'aurons demain...

Et, souriant à demi, avec une attitude singulière de déférence et d'ironie :

- Alors ? Qu'est-ce qu'on fait ?

Garine répond, d'un geste : « Peu m'importe. » Une légère expression de dédain passe sur le visage de Nicolaïeff. Garine le regarde, la mâchoire en avant et dit :

- L'encens(5).

L'obèse ferme les yeux en signe d'assentiment, allume une cigarette, et, pesamment, s'en va.

Le lendemain.

Je quitte mon auto devant le marché dont les longs bâtiments bordent le ciel précieux de raies de plâtre, rugueuses dans la fluidité de la lumière. Toutes les échoppes où l'on vend à boire sont envahies par des hommes vêtus de toile brune ou bleue comme les ouvriers du port. Dès que l'auto s'arrête, des cris s'élèvent, longs, soutenus, portés par cet air transparent comme par celui d'une rivière. Et les hommes quittent les échoppes, rapidement, fouillant dans leurs poches pour y mettre la monnaie des pièces qu'ils viennent d'en sortir, se hâtant, se bousculant. Ils montent, un à un, dans les autobus et les camions réquisitionnés qui les attendent à l'extrémité du mur blanc. De nouveau, les chefs appellent : quelques hommes sont absents. Mais les voici qui arrivent en courant, criant eux aussi, tenant entre leurs dents de courts saucissons, rattachant leur pantalon... Et, un à un, lourdement, avec un lent fracas, les camions s'ébranlent.

La deuxième section de Propagande, précédant l'armée rouge, s'en va.

Nos affiches sont collées sur tous les murs. Le faux testament de Tcheng-Daï - partout recouvert maintenant - imprimé dans l'espoir d'un soulèvement populaire, mais sans préparation, vient trop tard ; il semble qu'aucune insurrection ne se prépare. La défaite de Tang a-t-elle été une leçon ? La crainte de l'arrivée de Tchang-Tioung-Ming à Canton, agit-elle contre toute nouvelle tentative de révolte ?

Les cadets parcourent la ville.

Pendant toute la matinée, les agents se succèdent chez Garine, dont cette nuit blanche a encore creusé le visage. Affalé sur le bureau, la tête dans la main gauche, il dicte ou donne des ordres, à bout de nerfs. Il a fait imprimer de nouvelles affiches : La fin de Hongkong. Les Anglais quitteraient la ville en grand nombre, les banques auraient annoncé la fermeture définitive de leurs agences (c'est faux : les banques, obéissant aux ordres de Londres, continuent à aider autant qu'elles le peuvent - non sans rechigner - les entreprises anglaises). Mais, d'autre part, afin d'obliger le Comité des Sept à le suivre, il fait annoncer par nos agents que Chowtchow est tombée, et que l'armée rouge - la seule à laquelle le peuple soit attaché - n'est pas encore montée en ligne.

À midi, des éditions spéciales des journaux, des affiches et de larges pancartes de calicot promenées à travers la ville ont annoncé que les commerçants et industriels de Hongkong (presque toute la population européenne), réunis au grand théâtre hier, ont télégraphié au roi pour demander l'envoi en Chine de troupes anglaises. Cela est exact.

Borodine a déclaré au Comité qu'il ne s'opposait pas à la promulgation des décrets proposés par Tcheng-Daï contre les terroristes, et ces décrets seront appliqués à partir d'aujourd'hui. Mais nos indicateurs affirment qu'aucune réunion anarchiste n'aura lieu. Ling n'est pas encore arrêté ; quant à Hong, il a disparu. Les terroristes ont décidé de ne plus intervenir que par « l'action directe » - c'est-à-dire par les exécutions.

Plus tard.

Tcheng-Tioung-Ming avance toujours.

À Hongkong, les dépêches annoncent avec des titres énormes : « La débâcle de l'armée cantonaise. » Les Anglais, dans le hall des hôtels et devant les agences, attendent anxieusement des nouvelles de la guerre ; mais dans le port, que raye seulement le sillage de jonques lentes, les paquebots sont toujours immobiles comme s'ils s'enfonçaient peu à peu dans l'eau, épaves.

L'anxiété des Chinois au pouvoir, ici, est extrême. L'entrée de Tcheng à Canton, c'est pour eux le supplice, ou l'exécution au coin d'une rue, par ces pelotons dont les officiers pressés n'ont pas même le temps de contrôler l'identité des fusillés. L'idée de la mort est dans les conversations, dans les yeux, dans l'air, constante, présente comme la lumière...

Garine prépare le discours qu'il prononcera demain aux funérailles de Tcheng-Daï.

Le lendemain, onze heures.

Un grondement lointain de tambours et de gongs que percent des sons de violon monocorde et de flûte, modulés et soudain criards, puis adoucis ; sons de cornemuse, fins, linéaires, malgré les notes aiguës, au milieu d'une rumeur à la fois crépitante et assourdie de socques et de paroles rythmées par les gongs. Je me penche à la fenêtre : le cortège ne passe pas devant moi, mais à l'extrémité de la rue. Un tourbillon d'enfants qui courent en regardant derrière eux, le cou retourné, comme des canards, un nuage de poussière sans contours qui avance, une masse indistincte de corps vêtus de blanc, dans laquelle semblent piquées des oriflammes de soie cramoisie, pourpre, cerise, rose, grenat, vermillon, carmin : tous les tons du rouge. La foule forme la haie, et je ne vois qu'elle : le cortège est caché... Pas tout à fait : deux grands mâts passent, soutenant une banderole horizontale de calicot blanc, oscillant comme des mâts de navire, et accompagnant en s'inclinant les coups sinistres, les grosses caisses qui dominent tous les cris. Je distingue les caractères qui couvrent la banderole : « Mort aux Anglais... » Puis, rien que la haie au bout de la rue, la poussière qui s'élève lentement et la musique martelée par les gongs. Voici maintenant les offrandes : fruits, énormes natures mortes tropicales, surmontées d'écriteaux couverts de caractères ; elles aussi oscillent, se balancent, portées par des hommes, comme si elles allaient tomber ; et le catafalque passe, traditionnel, longue pagode de bois sculpté rouge et or, élevé sur les épaules de trente porteurs très grands dont j'entrevois les têtes, et dont j'imagine la marche rapide, la claudication, les jambes lancées d'un coup, toutes à la fois, dans ce mouvement commun qui fait tanguer et rouler comme un navire, lentement, l'énorme masse rouge sombre. Qu'est-ce donc qui la suit ?.. On dirait une maison de calicot... Oui, c'est une maison de toile tendue sur une ossature de bambous, portée, elle aussi, par des hommes, et qui avance par saccades... Rapidement, je passe dans la pièce voisine et prends, dans le tiroir de Garine, ses jumelles. Je reviens : la maison est encore là. Sur les murs sont peintes de grandes figures : Tcheng-Daï y est figuré, mort, au-dessous d'un soldat anglais qui le perce d'une baïonnette. La peinture est entourée d'une légende en caractère vermillon : « Mort à ces brigands d'Anglais », puis-je lire au moment même où l'étrange symbole disparaît, caché par le coin de la rue comme par un portant de théâtre. Maintenant, je ne vois plus que d'innombrables petites pancartes, qui suivent la maison de toile comme des oiseaux un navire, et proclament elles aussi la haine de l'Angleterre... Puis des lanternes, des bâtons, des casques brandis ; puis, plus rien... Et la haie d'hommes qui fermait la rue se désagrège, tandis que le son des tambours et des gongs s'éloigne et que la poussière monte avec lenteur, brillante, et va se perdre dans la lumière.

Quelques heures plus tard, bien avant le retour de Garine, certaines phrases de son discours commencent à bourdonner, de secrétaire en secrétaire, dans les bureaux de la Propagande. Obligé, comme Borodine, de parler en public par l'intermédiaire d'un interprète chinois, Garine s'exprime par phrases courtes, par formules. Aujourd'hui j'entends, au hasard des bureaux et des heures : « Hongkong, qui étale en face de notre famine sa richesse mal acquise de gardien de prison... Hongkong, porte-clefs... En face de ceux qui parlent, ceux qui agissent ; en face de ceux qui protestent, ceux qui chassent de Hongkong les Anglais, comme des rats... Comme l'honnête homme qui coupa d'un coup de hache la main du voleur qui tentait d'ouvrir sa fenêtre, vous posséderez, demain, la main coupée de l'impérialisme anglais. Hongkong ruinée... »

Une foule d'ouvriers passe dans la rue ; ils élèvent des bannières sur lesquelles je lis : Vive l'armée rouge. Ils se rendent devant les fenêtres de la salle où siège le Comité des Sept. Tantôt proches, tantôt éloignés, comme un troupeau dont les animaux se dispersent et se regroupent, des cris : « Vive l'armée rouge », solitaires, séparés ou réunis en clameur, emplissent la rue. La Chine entre, s'impose à moi avec ces cris, la Chine que je commence à connaître, la Chine où les élans d'un idéalisme sauvage viennent recouvrir une canaillerie sage et basse, comme, dans l'odeur qui entre avec l'agitation de la ville par mes fenêtres ouvertes, l'odeur du poivre domine celle de la décomposition. En face de « Vive l'armée rouge » et de Tcheng-Daï enseveli sous ses funérailles, monte de mes dossiers une foule d'ambitions crochues, de volontés de considération, un monde d'agences électorales, de dons louches au parti, de concussions, de propositions concernant la vente de l'opium, d'achats plus ou moins déguisés de fonctions, de francs chantages ; un monde qui vit de l'exploitation des principes San-Min comme il l'eût fait du mandarinat. Une partie de cette bourgeoisie chinoise dont les révolutionnaires parlent avec tant de haine est à leur côté, installée dans la révolution. Il faut passer à travers tout cela, m'a dit un jour Garine, comme un coup de pied bien dirigé à travers un tas d'ordures...

Le lendemain.

Pas de nouvelles des terroristes : Ling, l'homme dont parlait Nicolaïeff est toujours en liberté. Depuis la nomination de Borodine (qui, toujours malade, ne quitte pas sa maison) six des nôtres ont été assassinés.

Et Hongkong se défend. Le Gouverneur s'est adressé au japon et à l'Indochine française ; dans quelques jours, des coolies partiront de Yokohama et de Haïphong et viendront remplacer les grévistes. Il faut que ces coolies envoyés à grands frais se trouvent à Hongkong en face de montagnes de riz sans acheteurs, de maisons de commerce sans espoir. Canton est la clef avec laquelle les Anglais ont ouvert les portes de la Chine du Sud, disait hier Garine dans son discours. « Il faut que cette clef ferme encore à bloc, mais qu'elle n'ouvre plus. Il faut que soit promulguée l'interdiction aux navires qui font escale à Hongkong de mouiller à Canton... » Déjà, dans l'esprit des étrangers, Hongkong, port Anglais, territoire de la couronne, devient un port chinois toujours troublé, et les bateaux étrangers commencent à l'oublier...

Les courriers et les grands cargos ne pénètrent plus dans la baie de Hongkong que pour y demeurer quelques heures ; leur fret est déchargé à Shanghaï, où, par l'intermédiaire d'agents chinois, les Anglais s'efforcent de créer dans la ville indigène une nouvelle organisation susceptible de faire pénétrer dans l'intérieur les marchandises commandées en Angleterre par les sociétés de Hongkong ; c'est, de nouveau, la tentative qui a échoué à Souatéou.


Le Comité des Sept vient de faire une nouvelle démarche pour demander l'entrée en campagne de l'armée rouge et l'arrestation des principaux terroristes. Le délégué du Comité affirme que le décret exigé par Garine sera signé avant trois jours... Toute la journée, une foule menaçante (et fort bien organisée) acclamant l'armée rouge, a entouré l'immeuble où le Comité siège.

Le lendemain.

Ling a été arrêté hier ; nous recevrons sans doute cette après-midi les renseignements que nous attendons de lui. Dans l'inquiétude causée par l'avance des troupes ennemies, les bureaux de la Propagande travaillent avec une extrême activité. Les agents qui précèdent l'armée ont été instruits avec précision ; leurs chefs ont reçu les indications de Garine lui-même. Je les ai vus passer dans le couloir, les uns après les autres, souriants... Nous avons renoncé à l'emploi des tracts ; le grand nombre d'agents dont nous disposons nous permet de substituer à toutes les autres la propagande orale, la plus dangereuse, celle qui coûte le plus d'hommes, mais la plus sûre. Liao-Chung-Hoï, le commissaire aux finances du Gouvernement (que les terroristes veulent assassiner) est parvenu, grâce à un nouveau système de perception des impôts établi par des techniciens de l'Internationale, à récupérer des sommes importantes, et les fonds de propagande sont, de nouveau, suffisants. Dans quelques semaines, le service du ravitaillement de l'ennemi et toute son administration seront désorganisés ; et il est difficile d'obliger à combattre des mercenaires sans solde. De plus, une centaine d'hommes, dont leurs chefs répondent, vont se faire engager par Tcheng-Tioung-Ming, sachant fort bien qu'ils risquent d'être fusillés et par lui comme traîtres, et par nos troupes comme ennemis : avant-hier, trois de nos agents, découverts, ont été étranglés après avoir été torturés pendant plus d'une heure.

Les chefs des sections de propagande à l'armée de Tcheng sont partis entre deux rangs de portes entrouvertes : les jeunes Chinois aux vestons cintrés et aux larges pantalons, qui n'aiment pas à se nourrir de mets nationaux et s'expriment de préférence en anglais, ceux qui reviennent des universités d'Amérique et ceux qui reviennent des universités russes, les « affectés » et les « ours léninistes » regardaient passer, avec une condescendance dédaigneuse, les agents qui partaient s'engager dans les troupes ennemies...


Chacun son tour.

Nouvelles de Shanghaï :

Suivant les directives du Kuomintang, la Chambre de commerce chinoise décrète la confiscation des marchandises britanniques qui se trouvent entre les mains des Chinois. Elle interdit, à partir du 30 juillet et pour une durée d'un an, l'achat de toute marchandise anglaise, le transfert de toute marchandise par un navire anglais.

Les journaux de Shanghaï déclarent que le trafic britannique se trouvera réduit de 80 %.

Ce trafic (Hongkong mis à part) a été évalué l'année dernière à vingt millions de livres.

Hongkong ne peut plus compter que sur l'armée de Tcheng-Tioung-Ming.

Nicolaïeff a reçu les mots suivants, écrits en capitales : « SI LING N'EST PAS EN LIBERTÉ DEMAIN, LES OTAGES SERONT EXÉCUTÉS ». Les terroristes possèdent-ils réellement des otages ? Nicolaïeff ne le croit pas. Mais nombre des nôtres sont en mission et nous manquons de tout moyen de contrôle.

6 heures.

Un planton de la prison apporte à Garine des papiers : l'interrogatoire de Ling.

- Il a parlé ?

- Encore un qui donne raison à Nicolaïeff, répond Garine. Ah ! il n'y a pas beaucoup d'hommes qui résistent à la souffrance...

- Et... ç'a été long ?

- Penses-tu !

- Que va-t-on en faire ?

- Que diable veux-tu qu'on en fasse ? On ne met pas un chef terroriste en liberté.

- Alors ?

- Les prisons sont pleines, bien entendu... Et enfin, il sera jugé par le tribunal spécial. Oui, tout s'apprend, comme dit Nicolaïeff : primo, où est Hong ; secundo, que c'est bien par son ordre que Tcheng-Daï a été tué : le meurtrier est l'un des boys.

- Mais nous avions des indicateurs à l'intérieur ?

- Un seul : ce boy, indicateur double. Il nous a joués, mais pas longtemps. Bien entendu, il est déjà pris. Un peu plus tard, il servira pour un procès, s'il y a lieu...

- Un peu dangereux, non ?

- Si Nicolaïeff lui supprime sa drogue quelques jours et lui promet qu'il ne sera pas exécuté, il parlera comme il convient...

- Dis donc, il y a encore des types qui croient aux promesses de ce genre ?

- La suppression de l'opium suffirait...

Il s'arrête, hausse les épaules, lentement.

« C'est terriblement simple, un homme qui va mourir...

Et, quelques minutes plus tard, comme s'il suivait sa pensée :

- D'ailleurs, presque toutes mes promesses, à moi, ont été tenues...

- Mais comment veux-tu qu'ils distinguent...

- Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?

8 août.

Hong a été arrêté hier soir.


Les Anglais, à Hongkong, réunissent peu à peu les ouvriers qui doivent reprendre le travail du port. Lorsqu'ils disposeront d'un assez grand nombre de ces hommes - Annamites et japonais - qui, actuellement, attendent dans des baraquements les ordres du gouverneur, ils réorganiseront leurs services et l'activité de la ville, d'un coup, renaîtra. Que notre action faiblisse, et toute une ville de bateaux chargés de marchandises reprendra le chemin de Canton, et la puissante carcasse d'île retrouvera la vie qui l'a abandonnée... À moins que le décret que nous attendons ne soit signé. Mais ce décret, c'est la reconnaissance de la guerre des syndicats, c'est l'affirmation de la volonté du Gouvernement cantonais lui-même - et de la puissance de l'Internationale en Chine...

Le lendemain.

Garine est assis derrière son bureau, très fatigué, le dos voûté, le menton dans les mains, et les coudes, comme à l'ordinaire, appuyés sur des papiers qu'ils font bouffer. Sa ceinture est allongée sur une chaise. Entendant des pas, il ouvre les yeux, écarte lentement de la main ses cheveux qui pendent et lève la tête : Hong entre, suivi de deux soldats. Il ne s'est pas laissé arrêter sans lutte : des traces de coups ont marqué son visage où brillent, douloureux, ses petits yeux d'Asiatique. Dès qu'il est entré dans la pièce, il s'arrête, les bras derrière le dos, les jambes écartées.

Garine le regarde et, engourdi par la fièvre, attend. Son corps est complètement affaissé. Sa tête exténuée dérive lentement de droite à gauche, comme s'il allait s'endormir... Soudain il respire profondément ; il s'est ressaisi. Il hausse les épaules. Hong, qui à ce moment même lève les yeux, les sourcils froncés, le voit, échappe un instant aux soldats et tombe, arrêté par un coup de crosse. Il avait vu le revolver de Garine dans sa gaine, sur la chaise, et se jetait dessus.

Il se relève.

- En voilà assez, dit Garine en français. Et, en cantonais : « Emmenez-le. »

Les soldats l'emmènent.

Silence.

- Garine, par qui doit-il être jugé ?

-... Quand j'ai vu qu'il était là, j'ai failli me lever et lui dire : Alors, quoi ? comme à un gosse qui a fait des blagues. C'est pour cela que j'ai haussé les épaules et qu'il a cru que je l'insultais... Encore un... Bêtise !

Puis, comme s'il entendait soudain la question que je lui ai posée, il ajoute d'un ton plus rapide :

« Il n'est pas encore jugé. »

Le lendemain.

Garine est en train de donner à un fabricant de montres des photos de Tcheng-Daï et de Sun-Yat-Sen ornées d'inscriptions antianglaises - modèles de boîtiers. Un planton apporte un pli cacheté.

- Qui a apporté ça ?

- Permanence des gens de mer, Commissaire.

- Le porteur est là ?

- Oui, Commissaire.

- Fais-le entrer. Allez ! Tout de suite !

Entre un coolie, rattachant à son bras le brassard du Syndicat des gens de Mer.

- C'est toi qui as apporté ça ?

- Oui, Commissaire.

- Où sont les corps ?

- À la permanence, Commissaire.

Garine m'a passé le pli décacheté ; les corps de Klein et de trois Chinois assassinés ont été retrouvés dans une maison de prostitution, le long du fleuve. Les otages...

- Où sont les objets ?

- Je ne sais pas, Commissaire.

- Enfin, quoi, on a vidé leurs poches ?

- Non, Commissaire.

Garine, aussitôt, se lève, prend son casque et me fait signe de le suivre. Le coolie monte à côté du chauffeur, et nous partons.

Dans l'auto :

- Dis donc, Garine ? Il vivait ici avec une blanche, Klein, n'est-ce pas ?

- Et après !

Les corps ne sont pas à la Permanence, mais dans la salle des réunions. Un Chinois veille à la porte, assis par terre ; près de lui est un gros chien qui veut entrer ; chaque fois que le chien approche, le Chinois allonge une jambe et lui envoie un coup de pied. Le chien saute et s'écarte, sans crier ; puis il se rapproche. Le Chinois nous regarde venir. Lorsque nous arrivons devant lui, il appuie la tête contre le mur, ferme à demi les yeux et pousse la porte de la main, sans se lever. Le chien, à quelque distance, tourne autour de lui.

Nous entrons. Atelier désert, au sol de terre battue, avec des amas de poussière dans les coins. Bien que tamisée par des vitres bleues du toit, la lumière est éclatante et, dès que je lève les yeux je vois les quatre corps, debout. Je les cherchais à terre. Ils sont déjà raides, et on les a posés contre le mur, comme des pieux. J'ai d'abord été saisi et presque étourdi : ces corps droits ont quelque chose, non de fantastique, mais de surréel, dans cette lumière et ce silence. Je retrouve maintenant ma respiration et, avec l'air que j'aspire, une odeur m'envahit qui ne ressemble à aucune autre, animale, forte et fade à la fois : l'odeur des cadavres. Garine appelle le gardien qui se lève, lentement, comme à regret, et s'approche.

« - Apporte des toiles. »

Appuyé à la porte, l'homme le regarde d'un air ahuri et semble ne pas comprendre.

« Apporte des toiles ! »

Il ne bouge pas davantage. Garine, les poings fermés, avance, puis s'arrête.

« Dix taëls si tu apportes les toiles avant une demi-heure. Tu m'entends ? »

Le Chinois s'incline et part.

Les paroles ont fait pénétrer dans la salle quelque chose d'humain. Mais, me retournant, je vois le corps de Klein - je le reconnais aussitôt, à cause de sa taille - une large tache au milieu du visage : la bouche agrandie au rasoir. Et aussitôt mes muscles, de nouveau, se contractent, à tel point cette fois que je serre mes bras contre mon corps et que je suis obligé de m'appuyer - moi aussi - contre le mur. Je détourne les yeux : blessures ouvertes, grandes taches noires de sang caillé, yeux révulsés, tous les corps sont semblables. Ils ont été torturés... Une des mouches qui volent ici vient de se poser sur mon front, et je ne peux pas, je ne peux pas lever mon bras.

Il faudrait pourtant lui fermer les yeux, dit Garine, presque à voix basse, en s'approchant du corps de Klein. Sa voix me réveille, et je chasse la mouche avec un réflexe rapide, violent, maladroit. Garine approche deux doigts écartés en ciseaux des yeux - des yeux blancs. Sa main retombe.

Je crois qu'ils ont coupé les paupières...

Il ouvre maladroitement la tunique de Klein, en tire un portefeuille dont il examine le contenu. Il met à part une feuille pliée et relève la tête : le Chinois revient, tenant entre ses doigts les bâches dépliées, qui bouillonnent et traînent. Il n'a trouvé rien autre. Il commence à coucher les corps côte à côte. Mais nous entendons des pas, et une femme entre, les coudes collés au corps, voûtée. Garine saisit mon bras brutalement et recule.

- Elle aussi ! dit-il très bas. Quel crétin a bien pu lui dire qu'il est ici ?

Elle ne nous a pas regardés. Elle va droit à Klein, heurte en passant un des corps couchés, titube... Elle est en face de lui, et le regarde. Elle ne bouge pas, ne pleure pas. Les mouches autour de sa tête. L'odeur. Dans mon oreille, la respiration chaude, haletante, de Garine.

D'un seul coup, elle tombe sur les genoux. Elle ne prie pas. Elle est accrochée au corps par ses mains aux doigts écartés, encastrés dans les flancs. On dirait qu'elle s'est agenouillée devant les tortures que représentent toutes ces plaies et cette bouche qu'elle regarde, ouverte jusqu'au menton par un sabre ou un rasoir... Je suis certain qu'elle ne prie pas. Tout son corps tremble... Et, d'un coup, comme elle est tombée à genoux tout à l'heure, elle saisit à pleins bras le corps ; l'étreinte est convulsive ; elle remue la tête avec un mouvement incroyablement douloureux de tout le buste... Avec une terrible tendresse elle frotte son visage, sauvagement, sans un sanglot, contre la toile sanglante, contre les plaies...

Garine, qui tient toujours mon bras, m'entraîne. À la porte, le Chinois s'est assis de nouveau ; il ne regarde même pas. Mais il a tiré le pan de la tunique de Garine. Celui-ci sort de sa poche un billet, et le lui donne :

« Quand elle sera partie, tu les recouvriras tous. »

Dans l'auto, il ne dit pas un mot. Il s'est d'abord affaissé, les coudes sur les genoux. La maladie l'affaiblit chaque jour. Les premiers chocs l'ont fait sauter, et il s'est allongé, la tête presque sur la capote, les jambes raides.

Quittant l'auto devant sa maison, nous montons dans la petite pièce du premier étage. Les stores sont baissés ; il semble plus malade et plus fatigué que jamais. Sous ses yeux, deux rides profondes, parallèles à celles qui vont du nez aux extrémités de la bouche, limitent de larges taches violettes ; et ces quatre rides, tirant sous ses traits comme la mort, semblent déjà décomposer son visage. (« S'il reste encore quinze jours, disait Myroff, il restera plus longtemps qu'il ne le souhaite... » Il y a plus de quinze jours...) Il demeure quelque temps silencieux, puis dit, à mi-voix, comme s'il s'interrogeait :

« Pauvre type... Il disait souvent : la vie n'est pas ce qu'on croit...

« La vie n'est jamais ce qu'on croit ! jamais ! »

Il s'assied sur le lit de camp, le dos courbé ; ses doigts, posés sur ses genoux, tremblent comme ceux d'un alcoolique.

« J'ai eu pour lui une amitié d'homme... Découvrir l'absence de paupières, et penser que l'on allait toucher des yeux... »

Sa main droite, involontairement s'est crispée. Laissant aller tout son corps en arrière, il s'appuie au mur, les yeux fermés. La bouche et les narines sont de plus en plus tendues, et une tache bleue s'étend des sourcils à la moitié des joues.

« Je parviens souvent à oublier... Souvent... Pas toujours. De moins en moins... Qu'ai-je fait de ma vie, moi ? Mais, bon Dieu, que peut-on en faire, à la fin !.. Ne jamais rien voir !.. Tous ces hommes que je dirige, dont l'ai contribué à créer l'âme, en somme ! je ne sais pas même ce qu'ils feront demain... À certains moments, j'aurais voulu tailler tout ça comme du bois, penser : voici ce que j'ai fait. Édifier, avoir le temps pour soi... Comme on choisit ses désirs, hein ? »

La fièvre monte. Dès qu'il s'est animé, il a sorti de sa poche sa main droite et il accompagne ses phrases du geste de l'avant-bras qui lui est habituel. Mais le poing reste fermé.

« Ce que j'ai fait, ce que j'ai fait ! Ah, là là ! je pense à l'empereur qui faisait crever les yeux de ses prisonniers, tu sais, et qui les renvoyait dans leur pays, en grappes, conduits par des borgnes : les conducteurs borgnes, eux aussi, de fatigue, devenaient aveugles peu à peu. Belle image d'Épinal pour exprimer ce que nous foutons ici, plus belle que les petits dessins de la Propagande. Quand je pense que toute ma vie j'ai cherché la liberté !.. Qui donc est libre ici, de l'Internationale, du peuple, de moi, des autres ? Le peuple, lui, a toujours la ressource de se faire tuer. C'est bien quelque chose...

- Pierre, tu as si peu confiance ?

- J'ai confiance en ce que je fais. En ce que je fais. Quand je...

Il s'arrête. Mais le visage sanglant et les yeux blancs de Klein sont entre nous.

« Ce qu'on fait, quand on sait qu'on sera bientôt obligé de cesser de le faire...

Il réfléchit, et reprend amèrement :

« Servir, c'est une chose que j'ai toujours eue en haine... Ici, qui a servi plus que moi, et mieux ?.. Pendant des années - des années - j'ai désiré le pouvoir : je ne sais pas même en envelopper ma vie. Klein était à Moscou, n'est-ce pas, lorsque Lénine est mort. Tu sais que pour défendre Trotsky, Lénine avait écrit un article qui devait paraître dans... la Pravda, je crois. Sa femme l'avait remis elle-même. Le matin, elle lui a apporté les journaux : il ne pouvait presque plus bouger. « Ouvre ! » Il a vu que son article n'était pas publié. Sa voix était si rauque que personne n'a compris ses paroles. Son regard est devenu d'une telle intensité que tous ont suivi sa direction : il regardait sa main gauche. Il l'avait posée à plat sur les draps, la paume en l'air, comme ça. On voyait qu'il voulait prendre le journal, mais qu'il ne pouvait pas...

Violemment, il a ouvert sa main droite, les doigts tendus, et, pendant qu'il continue à parler il en recourbe les doigts à l'intérieur, lentement, et les regarde.

« Tandis que la main droite restait immobile, la gauche a commencé de refermer ses doigts, comme une araignée repliant ses pattes... »

« Il est mort peu de temps après...

« Oui, Klein disait : comme une araignée... Depuis qu'il m'a raconté cela, je n'ai jamais pu oublier cette main-là, ni ces articles... refusés...

- Mais Klein était trotskyste. Tu ne veux pas que j'aille chercher de la quinine ?

- Mon père me disait : « Il ne faut jamais lâcher la terre. » Il avait lu cela quelque part. Il me disait aussi qu'il faut être attaché à soi-même : il n'était pas d'origine protestante pour rien. Attaché ! La petite cérémonie au cours de laquelle on attachait un vivant à un mort s'appelait... mariage républicain, n'est-ce pas ? Je pensais bien qu'il y aurait encore de la liberté là-dedans... L'autre m'a raconté...

- Qui ?

- Klein, naturellement ! que dans je ne sais quelle ville où les cosaques étaient obligés de nettoyer la population, un crétin reste plus de vingt secondes le sabre levé au-dessus de la tête des gosses : « Allons, grouille-toi » ! hurle Klein. - « Je ne peux pas, répond l'autre. J'ai pitié. Alors, faut le temps... »

Il lève les yeux et me regarde, avec une étrange dureté :

- Ce que j'ai fait ici, qui l'aurait fait. Et après ? Klein, son corps crevé partout, sa bouche agrandie au rasoir, sa lèvre pendante... Rien pour moi, rien pour les autres. Sans parler des femmes comme celle que nous avons vue tout à l'heure, qui ne peuvent rien faire de plus que frotter leur tête désespérée contre des plaies... Quoi. Oui, entrez ! »

C'est le planton de la Propagande, qui apporte une lettre de Nicolaïeff. Les troupes cantonaises, regroupées après leur défaite de Chowtchow, viennent d'être à nouveau battues par Tcheng-Tioung-Ming, et le Comité fait appel à l'armée rouge de la façon la plus pressante. Garine sort de sa poche une feuille blanche, écrit simplement : LE DÉCRET, signe, et donne la feuille au planton.

- Pour le Comité.

- Tu n'as pas peur de les exaspérer ?

- Nous n'en sommes plus là ! Les discussions, j'en ai assez. Je suis excédé de leur lâcheté, de leur besoin de ne jamais se compromettre tout à fait. Ils savent qu'ils ne pourront pas révoquer ce décret-là : le peuple ne pense qu'à Hongkong (sans parler de nous). Et s'ils ne sont pas contents...

- Eh bien ?

- Eh bien, avec toutes les sections auxquelles nous avons laissé leurs armes nous pouvons jouer les Tang, au besoin. J'en ai assez !

- Mais si l'armée rouge était battue ?

Elle ne le sera pas.

- Si elle l'était ?

- Quand on joue, on peut perdre. Cette fois, nous ne perdrons pas.

Et, tandis que je pars chercher la quinine, je l'entends qui dit, entre ses dents :

« Il y a tout de même une chose qui compte, dans la vie : c'est de ne pas être vaincu...

Trois jours plus tard.

Nous rentrons pour déjeuner, Garine et moi. Quatre coups de revolver ; le soldat assis à côté du chauffeur se lève. Je regarde, et recule aussitôt la tête : une cinquième balle vient de frapper la portière. C'est sur notre auto que l'on tire. Le soldat riposte. Une vingtaine d'hommes s'enfuient, manches au vent. Deux corps par terre. L'un est celui d'un homme que le soldat a blessé par erreur, l'autre celui de l'homme au revolver : un parabellum tombé près de sa main ouverte, et qui luit dans le soleil.

Le soldat descend, et s'approche de lui. « Mort », crie-t-il. Il ne s'est pas même baissé. Il appelle, demande des porteurs et une civière pour transporter à l'hôpital l'autre Chinois, blessé au ventre... L'auto, avec une secousse, passe le seuil.

« Le type était brave, me dit Garine en descendant. Il aurait pu essayer de fuir. Il n'a cessé de tirer que lorsqu'il est tombé... »

Pour descendre il fait presque demi-tour, et je vois que son bras gauche est couvert de sang.

- Mais...

- Ce n'est rien. L'os n'est pas touché. Et la balle est ressortie. Allons, c'est raté !

En effet, il y a deux trous dans la tunique.

« J'avais la main sur le dossier du siège du chauffeur. L'embêtant, c'est que je saigne comme un veau. Veux-tu aller chez Myroff ?

- Évidemment. Où est-ce ?

- Le chauffeur sait.

Pendant que le chauffeur fait tourner l'auto pour repartir, Garine dit, entre ses dents :

« C'est peut-être dommage... »

Je reviens, accompagné de Myroff. Ce médecin maigre et blond, à tête de cheval, ne parlant couramment que le russe, nous nous taisons tous deux. Le chauffeur, pour pouvoir faire entrer l'auto, est obligé de disperser un cercle de badauds qui s'est formé autour de l'homme mort.

Garine est dans sa chambre. Je reste dans la petite pièce qui la précède, et j'attends...

Un quart d'heure plus tard, le bras en écharpe, il reconduit Myroff, revient, se couche en face de moi sur le lit de bois noir, avec une grimace, se retourne, cherche une place, se cale. Lorsqu'il se tient ainsi, presque dans l'ombre, je ne distingue de son visage que des lignes dures : la barre presque droite des sourcils, l'arête mince et éclairée du nez, les mouvements de la bouche qui, lorsqu'il parle, se tend vers le menton.

« Il commence à m'embêter, celui-là !

- Qui ? Myroff ? Il dit que c'est grave ?

- Ça ? (Il montre son bras). Je m'en fous pas mal. Non, il dit qu'il faut - qu'il faut absolument - que je parte. »

Il ferme les yeux.

« Et ce qu'il y a de plus embêtant, c'est que je crois qu'il a raison.

- Alors pourquoi rester ?

- C'est compliqué. Ah ! bon sang, qu'on est mal sur ce lit de camp ! » Il se dresse, puis s'assied, le menton dans la main droite, le coude sur le genou, le dos en arc. Il réfléchit.

« Ces temps derniers, j'ai été souvent obligé de penser à ma vie. J'y pensais encore, tout à l'heure, pendant que Myroff jouait les augures : l'autre aurait pu ne pas me manquer... Ma vie, vois-tu, c'est une affirmation très forte, mais, quand j'y pense ainsi il y a une image, un souvenir qui revient toujours...

- Oui, tu me l'as dit à l'hôpital.

- Non : mon procès, maintenant, je n'y pense plus. Et ce dont je te parle n'est pas une chose à laquelle je pense ; c'est un souvenir plus fort que la mémoire. C'est pendant la guerre, à l'arrière. Une cinquantaine de bataillonnaires enfermés dans une grande salle, où le jour pénètre par une petite fenêtre grillée. La pluie est dans l'air. Ils viennent d'allumer des cierges volés à l'église voisine. L'un, vêtu en prêtre, officie devant un autel de caisses recouvertes de chemises. Devant lui, un cortège sinistre : un homme en frac, une grosse fleur de papier à la boutonnière, une mariée tenue par deux femmes de jeu de massacre et d'autres personnages grotesques dans l'ombre. Cinq heures : la lumière des cierges est très faible. J'entends : « Tenez-la bien, qu'elle s'évanouisse pas, c'te chérie ! » La mariée est un jeune soldat arrivé hier Dieu sait d'où, qui s'est vanté de passer sa baïonnette au travers du corps du premier qui prétendrait le violer. Les deux femmes de carnaval le tiennent solidement ; il est incapable de faire un geste, les paupières presque fermées, à demi assommé sans doute. Le maire remplace le curé, puis, les cierges éteints, je ne distingue plus que des dos qui sortent de l'ombre accumulée près du sol. Le type hurle. Ils le violent, naturellement, jusqu'à satiété. Et ils sont nombreux. Oui, je suis obsédé par ça, depuis quelque temps... Pas à cause de la fin de l'action, bien sûr : à cause de son début absurde, parodique...

Il réfléchit encore.

« Ce n'est pas sans rapport, d'ailleurs, avec les impressions que j'éprouvais pendant le procès... C'est une association d'idées assez lointaine...

Il rejette en arrière ses cheveux qui tombent devant son visage, et se lève, comme s'il se secouait. L'épingle qui fixe son écharpe saute, et le bras tombe : il se mord les lèvres. Tandis que je cherche l'épingle à terre, il dit, lentement :

Il faut faire attention : quand mon action se retire de moi, quand je commence à m'en séparer, c'est aussi du sang qui s'en va... Autrefois, quand je ne faisais rien, je me demandais parfois ce que valait ma vie. Maintenant, je sais qu'elle vaut plus que... Il n'achève pas ; je relève la tête en lui tendant l'épingle : la fin de la phrase, c'est un sourire tendu où il y a de l'orgueil - et une sorte de rancune... Dès que nos regards se rencontrent, il reprend, comme s'il était rappelé à la réalité : Où en étais-je ?.. »

Je cherche, moi aussi :

- Tu me disais que tu pensais souvent à ta vie, de nouveau.

- Ah ! oui. Voici...

Il s'arrête, ne trouvant pas la phrase qu'il cherche.

- Il est toujours difficile de parler de ces choses-là. Voyons... Lorsque je donnais de l'argent aux sages-femmes, tu penses bien que je ne me faisais pas d'illusions sur la valeur de la « cause », et pourtant je savais que le risque était grand : j'ai continué malgré les avertissements. Bien. Lorsque j'ai perdu ma fortune je me suis presque laissé aller au mécanisme qui me dépouillait : et ma ruine n'a pas peu contribué à me conduire ici. Mon action me rend aboulique à l'égard de tout ce qui n'est pas elle, à commencer par ses résultats. Si je me suis lié si facilement à la Révolution, c'est que ses résultats sont lointains et toujours en changement. Au fond, je suis un joueur. Comme tous les joueurs, je ne pense qu'à mon jeu, avec entêtement et avec force. Je joue aujourd'hui une partie plus grande qu'autrefois, et j'ai appris a jouer : mais c'est toujours le même jeu. Et je le connais bien ; il y a dans ma vie un certain rythme, une fatalité personnelle, si tu veux, à quoi je n'échappe pas. Je m'attache à tout ce qui lui donne de la force... (J'ai appris aussi qu'une vie ne vaut rien, mais que rien ne vaut une vie...). Depuis quelques jours, j'ai l'impression que j'oublie peut-être ce qui est capital, qu'autre chose se prépare... Je prévoyais aussi procès et ruine, mais comme ça, dans le vague... Enfin, quoi ! si nous devons abattre Hongkong, j'aimerais...

Mais il s'arrête, se redresse d'un coup avec une grimace, murmure : « Allons ! tout ça... » et se fait apporter les dépêches.

Le lendemain.

LE DÉCRET EST PROMULGUÉ. Nous avons fait avertir aussitôt les sections de Hongkong. Et l'avant-garde rouge, qui se tenait à 60 kilomètres du front, vient de recevoir l'ordre de monter en ligne : il ne reste que Tcheng-Tioung-Ming entre le pouvoir et nous.

15 août.

Jour de fête, en France... Fête à la cathédrale, naguère. Aujourd'hui, la cathédrale est transformée en asile et gardée par les soldats rouges : Borodine a fait décréter la confiscation des monuments religieux au profit de l'État. Spectacle d'une misère dont rien, en Europe, ne peut donner l'idée : misère de l'animal ravagé d'une maladie de peau et qui regarde avec des yeux sans appel et sans haine, atones, perdus. Devant ces hommes, monte en moi un sentiment grossier, animal comme ce spectacle, fait de honte, d'effroi, et de la joie ignoble de n'être pas semblable à eux. La pitié ne vient que lorsque je ne vois plus cette maigreur, ces membres de mandragores, ces haillons, ces croûtes larges comme des mains sur la peau verdâtre, et ces yeux, ces yeux déjà vitreux, troubles, sans regard humain - lorsqu'ils ne sont pas fermés...

Je parle de tout cela à Garine, à mon retour : « Manque d'habitude, répond-il. Le souvenir d'un certain degré de misère met à leur place les choses humaines, comme l'idée de la mort. Ce qu'il y a de meilleur en Hong vient de là. Le courage du type qui a tiré sur moi en venait sans doute aussi... Ceux qui sont trop profondément tombés dans la misère n'en sortent jamais : ils s'y dissolvent comme s'ils avaient la lèpre. Mais les autres sont, pour les besognes... secondaires, les instruments les plus forts, sinon les plus sûrs. Du courage, aucune idée de dignité et de la haine...

« Tu me fais penser à une phrase attribuée à Lénine que Hong s'est fait tatouer en anglais, exprès, sur le bras : « Saisirons-nous un monde qui n'aura pas saigné jusqu'au bout ? » D'abord il l'admirait fanatiquement ; ces derniers temps, il la haïssait, avec le même fanatisme. Je crois que c'est par haine qu'il l'a laissée...

- Et parce que les tatouages ne s'effacent pas.

- Oh ! il l'aurait brûlée... C'est un garçon qui hait fortement.

- Haïssait...

Il me regarde, avec gravité :

- Oui, haïssait...

Et, après un instant, il ajoute, considérant avec attention une palme qui barre la fenêtre : Est-il vrai que, pour Lénine, l'espoir même avait cette couleur-là ?.. »

Je le regarde, profil noir dans la lumière. Ainsi, il n'a pas changé. Et ce profil semblable à celui qui était le sien lors de mon arrivée ici, voici presque deux mois, semblable même à celui que j'ai connu jadis, donne toute sa force à la modification de sa voix. Depuis le soir où je l'ai vu à l'hôpital, il semble se séparer de son action, la laisser s'écarter de lui avec la santé, avec la certitude de vivre. Une phrase qu'il vient de dire est encore en moi : Le souvenir d'un certain degré de misère met à leur place les choses humaines, comme l'idée de la mort... La mort lui sert souvent de point de comparaison, maintenant...

Le chef du service cinématographique de la propagande entre :

« Commissaire, les nouveaux appareils de prise de vues sont arrivés de Vladivostock. Et nos films sont prêts. Si vous voulez voir la projection ? »

Aussitôt, sur le visage de Garine, l'expression de décision et de dureté reparaît. Et c'est presque du ton ancien de sa voix qu'il répond :

« Allons. »

17 août.

Une partie des troupes ennemies vient d'être battue devant Waïtchéou par l'avant-garde rouge. Nous avons repris la ville : deux canons, des mitrailleuses, des tracteurs et un grand nombre de prisonniers sont tombés entre nos mains. Trois Anglais prisonniers, qui servaient chez Tcheng comme officiers, sont déjà partis pour Canton. Les maisons des notables qui entretenaient des relations amicales avec les officiers ennemis ont été incendiées.

Tcheng regroupe son armée ; avant huit jours, la bataille sera livrée. Tout ce dont dispose la Propagande est employé aujourd'hui ; les chefs des corporations ont reçu l'ordre de faire coller nos affiches par les hommes qu'ils dirigent ; il y a des affiches sur les toits de tôle ondulée, sur les glaces des marchands de vin, dans tous les bars, dans les voitures publiques, sur les pousses, sur les poteaux du marché, sur le parapet des ponts, chez tous les commerçants : collées aux pankas chez les barbiers, tendues sur des bambous chez les marchands de lanternes, posées sur les vitrines dans les bazars, pliées en éventail dans les vitrines des restaurants, fixées aux voitures par du papier gommé dans les garages. C'est un jeu dont la ville tout entière s'amuse ; et partout on voit ces affiches, nombreuses comme en Europe les journaux le matin entre les mains des passants, assez petites (les grandes ne sont pas encore tirées), avec leurs superbes cadets victorieux et leurs soldats cantonais entourés de rayons qui regardent s'enfuir des Anglais hâves et des Chinois verts ; et au-dessous, plus petits, un étudiant, un paysan, un ouvrier, une femme et un soldat qui se tiennent par la main.

Depuis la fin de la sieste, l'enthousiasme a succédé à la gaieté. Des soldats débraillés parcourent les rues en fête ; tous les habitants sont hors de chez eux ; une foule dense longe le quai, lente, grave, tendue par une exaltation silencieuse. Avec fifres, gongs et pancartes, des cortèges défilent, suivis par des enfants. Des étudiants en troupes avancent, brandissant des petits drapeaux blancs qui s'agitent, apparaissent et disparaissent ainsi qu'une écume marine au-dessus des robes et des costumes blancs serrés comme ceux d'une armée. La masse lourde et calme de la foule avance lentement, compacte, s'ouvrant devant les cortèges et laissant derrière eux un sillage hésitant d'où sortent des casques et des panamas levés au bout des bras. Sur les murs, nos affiches, et sur les toits d'immenses pancartes hâtivement peintes traduisent la victoire en images. Le ciel est blanc et bas ; dans la chaleur, la procession avance comme si elle se rendait à un temple. Nombre de vieilles Chinoises suivent, portant sur le dos, dans une toile noire, un enfant somnolent, la mèche dressée. Une lointaine rumeur de gongs, de pétards, de cris et d'instruments monte du sol avec le bruit confus des pas et le claquement assourdi des socques innombrables. Jusqu'à hauteur d'homme la poussière danse, âcre, râpant la gorge, et va se perdre en lents tourbillons dans les petites rues presque désertes, où n'apparaissent plus que quelques attardés qui se hâtent, gênés par leurs habits du jour de l'an. Les volets de presque tous les magasins sont entr'ouverts ou fermés, comme les jours de grandes fêtes.

Jamais je n'ai éprouvé aussi fortement qu'aujourd'hui l'isolement dont me parlait Garine, la solitude dans laquelle nous sommes, la distance qui sépare ce qu'il y a en nous de profond des mouvements de cette foule, et même de son enthousiasme...

« Je ne dis pas qu'il ait tort d'employer la mort de Klein, comme il emploierait autre chose. Ce que j'ai trouvé idiot, ce qui m'a exaspéré, c'est la prétention qu'il a eue de m'obliger à parler, moi, sur sa tombe. Les orateurs sont nombreux. Mais non ! Il est dominé de nouveau par l'insupportable mentalité bolchevique, par une exaltation stupide de la discipline. Ça le regarde ! Mais je n'ai pas laissé l'Europe dans un coin comme un sac de chiffons, au risque de finir à la façon d'un Rebecci quelconque, pour venir enseigner ici le mot obéissance, ni pour l'apprendre. Il n'y a pas de demi-mesures en face de la révolution ! Ah ! là là ! Il y a des demi-mesures partout où il y a des hommes, et non des machines... Il veut fabriquer des révolutionnaires comme Ford fabrique des autos ! Ça finira mal, et avant longtemps. Dans sa tête de Mongol chevelu, le bolchevik lutte contre le Juif : si le bolchevik l'emporte, tant pis pour l'Internationale... »

Prétexte. Là n'est pas la vraie cause de la rupture.

Il y en a d'abord une autre : Borodine a fait exécuter Hong. Garine, je crois, voulait le sauver. Malgré l'assassinat des otages (qui semble d'ailleurs ne pas avoir été ordonné par lui). Parce qu'il pensait que Hong, malgré tout, restait utilisable ; parce qu'il y a entre Garine et les siens une sorte de lien féodal. Et peut-être parce qu'il était assuré que Hong finirait à son côté, le cas échéant - contre Borodine. Ce qui semble avoir été aussi l'avis de celui-ci...

Garine ne croit qu'à l'énergie. Il n'est pas antimarxiste, mais le marxisme n'est nullement pour lui un « socialisme scientifique » ; c'est une méthode d'organisation des passions ouvrières, un moyen de recruter chez les ouvriers des troupes de choc. Borodine, patiemment, construit le rez-de-chaussée d'un édifice communiste. Il reproche à Garine de n'avoir pas de perspective, d'ignorer où il va, de ne remporter que des victoires de hasard, - quelque brillantes, quelque indispensables qu'elles soient. Même aujourd'hui, à ses yeux, Garine est du passé.

Garine croit bien que Borodine travaille selon des perspectives, mais qu'elles sont fausses, que l'obsession communiste le mènera à unir contre lui un Kuomintang de droite singulièrement plus fort que celui de Tcheng-Daï et à faire écraser par celui-ci les milices ouvrières.

Et il découvre (c'est bien tard...) que le communisme, comme toutes les doctrines puissantes, est une franc-maçonnerie. Qu'au nom de sa discipline, Borodine n'hésitera pas à le remplacer, dès que lui, Garine, ne sera plus indispensable, par quelqu'un de moins efficace, peut-être, mais de plus obéissant.


Dès que le Décret a été connu à Hongkong, les Anglais se sont réunis au Grand Théâtre et ont, de nouveau, télégraphié à Londres pour demander l'envoi d'une armée anglaise. Mais la réponse est arrivée, télégraphiquement : le Gouvernement anglais s'oppose à toute intervention militaire.


L'interrogatoire des officiers anglais prisonniers a été enregistré sur des disques de phonographe, et ces disques ont été envoyés aux sections en grand nombre. Mais chaque officier s'est défendu d'être venu combattre contre nous par obéissance aux instructions de son gouvernement ; il a fallu couper ce passage de l'interrogatoire. Il va falloir fabriquer des disques beaucoup plus instructifs Garine dit que l'on conteste un article de journal mais non une image ou un son, et qu'à la propagande par le phono et le cinéma, on ne peut d'abord répondre que par le phono et le cinéma ; ce dont la propagande ennemie, et même anglaise sont encore incapables.


« Il fait de bonnes choses avant de partir... me dit ce matin Nicolaïeff. « Il », c'est Garine.

- Avant de partir ?

- Oui, je crois que son départ aura lieu, cette fois.

- Il doit partir chaque semaine...

- Oui, oui, mais cette fois il partira, tu verras. Il s'est décidé. Si l'Angleterre avait envoyé des troupes, je crois qu'il serait resté ; mais il connaît la réponse de Londres. Je pense qu'il n'attend plus que le résultat de la prochaine bataille... Myroff dit qu'il n'arrivera pas à Ceylan...

- Et pourquoi ?

- Mais, mon petit, parce qu'il est perdu, tout simplement.

- On peut toujours dire ça...

- Ce n'est pas on qui dit cela, c'est Myroff

- Il peut se tromper.

- Il paraît qu'il n'y a pas seulement la dysenterie et le paludisme. Les maladies tropicales, tu sais, on ne joue pas avec elles, mon petit. Quand on les a, on se soigne. Sinon, c'est regrettable... Et puis, autant vaut... !

- Pas pour lui !

- Son temps est fini. Ces hommes-là ont été nécessaires, oui ; mais maintenant, l'armée rouge est prête, Hongkong sera définitivement abattue dans quelques jours ; il faut des gens qui sachent s'oublier mieux que lui. Je n'ai pas d'hostilité contre lui, crois-moi. Travailler avec lui ou avec un autre... Et pourtant, il a des préjugés. Je ne le lui reproche pas, mon petit, mais il en a.

Et, souriant d'un côté de la bouche, plissant les paupières :

- Humain, trop humain, comme dit Borodine. Voilà où mènent les maladies mal soignées...

Je pense à l'interrogatoire de Ling, à ces résistances de Garine que Nicolaïeff appelle des préjugés...

Il se tait, puis pose un doigt sur ma poitrine, et reprend : « Il n'est pas communiste, voilà. Moi, je m'en fous, mais, tout de même, Borodine est logique : il n'y a pas de place dans le communisme pour celui qui veut d'abord... être lui-même, enfin, exister séparé des autres...

- Le communisme s'oppose à une conscience individuelle ?

- Il exige davantage... L'individualisme est une maladie bourgeoise...

- Mais nous avons bien vu, à la Propagande, que Garine a raison : abandonner ici l'individualisme, c'est se préparer à se faire battre. Et tous ceux qui travaillent avec nous, Russes ou non (exception faite, peut-être, pour Borodine) sont aussi individualistes que lui !

- Tu sais qu'ils viennent de s'engueuler gravement, ce qui s'appelle gravement, Borodine et Garine ? Eh ! Borodine...

Il met ses mains dans ses poches et sourit, non sans hostilité :

« Il y aurait bien des choses à dire sur lui...

- Si les communistes du type romain, si j'ose dire, ceux qui défendent à Moscou les acquisitions de la Révolution, ne veulent pas accepter les révolutionnaires du type... comment dirai-je ? du type : conquérant, qui sont en train de leur donner la Chine, ils...

- Conquérant ? Il trouverait le mot amer, ton ami Garine...

-... limiteront dangereusement...

- Mais peu importe. Tu n'y comprends rien. À tort ou à raison, Borodine joue ce qui représente ici le prolétariat, dans la mesure où il peut le faire. Il sert d'abord ce prolétariat, cette sorte de noyau qui doit prendre conscience de lui-même, grandir pour saisir le pouvoir. Borodine est une espèce d'homme de barre qui...

- Garine aussi. Il ne croit pas qu'il a fait la révolution tout seul !

- Mais Borodine connaît son bateau et Garine ne connaît pas le sien. Comme dit Borodine : « Il n'a pas d'axe. »

Sauf la révolution.

- Tu parles comme un gosse. La révolution n'est un axe qu'aussi longtemps qu'elle n'est pas faite. Sinon elle n'est pas la révolution, elle est un simple coup d'État, un pronunciamiento. Il y a des moments où je me demande s'il ne finirait pas comme un mussoliniste... Tu connais Pareto ?

- Non.

- Lui doit le connaître...

- Tu n'oublies qu'une chose : c'est que si ses sentiments positifs sont ce que tu dis (et c'est faux), ses sentiments négatifs, eux, sont clairs : sa haine de la bourgeoisie et de tout ce qu'elle représente est solide. Et les sentiments négatifs, ce n'est pas rien.

- Oui, oui : un général blanc - de gauche.

Tout ça ira tant qu'il sera en face d'un ennemi commun à tous : l'Angleterre. (Ce n'est pas pour rien qu'il est à la Propagande du Kuomintang). Mais ensuite ? Lorsqu'il s'agira d'organiser l'État, s'il mise sur le communisme, il sera obligé de devenir semblable à Borodine ; s'il mise sur la démocratie - ça m'étonnerait, car le personnel du Kuomintang le dégoûte - il est fichu : il ne voudra pas passer sa vie à faire de la politique chinoise de couloirs, et il ne peut tenter la dictature. Là, il ne réussira pas, parce qu'il n'est pas chinois. Donc, autant qu'il retourne en Europe et meure en paix et en gloire. Le temps des hommes comme lui tire à sa fin. Certes, le communisme peut employer des révolutionnaires de ce genre (en somme, ici, c'est un « spécialiste ») mais en les faisant... soutenir par deux tchékistes résolus. Résolus. Qu'est-ce que cette police limitée ? Borodine, Garine, tout ça... »

D'un geste mou, il semble mélanger des liquides.

Depuis que je connais Garine, des logiciens prédisent son avenir... Nicolaïeff continue :

« Il finira bien comme ton ami, Borodine : la conscience individuelle, vois-tu, c'est la maladie des chefs. Ce qui manque le plus, ici, c'est une vraie Tchéka...

10 heures

Clapotis, sons de jonques qui se heurtent. La lune cachée par le toit anime l'air tiède et sans brouillard. Contre le mur, sous la véranda, deux valises : Garine a résolu de partir demain matin. Depuis longtemps il réfléchit, assis, le regard perdu, les bras ballants. Au moment où je me lève pour prendre un crayon rouge et annoter la Gazette de Canton que je viens de lire, il sort de sa torpeur :

« Je pensais encore à la phrase de mon père : Il ne faut jamais lâcher la terre. » Vivre dans un monde absurde ou vivre dans un autre... Pas de force, même pas de vraie vie sans la certitude, sans la hantise de la vanité du monde... »

Je sais qu'à cette idée est attaché le sens même de sa vie, que c'est de cette sensation profonde d'absurdité qu'il tire sa force : si le monde n'est pas absurde, c'est toute sa vie qui se disperse en gestes vains, non de cette vanité essentielle qui, au fond, l'exalte, mais d'une vanité désespérée. D'où le besoin qu'il a d'imposer sa pensée. Mais tout en moi cette nuit se défend contre lui ; je me débats contre sa vérité qui monte en moi, et à qui sa mort prochaine donne une approbation sinistre. Ce que j'éprouve, c'est moins une protestation qu'une révolte... Il attend ma réponse, comme un ennemi.

- Ce que tu dis est peut-être vrai. Mais ta façon de le dire suffit à le rendre faux, absolument faux. Si cette vraie vie s'oppose à... l'autre, ce n'est pas ainsi, pas de cette façon pleine de désirs et de rancune !

- Quelle rancune ?

- Il y a ici de quoi lier un homme qui a derrière lui les preuves de force qui sont derrière toi, de quoi...

- Posséder les preuves de sa force, c'est pire.

- De quoi le lier pour toute sa vie, pour...

- Je compte sur toi pour m'en instruire par l'exemple.

Il a répondu avec une ironie presque haineuse. Nous nous taisons tous deux. Je voudrais soudain dire quelque chose qui nous rapproche ; j'ai peur, comme un enfant d'un pressentiment, de voir finir ainsi cette amitié, de quitter ainsi cet homme que j'ai aimé, que j'aime encore, malgré ce qu'il dit, malgré ce qu'il pense, et qui va mourir... Mais, une fois de plus, il est plus fort que moi.

Il a posé sur mon bras sa main droite, et, avec une lenteur amicale il dit :

« Non, écoute : Je ne cherche pas à avoir raison. Je ne cherche pas à te convaincre. Je suis simplement loyal à l'égard de moi-même. J'ai vu souffrir beaucoup d'hommes, beaucoup. Parfois d'une façon abjecte. Parfois d'une façon terrible. Je ne suis pas un homme doux, mais il m'est arrivé d'avoir profondément pitié, de cette pitié qui serre la gorge. Eh bien ! quand je me suis retrouvé seul avec moi-même, cette pitié a toujours fini par se désagréger. La souffrance renforce l'absurdité de la vie, elle ne l'attaque pas ; elle la rend dérisoire. La vie de Klein appelle parfois en moi quelque chose comme... comme...

Ce n'est pas d'une recherche que vient son hésitation c'est d'une sorte de gêne. Mais il continue, me regardant dans les yeux : « Allons, assez : comme un certain rire. Comprends-tu ? Il n'y a pas de compassion profonde pour ceux dont la vie n'a pas de sens. Vies murées. Le monde se reflète en elles grimaçant, comme dans une place tordue. Peut-être montre-t-il là son véritable aspect ; peu importe : cet aspect-là, personne, personne, entends-tu ! ne peut le supporter. On peut vivre en acceptant l'absurde, on ne peut pas vivre dans l'absurde. Les gens qui veulent « lâcher la terre », s'aperçoivent qu'elle colle à leurs doigts. On ne la fuit pas, on ne la trouve pas de propos délibéré...

Et, martelant du poing son genou :

- On ne se défend qu'en créant. Borodine dit que ce qu'édifient seuls les hommes comme moi ne peut durer. Comme si ce qu'édifient les hommes comme lui... Ah ! que je voudrais voir cette Chine, dans cinq ans !

« La durée ! Il s'agit bien de ça !

Nous nous taisons tous deux.

- Pourquoi n'es-tu pas parti plus tôt ?

- Pourquoi partir, tant qu'on peut faire autrement ?

- Par prudence...

Il hausse les épaules puis, après un nouveau silence :

« On ne vit pas selon ce qu'on pense de sa vie...

Encore un silence.

« Et la bête se cramponne, quoi ! »

Il se tait. Un bruit singulier, indéfinissable, imprécis, venu je ne sais d'où, lointain et comme amorti, monte... Il commence à prêter l'oreille, lui aussi. Mais nous entendons un crépitement mou de pneus sur le gravier ; un cycliste vient d'entrer dans la cour. Un son net de pas monte vers nous. Précédé du boy, un courrier apporte deux plis.

Garine ouvre le premier et me le tend : Toutes les troupes de Tcheng-Tioung-Ming, et les corps de l'armée rouge qui ont gagné le front, sont aux prises. La bataille décisive commence.

Pendant que je lis, il ouvre le second, hausse l'épaule, le roule en boule et le jette : « Ça, ça m'est égal. Maintenant, ça m'est égal. Qu'ils s'arrangent. Tout ça... »

Le secrétaire s'en va. Nous entendons son pas qui s'éloigne, la grille qu'il referme. Mais Garine s'est ressaisi ; debout à la fenêtre, il l'appelle.

La porte encore. Le secrétaire revient. Arrivé sous la fenêtre il parle à Garine ; mais celui-ci tousse et je ne distingue pas les paroles.

Le secrétaire, de nouveau, s'en va. Garine marche de long en large, furieux maintenant.

« Qu'est-ce qu'il y a ?

- Rien !

Bon. Ça se voit. Il ramasse la boule de papier, la plie et la lisse de la main droite, non sans peine, à cause de l'immobilité de son bras gauche. Puis, tourné vers moi :

« Descendons. »

Il part, grommelant - pour lui-même ou pour moi ? « Un coup à faire crever dix mille bonshommes ! » Comme je ne pose plus de questions, il se décide à ajouter, tout en descendant :

« Deux des nôtres, des agents de la propagande, pris au moment même où ils approchaient de l'un des puits utilisés par nos troupes, du cyanure dans leurs poches. Agents doubles. Présence injustifiable. N'ont rien raconté, rien avoué. Et Nicolaïeff me dit qu'il reprendra demain l'interrogatoire ! »

Il conduit lui-même l'auto, à toute vitesse ; le chauffeur dormait. Il ne dit pas un mot. Sa main droite seule tient le volant, et, par deux fois, il s'en faut de peu que nous ne nous jetions sur les maisons. Il ralentit, et me passe le volant ; puis, la tête immobile, enfoncée entre les épaules - les taches de ses joues, plus creuses que jamais, apparaissent lorsque nous croisons des lumières et disparaissent aussitôt, - il semble m'avoir oublié...

Dans le couloir de la Sûreté, je distingue en passant de grandes affiches roses, dont j'entrevoyais les taches, tout à l'heure, dans les rues : c'est le décret, affiché par nos soins.

Lorsque nous arrivons, précédés du son rapide et militaire de nos talons, presque inquiétant dans ce silence, Nicolaïeff, derrière son bureau, bonhomme, le dos appuyé au dossier de sa chaise, fixe ses yeux clairs de porc sur les deux prisonniers. Tous deux sont vêtus du costume de toile bleue des ouvriers du port. L'un porte des moustaches tombantes, fines, noires ; l'autre est un vieillard aux cheveux en brosse, à la tête toute ronde animée par des yeux brillants.

Je commence à connaître ces heures nocturnes de la Propagande et de la Sûreté, leur silence, l'odeur de fleurs sucrées, de boue et de pétrole de la nuit chaude, et nos visages tirés, exténués, nos paupières collées, notre dos voûté, nos lèvres molles - et, dans notre bouche, ce goût écœurant de lendemain d'ivresse...

« As-tu des nouvelles de la bataille ? demande Garine en entrant.

- Rien, ça continue...

- Et tes bonshommes ?

- Tu as vu le rapport, mon cher. Je ne sais rien de plus. Rien encore, du moins. Impossible de leur tirer un mot. Ça viendra...

- Qui s'est porté garant d'eux ?

- N 72, d'après le rapport.

- À contrôler ! Si c'est exact, N 72 doit être ramené, envoyé d'urgence au tribunal spécial, et exécuté.

- Tu sais que c'est un agent de premier ordre.

Garine lève la tête.

« ... et qui m'a rendu souvent des services... Il est fidèle.

- Il n'aura plus à se donner la peine de l'être. Quant à ses services, j'en ai marre. C'est compris, n'est-ce pas ?

L'autre sourit et incline sa tête ensommeillée, semblable au poussah de porcelaine qu'il a posé ironiquement sur son bureau.

« À ceux-ci maintenant. »

Je tire mon stylo de ma poche.

« Non, inutile d'écrire, ce ne sera pas long. Et Nicolaïeff notera les réponses.

« - Qui vous a remis le poison ?

Le premier prisonnier, le plus jeune, commence une explication stupide : il était chargé de remettre ce paquet à une personne dont il ne sait pas le nom, une femme qui devait le reconnaître à son signalement, mais...

Garine comprend à peu près ; cependant je traduis, phrase à phrase. Le Chinois, comme s'il était poussé par un tic, pose sa main, à plat, sur les longs pinceaux de ses moustaches, la retire avec nervosité, voyant que son geste empêche d'entendre ; puis la remet. Nicolaïeff regarde la lampe entourée d'éphémères, fatigué, et fume. Les ventilateurs ne tournent pas ; la fumée monte, droite.

« Assez ! » dit Garine.

Il porte la main à sa ceinture.

« Bon ! je l'ai encore oublié ! »

Sans rien ajouter, il ouvre ma gaine de sa main libre, en tire mon revolver et le pose sur le bureau, où les angles du métal brillent.

« Dis au premier, exactement, que si, dans cinq minutes il n'a pas donné les renseignements qu'il nous doit, je lui fous une balle dans la tête, moi. »

Je traduis. Nicolaïeff a imperceptiblement haussé une épaule ; tous les indicateurs savent que Garine est un « grand chef » et son moyen est digne d'un enfant. Une minute... deux...

« Ah ! En voilà assez ! Qu'il réponde immédiatement !

- Tu as dit qu'il avait cinq minutes, dit Nicolaïeff, respectueux et ironique.

- Toi, fous-moi la paix, hein !

Il a pris le revolver sur le bureau. La main droite, en raison du poids de l'arme, est ferme : la gauche, qui sort de l'écharpe blanche, tremble de fièvre. Une fois de plus je dis au Chinois de répondre. Il fait un geste d'impuissance.

La détonation. Le corps du Chinois ne bouge pas ; sur son visage, une expression intense de stupéfaction. Nicolaïeff a sauté et s'appuie au mur. Est-il blessé ?

Une seconde... Deux... Le Chinois s'effondre, mou, les jambes à demi pliées. Et le sang commence à couler.

« Mais, mais, balbutie Nicolaïeff...

- Fous-moi la paix !

Le ton est tel que le gros homme, aussitôt, se tait. Il ne sourit plus. Sa bouche s'est abaissée, accentuant ses bajoues. Ses grosses mains sont croisées sur sa poitrine dans un geste de vieille femme. Garine regarde le mur, devant lui ; du canon à demi abaissé, une fumée légère, transparente, monte.

« À l'autre, maintenant. Traduis à nouveau. »

Inutile. Terrorisé, le vieillard, déjà, parle, et ses petits yeux s'agitent... Nicolaïeff a saisi un crayon et prend des notes d'une main tremblante.

« Tais-toi, dit Garine en cantonais. Puis se tournant vers moi : Préviens-le, avant d'aller plus loin, que s'il raconte des blagues, ça lui portera malheur...

- Il le voit bien.

- La peine de mort se perfectionne au besoin.

- Comment veux-tu que je lui dise cela ?

- Ah ! comme tu voudras !

(Il comprend, en effet...)

Tandis que le prisonnier parle, d'une voix haletante, Nicolaïeff chasse, en soufflant, les éphémères morts qui tombent sur ses notes...

L'homme a été payé par des agents de Tcheng-Tioung-Ming, cela est évident. Il a d'abord parlé rapidement, mais n'a rien dit d'essentiel ; voyant le canon du revolver abaissé il a hésité. Soudain, il se tait. Garine, à la limite de l'exaspération, le regarde.

« Et... si... si je dis tout, que me donnerez...

Aussitôt, il tombe, les bras en ailerons, et va rouler à un mètre. Furieux, Garine vient de le frapper d'un coup de poing à la mâchoire ; le poing encore fermé, il fronce les sourcils, se mord les lèvres et s'assied sur le coin du bureau. « Ma blessure s'est ouverte. » Le prisonnier, par terre, fait le mort. « Demande-lui s'il a entendu parler de l'encens ! » Une fois de plus, je traduis. L'homme ouvre lentement les yeux, et, sans se relever, dit, sans s'adresser à l'un de nous, sans nous regarder :

« Ils étaient trois. Deux sont pris. L'un des deux est mort. L'autre est là. Le troisième peut être du côté du puits. »

Garine et moi regardons Nicolaïeff, qui devait remettre à demain la suite de l'interrogatoire. Il s'applique à ne manifester aucun sentiment : sa bouche, ses sourcils ne bougent pas. Mais les muscles de ses joues, rapidement, se contractent et se détendent, comme s'ils tremblaient. Il écrit, tandis que le prisonnier précise.

- C'est tout ?

- Oui.

- Si tu n'as pas tout dit...

- J'ai tout dit.

Le prisonnier semble maintenant indifférent.

Nicolaïeff sonne, nous montre un papier, puis le donne au planton.

« Un cycliste au bureau spécial du Télégraphe. Immédiatement. »

Il se retourne vers nous :

« Dans ces conditions-là... dans ces conditions-là... Il y en a peut-être d'autres, tout de même... Alors... Garine... tu ne penses pas... qu'il faudrait essayer un peu... à tout hasard ?.. »

Pour faire excuser sa terrible négligence, il est prêt, lui qui voulait faire remettre à demain la suite de cet interrogatoire, à faire torturer cet homme « à tout hasard »...

- « On n'en sort pas », murmure Garine entre ses dents.

Puis, à haute voix :

« Pour qu'il raconte des blagues et nous lance sur de fausses pistes ?.. Il ne peut pas avoir de renseignements généraux. Dans le travail des puits, les agents ne sont presque jamais plus de trois. Trois, tu entends ? Pas deux ! »

À son tour, il sonne (quatre fois). Deux soldats entrent et emmènent le prisonnier. Nicolaïeff, qui n'a pas répondu, écarte doucement de la main les éphémères qui tombent toujours sur le bureau, comme s'il lissait son papier, avec un geste d'enfant sage.

Nous rencontrons, dans le couloir, un planton du Commissariat de la Guerre, qui apporte une dépêche : Les troupes de Tcheng commencent à plier.


L'escalier de la maison de Garine, noir : la lampe qui l'éclairait est brisée. La nuit continue, dehors et dans mes nerfs... Mes paupières sont brûlantes, mais je n'ai pas sommeil. De légers frissons parcourent mon corps, comme si je commençais à être ivre ; tandis que je pose lourdement mes pieds, cherchant de l'orteil chaque marche, mes paupières se ferment et je vois, avec un mélange de trouble et de bizarre lucidité, des images déformées : les deux prisonniers, le prisonnier mort (par terre), Nicolaïeff, le mariage grotesque dont parlait Garine, les raies des lumières de la rue, le visage déchiré de Klein, la tache des affiches roses... Je tressaille, comme si je m'éveillais en sursaut, lorsque l'entends la voix de Garine :

« Je ne peux pas m'habituer à cette obscurité ; elle me donne toujours l'impression d'être aveugle... »

Mais voici la lumière. Nous sommes de nouveau dans la petite pièce ; les deux valises sont toujours là.

- C'est tout ce que tu emportes ?

- Pour quelques mois, c'est bien suffisant...

À peine a-t-il écouté ce que je lui ai dit. Il prête l'oreille à une rumeur très faible qui emplit toute la maison, et qui m'intriguait avant notre départ.

« Entends-tu ?

- Oui... J'entendais déjà ce bruit avant notre départ...

- D'où crois-tu qu'il vienne ?

- Écoute...

Il y a dans cette rumeur étouffée, lointaine, mécanique, quelque chose de mystérieux. C'est un grincement assourdi comme celui des rongeurs, mais régulier, et d'où sortent par intermittence, bulles dans une eau trouble, des sons semblables aux craquements du bois, qui se prolongent un instant ainsi que tous les sons dans l'obscurité et se perdent dans ce grincement constant qui semble venir à la fois de la cave et de l'horizon. Garine s'est arrêté, inquiet, respirant à peine, les épaules serrées, s'efforçant de faire le moins de bruit possible. Un craquement de ses chaussures éteint brutalement sons et rumeurs qui, après quelques secondes, reparaissent comme une lueur très faible, montent et retrouvent leur intensité lointaine et inexplicable. Enfin, son corps se détend ; il fait un geste d'indifférence, et se couche sur le lit de bois :

« En attendant, veux-tu du café ?

- Non, merci. Tu ferais mieux de prendre de la quinine et de changer ton pansement.

- Ça viendra en son temps...

Il regarde ses valises :

« Trois mois, six peut-être ?..

Toujours soucieux, il mord l'intérieur de ses joues.

« Enfin, quoi, ce ne serait pas non plus très intelligent de rester ici, faute de partir à temps... »

En disant : rester, il n'a pas voulu dire : demeurer, mais : mourir.

« Mon vieil ami Nicolaïeff insinue qu'il est déjà bien tard... »

Jusqu'ici, il a parlé pour lui-même. Le son de sa voix change ; il hausse une fois de plus l'épaule droite.

- Quel abruti !.. Si je n'étais pas retourné là-bas, cette nuit... Par qui Borodine pourra-t-il me remplacer ? Pour le service de la Propagande aux sections, par Chen, mais pour les autres ? Avec quelques gaillards comme Nicolaïeff, - discipliné, très discipliné - ça pourrait mal finir... Klein est mort... Dans quel état trouverai-je tout cela, quand je reviendrai ?.. Il suffit d'une gaffe de la Sûreté pour me faire rentrer dans cette vie de Canton comme dans mon veston, et pourtant, en ce moment, il me semble que je suis déjà parti. Allons ! si je claquais en mer, on pourrait coller sur le sac une belle étiquette !..

Ses lèvres sont plus minces encore qu'elles ne l'étaient tout à l'heure, et ses yeux sont fermés. L'ombre de son nez, qui, ainsi, semble très proéminent, se mêle au cerne de son œil gauche. Il est laid, de la laideur inquiétante et aiguë des morts, avant la sérénité.

« Dire que lorsque je suis arrivé ici, au temps de Lambert, Canton était une république de comédie ! Et, aujourd'hui, l'Angleterre ! Vaincre une ville. Abattre une ville : la ville est ce qu'il y a de plus social au monde, l'emblème même de la société : Il y en a une au moins que les pouilleux cantonais sont en train de mettre dans un bel état ! Ce décret... L'effort de tous les hommes qui ont fait de Hongkong un poing fermé est enfin... Il abaisse le pied, et se penche en avant, comme s'il écrasait quelque chose, lentement, lourdement. En même temps qu'il redresse le buste, il sort de sa poche un petit miroir rond à dos de celluloïd et regarde son visage (c'est la première fois).

« Je crois qu'il était temps...

« Ce serait vraiment trop bête de mourir comme un vague colon. Si les hommes comme moi ne sont pas assassinés, qui le sera ? »

Quelque chose, dans tout ce qu'il dit, me met mal à l'aise, m'inquiète... Il reprend :

« Que diable vais-je pouvoir faire en Europe ? Moscou ?.. Au point où j'en suis avec Borodine... Je me méfie des méthodes de l'Internationale, mais il faut voir... Dans six jours, Shanghaï ; ensuite, le bateau norvégien, et l'impression de descendre dans la loge du concierge. Pourvu que je ne retrouve pas en morceaux tout ce que j'ai fait, quand je reviendrai ! Borodine a beaucoup de force, mais aussi parfois beaucoup de maladresse... Ah ! on ne va jamais où l'on voudrait aller...

- Où diable voudrais-tu donc aller ?

- En Angleterre. Maintenant je sais ce qu'est l'Empire. Une tenace, une constante violence. Diriger. Déterminer. Contraindre. La vie est là...

Et je comprends soudain pourquoi ses paroles me déconcertent : ce n'est pas moi qu'il veut convaincre. Il ne croit pas ce qu'il dit et il s'efforce, de tous ses nerfs irrités, de se persuader... Sait-il qu'il est perdu, craint-il de l'être, ne sait-il rien ? Devant la mort certaine, une exaspération désolée naît en moi de ses affirmations, de ses espoirs. J'ai envie de lui dire : « Assez, assez ! Tu vas mourir. » Une tentation furieuse monte, que suffisent pourtant à refouler sa présence et une impossibilité physique. La maladie a creusé à tel point son visage que je n'ai besoin d'aucun effort pour l'imaginer mort. Et malgré moi, j'ai la sensation que si je parlais de la mort j'imposerais à son regard cette image, ces traits plus tirés encore, dont je ne puis me délivrer. Il me semble aussi qu'il y aurait dans mes paroles quelque chose de dangereux, comme si sa mort, connue de lui, devenait par moi certaine... Lui, depuis un moment, s'est tu. Et, dans ce nouveau silence, nous retrouvons le bruit singulier qui nous intriguait tout à l'heure. Ce n'est plus une rumeur, mais un bruit fait de secousses successives, très éloignées ou très assourdies, un bruit de rêve ; il semble que l'on frappe le sol, au loin, avec de lourds objets entourés de feutre. Et les sons plus clairs, analogues tout à l'heure à ceux des bois qui craquent, deviennent métalliques et font songer au grondement confus d'une forge, dominé par les coups musicaux des marteaux...

De nouveau, à ces bruits entremêlés se joint celui des pneus rebondissant sur le gravier. Un cadet monte, précédé d'un boy. Il apporte la réponse de l'officier télégraphiste. Le bruit, quoique lointain, emplit la chambre...

- Entends-tu ? demande Garine au boy.

- Oui, monsieur le Commissaire.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Sais pas, monsieur le Commissaire.

Le cadet hoche la tête.

- C'est l'armée, camarade Garine...

Garine lève les yeux.

- L'arrière-garde de l'armée rouge qui monte en ligne...

Garine respire profondément, puis lit les dépêches et me les tend :

Troisième agent pris. Porteur huit cents grammes cyanure.

Débâcle ennemi. Plusieurs régiments préparés par Propagande passés à nous. Approvisionnements et artillerie entre nos mains. Quartier général désorganisé. Cavalerie poursuit Tcheng en fuite.

Il signe l'accusé de réception, et le rend au cadet qui s'en va, toujours précédé du boy.

« Il ne verra plus ma signature, pendant quelque temps !.. Les troupes de Tcheng en charpie... Avant un an, Shanghaï... »

Le grondement affaibli des troupes s'approche ou s'éloigne, avec le vent chaud. Nous reconnaissons maintenant le grincement des tracteurs, l'ébranlement confus de la terre sous le pas martelé des hommes, et, par instants, dans une étouffante bouffée, les sabots des chevaux, l'écho des essieux de canons qui sonnent... Une exaltation confuse pénètre en lui avec ce lointain tumulte. De la joie ?

« Je ne te verrai guère, demain matin, parmi tous ces imbéciles qui viendront m'accompagner... »

Lentement, mordant sa lèvre inférieure, il sort de l'écharpe son bras blessé, et le lève. Nous nous étreignons. Une tristesse inconnue naît en moi, profonde, désespérée, appelée par tout ce qu'il y a là de vain, par la mort présente... Lorsque la lumière, de nouveau, frappe nos visages, il me regarde. Je cherche dans ses yeux la joie que j'ai cru voir ; mais il n'y a rien de semblable, rien qu'une dure et pourtant fraternelle gravité.

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