Isaac Asimov Les courants de l’espace

PROLOGUE UN AN AVANT

L’homme venu de la Terre prit une décision. Elle avait mis longtemps naître et mourir mais, maintenant, elle était arrêtée.

Depuis des semaines, l’homme n’avait pas senti le contact réconfortant du pont de son navire sous ses pieds, ni la fraîche et noire enveloppe de l’espace alentour. Initialement, il avait eu l’intention de faire une brève apparition au siège local du Bureau Interstellaire de Spatio-Analyse pour présenter son rapport et de reprendre en hâte le chemin du cosmos. Or, il était toujours retenu.

C’était presque comme une prison.

Il termina sa tasse de thé et dévisagea l’homme assis en face de lui.

— Je ne resterai pas plus longtemps, dit-il.

Le second homme prit une décision. Elle avait mis longtemps naître et mourir mais, maintenant, elle était arrêtée. Il aurait besoin de temps, de beaucoup plus de temps. Les premières lettres étaient demeurées sans réponse. Pour le résultat qu’elles avaient obtenu, elles auraient aussi bien pu tomber dans le brasier d’une étoile !

Il n’avait pas espéré davantage ou, plutôt, il n’en avait pas espéré moins. Mais ce n’était qu’un premier pas.

Une chose était sûre : il était impossible de laisser l’homme venu de la Terre disparaître et se mettre hors d’atteinte lorsque interviendraient les développements ultérieurs. Il caressa le cylindre noir et lisse au fond de sa poche.

— Vous ne vous rendez pas compte de la délicatesse du problème, dit-il.

— Je ne vois pas en quoi la destruction d’une planète est quelque chose de délicat, répondit le Terrien. Je veux que vous, portiez les détails la connaissance de Sark, de tous les habitants de la planète.

— C’est impossible. Vous savez bien que ce serait la panique.

— Au commencement, vous disiez que vous le feriez.

— J’ai réfléchi. C’est tout simplement irréalisable.

Le Terrien formula un autre grief :

— Le représentant du B.I.A.S. n’est pas arrivé.

— Je sais. Le Bureau travaille l’élaboration des mesures adéquates qu’il convient de prendre pour faire face à cette crise. Patientez encore un jour ou deux.

— Un jour ou deux ! Toujours un jour ou deux ! Sont-ils surchargés au point de ne pouvoir me consacrer un instant ? Ils n’ont même pas vu mes calculs.

— Je vous ai proposé de les leur apporter. Vous n’avez pas voulu.

— Et je n’ai pas changé d’avis. Ils peuvent venir ou je peux aller les trouver – Il ajouta avec violence : – Je ne pense pas que vous me croyiez. Croyez-vous que Florina sera détruite ?

— Je vous crois.

— Non ! Je sais que non ! C’est visible. Vous cherchez à ne pas me contrarier. Vous n’êtes pas capable de comprendre mes calculs. Vous n’êtes pas spatio-analyste. Je doute même que vous soyez celui que vous prétendez être. Qui êtes-vous ?

— Vous vous énervez.

— Oui. Cela vous étonne ? A moins que vous ne songiez : Le pauvre diable ! L’espace l’a eu ! Vous me croyez fou.

— Vous dites des absurdités.

— Bien sûr que vous pensez ça ! C’est pourquoi je veux voir les gens du B.I.A.S. Ils sauront si je suis fou ou non. Ils le sauront !

L’autre se rappela sa décision.

— Pour le moment, vous n’êtes pas bien. Je vais vous aider.

— Certainement pas ! s’exclama hystériquement le Terrien. Parce que je m’en vais. Si vous voulez m’en empêcher, vous n’avez qu’à me tuer. Mais vous n’oserez pas. Si vous me tuez, vous aurez le sang d’un monde entier sur les mains.

— Je ne veux pas vous tuer. répliqua son interlocuteur en criant à son tour pour se faire entendre. Ecoutez-moi. Je ne veux pas vous tuer. Ce n’est pas nécessaire.

— Vous allez me ficeler ? Me garder ici ? C’est cela ? Mais que ferez-vous quand le B.I.A.S. se mettra à ma recherche ? Je suis censé envoyer régulièrement des rapports, figurez-vous.

— Le Bureau sait que vous êtes en sécurité avec moi.

— Vraiment ? Je me demande s’il sait même que je suis arrivé sur la planète. Et s’il a reçu mon premier message.

Tout tournait autour du Terrien, et ses membres étaient gourds.

L’autre se leva. Il était évident à ses yeux que l’heure de la décision était arrivée juste à temps. A pas lents. Il contourna la longue table et s’approcha du Terrien.

C’est pour votre bien, fit-il d’une voix apaisante, et il sortit le cylindre noir de sa poche.

— C’est une sonde psychique, dit l’homme venu de la Terre.

Son timbre était rauque et sa voix pâteuse. Quand il essaya de se mettre debout, ce fut à peine si ses bras et ses jambes frissonnèrent.

— Drogué ! murmura-t-il entre ses dents serrées.

Ses mâchoires étaient rigides.

— Oui, je vous ai drogué, reconnut l’autre. Je ne vous ferai aucun mal. Il vous est difficile de comprendre combien cette affaire est délicate dans l’état de surexcitation et d’angoisse où elle vous met. La drogue va seulement dissiper votre anxiété. Elle va seulement la chasser.

Le Terrien était maintenant incapable de parler. Immobile, il pouvait uniquement penser dans une brume : « Par l’espace, il m’a drogué ! » Il aurait voulu hurler, fuir, mais c’était impossible.

L’autre l’avait rejoint. Il le contemplait de haut. Le Terrien leva les yeux vers lui. Il pouvait encore les remuer.

La sonde psychique était un instrument autonome. Il suffisait de mettre les fils en contact avec certains points précis du crâne. Le Terrien, frappé de panique, regarda son interlocuteur opérer jusqu’à ce que ses muscles oculaires fussent paralysés. Il ne sentit pas la piqûre des fines électrodes acérées pénétrant la peau et la chair pour atteindre les engrenures de sa calotte crânienne.

Il hurla dans le silence de son esprit. Il hurla : Non, vous ne comprenez pas ! C’est une planète habitée ! Ne voyez-vous pas que vous ne pouvez pas risquer la vie de centaines de millions d’êtres ?

Les paroles de l’autre étaient assourdies et de plus en plus lointaines. Pour lui parvenir, elles devaient franchir un long tunnel où le vent s’engouffrait. « Je ne vous ferai pas de mal dans une heure, vous vous sentirez parfaitement bien. Nous rirons ensemble de toute cette affaire. »

Le Terrien ressentit une légère vibration dans son crâne. Celle-ci s’effaça également.

Les ténèbres s’épaissirent et s’abattirent sur lui. Elles ne se dissipèrent jamais totalement. Il lui fallut une année pour les déchirer en partie.

Загрузка...