Terens recouvra presque immédiatement son sang-froid.
— Dehors ! Vite ! lança-t-il.
Et il se mit en marche.
Un moment, il avait songé à tirer le patrouilleur inconscient jusqu’à la zone d’ombre derrière les colonnes bordant le hall, mais il était évident qu’il n’y aurait pas eu assez de temps. Le trio s’engagea le long de la rampe. Sous le soleil, le décor avait un éclat lumineux et chaud. Les couleurs de la Cité Haute avaient viré à l’orangé.
— Dépêchons-nous, fit Valona d’une voix inquiète.
Mais Terens la prit par le bras.
— Ne courez pas, ordonna-t-il. – Il souriait mais parlait à voix basse et son timbre était dur. – Marchez normalement et suivez-moi. Surveillez Rik. Ne le laissez pas courir.
Il fit quelques pas. Il avait l’impression que le sol lui collait aux pieds. N’entendait-il pas des bruits venant de la bibliothèque ? Ou était-ce son imagination qui le travaillait ? Terens n’osa pas se retourner.
— Par ici, murmura-t-il.
L’enseigne qu’il désignait brasillait mais elle ne pouvait rivaliser en éclat avec le soleil florinien. Entrée des ambulances, annonçait-elle.
Ils passèrent par une porte de côté et s’engagèrent dans un couloir aux murs d’une incroyable blancheur. Dans ces corridors étincelants d’une netteté aseptique, Terens et ses compagnons étaient des taches insolites.
Une femme en uniforme eut une hésitation à leur vue ; elle fronça les sourcils et fit mine de s’avancer à leur rencontre. Terens ne l’attendit pas. Il s’engouffra dans une galerie latérale, tourna un peu plus loin dans une autre. Les fugitifs croisèrent encore des gens en uniforme. Le Prud’homme imaginait aisément l’émoi que suscitait leur apparition. C’était la première fois que des indigènes se promenaient sans escorte au niveau supérieur d’un hôpital. Que faire ?
Terens était sûr et certain qu’on finirait par les arrêter.
Aussi son cœur se mit-il à battre plus vite quand il remarqua la porte discrète sur laquelle était apposé un panneau : Niveaux réservés aux indigènes. L’ascenseur était à l’étage. Il poussa Rik et Valona à l’intérieur et le léger à-coup de la cabine quand elle commença de descendre lui apporta sa plus grande joie de la journée.
Les bâtiments de la Cité étaient de trois sortes. La plupart étaient les édifices inférieurs, entièrement construits à ras de terre : maisons à l’intention des travailleurs (certaines atteignaient trois étages), fabriques, boulangeries, usines de traitement des ordures. Il y avait ensuite les bâtiments supérieurs : résidences des Sarkites, théâtres, la bibliothèque, les stades.
Mais il existait également quelques édifices mixtes communiquant aussi bien avec les niveaux supérieurs qu’avec les niveaux inférieurs : les postes de la Patrouille, par exemple, et les hôpitaux.
On pouvait ainsi utiliser ces derniers Pour gagner la Cité Basse en évitant les gros monte-charge de liaison, lents et manœuvrés par des employés trop zélés. Emprunter cette voie était formellement interdit aux indigènes mais ce crime n’était plus qu’une peccadille pour qui s’était déjà rendu coupable d’agression contre un patrouilleur.
L’ascenseur s’immobilisa au niveau inférieur. Les murs possédaient toujours la même hygiénique blancheur mais ils avaient un quelque chose d’un peu négligé. Comme s’ils étaient moins souvent astiqués. On ne voyait plus de bancs rembourrés dans les couloirs. Un murmure de voix inquiètes venait d’une salle d’attente où une unique infirmière essayait sans beaucoup de succès de mettre un peu d’ordre dans la cohue des consultants hommes méfiants et femmes apeurées.
Pour le moment, elle interrogeait d’une voix âpre un vieillard aux joues hirsutes qui chiffonnait et lissait tour à tour les genoux de son pantalon effiloché en répondant à ses questions sur un ton monocorde, avec l’air de s’excuser.
— De quoi vous plaignez-vous exactement ?… Depuis combien de temps avez-vous ces douleurs ?… Avez-vous déjà été hospitalisé ?… Vous ne pensez tout de même pas que nous allons nous laisser déranger pour le moindre bobo ? Asseyez-vous. Le docteur vous examinera et vous donnera d’autres remèdes. Au suivant ! glapit-elle.
Et elle jeta un coup d’œil sur la grosse horloge murale en bougonnant.
Terens, Rik et Valona se faufilèrent prudemment au milieu de la foule. Comme si la présence de ses compatriotes lui déliait la langue, la Florinienne se mit à chuchoter avec volubilité :
— Je n’ai pas pu faire autrement que de venir, Prud’homme. J’étais tellement inquiète pour Rik. J’avais peur que vous ne le rameniez pas et…
— Mais comment avez-vous fait pour entrer dans la Cité haute ? s’enquit Terens sans tourner la tête, tout en continuant à se frayer son chemin dans la foule passive.
— Je vous ai suivis et je vous ai vus monter dans l’ascenseur.
Quand il est redescendu, j’ai dit à l’employé que j’étais avec vous et il m’a fait monter à mon tour.
— Sans difficulté ?
— Je l’ai un petit peu bousculé.
— Par tous les démons de Sark ! gronda Terens.
— J’étais bien forcée, expliqua plaintivement Valona. Et puis, j’ai vu les patrouilleurs vous indiquer un bâtiment. J’ai attendu qu’ils s’en aillent et j’ai pris le même chemin. Seulement, je n’ai pas osé entrer. Comme je ne savais pas trop quoi faire, je me suis cachée jusqu’au moment où vous êtes ressortis. Quand le patrouilleur vous a arrêtés…
— Eh ! vous, là-bas ! – C’était la voix tranchante et impatiente de la réceptionniste. Elle était debout, à présent, et le tapotement sec de son stylet de métal sur le bureau fit taire les conversations. – On essaye de s’en aller ? Venez ici. Vous ne partirez pas avant qu’on vous ait examinés. Pas de tirage au flanc sous prétexte de visites médicales ! Revenez !
Mais le trio était déjà dehors, dans la demi-pénombre de la Cité Basse, plongé dans le tumulte et les odeurs de ce que les Sarkites appelaient le « quartier indigène ». A nouveau, le niveau supérieur n’était plus qu’un plafond. Si Valona et Rik étaient soulagés d’avoir échappé à l’étouffante opulence de la ville sarkite, l’anxiété qui habitait Terens ne s’était pas atténuée. Ses compagnons et lui étaient allés trop loin : ils ne se trouveraient plus en sécurité nulle part.
Il ressassait encore ces sombres réflexions quand Rik poussa un cri d’alarme.
Terens sentit un goût de sel dans sa bouche.
Le spectacle qui s’offrait à ses yeux était Peut-être le plus effrayant que les indigènes de la Cité Basse Pouvaient imaginer. On eût dit qu’un oiseau géant fondait sur eux, tombant comme une pierre d’une des ouvertures qui béaient dans la surface séparant les deux moitiés de la Cité. Il occultait le soleil et l’ombre menaçante qui baignait le secteur se faisait plus dense. Il ne s’agissait pas d’un oiseau mais d’une voiture de patrouille armée.
Les indigènes s’égaillèrent en hurlant. Même ceux qui n’avaient pas de raisons particulières d’avoir peur s’enfuirent. Un homme qui se trouvait sur le chemin du véhicule s’écarta à contrecœur. Il marchait d’un bon pas, songeant probablement à ses affaires, quand tout s’était brusquement assombri. – Il regardait autour de lui, îlot de sérénité au cœur du tumulte. De taille moyenne, il était si large d’épaules que cela lui donnait presque un air grotesque. L’une de ses manches de chemise, fendue dans le sens de la longueur, révélait un bras aussi épais qu’une cuisse.
Terens hésitait ; sans lui, Rik et Valona étaient incapables de faire quoi que ce fût. Son incertitude devenait fébrilité. Fuir ?
Mais où aller ? Rester ? Mais que faire ? Il y avait une chance pour que les patrouilleurs fussent à la recherche de quelqu’un d’autre mais compte tenu du fait qu’un des leurs gisait, inanimé, dans la bibliothèque, c’était là une chance quasiment négligeable.
L’homme aux épaules carrées s’approcha d’une allure à la fois rapide et pesante. Arrivé à la hauteur du trio, il s’arrêta un court instant comme s’il était indécis et dit sur le ton de la conversation :
— Boulangerie Khorov. Deuxième à gauche. Après la blanchisserie.
Puis il pivota sur ses talons et s’éloigna.
— En avant ! murmura Terens.
Et il prit le pas de course.
Il transpirait d’abondance. Il entendait, dominant le vacarme, les ordres aboyés par les patrouilleurs. Tonitruer était leur façon naturelle de s’exprimer. Terens jeta un coup d’œil derrière lui. Une demi-douzaine de représentants des forces de l’ordre sautaient au bas de leur véhicule et se déployaient en éventail. Ils auraient la tâche facile : dans sa satanée tenue de Prud’homme, il était aussi visible qu’un des piliers qui soutenaient la Cité Haute !
Deux patrouilleurs se précipitaient dans sa direction. Terens ignorait s’ils l’avaient repéré ou pas mais cela s’avéra sans importance : l’un et l’autre entrèrent en collision avec le gros bonhomme qui lui avait adressé la parole quelques secondes auparavant, suffisamment près de lui pour que rien ne lui échappât, ni les beuglements du type en question ni les jurons perçants des patrouilleurs. Terens poussa Rik et Valona dans la rue latérale.
Une enseigne lumineuse délabrée, rompue en plusieurs endroits, signalait la boulangerie Khorov ; d’ailleurs, la délicieuse odeur qui s’échappait par la porte ouverte ne laissait pas de place au doute. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à entrer. Ils entrèrent.
Un vieillard émergea de l’arrière-boutique où l’on distinguait la lueur, tamisée par la farine, des fours à radar. Il n’eut pas le temps de demander aux nouveaux venus la raison de leur présence. A peine Terens eut-il commencé d’expliquer : « Un gros homme… » en écartant les bras pour mieux se faire comprendre que le cri de « Patrouilleurs ! Patrouilleurs ! » retentit au-dehors. Le vieux lança d’une voix rauque :
— Par ici ! Vite !
Terens eut un haut-le-corps.
— Là-dedans ?
— Celui-ci est faux, répondit le vieillard.
L’un après l’autre, Rik, Valona et Terens se glissèrent à l’intérieur du four. Il y eut un léger déclic ; la paroi du fond glissa et s’ouvrit, révélant une petite pièce sombre.
Ils attendaient. L’aération laissait à désirer et l’arôme du pain qui cuisait aiguisait la faim sans l’assouvir. Valona souriait à Rik en lui tapotant machinalement la main de temps en temps. L’amnésique avait le visage congestionné et son regard était vide.
— Prud’homme…, murmura Valona.
Rik la fit taire d’un sec « Pas maintenant, je t’en prie, Lona ! » prononcé dans un souffle. Il s’essuya le front d’un revers de la main et se plongea dans la contemplation de ses phalanges humides.
Un claquement métallique, amplifié par l’exiguïté de leur cachette, retentit. Terens se raidit et, sans presque se rendre compte de ce qu’il faisait, se mit en garde, les poings fermés.
Le gros homme de tout à l’heure introduisit ses monstrueuses épaules par l’ouverture. Il y avait tout juste assez de place.
Il considéra Terens d’un air amusé.
— Allons, mon vieux On ne va pas se battre !
Terens considéra ses poings ; ses bras retombèrent le long de son corps.
L’autre était nettement en plus mauvais état qu’au moment de leur première rencontre. Il n’avait pour ainsi dire plus de chemise et l’une de ses joues s’ornait d’une ecchymose qui était en train de virer au violet. Ses yeux minuscules disparaissaient dans les plis des paupières.
— Ils ont arrêté les recherches, annonça-t-il. Vous avez peut-être faim ? Ici, le régime n’est pas luxueux mais il y a largement de quoi faire. Qu’est-ce que vous en pensez ?
La Cité était plongée dans la nuit. Les feux de la Cité Haute éclairaient le ciel sur des milles et des milles mais, dans la Cité Basse, l’obscurité était écrasante. Le rideau de la boulangerie était soigneusement tiré pour camoufler la lumière, illégale après le couvre-feu.
Rik se sentait mieux maintenant qu’il avait pris un repas chaud. Sa migraine commençait à se calmer. Ses yeux se posèrent sur la joue tuméfiée du gros homme. Timidement, il demanda :
Ils vous ont fait mal, monsieur ?
— Un peu, répondit l’autre. Mais ce n’est pas grave. Ce sont des choses qui arrivent tous les jours dans ce métier. – Son rire découvrit une puissante denture. – Il a bien fallu qu’ils reconnaissent que je n’avais rien fait. Mais je m’étais trouvé sur leur chemin quand ils étaient en train de pourchasser quelqu’un d’autre. La manière la plus simple de se débarrasser d’un indigène qui bloque le chemin…
Il fit le geste d’assener un coup de crosse imaginaire.
Rik eut un mouvement de recul, et Valona tendit un bras protecteur.
Le gros homme s’adossa au mur et crachota pour expulser les bribes de nourriture demeurées entre ses dents.
— Je me nomme Matt Khorov mais on m’appelle simplement le Boulanger. Et vous, qui êtes-vous ?
Terens haussa les épaules.
— Eh bien…
— Je vois, fit le Boulanger. Ce qu’on ignore ne peut nuire à personne, n’est-ce pas ? Peut-être. Peut-être. N’empêche que vous pouvez me faire confiance. Je vous ai fait échapper aux patrouilleurs, pas vrai ?
— Oui, et nous vous en remercions. – Terens ne parvenait pas à mettre de la cordialité dans sa voix. – Comment savez-vous que c’était à nous qu’ils en avaient ? Il y avait des tas de gens qui couraient.
Khorov sourit.
— Aucun ne faisait la même tête que vous. Vos têtes, on aurait pu s’en servir à la place de craie !
Terens s’efforça de lui rendre son sourire. Le résultat n’était pas très convaincant.
— J’avoue ne pas bien comprendre pourquoi vous avez ainsi risqué votre vie. Merci quand même. Ce n’est pas grand-chose, un « merci », mais je ne peux pas vous manifester autrement ma gratitude pour le moment.
— Je ne vous demande rien. J’agis ainsi aussi souvent que possible. Pas pour des raisons personnelles. Si les patrouilleurs font la chasse à quelqu’un, je fais de mon mieux pour venir en aide à leur proie. Les patrouilleurs, je les déteste.
Valona en resta bouche bée.
— Ça ne vous cause pas d’ennuis ?
— Bien sûr que si. Vous n’avez qu’à regarder. – Il posa délicatement le doigt sur sa joue déchirée. – Mais j’espère que vous ne pensez pas que je me laisse intimider pour si peu ? C’est pour ça que j’ai fabriqué ce four bidon. Grâce à lui, les patrouilleurs ne peuvent pas m’attraper et utiliser les grands moyens.
Dans les yeux écarquillés de Valona, on pouvait lire de la peur et de la fascination.
— Et pourquoi pas ? poursuivit le Boulanger. Savez-vous combien il y a d’Écuyers sur Florina ? Dix mille, Combien de patrouilleurs ? Peut-être vingt mille. Et nous sommes cinq cents millions d’indigènes. Si nous nous unissions contre eux.
Il fit claquer ses doigts.
Terens l’interrompit :
— Nous aurions en face de nous des fusils-aiguilles et des canons fulgurateurs, Boulanger.
— Ouais, faudrait qu’on en ait quelques-uns, nous aussi, répliqua Khorov. Vous, les Prud’hommes, vous vivez trop près des Écuyers. Vous avez peur d’eux.
L’univers de Valona basculait. Cet homme se battait contre les patrouilleurs et il parlait au Prud’homme avec une assurance désinvolte. Elle dénoua doucement les doigts de Rik qui ne lâchait pas sa manche, et lui dit de dormir. Ce fut à peine si elle le regarda. Elle voulait écouter ce que cet homme avait à dire.
— Même avec leurs fusils-aiguilles et leurs canons fulgurateurs, continuait-il, les Écuyers ne pourraient pas être les maîtres de Florina sans l’aide de cent mille Prud’hommes.
Terens prit un air outragé mais le Boulanger enchaîna :
— Tenez… regardez-vous, par exemple. Quels jolis vêtements propres. – Elégants. Je parie que vous avez aussi une gentille petite bicoque avec une bibliothèque, un véhicule personnel et pas de couvre-feu. Vous pouvez même vous rendre dans la Cité Haute si ça vous chante. Les Écuyers ne vous donneraient pas tout ça pour rien.
Terens jugeait que ce n’était pas le moment de se mettre en colère.
— D’accord, dit-il. Mais que voulez-vous que les Prud’hommes fassent ? Qu’ils se battent avec les patrouilleurs ? Quel avantage en retirerait-on ? Je reconnais que je maintiens l’ordre dans mon village et que je veille à ce qu’il livre son quota mais j’empêche mes administrés d’avoir des ennuis. J’essaye de les aider dans les limites qu’autorise la loi. N’est-ce pas déjà quelque chose ? Un jour…
— Ah oui ! Un jour ! Qui peut attendre qu’il arrive, ce jour ? Quand nous serons morts, cela nous sera bien égal de savoir qui gouvernera Florina.
— D’abord, je hais les Écuyers autant que vous. Et puis…
Terens s’interrompit et rougit.
Le Boulanger éclata de rire.
— Continuez ! Répétez ça. Ce n’est pas moi qui vous dénoncerai parce que vous haïssez les Écuyers. Qu’avez-vous fait pour être recherché par les patrouilleurs ?
Terens garda le silence.
— Je vais essayer de deviner. Quand ils me sont tombés dessus, ils étaient tout ce qu’il y a de furieux. Vraiment furieux, je veux dire, pas simplement parce que les Écuyers leur avaient ordonné de l’être. Je les connais et je ne me trompe pas. Cela ne peut s’expliquer que d’une seule façon : vous en avez démantibulé un. Ou peut-être même que vous l’avez tué.
Terens n’ouvrit pas la bouche.
— Vous avez raison de la boucler, Prud’homme, reprit le Boulanger sans rien perdre de son affabilité, mais trop de prudence nuit, vous savez. Vous avez besoin d’aide. Ils savent qui vous êtes.
— Non, rétorqua vivement Terens.
— On a dû contrôler vos papiers dans la Cité Haute.
— Qui a dit que j’y suis allé ?
— C’est une hypothèse. Je parie que vous y êtes allé.
— Ils ont regardé ma carte mais trop rapidement pour avoir lu mon nom.
— Mais assez pour savoir que vous êtes un Prud’homme. Ils n’ont plus maintenant qu’à trouver un Prud’homme qui se soit absenté de sa circonscription aujourd’hui ou qui soit incapable de rendre compte de son emploi du temps. Il est probable que les lignes téléphoniques sont en train de chauffer à blanc d’un bout à l’autre de Florina à l’heure qu’il est. Si vous voulez mon avis, vous êtes dans le pétrin.
— Peut-être.
— Il n’y a pas de peut-être, vous le savez bien. Est-ce que vous voulez un coup de main ?
Le dialogue avait lieu à voix basse. Rik s’était endormi, couché en chien de fusil dans un coin. Le regard de Valona se posait successivement sur chacun des deux hommes.
Terens secoua la tête.
— Non merci… Je… je m’en sortirai.
Le jovial Boulanger se mit à rire.
— Cela m’intéressera de voir comment vous vous y prendrez ! Ne me méprisez pas parce que je n’ai pas d’instruction. J’ai autre chose. Réfléchissez donc à tout cela cette nuit. Peut-être finirez-vous par conclure que vous avez besoin d’un coup de main.
Valona avait les yeux ouverts dans l’obscurité. Elle était étendue sur une simple couverture posée à même le sol mais qui était à peine moins confortable que les lits auxquels elle était accoutumée. Dans le coin opposé, Rik dormait profondément sur une seconde couverture. Il dormait toujours comme un plomb quand il était énervé et avait eu la migraine.
Quand le Prud’homme avait refusé le lit que lui avait proposé le Boulanger, ce dernier avait ri aux éclats (il semblait que tout lui fût prétexte à rire) et il avait éteint, disant que si Terens avait envie de rester assis dans les ténèbres, il n’y voyait aucun inconvénient pour sa part.
Valona ne parvenait pas à trouver le sommeil. Pourrait-elle jamais dormir, à présent ? Elle avait assommé un patrouilleur !
Inexplicablement, elle se prit à songer à son père et à sa mère.
Elle n’avait d’eux qu’un souvenir brumeux. Au cours des années, elle avait presque réussi à les oublier. Mais, maintenant, voilà qu’elle se rappelait les conversations tenues à voix étouffée la nuit, quand ses parents la croyaient endormie. Elle se rappelait des visiteurs furtifs.
Un soir, les patrouilleurs l’avaient réveillée pour lui poser des questions incompréhensibles auxquelles elle s’était efforcée de répondre. Depuis, elle n’avait plus jamais revu ses parents. On lui avait dit qu’ils étaient partis et, le lendemain, On l’avait placée alors que les enfants de son âge avaient encore deux années à s’amuser avant de travailler. Les gens la dévisageaient quand elle passait et les autres gosses n’avaient pas le droit de jouer avec elle, même après la journée. Elle avait appris à se passer de la compagnie d’autrui. A se taire. Et puis on l’avait appelée « la Grande Lona », on se moquait d’elle et on prétendait qu’elle était faible d’esprit.
Pourquoi le dialogue de tout à l’heure lui avait-il fait penser à ses parents ?
— Valona…
La voix était si proche qu’elle sentit un souffle léger caresser ses cheveux, si basse qu’elle l’entendait à peine. Elle se raidit, moitié par peur, moitié par embarras. Il n’y avait qu’un drap sur son corps nu.
C’était le Prud’homme.
— Ne faites rien, chuchota-t-il. Ecoutez-moi seulement. Je sors. La porte n’est pas fermée. Mais je reviendrai. Vous m’entendez ? Vous avez compris ?
Elle tâtonna à la recherche de la main de Terens et la serra. Il en fut satisfait.
— Et ayez L’œil sur Rik, ajouta-t-il. Ne le perdez pas de vue. Encore une chose, Valona… – Terens s’interrompit. Enfin, après un long silence, il reprit : – Méfiez-vous quand même de ce Boulanger. Je ne connais rien de lui. M’avez-vous compris ?
Elle perçut un léger mouvement, un lointain grincement plus faible encore. Terens n’était plus dans la pièce. Valona se dressa sur un coude. Il n’y avait pas un bruit en dehors de sa respiration et de celle de Rik.
Elle ferma les paupières, essayant de réfléchir. Pourquoi le Prud’homme qui savait tout l’avait-il mise en garde contre le Boulanger qui détestait les patrouilleurs et les avait sauvés tous les trois ? Pourquoi ?
Elle ne voyait qu’une chose : le Boulanger avait été là. Quand la situation avait semblé être sans issue, il était arrivé et il avait agi vite. Presque comme si tout cela avait été combiné d’avance. Ou comme si le Boulanger avait attendu les événements.
Elle secoua la tête. C’était étrange. Si le Prud’homme n’avait pas parlé ainsi, jamais une idée pareille ne lui serait venue.
Le silence fut brisé par une voix bruyante et détachée :
— Ohé ! Vous êtes toujours là ?
Elle se figea quand un faisceau de lumière se posa sur elle. Puis elle se détendit et remonta le drap jusqu’à son cou.
Elle n’avait pas besoin de s’interroger sur l’identité du nouveau venu : sa silhouette épaisse et ramassée se détachait dans la pénombre derrière la lampe.
— Je croyais que vous seriez partie avec lui, vous savez, dit le Boulanger.
— Qui, monsieur ? demanda faiblement Valona.
— Le Prud’homme. Vous savez parfaitement qu’il est parti. Ne perdez pas votre temps à faire semblant de ne pas être au courant.
— Il va revenir, monsieur.
— Il vous a dit ça ? Eh bien, il s’est trompé. Les patrouilleurs le captureront. Pas très finaud, votre Prud’homme. Sinon, il aurait compris que si on laisse une porte ouverte, c’est qu’on a une raison. Et vous ? Vous voulez aussi vous en aller ?
— J’attendrai le Prud’homme, monsieur.
— A votre guise. Seulement, vous risquez d’attendre longtemps. Partez quand cela vous chantera.
Brusquement, le faisceau de lumière se déplaça pour se braquer sur la figure mince et pâle de Rik dont les paupières se crispèrent automatiquement. Mais il ne se réveilla pas.
— Mais celui-là restera, reprit le Boulanger d’une voix songeuse. Je suppose que vous m’avez compris : si vous décidez de partir, la porte est ouverte. Mais elle n’est pas ouverte pour lui.
— Ce n’est qu’un pauvre garçon, un malade… commença Valona avec effroi.
— Vraiment ? Eh bien, les pauvres garçons malades, j’en fais collection. Il restera, Tâchez de vous en souvenir.
Le faisceau de lumière demeurait braqué sur le visage du dormeur.