Sélénè Lindstrom arborait un radieux sourire, et les touristes, surpris au début par sa démarche élastique et bondissante, ne tardaient pas à lui trouver du charme.
— C’est l’heure de déjeuner, dit-elle gaiement. On ne vous servira que des produits du cru, Mesdames et Messieurs. Vous leur trouverez peut-être un goût bizarre, mais ils sont nourrissants… Par ici, Monsieur. Vous ne verrez pas d’inconvénient, je pense, à prendre place à la table de ces dames… Un instant. Ne vous précipitez pas. Il y aura de la place pour tous… J’ai le regret de vous annoncer que vous pourrez choisir vos boissons, mais qu’il n’y a qu’un plat principal. Aujourd’hui ce sera du veau… Non, non. La substance et le goût sont artificiels, mais vous verrez, c’est un plat excellent.
Sur quoi elle s’assit à son tour en poussant un léger soupir, l’expression un peu moins enjouée.
Un des membres du groupe vint s’asseoir en face d’elle en disant :
— Vous permettez ?
Elle lui lança un regard vif et pénétrant. Elle avait le don de porter sur les gens un rapide jugement et ce touriste lui sembla inoffensif.
— Certainement. Avec plaisir. Mais ne voyagez-vous pas en compagnie d’une personne du groupe ?
— Non, je voyage seul. Et même si ce n’était pas le cas cette bande de « Terriens » ne m’attire pas particulièrement.
Elle regarda plus attentivement cet homme d’une cinquantaine d’année, à l’air las que démentait un regard vif et inquisiteur. Il avait bien le physique d’un Terrestre alourdi par la pesanteur.
— « Terrien » est une expression que nous employons sur la Lune dans un sens plutôt péjoratif, lui fit-elle remarquer.
— Étant moi-même un Terrien, je peux me permettre de l’employer, à moins que vous n’y voyiez un inconvénient.
Sélénè haussa les épaules pour bien lui faire comprendre que cela lui était totalement indifférent.
Elle avait les yeux légèrement bridés que l’on trouve si souvent chez les jeunes Lunarites, mais ses cheveux étaient couleur de miel, et son nez, droit. Sans être vraiment belle elle était indéniablement attirante.
Le regard du Terrien était fixé sur la plaque d’identité qu’elle arborait sur sa blouse, au-dessus de son petit sein gauche haut placé. Il semble vraiment regarder la plaque et non mon sein se dit-elle, et pourtant, sous la lumière frisante, la blouse semi-transparente en laissait apercevoir le contour, car elle ne portait rien en dessous.
— Êtes-vous nombreuses à vous appeler Sélénè ? demanda-t-il.
— Oh ! oui. Nous sommes des centaines. Il y a également des Cynthia, des Diane et des Artémis. Sélénè est dur à porter. La moitié de celles que je connais sont surnommées « Silly », et les autres « Léna ».
— Et à quelle catégorie appartenez-vous ?
— Ni à l’une, ni à l’autre. Sélénè je suis, ajouta-t-elle, appuyant sur la première syllabe, pour ceux que j’autorise à m’appeler par mon prénom.
Une serveuse s’approcha de leur table et disposa des plats devant eux avec des gestes souples et rapides.
— Dans vos mains, on dirait qu’ils flottent, fit le Terrien, visiblement impressionné, en s’adressant à la serveuse qui sourit et s’éloigna.
— N’essayez surtout pas d’en faire autant, lui recommanda Sélénè. Habituée à cette pesanteur, elle s’en arrange.
— Vous voulez dire que si j’essayais, je laisserais tout tomber ?
— Vous feriez en effet de véritables catastrophes.
— Alors je m’en abstiendrai.
— Il y a bien des chances pour que sous peu un de vous le tente. Les assiettes joncheront le sol, ils s’efforceront de les attraper au vol, n’y parviendront pas, et finiront par s’étaler. Je les préviens toujours, mais en vain, et ils en sont d’autant plus gênés. Ils éclateront de rire, les touristes j’entends, car nous y sommes tellement habitués que nous n’y voyons plus rien de risible… mais quel beau gâchis !
— Je comprends ce que vous voulez dire, fit le Terrien soulevant prudemment sa fourchette. Le plus simple des gestes paraît bizarre.
— Vous vous y habituerez rapidement. Du moins à des choses banales comme de manger. Marcher est déjà plus difficile. Je n’ai jamais vu un Terrien arriver vraiment à courir. Du moins pas ce qui s’appelle courir.
Ils mangèrent un moment en silence, puis le Terrien demanda :
— À quoi correspond ce L sur votre plaque d’identité ?
Celle-ci portait en effet le nom de « Sélénè Lindstrom, suivi d’un L.
— Tout simplement à Lima, fit la jeune fille sans paraître y attacher beaucoup d’importance. Pour me distinguer des immigrants. Moi je suis née ici.
— Vraiment ?
— Cela n’a pas de quoi vous surprendre. Cela fait plus d’un demi-siècle qu’une colonie est venue s’y installer. Pensiez-vous que des enfants ne pouvaient pas y naître ? Nombre de gens qui sont nés ici sont déjà des grands-parents.
— Quel âge avez-vous ?
— Trente-deux ans.
Le Terrien eut d’abord l’air stupéfait, puis il murmura :
— Oui, évidemment.
— Vous ne vous en étonnez pas ? fit Sélénè en haussant le sourcil. Nous sommes la plupart du temps obligés d’expliquer ce phénomène aux Terriens.
— J’en sais assez pour savoir, fit le Terrien, que la plupart des signes visibles de vieillissement sont dus à la victoire inexorable de la pesanteur sur les tissus… d’où les bajoues et les seins défaillants. La pesanteur n’étant sur la Lune que le sixième de celle de la Terre, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les Lunarites conservent un air de jeunesse.
— Oui, un air de jeunesse, comme vous venez de le dire. Ce qui ne signifie pas que nous soyons immortels. La durée de vie est à peu près égale ici et sur Terre, mais nous sommes en général mieux portants, ici, en prenant de l’âge.
— C’est incontestable… mais il y a des ombres au tableau, me semble-t-il. Ainsi vous êtes obligés d’avaler ce… ajouta-t-il après avoir bu une gorgée de café.
Il chercha un mot pour qualifier ce breuvage et, n’en trouvant pas, se tut.
— Oh ! nous pourrions importer de la Terre aliments et boissons, fit Sélénè amusée, mais en quantité si réduite que peu d’entre nous en jouiraient, et pour peu de temps. Nous gardons le peu de place dont nous disposons pour des biens d’une importance vitale. De plus nous sommes habitués à ces nourritures et boissons grossières… ou peut-être alliez-vous employer un mot plus fort.
— Pas pour le café. Je le réserverais à la nourriture. Mais « grossière » suffira… Dites-moi, Mademoiselle Lindstrom. Je n’ai vu mentionner nulle part, sur notre programme, une visite au synchrotron à protons.
— Le synchrotron à protons ? fit-elle en achevant de boire son café et en parcourant du regard le tour de la salle comme si elle estimait le moment venu de donner le signe du départ : Il est propriété des Terrestres et n’est pas ouvert aux touristes.
— Vous voulez dire qu’il est également interdit aux Lunarites ?
— Oh ! non. Je ne veux rien dire de pareil. La plupart des membres de l’équipe sont des Lunarites. Mais c’est le gouvernement terrestre qui en a fixé le règlement : « Interdit aux touristes ».
— J’aimerais pourtant le visiter.
— Je vous crois volontiers… Tiens, vous m’avez porté chance. Pas la moindre bouchée de nourriture, pas un touriste, pas une touriste, n’a atterri sur le sol.
Elle se leva et dit d’une voix claire :
« Mesdames et messieurs, nous partons dans dix minutes environ. Soyez assez aimables pour laisser vos assiettes où elles sont. Il y a des toilettes à votre disposition. Nous visiterons ensuite les usines où sont fabriqués les aliments du repas que vous venez de faire. »
L’appartement de Sélénè était, bien entendu, petit et resserré et les pièces se commandaient les unes les autres. On jouissait, des fenêtres, d’une vue panoramique sur des constellations d’étoiles qui apparaissaient puis disparaissaient sans ordre et comme au hasard, et qui n’avaient aucun rapport avec de véritables constellations. Le spectacle qu’offraient ces trois fenêtres pouvait, si Sélénè le désirait, être amplifié, comme vu à travers un télescope.
Barron Neville avait horreur de ça. La première chose qu’il faisait en entrant était de couper le contact et de s’écrier :
— Comment peux-tu supporter une tricherie pareille ! Tu es bien la seule à ma connaissance à avoir assez mauvais goût pour ça. Encore, si ces nébuleuses et ces constellations existaient vraiment…
— « Existaient », répétait sèchement Sélénè en haussant les épaules. Qui te dit, après tout, qu’elles n’existent pas ? Et puis ce spectacle me donne une impression de liberté et de mouvement. J’ai bien le droit de me l’offrir dans mon propre appartement si le cœur m’en dit.
Sur quoi Neville marmonnait entre ses dents, faisait mine, bien à contrecœur, de remettre les choses dans l’état où il les avait trouvées, et Sélénè lui disait alors :
— C’est bon. Laisse ça.
L’ameublement offrait de douces courbes et les murs étaient décorés de peintures abstraites aux tons assourdis. Et nulle part on ne voyait représenté quoi que ce fût qui pût passer pour vivant.
— Les choses vivantes appartiennent à la Terre et non à la Lune, disait Sélénè.
Ce jour-là, en rentrant chez elle, elle y trouva, comme bien souvent, Barron Neville. Il était étendu sur un mince divan, une sandale au pied. L’autre gisait sur le sol où elle avait glissé. On voyait sur son ventre, juste au-dessus de son nombril, les raies rouges qu’il s’était faites en se grattant d’un air méditatif.
— Prépare-nous du café, tu veux bien, Barron ? fit Sélénè qui, d’une souple torsion de tout le corps accompagnée d’un soupir de soulagement, se débarrassa de ses vêtements qu’elle envoya promener d’un coup de pied.
« Quel soulagement de se retrouver nue ! s’exclama-t-elle. C’est ce qu’il y a de pire dans le poste que j’occupe. Être obligée de m’habiller comme les Terriens. »
Neville qui se trouvait dans le coin cuisine ne répondit pas à ces mots qu’il avait entendus si souvent, et demanda :
— Qu’est-ce qui se passe avec ta réserve d’eau ? Elle me paraît bien basse.
— Ah oui ? Faut croire que j’en ai abusé. Arme-toi de patience.
— Pas d’ennuis aujourd’hui ?
— Non. La routine habituelle. Les regarder avancer en vacillant ; les voir faire semblant d’apprécier les nourritures que nous leur servons et qui doivent leur faire horreur ; et se demander non sans anxiété, je parie, si nous n’allons pas les prier de se déshabiller… Quelle horrible perspective !
— Te voilà bien prude tout d’un coup ! fit Barron Neville en posant sur la table deux petites tasses de café.
— En ce qui les concerne, mieux vaut l’être. Ils ont la peau ridée, les chairs tombantes, du ventre, et ils sont pleins de microbes. Peu importe la quarantaine qu’on leur fait subir. Pour moi ils sont pleins de microbes… Et pour toi, quoi de neuf ?
Barron secoua la tête. Pour un Lunarite il était solidement bâti, mais il fronçait constamment les sourcils, ce qui lui donnait une expression maussade. À part cela, il avait des traits réguliers, et de l’avis même de Sélénè, il était fort beau.
— Rien de sensationnel, répondit-il. Nous attendons toujours le nouveau commissaire. Nous verrons bien de quoi il a l’air, ce Gottstein.
— Peut-il vous causer des ennuis ?
— Pas plus que nous n’en avons déjà. Après tout, que peuvent-ils nous faire ? En tout cas pas s’infiltrer parmi nous. Impossible de faire passer un Terrien pour un Lunarite – mais en disant cela Neville n’en avait pas moins l’air gêné.
— Certains Lunarites pourraient bien avoir une mentalité de Terriens, fit Sélénè qui tout en buvant son café lui lança un regard inquisiteur.
— Hé oui, je le sais, et je voudrais bien savoir lesquels… Il m’arrive parfois de penser que je ne peux faire confiance à… Oh ! et puis peu importe. Si tu savais le temps incroyable que je perds avec le synchrotron ! Et tout cela pour n’arriver à rien. Jamais on ne m’accorde de priorité.
— Ils ne te font probablement pas confiance, et je ne peux les en blâmer. Si au moins tu ne prenais pas, pour rôder dans le coin, des airs de conspirateur.
— Je ne fais rien de pareil. Tu ne peux pas savoir le plaisir que j’aurais à sortir de la salle du synchrotron pour n’y jamais revenir… mais c’est alors que je deviendrais suspect à leurs yeux… Tu as si bien gaspillé ta réserve d’eau, Sélénè, que nous ne pouvons pas nous offrir une seconde tasse de café ?
— Non, nous ne le pouvons pas. Mais puisque tu soulèves cette question, reconnais que tu m’as aidée à la gaspiller. La semaine passé tu as pris deux douches ici.
— Je t’apporterai des tickets d’eau. Je ne savais pas que tu étais si à court.
— Ce n’est pas moi qui suis à court. C’est ma réserve d’eau.
Elle avala la dernière goutte de café et regarda d’un air pensif sa tasse vide.
— Si tu voyais les grimaces que font les touristes, en le buvant ! Je me demande bien pourquoi. Moi je le trouve bon. Tu as déjà bu du café importé de la Terre, Barron ?
— Non, fit-il sèchement.
— Eh bien moi, oui. Une fois. Un touriste avait apporté en contrebande des sachets de ce qu’il appelait du café instantané. Il m’en a offert en échange de ce-que-tu-sais. Il semblait trouver l’opération toute naturelle.
— Et tu en as bu ?
— Oui, cela m’intriguait. Je lui ai trouvé un goût amer et métallique. Infect ! Je lui ai ensuite déclaré que mélanger des gènes allait absolument à l’encontre des coutumes lunarites, et c’est lui qui est devenu amer et métallique !
— Tu ne m’en as jamais parlé. Alors il n’a rien tenté ?
— Premièrement, ça ne te regarde pas. Deuxièmement, non il n’a rien tenté. Et s’il l’avait fait, vu la pesanteur inhabituelle pour lui, je l’aurais expédié d’une seule poussée d’ici au corridor Numéro 1. – Elle se tut un instant, puis reprit : À ce sujet, j’ai fait la conquête d’un autre Terrien, aujourd’hui. Il a insisté pour s’asseoir à ma table.
— Et que t’a-t-il offert en échange de ce que j’appelle, moi, « te sauter », et que tu qualifies, toi, si délicatement « de ce-que-je-sais. »
— Rien d’autre qu’être assis à ma table.
— Et reluquer tes seins.
— Ils sont faits pour être regardés, non ? Mais à dire vrai il n’en a rien fait. C’est ma plaque d’identité qui l’intéressait… Et même s’il s’est imaginé des choses… libre à lui, mais je ne suis pas obligée de m’y soumettre. Tu crois que je rêve de coucher avec un Terrien ? Que pourrais-je attendre d’un type qui serait obligé de lutter contre une pesanteur qui le désarçonne ? Je pense que ça a déjà été fait, mais pas par moi, et je n’en ai jamais entendu dire grand bien. Tu es satisfait, maintenant ? Puis-je en revenir à mon Terrien ? Qui a près de la cinquantaine. Et qui visiblement n’a jamais dû être beau, même à vingt ans… Par contre je dois reconnaître qu’il a quelque chose d’intéressant.
— C’est bon. Je ne te demande pas de détails. Alors, qu’est-ce qu’il voulait ?
— Visiter le synchrotron à protons.
Neville se leva, vacillant légèrement, chose presque inévitable lorsqu’on accomplit un geste brusque dans une relative apesanteur.
— Et quelles questions t’a-t-il posées sur le synchrotron ?
— Aucune. Y’a pas de quoi t’exciter. Tu m’as recommandé de toujours te signaler ce qui, chez un touriste, sortait de l’ordinaire, et cela m’a semblé le cas aujourd’hui. Jamais aucun, jusqu’à présent, ne m’avait questionnée sur le synchrotron.
— C’est bon ! Barron se tut un moment, puis reprit d’un ton plus calme : Pourquoi s’intéresse-t-il au synchrotron ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, fit Sélénè. Il m’a simplement demandé si on pouvait le visiter. Après tout, c’est peut-être un touriste qui s’intéresse à la science. Ou encore il a pu user d’une petite ruse pour que je m’intéresse à lui.
— Ce qui est le cas, me semble-t-il. Comment s’appelle-t-il ?
— Je l’ignore. Je ne le lui ai pas demandé.
— Pour quelle raison ?
— Parce qu’il ne m’intéresse pas le moins du monde. Combien de fois faut-il te le répéter ? D’ailleurs, le fait qu’il a posé cette question prouve que c’est bien un touriste. Un physicien n’aurait pas eu à la poser. Il y serait déjà.
— Ma chère Sélénè, fit Neville, laisse-moi t’expliquer les choses en détail. Dans les circonstances actuelles, quiconque demande à voir le synchrotron à protons est un type louche dont nous voulons tout savoir. Et d’abord, cette question pourquoi te l’a-t-il posée à toi ? reprit Neville en se mettant nerveusement à arpenter la pièce comme pour dépenser un excédent d’énergie. Tu es une experte dans l’art d’éluder. Encore une fois, le trouves-tu intéressant ?
— Du point de vue sexuel ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Cesse de jouer ce petit jeu, Sélénè.
— Il est intéressant, et même inquiétant, avoua Sélénè à contrecœur. Je ne saurais dire en quoi. Il n’a rien dit et rien fait de spécial.
— Ainsi il est intéressant et inquiétant. J’en conclus que tu le reverras.
— Pour quoi faire ?
— Ça, je n’en sais rien. C’est toi que ça regarde. Tâche de savoir son nom. Et tâche aussi de découvrir sur lui tout ce que tu pourras. Tu n’es pas bête, alors pour une fois tâche de faire marcher tes méninges dans un but précis.
— C’est bon, fit Sélénè. Ordres venus d’en haut. Je n’ai plus qu’à m’exécuter.
Impossible de distinguer, par l’importance en tout cas, l’appartement du commissaire de celui de n’importe quel Lunarite. L’espace manquait sur la Lune, même pour les hauts fonctionnaires venus de la Terre ; point de ces vastes résidences qui leur auraient rappelé leurs demeures terrestres. Pas plus qu’il n’était possible de se soustraire à ce fait inéluctable que, si important qu’il fût par le rang, un Terrien devait s’habituer à vivre souterrainement en raison de la quasi-apesanteur.
— L’homme continue d’être le produit de son environnement, dit Luiz Montez en soupirant. Voilà deux ans que je suis sur la Lune et j’ai parfois été tenté de m’y installer définitivement… mais je commence à prendre de l’âge. J’ai quarante ans passés et si je veux retourner sur Terre c’est le moment ou jamais. Je risquerais, en attendant davantage, de ne plus pouvoir m’adapter à la pesanteur terrestre.
Konrad Gottstein n’en avait que trente-quatre et ne les paraissait pas. Il avait un visage large et rond et de gros traits, la sorte de visage que l’on ne rencontre jamais parmi les Lunarites et qui correspondait exactement à l’image qu’ils se faisaient de la caricature d’un Terrien. Il n’avait rien d’un malabar – cela ne payait pas d’envoyer des malabars sur la Lune – et sa tête paraissait trop grosse pour son corps.
— Vous semblez chercher à vous justifier, fit Gottstein qui parlait la langue planétaire commune à tous avec un accent légèrement différent de celui de Montez.
— C’est exact, c’est exact, fit Montez dont le long visage aux traits creusés avait quelque chose de tragi-comique, alors que la face de pleine lune de Gottstein respirait la bienveillance. Et je cherche à me justifier aussi bien dans un sens que dans l’autre. J’éprouve du regret à quitter la Lune, ce monde que je trouve attirant et plein d’intérêt, et je regrette d’éprouver ce regret. Et la répugnance que je ressens à retrouver la Terre et ses fardeaux – pesanteur comprise – me fait honte.
— Oui, j’imagine que ce sera dur pour vous d’en supporter à nouveau les cinq autres sixièmes, fit Gottstein. Je suis sur la Lune depuis quelques jours seulement, et déjà je me sens parfaitement à l’aise dans ce sixième de pesanteur.
— Vous vous sentirez beaucoup moins bien quand, victime d’une constipation opiniâtre, vous serez au régime de l’huile minérale, fit Montez en soupirant de plus belle. Mais cela vous passera… Et n’imaginez pas que vous pouvez imiter la bondissante gazelle simplement parce que vous vous sentirez léger. C’est tout un art d’y arriver.
— Oui, c’est ce que j’ai compris.
— C’est ce que vous croyez comprendre, Gottstein. Avez-vous déjà observé les bonds d’un kangourou ?
— À la télévision seulement.
— Cela ne suffit pas à vous en décomposer les mouvements. Il faut s’y essayer soi-même. C’est l’unique moyen de se déplacer rapidement sur la surface lunaire. Il faut d’abord rejeter les deux pieds en arrière, puis faire ce qui serait sur Terre un simple bond. Une fois en l’air, il faut projeter les pieds en avant, puis les ramener en arrière juste avant qu’ils touchent le sol. Et gardant son élan, on recommence. À l’échelle terrestre, chaque mouvement paraît lent sous cette faible pesanteur, alors qu’en réalité on franchit à chaque bond plus de six mètres, et l’effort musculaire qui vous maintient dans les airs (en admettant qu’air il y ait) est minime. On a absolument l’impression de s’envoler.
— L’avez-vous tenté ? Y êtes-vous parvenu ?
— Je l’ai tenté, mais aucun Terrien n’y parvient parfaitement. Je suis cependant arrivé à effectuer cinq bonds de suite, de quoi éprouver cette sensation, juste assez pour désirer en faire davantage, mais on se heurte toujours à une erreur de calcul, à un manque de synchronisation. On s’étale et on glisse sur au moins deux cent cinquante mètres. Les Lunarites, qui sont fort polis, ne rient jamais de vous. Rien de plus facile pour eux que d’avancer par bonds. Ils s’y exercent dès leur petite enfance et attrapent presque immédiatement le rythme.
— C’est leur monde, fit Gottstein en gloussant. Imaginez un peu ce que cela donnerait sur Terre.
— Ils ne viendront jamais sur Terre. Ils ne le supporteraient pas. C’est l’avantage que nous avons sur eux. Nous pouvons aussi bien vivre sur la Terre que sur la Lune. Alors qu’eux ne peuvent vivre que sur la Lune. Nous avons tendance à l’oublier, comme nous avons tendance à confondre les Lunarites avec les Immigrés.
— Les quoi ?
— Les Immigrants venus de Terre. Ceux qui vivent sur la Lune de façon plus ou moins permanente, mais qui sont nés et ont été élevés sur la planète Terre. Ces immigrants peuvent bien entendu retourner sur la Terre, mais les authentiques Lunarites n’ont ni l’ossature ni les muscles qui leur permettraient de supporter la pesanteur terrestre. Il en est résulté des catastrophes dans les débuts de l’histoire lunaire.
— Vraiment ?
— Eh oui. Des gens sont revenus sur Terre avec leurs enfants nés sur la Lune. Nous avons tendance à l’oublier, mais nous étions à ce moment-là en pleine Crise et la mort de quelques enfants eut pour nous peu d’importance comparée au nombre incroyable de victimes que vit la fin du XXe siècle et les décennies qui suivirent. Tandis qu’ici, sur la Lune, on garde le souvenir de chacun des Lunarites qui succomba à la pesanteur terrestre… Cela contribue à leur donner l’impression de vivre dans un monde à part.
— Moi qui croyais avoir été bien mis au courant sur Terre, fit Gottstein, je me rends compte que j’ai encore beaucoup à apprendre.
— Il est impossible d’apprendre sur Terre tout ce qui a trait à la Lune, c’est pourquoi j’ai préparé pour vous un exposé détaillé, tout comme mon prédécesseur l’avait fait pour moi. Vous trouverez le monde lunaire à la fois fascinant et épuisant. Je doute que vous ayez absorbé sur Terre des nourritures lunaires, et si vous vous basez sur la description qu’on vous en a faite, vous serez encore très loin de la réalité… Mais il vous faudra bien vous y habituer. C’est de mauvaise politique de se faire expédier des aliments et des boissons de la planète Terre. Il vous faut vous accoutumer à consommer les produits du cru.
— Vous l’avez fait pendant deux ans. Je pense que j’y survivrai moi aussi.
— Je ne l’ai pas fait de façon continue. Mon séjour ici a été entrecoupé de congés qui m’ont permis de retourner sur Terre. Ils sont d’ailleurs obligatoires, que vous le désiriez ou pas. Je suppose qu’on vous en avait prévenu.
— Oui, fit Gottstein.
— Malgré les exercices que vous pratiquerez ici, il vous faudra vous soumettre de temps à autre à la pesanteur terrestre afin d’entretenir votre ossature et votre musculature. Et pendant vos congés sur Terre vous mangerez, ce qui s’appelle manger. Il arrive d’ailleurs qu’on reçoive ici des nourritures passées en contrebande.
— On a fouillé mes bagages à mon arrivée, dit Gottstein, mais il se trouvait que j’avais dans la poche de mon pardessus une boîte de corned-beef que j’y avais oubliée, et qui leur a échappé.
Montez sourit et dit d’un ton hésitant :
— Je suppose que vous allez m’offrir de la partager avec moi ?
— Non, fit Gottstein en fronçant son nez épaté. J’allais au contraire vous dire, avec les accents les plus nobles : « Tiens, Montez, prends-la ! Tu en as certainement un plus grand besoin que moi. » Il bafouilla légèrement en prononçant ces mots car il employait rarement, en langage planétaire, le tutoiement.
Cette fois Montez rit franchement, puis, reprenant son sérieux, il dit en secouant la tête :
— Non : dans une semaine je me gaverai de tous les produits terrestres que je peux désirer. Il n’en sera pas de même pour vous. Au cours des quelques années que vous allez passer ici, vos rations seront plutôt maigres, et vous vous reprocheriez amèrement votre présente générosité. Non, gardez votre boîte de corned-beef… Si, si, j’insiste. Je ne voudrais pour rien au monde que vous me gardiez par la suite une haine tenace.
Il parlait gravement, la main posée sur l’épaule de Gottstein qu’il regardait droit dans les yeux.
« Enfin, ajouta-t-il, il existe un sujet dont je tiens absolument à vous parler et que j’ai éludé jusqu’à présent parce que je ne savais pas comment l’aborder. Cette digression sur la nourriture n’était qu’une excuse pour retarder ce moment.
Gottstein remit dans sa poche la boîte de corned-beef. Bien incapable de donner à son visage réjoui une expression aussi sérieuse que celle qu’arborait son collègue, il n’en dit pas moins d’une voix ferme et grave :
— S’agit-il d’un sujet que vous n’avez pu traiter dans vos messages, Montez ?
— Ce sujet, j’ai tenté de le suggérer, Gottstein : mais ne sachant pas exactement comment l’énoncer, et la Terre mettant une mauvaise volonté évidente à interpréter mes messages, nous avons fini par ne plus rien nous communiquer d’important. J’espère que vous réussirez mieux que moi. Si je n’ai pas demandé à prolonger ma mission ici c’est en raison de mon incapacité à communiquer avec la Terre, incapacité dont je me refuse à assumer plus longtemps la responsabilité.
— À vous entendre, cela a l’air grave.
— C’est bien l’impression que je cherche à vous donner. À première vue, cela peut sembler absurde. La colonie lunaire ne compte qu’une dizaine de milliers de gens. Moins de la moitié sont d’authentiques Lunarites. Ils sont handicapés par leur manque de ressources, leur manque d’espace ; le monde où ils vivent est dur, et cependant… et cependant…
— Et cependant ?… fit Gottstein l’encourageant à continuer.
— Il se passe ici quelque chose – je ne saurais dire exactement quoi – qui pourrait se révéler dangereux.
— Dangereux ?… Que peuvent-ils faire ? Déclarer la guerre à la Terre ? fit Gottstein se retenant de sourire.
— Non, non, c’est bien plus subtil que cela, fit Montez se passant la main sur le visage puis se frottant nerveusement les yeux : À parler franc, j’estime que la Terre a perdu de son dynamisme.
— Ce qui veut dire ?…
— Comment vous expliquer cela ? Au moment même où une colonie s’est établie sur la Lune, la Terre a dû affronter la Grande Crise. Je pense que je n’ai pas besoin de vous le rappeler.
— Non, non, inutile, fit Gottstein assombri.
— La population qui était à ce moment de six milliards d’habitants est tombée à deux milliards.
— La Terre ne s’en porte que mieux, n’est-il pas vrai ?
— Sans aucun doute, mais j’aurais préféré que cette baisse de population soit due à d’autres causes… La Crise a laissé derrière elle une constante méfiance envers la technologie, une profonde inertie, le refus de tout changement par crainte d’éventuels effets secondaires. De grands mais peut-être dangereux projets ont été abandonnés parce qu’on a tendance maintenant à sacrifier la grandeur à la sécurité.
— Vous faites allusion, je suppose, aux expériences génétiques ?
— Ce sont évidemment les plus spectaculaires, mais non les seules, fit Montez avec amertume.
— À dire vrai, je ne regrette pas qu’on y ait renoncé. Cela n’a été qu’une suite d’échecs.
— Parce que nous n’avons pas su exploiter l’intuitionnisme.
— Rien ne prouve que l’intuitionnisme soit chose désirable et l’on aurait plutôt la preuve du contraire… De plus, je ne vois pas le rapport avec la colonie lunaire elle-même. Et je n’y vois pas non plus la preuve que la Terre soit en état de stagnation.
— C’est pourtant le cas, fit Montez avec conviction. La colonie lunaire est un vestige, un dernier témoignage de la période qui précéda la Grande Crise ; un ultime sursaut de l’humanité avant sa régression.
— Vous exagérez, Montez.
— Je ne le pense pas. La Terre a régressé. L’humanité a régressé partout sauf sur la Lune. La colonie lunaire représente pour l’homme une nouvelle frontière, aussi bien sur le plan physique que psychique. Nous nous trouvons sur un monde où rien ne vient attenter à la trame des jours, où n’existe pas un environnement complexe à l’équilibre instable. Toutes les choses qui sont sur la Lune et qui servent à l’homme sont faites de la main de l’homme. La Lune est un monde échafaudé par l’homme dès le début, et non sur des bases préétablies, puisque c’est un monde sans passé.
— Et alors ?…
— Sur Terre nous avons été amollis par la nostalgie d’un passé idyllique qui en réalité n’a jamais existé et qui, même s’il avait existé, ne pourrait renaître. En certains points l’équilibre écologique fut rompu au cours de la Grande Crise et nous devons nous organiser de notre mieux ; c’est pourquoi nous vivons perpétuellement dans la crainte… La Lune n’a pas un passé assez long pour que ses habitants en rêvent. Ils n’ont donc pas d’autre choix que d’aller de l’avant.
Montez se laissait emporter par ses propres paroles.
« Gottstein, reprit-il, ce monde, je l’ai observé pendant deux ans, et vous-même l’observerez pendant un laps de temps au moins aussi long. Les Lunarites sont pris d’une véritable frénésie. Ils s’étendent dans toutes les directions. Ils se développent physiquement. Ils creusent chaque mois de nouveaux couloirs, construisent de nouveaux complexes d’habitations pour les populations à venir. Ils vont de l’avant autant que leurs ressources le leur permettent. Ils découvrent de nouveaux matériaux de construction, de nouvelles sources d’eau, de nouveaux filons de métaux à utilisation bien définie. Ils multiplient les batteries à radiations solaires dont ils ont maintenant une importante réserve ; ils agrandissent leurs usines d’électronique… Vous savez, je pense, que c’est à cette colonie lunaire, qui compte à peine dix mille personnes, que la Terre doit le plus clair de ses instruments électroniques miniaturisés et les dernières applications de la biochimie.
— Oui, je sais que leur apport est important.
— La Terre se replie sur elle-même dans son petit confort. La Lune est son principal pourvoyeur. Et elle pourrait bien devenir dans un proche avenir son unique pourvoyeur… Elle se développe également sur le plan intellectuel. À mon avis, Gottstein, il n’existe pas sur Terre un jeune et brillant savant qui ne rêve vaguement – ou peut-être pas si vaguement que ça – d’aller un jour sur la Lune. La technologie étant sur Terre en régression, c’est désormais la Lune qui a repris le flambeau.
— Vous faites allusion, je pense, au synchrotron à protons ?
— Oui, entre autres. Quand a été construit sur Terre le dernier synchrotron ? C’est évidemment l’appareil le plus grand et le plus spectaculaire, mais ce n’est pas le seul ni même le plus important. Voulez-vous savoir quel est, sur la Lune, l’appareil scientifique le plus important ?
— Serait-ce quelque chose de si secret qu’on ne m’en aurait pas encore parlé ?
— Non, c’est au contraire quelque chose de si évident que personne ne semble le remarquer. Ce sont les dix mille cerveaux que l’on trouve ici ! Les dix mille meilleurs cerveaux humains qui existent. Le seul groupe de dix mille cerveaux humains étroitement unis qui sont, par principe et par choix, orientés vers les sciences. »
Gottstein qui s’agitait nerveusement sur sa chaise essaya de la déplacer. Elle était clouée au sol et il n’y parvint pas, mais ce faisant il faillit en dégringoler et Montez allongea le bras pour le retenir.
— Je m’excuse, fit Gottstein en rougissant.
— Vous ne tarderez pas à vous habituer à cette quasi-apesanteur.
— Vous ne croyez pas, fit Gottstein, que vous brossez un tableau trop noir de la situation ? Il n’y a pas sur Terre que des ignorants. Nous avons inventé la Pompe à Électrons. C’est une réalisation purement terrestre. Aucun Lunarite n’y a collaboré.
Montez secoua la tête, et grommela d’un ton irrité quelques mots d’espagnol, sa langue natale. Puis il demanda :
— Avez-vous déjà rencontré Frederick Hallam ?
— En fait, oui, fit Gottstein en souriant. Le père de la Pompe à Électrons. Il a dû se faire tatouer ces mots sur la poitrine !
— Votre sourire, votre remarque prouvent que vous avez la même opinion que moi. Sérieusement, pouvez-vous un instant imaginer qu’un homme comme Hallam puisse être le père de la Pompe à Électrons ? Pour les masses ignorantes cette fable tient debout, mais le fait est – et vous tomberez d’accord avec moi si vous prenez le temps d’y réfléchir – qu’il n’y a pas de père de la Pompe à Électrons. Ce sont les para-men, les habitants du para-Univers, quels qu’ils soient, et quoi qu’ils soient, qui en sont les inventeurs. Hallam n’a été que leur instrument. La Terre tout entière n’est qu’un instrument entre leurs mains.
— Nous avons du moins été assez intelligents pour exploiter leur invention.
— Oui, tout comme les vaches sont suffisamment intelligentes pour manger le foin que nous leur fournissons. La Pompe ne prouve nullement que l’homme va de l’avant. Ce serait même plutôt le contraire.
— Si la Pompe représente un pas en arrière, alors bravo pour le recul. Je ne voudrais pour rien au monde m’en passer.
— Qui le voudrait ? Mais le fait est qu’elle correspond exactement à l’état d’esprit qui règne sur Terre. Une source inépuisable d’énergie qui ne nous coûte pour ainsi dire rien, à part l’entretien, et qui ne comporte aucune pollution. Mais voilà, il n’y a pas de Pompe à Électrons sur la Lune.
— Je suppose qu’ils n’en ont pas besoin, dit Gottstein. Les batteries solaires fournissent aux Lunarites l’énergie dont ils ont besoin. Elles sont une source d’énergie inépuisable qui ne leur coûte pour ainsi dire rien, l’entretien mis à part, et qui en plus ne crée aucune pollution… Ce sont bien là les termes que vous venez d’employer ?
— En effet, mais les batteries solaires sont entièrement faites de main d’homme. C’est là que je voulais en venir. On avait projeté de construire pour la Lune une Pompe à Électrons. On a même tenté de l’y installer.
— Et…
— Et ça n’a rien donné. Les para-men n’avaient sans doute pas l’usage du tungstène et il ne s’est rien passé.
— Je l’ignorais. Comment l’expliquez-vous ?
— Comment le savoir ? fit Montez haussant de façon expressive les épaules et les sourcils. Nous pouvons imaginer, par exemple, que les para-men vivent dans un monde dépourvu de satellite ; qu’ils ignorent qu’il puisse exister d’autres mondes, assez proches du leur, et tous peuplés. Ils en ont découvert un et n’en ont pas cherché d’autre. Encore une fois, comment le savoir ?… Le fait est que les para-men n’ont pas répondu à nos espoirs et que sans eux nous ne pouvons rien faire.
— Par « nous », vous entendez « nous les Terrestres » ? fit Gottstein, pensif.
— Oui.
— Et les Lunarites ?
— Ils n’y ont pas été mêlés.
— S’y intéressaient-ils ?
— Je l’ignore. Et voilà d’où proviennent mon incertitude et ma crainte. Les Lunarites – et tout particulièrement les Lunarites nés sur la Lune – n’ont pas les mêmes réactions que les Terrestres. Je ne sais quels sont leurs plans et leurs intentions. Je ne suis pas parvenu à le découvrir.
— Que peuvent-ils faire ? demanda Gottstein toujours pensif. Auriez-vous quelque raison de supposer qu’ils cherchent à nous nuire ? Et en admettant qu’ils en aient le désir, en auraient-ils les moyens ?
— Comment vous dire ? Les Lunarites ne manquent ni de charme, ni d’intelligence. En revanche, ils semblent incapables d’éprouver vraiment de la haine, de la colère ou même de la peur. Je vous donne là une impression toute personnelle et il est possible que je me trompe. Et ce qui me tourmente, c’est cette incertitude.
— À ma connaissance, sur la Lune, toutes les installations scientifiques sont dirigées de la Terre.
— C’est exact. Il en est ainsi du synchrotron à protons. Du radiotélescope trans-terrestre, ainsi que de leur énorme télescope optique… installations des plus importantes qui fonctionnent depuis cinquante ans.
— Et entre-temps, il n’a rien été créé de nouveau ?
— Par les Terrestres, quasiment rien.
— Et par les Lunarites ?
— Là, je suis en plein cirage. Leurs savants travaillent dans d’importants complexes où je suis parvenu à contrôler leurs fiches de présence. Or, elles présentent d’énormes trous.
— Des trous ?
— Oui : ce qui implique qu’ils passent un temps considérable hors de ce complexe et laisse à penser qu’ils ont eux-mêmes monté des laboratoires.
— Il fallait bien s’y attendre puisqu’ils fabriquent, comme vous l’avez dit vous-même, des instruments électroniques miniaturisés et se livrent à des expériences de biochimie poussées.
— C’est entendu, mais… Voyez-vous, Gottstein, je me heurte à trop d’inconnues et c’est justement cela qui me fait peur.
Après avoir réfléchi un moment, Gottstein dit enfin :
— Si je vous comprends bien, Montez, vous cherchez d’une part à me mettre en garde et de l’autre à m’inciter à découvrir ce que les Lunarites ont en tête.
— C’est à peu près ça, fit Montez, l’air malheureux.
— Le hic c’est que vous ne savez même pas s’ils ont réellement quelque chose en tête.
— Non, en effet, mais j’ai bien l’impression qu’ils nous mijotent un tour à leur façon.
— Bizarre, tout ça, fit Gottstein. En d’autres circonstances je me serais efforcé de calmer vos craintes sans doute excessives, mais… mais il y a tout de même quelque chose de bizarre.
— C’est à dire ?…
— Dans le vaisseau spatial qui m’a amené sur la Lune il y avait un groupe important de touristes, mais l’un d’eux m’a frappé et son visage a éveillé quelque chose en moi. N’ayant pas eu l’occasion de m’entretenir avec lui, je n’y ai plus pensé, mais vos paroles ont à nouveau fait surgir son visage, et maintenant cela me revient.
— Quoi donc ?
— Je faisais partie d’un comité qui traitait de la Pompe à Électrons. Une question de sécurité. – Et avec un bref sourire : Tout ce qui touche à la sécurité est devenu sur Terre une véritable obsession. Le détail de cette séance m’échappe actuellement, mais je puis affirmer sans risque de me tromper que parmi nous se trouvait l’homme que j’ai vu dans le vaisseau spatial.
— Et vous estimez qu’il y a là plus qu’une simple coïncidence ?
— Je ne saurais l’affirmer, mais ce visage est lié pour moi à quelque chose d’inquiétant. Peut-être qu’en y réfléchissant cela me reviendra. De toute façon, je vais me procurer la liste des passagers. J’y trouverai peut-être un nom qui me dira quelque chose. C’est malheureux, Montez, mais j’ai bien peur que vous m’ayez communiqué votre virus.
— Eh bien moi je m’en réjouis. Quant à cet homme, possible que ce ne soit qu’un simple touriste qui repartira dans une quinzaine de jours. Mais je suis quand même content de vous avoir donné matière à réflexion.
— Ce doit être un physicien, ou un quelconque savant, marmonna Gottstein qui n’écoutait plus. Non seulement j’en suis convaincu, mais je l’associe à je ne sais quel danger.
— Bonjour, fit gaiement Sélénè.
Le Terrien se retourna, la reconnut presque immédiatement et s’écria :
— Sélénè ! Je ne me trompe pas ? Vous êtes bien Sélénè ?
— Eh oui ! Et vous prononcez parfaitement mon nom. Vous plaisez-vous parmi nous ?
— Énormément, fit gravement le Terrien. Jamais je ne me suis aussi bien rendu compte de tout ce que le siècle nous a apporté d’unique. Il y a peu de temps encore j’étais sur la Terre, fatigué de cette planète, fatigué de moi-même. Puis je me suis dit : Si j’avais vécu il y a un siècle, le seul moyen de quitter ce monde eût été pour moi de mourir, mais maintenant… pourquoi n’irais-je pas sur la Lune ?
En disant ces derniers mots, il sourit sans véritable gaieté.
— Et maintenant que vous êtes sur la Lune, vous sentez-vous plus heureux ? demanda Sélénè.
— Disons, un peu, fit-il en regardant autour de lui. Mais où sont donc les touristes que vous traînez habituellement avec vous ?
— Je ne suis pas de corvée, aujourd’hui. C’est mon jour de congé. Et je m’en octroierai peut-être deux ou trois de plus. Mon métier n’a rien de passionnant.
— Alors, quelle déveine pour vous de tomber sur un touriste votre jour de congé !
— Je ne suis pas « tombée » sur vous. J’étais à votre recherche. Et je ne vous ai pas retrouvé sans peine. Vous ne devriez pas vous balader ainsi tout seul.
— Pourquoi me cherchiez-vous ? fit le Terrestre la regardant avec intérêt. Vous les aimez tant que ça, les Terriens ?
— Ma foi non, bien au contraire, reconnut-elle avec une rude franchise. Je ne peux pas les sentir. Je les déteste par principe et être continuellement en leur compagnie rend mon métier plus dur encore.
— Et pourtant vous me cherchiez, et rien au monde – pardon, rien en Lune – ne parviendra à me faire croire que je suis jeune et beau.
— Même si vous l’étiez, cela n’y changerait rien. Les Terriens ne m’intéressent pas, comme tout le monde le sait à l’exception de Barron.
— Alors, encore une fois, pourquoi étiez-vous à ma recherche ?
— Parce que vous m’intéressez à d’autres points de vue, et parce que Barron s’intéresse à vous.
— Qui est Barron ? Votre petit ami ?
— Barron Neville ? fit Sélénè en éclatant de rire. Ce n’est pas un gamin et il est pour moi bien plus qu’un ami. Nous avons des rapports physiques quand l’envie nous en prend.
— C’est exactement ce que je voulais dire. Vous avez des enfants ?
— Oui, un petit garçon de dix ans. Mais il passe le plus clair de son temps dans le quartier réservé aux enfants. Et pour vous éviter la question que vous alliez me poser, non, il n’est pas de Barron. J’aurai peut-être un enfant de Barron si nous sommes encore ensemble quand je recevrai l’autorisation de concevoir à nouveau… en admettant que je la reçoive, ce dont je suis à peu près sûre.
— Vous êtes d’une franchise étonnante.
— Pour ce que je ne considère pas comme secret ?… Pourquoi pas ?… Et maintenant, qu’aimeriez-vous faire ?
Ils s’étaient engagés dans un long couloir taillé dans une roche d’un blanc laiteux, à la surface comme vitrifiée où s’étaient enchâssées des « pierres de lune » comme on en pouvait ramasser en de nombreuses régions lunaires. Sélénè portait de légères sandales qui semblaient à peine effleurer le sol tandis que son compagnon avait aux pieds de lourdes chaussures aux épaisses semelles ferrées qui lui permettaient de se maintenir en équilibre et de se déplacer sans trop souffrir.
Ce couloir était à sens unique. De temps à autre une petite voiture électrique les dépassait et disparaissait silencieusement.
— Voyons, qu’aurais-je envie de faire ? Vous venez de le demander sans poser aucune condition. Ne mettrez-vous pas de conditions-limites afin que bien involontairement je ne vous vexe par mes exigences ?
— Seriez-vous physicien ?
— Pourquoi me demandez-vous cela ? dit le Terrien après un instant d’hésitation.
— J’étais curieuse de savoir ce que vous me répondriez. Car je sais pertinemment que vous êtes physicien.
— Comment le savez-vous ?
— Parce qu’il faut être physicien pour parler de conditions-limites. Et parce qu’il faut l’être pour demander avant tout, en arrivant sur la Lune, à visiter le synchrotron à protons.
— C’est donc pour cela que vous étiez à ma recherche ? Parce que vous pensiez que je suis physicien ?
— Non, mais c’est pour cette raison que Barron m’a envoyée à votre recherche. Parce que lui-même est physicien. Et si j’ai accepté, c’est parce que je vous trouvais assez spécial pour un Terrien.
— Comment l’entendez-vous ?
— Oh ! n’y voyez pas un compliment, si c’est cela que vous cherchez. Simplement vous ne semblez pas porter les autres Terriens dans votre cœur.
— Comment êtes-vous arrivée à cette conclusion ?
— Je vous ai observé quand vous étiez au milieu de votre groupe. Et puis c’est une chose que je sens. Et ce sont toujours les Terriens qui n’aiment pas les autres Terriens qui s’installent le plus volontiers sur la Lune. Ce qui me ramène à ma question… Qu’avez-vous envie de faire ? Et bien entendu je serai obligée de vous poser des conditions-limites. En ce qui concerne le tourisme, tout au moins.
— Vous m’intriguez, Sélénè, fit le Terrien en lui lançant un regard inquisiteur. Votre travail est si peu intéressant, si fastidieux, même, que vous vous réjouissez d’avoir un jour de congé, que vous envisagez même d’en prendre deux ou trois. Et que faites-vous ce jour-là ? Vous reprenez votre travail volontairement à mon seul bénéfice… Tout cela parce que vous vous intéressez un peu à moi ?
— Non, c’est Barron qui s’intéresse à vous. Occupé, il m’a demandé de vous distraire jusqu’à nouvel ordre… Et puis c’est tout différent. Rendez-vous compte ! Quand j’exerce mon métier je prends en charge vingt, vingt-cinq Terriens… Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’emploie ce terme ?
— Certainement pas, puisque je l’emploie moi-même.
— Oui, mais vous, vous êtes un Terrestre. Et certains habitants de la Terre trouvent le terme péjoratif et le prennent en mauvaise part, spécialement quand il est employé par un Lunarite.
— Vous voulez dire un Lunarien ?
— Oui, c’est à peu près ça, fit Sélénè en rougissant.
— Bon ! Si vous voulez bien, finissons-en avec cette discussion académique sur des termes péjoratifs ou non. Reprenons. Vous me parliez de votre métier.
— Il consiste à empêcher les Terriens dont j’ai la garde de se blesser en tombant ou en se heurtant ; à leur montrer ce qui est à voir ; à leur faire de petits topos ; à m’assurer qu’ils mangent, boivent et se déplacent aussi bien que possible. Ils demandent à voir ou à faire certaines choses, et mon rôle consiste à faire preuve envers eux d’une parfaite courtoisie et d’une patience infinie.
— Affreux ! s’exclama le Terrestre.
— Vous et moi allons au contraire faire ce qui nous plaît. Vous prendrez vos risques et moi je dirai tout ce qui me passe par la tête.
— Je vous ai déjà dit que vous pouvez m’appeler Terrien tant que vous voudrez.
— Parfait ! Dans ce cas je m’offre un vrai jour de congé. Qu’aimeriez-vous faire ?
— La réponse est facile : visiter le synchrotron à protons.
— Tout, mais pas ça ! Barron s’arrangera peut-être pour vous y emmener.
— Si vous me refusez le synchrotron, je ne sais pas trop ce qu’il y a d’autre à voir. Je sais que le radiotélescope est très loin d’ici et je ne pense pas d’ailleurs qu’il présente quoi que ce soit de nouveau… À vous de me faire une proposition. Que visitent en général les touristes ?
— Des tas de choses. Il y a par exemple les cultures d’algues – non pas les usines où on les transforme et que vous avez vues, mais les plantations elles-mêmes. Malheureusement l’odeur qu’elles dégagent est très forte et je ne doute que les Terriens – pardon, les Terrestres – la trouvent particulièrement appétissante. Ils ont déjà assez de peine à s’habituer à notre alimentation.
— Cela vous surprend ? Avez-vous déjà goûté à nos aliments ?
— À vrai dire, pas exactement. Je pense d’ailleurs qu’ils ne me plairaient pas. Nous sommes tous des êtres d’habitudes.
— C’est bien possible, fit le Terrestre en soupirant. Si vous mangiez un véritable steak, vous le trouveriez peut-être trop fibreux et trop gras.
— Nous pourrions nous rendre dans la périphérie où de nouveaux couloirs s’enfoncent plus profondément dans la roche, mais il vous faudrait pour cela une tenue spéciale. Il y a également des manufactures…
— À vous de choisir, Sélénè.
— D’accord, si vous me promettez de me répondre franchement.
— Comment pourrais-je faire une telle promesse avant de connaître la question ?
— Je vous ai dit tout à l’heure que les Terriens qui n’aiment pas les Terriens ont tendance à s’installer définitivement sur la Lune. Vous ne m’avez pas contredite. Auriez-vous cette intention ?
Le Terrestre regarda fixement le bout de ses grosses chaussures, puis dit enfin :
— Voyez-vous, Sélénè, j’ai eu des difficultés à obtenir un visa pour la Lune. On m’objectait que j’étais un peu trop âgé pour effectuer ce voyage. Que si je séjournais trop longtemps sur la Lune je me sentirais incapable de retourner sur Terre. C’est pourquoi je leur ai déclaré que j’avais l’intention de m’installer ici définitivement.
— En somme vous ne mentiez pas.
— Sur le moment je n’en étais pas très sûr. Mais je crois bien que je vais me décider à me fixer ici.
— J’aurais cru que dans ces conditions ils auraient cherché à vous empêcher de partir.
— Et pour quelle raison ?
— Parce que en règle générale, les Autorités de la planète Terre répugnent à laisser des physiciens s’installer définitivement sur la Lune.
— Ils ne m’ont fait aucune difficulté à ce sujet, fit le Terrestre avec un léger sourire.
— Alors, si vous devez rester parmi nous, il me semble que nous ferions bien de visiter le gymnase. Les Terriens en expriment souvent le désir, mais en règle générale nous ne les y encourageons pas… bien que ce ne soit pas absolument interdit. Il en va autrement des Immigrants.
— Ah oui ? Et pourquoi ?
— D’abord nous pratiquons nos exercices nus ou presque nus. Pourquoi pas ? ajouta-t-elle d’un ton irrité, comme allant au-devant de sempiternelles objections : La température est égale ; le gymnase, parfaitement propre. Nous évitons en général d’imposer notre nudité aux Terriens. Les uns en sont choqués, les autres, excités, quand ce n’est pas les deux à la fois. Nous n’allons pas endosser des vêtements au gymnase pour leur faire plaisir, ni les obliger à nous imiter. C’est pourquoi nous préférons leur en interdire l’entrée.
— Et les Immigrants ?
— Il faut bien qu’ils s’y habituent. Et finalement ils se mettent nus eux aussi. S’exercer au gymnase leur est plus nécessaire encore qu’aux Lunarites d’origine.
— Je serai franc avec vous, Sélénè. Une femme nue, je trouve cela excitant. Je n’ai pas encore passé l’âge, vous savez.
— Eh bien, excitez-vous, fit la jeune femme avec indifférence, mais gardez votre excitation pour vous. D’accord ?
— Sommes-nous obligés nous aussi de nous dévêtir ? fit-il en la regardant d’un air amusé.
— En notre qualité de spectateurs, non. Nous le pourrions, mais rien ne nous y oblige. Vous vous sentiriez mal à l’aise si vous adoptiez si vite cette coutume, et vous ne nous offririez pas un spectacle particulièrement réjouissant…
— Eh bien, on peut dire que vous êtes franche, vous !
— Ce n’est pas votre avis ? Allons, soyez honnête. Quant à moi, je ne tiens nullement à devenir l’objet de votre excitation. C’est pourquoi nous resterons habillés tous les deux.
— Personne, à votre avis, ne soulèvera d’objection ? Je veux dire : à l’entrée d’un Terrien de piètre apparence !
— Pas si vous êtes avec moi.
— Bon. Alors allons-y, Sélénè. C’est loin d’ici ?
— Nous y sommes. Là en face.
— Ah ! je comprends. Vous aviez dès le début l’intention de m’y amener.
— Je pensais que cela vous intéresserait.
— Et pourquoi ?
— Une idée que j’ai comme ça, fit Sélénè avec un brusque et charmant sourire.
— Je commence à croire, fit le Terrestre en secouant la tête, que vous n’avez jamais des idées « comme ça ». Laissez-moi vous faire part de mes déductions. Si me je fixe sur la Lune j’aurai besoin de faire des exercices afin d’entretenir ma musculature, mon ossature et mes organes.
— C’est exact. C’est d’ailleurs ce que nous faisons tous, mais spécialement les Immigrants venus de la planète Terre. Le jour viendra où vous exercer au gymnase sera pour vous une simple question de routine.
Ils franchirent une porte et le Terrien, stupéfait, resta cloué sur place.
— C’est bien le premier endroit qui me rappelle la Terre.
— En quoi ?
— D’abord par ses dimensions. Je ne pensais pas que vous aviez sur la Lune des salles aussi vastes. Des bureaux bien équipés, des secrétaires installées devant leurs machines…
— Des secrétaires à la poitrine nue, lui fit observer Sélénè.
— Ce détail-là, je le reconnais, ne me rappelle en rien la Terre.
— Nous disposons d’un toboggan et d’un ascenseur pour les Terriens, car il existe plusieurs niveaux… Mais attendez un instant.
Elle s’approcha de la secrétaire installée à la table la plus proche et lui adressa rapidement quelques mots à voix basse tandis que son compagnon regardait autour de lui avec une bienveillante curiosité.
— Pas de problème, fit Sélénè en revenant auprès de lui. Et de plus nous aurons la chance d’assister à une compétition qui promet d’être passionnante. Je connais les deux équipes qui y participent.
— Cet endroit est vraiment impressionnant.
— Si vous parlez de ses dimensions, je vous répondrai tout de suite que ce gymnase est encore insuffisant. D’ailleurs nous en avons trois : mais celui-ci est le plus important.
— Cela me fait plaisir de penser, dit le Terrestre, que dans cette périphérie lunaire vous sacrifiez tant de place à de simples divertissements.
— Des divertissements ! fit Sélénè, ulcérée. Vous croyez vraiment que ce sont de simples divertissements ?
— Les compétitions ne sont après tout que des jeux.
— Appelons ça des jeux si vous voulez. Sur la Terre, pour vous ce n’est que du sport. Dix joueurs s’exhibent devant dix mille spectateurs. Mais sur la Lune il n’en est pas ainsi. Ce qui pour vous est un divertissement est pour nous une nécessité… Suivez-moi. Nous allons prendre l’ascenseur, qu’il nous faudra peut-être attendre un peu.
— Je ne cherchais nullement à vous vexer.
— Je ne suis pas vexée, mais essayez de nous comprendre. Vous autres Terrestres avez eu, depuis le moment où les bêtes aquatiques se sont risquées sur la terre ferme, trois cents millions d’années pour vous adapter à la pesanteur terrestre. Vous n’avez pas eu besoin de vous y exercer. Alors que le temps nous a manqué, à nous autres, pour nous adapter à la pesanteur lunaire.
— C’est bien ce qui vous rend différents de nous.
— Chez ceux qui de naissance et dès l’enfance sont soumis à l’apesanteur lunaire, ossature et musculature sont tout naturellement plus légères et moins massives que chez les Terriens, mais ce ne sont là que des aspects superficiels. En revanche, nos fonctions corporelles, si subtiles soient-elles, digestion, taux de sécrétion hormonale, sont mal adaptées à la quasi-pesanteur et c’est pourquoi nous devons y remédier par une culture physique appropriée. Que nous nous livrions à ces exercices sous forme de jeux ne signifie pas qu’il ne faille voir là que simple divertissement… Ah ! voilà l’ascenseur.
Le Terrestre, interloqué, fit un pas en arrière tandis que Sélénè encore sur la défensive s’exclamait d’un ton agacé :
« Vous allez me dire, comme tous les Terrestres, que cet ascenseur ressemble singulièrement à une corbeille d’osier. Mais vu le faible degré de pesanteur qui règne sur la Lune ce panier est bien assez résistant.
L’ascenseur entreprit une lente descente. Ils étaient seuls à bord.
— On ne doit pas utiliser souvent ce moyen de transport, fit le Terrestre.
— En effet, fit Sélénè en souriant. Le toboggan est infiniment plus populaire et plus amusant.
— Qu’entendez-vous par toboggan ?
— Exactement ce que le mot veut dire… Ah ! nous voilà arrivés. Nous n’avions à descendre que de deux niveaux… Quant au toboggan, c’est une sorte de conduit vertical dans lequel on se laisse glisser en se retenant à des poignées. Mais nous n’encourageons pas les Terriens à en user.
— C’est trop risqué ?
— En soi-même, non. On peut le descendre comme une échelle. Mais il y a constamment des jeunes qui le dévalent à toute allure et les Terriens ne savent comment se garer. Les collisions sont plutôt désagréables… Vous vous y ferez, avec le temps… En fait, ce que vous allez voir maintenant est une sorte d’immense puits aux parois garnies de poignées, qui se prête à des exercices assez périlleux.
Elle le conduisit jusqu’à une balustrade circulaire où de nombreux spectateurs penchés sur ce puits discutaient le coup. Ils étaient tous à peu près nus. Beaucoup portaient des sandales et une musette en bandoulière. Quelques-uns avaient revêtu un slip. L’un d’entre eux puisait avec une cuillère, à même une gamelle, une bouillie verdâtre dont il semblait se régaler.
En les croisant le Terrien fit la grimace et dit :
— On doit beaucoup souffrir des dents, sur la Lune.
— En effet, fit Sélénè. Et si l’on nous donnait à choisir nous préférerions être des édentés.
— Des édentés ?
— Peut-être pas complètement. Nous garderions nos incisives et nos canines pour de pures raisons d’esthétique et elles pourraient à l’occasion nous servir. Elles seraient aussi plus faciles à entretenir. Mais pourquoi s’encombrer de molaires qui ne servent à rien ? Ce n’est qu’un souvenir de notre passé terrestre.
— Avez-vous fait quelques progrès dans ce domaine ?
— Non, fit sèchement Sélénè. L’exercice de la génétique est interdit. La Terre l’a déclaré illégal et elle y tient. – Et se penchant sur la balustrade : Cette salle circulaire est un des terrains de jeux de la Lune.
Le Terrestre y plongea le regard. C’était un immense cylindre aux parois lisses, de couleur rose, sur lesquelles étaient disposées, comme au hasard, des barres de métal. Ici et là une de ces barres avançait à l’intérieur du cylindre et certaines le traversaient même dans toute sa largeur. Ce cylindre mesurait environ cent cinquante mètres de profondeur sur quinze à vingt de largeur.
Personne ne semblait prêter une attention particulière au terrain de jeux ou au Terrestre. Certains des assistants lui lancèrent un regard au passage, sans doute intrigués par ses vêtements inhabituels et par son visage, mais ils se détournèrent aussitôt. Quelques-uns esquissèrent un petit geste d’amitié en direction de Sélénè et se détournèrent eux aussi. On sentait nettement que tous obéissaient à une consigne.
Le Terrestre se pencha à son tour sur le profond cylindre. Dans le fond quelques minces silhouettes s’agitaient, raccourcies parce que vues d’en haut. Certaines portaient une étroite bande de tissu rouge ou bleue. Deux équipes, se dit le Terrestre. Visiblement ces bandes de tissu servaient de protection, car ces athlètes portaient également des gants, des sandales et des genouillères. Quant aux bandes de tissu rouges ou bleues, certains les portaient autour des hanches, et d’autres autour du torse.
— Tiens, murmura le Terrien. Il y a donc des garçons et des filles.
— Exactement ! dit Sélénè. Les deux sexes participent aux compétitions et ces bandes de tissu sont faites pour empêcher que les seins des filles et le pénis des garçons ne les gênent dans leur chute libre. Ces parties du corps sont spécialement vulnérables, et c’est par précaution, et non par pruderie, qu’ils les couvrent.
— Il me semble en effet avoir lu quelque chose à ce sujet, fit observer le Terrestre.
— C’est bien possible, fit Sélénè qui semblait n’y accorder aucune importance. Peu de chose de chez nous filtre à l’extérieur. Non que nous y voyions une quelconque objection, mais le gouvernement de la planète Terre ne diffuse qu’au compte-gouttes les nouvelles en provenance de la Lune.
— Pour quelle raison, Sélénè ?
— Le Terrien, c’est vous ou moi ? À vous de me le dire… Notre théorie à nous, les Lunarites, c’est que nous sommes une cause de gêne pour la Terre. Ou tout au moins pour son gouvernement.
De chaque côté du cylindre, deux athlètes grimpaient rapidement et l’on percevait un léger roulement de tambour. Au début ces athlètes semblaient gravir une échelle, échelon par échelon, mais leur vitesse s’accéléra et lorsqu’ils furent arrivés à mi-hauteur ils ne firent plus que toucher au passage les barres en produisant volontairement un claquement sonore.
— Nous serions bien incapables, sur Terre, d’effectuer un exercice avec tant de grâce, fit le Terrestre empli d’admiration. Ou même de l’exécuter, tout simplement.
— Cela n’est pas dû uniquement à une faible pesanteur, dit Sélénè. Si vous l’essayez un jour vous vous rendrez compte que cela demande des heures et des heures de pratique.
Les athlètes atteignaient maintenant la balustrade. Ils l’enjambèrent d’un saut, exécutèrent une culbute puis amorcèrent leur descente.
— Je constate qu’ils se meuvent très rapidement quand ils le désirent, fit observer le Terrestre.
— En effet, dit Sélénè haussant la voix pour couvrir les applaudissements. J’imagine que les Terrestres – je veux dire les vrais Terrestres, ceux qui ne sont jamais venus sur la Lune – ne conçoivent pas qu’on se déplace sur la Lune autrement qu’en surface, en combinaison spatiale, et lentement, bien entendu. En effet, le poids auquel vient s’ajouter celui de la combinaison est énorme, ce qui provoque une sorte d’inertie qui n’est pas contrebalancée par la très faible pesanteur.
— C’est parfaitement exact, fit le Terrien. J’ai vu sur les écrans de télévision, comme ont pu le faire tous les écoliers, les premiers astronautes faire leurs premiers pas sur la Lune. Ils donnaient l’impression de se mouvoir sous l’eau. Cette image est restée gravée en nous et nous avons peine à nous en débarrasser.
— Vous seriez surpris de voir à quelle vitesse nous nous déplaçons en surface, revêtus de nos combinaisons. Et ici, en sous-sol, et sans nos combinaisons, nous nous mouvons aussi rapidement que sur Terre. Nous remédions au manque de pesanteur par un usage approprié de nos muscles.
— Mais vous savez aussi vous mouvoir au ralenti, fit le Terrestre, qui observait les athlètes. Montés à toute allure, ils redescendaient maintenant avec une lenteur calculée. Ils semblaient effectuer la descente en chute libre, frappant les barres du plat de la main, en passant, bien plus pour ralentir leur allure que pour l’accélérer. À peine avaient-ils touché le fond que deux autres athlètes s’élançaient. Puis deux autres encore, et ainsi de suite, chaque équipe s’efforçant de faire preuve de plus d’agilité encore que la précédente.
Ils s’élançaient par couple, s’élevaient dans les airs puis retombaient selon un dessin plus élaboré. Deux par deux, ils prenaient leur élan d’un coup de pied, s’élevaient dans le cylindre en une lente spirale, chacun saisissant une barre au moment où celui qui le précédait l’abandonnait, et se dépassaient dans les airs sans même s’effleurer, ce qui soulevait des applaudissements nourris.
— J’imagine que je ne suis pas assez calé, fit le Terrestre, pour apprécier à leur juste valeur leurs prouesses. Sont-ils tous des Lunarites d’origine ?
— Il ne peut en être autrement, dit Sélénè. Ce gymnase est ouvert à tous les Lunarites, mais tout bien considéré, certains Immigrants ne sont pas mauvais du tout. Cependant, pour arriver à une telle virtuosité, il faut être né sur la Lune. Ces authentiques Lunarites sont physiquement mieux adaptés que les Lunarites nés sur Terre et ils subissent dès l’enfance l’entraînement voulu. La plupart de ces athlètes ont d’ailleurs moins de dix-huit ans.
— J’imagine que même sous la faible pesanteur lunaire, leurs performances sont dangereuses.
— Il n’est pas rare qu’ils se cassent un bras ou une jambe. Je ne pense pas qu’il y ait eu des accidents mortels mais je connais un cas de paralysie à la suite d’une rupture de la colonne vertébrale. Un terrible accident auquel j’ai assisté… Ah ! regardez bien, ils vont procéder maintenant à des exercices ad libitum.
— Ad libitum ?
— Oui. Jusque-là ils se pliaient à certaines règles. La montée se faisait selon un plan préétabli.
Les instruments de percussion se firent plus sourds tandis qu’un athlète s’élevait jusqu’à mi-hauteur du cylindre. Il s’agrippa d’une main à une barre transversale, exécuta un moulinet, puis lâcha la barre.
— Stupéfiant ! s’exclama le Terrien, fasciné : Il virevolte autour de cette barre comme un véritable gibbon.
— Un quoi ? fit Sélénè.
— Un gibbon. C’est une sorte de singe ; en fait le seul qui existe encore à l’état sauvage. Ils… – Il s’arrêta brusquement devant l’expression de la jeune femme et dit : Ne prenez surtout pas cette comparaison pour une insulte, Sélénè. Ce sont des bêtes extrêmement gracieuses.
— J’ai déjà vu des photos représentant des singes, fit Sélénè en fronçant le sourcil.
— Mais vous n’avez sans doute pas vu de gibbons volant de branche en branche… possible que certains Terriens puissent, en appelant les Lunarites des gibbons, y mettre une intention peu aimable, tout comme vous lorsque vous nous traitez de « Terriens », mais ce n’est pas dans ce sens que je l’entendais.
Il s’accouda sur la balustrade et regarda évoluer les athlètes, qui semblaient danser dans les airs.
— Comment traitez-vous, sur la Lune, les Immigrants venus de Terre, Sélénè ? demanda-t-il. Et par cela j’entends ceux qui sont bien décidés à s’y fixer définitivement : il leur manque les dons des authentiques Lunarites…
— Pour nous cela ne fait aucune différence. Ces Immigrants sont des citoyens tout comme nous. Il n’existe aucune discrimination ; du moins aucune discrimination légale.
— Qu’appelez-vous discrimination légale ?
— Vous venez de l’exprimer vous-même. Ils sont dans l’incapacité d’accomplir certaines tâches. Et il existe entre eux et nous d’indéniables différences. Au point de vue médical, par exemple, ils ont un dossier plus lourd que le nôtre, et lors de ce que nous considérons comme la pleine maturité, ils ont l’air… vieux.
Le Terrestre, qui se sentait visé, détourna le regard puis demanda :
— Les mariages mixtes sont-ils autorisés ? Je veux dire entre Immigrants et Lunarites ?
— Sans aucun doute. Ils peuvent parfaitement se reproduire.
— C’est exactement ce que je voulais dire.
— Il n’y a en effet aucune raison pour que les gènes des Immigrants ne valent pas les autres. Ainsi mon propre père était un Immigrant. Par contre, du côté de ma mère, je suis une Lunarite de la seconde génération.
— Votre père a donc dû venir sur la Lune alors qu’il était encore tout… Oh ! mon Dieu !… – Il se raidit, le souffle coupé, puis, exhalant un soupir, ajouta : J’ai cru qu’il allait manquer la barre.
— Avec Marco Fore, aucun risque, fit Sélénè. Il adore se rattraper ainsi au dernier moment. Ce n’est pas très bien vu et un véritable champion n’agit pas ainsi… Pour en revenir à nos moutons, mon père avait vingt-deux ans lorsqu’il est arrivé sur la Lune.
— Ce doit être l’âge rêvé. Il était encore assez jeune pour s’adapter et pour ne pas avoir laissé son cœur sur Terre. Du point de vue d’un Terrien, j’imagine que ce doit être fort agréable d’avoir des rapports sexuels avec une…
— Des rapports sexuels ! s’exclama Sélénè plus choquée qu’amusée. Vous ne pensez tout de même pas que mon père ait eu des rapports sexuels avec ma mère ! Si elle vous entendait, qu’est-ce qu’elle vous passerait !
— Mais…
— Et que faites-vous de l’insémination artificielle ? Avoir des rapports sexuels avec un Terrien !…
— J’avais cru vous entendre dire que la discrimination n’existait pas, lui rappela son compagnon.
— Il ne s’agit pas de discrimination, mais d’une impossibilité physique. Un Terrien n’est pas adapté à la pesanteur lunaire. Il a beau s’y exercer, sous l’effet de la passion il risque d’oublier tout ce qu’il a appris. Moi je ne m’y risquerais pas. Le malheureux pourrait parfaitement se casser un bras ou une jambe… ou pire encore, casser mon bras ou ma jambe ! Le mélange des gènes est une chose ; les rapports sexuels en sont une autre.
— Je m’excuse… Mais… dites-moi, l’insémination artificielle n’est-elle pas illégale ?
Tout en l’écoutant, Sélénè ne quittait pas les athlètes des yeux.
— Tenez, voilà de nouveau Marco Fore. Quand il ne cherche pas volontairement à se donner en spectacle, il est tout à fait remarquable, et sa sœur l’est presque autant. Quand ils exécutent ensemble leur numéro, ils composent en gestes un véritable poème. Tenez, regardez-les. Ils montent ensemble, puis pivotent autour de la même barre, comme si leurs deux corps n’en faisaient qu’un. Marco fait parfois un peu trop d’épate, mais c’est un athlète parfait… C’est exact : l’insémination artificielle contrevient à la loi établie sur Terre, mais elle est autorisée pour des raisons médicales, ce qui est bien souvent le cas, ou le prétendu cas !
Tous les gymnastes se trouvaient maintenant en haut du cylindre et formaient un cercle juste au-dessous de la balustrade, les rouges d’un côté, les bleus de l’autre. Se retenant d’un bras, ils saluaient de l’autre sous les applaudissements frénétiques. Une foule de spectateurs s’étaient massés contre la balustrade.
— Vous auriez dû prévoir des places assises, fit le Terrien.
— Je ne vois pas pourquoi. Ce n’est pas un spectacle, mais de l’athlétisme. Et nous ne tenons pas à ce qu’il y ait plus de spectateurs que ceux qui peuvent s’accouder confortablement à cette balustrade. En principe nous devrions tous être là en bas, et non pas ici.
— Vous seriez capable, Sélénè, d’exécuter de telles acrobaties ?
— Jusqu’à un certain point, oui, comme tout Lunarite, d’ailleurs. Mais je ne leur arrive pas à la cheville et je ne fais partie d’aucune équipe… Il va y avoir une mêlée, maintenant… une vraie bagarre. Et là ça commence à devenir dangereux. Les dix athlètes vont s’élever dans les airs et chaque équipe va tenter d’envoyer l’équipe adverse par le fond.
— Une véritable chute ?
— Aussi réelle que possible.
— Y a-t-il quelquefois des blessés ?
— Cela arrive. En théorie la mêlée est mal vue. On estime que c’est là un jeu inutilement dangereux. Notre population est trop restreinte pour que nous puissions nous permettre de mettre en péril l’excellente forme physique des Lunarites. Cependant la mêlée reste très populaire et nous ne sommes jamais parvenus à la mettre hors la loi par voie de referendum.
— À quelle équipe vont vos vœux, Sélénè ?
— Je n’ai pas de préférence, fit Sélénè en rougissant. Regardez !
Le rythme des instruments à percussion s’accéléra et du fond de l’immense puits les athlètes jaillirent comme des flèches. Il y eut à mi-hauteur une sorte de mêlée, puis les gymnastes s’écartèrent les uns des autres et se retrouvèrent chacun agrippé à une barre. Les assistants retenaient leur souffle. Un des athlètes s’élança, suivi d’un autre, et à nouveau l’espace fut empli de corps jaillissants. Et le jeu se poursuivit, se poursuivit…
« La marque est extrêmement compliquée, expliqua Sélénè à son compagnon. Chaque bond bénéficie d’un point ; chaque prise également ; manquer une barre vous coûte deux points ; toucher le fond, dix points ; et enfin on se voit infliger une pénalité pour toute faute.
— Qui marque ?
— Les arbitres, bien entendu, mais dans les cas douteux on fait également appel aux bandes télévisées. Il arrive même parfois que ces bandes elles-mêmes ne puissent départager les concurrents. »
Des cris montèrent de la masse des assistants au moment où une fille en bleu dépassa un garçon en rouge et lui flanqua sur la fesse une claque retentissante. Le garçon avait bien tenté de l’éviter, mais sans succès, et voulant s’agripper maladroitement à une barre il heurta rudement la paroi de son genou.
— Il n’a pas les yeux en face des trous ! s’exclama Sélénè indignée. Il ne l’a donc pas vue venir, cette fille ?
La compétition se faisait de plus en plus ardente et le Terrestre se lassa de chercher en vain un sens à cette mêlée. Parfois, un des gymnastes effleurait une barre au passage sans parvenir à s’y suspendre. À ces moments-là les spectateurs se penchaient par-dessus la balustrade, comme prêts à s’élancer eux-mêmes dans le vide pour lui porter secours. À un moment donné, Marco Fore fut frappé au poignet et quelqu’un cria : « Faute ! »
Fore rata sa prise et se mit à descendre en vrille. Aux yeux du Terrestre cette chute, sous la faible pesanteur lunaire, était lente. Le corps nu et lisse de Fore tournoyait, pivotait, tandis qu’il essayait en vain d’attraper une barre au passage. Les autres athlètes s’écartèrent, comme si le jeu s’interrompait de lui-même au cours d’une chute.
Fore plongeait plus rapidement maintenant, bien qu’il eût réussi à deux reprises à ralentir un peu sa chute, sans parvenir cependant à trouver une véritable prise.
Il touchait presque le fond lorsque il réussit à s’accrocher de la jambe droite à une barre transversale. Il y resta suspendu, se balançant la tête en bas à environ trois mètres du sol. Les bras écartés, il s’immobilisa sous les applaudissements des spectateurs, puis, opérant un rapide rétablissement, bondit à nouveau dans les airs.
— Y a-t-il eu faute ? demanda le Terrestre.
— Si Jean Wong avait saisi le poignet de Marco au lieu de le repousser, il y aurait eu faute. Mais l’arbitre en a décidé autrement et je ne pense pas que Marco élèvera une protestation. Il s’est laissé tomber beaucoup plus bas qu’il n’était nécessaire. Il adore exécuter ces rétablissements de la dernière minute, mais un beau jour il calculera mal son coup et cela lui jouera un mauvais tour… Tiens, tiens !…
Le Terrestre, intrigué, leva les yeux sur elle, mais Sélénè, qui ne le regardait pas, dit vivement : « Je reconnais un des membres du bureau du commissaire. C’est certainement à vous qu’il en a ».
— Pour quelle raison ?
— Je ne vois pas, à part vous, à qui il pourrait s’intéresser. Vous seul sortez de l’ordinaire.
— Je ne vois pas de raison…
Cependant, le fonctionnaire, qui avait le physique d’un Terrestre ou tout au moins d’un Immigrant, et qui semblait gêné d’être le point de mire d’une vingtaine de spectateurs aux corps frêles et nus qui masquaient leur dédain sous une indifférence affectée, se dirigea droit sur lui.
— Monsieur, dit-il, le commissaire Gottstein vous prie de bien vouloir me suivre…
L’appartement de Barron Neville était beaucoup moins accueillant que celui de Sélénè. Des livres étaient entassés un peu partout ; les fiches perforées de son ordinateur s’accumulaient dans un coin et le plus grand désordre régnait sur son vaste bureau. Quant aux fenêtres, elles étaient bouchées.
— Comment peux-tu avoir les idées claires dans un foutoir pareil, Barron ? fit Sélénè qui venait d’entrer, en croisant les bras.
— Je m’en arrange, grommela Barron. Comment se fait-il que tu ne m’aies pas amené ton Terrien ?
— Le commissaire a le pas sur toi. Le nouveau commissaire.
— Gottstein ?
— Exactement. Pourquoi ne t’es-tu pas renseigné plus vite sur lui ?
— Cela m’a demandé du temps. Je n’aime pas travailler à l’aveuglette.
— Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à attendre, fit Sélénè.
Neville se mordit un ongle, inspecta le résultat d’un air désapprobateur, puis dit :
— Je me demande ce que je dois penser de la situation… Et toi, que penses-tu de lui ?
— Il me plaît, déclara sans ambages Sélénè. Pour un Terrien, il s’est montré plutôt agréable. Il m’a laissé le piloter. Il a manifesté de l’intérêt et n’a pas émis de critiques. Enfin, il n’a pas adopté une attitude condescendante et je n’ai pas éprouvé le désir irrésistible de me montrer agressive avec lui.
— T’a-t-il à nouveau questionnée sur le synchrotron ?
— Non. Il n’avait d’ailleurs aucune raison de le faire.
— Ah, oui ? Et pourquoi ?
— Je lui ai dit que tu désirais le voir et que tu étais physicien. S’il a des questions à poser, c’est à toi qu’il les adressera quand vous vous rencontrerez.
— Il n’a pas trouvé curieux d’être piloté par une hôtesse d’accueil qui comme par hasard connaît un physicien ?
— Curieux ? Pour quelle raison ? Je lui ai dit que je couchais avec toi. Après tout, si elle lui plaît, un physicien peut très bien condescendre à faire l’amour avec une humble hôtesse.
— Sélénè, je t’en prie…
— Vois-tu, Barron, il me semble que s’il avait des intentions cachées, que s’il s’accrochait à moi dans l’unique espoir que je le conduirai jusqu’à toi, il manifesterait une certaine gêne. Plus le complot est absurde et risqué et plus celui qui l’ourdit se montre nerveux et inquiet. Quant à moi, j’ai adopté envers lui une attitude dégagée. Je lui parle de tout sauf du synchrotron et je l’ai amené aujourd’hui au gymnase assister à une compétition.
— Et alors ?
— J’ai eu l’impression que ça l’intéressait. Il paraissait détendu et attentif. Il ne m’a pas donné l’impression d’avoir de sombres desseins.
— En es-tu sûre ? Et voilà maintenant que le commissaire me coupe l’herbe sous les pieds. Tu trouves que c’est une bonne chose, toi ?
— Je ne vois pas ce que ça a de grave. Le convier ouvertement devant une vingtaine de Lunarites n’a rien, me semble-t-il, de particulièrement inquiétant.
Neville se rejeta en arrière, les mains croisées sur la nuque, et lança :
— Je t’en prie, Sélénè, dispense-toi d’émettre une opinion quand je ne te la demande pas. Je trouve ça horripilant. Et d’abord, cet homme n’est pas un physicien. A-t-il prétendu l’être ?
— Je lui ai donné du physicien, fit Sélénè après avoir réfléchi un moment, et il n’a pas protesté, mais il ne m’a pas franchement dit qu’il l’était. Et cependant… et cependant je suis sûre qu’il l’est.
— C’est ce qu’on appelle un mensonge par omission, Sélénè. Il se considère peut-être comme un physicien, mais le fait est qu’il n’en a pas le titre et qu’il n’effectue pas de travaux dans ce domaine. Qu’il ait eu une formation scientifique, je le lui accorde, mais il n’occupait aucun poste. Il en aurait été bien empêché. Pas un laboratoire sur Terre ne l’aurait pris pour collaborateur. Il se trouve qu’il figure sur la liste noire de Fred Hallam, où il est en tête depuis longtemps.
— En es-tu sûr ?
— Tu peux me croire. J’ai pris mes renseignements. Ne viens-tu pas de me reprocher d’y avoir consacré trop de temps ?… Cela me paraît trop beau pour être vrai.
— Pourquoi trop beau ? Je ne vois pas où tu veux en venir.
— N’est-ce pas une raison supplémentaire de lui faire confiance ? Après tout, il a de quoi en vouloir aux Terrestres.
— Oui, si tes renseignements sont exacts.
— Ils le sont, du moins en ce sens que c’est à quoi nos recherches ont abouti. Mais peut-être désirait-on que nous aboutissions à une telle conclusion.
— Barron, tu me dégoûtes. Tu ne vois partout que complots et machinations. Ben ne m’a pas donné l’impression…
— Ben ? répéta Neville d’un ton sarcastique.
— Eh oui, Ben, répéta Sélénè. Et ledit Ben ne m’a pas donné l’impression d’un homme aigri qui remâche sa rancune, ou qui cherche à me donner cette impression.
— Possible, mais il est néanmoins parvenu à t’inspirer de la sympathie. Tu m’as dit toi-même qu’il te plaisait. Et tu as même insisté sur ce point. C’est peut-être exactement le but qu’il poursuivait.
— Je ne me laisse pas si facilement leurrer, et tu le sais.
— J’attendrai, pour me faire une opinion, de le rencontrer.
— Va te faire pendre, Barron. J’ai frayé avec des milliers de Terriens. C’est mon métier. Et tu n’as aucun droit de te moquer de mes impressions. Tu sais au contraire que tu as toutes raisons de t’y fier.
— C’est bon. On verra. Ne te fâche pas. Maintenant il ne nous reste plus qu’à attendre… Et en attendant… (il se leva avec grâce)… en attendant, devine à quoi je pense.
— Pas difficile, fit Sélénè se levant elle aussi avec grâce. – D’un glissement de pied quasi invisible elle s’écarta de lui et ajouta : Mais figure-toi que je ne suis pas d’humeur.
— Tu es fâchée parce que je n’ai pas ratifié tes impressions ?
— Je suis fâchée parce que… Oh ! j’en ai plein le dos, à la fin ! Tu ne pourrais pas entretenir un peu mieux ton appartement ?
Sur quoi elle le quitta.
— J’aurais aimé, dit Gottstein, vous offrir un peu de ce luxe que l’on trouve sur Terre, mais par principe il m’a été interdit d’en importer. Ces excellents Lunarites ressentent très vivement le traitement privilégié dont jouissent les voyageurs arrivant de la planète Terre. Mieux vaut ménager leur susceptibilité en s’efforçant autant que possible de se calquer sur eux, mais ma démarche me trahira toujours. Leur sacrée apesanteur est dure à supporter.
— C’est bien mon avis, fit le Terrestre. Félicitations pour votre nouveau poste…
— Je ne l’occupe pas encore.
— Je ne vous en félicite pas moins. Mais je me demande pourquoi vous avez exprimé le désir de me connaître.
— Nous avons été compagnons de voyage. Nous sommes arrivés récemment, vous et moi, à bord du même vaisseau spatial. – Et comme le Terrestre ne disait mot, Gottstein reprit : « Cela dit, je vous connais depuis beaucoup plus longtemps. Nous nous sommes rencontrés – brièvement, je le reconnais – il y a quelques années.
— Je crains bien de ne pas m’en souvenir…
— Cela ne me surprend pas. Vous n’aviez aucune raison de vous le rappeler. J’ai fait partie, pendant un certain temps, de l’équipe du sénateur Burt qui présidait – il le préside d’ailleurs toujours – le Comité de la Technologie et de l’Environnement. Cela se passait à une époque où Burt cherchait à démasquer Hallam… Frederick Hallam.
— Vous connaissiez Hallam ? fit le Terrestre en se redressant légèrement.
— Depuis mon arrivée sur la Lune, vous êtes le second à me poser cette question. Oui, je l’ai connu, mais pas intimement. Mais, j’ai rencontré d’autres savants qui l’ont bien connu. Or, chose étrange, leur opinion coïncide généralement avec la mienne. Idolâtré sur la planète Terre, Hallam inspire peu de sympathie à ceux qui le connaissent personnellement.
— Peu ? Vous voulez dire aucune ! fit le Terrestre.
— À cette époque, reprit Gottstein, sans tenir compte de l’interruption, mes fonctions – ou du moins le rôle que m’avait assigné le sénateur – consistaient à mener une enquête sur la Pompe à Électrons et à m’assurer qu’il n’y avait ni gaspillage, ni profits personnels trop élevés. C’était là un souci légitime de la part de ce comité de contrôle, mais, tout à fait entre nous, le sénateur espérait dénicher des faits défavorables à Hallam. Il voulait desserrer l’emprise que cet homme exerçait sur le monde scientifique. En cela, il a échoué.
— C’était à prévoir. Et Hallam est actuellement plus puissant que jamais.
— Nous n’avons relevé aucune irrégularité. Aucune en tout cas que l’on puisse attribuer à Hallam. Cet homme est d’une parfaite honnêteté.
— De ce point de vue, j’en suis persuadé. La puissance possède une valeur intrinsèque qui ne s’évalue pas fatalement en billets de banque.
— Mais ce qui m’intéressa à l’époque, reprit Gottstein, bien que ce fût en dehors de mes attributions, ce fut de rencontrer quelqu’un qui en avait, non à la puissance d’Hallam, mais à la Pompe à Électrons elle-même. J’assistai à cet entretien, mais je ne le conduisais pas. Or le plaignant, si je ne me trompe, c’était vous.
— Je me souviens de l’incident auquel vous faites allusion, fit le Terrestre qui se tenait sur ses gardes, mais je ne me souviens pas de vous.
— Je me suis demandé alors comment il était possible qu’on pût, du point de vue scientifique, s’élever contre la Pompe à Électrons. Vous m’aviez fait suffisamment d’impression pour qu’en vous voyant à bord du vaisseau spatial un déclic se déclenche en moi, et finalement tout m’est revenu. Je n’ai pas eu besoin de consulter la liste des passagers. Ma mémoire y a suffi. Vous êtes bien le docteur Benjamin Andrew Denison ?
— Benjamin Allan Denison, fit le Terrestre en soupirant. Oui, c’est bien moi. Mais pourquoi soulevez-vous à nouveau ce lièvre ? À dire vrai, Commissaire, je ne tiens pas à revenir sur le passé. Je suis venu sur la Lune dans l’intention de prendre un nouveau départ. De repartir de zéro, si nécessaire. Et j’envisage même de changer de nom.
— Cela ne changerait rien. C’est votre visage que j’ai reconnu. Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous commenciez une vie nouvelle, docteur Denison. Et je ne voudrais pour rien au monde vous mettre des bâtons dans les roues. Mais je voudrais vous poser certaines questions qui ne vous mettent pas en cause personnellement. Je n’arrive pas à me rappeler exactement les objections que vous souleviez contre la Pompe à Électrons. Pourriez-vous me les indiquer ? »
Denison baissa la tête. Un long silence plana que le Commissaire se garda bien d’interrompre, se retenant même de tousser.
— À dire vrai, fit enfin Denison, je ne me basais sur rien de précis. C’est bien plutôt une hypothèse, que je formais. Je redoutais une altération dans l’intensité de force du champ nucléaire. Encore une fois rien de précis.
— Rien de précis ! s’exclama Gottstein se permettant enfin de tousser. Ne m’en veuillez pas si je vous pousse dans vos retranchements. Comme je vous l’ai dit, à cette époque déjà vous m’intéressiez. Cependant j’étais incapable de suivre votre pensée et les rapports établis à ce moment-là ne me donneraient pas, je crois, les éclaircissements que je cherche. L’affaire a été classée. Il faut avouer que le sénateur ne s’est pas distingué, et il ne tient certainement pas à ce qu’on rouvre ce dossier. Mais certains détails me reviennent à l’esprit. Vous avez été un certain temps un collègue d’Hallam et pourtant vous n’étiez pas physicien.
— C’est exact. J’étais radiochimiste. Tout comme lui, d’ailleurs.
— Corrigez-moi si je me trompe, mais dès le début vous avez effectué des travaux intéressants. C’est bien ça ?
— Oui, et qui m’avaient acquis une certaine réputation. Mais ne me suis jamais abusé sur mon compte. J’étais avant tout un bûcheur, et j’avais obtenu d’assez brillants résultats.
— Ce que n’était pas Hallam, si je comprends bien.
— Non, en effet.
— Et cependant, par la suite, les choses ont mal tourné pour vous. En fait, quand nous vous avons interviewé – je crois bien que vous vous y êtes prêté de votre propre gré – vous travailliez pour une fabrique de jouets…
— Non, pas de jouets, fit Denison d’une voix sourde. Mais de cosmétiques pour hommes. Ce qui évidemment ne me donnait guère de poids vis-à-vis de vous.
— Non, en effet. Je m’excuse de vous rappeler de tels souvenirs. Vous étiez représentant ?
— Non : directeur des ventes. J’avais une brillante situation. J’étais même vice-président lorsque j’ai donné ma démission pour partir pour la Lune.
— Hallam était-il pour quelque chose dans l’abandon de votre carrière scientifique ?
— Je vous en prie, Commissaire, laissons cela, qui n’a plus aucune importance. J’étais présent lorsque Hallam découvrit la transformation qu’avait subie le tungstène et j’assistai à la chaîne d’événements qui amenèrent la création de la Pompe à Électrons. Que se serait-il passé si je ne m’étais pas trouvé là, je serais bien incapable de vous le dire. Hallam et moi aurions pu mourir un mois plus tard à la suite de radiations toxiques, ou six semaines plus tard d’une explosion nucléaire. Le fait est que j’étais présent et que c’est en partie grâce à moi qu’Hallam est ce qu’il est actuellement. Et c’est à cause du rôle que j’ai joué que j’en suis où j’en suis actuellement. Oh ! et puis assez sur ce sujet ! J’espère que vous êtes satisfait, car je ne vous en dirai pas davantage.
— Oui, je crois en savoir assez. En somme, vous aviez une dent contre Hallam.
— Je ne le portais certainement pas dans mon cœur, à cette époque. Ni maintenant non plus, d’ailleurs.
— Doit-on en déduire que les objections que vous formuliez au sujet de la Pompe à Électrons vous étaient inspirées par le désir de nuire à Hallam ?
— Je refuse de me soumettre plus longtemps à cet interrogatoire.
— Calmez-vous. Je puis vous assurer que rien de ce que vous me direz ne sera utilisé contre vous. Je vous questionne à titre purement personnel et pour ma propre tranquillité d’esprit, car je me tourmente au sujet de cette Pompe et de bien d’autres choses encore.
— Dans ce cas, vous découvririez peut-être que je me suis en effet laissé guider par mes sentiments. Parce que je ne pouvais pas blairer Hallam, j’étais prêt à croire que sa popularité et sa gloire étaient basées sur une escroquerie. Je me suis mis à réfléchir à la Pompe à Électrons dans l’espoir d’y trouver une faille.
— Et pour cette raison, vous l’avez trouvée.
— Non ! s’écria Denison en frappant du poing sur l’accoudoir de son fauteuil, ce qui, vu l’apesanteur, eut pour effet de le soulever légèrement de son siège. Non, pas « pour cette raison » ! J’ai trouvé en toute honnêteté une authentique faille, ou du moins c’est ce qu’il m’a semblé à l’époque. Je n’en ai certainement pas inventé une dans l’espoir de clouer Hallam au pilori.
— Il n’est pas question d’invention, docteur, fit Gottstein. Je ne me permettrais pas de porter sur vous une telle accusation. Cependant nous savons tous que pour tenter de déterminer une chose qui est à la limite de la connaissance il est nécessaire de se livrer à des conjectures. Partant de la zone d’ombre de l’incertitude, on peut en toute honnêteté diriger ses conjectures aussi bien dans une direction que dans une autre, mais toujours en accord avec l’humeur du moment. Vous avez donc peut-être élaboré vos hypothèses en allant aussi loin que possible dans l’anti-Hallam.
— Cette discussion ne mène à rien, Commissaire. Sur le moment je croyais tenir une objection valable. Mais bien entendu je ne suis pas physicien. Je suis – ou plutôt j’étais – radiochimiste.
— Hallam, lui aussi, était radiochimiste. Il est actuellement le plus célèbre physicien du monde.
— Il n’en est pas moins radiochimiste, mais côté connaissances, il a au moins vingt-cinq ans de retard.
— Ce qui n’est pas votre cas. Vous avez travaillé dur pour acquérir une véritable formation de physicien.
— Je vois que vous vous êtes renseigné à fond sur moi, fit Denison s’échauffant.
— Je vous l’ai dit, vous m’avez fait forte impression à l’époque. C’est extraordinaire comme tout me revient. Et maintenant je vais passer à un sujet un peu différent. Connaissez-vous un physicien du nom de Peter Lamont ?
— Oui, je l’ai connu, fit Denison à contrecœur.
— Diriez-vous de lui qu’il était brillant, lui aussi ?
— Je ne le connais pas suffisamment bien pour porter un jugement sur lui et je n’aime pas abuser des superlatifs.
— À votre avis, savait-il exactement de quoi il parlait ?
— Jusqu’à preuve du contraire, oui.
Le commissaire se renversa prudemment dans son fauteuil. Un fauteuil à l’aspect si fragile que jamais sur Terre il n’aurait supporté son poids.
— Verriez-vous un inconvénient à me dire comment vous avez fait la connaissance de Lamont ? demanda-t-il. Le connaissiez-vous de réputation seulement, ou l’avez-vous rencontré ?
— Nous nous sommes rencontrés, fit Denison, et nous avons même eu plusieurs entretiens. Il projetait d’écrire l’historique de la Pompe à Électrons. La façon dont elle avait été conçue, et tout le blablabla qui était venu s’y ajouter. Je fus flatté que Lamont s’adresse à moi, qu’il ait pris la peine de se renseigner sur moi. Bon Dieu, Commissaire : flatté à l’idée qu’il me savait toujours de ce monde ! Mais je lui ai pas appris grand-chose. Cela n’aurait servi à rien. Je ne me serais attiré que haussements d’épaules et ricanements, et j’en avais eu plus que ma part. J’en avais assez de ruminer dans mon coin et de m’apitoyer sur moi-même.
— Avez-vous quelque idée de ce que furent les activités de Lamont au cours de ces dernières années ?
— Qu’avez-vous en tête, Commissaire ? demanda Denison, sur ses gardes.
— Il y a environ un an, peut-être un peu plus, Lamont s’est entretenu avec Burt. Je ne fais plus partie de l’équipe du sénateur, mais nous nous voyons de temps à autre. C’est lui qui m’en a parlé. Il avait l’air tourmenté. Il se demandait si l’objection qu’avait élevée Lamont contre la Pompe à Électrons ne serait pas valable, mais il ne voyait pas comment remettre cette affaire sur le tapis. Je vous avoue que je me tourmentais moi aussi.
— En somme, tout le monde se tourmente, fit Denison, sarcastique.
— Et maintenant je me pose une question. Étant donné que Lamont s’est adressé à vous et que…
— Là, je vous arrête, Commissaire. Je vois où vous voulez en venir et je me refuse à ce que vous alliez plus loin. Si vous espérez m’entendre dire que Lamont s’est emparé de mon idée, qu’une fois de plus j’ai été indignement traité, vous vous trompez. Je vous répète une fois de plus, et avec force, que je n’avais pas de théorie valable. Je n’en étais encore qu’aux suppositions. Mais je m’inquiétais. J’ai formulé une hypothèse. On ne l’a pas retenue. On m’a même découragé de continuer. Comme je n’étais pas en mesure d’en démontrer le bien-fondé, j’y ai renoncé. Cette hypothèse, je ne l’ai même pas mentionnée au cours de mes entretiens avec Lamont. Nous en sommes restés aux débuts de la Pompe. Ce qu’il a découvert par la suite se rapprochait sans doute singulièrement de mes propres conjectures, mais nous y sommes arrivés indépendamment l’un de l’autre. Sa théorie me paraît mieux étayée que la mienne, car elle est basée sur des calculs mathématiques. Encore une fois je ne revendique aucune priorité.
— Vous semblez connaître parfaitement la théorie de Lamont.
— On en a pas mal parlé au cours de ces derniers mois. Aucun éditeur n’accepterait de publier ses travaux et personne ne le prend au sérieux, mais on en parle sous le manteau et le bruit en est parvenu jusqu’à moi.
— Je vois ce que vous voulez dire, docteur. Mais moi je le prends au sérieux. Ce n’était pas la première mise en garde dont je prenais connaissance. Le rapport concernant cette mise en garde – le vôtre – n’est jamais parvenu jusqu’au sénateur. Comme ce rapport ne traitait pas des malversations financières qui étaient alors sa principale préoccupation, on ne le lui a pas soumis. L’actuel chef de la Commission d’Enquête – ce n’est pas moi, je me hâte de le dire – n’a vu dans ce rapport, je m’excuse de vous le dire, qu’un tissu d’absurdités. Mais ce n’est pas mon avis. Quand cette affaire est revenue sur le tapis, j’ai commencé à m’inquiéter sérieusement. J’avais l’intention de m’en entretenir avec Lamont, mais les quelques physiciens que j’ai consultés…
— Y compris Hallam ?
— Non, je n’ai pas vu Hallam. Donc la plupart de ces physiciens m’ont affirmé que la théorie de Lamont ne reposait sur rien. Malgré cela j’envisageais de le rencontrer, lorsqu’on m’a offert ce poste, que j’ai accepté. Me voilà sur la Lune et il se trouve que vous y êtes aussi. Vous comprenez, je pense, pourquoi je tenais à vous voir. À votre avis, les théories que vous avez émises, le docteur Lamont et vous, ont-elles quelque valeur ?
— Vous voulez dire : si l’on continue à faire fonctionner la Pompe à Électrons, notre Soleil va-t-il finir par exploser, ou peut-être la galaxie tout entière ?
— Oui, c’est exactement ce que je veux savoir.
— Que vous répondre ? Je ne m’appuie que sur ma propre conjecture, et encore une fois ce n’est qu’une conjecture. Quant à la théorie de Lamont, je ne l’ai pas étudiée en détail pour l’excellente raison que son étude n’a pas été publiée. Si je l’avais sous les yeux, peut-être les formules mathématiques dépasseraient-elles mon entendement… D’ailleurs, quelle différence cela ferait-il ? Lamont ne convaincra jamais personne. Hallam a brisé sa carrière avant même de briser la mienne, et le public, qui pratique une politique d’autruche, ne verrait aucun intérêt à le croire, même si, comme on dit, il passait par-dessus la tête d’Hallam. Ledit public ne voudrait pour rien au monde renoncer à la Pompe et aux avantages qu’elle lui apporte, et c’est tellement plus facile de rester sourd aux théories de Lamont que de tenter de remédier au danger qui nous menace !
— Mais si je comprends bien vous continuez de vivre dans l’inquiétude.
— Oui, en ce sens que nous courons peut-être au-devant d’une totale destruction et que c’est une chose que je préférerais ne pas voir se produire.
— Vous êtes donc venu sur la Lune dans le but d’accomplir quelque chose qu’Hallam, votre vieil ennemi, vous empêchait de faire sur Terre.
— Je constate que vous aussi aimez à faire des suppositions, fit Denison.
— Vraiment ? fit Gottstein d’un ton dégagé. Peut-être suis-je brillant, moi aussi ? Ma supposition est-elle exacte ?
— Elle le deviendra peut-être, car je n’ai pas renoncé à l’espoir de me vouer à nouveau à la science. Si je parvenais à détourner de l’humanité le spectre de l’effroyable danger qui la menace, en lui prouvant soit qu’il n’existe pas, soit qu’il existe et qu’il faut agir à tout prix, je considérerais avoir accompli ma tâche.
— Oui, je vous comprends. Autre chose, docteur Denison. Mon prédécesseur, le commissaire Montez, affirme que du point de vue scientifique c’est sur la Lune qu’on est le plus avancé. Il paraît croire qu’une quantité disproportionnée de savants de premier plan et d’hommes de grande valeur sont venus s’installer ici.
— Il a peut-être raison, fit Denison. Mais moi je l’ignore.
— Oui, il a peut-être raison, répéta Gottstein d’un ton pensif. Si c’est le cas, ne pensez-vous pas que cela pourrait nuire au but que vous poursuivez ? Quels que soient vos résultats, ces hommes estimeront et proclameront que vous les avez obtenus grâce à la cohorte de savants qui ont émigré sur la Lune. Vous ne récolterez que peu de gloire, si remarquables que soient ces résultats… ce qui serait parfaitement injuste.
— Cette course à la gloire m’écœure, Commissaire Gottstein. Ce que je désire c’est donner un sens à ma vie, sens que je ne trouvais pas lorsque j’étais vice-président du Conseil d’administration d’une fabrique de dépilatoires ultrasoniques. C’est en revenant à des travaux scientifiques que je le trouverai. Si j’atteins le but que je me suis fixé, je me considérerai comme satisfait.
— Eh bien, moi, cela ne me satisferait pas. Si tribut il y a, vous devez le recevoir. Et rien ne me serait plus facile, en ma qualité de commissaire, que de présenter les faits à la communauté terrestre de manière que vous revienne la gloire que vous mériterez. Je pense que vous ne seriez pas absolument insensible à l’idée que l’on reconnaisse vos mérites ?
— C’est très aimable à vous. Mais qu’attendez-vous de moi en retour ?
— Vous êtes cynique, et à juste titre. En effet, en retour, je vous demande votre aide. Mon prédécesseur, le commissaire Montez, ignore dans quelle direction ont été entreprises sur la Lune certaines recherches scientifiques. Les communications, entre la Terre et la Lune, sont loin d’être parfaites. Or la coordination des efforts effectués dans ces deux mondes sert les intérêts de tous. Je comprends parfaitement qu’il existe, de part et d’autre, une certaine méfiance. Si vous parveniez à dissiper cette méfiance ce serait aussi avantageux pour nous que peuvent l’être vos découvertes scientifiques.
— Comment pouvez-vous imaginer, Commissaire, que je suis l’homme rêvé pour persuader les Lunarites de l’intégrité et du bon-vouloir du corps scientifique terrestre ?
— Ne mettez pas dans le même sac un homme prêt à écarter sans pitié ceux qui osent se dresser contre lui et les Terrestres dans leur ensemble, docteur Denison. Résumons-nous. Je vous serais reconnaissant de me tenir au courant de vos découvertes, afin que je puisse vous en faire attribuer le mérite, et afin également que je puisse les interpréter comme elles doivent l’être. Je ne suis pas, par profession, un homme de science, ne l’oubliez pas, et vous me rendriez un très grand service en me les exposant à la lumière du niveau actuel des sciences sur la Lune. D’accord ?
— Vous me demandez là une chose très difficile, docteur Denison. Des résultats préliminaires, révélés prématurément, soit par imprudence, soit par excès d’enthousiasme, peuvent attenter gravement à la réputation d’un chercheur. Avant de parler de quoi que ce soit à qui que ce soit, je voudrais être sûr de moi. L’expérience que j’ai connue en passant devant la commission dont vous faisiez partie m’a rendu prudent.
— Je vous comprends et vous approuve pleinement, fit Gottstein avec chaleur. Je vous laisserai le soin de décider vous-même du moment où vous jugerez utile de m’informer de vos résultats. Mais je vous ai retenu fort longtemps et vous désirez, je pense, aller vous coucher.
C’était là une manière de mettre fin à l’entretien. Denison le comprit ainsi. Il se retira et Gottstein le regarda s’éloigner d’un air pensif.
Denison ouvrit manuellement la porte. Il existait un bouton qui l’aurait ouverte automatiquement mais, encore à moitié endormi, il ne le trouva pas.
— Je suis désolé… J’arrive probablement trop tôt, dit l’homme aux cheveux noirs et à l’expression maussade qui se tenait sur le seuil.
— Trop tôt ?… répéta Denison pour se donner le temps de s’éclaircir les idées. Non, je… je crains d’être encore endormi.
— Si je suis venu c’est que nous avions pris rendez-vous.
— Ah ! oui, fit Denison enfin réveillé. Vous êtes le docteur Neville.
— C’est ça. Puis-je entrer ?
Et sans attendre la réponse, il entra. La chambre de Denison était minuscule et le lit aux draps froissés l’occupait presque tout entière. L’appareil de climatisation ronronnait doucement.
— Vous avez passé une bonne nuit, j’espère ? demanda Neville avec une politesse de commande.
Denison baissa les yeux sur son pyjama, passa la main dans ses cheveux ébouriffés, puis s’exclama :
— Une nuit épouvantable ! M’accorderez-vous le temps de me rendre plus présentable ?
— Je vous en prie. Voulez-vous que pendant ce temps je vous prépare un petit déjeuner ? Vous ne devez pas être familiarisé avec vos appareils ménagers !
— J’en serais ravi, fit Denison.
Il revint, vingt minutes plus tard, lavé, rasé, vêtu d’un pantalon et d’un maillot de corps, et dit d’un ton contrit :
« J’espère n’avoir pas démoli la douche. L’eau s’est arrêtée de couler, et j’ai eu beau faire, elle n’est pas revenue. »
— L’eau est rationnée. Chacun de nous en reçoit une quantité bien définie. C’est ça, la Lune, docteur. Je me suis permis de préparer des œufs brouillés et un potage pour deux.
— Des œufs brouillés ?…
— C’est ainsi que nous les appelons, mais je ne pense pas que les Terrestres leur donneraient ce nom.
— Oh ! je vois, fit Denison.
Il s’installa sans enthousiasme devant la mixture pâteuse et jaunâtre qui dans l’esprit de son visiteur passait pour des œufs brouillés. Il tâcha de ne pas faire la grimace après la première bouchée, l’avala courageusement, et plongea de nouveau sa fourchette dans cette infâme bouillie.
— Avec le temps vous vous y ferez, lui dit Neville. C’est extrêmement nourrissant. D’ailleurs, le taux protéinique élevé de nos aliments et la très faible pesanteur auront tendance à vous couper l’appétit.
— Je m’en félicite, fit Denison en se raclant la gorge.
— Sélénè m’a appris votre intention de vous fixer définitivement sur la Lune.
— J’en avais en effet l’intention, fit Denison en se frottant les yeux. Mais après l’épouvantable nuit que je viens de passer, ma résolution est un peu ébranlée.
— Combien de fois êtes-vous tombé de votre lit ?
— Deux fois… Si je comprends bien, c’est chose normale ?
— Tout ce qu’il y a de plus normale pour les Terriens. Éveillé, vous apprenez à vous déplacer en tenant compte du degré de pesanteur lunaire. Endormi, vous vous tournez dans votre lit comme vous le faisiez sur Terre… mais heureusement, dans l’état de quasi-apesanteur les chutes ne sont pas douloureuses.
— La seconde fois j’ai dormi un moment sur le sol avant de me réveiller. Je ne me souviens même pas d’être tombé. Que diable peut-on faire pour remédier à ça ?
— Avoir soin de faire vérifier périodiquement votre tension artérielle, vos pulsations, etc., afin de vous assurer que le changement de pesanteur n’est pas une trop grande épreuve pour vous.
— Oui, on m’a prévenu de tout cela, fit Denison d’un air agacé. On m’a même fixé un rendez-vous pour le mois prochain. Et on m’a prescrit des pilules.
— À mon avis, fit Neville écartant de la main ces contingences, d’ici une semaine vous ne ressentirez plus rien… Mais il vous faut des vêtements appropriés. Ce pantalon ne fait pas l’affaire et votre mince maillot de corps ne sert exactement à rien.
— Il existe, je suppose, un comptoir où je peux me procurer le nécessaire ?
— Bien entendu. Sélénè sera ravie de vous y conduire un de ses jours de congé. Elle trouve que vous êtes un chic type, docteur.
— Je suis ravi que telle soit son opinion, fit Denison se forçant à avaler une cuillerée de potage et se demandant visiblement que faire du reste. Prenant son courage à deux mains, il entreprit de vider le bol.
— Elle vous prend pour un physicien, mais évidemment elle se trompe.
— J’ai effectivement fait des études de radiochimie.
— Mais c’est une profession que vous n’avez pas exercée longtemps, docteur. Nous ne sommes peut-être pas dans le circuit, sur la Lune, mais cela nous le savons. Vous êtes une des victimes d’Hallam ?
— Sont-elles donc si nombreuses pour que vous en parliez au pluriel ?
— Mais voyons ! La Lune elle-même est une des victimes d’Hallam.
— La Lune ?
— Enfin… c’est une manière de parler.
— Je ne vous suis pas.
— Nous n’avons pas de station de la Pompe à Électrons sur la Lune. Si aucune n’a été installée, c’est que le para-Univers s’y est refusé. Et il n’y a pas eu non plus d’échanges de tungstène.
— Voyons, docteur Neville, vous n’allez pas me dire qu’Hallam y est pour quelque chose ?
— D’une manière indirecte, si. Pour quelle raison seul le para-Univers a-t-il le droit de prendre l’initiative de l’établissement d’une Pompe ? Pourquoi pas nous ?
— Pour autant que je sache, nous manquons des connaissances nécessaires.
— S’il nous est interdit de procéder à des recherches dans ce domaine, ces connaissances continueront de nous faire défaut.
— Cela vous est-il réellement interdit ? demanda Denison, surpris.
— En réalité, oui. Puisque nous n’obtenons jamais l’accès en priorité au synchrotron à protons ou autres installations de ce genre – toutes sous contrôle des Terrestres et par conséquent d’Hallam – pour accomplir les travaux nécessaires au développement de ces connaissances, nous pouvons dire que ces recherches sont en effet interdites.
— J’ai peur d’être bientôt obligé de retourner dormir, fit Denison en se frottant les yeux… Je m’en excuse. Ne prenez pas cela en mauvaise part, car non seulement vous ne m’ennuyez pas, mais ce que vous me dites m’intéresse. La Pompe à Électrons est-elle donc si importante pour la Lune ? Il me semble que les batteries solaires qui remplissent parfaitement leur fonction devraient suffire.
— Elles nous lient étroitement au Soleil, docteur. Et à la surface.
— Oui, je comprends… Mais à votre avis, docteur Neville, pour quelle raison Hallam prend-il, dans l’affaire de la Pompe, une position hostile ?
— Vous devriez le savoir mieux que moi, vous qui le connaissez personnellement, ce qui n’est pas mon cas. Il préfère de beaucoup que le public continue à ignorer que la Pompe à Électrons a été conçue par les para-men et que nous ne sommes que leurs serviteurs. Si, sur la Lune, nous en arrivons au point où nous prendrons nous-mêmes l’initiative, technologiquement parlant, c’est à nous et non à lui que reviendra la conception de la Pompe à Électrons.
— Pourquoi me dites-vous tout cela ? demanda Denison.
— Pour gagner du temps. En règle générale, nous accueillons avec plaisir des physiciens arrivant de la planète Terre. Nous nous sentons coupés de tout, sur la Lune. Victimes de l’hostilité délibérée des Terrestres. Un physicien venant en touriste peut nous apporter beaucoup, quand ce ne serait qu’en atténuant l’impression d’isolement dont nous souffrons. À plus forte raison, un physicien immigrant peut nous être d’une grande aide, et c’est pourquoi nous tenons, quand nous en recevons un, à lui exposer la situation dans l’espoir qu’il travaillera avec nous. Tout bien considéré, je regrette fort que vous ne soyez pas physicien.
— Je n’ai jamais prétendu l’être, fit Denison agacé.
— Et cependant, vous avez demandé à visiter le synchrotron ? Pour quelle raison ?
— C’est donc là que le bât vous blesse ? Eh bien, cher Monsieur, je vais essayer de vous l’expliquer. Ma carrière scientifique a été brisée en plein essor. J’ai donc décidé, en quelque sorte, de me réhabiliter à mes propres yeux ; de redonner un sens à ma vie. Il me fallait pour cela mettre la plus grande distance possible entre Hallam et moi… et voilà pourquoi je suis venu sur la Lune. J’ai reçu, comme je vous l’ai dit, une formation de radiochimiste, mais je ne m’en intéresse pas moins aux autres disciplines scientifiques. La paraphysique est la science de l’avenir. Je m’y suis initié seul et de mon mieux. Je sentais en effet que c’était là que je trouverais cette réhabilitation dont je vous parlais.
— Oui, je comprends, fit Neville qui visiblement n’en croyait pas un mot.
— Au fait, puisque vous avez mentionné la Pompe à Électrons… avez-vous quelques lumières sur les théories de Peter Lamont ?
— Non, fit Neville en fronçant le sourcil. Je ne le connais même pas de nom.
— Évidemment, il n’est pas encore célèbre. Et il ne le sera peut-être jamais, tout comme moi, d’ailleurs, et pour la même raison. Il s’est permis de s’opposer à Hallam… On a prononcé son nom devant moi récemment et cela m’a donné matière à réflexions, réflexions qui ont occupé la nuit blanche que j’ai passée. Et là-dessus Denison se mit à bâiller.
— Alors, docteur ? fit Neville s’énervant. Qui est cet homme ? Comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Peter Lamont. Il a des idées intéressantes sur la para-théorie. À son avis, si la Pompe continue de fonctionner, la forte interaction nucléaire se fera plus intense à l’intérieur du système solaire. La chaleur du Soleil augmentera progressivement et, arrivée à un point maximum, subira une transformation dont la phase finale sera une explosion.
— Foutaises que tout cela ! Avez-vous une idée du taux d’évolution, à l’échelle cosmique, résultant de l’emploi de la Pompe à l’échelle humaine ? Vous avez eu beau acquérir seul vos connaissances en physique, vous n’en devriez pas moins comprendre aisément que la Pompe ne peut en aucun cas influer de façon appréciable sur les lois qui régissent l’Univers, le temps que dure le système solaire.
— Ce que vous dites là, vous le pensez réellement ?
— Bien entendu. Ce n’est pas votre opinion ? fit Neville.
— Moi, je n’affirme rien. Lamont nourrit évidemment une rancune personnelle. Je ne l’ai rencontré que brièvement mais il m’a donné l’impression d’un garçon ardent et émotif. Étant donné le mal que lui a fait Hallam, rien d’étonnant à ce qu’il ressente envers lui colère et amertume.
— Êtes-vous sûr qu’il soit réellement en mauvais termes avec Hallam ? fit Neville en fronçant le sourcil.
— J’ai des raisons personnelles de l’affirmer.
— Il ne vous est pas venu à l’esprit que faire planer le doute sur l’éventuel danger que présenterait la Pompe ne serait qu’un nouveau moyen d’empêcher la Lune de créer ses propres stations ?
— Au risque de causer dans l’Univers tout entier panique et désespoir ? Certainement pas ! Cela reviendrait à provoquer une explosion nucléaire pour casser des noix. Non, je suis persuadé que Lamont est sincère. En fait, avec mes faibles moyens, j’étais arrivé moi-même, autrefois, aux mêmes conclusions.
— Parce que vous aussi êtes poussé par la haine que vous inspire Hallam.
— Je ne m’appelle pas Lamont. Et je ne pense pas avoir les mêmes réactions que lui. À vrai dire, je nourrissais le vague espoir de continuer mes recherches sur la Lune sans me heurter à l’hostilité d’un Hallam, ou à l’émotivité d’un Lamont.
— Ici, sur la Lune ?
— Oui, ici, sur la Lune. J’espérais même pouvoir me servir du synchrotron.
— Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous vous y intéressez. – Et comme Denison acquiesçait : Vous croyez réellement qu’on vous autorisera à en user ? Savez-vous depuis combien de temps les demandes en souffrance s’accumulent ?
— Je pensais aussi pouvoir compter sur l’appui de quelques savants lunarites.
Neville éclata de rire, puis secoua la tête.
— Dites-vous bien que nous n’avons pas plus de chances que vous d’accéder au synchrotron… Cependant, je vais vous faire une proposition. Nous avons créé nos propres laboratoires. Nous pourrions vous y faire une petite place, et mettre à votre disposition l’équipement, bien incomplet, hélas, dont nous sommes munis. Jusqu’à quel point il vous sera utile, je l’ignore, mais vous devriez néanmoins pouvoir en sortir quelque chose.
— Croyez-vous qu’il me serait possible de faire dans ces laboratoires des observations utiles sur la para-théorie ?
— Cela dépendra en grande partie de votre ingéniosité, j’imagine. Espérez-vous démontrer le bien-fondé des théories de ce… Lamont ?
— Oui, à moins que je ne démontre au contraire qu’elles ne reposent sur rien.
— C’est ce que vous ferez, j’en suis persuadé. Je suis prêt à parier sur cette solution.
— Il est bien entendu que je ne suis pas physicien de profession, dit Denison. Pourquoi cet empressement à m’offrir une place dans vos laboratoires ?
— Parce que vous venez de la Terre. Je vous ai dit ce que cela représente pour nous, et que vous soyez en physique un autodidacte est un atout de plus en votre faveur. Quant à Sélénè, elle ne jure que par vous, et j’attache peut-être plus d’importance que je ne devrais à son jugement. Et puis nous avons tous à nous plaindre d’Hallam. Puisque vous désirez vous réhabiliter à vos propres yeux en donnant un nouveau sens à votre vie, nous vous y aiderons.
— Pardonnez-moi de me montrer cynique. Mais qu’attendez-vous en retour ?
— Votre aide. Il existe une certaine incompréhension entre les savants de la Terre et de la Lune. Vous, un Terrestre, êtes venu de votre propre gré sur la Lune et pourriez nous servir d’intermédiaire pour notre bénéfice à tous. Vous avez déjà pris contact avec le nouveau commissaire, et qui sait si en agissant dans votre propre intérêt vous ne serviriez pas le nôtre ?
— Ce qui signifie que si je parvenais à contrer Hallam les savants lunarites ne pourraient que s’en féliciter.
— Quelle que soit votre action, elle ne peut être que bénéfique… Mais je vais vous laisser, car visiblement vous tombez de sommeil. Venez me voir dans un ou deux jours et je m’arrangerai pour que vous puissiez travailler dans un de nos laboratoires. Et, ajouta-t-il en regardant autour de lui, je vous ferai attribuer un appartement plus confortable.
Sur ce, ils se serrèrent la main et Neville se retira.
— Je suppose, fit Gottstein, que si délicate qu’ait pu être votre situation sur la Lune, vous ne l’abandonnerez pas sans un petit serrement au cœur ?
— Un gros serrement de cœur, fit Montez avec élan, spécialement quand je pense à mes retrouvailles avec la totale pesanteur. Respirer difficilement… avoir les pieds brûlants… transpirer. Je me vois déjà baignant dans la sueur.
— Un jour, ce sera mon tour.
— Croyez-moi. Ne restez jamais sur la Lune plus de deux mois. Quoi que vous racontent les médecins, quels que soient les examens qu’ils vous feront subir… retournez sur la Terre tous les deux mois et restez-y au minimum une semaine, afin de vous replonger dans son atmosphère.
— J’y penserai, soyez-en sûr… Au fait, j’ai pris contact avec mon ami.
— Quel ami ?
— Celui qui se trouvait dans le vaisseau spatial qui m’a amené ici. Il m’avait semblé le reconnaître. Je ne me trompais pas. C’est un certain Denison, un radiochimiste. Et le souvenir que j’avais gardé de lui s’est révélé exact.
— Ah, oui ?
— Il y avait en lui, je m’en souvenais, une certaine irrationalité, et je l’ai poussé dans ses retranchements. Il a éludé mes questions et s’est montré au contraire si rationnel que j’ai commencé à me méfier de lui. En effet, certains types complètement cinglés font preuve d’un rationalisme assez plaisant, qui n’est en réalité qu’une forme d’autodéfense.
— Seigneur ! s’exclama Montez, visiblement dépassé. Je ne vous suis plus. Vous permettez que je m’asseye ? Entre le souci que me causent les préparatifs de départ et l’appréhension de retrouver la pesanteur terrestre, je suis épuisé. À quelle sorte d’irrationalité faites-vous allusion ?
— Denison nous a mis un jour en garde contre les dangers de la Pompe à Électrons, qui, d’après lui, risquait de faire exploser l’Univers.
— Tiens, tiens ! Est-ce à envisager ?
— J’espère bien que non. À l’époque, c’est une hypothèse qu’on s’est refusé à envisager. Voyez-vous, les savants qui s’aventurent à la limite du connu ont tendance à se montrer nerveux. J’ai connu un psychiatre qui appelait ce domaine inconnu le « qui sait ? ». Si vos recherches ne vous apportent pas les preuves que vous espériez trouver, vous finissez par vous dire : « Qui sait ce qu’il va se passer ? », et vous laissez libre cours à votre imagination.
— Mais dans ce cas, si des physiciens, si peu nombreux soient-ils, tiennent de tels propos ?…
— C’est justement ce qu’ils ne font pas. Du moins pas officiellement. Les savants hésitent à engager leur responsabilité et les journalistes y regardent à deux fois avant de publier des absurdités… ou du moins ce qu’ils considèrent comme tel. Cependant, dans le cas qui nous intéresse, le sujet est revenu sur le tapis. Un physicien, un dénommé Lamont, s’était adressé d’abord au sénateur Burt, puis à Chen, qui se prenait pour un messie, et enfin à quelques autres personnalités. Lui aussi envisageait la possibilité d’une explosion d’envergure cosmique. Personne n’a ajouté foi à ses propos qui cependant se sont répandus et finissent par prendre du poids.
— Et cet homme qui est arrivé sur la Lune, il y croit ?
— J’en ai l’impression, fit Gottstein en souriant. Et ma foi, en pleine nuit, quand j’ai peine à dormir – je continue à tomber fréquemment de mon lit –, j’y crois moi aussi. Il nourrit l’espoir, à ce qu’il me semble, d’expérimenter ici sa théorie.
— Et alors ?
— Alors je suis d’avis qu’on le laisse faire. Je le lui ai d’ailleurs laissé entendre.
— Je trouve cela risqué, fit Montez en hochant la tête. Il ne me plaît guère qu’on donne un encouragement officiel à des théories extravagantes.
— Peut-être ne sont-elles pas aussi extravagantes que nous le pensons, mais la question n’est pas là. Le fait est que si nous l’aidons à s’établir sur la Lune, nous découvrirons peut-être, par son entremise, ce qu’il s’y passe exactement. Il ne demande qu’une chose, revenir à la science et se réhabiliter à ses propres yeux. Je lui ai laissé entendre que nous l’y aiderions si de son côté il nous apportait sa collaboration… Je ferai le nécessaire pour que vous soyez discrètement tenu au courant. Sur le plan purement amical.
— Je vous en remercie, dit Montez en se levant, et je vous dis au revoir.
— Non, fit Neville, agacé. Il ne me plaît pas.
— Pourquoi ? Parce que c’est un Terrien ? demanda Sélénè en chassant d’une chiquenaude un brin de poussière accroché à sa blouse à la hauteur de son sein droit. – Puis, l’examinant attentivement, elle ajouta : Décidément, le système de circulation d’air est déplorable.
— Ce Denison n’a aucune valeur. Ce n’est même pas un paraphysicien. Il a acquis seul, comme il l’avoue, des connaissances dans ce domaine, et il débarque ici avec d’absurdes idées toutes faites.
— Telles que… ?
— Il pense que la Pompe à Électrons fera exploser l’Univers.
— L’a-t-il réellement dit ?
— Je sais qu’il le pense… Oh ! je connais les arguments qu’il invoque. Que de fois je les ai entendus ! Mais ils sont faux, un point c’est tout.
— Peut-être, fit Sélénè en haussant les sourcils, souhaites-tu qu’ils le soient.
— Ah ! non fit Neville. Ne commence pas, toi aussi !
Il plana un court silence que Sélénè rompit en disant :
— Que penses-tu faire de lui ?
— Avant tout, lui offrir une place dans nos laboratoires. Il ne vaut peut-être rien comme savant, mais il peut quand même nous être utile. Ce n’est pas un homme à négliger. Le commissaire s’est déjà entretenu avec lui.
— Oui, je le sais.
— Il se pose en victime de sombres machinations. En homme qui a vu sa carrière brisée et qui cherche à remonter la pente.
— Ah oui ?
— Eh oui ! Demande-lui de te faire le récit de ses épreuves. Elles te toucheront aux larmes, j’en suis sûr. D’autre part, il peut être pour nous un apport. Un Terrien installé sur la Lune, et tout occupé de théories absurdes, détournera de nous l’attention du commissaire. Et qui sait, peut-être aurons-nous par son entremise une idée plus claire de ce qui se passe sur Terre… Quoi qu’il en soit, continue d’entretenir de bons rapports avec lui, Sélénè.
Le rire de Sélénè sonna d’un éclat métallique aux oreilles de Denison munies d’écouteurs. Elle paraissait perdue dans sa lourde combinaison spatiale.
— Voyons, Ben, vous n’avez aucune raison d’avoir peur. Vous êtes un vieux de la vieille, maintenant… Cela fait un mois que vous êtes sur la Lune.
— Vingt-huit jours, marmonna Denison qui étouffait dans sa propre combinaison.
— Un mois, répéta Sélénè. Vous êtes arrivé à la pleine Terre et nous avons dépassé maintenant la nouvelle pleine Terre – et elle lui montra la sphère qui brillait en plein ciel.
— Bon, d’accord, mais allons-y doucement. Je suis moins courageux en surface qu’en sous-sol. Que se passerait-il si je tombais ?
— Rien. D’après vos propres lois, la pesanteur est faible, la pente, douce, et votre combinaison, épaisse. Si vous tombez, laissez-vous bouler et glisser. Ce sera d’ailleurs tout aussi divertissant.
Denison regarda autour de lui d’un air peu convaincu. Sous la froide lumière de la Terre, la Lune s’étendait, magnifique. Un tableau en noir et blanc ; un blanc délicat, tamisé, comparé au paysage fortement contrasté qu’il avait pu contempler, une semaine auparavant, lorsqu’il était venu visiter les batteries solaires qui s’étendaient d’un horizon à l’autre, en bordure de la Mare Imbrium. Le noir, lui aussi, était atténué et formait avec le blanc une délicate harmonie. Les étoiles brillaient d’un céleste éclat et la Terre – La Terre ! – était bien attirante, avec ses volutes blanches et bleues qui s’ouvraient parfois sur des taches brunes.
— Allons-y, fit Denison, résigné. Ça ne vous fait rien si je me cramponne à vous ?
— Non, bien entendu. D’ailleurs nous ne monterons pas jusqu’au haut de la pente. Je vais vous faire prendre celle des débutants. Efforcez-vous de marcher à mon rythme. J’avancerai très lentement.
Sa démarche était lente, élastique, et son compagnon s’efforça de se tenir à sa hauteur. Sous leurs pieds le sol était poussiéreux et chaque pas soulevait une fine poudre qui retombait rapidement dans cette absence d’air. Il marchait à son pas, mais non sans effort.
— Bravo, fit Sélénè, son bras glissé sous le sien pour le soutenir. Vous êtes remarquable, pour un Terrien. Non : je devrais dire un Immigrant. Ou tout simplement pour un homme de votre âge.
— Je préfère de beaucoup Immigrant, fit Denison qui haletait et sentait son front se couvrir de sueur.
— Au moment où votre pied va toucher le sol, dit Sélénè, imprimez à votre corps un élan à l’aide de l’autre pied. Cela allongera vos pas et rendra votre marche plus aisée. Non, non, pas ainsi… Regardez-moi faire.
Denison, ravi de s’arrêter pour souffler un peu, regarda Sélénè, mince et gracieuse sous sa lourde et informe combinaison, avancer par bonds. Elle revint vers lui, s’agenouilla à ses pieds.
— Faites lentement un pas, Ben, et je frapperai votre pied au moment où vous devrez l’avancer.
Ils firent plusieurs essais et Denison dit finalement :
— C’est pire que de faire un cent mètres sur Terre. Laissez-moi souffler un peu.
— D’accord. Voyez-vous, vos muscles ne sont pas coordonnés comme ils le devraient. C’est contre vous-même que vous luttez, et non contre la pesanteur… Bon, asseyez-vous et reprenez haleine. Je ne vous entraînerai pas plus haut.
— Risquerais-je d’endommager mon réservoir à oxygène si je m’étendais sur le dos ?
— Certainement pas, mais ce ne serait pas une bonne idée. Pas sur le sol nu. Nous n’avons ici que près de 2000 degrés absolus, ou soixante-cinq degrés au-dessous de zéro, si vous préférez. Moins vous êtes en contact avec le sol, mieux cela vaut. À votre place, je me contenterais de m’asseoir.
— Bon, fit Denison en s’exécutant maladroitement, non sans grogner. – Puis tournant délibérément le dos à la Terre, il s’exclama : Regardez ces étoiles !
Sélénè s’assit en face de lui. À travers les hublots de son casque, il distinguait nettement son visage à la lumière de la Terre.
— Vous ne voyez pas les étoiles, quand vous êtes sur Terre ? demanda Sélénè.
— Si, mais pas comme ici. Même lorsqu’il n’y a pas de nuages l’air montant de la Terre en absorbe en partie l’éclat. Les différences de température dans l’atmosphère les font scintiller et les lumières des villes, si lointaines soient-elles, les effacent en partie.
— Pas très attirant ce que vous me racontez là.
— Vous vous plaisez, ici, Sélénè ? À la surface, j’entends ?
— Je ne peux pas dire que j’adore, mais cela ne me déplaît pas d’y venir de temps à autre. D’ailleurs, y amener les touristes fait partie de mon rôle d’hôtesse.
— Et voilà que vous le remplissez pour moi.
— Arriverai-je un jour à vous faire comprendre, Ben, que cela n’a rien à voir ? Nous avons un itinéraire réservé aux touristes. Il est sans écueils et sans intérêt. Vous n’imaginez quand même pas que je les emmène faire des descentes. C’est bon pour les Lunarites… et pour les Immigrants. En fait, spécialement pour les Immigrants.
— Ce n’est pas très couru. Il n’y a pas une âme, à part nous.
— Il y a des jours réservés à ce genre de sport. Vous devriez voir ces pentes un jour de compétitions. Je n’ai pas l’impression que cela vous plairait.
— Je ne suis même pas sûr que cela me plaise aujourd’hui. Dévaler les pentes est donc plus apprécié par les Immigrants ?
— Oui. En règle générale, les Lunarites n’aiment pas venir en surface.
— Qu’en est-il du docteur Neville ?
— Vous vous demandez s’il aime se trouver en surface ?
— Exactement.
— À vrai dire, je crois qu’il n’est pas monté ici une seule fois. C’est un authentique citadin. Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Quand j’ai demandé l’autorisation d’aller voir comment fonctionnent les batteries solaires, il n’a opposé aucune objection, mais il s’est refusé à m’y accompagner. Je le lui avais demandé, car je le savais capable de répondre à mes questions, mais je me suis heurté à un refus catégorique de sa part.
— J’espère que vous avez trouvé quelqu’un d’autre pour répondre à vos questions.
— Oui. Et maintenant que j’y pense, c’était un Immigrant. Il faut peut-être voir là l’explication de l’attitude du docteur Neville envers la Pompe à Électrons.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Ma foi…
Denison se renversa en arrière et leva les jambes alternativement, prenant un certain et nonchalant plaisir à les voir se lever et retomber lentement.
— Dites donc, Sélénè, c’est pas mal, ce que je fais là !… Ce que je veux dire, c’est que Neville n’a qu’une idée : installer une Pompe sur la Lune alors que les batteries solaires remplissent à merveille leur fonction. Nous ne pourrions guère utiliser des batteries solaires sur Terre car le Soleil n’y est jamais aussi constant, aussi brillant, aussi radiant sur toutes les longueurs d’ondes. Il n’existe pas, dans le système solaire, une seule planète, quelle qu’en soit l’importance, qui mieux que la Lune se prête à l’installation de batteries solaires. Sur Mercure même, la température est trop élevée… Mais l’emploi de ces batteries établit un lien entre la surface et vous… et comme vous n’aimez pas monter en surface…
— Allons-y, Ben, fit Sélénè en se levant d’un bond. Vous vous êtes suffisamment reposé. Debout ! Debout !
Denison se remit péniblement sur ses pieds et reprit, suivant son idée :
— D’autre part, si vous disposiez de la Pompe, aucun Lunarite ne serait obligé de faire surface s’il n’y tenait pas.
— Nous allons reprendre notre ascension, Ben, jusqu’à cette petite crête que vous voyez là-haut et sur laquelle la Terre projette une lumière frisante.
Ils effectuèrent en silence cette dernière étape. Comme Denison jetait un regard sur une large bande de terrain en pente d’où toute poussière lunaire avait été soigneusement balayée, Sélénè, devinant sa pensée, dit : « Elle est trop lisse pour un débutant. Ne soyez pas trop ambitieux, sinon dans un moment vous allez me demander de vous apprendre à exécuter le saut du kangourou. » Elle en accomplit un tout en parlant, pivota sur elle-même avant de retomber sur le sol et lui lança : « Nous y voilà ! Asseyez-vous et je vais fixer…»
— Peut-on vraiment descendre par là ? fit Denison saisi d’inquiétude en l’interrompant.
— Mais naturellement. La pesanteur étant plus faible sur la Lune que sur la Terre, vous adhérez moins fortement au sol et de ce fait le frottement est moindre. Et puis tout est plus glissant sur la Lune que sur la Terre. Voilà pourquoi vous trouvez si raboteux le sol de nos couloirs et de nos chambres. Vous tenez à ce que je vous fasse un petit topo sur ce sujet ? Celui que je débite aux touristes ?
— Non merci, Sélénè.
— D’ailleurs, nous allons nous servir de glisseurs – et elle lui montra ce qu’elle tenait à la main, une sorte de cartouche munie de crampons et de deux minces tubes.
— C’est quoi, ça ? demanda Ben.
— Un petit réservoir de gaz liquide. Il émettra sous vos chaussures un jet de vapeur. Cette mince couche de gaz se formant entre vos chaussures et le sol réduira presque à zéro le frottement. Vous vous déplacerez aussi librement que dans l’espace.
— Voilà qui me paraît superflu, fit Denison d’un ton réprobateur. C’est un véritable gaspillage d’employer sur la Lune du gaz à un tel usage.
— Quelle idée ! Quel gaz pensez-vous que nous employons dans ces glisseurs ? De l’oxyde de carbone ? De l’oxygène ? Non, de l’argon. On l’extrait en énorme quantité du sol lunaire où il s’est formé, au cours de milliard d’années, par la désintégration spontanée du potassium-40… Cela aussi, c’est un de mes topos, Ben… Sur la Lune, l’argon n’est pas d’un emploi très répandu. Nous pourrions nous en servir pour nos glisseurs pendant un million d’années sans épuiser nos réserves… Là, ça y est ! Vos glisseurs sont fixés. Attendez que j’attache les miens.
— Et comment ça marche ?
— C’est purement automatique. Vous vous mettez à glisser, le contact s’établit et la vapeur s’échappe. Vous n’avez de réserve que pour quelques minutes, mais cela suffira amplement. – Elle se leva, l’aida à se mettre debout, puis reprit : Allons-y, Ben. C’est une petite pente de rien du tout. À peine inclinée.
— À moi, fit Denison peu rassuré, elle me fait l’effet d’une falaise.
— Ne dites pas de bêtises. Et maintenant écoutez-moi et tâchez d’enregistrer ce que je vais vous dire. Écartez les pieds d’environ quinze centimètres, l’un un peu en avant de l’autre. Peu importe lequel. Pliez les genoux. Et ne vous baissez pas pour couper le vent. Il n’y en a pas. N’essayez pas de regarder au-dessus de votre tête, ou derrière vous. Mais si vous y tenez, vous pouvez tourner la tête à gauche ou à droite. Enfin, ce qui est plus important que tout le reste, quand vous arriverez sur terrain plat n’essayez pas de vous arrêter trop brusquement, car vous irez plus vite à ce moment-là que vous ne pensez. Laissez votre glisseur expirer et le frottement vous arrêtera en douceur.
— Jamais je ne me souviendrai de tout ça !
— Mais si, mais si. Et je serai à vos côtés, toujours prête à vous aider. Si par hasard vous tombez et que je ne sois pas là pour vous rattraper, ne tentez rien. Détendez-vous et laissez-vous bouler ou glisser. Il n’y a sur cette pente aucun rocher contre lequel vous pourriez vous heurter.
Denison, la bouche sèche, contempla la pente qui brillait à la lumière de la Terre. Une lumière qui mettait en relief la moindre irrégularité et laissait subsister ça et là de minuscules flaques d’ombre qui donnaient au terrain un aspect accidenté. L’immense sphère qu’était la Terre se détachait sur le ciel noir juste en face d’eux.
— Prêt ? demanda Sélénè qui avait posé sa main gantée entre les omoplates de son compagnon.
— Prêt, répondit Denison d’une voix étranglée.
— Alors, allez-y ! s’exclama-t-elle. – Elle donna de l’élan à Denison, qui commença de glisser, lentement d’abord. Et comme, chancelant, il se tournait vers elle, elle ajouta : Ne vous inquiétez pas, je reste à côté de vous.
Il sentait le sol sous ses pieds… puis il ne le sentit plus. Le glisseur était entré en action.
Pendant un instant, il eut l’impression de faire du sur-place. Aucun souffle d’air ne le retenait, et il ne percevait aucun frottement sous ses semelles. Mais lorsqu’il se tourna à nouveau vers Sélénè il se rendit compte qu’ombres et lumières défilaient sur ses côtés à une vitesse toujours grandissante.
— Ne quittez pas la Terre des yeux, lui cria Sélénè dans l’oreille, jusqu’à ce que vous ayez pris de la vitesse. Plus vous irez vite et plus vous aurez d’équilibre. Et continuez de plier les genoux… Vous vous en tirez remarquablement bien, Ben.
— Oui, pour un Immigrant, fit Denison, haletant.
— Quelle impression avez-vous ?
— Celle de voler.
Lumière et ombres continuaient de défiler en une floue et rapide succession. Denison lança un regard d’un côté puis de l’autre, tentant de substituer au défilé du paysage l’impression de sa propre fuite en avant. Quand il y parvint, il s’aperçut qu’il lui fallait au plus vite regarder la Terre qui s’élevait devant lui pour retrouver son équilibre.
« Ma comparaison était mal choisie, reprit-il, puisque sur la Lune vous n’avez pas l’habitude de voler.
— C’est vrai, mais je comprends quand même. Voler doit être un peu comme se laisser glisser… et cette sensation-là je la connais bien. »
Sélénè, tout en parlant, se tenait le plus facilement du monde à la hauteur de son élève.
Denison allait maintenant assez vite pour se rendre compte de la rapidité de son allure, même en gardant les yeux fixés devant lui. Il fendait le paysage lunaire, qui défilait à toute allure.
— Quelle vitesse peut-on atteindre sur ces pentes ? demanda-t-il.
— Au cours de compétitions, dit Sélénè, le chronomètre a enregistré des vitesses supérieures à cent cinquante kilomètres à l’heure, mais bien entendu sur des pentes plus raides que celle-ci. Vous devez faire du cinquante au maximum.
— J’ai l’impression d’aller beaucoup plus vite.
— Eh bien, ce n’est pas le cas. Nous arrivons maintenant sur terrain plat, Ben, et vous n’êtes pas tombé une seule fois. Le glisseur va exhaler sa dernière bouffée de gaz et vous commencerez de sentir, sous vos bottes, un certain frottement. Ne vous en occupez pas. Continuez de glisser.
Sélénè avait à peine cessé de parler que Denison perçut en effet un frottement sous ses chaussures. Il éprouva alors une terrible impression de vitesse et serra les poings pour lutter contre l’envie de projeter les bras en avant afin d’éviter une collision avec un obstacle inexistant. Il savait parfaitement qu’en levant les bras, il risquait de tomber en arrière.
Il plissa les paupières, retint son souffle jusqu’à sentir ses poumons prêts d’exploser, puis il entendit Sélénè lui dire : « Vous vous en êtes magnifiquement tiré, Ben ! Oui, magnifiquement ! Je n’ai jamais vu un Immigrant effectuer sans tomber sa première descente, donc si vous vous étalez maintenant cela n’aura rien de honteux. »
— Je n’ai pas la moindre intention de tomber, rétorqua Denison.
Il aspira profondément, puis ouvrit tout grand les yeux. La Terre était toujours aussi sereine, aussi indifférente. Il glissait maintenant plus lentement… plus lentement… plus lentement…
— Suis-je complètement arrêté, Sélénè ? demanda-t-il. Je ne m’en rends pas compte.
— Vous êtes parfaitement immobile. Surtout, ne bougez pas. Il vous faut vous reposer avant notre retour en ville… Idiote que je suis, je l’ai laissé quelque part en arrivant, je ne sais plus trop où.
Denison la regarda, l’air incrédule. Elle avait gravi et descendu la pente avec lui. Il était à moitié mort de fatigue et de tension nerveuse alors qu’elle exécutait déjà une série de bonds de kangourou. Elle semblait à une centaine de mètres lorsqu’elle lui cria : « Le voilà ! » et sa voix résonna aussi fort à ses oreilles que si elle se trouvait à côté de lui.
Déjà elle était de retour, tenant sous son bras un paquet de tissu plastique.
— Vous souvenez-vous, dit-elle gaiement, m’avoir demandé, à l’aller, ce que je portais là ? Je vous ai répondu que nous en aurions besoin au retour. – Elle déplia le plastique, qu’elle étendit sur la surface poudreuse de la Lune, puis reprit : « Nous appelons cela un transat lunaire, » et là-dessus elle y inséra une sorte de cartouche et actionna un levier.
Le tissu de plastique se mit à gonfler. Denison s’attendait à percevoir un sifflement, mais bien entendu, comme il n’y avait pas d’air pour le propager, il ne perçut rien.
« Avant que vous manifestiez de l’inquiétude pour nos réserves, fit Sélénè, je me hâte de vous dire que ce gaz est également de l’argon. »
Gonflé, le plastique devint une sorte de matelas pneumatique posé sur six pieds trapus.
« Il vous supportera aisément, reprit la jeune femme. Vous ne serez pas en contact avec le sol et le vide qui l’entoure en conservera la chaleur.
— Vous n’allez pas me dire qu’il est chauffé ? fit Denison, stupéfait.
— L’argon se réchauffe, mais d’une façon toute relative, à mesure qu’on l’introduit dans ce matelas. Il atteint 270 degrés absolus, ce qui suffit presque à faire fondre la glace et empêchera votre combinaison spatiale de perdre sa chaleur plus vite que vous n’en fabriquez vous-même. Allez-y ! Étendez-vous !
Denison s’exécuta et éprouva une intense sensation de bien-être.
— C’est tout simplement merveilleux ! s’exclama-t-il en poussant un long soupir d’extase.
— Hé oui, maman Sélénè pense à tout. »
Sélénè arriva en glissant derrière Denison, le contourna, les pieds rapprochés comme une patineuse, puis, les projetant en l’air, vint se poser gracieusement à côté de lui, reposant sur le sol de la hanche et du coude.
— Quelle performance ! s’exclama Denison en émettant un long sifflement d’admiration. Comment diable avez-vous fait ?
— Question de pratique. Mais surtout ne vous y risquez pas. Vous vous casseriez le bras… Je vous préviens que si j’ai par trop froid je viendrai vous rejoindre, que vous le veuillez ou non, sur votre transat.
— Qu’est-ce que nous risquons, enfermés comme nous le sommes, tous les deux, dans ces lourdes combinaisons ?
— Espèce de vieux paillard !… Comment vous sentez-vous ?
— Bien, me semble-t-il. C’est un véritable record que je détiens là.
— En effet : le record d’une première descente sans la moindre chute. Cela vous ennuierait que je le raconte à mes copains, en ville ?
— Bien sûr que non. C’est toujours agréable d’être apprécié… Mais vous ne vous attendez pas, j’espère, que je remette ça ?
— Maintenant ? Certainement pas ! J’en serais moi-même incapable. Nous allons nous reposer un moment, laisser à votre cœur le temps de reprendre un rythme normal, puis nous prendrons le chemin du retour. Allongez vos jambes dans ma direction, que je vous enlève vos glisseurs. La prochaine fois, je vous apprendrai à les fixer vous-même.
— Je ne suis pas certain qu’il y aura une prochaine fois.
— Il y en aura certainement une. Vous n’avez pas eu de plaisir ?
— Si, mais j’ai eu peur aussi.
— La prochaine fois vous éprouverez moins de crainte, et moins encore la fois suivante. Finalement vous y prendrez un vif plaisir et je ferai de vous un champion.
— Sûrement pas. Je suis bien trop vieux.
— Pas sur la Lune. Vous paraissez vieux, ce qui est tout différent.
Étendu sur son transat, Denison sentit le calme extraordinaire qui régnait sur la Lune l’envahir. La planète Terre se trouvait juste en face de lui. Plus que tout, la sentir là, dans le ciel, lui donnait une impression de stabilité qu’il avait particulièrement ressentie au cours de sa descente, et il éprouva envers elle un sentiment de gratitude.
— Venez-vous souvent ici, Sélénè ? demanda-t-il. Je veux dire seule, ou en compagnie d’un ou deux amis. En dehors des compétitions.
— Non, presque jamais. Seule, je ne le supporterais pas. Que je sois venue ici avec vous me surprend moi-même.
— Ah oui ? fit Denison sans se compromettre.
— Vous n’en êtes pas surpris ?
— Devrais-je l’être ? Mon sentiment est que chacun fait ce qu’il fait soit parce qu’il en a envie, soit parce qu’il le doit, et dans les deux cas c’est son affaire et non la mienne.
— Merci, Ben. Et je ne vous remercie pas du bout des lèvres. Ce que vous venez de dire m’a fait plaisir. Ce qu’il y a de sympathique chez vous, Ben, c’est que pour un Immigrant vous nous prenez comme nous sommes, sans chercher à nous influencer. Nous autres Lunarites vivons en sous-sol, dans des salles, des couloirs creusés dans le roc. Qu’y a-t-il de mal à cela ?
— Rien.
— Ce n’est pas ce que pensent les Terriens. En tant qu’hôtesse d’accueil j’entends parler les touristes. Tout ce qu’ils disent je l’ai entendu des millions de fois, mais ce que j’entends le plus souvent (et là-dessus elle adopta le typique accent des Terriens parlant le langage standard planétaire) : « Ma chère, comment pouvez-vous vivre ainsi dans des cavernes ? Cela ne vous donne-t-il pas un terrible sentiment de claustrophobie ? N’éprouvez-vous jamais le désir de contempler un ciel bleu, les arbres, la mer, de sentir le vent jouer dans vos cheveux, de respirer des fleurs ?…» Je pourrais continuer ainsi indéfiniment, Ben. Ils finissent par dire : « Oh ! et puis, après tout, comme vous ne savez même pas ce que sont le ciel, la mer et les arbres, ils ne vous manquent pas…» Ce qu’ils oublient c’est que nous recevons sur nos écrans les émissions de la télévision terrestre, que nous nous y initions par les moyens audio-visuels et parfois même olfactifs.
— Et quelle est la réponse officielle à ce genre de remarques ? demanda Denison amusé.
— Il n’y en a pas. Nous répondons simplement : « Nous y sommes habitués, Madame », ou « Monsieur », suivant le cas. Mais ce sont généralement les femmes qui font ce genre de remarques. Les hommes sont bien trop occupés à scruter nos tuniques et à se demander quand nous les enlèverons, je suppose. Mais savez-vous ce que j’aimerais répondre à ces idiotes ?
— Dites-le-moi. Puisque vous êtes obligée de garder votre tunique sous votre épaisse combinaison, au moins débarrassez-vous de ce que vous avez sur le cœur.
— Joli jeu de mots que vous venez de faire !… Voilà ce que je meurs d’envie de leur dire : « Madame, pourquoi diable m’intéresserais-je à votre foutue planète ? Nous n’avons nulle envie d’être suspendus la tête en bas sur une quelconque planète au risque de tomber dans le vide, ou d’être emportés par le vent. Nous ne tenons pas à respirer un air pollué, ou à être arrosés par de l’eau sale. Nous ne voulons ni de vos microbes, ni de votre herbe malodorante, ni de votre éternel ciel bleu, ni de vos tristes nuages gris. La Terre, quand nous le désirons, nous pouvons la contempler dans notre ciel, et c’est un désir qui ne nous prend pas souvent. La Lune est notre patrie et elle est ce que nous la faisons ; exactement ce que nous la faisons. Elle nous appartient. Nous établissons nous-mêmes notre propre écologie, nous menons la vie qui nous plaît et nous n’avons que faire de votre pitié. Retournez dans votre propre monde et que la pesanteur qui y règne fasse tomber vos seins jusque sur vos genoux ! Voilà ce que j’aimerais leur dire.
— Je vais vous donner un conseil, fit Denison. Chaque fois que l’envie vous brûlera de tenir de tels propos, venez me les dire à moi et vous vous sentirez soulagée.
— Savez-vous qu’à l’occasion des Immigrants suggèrent que nous bâtissions sur la Lune un parc terrestre ? Un enclos où l’on ferait pousser des plantes importées de la planète Terre sous forme de semences, et que peupleraient des animaux terrestres. Quelque chose qui leur rappellerait leur patrie, comme ils disent.
— Si je comprends bien, vous êtes contre.
— Naturellement que je suis contre ! Un rappel de leur patrie ! Quelle patrie ? La Lune est notre patrie. Et un Immigrant qui éprouve le désir de retrouver un petit morceau de sa planète natale ferait mieux d’y retourner. Les Immigrants sont parfois pires que les Terriens.
— Voilà une phrase dont je me souviendrai, fit Denison.
— Elle ne vous visait pas… du moins jusqu’à présent.
Ils restèrent un moment silencieux et Denison se demanda si Sélénè n’allait pas donner le signal du retour dans leurs souterrains. D’une part il sentait qu’il allait bientôt éprouver de façon pressante l’envie de satisfaire un besoin naturel ; de l’autre, jamais il ne s’était senti aussi détendu. Il se demanda aussi combien de temps durerait encore l’oxygène de son réservoir.
— Ben, dit soudain Sélénè, cela vous ennuierait que je vous pose une question ?
— Pas le moins du monde. Si c’est à ma vie privée que vous vous intéressez, je vous dis d’avance que je n’ai aucun secret. Je mesure un mètre soixante-quinze ; je pèse, sur la Lune, vingt-cinq livres ; j’ai été marié ; j’ai divorcé ; j’ai une fille unique qui est grande maintenant, qui est mariée, et qui a fait ses études à l’université de…
— Non, Ben, je parle sérieusement. Puis-je vous questionner sur vos travaux ?
— Naturellement que vous le pouvez, Sélénè. Mais je ne sais pas jusqu’où vous me suivrez dans mes explications.
— Vous savez que Barron et moi…
— Oui, je le sais, fit Denison, hargneux.
— Nous parlons ensemble. Il me dit parfois certaines choses. Il m’a raconté entre autres votre crainte que la Pompe à Électrons fasse exploser l’Univers.
— Une partie de votre Univers. Elle pourrait convertir une partie de notre Galaxie en un quasar.
— Vous y croyez vraiment ?
— Quand je suis arrivé sur la Lune, j’en doutais encore. Mais maintenant j’en suis sûr. Je suis convaincu que cela se produira un jour.
— Mais quand ?
— Je ne peux pas le dire avec exactitude. Dans quelques années, peut-être. Ou dans quelques décennies.
Il s’établit entre eux un court silence, puis Sélénè dit d’une voix blanche :
— Barron n’y croit pas.
— Je le sais. Et je ne cherche pas à le convertir à mes vues. Ce n’est pas en attaquant les gens de front qu’on parvient à les convaincre, et c’est en cela que Lamont a commis une erreur.
— Qui est Lamont ?
— Excusez-moi, Sélénè. Je me parlais à moi-même.
— Ben, ne vous dérobez pas. Dites-le-moi. Cela m’intéresse. Je vous en prie !
— D’accord, dit Denison en se tournant pour lui faire face. Je ne vois aucune objection à vous en parler. Lamont, un physicien, un Terrestre, tenta en vain d’alerter le monde sur les dangers présentés par la Pompe. Il a échoué. Les Terrestres tiennent à leur Pompe, à l’énergie qu’elle leur fournit gratuitement : ils y tiennent au point de refuser d’envisager de s’en priver.
— Mais pourquoi s’y cramponnent-ils si elle signifie pour eux la totale destruction ?
— Il leur suffit de se refuser à y croire. Le moyen le plus aisé de résoudre un problème, c’est d’en nier l’existence. C’est exactement ce que fait votre ami, le docteur Neville. Parce qu’il a horreur de monter en surface, il arrive à se convaincre que les batteries solaires ne représentent pas la bonne solution, alors que pour tout observateur impartial elles sont la plus parfaite source d’énergie que puisse souhaiter la Lune. S’il souhaite si fort voir édifier la Pompe, c’est qu’il pourra ainsi rester en sous-sol, et c’est également pourquoi il se refuse à admettre qu’elle puisse être la source d’un réel danger.
— Selon moi, Barron n’est pas capable de refuser de croire à un fait qui s’appuie sur des preuves valables. Ces preuves, les possédez-vous ?
— Je le crois. C’est d’ailleurs une chose stupéfiante, Sélénè. Tout dépend de certains facteurs subtils d’interaction des quarks. Comprenez-vous ce que cela signifie ?
— Inutile de me l’expliquer. J’ai si souvent parlé de ce genre de choses avec Barron que je me crois capable de vous suivre.
— J’espérais, pour obtenir les preuves qui me manquaient encore, pouvoir disposer du synchrotron à protons installé sur la Lune par les Terrestres. Il s’étend sur trente kilomètres, dispose d’aimants supraconducteurs et d’une énergie égale à vingt mille bévatrons, si ce n’est plus. Mais il se trouve que vous autres, les Lunarites, avez construit ce que vous appelez un « Pionnier » qui, installé dans une salle de grandeur moyenne, fournit le même travail que le synchrotron. Nous ne pouvons que féliciter la Lune d’avoir pris sur nous une si stupéfiante avance.
— Merci, fit Sélénè, flattée. Merci au nom de la planète Lune.
— Or les résultats que j’ai obtenus grâce au « Pionnier » font apparaître le taux d’accroissement de l’intensité d’une puissante interaction nucléaire ; et ce taux d’accroissement correspond exactement à celui qu’avait énoncé Lamont, et non à celui de la version officielle.
— En avez-vous fait la démonstration à Barron ?
— Non. Cette démonstration, selon toute probabilité, Neville la repousserait. Il prétendrait que je n’ai obtenu que des résultats marginaux. Que j’ai dû commettre une erreur. Que je n’ai pas tenu compte de tous les facteurs. Il objecterait également que mes contrôles ne sont pas au point. Ce qui dans sa bouche reviendrait à dire qu’il veut à tout prix la Pompe à Électrons et qu’il n’y renoncera pour rien au monde.
— Mais alors, il n’y a aucun moyen de nous en sortir ?
— Si, mais pas par la voie directe. Et pas par celle de Lamont.
— Quelle est-elle ?
— Ce que préconise Lamont, c’est l’abandon pur et simple : mais on ne revient jamais en arrière. On ne peut pas remettre le poussin dans l’œuf, le vin dans la grappe de raisin, l’enfant dans le ventre de sa mère. Pour persuader un bébé de lâcher votre montre, vous ne lui ferez pas tout un discours… vous lui tendrez un hochet, par exemple.
— Dans le cas qui nous intéresse, en quoi consiste ce hochet ?
— C’est bien là que le bât me blesse. J’ai une idée, une idée toute simple – peut-être même trop simple –, basée sur le fait d’une évidence aveuglante que le chiffre deux est une notion ridicule qui ne peut exister.
Un silence qui dura au moins une minute plana, puis Sélénè dit enfin d’un ton aussi concentré que celui de Denison :
— Laissez-moi deviner le sens de ce que vous venez de dire.
— Je me demande bien si mes paroles ont un sens.
— Laissez-moi quand même essayer de le deviner. Il serait admissible de supposer que notre Univers est le seul qui puisse exister, ou qui existe, parce qu’il est le seul dans lequel nous vivons et dont nous avons conscience. Mais le jour où la preuve nous est donnée qu’il existe un second Univers, celui que nous appelons le para-Univers, il devient absolument ridicule de supposer qu’il existe en tout et pour tout deux Univers. S’il existe un second Univers, pourquoi pas une infinité d’autres Univers ? Entre le nombre un et l’infini, dans le cas qui nous intéresse, il n’y a pas de nombres possibles. Ce n’est pas seulement le nombre deux, mais tous les nombres finis, qui sont absurdes et ne peuvent exister…
— C’est exactement mon rai… commençait Denison. – Il se tut, se redressa, baissa les yeux sur la jeune femme accoudée sur le sol dans sa lourde combinaison spatiale, puis ajouta : Je crois que nous ferions bien de retourner en ville.
— J’ai seulement essayé de deviner votre pensée, fit-elle.
— Je n’en crois rien, déclara Denison. Vous faisiez beaucoup plus que la deviner.
Barron Neville la regarda, bouche bée, et elle soutint son regard le plus calmement du monde. De l’autre côté des baies le paysage avait à nouveau changé. On voyait à travers l’une d’entre elles la Terre presque pleine.
— Pourquoi ? dit-il enfin.
— Cela a été plus fort que moi. J’ai compris ce qu’il entendait, et je n’ai pu m’empêcher de parler. J’aurais dû te le dire depuis quelques jours déjà, mais je craignais que tu ne réagisses comme tu viens exactement de le faire.
— Ainsi il sait ! Idiote que tu es !
— Il sait quoi ? fit Sélénè en fronçant le sourcil. Ce qu’il aurait deviné tôt ou tard. Que je ne suis pas une hôtesse pour touristes… que je suis votre Intuitionniste. Une Intuitionniste qui grâce à Dieu n’a qu’une faible connaissance des mathématiques. Alors, quelle importance cela a-t-il qu’il ait compris ? Et qu’importe, après tout, que j’aie de l’intuition ? Que de fois m’as-tu répété que mes intuitions, lorsqu’elles ne sont pas étayées par une rigueur toute mathématique, ou par l’expérimentation, sont sans valeur aucune ? Que de fois m’as-tu déclaré que l’intuition en apparence la plus convaincante peut se révéler fausse ? Donc, quelle valeur accordera-t-il à l’Intuitionnisme ?
Neville blêmit, mais Sélénè ne put discerner si c’était de colère ou de crainte.
— Ton cas est unique, affirma-t-il. Tes intuitions ne se sont-elles pas toujours révélées exactes ? Celles dont tu étais sûre, en tout cas.
— Cela, il l’ignore.
— Il le soupçonne. Et il s’entretiendra avec Gottstein.
— Que dira-t-il à Gottstein ? Il ignore lui-même ce à quoi nous tendons.
— En es-tu sûre ?
— Certaine ! – Sélénè se leva, s’éloigna de Barron, puis se retournant, lui fit face et lui cria : Oui, certaine ! C’est vil de ta part de me croire capable de vous trahir, toi et tous les autres. Si tu ne crois pas à mon loyalisme, fais au moins confiance à mon bon sens. Quel intérêt aurais-je à le leur dire ? Quel serait l’avantage, aussi bien pour eux que pour nous, si nous sommes tous destinés à être anéantis ?
— Je t’en prie, Sélénè ! fit Neville en levant les bras au ciel. N’use pas de cet argument !
— Écoute-moi, Barron. Il s’est confié à moi et m’a parlé de ses travaux, alors que tu me tiens en réserve comme une arme secrète. Tu prétends que j’ai à vos yeux une valeur plus grande que tout appareil, ou que tout savant. Tu joues au conspirateur. Tu tiens essentiellement à ce que je continue, aux yeux de tous, à passer pour une hôtesse d’accueil et rien de plus, afin que les dons que je possède soient exclusivement réservés aux Lunarites. Et à toi, bien entendu. Mais en somme, jusqu’à présent, qu’as-tu accompli ?
— Je t’ai amenée à nous. Combien de temps serais-tu restée libre s’ils…
— Tu ne fais que ressasser les mêmes arguments ! Mais dis-moi, qui a-t-on jeté en prison ? Qui a-t-on empêché d’agir ? Où sont les preuves de ce fameux complot qui n’existe peut-être que dans ton imagination ? Si les Terrestres vous refusent, à toi et à ton équipe, l’accès à leurs importantes installations scientifiques, c’est bien plus parce que vous les y avez incités que par hostilité de leur part. D’ailleurs, cela s’est révélé un mal pour un bien, puisque cela nous a obligés à créer d’autres instruments plus précis encore.
— Dont les plans ont été établis grâce à ton extraordinaire intuition, Sélénè.
— Oui, je le sais, fit la jeune femme en souriant. Ben a manifesté la plus grande admiration pour cette réalisation.
— Toi et ton Ben !… Que diable espères-tu en tirer, de ce sacré Terrien ?
— Ce n’est pas un Terrien. C’est un Immigrant. Et ce que j’espère tirer de lui, ce sont des renseignements. M’en as-tu jamais donné ? Tu as une telle frousse qu’on me perce à jour que tu ne me laisses même pas m’entretenir avec un physicien. Je te suis exclusivement réservée, et c’est probablement dans ce but que tu es devenu mon…
— Voyons, Sélénè !… fit Neville d’un ton qui se voulait conciliant, mais qui cachait mal son agacement.
— Si tu savais à quel point ce côté de la question m’est indifférent !… Tu m’as persuadée que j’avais une tâche à accomplir et je m’y suis vouée tout entière. Il me semble parfois que je touche au but, mathématiques ou pas. J’entrevois par éclair ce qui devrait être fait… puis cela m’échappe. Mais à quoi bon tout cela si en dernier ressort la Pompe doit tous nous exterminer ?… Ne t’ai-je pas dit à maintes reprises que le déséquilibre des intensités de champs m’inquiète ?
— Je te le demande encore une fois ? peux-tu m’affirmer que la Pompe nous exterminera tous un jour ? Ne me réponds pas qu’elle le pourrait mais dis-moi si elle le fera oui ou non.
— Non, fit Sélénè en secouant la tête d’un air irrité. Non, je ne le peux pas. Trop de facteurs entrent en jeu. Je ne peux pas t’affirmer qu’elle le fera, mais n’est-ce pas suffisant de penser qu’elle le pourrait ?
— Oh ! Seigneur !
— Inutile de lever les yeux au ciel, ou de ricaner, Barron. Tu t’es toujours refusé à procéder à des contrôles, alors que je t’avais indiqué la marche à suivre.
— Avant d’écouter les discours de ton Terrien, jamais tu n’avais montré une telle inquiétude.
— De mon Immigrant. Vas-tu, oui ou non, effectuer ces contrôles ?
— Encore une fois, non ! Je t’ai déjà dit que tes suggestions sont inapplicables. Tu n’as rien d’une expérimentatrice et ce qui te paraît juste ne l’est pas fatalement dans le domaine de l’expérimentation, qui laisse un vaste champ au hasard et à l’incertitude.
— Le seul monde réel pour toi est celui de ton laboratoire. – Sélénè rougit de colère, serra les poings et reprit : Tu perds un temps fou à essayer d’obtenir un vide satisfaisant alors qu’il existe là-haut, en surface. Je m’y livre moi-même à des pointages à des températures proches parfois du zéro absolu. Pourquoi ne te décides-tu pas à procéder à des expériences en surface ?
— Elles se révéleraient inutiles.
— Qu’en sais-tu, puisque tu ne les as pas tentées ? Ben Denison, lui, les a tentées. Il s’est donné la peine de concevoir un dispositif utilisable en surface, qu’il a installé lorsqu’il est allé visiter les batteries solaires. Il aurait aimé que tu l’y accompagnes, mais tu t’y es refusé. Tu t’en souviens ? C’est un dispositif que je pourrais aisément te décrire maintenant qu’il m’a été dépeint. Il l’a fait fonctionner à la température diurne, puis à la température nocturne, ce qui lui a permis, à l’aide du « Pionnier », d’entreprendre des recherches dans une nouvelle direction.
— Cela paraît simple quand on t’écoute.
— Mais c’est simple ! Le jour où il a découvert que j’étais douée d’intuition il m’a parlé comme il ne l’avait jamais fait jusque-là. Il m’a expliqué les raisons qu’il avait de penser que la puissante interaction nucléaire s’accroissait de façon catastrophique au voisinage de la planète Terre. Selon lui, il ne s’écoulera que quelques années avant que le soleil n’explose et que la force de l’explosion ne se répercute par vagues…
— Non, non et non ! hurla Neville. J’ai étudié les résultats qu’il a obtenus. Ils ne m’ont nullement convaincu.
— Tu les as étudiés ?
— Évidemment ! Tu ne pensais tout de même pas que j’allais le laisser travailler dans nos laboratoires sans m’assurer de ce qu’il faisait ? Eh bien, tu peux me croire, ses déductions ne valent pas un clou. Il se base sur de minuscules déviations qui s’inscrivent dans la marge d’erreurs expérimentales. S’il tient à accorder une importance toute spéciale à ces déviations, et si tu y crois toi aussi, grand bien vous fasse ! Mais le fait que vous y croyez ne leur donnera pas la signification qu’à mon avis elles n’ont pas.
— À quoi aspires-tu, Barron ?
— À la vérité.
— N’as-tu pas décidé d’avance que ce que tu appelles vérité n’est autre que ton propre évangile ? Tu n’as qu’un désir, voir la Lune dotée de la Pompe. Ainsi tu n’auras pas besoin de monter en surface… Et à tes yeux, tout ce qui s’oppose à tes désirs est faux par définition.
— Je me refuse à discuter avec toi. La Pompe, je la veux à tout prix. Mais je veux plus. Je veux l’autre chose aussi, celle que tu sais. Car l’une ne vaut rien sans l’autre. Tu es sûre que tu n’as pas… ?
— Tout à fait sûre.
— Le feras-tu ?
Sélénè virevolta sur elle-même, fit face à Barron, frappant du pied à petits coups pressés et agacés, et se maintenant ainsi au-dessus du sol.
— Je ne lui dirai rien, déclara-t-elle, mais j’ai besoin d’un supplément d’informations. Toi tu n’en as pas à me donner. Lui en a peut-être, ou s’il n’en a pas, il se les procurera grâce à ces expériences que tu te refuses à effectuer. Il faut que je le sonde afin de découvrir ce que lui-même cherche à découvrir. Mais si tu t’interposes entre lui et moi jamais tu n’obtiendras ce que tu désires tant. Ne crains pas qu’il parvienne au but avant moi. Il raisonne en Terrestre. C’est moi, et non lui, qui franchirai la dernière étape.
— Bon. Et ne perds jamais de vue la différence fondamentale qui existe entre la Terre et la Lune. C’est ici ta patrie ! Tu n’en as pas d’autre. Ce Denison, ce Ben, cet Immigrant, venu de la Terre sur la Lune, peut, s’il le souhaite, retourner sur la Terre. Toi, tu ne pourras jamais te rendre sur Terre. Jamais. Tu es et tu resteras toujours une Lunarite.
— Une chaste et pure Lunarite, fit Sélénè, moqueuse.
— Tu n’es ni pure ni chaste, fit Neville, mais il se passera un bon bout de temps avant que j’attente à nouveau à ta virginité. – Et comme Sélénè restait insensible à ses sarcasmes, Barron reprit : Quant au cataclysme qui prétendument nous menace, si le risque qu’implique l’altération des constantes de base d’un Univers est si grand, pourquoi les para-men, technologiquement tellement plus avancés que nous, ne mettent-ils pas fin eux-mêmes au fonctionnement de la Pompe ?
Et là-dessus il sortit en trombe de la pièce.
Sélénè se tourna vers la porte qui venait de se refermer, et, la mâchoire crispée, dit, se parlant à elle-même :
— Parce que les conditions ne sont pas les mêmes pour eux que pour nous, espèce d’imbécile !
D’un coup de pied elle actionna le levier qui faisait s’abaisser son lit, puis s’y jeta, frémissante de colère. S’était-elle rapprochée de l’objectif que visaient depuis tant d’années Barron et les autres ?
Non.
L’énergie ! Ils étaient tous à la recherche d’énergie ! Ce mot magique ! Cette corne d’abondance ! Cette source de tous les biens !… Et cependant l’énergie n’était pas tout.
Celui qui découvrirait une source inépuisable d’énergie accéderait tout naturellement à « l’autre chose ». Sélénè comprit alors que « l’autre chose » lui paraîtrait l’évidence même si elle parvenait à éclaircir un point encore obscur qui aussitôt saisi par elle deviendrait lui aussi l’évidence même. (Seigneur, Barron lui avait-il à ce point communiqué sa méfiance que même en pensée elle l’appelle « l’autre chose » ?)
Aucun des Terrestre n’éclaircirait ce point encore obscur, dont ils ignoraient jusqu’à l’existence.
Ben Denison l’éclaircirait pour elle, sans en comprendre lui-même la portée.
Mais si l’Univers devait être anéanti, plus rien de tout cela n’avait d’importance.
Denison s’efforça de surmonter sa gêne. À plusieurs reprises il fit le geste de remonter un pantalon absent. Il ne portait en tout et pour tout que des sandales et un slip des plus réduits qui le serrait. Et il s’était, bien entendu, chargé de la couverture.
Sélénè, vêtue tout comme lui, se mit à rire et dit, moqueuse :
— Voyons, Ben, votre nudité n’a rien de choquant, sinon que vos chairs sont un peu flasques. Vous vous conformez tout simplement aux us et coutumes qui règnent ici. Si votre slip vous serre, enlevez-le.
— Non, marmonna Denison.
Il fit le geste de draper la couverture sur son ventre, mais Sélénè la lui arracha des mains en disant :
— Donnez-la-moi. Jamais vous ne ferez un bon Lunarite si vous ne vous débarrassez pas de votre puritanisme de Terrestre. Vous savez, je pense, que la pudeur n’est que l’envers de la lubricité.
— Laissez-moi le temps de m’habituer, Sélénè.
— Commencez par me regarder, au lieu de détourner les yeux d’un air coupable. J’ai parfaitement remarqué que vous regardiez les autres femmes.
— Si je vous regardais…
— Si vous me lanciez de furtifs coups d’œil, vous manifesteriez vos impressions d’une manière qui vous mettrait au supplice, mais si vous me regardiez carrément vous vous habitueriez très vite à ma nudité. Arrêtons-nous un instant, et ne me quittez pas des yeux. Je vais enlever mon slip.
— Sélénè, grommela Denison, nous sommes entourés de gens et vous me rendez ridicule. Reprenons notre marche et, encore une fois, laissez-moi m’habituer à cette situation.
— Bon, mais je vous ferai remarquer que les gens que nous croisons ne nous regardent même pas.
— Ils ne vous regardent pas. C’est moi qu’ils regardent. Ils n’ont probablement jamais vu un type aussi vieux que moi, et aussi mal foutu.
— C’est possible, reconnut gaiement Sélénè, mais il faudra bien qu’ils s’y habituent.
Denison, abattu, continua de marcher, péniblement conscient de la toison grise qui bouclait sur sa poitrine, et des bourrelets qui, à sa taille, tressautaient à chacun de ses pas. Lorsque le couloir se fit plus étroit, les passants moins nombreux, il commença d’éprouver un certain soulagement.
Il regarda autour de lui avec curiosité, moins conscient de la poitrine insolente de Sélénè et de ses cuisses longues et lisses. Ce couloir semblait sans fin.
— Quelle distance avons-nous déjà parcourue ? demanda-t-il.
— Vous êtes fatigué ? fit Sélénè d’un air contrit. Nous aurions dû prendre un scooter. J’ai tendance à oublier que vous êtes un Terrien.
— Je l’espère bien. N’est-ce pas tout ce que peut souhaiter un Immigrant ? Cela dit, je ne suis nullement fatigué, non, pas le moins du monde. Mais j’ai un peu froid.
— C’est un effet de votre imagination, affirma Sélénè. Vous croyez devoir avoir froid parce que vous êtes quasi nu.
— Facile à dire ! gémit Denison. Mais je marche bien, non ?
— Très bien. Bientôt je vous apprendrai le saut du kangourou.
— Et à participer, glisseurs aux pieds, à des courses en surface. N’oubliez pas que je ne suis plus de première jeunesse. Mais dites-moi, combien de chemin avons-nous fait ?
— Trois kilomètres environ.
— Seigneur ! Combien y a-t-il en tout de kilomètres de couloirs ?
— Je ne pourrais pas vous le dire exactement. Ceux de la section résidentielle n’en représentent qu’une faible partie. Il y a également les couloirs menant aux mines, les couloirs géologiques, industriels, mycologiques… Cela doit bien représenter au total quelques centaines de kilomètres.
— En a-t-on dressé le relevé ?
— Évidemment. Nous ne pourrions pas circuler à l’aveuglette.
— Vous en avez un ?
— Pas sur moi. Je n’en ai pas besoin pour circuler dans cette section qui m’est familière. Je l’explorais, étant enfant. Ces couloirs sont anciens. La plupart des nouveaux – nous en perçons environ quatre ou cinq kilomètres par an – sont situés dans la section nord. Là, je ne pourrais pas circuler sans plan… et peut-être même pas avec un plan.
— Vers où nous dirigeons-nous ?
— Je vous ai promis de vous montrer quelque chose de remarquable – non, non, il ne s’agit pas de moi – et je tiendrai ma promesse. C’est une mine comme on en voit peu et elle est complètement en dehors de l’itinéraire des touristes.
— Ne me dites pas qu’on trouve des diamants sur la Lune !
— Bien mieux que ça !
Dans cette section les parois étaient restées à l’état brut… De la roche grise, faiblement mais suffisamment éclairée par des plaques électroluminescentes. La température y était constante et agréable, la ventilation si bien faite qu’on ne la sentait même pas. Difficile d’imaginer qu’on se trouvait à quelque soixante mètres au-dessous de la surface de la Lune, alternativement glacée ou brûlante selon l’orbite bihebdomadaire décrite d’un horizon à l’autre par le Soleil qui disparaissait ensuite sur l’autre face de la Lune puis reparaissait à l’horizon.
— Ces couloirs sont-ils absolument étanches ? demanda Denison, prenant conscience d’une façon aiguë du fait qu’ils n’étaient pas très loin du fond d’un océan de vide qui s’étendait à l’infini.
— Oui, oui, absolument étanches. Et ils sont aussi absolument sûrs. Si la pression de l’air baisse ne serait-ce que de dix pour cent dans n’importe quelle section, les sirènes hurlent et gémissent à vous assourdir, des flèches s’allument partout et vous indiquent la direction à prendre pour être en sécurité.
— Cela se produit souvent ?
— Non, très rarement, au contraire. Je crois qu’au cours des cinq dernières années personne n’est mort par manque d’air. – Et brusquement sur la défensive : Sur Terre aussi vous avez des cataclysmes, des tremblements de terre, des raz de marée qui font des milliers de victimes.
— Je ne le conteste pas, Sélénè, fit Denison. – Et levant les mains : Je me rends.
— Bon, fit la jeune femme. J’ai tort de m’énerver… Vous entendez ?…
Elle s’arrêta, tendit l’oreille. Denison en fit autant, mais secoua la tête. Puis regardant autour de lui :
— Quel calme ! Où sont donc passés les gens ? Êtes-vous sûre que nous ne sommes pas perdus ?
— Rassurez-vous, nous ne sommes pas dans une grotte aux issues inconnues. Il y en a, paraît-il, sur Terre. J’ai vu des photos.
— Oui : la plupart sont des grottes de calcaire creusées par l’eau, ce qui ne doit certainement pas être le cas sur la Lune.
— Donc nous ne sommes pas perdus, reprit Sélénè en souriant. Quant au fait que nous sommes seuls ici, cela est dû à la superstition.
— À quoi ? fit Denison stupéfait en plissant le front.
— Ne faites pas ça ! s’exclama Sélénè. Vous êtes tout ridé ! Là, ça va mieux. Vous êtes déjà beaucoup plus détendu qu’à votre arrivée. Vous le devez à la faible pesanteur et aux exercices que vous faites.
— Et aussi à mes efforts pour me montrer digne d’une jeune femme nue qui dispose, chose surprenante, de nombreux loisirs et les consacre à me montrer ce qu’il y a à voir sur la Lune.
— D’abord je ne vous traite pas en touriste, et ensuite je ne suis pas nue.
— À dire vrai, la nudité me fait moins peur que l’Intuitionnisme… Mais que vouliez-vous dire par superstition ?
— Ce n’est pas exactement de la superstition, mais la plupart des habitants de la ville évitent soigneusement cette section.
— Pour quelle raison ?
— En raison de ce que je vais vous montrer, fit Sélénè en entraînant son compagnon. Vous entendez, maintenant ?
Elle s’arrêta de nouveau. Denison tendit l’oreille puis dit :
— C’est à ce martèlement que vous faites allusion ?
En quelques bonds allongés, en cette sorte de lent envol caractéristique des Lunarites, Sélénè précéda Denison, qui la suivit de son mieux.
— Regardez !… Là !… Là !… s’exclama Sélénè, en pointant le doigt.
— Seigneur ! s’écria Denison. D’où vient-elle ?
De l’eau coulait goutte à goutte et tombait dans un petit bassin de céramique enchâssé dans la paroi rocheuse.
— Elle suinte de la roche même. Nous avons de l’eau sur la Lune. Nous la tirons principalement du gypse et elle assure en grande partie nos besoins, car nous la ménageons.
— J’en sais quelque chose. Je n’ai encore jamais réussi à prendre une véritable douche. Je ne comprends pas comment vous parvenez tous à être propres.
— Je vous l’ai déjà expliqué. Vous commencez par vous mouiller tout le corps. Vous fermez le robinet et vous vous enduisez de savon. Vous le faites bien pénétrer puis… Voyons, Ben, je ne vais pas recommencer à vous expliquer tout ça. De plus, on a peu d’occasions de se salir, sur la Lune… Mais ce n’est pas à cela, que je voulais en venir. Il existe en deux ou trois endroits des dépôts d’eau, généralement sous forme de glace, presque en surface, à l’ombre des montagnes. Quand nous les repérons, ils se tarissent. Cette source, en revanche, coule depuis que ce corridor a été percé, cela fait maintenant huit ans.
— Mais où est la superstition dans tout ça ?
— Il est bien évident que pour vivre sur la Lune nous dépendons en grande partie de l’eau. Nous la buvons, nous préparons grâce à elle nos aliments, nous nous lavons, nous tirons d’elle notre oxygène, en somme tout dépend d’elle. Une source d’eau inattendue nous inspire une sorte de respect. Quand celle-ci fut découverte, les plans prévoyant la continuation de ce couloir furent abandonnés et ne seront repris que lorsqu’elle tarira. On a même laissé à l’état brut les parois de ce couloir.
— Oui, évidemment, cela relève de la superstition.
— Et même d’une sorte de vénération mêlée de crainte. On ne s’attendait pas qu’elle coule plus de quelques mois. Ces sources vont rarement au-delà. Lorsqu’une année se fut écoulée on commença à la considérer comme éternelle. C’est d’ailleurs ainsi qu’on l’a baptisée : « l’Éternelle », et elle est indiquée ainsi sur les plans. Tout naturellement les gens se sont mis à lui accorder une grande importance. Si elle tarissait, ils y verraient un mauvais présage.
Denison éclata de rire et Sélénè reprit avec chaleur :
— Bien entendu personne ne le pense vraiment, mais tout le monde y croit plus ou moins. Cette source n’est évidemment pas éternelle et elle s’épuisera bien un jour ou l’autre. En fait, son débit n’est plus que le tiers de ce qu’il était au début, signe qu’elle tarit peu à peu. Les gens s’imaginent probablement que s’ils se trouvaient là lorsqu’elle cessera de couler le mauvais sort retomberait sur eux. C’est du moins la seule explication rationnelle de leur répugnance à venir jusqu’ici.
— Si je comprends bien, vous n’y croyez pas.
— Que j’y croie ou non importe peu. Mais je suis persuadée qu’elle ne s’arrêtera pas brusquement de couler et que personne n’en portera la responsabilité. À mon avis, elle tarira peu à peu, et personne ne pourra dire le moment exact où elle s’arrêtera. Alors pourquoi se tourmenter ?
— Je suis absolument d’accord avec vous.
— Mais, reprit Sélénè, passant habilement d’un sujet à l’autre, je n’en ai pas moins des tourments dont je voudrais discuter avec vous pendant que nous sommes seuls.
Sur quoi elle étendit la couverture et s’y assit en tailleur.
— Voilà pourquoi vous m’avez amené jusqu’ici, fit Denison, se laissant tomber en face d’elle et s’appuyant sur la hanche et le coude.
— Vous voyez, dit Sélénè, que vous me regardez maintenant sans aucune gêne. Vous vous habituez à moi… Il y a certainement eu des époques, sur la Terre, où une quasi-nudité semblait chose toute naturelle.
— Oui, à certaines époques et en certains lieux, reconnut Denison. Mais pas depuis la Grande Crise. De mon temps…
— Agir en Lunarite quand on est sur la Lune est la meilleure attitude à prendre.
— Allez-vous enfin me dire pour quelle raison vous m’avez amené jusqu’ici ? Ou allez-vous me faire la grande scène de séduction ?
— La scène de séduction, je pourrais vous la faire plus agréablement chez moi, et ça c’est une autre affaire. J’aurais préféré monter avec vous en surface, mais les préparatifs indispensables auraient attiré l’attention sur nous. De plus, cet endroit est bien le seul, dans toute la ville, où nous pouvons être à peu près sûrs de n’être pas dérangés.
Comme elle hésitait à poursuivre, Denison dit :
— Continuez.
— Barron est furieux. Terriblement, même.
— Cela ne m’étonne pas. Je vous avais prévenue qu’il le serait en apprenant que j’avais découvert que vous aviez le don d’intuition. Pourquoi diable avez-vous jugé utile de le lui dire ?
— Parce qu’il est difficile de ne pas se confier, à la longue, à un homme qui est votre… amant – et qui ne le sera plus très longtemps, d’ailleurs.
— J’en suis navré.
— Oh ! de toute façon nos rapports tournaient à l’aigre. Notre liaison avait assez duré. Ce qui me tourmente infiniment plus, c’est qu’il se refuse absolument à accepter votre interprétation des expériences auxquelles vous vous êtes livré en surface à l’aide du « Pionnier ».
— Je l’avais prédit.
— Il m’a dit avoir étudié les résultats que vous aviez obtenus.
— Il s’est contenté d’y jeter un coup d’œil et de grommeler Dieu sait quoi.
— C’est décevant. L’homme ne croit-il donc qu’à ce qu’il désire croire ?
— Oui, le plus longtemps possible. Et parfois même plus longtemps encore.
— Et qu’en est-il de vous ?
— Vous voulez dire : ai-je moi aussi ces faiblesses humaines ? Sans aucun doute. Je me refuse à me croire vieux. Je me persuade que je peux encore plaire. Je me raconte que vous recherchez ma compagnie parce que vous me trouvez charmant… même quand vous m’entraînez dans des discussions scientifiques.
— Mais je vous trouve charmant !
— Je soupçonne Neville de vous avoir dit que les données que j’avais obtenues s’inscrivaient dans une certaine marge d’erreur qui leur enlevait toute signification, ce qui n’est pas d’ailleurs absolument faux… Mais pour ma part, je continue à croire qu’elles ont la signification que je leur ai attribuée dès le début.
— Ne serait-ce pas uniquement parce que vous voulez y croire ?
— Non, pas uniquement. Suivez-moi bien. Supposons un instant que la Pompe ne représente aucun danger, et que je continue à croire qu’elle en présente un. Je passerais pour un imbécile et cela nuirait grandement à ma réputation d’homme de science. Mais les gens en poste me prennent déjà pour un imbécile et du point de vue scientifique je n’ai pas de réputation à perdre.
— Pour quelle raison, Ben ? Vous m’avez déjà fait des allusions en ce sens à plusieurs reprises. Ne voulez-vous pas m’exposer toute l’affaire ?
— Oh ! elle est bien simple. À l’âge de vingt-cinq ans j’étais si gosse encore que je me suis amusé à insulter un imbécile pour la simple raison que c’était un imbécile. Mais on n’est jamais responsable de sa bêtise et dans cette affaire l’imbécile ce fut moi. Mes acerbes critiques l’ont porté à des hauteurs qu’il n’aurait sinon jamais atteintes…
— C’est d’Hallam que vous parlez ?
— Oui, bien entendu. Plus il montait et plus je tombais. Et finalement je suis tombé… sur la Lune.
— Est-ce si pénible ?
— Non, je trouve cela agréable, au contraire. On pourrait même dire qu’en fait il m’a rendu service… Mais revenons à ce que je vous disais. Si je crois la Pompe dangereuse et que je me trompe, aucun mal n’en résultera. Si j’estime au contraire la Pompe inoffensive et que je me trompe, je contribuerai à l’anéantissement du monde. Évidemment j’ai déjà derrière moi la plus grande partie de ma vie, et tout bien considéré, je n’ai guère de raisons de porter l’humanité dans mon cœur. Je dois reconnaître cependant que je n’ai eu à souffrir que de quelques êtres. Me venger sur l’humanité tout entière serait lui faire payer cher les fautes de quelques-uns.
« Et puis, pour tout vous dire, Sélénè, et pour invoquer des raisons moins grandiloquentes, j’ai une fille. Juste avant que je m’embarque pour la Lune elle avait demandé l’autorisation d’avoir un enfant. Elle l’obtiendra plus que probablement et d’ici quelque temps – excusez-moi de vous le dire – je serai grand-père. J’aimerais que mon petit-fils ait devant lui une durée de vie normale. C’est pourquoi je préfère penser que la Pompe est dangereuse et agir en conséquence.
— Je vais vous donner mon point de vue, fit gravement Sélénè. Cette Pompe est-elle dangereuse, oui ou non ? Je tiens à connaître la vérité et non pas ce que les gens veulent croire.
— C’est à vous que je le demande. Après tout, c’est vous qui êtes douée d’intuition. Que vous dicte-t-elle ?
— C’est bien ce qui me trouble, Ben. Je suis incapable de trancher dans un sens ou dans l’autre. J’ai tendance à croire la Pompe néfaste, mais peut-être est-ce parce que je désire le croire.
— Pour quelle raison ?
— J’aimerais que Barron soit dans l’erreur, fit Sélénè avec un petit sourire confus, en haussant les épaules. Quand il croit avoir raison il est si sûr de lui qu’il en est exaspérant.
— Oui, je vous comprends. Vous voudriez voir son visage lorsqu’il se verra obligé de reconnaître qu’il s’est trompé. Je sais par expérience à quel point un tel désir peut être fort. Si la Pompe était dangereuse et que je puisse le prouver je serais considéré comme le sauveur de l’humanité, et pourtant, je vous le jure, ce qui m’intéresserait le plus serait de voir l’expression d’un Hallam confondu. C’est là un sentiment dont je ne suis pas fier, c’est pourquoi je tiendrais à partager cette gloire avec Lamont, qui la mérite largement, et je me contenterais d’observer Lamont en train de regarder Hallam. Je ne serais donc mesquin que par personne interposée… Mais je commence à dérailler… Sélénè ?
— Oui, Ben.
— Quand avez-vous découvert que vous étiez douée d’intuition ?
— Je ne saurais vous le dire.
— Vous avez étudié la physique à l’université, j’imagine ?
— Oui. Et même les maths, mais je ne m’y distinguais guère, et à dire vrai, en physique non plus. Quand j’étais au comble du désespoir la solution m’était comme donnée. Je devinais ce qu’il me fallait faire pour y parvenir. Cela marchait la plupart du temps, mais quand on me demandait d’expliquer le raisonnement qui m’y avait amenée je bafouillais. On me soupçonnait d’avoir copié mais on ne put jamais le prouver.
— Il ne leur est donc pas venu à l’esprit que vous étiez douée d’intuition ?
— Je ne le pense pas. Et je ne m’en doutais pas moi-même à cette époque, jusqu’au jour où… Un des premiers garçons avec qui j’ai couché était un physicien. Il doit même être le père de mon enfant si c’est bien lui qui a fourni le sperme pour l’insémination artificielle. Un jour que nous venions de faire l’amour il me parla d’un problème de physique qu’il n’arrivait pas à résoudre… un sujet de conversation comme un autre. « Sais-tu comment je vois la chose ? », lui dis-je, et là-dessus je lui dis comment procéder. Il suivit mes directives, histoire de rire, me dit-il, et ça marcha. En fait, ce fut le premier pas vers « le Pionnier », qui d’après vous est supérieur encore au synchrotron à protons.
— Vous voulez dire que le « Pionnier » est sorti de votre tête ? fit Denison qui, tendant le doigt sous le filet d’eau, allait le porter à sa bouche, mais se ravisant, demanda : Cette eau est-elle potable ?
— Potable, oui, mais elle passe par un réservoir où elle est traitée. Elle est saturée de sulfates et de carbonates et vous n’en aimeriez pas le goût.
— C’est donc vous qui avez inventé le « Pionnier » ? fit Denison en s’essuyant les doigts sur son slip.
— Je ne l’ai pas inventé, mais conçu. Il a ensuite été mis au point en grande partie par Barron.
— Vous êtes vraiment quelqu’un d’extraordinaire, Sélénè ! fit Denison en hochant la tête. Un véritable phénomène ! Les biologistes devraient vous mettre en observation.
— Vous trouvez ? Cela ne m’amuserait guère.
— Il y a une cinquantaine d’années, on se passionnait pour la génétique.
— Oui, je le sais, mais on n’a pas tardé à déchanter. Elle est actuellement considérée comme illégale, pour autant qu’on puisse déclarer illégales des recherches scientifiques. Mais je sais pertinemment que des savants continuent d’y travailler.
— Cela ne me surprend pas. Et tout spécialement, je pense, sur l’intuitionnisme ?
— Je ne le pense pas.
— Eh bien, moi j’en ai la conviction. Au moment où l’application de la génétique atteignait son point culminant, on s’efforça de développer l’intuition. Bien entendu les savants les plus éminents font appel, dans la généralité, à leur intuition, et l’on crut un moment que la créativité en découlait. On en arriva à penser que le don d’intuition provenait peut-être d’une certaine combinaison de gènes et l’on se livra à toutes sortes de spéculations pour découvrir quelles étaient ces combinaisons.
— Je suppose qu’il en existe de nombreuses ?
— Et moi je crois que si vous faisiez appel à votre intuition vous tomberiez juste. Certains savants affirmaient qu’un gène ou un groupe de gènes apparentés était à l’origine de cette combinaison, et l’on parlait même du gène de l’intuition. Là-dessus tout s’est révélé sans fondement.
— Exactement ce que je disais.
— Mais avant cela, reprit Denison, on tenta de modifier des gènes afin d’intensifier le don d’intuition, et certains savants allèrent même jusqu’à se vanter d’avoir obtenu des résultats intéressants. Ces gènes modifiés s’incorporèrent aux autres, et s’il se trouve que vous en avez hérité… Savez-vous si vos grands-parents paternels ou maternels avaient été soumis à ce genre d’expériences ?
— Pour autant que je le sache, non, mais je ne peux pas l’affirmer. L’un d’eux s’y est peut-être prêté… Si cela ne vous fait rien, je préfère ne pas m’en enquérir. J’aime mieux rester dans le doute.
— D’accord avec vous. Ces expériences sont devenues très impopulaires dans le grand public et celui qui serait considéré comme le produit de ces expériences génétiques serait plutôt mal vu… On associe généralement le don d’intuition à certains traits de caractère peu recommandables.
— Merci quand même, fit Sélénè.
— C’est ce que disent certains. Être doué d’intuition éveille chez les gens de l’envie et même de l’hostilité. Ce doux et saint homme que fut l’intuitionniste Michael Faraday éveilla l’antagonisme, la haine, même, d’Humphrey Davy. Pour être envié, peut-être faut-il posséder certains traits de caractère assez particuliers. Or, dans votre cas…
— Je ne crois pas éveiller en vous envie et haine ? fit Sélénè.
— Je ne le crois pas non plus. Mais qu’en est-il de Neville ? – Et comme Sélénè ne disait mot, Denison ajouta : Quand vous avez noué des relations sexuelles avec Neville, votre don d’intuition était déjà, je pense, bien connu ?
— Bien connu, je ne le dirais pas. Certains physiciens s’en doutaient. Mais pas plus sur la Lune que sur la Terre, les savants n’aiment reconnaître aux autres des dons particuliers. Ils arrivèrent, je crois, à se persuader que les suppositions que j’avançais étaient dénuées de toute valeur. Mais Barron, lui, y ajoutait foi.
— Je vois, fit Denison.
— J’ai l’impression, fit Sélénè en réprimant un sourire, que vous étiez sur le point de dire : « Voilà pourquoi il est devenu votre amant. »
— Qu’allez-vous penser là, Sélénè ? Vous êtes assez charmante pour être aimée pour vous-même.
— C’est bien mon avis, mais un atout de plus ne nuit pas et mon don d’intuition intéressait vivement Barron, ce qui est d’ailleurs tout à fait normal. Ce qui l’était moins, c’est qu’il a insisté pour que je conserve mon poste d’hôtesse d’accueil et que je continue à faire visiter la ville à des groupes de touristes. Il affirmait que j’étais une des richesses naturelles de la Lune et il ne voulait à aucun prix que la Terre me monopolise comme elle l’a fait du synchrotron.
— C’est assez bizarre, en effet. Peut-être préférait-il que votre don reste inconnu du plus grand nombre, qui continuerait à lui attribuer tout le mérite de vos découvertes.
— Il me semble entendre Barron lui-même.
— Ah oui ? Dites-moi, se montre-t-il contrarié lorsque vos intuitions se révèlent justes ?
— Barron est terriblement méfiant de nature, fit Sélénè en haussant les épaules. Personne n’est parfait.
— Dans ce cas, est-ce sage de votre part de partir seule avec moi en expédition ?
— Ne prenez pas la mouche parce que je prends sa défense, fit vivement Sélénè. Il ne soupçonne pas un instant que nous puissions avoir, vous et moi, des relations sexuelles. N’oubliez pas que vous êtes un Terrestre. Cependant, je crois de mon devoir de vous avouer qu’il encourage notre amitié. Il espère obtenir de vous, par mon entremise, certains renseignements.
— Lui en avez-vous fourni ? demanda sèchement Denison.
— Cela m’est arrivé… Mais la raison qu’il a d’encourager notre amitié n’est pas la mienne.
— Quelle est-elle ?
— Vous le savez parfaitement, fit Sélénè, et vous voulez simplement m’entendre avouer le plaisir que je prends à votre compagnie. Car il m’aurait été facile d’obtenir de vous, en beaucoup moins de temps, ce que je désire.
— Alors ? Amis, Sélénè ?
— Amis à cent pour cent.
— Puis-je savoir ce que je vous ai révélé jusqu’ici, volontairement ou non ?
— Ce serait trop long de vous l’expliquer. Vous n’ignorez pas, je pense, que si nous nous trouvons dans l’impossibilité d’installer la Pompe en un point quelconque de la Lune, c’est parce que nous n’arrivons pas à localiser le para-Univers, alors que les para-men nous ont depuis longtemps repérés. Peut-être cela tient-il au fait qu’ils sont infiniment plus intelligents ou plus avancés technologiquement que nous.
— Ce qui n’est pas la même chose, fit observer Denison.
— Je le sais. C’est bien pour ça que j’ai dit « ou ». Mais il est aussi possible que nous ne soyons ni particulièrement stupides, ni particulièrement sous-développés. Peut-être l’explication est-elle toute simple et sont-ils pour nous une cible plus difficile à atteindre. Si la puissante interaction nucléaire est plus forte dans le para-Univers que dans le nôtre, il en découle tout naturellement que leur Soleil et leurs planètes sont infiniment plus petits que les nôtres, et par conséquent plus difficiles à repérer.
« Ou encore, reprit-elle, nous pouvons supposer que c’est notre champ électromagnétique qu’ils détectent. Or le champ électromagnétique d’une planète est infiniment plus vaste que la planète elle-même, et de ce fait plus facile à localiser. Nous pouvons en déduire que s’ils sont capables de repérer la Terre, ils ne peuvent faire de même pour la Lune, qui n’a pour ainsi dire pas de champ électromagnétique. Peut-être est-ce pour cela que nous ne parvenons pas à édifier la Pompe sur la Lune. Et c’est sans doute parce que leurs petites planètes sont à peu près dépourvues de champ électromagnétique que nous sommes dans l’incapacité de les localiser. »
— C’est une idée intéressante, fit Denison.
— Venons-en maintenant à l’échange qui s’effectue entre les deux Univers et qui a pour effet d’affaiblir la puissante interaction nucléaire du para-Univers, de refroidir ses Soleils, et tout au contraire de renforcer notre propre interaction nucléaire, d’intensifier le degré de chaleur de nos Soleils, puis de les faire exploser. Qu’est-ce que cela implique ? Imaginons que les para-men puissent de leur côté, et sans notre collaboration, se procurer l’énergie qui leur est nécessaire, dans des proportions minimes, et au prix d’immenses efforts. Dans des circonstances normales, ils ne l’envisageraient même pas. Ils feraient appel à nous pour que nous leur procurions de l’énergie concentrée sous forme de tungstène-186 en échange de leur plutonium-186. Mais supposons qu’une partie de notre galaxie se transforme en quasar. Il se produirait alors, au voisinage du système solaire, une concentration d’énergie sans commune mesure avec celle qui existe actuellement, concentration d’énergie qui pourrait se maintenir pendant plus d’un million d’années.
« Une fois ce quasar formé, même le taux d’énergie le plus minime leur suffirait. Que leur importerait alors que nous soyons anéantis ou non ? Nous pourrions même aller jusqu’à dire que cela représenterait pour eux un avantage. Mais avant d’en arriver là, nous pourrions pour toutes sortes de raisons mettre fin au fonctionnement de la Pompe, qu’ils seraient dans l’incapacité de remettre en marche. Si au contraire notre monde explose, ils ne dépendront que d’eux-mêmes et n’auront plus à compter avec personne… Voilà pourquoi ils ne savent pas de quoi ils parlent les gens qui disent : « Si la Pompe est aussi dangereuse que certains le prétendent, pourquoi ces para-men qui sont, paraît-il, si intelligents n’en interrompent-ils pas eux-mêmes le fonctionnement ? »
— Est-ce Neville qui vous a opposé cet argument ?
— Oui, c’est lui.
— Mais le Soleil du para-Univers continuerait de se refroidir, non ?
— Qu’importe ! s’exclama Sélénè, agacée. Grâce à la Pompe, les para-men ne dépendraient plus en rien de leur Soleil.
— Ce que je vais vous dire, Sélénè, fit Denison prenant son élan, vous l’ignorez certainement, mais le bruit courait sur Terre que Lamont avait reçu des para-men un message l’informant que la Pompe était dangereuse mais qu’ils n’étaient pas en mesure d’en arrêter le fonctionnement. Bien entendu, personne n’a pris ce message au sérieux, mais admettons un instant qu’il soit authentique et que Lamont l’ait effectivement reçu. Serait-il possible qu’un certain nombre de para-men soient assez humains pour se refuser à détruire un monde habité par des êtres doués d’intelligence, prêts à collaborer avec eux, et qu’ils se heurtent à une opposition qui ne partage pas leurs idées généreuses ?
— C’est possible, fit Sélénè… Mais tout cela je le savais, ou du moins mon intuition me l’avait appris avant même que vous entriez en scène. En revanche, ce que vous m’avez enseigné un jour, c’est que rien, entre le un et l’infini, n’a de sens. Vous vous en souvenez ?
— Certainement.
— Ce qui différencie notre Univers du para-Univers est si visiblement la puissante interaction nucléaire que c’est le seul facteur que nous ayons jusqu’ici étudié. Mais il n’y a pas qu’une interaction, il y en a quatre : la nucléaire, l’électromagnétique, la faible et la gravitationnelle, dont les taux d’intensité sont les suivants : 130 ; 1 ; 10-10 ; 10-42. Mais s’il y en a quatre, pourquoi n’en existerait-il pas une infinité d’autres, trop faibles pour être détectées, ou pour exercer une quelconque influence sur notre Univers ?
— Si une interaction est trop faible pour être détectée, ou pour exercer une quelconque influence, alors, par définition, elle n’existe pas.
— Dans cet Univers, rétorqua Sélénè. Mais qui peut dire ce qui existe ou ce qui n’existe pas dans les para-Univers ? S’il existe un nombre infini d’interactions possibles dont chacune peut varier à l’infini en intensité, en prenant l’une d’elles comme norme, le nombre des différents Univers possibles est infini lui aussi.
— L’infini du continuum ; aleph-un plutôt qu’aleph-zéro.
— Ça veut dire quoi ? demanda Sélénè en fronçant le sourcil.
— Peu importe. Poursuivez.
— Au lieu de tenter de collaborer avec le para-Univers qui s’est imposé à nous, et qui peut-être ne répond pas à nos besoins, pourquoi ne tenterions-nous pas de découvrir quel Univers, parmi d’infinies possibilités, répondrait le mieux à nos besoins et serait le plus aisé à repérer ? Commençons par concevoir un Univers, car après tout, ce que nous concevons doit exister, et nous nous mettrons ensuite à sa recherche.
— Sélénè, fit Denison en souriant, j’ai eu exactement la même idée. Et comme il n’existe pas de lois permettant d’affirmer que je suis dans l’erreur, il y a peu de chances pour qu’un homme aussi brillant que moi se trompe, alors qu’une femme aussi brillante que vous est arrivée de son côté à la même conclusion… Vous voulez que je vous dise quelque chose ?
— Quoi donc ?
— Je crois que je commence à apprécier votre sacrée alimentation lunaire. Ou du moins à m’y habituer. Et maintenant, rentrons, prenons quelque nourriture, et nous nous mettrons immédiatement à tracer des plans… Et puis il y a autre chose.
— Ah oui ? Quoi donc ?
— Puisque nous sommes destinés à travailler ensemble, que penseriez-vous d’un baiser… d’un expérimentateur à une intuitionniste ?
— Il nous est sûrement arrivé souvent à tous deux de donner et de recevoir des baisers, fit Sélénè après un instant de réflexion. Pourquoi ne pas échanger des baisers tout simplement comme un homme et une femme ?
— Je ne demande que ça. Mais comment faire pour ne pas me montrer trop maladroit ? Y a-t-il des règles à suivre pour s’embrasser sur la Lune ?
— Suivez votre instinct, fit simplement Sélénè.
Denison mit prudemment ses mains dans son dos et se pencha sur Sélénè. Puis au bout d’un instant il la prit dans ses bras.
— Et finalement, je lui ai rendu son baiser, dit Sélénè d’un air pensif.
— Vraiment ? fit Barron Neville sèchement. On ne t’en demandait pas tant.
— C’est possible, mais à dire vrai j’ai trouvé cela plutôt agréable. – Et souriant : Il était touchant. Il avait si peur de se montrer maladroit qu’il a commencé par mettre ses mains dans son dos, pour ne pas m’écraser contre lui, je suppose.
— Je t’en prie, épargne-moi ces détails.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? fit Sélénè prenant brusquement feu. Étant donné que nos rapports sont purement platoniques…
— Si tu désires qu’il en soit autrement, je puis m’en occuper sur-le-champ.
— Tu n’as pas besoin de t’exécuter sur ordre.
— Mais toi, si. Quand nous donneras-tu enfin les renseignements qui nous sont nécessaires ?
— Aussi vite que je le pourrai, fit Sélénè d’une voix blanche.
— À son insu ?
— Il ne s’intéresse qu’à l’énergie.
— Et il rêve de sauver le monde, fit Neville, ironique. Et de passer pour un héros. Et d’en remontrer à tout le monde. Et de t’embrasser.
— Il ressent tout cela, en effet. Mais toi, que ressens-tu ?
— De l’impatience ! s’exclama Neville. Une folle impatience !
— Je suis content, déclara Denison, que la nuit soit enfin venue. – Et considérant son bras protégé par d’épaisses couches de tissus : Je ne m’habitue pas au soleil lunaire, et qui plus est, je refuse de m’y habituer. Comparée à lui, ma lourde et incommode combinaison me paraît chose toute naturelle.
— Qu’est-ce que tu lui reproches, à notre Soleil ? demanda Sélénè.
— Ne me dis pas que tu l’aimes, Sélénè ?
— Certainement pas ! Je le déteste ! Mais je ne le vois jamais. Tandis que toi, tu es… enfin… je veux dire que tu es habitué au Soleil.
— Pas comme il apparaît sur la Lune. Il se détache ici sur un ciel complètement noir. Il fait étinceler les étoiles au lieu d’en tamiser l’éclat. Il est brûlant, dur, dangereux. Je le considère comme un ennemi, et quand il brille au firmament je ne peux m’empêcher de penser que jamais nous ne réussirons à réduire le champ d’intensité.
— Pure superstition, Ben, fit Sélénè dissimulant mal son agacement. Le Soleil n’a rien à voir dans tout cela. D’ailleurs, nous nous trouvions à l’ombre d’un cratère et on se serait cru en pleine nuit, étoiles y compris.
— Non, pas vraiment en pleine nuit, fit Denison. Chaque fois que nos regards se tournaient vers le nord, Sélénè, ils se heurtaient au Soleil. Je m’efforçais de ne pas le regarder, mais mon œil était attiré comme par un aimant, et chaque fois je sentais les rayons ultraviolets frapper contre le hublot de mon casque.
— Pure imagination ! Premièrement, dans une lumière indirecte il n’existe pour ainsi dire pas de rayons ultraviolets, et deuxièmement ta combinaison te protège contre les radiations.
— Mais pas contre la chaleur. Du moins pas suffisamment.
— Il fait nuit, maintenant.
— Oui, fit Denison, soulagé. Je respire enfin.
Il regarda autour de lui d’un air extasié. Le lumineux croissant de la Terre, surmonté de la brillante constellation d’Orion, ce divin chasseur, répandait sur la Lune une lumière tamisée.
« Dieu que c’est beau ! » s’exclama-t-il. Puis se tournant vers Sélénè : « Dis-moi, le « Pionnier » a-t-il donné les résultats que nous attendions ? »
Sélénè qui regardait le ciel sans mot dire s’approcha de l’important matériel qu’ils avaient accumulé au cours de trois jours et de trois nuits, et qu’ils avaient entassé à l’ombre du cratère, puis dit enfin :
— Non, pas encore. Mais j’ai quand même une bonne nouvelle à t’annoncer. Le champ d’intensité continue de se maintenir un peu au-dessus de cinquante.
— C’est encore trop, dit Denison.
— Il peut encore baisser, et je suis persuadée qu’on peut entièrement se fier aux paramètres.
— Et aux champs magnétiques également ?
— Les champs magnétiques, j’en suis moins sûre, avoua Sélénè.
— Si nous le renforçons, l’équilibre est détruit.
— Cela ne devrait pas être. J’en ai la conviction.
— Sélénè, je fais toute confiance à ton intuition, sauf quand elle est démentie par les faits. Tout se déséquilibre, nous l’avons expérimenté.
— Je le sais, Ben, mais pas selon notre géométrie. Nous avons réussi à maintenir à cinquante-deux le champ d’intensité pendant une période extraordinairement longue. Si nous parvenions à le maintenir, non pendant des minutes, mais pendant des heures, nous devrions être capables de décupler le champ magnétique, non pendant des secondes, mais pendant des minutes… Si nous faisions un essai ?
— Non, pas maintenant, fit Denison.
Sélénè hésita, s’éloigna de quelques pas, puis revint et dit, sans le regarder :
— La Terre te manque, hein, Ben ?
— Non, et j’en suis étonné moi-même. J’aurais pensé que je regretterais le ciel bleu, les vertes prairies, les bondissantes rivières, bref, tous les clichés dont on use pour décrire la Terre. Eh bien, rien de tout cela ne me manque. Je n’en rêve même pas.
— Oui, cela arrive parfois. Certains Immigrants affirment qu’ils n’éprouvent nullement le mal du pays. Ils forment une minorité, bien entendu, et personne n’a jamais été capable de comprendre ce que cette minorité avait en commun. Les suppositions vont bon train, depuis les graves déficiences émotionnelles, c’est-à-dire l’incapacité de ressentir quoi que ce soit, jusqu’à de sérieux excès émotionnels comme la peur de s’avouer à soi-même que l’on souffre du mal du pays, tant on redoute la dépression nerveuse.
— Pour ce qui est de moi, je crois mon cas assez simple. Depuis une vingtaine d’années, si ce n’est plus, la vie sur Terre n’avait rien de très agréable. Ici, je travaille au moins dans un domaine qui m’est familier et je bénéficie de ton aide… et de plus que cela, Sélénè : de ta compagnie.
— C’est gentil à toi, fit gravement la jeune femme, de priser plus encore ma compagnie que mon aide. En réalité, tu ne sembles guère avoir besoin de mon aide. Y ferais-tu appel uniquement pour jouir de ma compagnie ?
— Comment dois-je répondre, fit Denison en souriant, pour t’être le plus agréable ?
— Et si tu essayais de dire la vérité ?
— Ce que tu me demandes là n’est pas facile, car ton aide et ta compagnie me sont également précieuses. – Puis se tournant vers le « Pionnier » : Le champ d’intensité ne varie pas, Sélénè.
— Barron prétend, dit la jeune Lunarite dont le casque scintillait sous les rayons de la Terre, que ne pas éprouver le mal du pays est signe de santé et d’équilibre. Il dit également que si le corps d’un Terrestre est fait pour vivre sur Terre, et obligé de s’adapter à la vie sur la Lune, il n’en est pas de même de son cerveau. Le cerveau humain est si différent qualitativement de tous les autres cerveaux qu’on peut le considérer comme un phénomène récent. Il n’a pas encore eu le temps de s’incorporer définitivement à la vie en surface sur la planète Terre, et c’est pourquoi il peut sans difficulté s’adapter à d’autres environnements. Les Terrestres pensent cependant qu’ils s’adapteraient plus facilement aux méandres des cavernes creusées dans la Lune, parce qu’ils correspondent, sur une plus grande échelle, aux méandres des circonvolutions du cerveau humain.
— Et tu crois à ce qu’il te raconte ? fit Denison, amusé.
— Barron a une façon de raconter les choses qui les rend plausibles.
— À ce compte-là, on pourrait prétendre également que si les Lunarites éprouvent un tel bien-être à vivre dans leurs cavernes, c’est qu’ils ont l’impression de retourner dans le ventre de leur mère. En fait, ajouta-t-il d’un ton pensif, étant donné la température et la pression toujours égales, la nature et la digestibilité des aliments, je pourrais parfaitement émettre la théorie que la colonie lunaire – ô pardon, Sélénè –, que la cité lunaire, est la reconstitution délibérée du milieu fœtal.
— Je ne pense pas que Barron serait d’accord avec toi, fit Sélénè.
— Certainement pas, affirma Denison.
Il considéra un moment le croissant de Terre que nimbaient de lointains nuages. Il tomba dans un silence profond, tout absorbé qu’il était par la vue qui s’offrait à lui, au point que lorsque Sélénè retourna auprès du « Pionnier », il ne bougea pas.
Il scruta la Terre dans son nid d’étoiles, puis porta son regard sur l’horizon en dents de scie où de temps à autre s’élevait une bouffée de fumée, sans doute à l’endroit où venait de tomber un petit météorite.
Il avait fait remarquer ce phénomène à Sélénè, non sans une certaine inquiétude, au cours de la précédente nuit lunaire, mais elle n’avait semblé nullement frappée.
— La Terre oscille parfois légèrement, dans le ciel, expliqua-t-elle, en raison de la vibration de la Lune, et de temps à autre un rayon de lumière terrestre passe au-dessus d’une petite éminence et vient frapper le sol lunaire. Il nous apparaît à nous comme un minuscule tourbillon de poussière. Nous y sommes habitués, et n’y accordons plus aucune attention.
— Mais, objecta Denison, ce pourrait être aussi un météorite. Il n’en tombe donc jamais ?
— Si. Tu as même dû en recevoir sur toi, mais ton épaisse combinaison te protège.
— Je ne parle pas de microparticules de poussière, mais de météorites capables de soulever un véritable nuage de poussière. Des météorites dont la chute pourrait aisément tuer quelqu’un.
— Oui, il tombe également de ceux-ci, mais en petit nombre, et la Lune est vaste. Jusqu’à présent personne n’a été tué.
Tandis que Denison continuait d’observer la voûte céleste et pensait aux propos qu’ils venaient d’échanger, Sélénè et lui, il vit apparaître ce qu’il prit, parce qu’il y pensait justement, pour un météorite. Mais il se rappela qu’un trait de lumière rayant le ciel pouvait provenir d’un météorite, uniquement sur la planète baignant dans l’atmosphère, et non sur la Lune, qui en était privée.
De plus cette lumière était d’origine humaine, et Denison en était encore à se poser des questions lorsqu’il vit clairement un petit avion-fusée piquant droit sur lui, puis alunissant à faible distance.
Un unique passager, vêtu d’une combinaison spatiale, en sortit, tandis que le pilote restait à l’intérieur, tache sombre entre les feux de bord.
Denison attendit. L’étiquette, lorsqu’on était en combinaison spatiale, exigeait que le nouveau venu se nommât en premier.
— Ici le commissaire Gottstein, dit celui-ci, comme vous l’avez probablement deviné à ma démarche chancelante.
— Ici, Ben Denison.
— Oui, c’est bien ce que je pensais.
— Vous êtes donc venu ici à ma recherche ?
— Exactement.
— Dans un avion spatial ? Vous auriez pu…
— Oui, j’aurais pu utiliser le couloir de sortie P-4 qui est à moins d’un kilomètre d’ici. Mais ce n’est pas seulement vous que je recherche.
— Dans ce cas, je ne vous poserai plus aucune question.
— Et moi je n’ai aucune raison de vous laisser dans l’ignorance. Vous ne vous attendiez tout de même pas, je suppose, que je reste indifférent au fait que vous procédez, sur la surface lunaire, à des expériences ?
— Je n’en fais nullement un secret, et n’importe qui peut s’y intéresser.
— Cependant, personne ne semble connaître le but de vos expériences. On sait seulement que jusqu’à un certain point vos travaux sont en rapport avec la Pompe à Électrons.
— Ce sont là des déductions valables.
— Vraiment ? Il me semble à moi que des expériences de cette nature réclameraient, pour avoir une certaine valeur, une énorme installation. Je ne suis pas expert en la matière, mais j’ai consulté des savants qui le sont. Selon toute évidence, vous ne disposez pas d’une telle installation. Il m’est apparu que vous ne pourriez pas ne pas être l’objet principal de mon intérêt. Tandis que je concentre mon attention sur vous, d’autres entreprennent peut-être d’importants travaux.
— Mon rôle consisterait donc à détourner votre attention ?
— Je n’affirme rien, mais si je le savais, je serais moins inquiet.
— Ainsi, je suis sous surveillance ?
— Ça, vous pouvez le dire ! Gottstein gloussa. Et même depuis votre arrivée. Tandis que vous travailliez en surface, nous avons exploré la région à des milles à la ronde. Chose étrange, il semble, docteur Denison, que vous et votre compagne soyez les seuls, sur la surface lunaire, à ne pas effectuer de simples travaux de routine.
— Que trouvez-vous là d’étrange ?
— Je trouve bizarre que vous vous livriez à des expériences avec un matériel de fortune. Je me refuse à croire que vous soyez incompétent, et je serais heureux de vous entendre m’expliquer ce que vous faites en réalité.
— Je me livre à des expériences de para-physique, Commissaire, comme le bruit en court, d’ailleurs. Mais j’ajouterai que jusqu’à présent mes expériences n’ont été qu’en partie couronnées de succès.
— Votre compagne est bien Sélénè Lindstrom L, une hôtesse d’accueil chargée de promener les touristes ?
— C’est exact.
— Pourquoi l’avoir choisie pour assistante ?
— Parce qu’elle est intelligente, pleine d’ardeur et de zèle, et de plus extrêmement attirante.
— Et prête à travailler avec un Terrestre, si je comprends bien ?
— Et prête à travailler avec un Immigrant qui deviendra un citoyen lunaire, dès qu’on l’en jugera digne.
— Bonjour, Commissaire, fit Sélénè s’approchant d’eux, la voix sonnant clair à leurs oreilles. J’aurais préféré ne pas entendre votre conversation, mais quand on est en combinaison spatiale le son porte jusqu’à l’horizon.
— Bonjour, Mademoiselle Lindstrom, fit Gottstein en se tournant vers elle. Je n’ignorais pas que vous saisiriez chacun de mes propos. Vous vous intéressez à la para-physique ?
— Certainement.
— Et le fait que vos expériences aient échoué ne vous décourage pas ?
— Elles n’ont pas entièrement échoué. Moins que le docteur Denison ne le pense.
— Quoi ? s’exclama Denison pivotant sur ses talons, ce qui faillit lui faire perdre l’équilibre, et fit jaillir un tourbillon de poussière.
Tous trois étaient tournés maintenant vers le « Pionnier », au-dessus duquel, à environ trois pieds de hauteur, une lumière brillait comme une grosse étoile.
— J’ai augmenté l’intensité du champ magnétique, expliqua Sélénè, et le champ nucléaire est resté stable, puis il s’est mis à s’épandre et…
— À s’épandre ! s’exclama Denison. Bon Dieu, dire que je n’ai pas assisté à ça !
— Navrée, Ben, mais tu étais plongé dans tes pensées, et ensuite le commissaire est arrivé, et je n’ai pu résister au désir de poursuivre seule l’expérience.
— Qu’est-ce que je vois là-bas ? demanda Gottstein.
— De l’énergie qui nous est spontanée, donnée par une matière se déversant d’un Univers dans le nôtre.
Comme il disait cela la lumière se mit à clignoter, et quelques mètres plus loin, une étoile à la fois plus lointaine et moins brillante naquit spontanément.
Denison plongea en direction du « Pionnier », mais Sélénè, avec une grâce et une légèreté toutes lunaires, s’élança et y arriva la première. Elle arrêta l’opération, et la lointaine étoile s’éteignit.
— Comme tu le vois, fit-elle, le point d’épanchement n’est pas stable.
— Pas sur une petite échelle, corrigea Denison, mais si nous considérons que le léger décalage d’une année lumière est aussi acceptable théoriquement qu’un décalage d’une centaine de mètres, j’estime que cette centaine de mètres est en réalité la preuve d’une miraculeuse stabilité.
— Je ne la trouve pas miraculeuse, déclara sans ambages Sélénè.
— J’aimerais comprendre de quoi vous parlez, fit Gottstein les interrompant. Voulez-vous dire que la matière peut s’épandre ici ou là, en quelque lieu de notre Univers… ou encore au hasard ?
— Pas tout à fait au hasard, Commissaire, fit Denison. Selon toutes probabilités, l’épanchement diminue, et même assez brusquement, à mesure qu’il s’éloigne du « Pionnier ». Cette baisse dépend d’un certain nombre de facteurs que nous avons serrés d’aussi près que possible. Cependant, un écart de quelques centaines de mètres est toujours à envisager, comme vous venez de le voir.
— Cet épanchement aurait aussi bien pu se produire à l’intérieur de la cité ou de nos casques ?
— Non, certainement pas, fit Denison, agacé. Étant donné les techniques que nous employons, l’épanchement dépend en grande partie de la densité de matière déjà existante dans cet Univers. Il n’y a pour ainsi dire aucun risque que le point d’épanchement se déplace d’un lieu où règne le vide absolu dans un autre, même si l’atmosphère n’est, en intensité, que le centième de celle qui existe dans la ville, ou à l’intérieur de nos casques. Mais fixer le point d’épanchement ailleurs que dans le vide absolu présenterait de nombreuses difficultés, et c’est pourquoi nous avons effectué nos expériences en surface.
— Aucun rapport, alors, avec la Pompe à Électrons ?
— Aucun, fit Denison. Dans la Pompe à Électrons le transfert de matière s’effectue dans les deux sens. Ici il s’effectue en sens unique et les Univers intéressés ne sont pas les mêmes.
— Me feriez-vous le plaisir de dîner avec moi ce soir, docteur Denison ? demanda Gottstein.
— Moi seulement ? fit Denison, surpris.
Gottstein tenta de s’incliner dans la direction de Sélénè, mais ne put, dans sa combinaison spatiale, faire qu’une grotesque imitation.
— Dans toute autre occasion je serais ravi de jouir de la compagnie de Mlle Lindstrom, mais ce soir, docteur Denison, je tiens à m’entretenir avec vous tête à tête.
— Ne te tourmente pas pour moi, fit vivement Sélénè, voyant que Denison hésitait encore : J’ai demain un horaire surchargé, et toi tu auras besoin de tout ton temps pour t’efforcer de résoudre la question de l’instabilité du point d’épanchement.
— Dans ce cas, fit Denison mal à l’aise, promets-moi de me faire savoir quel sera ton prochain jour de congé.
— Ne l’ai-je pas toujours fait ? D’ailleurs, nous resterons de toute façon en contact… Partez, tous les deux, ne m’attendez pas. Je me charge de notre équipement.
Barron Neville se balançait d’un pied sur l’autre, comme le voulaient l’exiguïté de la pièce et la faible pesanteur ambiante. Dans une pièce plus vaste, et sous une plus forte pesanteur, il se serait contenté de marcher de long en large. Là, il se balançait d’un côté à l’autre et exécutait une suite de glissades.
— Alors, tu es sûre que ça marche, Sélénè ? Tu en es vraiment sûre ? demanda-t-il.
— Sûre et certaine, affirma Sélénè. C’est la cinquième fois que je te le répète.
Neville qui n’écoutait que d’une oreille dit d’une voix sourde :
— Alors peu importait la présence de Gottstein. Il n’a pas cherché à mettre fin à l’expérience ?
— Absolument pas.
— Il n’a pas manifesté le désir d’exercer son autorité ?
— Voyons, Barron, quelle autorité voudrais-tu qu’il exerce ? Crois-tu que la Terre va nous envoyer des forces de police ? De plus… tu sais parfaitement qu’ils sont bien incapables de mettre des entraves à nos travaux.
— Ils ne savent toujours rien ? fit Neville, cessant d’arpenter la pièce. Tu en es sûre ?
— Bien sûr qu’ils ne savent rien. Quand Gottstein est arrivé, Ben scrutait les étoiles. J’en ai profité pour chercher seule le champ d’épanchement. Je l’ai trouvé, tout comme j’avais déjà trouvé l’autre. L’appareil de Ben…
— Ce n’est pas son appareil. C’est toi qui en as eu l’idée.
— Je lui ai fait de vagues suggestions, fit Sélénè en secouant la tête, mais c’est lui qui l’a mis au point.
— Tu serais capable, maintenant, d’en faire exécuter un tout semblable. Et nous n’aurions pas besoin, nous autres Lunarites, de faire appel à un Terrien pour le reproduire.
— Je crois en effet être en mesure d’en faire une copie assez fidèle pour que nos ingénieurs puissent s’en servir.
— Parfait ! Nous allons nous y mettre tout de suite.
— Non, pas maintenant. Que diable, Barron, pas maintenant !
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons également besoin de l’énergie.
— Mais nous l’avons.
— Pas en quantité suffisante. Le point d’épanchement est encore instable, terriblement instable.
— Tu peux y remédier. Tu me l’as dit toi-même.
— J’ai dit que je pensais pouvoir y remédier.
— Te connaissant comme je te connais, cela me suffit.
— N’empêche que je préférerais que Ben mette au point les détails et arrive à une parfaite stabilisation.
Un lourd silence pesa. Le maigre visage de Neville exprimait un sentiment qui ressemblait fort à de l’hostilité, lorsqu’il demanda :
— Ce qui veut dire que tu ne m’en crois pas capable ? C’est bien ça ?
— Es-tu prêt à monter en surface avec moi et à mettre cet appareil au point ?
— Je n’apprécie pas tes sarcasmes, fit Neville après un nouveau silence. Et je ne suis pas disposé à attendre encore longtemps.
— Je ne peux pas commander aux lois de la nature. Mais je ne pense pas que nous aurons encore longtemps à attendre… Et maintenant, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais aller me coucher. J’ai demain un groupe de touristes à balader.
L’espace d’un instant, Neville parut sur le point d’inviter du geste la jeune femme à s’étendre sur son propre lit, mais son geste resta en suspens et Sélénè ne parut ni le remarquer, ni le désirer. Elle se contenta de lui adresser un petit signe de tête et s’en alla.
— À parler franc, dit Gottstein souriant au-dessus de ce qui passait pour un entremets – une sorte de décoction gluante et douceâtre –, j’espérais que nous nous verrions plus souvent.
— C’est aimable à vous de prendre un tel intérêt à mes travaux, fit Denison. Si j’arrive à remédier à l’instabilité dû point d’épanchement, je pense que les résultats que j’obtiendrai – avec bien entendu l’aide de Mlle Lindstrom – seront d’une importance indiscutable.
— Comme tout vrai savant, vous vous montrez prudent… Je ne vous ferai pas l’injure de vous offrir ce qui, sur la Lune, passe pour l’équivalent d’une liqueur. C’est un des succédanés de la cuisine terrestre que je me refuse à accepter. Pourriez-vous m’expliquer, en langage profane, pourquoi les résultats obtenus seraient d’une telle importance ?
— Je vais essayer, fit Denison sans trop s’engager. Commençons d’abord par le para-Univers. Il possède une forte interaction nucléaire, plus intense que la nôtre, d’où il résulte que, dans le para-Univers, des masses relativement petites de protons peuvent entraîner une fusion capable de donner naissance à une étoile. En revanche, des masses équivalentes à nos étoiles exploseraient violemment dans le para-Univers, où elles sont infiniment plus nombreuses, mais beaucoup plus petites que les nôtres.
« Supposons maintenant que nous ayons dans notre Univers une forte interaction nucléaire beaucoup moins intense que celle qui prévaut actuellement. Dans ce cas, d’énormes masses de protons auraient si peu tendance à entrer en fusion qu’il faudrait d’énormes masses d’hydrogène pour donner naissance à une étoile. Un tel anti-para-Univers – en d’autres termes le contraire du para-Univers – serait formé d’un nombre infiniment moindre d’étoiles beaucoup plus grandes que les nôtres. En fait, si la forte interaction nucléaire était suffisamment abaissée, il pourrait exister un Univers consistant en une unique étoile qui représenterait la masse même de cet Univers. Ce serait une étoile d’une très forte densité, qui serait relativement non réactive et qui ne projetterait pas plus de radiations que, disons, notre Soleil.
— Est-ce que je me trompe, fit Gottstein, ou n’était-ce pas la situation qui prévalait dans notre Univers avant le Grand Bang… c’est-à-dire un corps unique renfermant toute la masse d’un Univers ?
— En effet, dit Denison, l’anti-para-Univers que je vous décris consiste en ce que certains appellent un « cosmic-egg » ou « cosmeg ». Un Univers « cosmeg » est exactement ce qu’il nous faut pour obtenir un épanchement à sens unique. Le para-Univers dont nous nous servons actuellement, avec ses étoiles minuscules, est virtuellement un espace vide. On peut longuement tâtonner sans rien trouver.
— Cependant, les para-men sont entrés en communication avec nous. Ils nous ont donc découverts.
— Oui, probablement grâce aux champs magnétiques. Nous avons quelque raison de penser qu’il n’existe pas, dans le para-Univers, de champs magnétiques planétaires dignes de ce nom, d’où notre difficulté à les atteindre. D’autre part, si nous effectuions nos recherches dans le cosmeg-Univers, nous ne pourrions pas aller au-devant d’un échec. Le cosmeg contient en soi-même l’Univers tout entier, et où que nous dirigions nos recherches nous sommes sûrs de rencontrer de la matière.
— Mais comment procédez-vous ?
— C’est bien ce qu’il y a de plus difficile à expliquer, fit Denison après avoir hésité un instant. Les « pions » sont les particules médiatrices de la forte interaction nucléaire. L’intensité de l’interaction dépend de la masse des pions et cette masse, dans certaines conditions spécifiques, peut être altérée. Les physiciens lunaires ont conçu un appareil qu’ils ont baptisé « le Pionnier » et qui est fait pour procéder à de telles altérations. Lorsque la masse des pions est diminuée, ou augmentée, elle s’insère dans un autre Univers dont elle forme le passage, ou le point de croisement. Mais si cette masse est suffisamment réduite, elle peut s’insérer dans le cosmeg-Univers, et c’est exactement ce que nous recherchons.
— Vous pourrez alors capter de la matière du… du cosmeg-Univers ?
— Ça, c’est ce qu’il y a de plus facile. Dès le passage formé, le flux s’écoule spontanément. Il obéit alors à ses propres lois et il est parfaitement stable. Mais peu à peu il subit les lois de notre Univers, la forte interaction s’intensifie, la matière entre en fusion et produit alors une quantité énorme d’énergie.
— Mais vu son extrême densité, comment se fait-il qu’elle ne s’évapore pas en fumée ?
— Il y aurait de toute façon dégagement d’énergie, mais tout dépend du champ électromagnétique. Or, dans le cas qui nous intéresse la forte interaction prévaut, du fait que nous sommes en mesure de contrôler le champ en question. Vous en expliquer la raison nous prendrait beaucoup trop de temps.
— Mais alors, la boule de lumière que j’ai vue à la surface de la Lune était la matière en fusion du cosmeg ?
— Exactement, Commissaire.
— Et on peut faire servir cette énergie à des besoins utilitaires ?
— Sans aucun doute, et en quantité illimitée. Ce que vous avez vu n’était autre que l’arrivée dans notre Univers de micro-microgrammes de masses du cosmeg. Rien, en principe, ne nous empêche de la capter par tonnes.
— Dans ce cas, suggéra Gottstein, nous aurions là un substitut tout trouvé de la Pompe à Électrons ?
— Non, fit Denison en secouant la tête. L’emploi de l’énergie du cosmeg altère également les propriétés des Univers en question. La forte interaction devient graduellement plus intense dans le cosmeg-Univers et moins intense dans le nôtre à mesure que les lois de la nature s’interpénètrent. Ce qui revient à dire que le cosmeg subit lentement une fusion d’un taux plus élevé, se réchauffe graduellement… et finalement…
— Et finalement, fit Gottstein en croisant les bras et en plissant les paupières d’un air pensif, il explose en un Grand Bang.
— C’est exactement mon sentiment.
— Vous pensez que c’est ce qui s’est produit dans notre propre Univers, il y a environ dix milliards d’années ?
— Ce n’est pas impossible. Les cosmogonistes se sont demandé pour quelle raison le « cosmic-egg », c’est-à-dire l’atome initial, avait explosé en un point du temps et non à un autre. On imagina alors un Univers oscillant dans lequel le « cosmic-egg » explosa à peine formé. Mais on a écarté très vite l’hypothèse d’un Univers oscillant et on en est arrivé à penser que le « cosmic-egg » existait déjà depuis des temps infinis, et que pour une raison inconnue de nous il passa par une période d’instabilité.
— Qui eut peut-être pour résultat l’écoulement de son énergie à travers les Univers.
— La chose a pu se produire, mais peut-être pas de façon concertée. On peut imaginer qu’il y a eu de temps à autre des épanchements spontanés.
— Et quand se produit un Grand Bang, demanda Gottstein, peut-on continuer d’extraire de l’énergie du cosmeg-Univers ?
— Je n’en suis pas certain, mais ce n’est pas là notre souci le plus pressant. L’épanchement de notre fort champ d’interaction dans le cosmeg-Univers se perpétuera probablement pendant des millions d’années encore avant d’en arriver au point critique. Et n’oubliez pas qu’il doit probablement exister une infinité d’autres cosmeg-Univers.
— Qu’en est-il des modifications que subit notre propre Univers ?
— La forte interaction faiblit et notre Soleil se refroidit lentement, très lentement.
— Pourrions-nous, pour y remédier, user de l’énergie du cosmeg ?
— Ce ne serait pas nécessaire, Commissaire, affirma Denison. Si dans notre Univers la forte interaction faiblit en raison du pompage effectué dans le cosmeg, elle se renforce sous l’effet de la simple Pompe à Électrons. Si nous équilibrons la production d’énergie de ces deux pompes, si les lois naturelles subissent une altération dans le cosmeg-Univers et le para-Univers, elles resteront inchangées dans le nôtre. Nous constituons en réalité une voie de passage et non un terminus, que ce soit à une extrémité ou à l’autre.
« Nous aurions d’ailleurs tort de nous inquiéter au sujet de ces terminus. Les para-men se sont, de leur côté, adaptés au refroidissement de leur Soleil, qui doit d’ailleurs commencer à se refroidir sérieusement. Quant au « cosmeg-Univers », rien ne nous permet de supposer qu’il y existe de la vie. En effet, c’est en induisant des conditions requises pour un Grand Bang que nous pourrons peut-être instaurer une nouvelle sorte d’Univers qui, en fin de compte, permettra à la vie de s’y développer.
Gottstein resta un moment silencieux. Au repos, son visage plein était sans expression. Il hocha la tête, comme s’il répondait à ses propres pensées, puis dit enfin :
— Voyez-vous, Denison, je crois que c’est cela qui, en dernier ressort, alertera l’humanité. Nous n’aurons plus alors de difficulté à persuader les milieux scientifiques que la Pompe à Électrons est en train de détruire le monde et doit être supprimée.
— Oui, en effet, les gens se sont peu à peu habitués à cette idée et il sera maintenant possible de leur présenter à la fois le problème et sa solution.
— Seriez-vous disposé à écrire un article à cet effet si je vous en garantis la rapide publication ?
— Vous pouvez vraiment me donner cette garantie ?
— Oui ; dans une revue gouvernementale, si je ne peux pas m’arranger autrement.
— Je préférerais être arrivé à neutraliser l’instabilité d’épanchement avant d’écrire cet article.
— Je vous comprends.
— Et il serait sage, je crois, suggéra Denison, que le docteur Peter Lamont y participe également. Il est très fort en mathématiques, ce que je ne suis pas. De plus, c’est grâce à ses travaux que je me suis engagé dans cette voie. Encore une chose, Commissaire…
— Quoi donc ?
— J’aimerais que les physiciens lunaires soient également cités. L’un d’eux, le docteur Barron Neville, pourrait même figurer comme troisième coauteur.
— Pourquoi donc ? Pourquoi tant d’inutiles complications ?
— Parce que c’est leur « Pionnier » qui a permis aux riches d’aboutir.
— On peut évidemment en faire mention… Mais le docteur Barron a-t-il vraiment pris part à vos travaux ?
— Directement, non.
— Alors, pourquoi l’y mêler ?
Denison baissa les yeux, passa la main, d’un air pensif, sur la jambe de son pantalon fripé, puis finit par dire :
— Ce serait de bonne politique d’agir ainsi. Car il nous faudra installer la cosmeg-pompe sur la Lune.
— Et pourquoi pas sur la Terre ?
— D’abord parce que nous avons besoin du vide absolu. Ensuite parce qu’il s’agit d’un transfert à sens unique, et non à double circulation comme dans le cas de la Pompe à Électrons ; de plus, les conditions nécessaires à ces transferts sont différentes dans les deux cas. On trouve à la surface de la Lune le vide absolu en quantité, tandis que le créer sur la Terre demanderait des efforts considérables.
— Ce serait néanmoins faisable, non ?
— Ensuite, reprit Denison, si nous disposions de deux importantes sources d’énergie provenant de deux directions opposées et convergeant vers notre Univers, il se produirait une sorte de court-circuit, si les deux courants étaient trop proches l’un de l’autre. L’idéal serait que la Pompe à Électrons opérant uniquement sur la Terre, et la cosmeg-pompe fonctionnant uniquement sur la Lune, soient séparées par quelque trois cent mille kilomètres… en fait, ce serait même indispensable. De plus, si nous devons opérer sur la Lune il serait plus sage et plus courtois de ménager la susceptibilité des physiciens lunaires en les faisant participer à nos travaux.
— Est-ce là l’avis de Mlle Lindstrom ?
— J’en suis persuadé, mais ma proposition coule à ce point de source qu’elle m’est venue spontanément à l’esprit.
Gottstein se leva, s’étira, puis sauta sur place deux ou trois fois de la manière aérienne que créait l’apesanteur lunaire. Chaque fois, il pliait les genoux. Puis il s’assit et demanda :
— Vous avez déjà essayé d’exécuter cet exercice, docteur Denison ? – Et comme ce dernier secouait la tête il ajouta : Il devrait, en principe, aider à la circulation des membres inférieurs. Je le pratique chaque fois que j’ai des crampes dans les jambes. Je vais faire d’ici peu un court séjour sur Terre, et je m’exerce afin de ne pas trop dépendre de l’apesanteur lunaire… Si nous parlions un peu de Mlle Lindstrom, docteur Denison ?
— À quel sujet ? fit Denison d’un ton nettement plus froid.
— Elle est bien une hôtesse pour touristes ?
— Certainement. Comme vous l’avez dit vous-même, tout à l’heure.
— Je vous ai fait également remarquer que je trouvais étrange qu’on l’ait choisie comme assistante d’un physicien.
— Je ne suis, en réalité, qu’un physicien amateur, et elle est, j’imagine, une assistante amateur.
— Ne vous dérobez pas, docteur, fit Gottstein qui ne souriait plus. Je me suis donné la peine de me renseigner sur elle. Son dossier est révélateur, ou l’eût été si quelqu’un avait pris soin de le consulter au préalable. À mon avis c’est une Intuitionniste.
— Comme beaucoup d’entre nous, fit remarquer Denison. Je suis persuadé qu’à votre manière vous en êtes un. Quant à moi je suis sûr d’en être un, à ma manière, bien entendu.
— Mais il y a une nuance, docteur. Vous êtes un savant accompli, et j’espère être moi-même un administrateur accompli… alors que Mlle Lindstrom, suffisamment douée d’intuition pour vous être d’une grande aide en physique théorique, est en réalité une simple hôtesse pour touristes.
— Elle a néanmoins subi une certaine formation, Commissaire. Son don d’intuition est d’un niveau spécialement élevé, mais elle n’en a pas pleinement conscience.
— Serait-il le résultat d’une expérience génétique qui aurait eu lieu il y a un certain temps ?
— Je ne puis l’affirmer, mais cela ne me surprendrait pas.
— Lui faites-vous toute confiance ?
— Dans quel domaine ?… Elle m’a été en tout cas d’une grande aide.
— Savez-vous qu’elle est la femme du docteur Barron Neville ?
— Ils sont liés sentimentalement, mais non légalement, à ce que je crois.
— Il n’existe pas, sur la Lune, de liens légaux. C’est ce même Neville que vous désiriez voir figurer comme troisième auteur de l’article que vous projetez d’écrire ?
— Eh oui, c’est bien lui.
— N’y a-t-il là qu’une simple coïncidence ?
— Non. Neville s’est intéressé à moi dès mon arrivée et j’ai l’impression qu’il a prié Sélénè de m’aider dans mes travaux.
— Elle vous l’a dit elle-même ?
— Non, elle m’a déclaré simplement qu’il s’intéressait à moi. J’ai trouvé ça tout naturel.
— Vous est-il venu à l’esprit, docteur Denison, qu’elle pourrait agir dans son propre intérêt et dans celui du docteur Neville ?
— Je ne vois pas en quoi leurs intérêts différeraient des nôtres. Elle m’a apporté une collaboration sans réserve.
Gottstein remua les épaules comme pour étirer ses muscles, puis dit :
— Le docteur Neville ne peut ignorer qu’une femme qui lui est si proche est une Intuitionniste. Pourquoi ne se servirait-il pas d’elle ? Et pourquoi resterait-elle une hôtesse d’accueil si ce n’est pour dissimuler ses dons… dans un but bien précis ?
— Oui, le docteur Neville doit se faire ce genre de raisonnement, reconnut Denison. Mais j’ai peine à croire qu’il y ait dans tout cela d’inutiles complots.
— Qui vous dit qu’ils sont inutiles ?… Lorsque j’ai survolé la surface de la Lune dans mon avion spatial, juste avant que se forme la boule de lumière au-dessus de votre installation, je vous ai cherché du regard. Et vous ne vous trouviez pas près du « Pionnier ».
— C’est exact, je n’y étais pas, dit Denison après avoir réfléchi un instant. Je contemplais les étoiles, chose qui m’arrive souvent lorsque je me trouve en surface.
— Et que faisait Mlle Lindstrom ?
— Je ne la voyais pas. Elle m’a dit avoir renforcé le champ magnétique, ce qui a provoqué l’écoulement de l’énergie.
— A-t-elle l’habitude de manipuler sans vous les instruments ?
— Non, mais je comprends parfaitement le sentiment qui l’a poussée à le faire.
— Y aurait-il eu une sorte d’éjection ?
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Je ne le comprends pas très bien moi-même. J’ai vu une traînée lumineuse de lumière terrestre, comme si quelque chose volait dans les airs. Mais vous dire quoi, j’en serais bien incapable.
— Moi aussi, fit Denison.
— Vous ne pensez pas à quelque chose qui aurait pu avoir un rapport avec l’expérience que vous…
— Non.
— À ce moment, encore une fois, que faisait Mlle Lindstrom ?
— Encore une fois, je n’en sais rien.
Un lourd silence plana entre les deux hommes. Le commissaire le rompit enfin en disant :
— Si je comprends bien, vous cherchez à corriger l’instabilité de l’épanchement, puis vous vous attaquerez ensuite à la rédaction de votre article. Moi, je mettrai les choses en route à l’autre extrémité et je profiterai de mon court séjour sur Terre pour prendre les dispositions nécessaires afin que votre article soit publié, et le gouvernement informé.
Comprenant que c’était une façon de mettre fin à leur entretien, Denison se leva et le commissaire lui dit pour finir, d’un ton dégagé :
« Pensez à ce que je vous ai dit au sujet du docteur Neville et de Mlle Lindstrom. »
Cette étoile, plus dense, plus grosse et plus brillante que ses sœurs, émettait davantage de radiations. Denison qui en sentait la chaleur à travers le hublot de son casque recula. Il y avait nettement, dans ces radiations, une part de rayons X, et s’il se sentait protégé par son casque, il se refusait à s’y exposer inutilement.
— C’est indiscutable, marmonna-t-il. Le point d’épanchement est stable.
— J’en suis moi aussi convaincue, fit Sélénè.
— Dans ce cas, coupons l’arrivée et retournons dans la cité.
Ils s’activèrent lentement, car Denison se sentait étrangement déprimé. Le problème était résolu ; l’excitation de la découverte n’existait plus. Désormais plus d’échec possible. Le gouvernement s’y intéressait, et de plus en plus on lui retirerait la chose des mains.
— Je pense pouvoir me mettre à la rédaction de mon article, dit-il.
— Je le pense aussi, fit Sélénè sans trop s’avancer.
— T’es-tu de nouveau entretenue avec Barron ?
— Oui.
— Il a toujours la même attitude ?
— Toujours. Il se refuse à collaborer. Ben…
— Quoi donc ?
— Je crois inutile d’essayer de le convaincre. Il ne participera à aucune entreprise du gouvernement terrestre.
— Tu lui as exposé la situation ?
— En long et en large.
— Et ça ne l’a pas convaincu ?
— On lui a demandé de voir Gottstein, et le commissaire a accepté de le recevoir à son retour de la Terre. Il nous faut donc attendre jusque-là. Possible que Gottstein ait de l’influence sur lui, mais j’en doute.
Denison haussa les épaules, ce qui se vit à peine sous sa combinaison spatiale, et s’exclama :
— Décidément, je ne le comprends pas.
— Moi, si, dit doucement Sélénè.
Denison ne répondit pas immédiatement. Il poussa le « Pionnier » et les appareils accessoires dans l’abri taillé à cet effet dans la roche, puis lança :
— Prête ?
— Prête.
Ils se glissèrent dans l’entrée du couloir P-4 qui s’ouvrait en surface et Denison se mit à descendre l’échelle échelon par échelon. Sélénè le dépassa en trombe, se contentant d’effleurer les échelons de la main. Denison avait appris cette technique mais, déprimé, il descendit lentement, barre transversale par barre transversale, comme s’il se refusait à s’acclimater aux us et coutumes lunaires.
Arrivés dans les vestiaires, ils retirèrent leurs combinaisons qu’ils placèrent dans leurs casiers respectifs.
— On déjeune ensemble, Sélénè ? proposa Denison.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Quelque chose qui ne tourne pas rond ?
— La réaction, je pense.
— Alors, ce déjeuner ?
— D’accord, bien entendu.
Ils prirent ce repas chez Sélénè qui avait insisté en disant :
— J’ai à te parler et c’est impossible à la cafétéria. – Et comme Denison mâchouillait quelque chose qui ressemblait vaguement à du veau parfumé au beurre d’arachide, elle reprit : Ben, tu ne dis pas un mot et tu es comme ça depuis près d’une semaine.
— Jamais de la vie, fit Denison en fronçant le sourcil.
— Et moi je t’affirme que si. – Et le regardant avec inquiétude : En dehors de la physique, je ne suis pas tellement sûre de mes intuitions, mais je sens que quelque chose te tourmente dont tu refuses de me parler.
— Ils font toute une histoire sur tout ça, sur Terre, dit Denison en haussant les épaules. Gottstein a tiré des ficelles grosses comme des câbles avant même de s’embarquer. On met le docteur Lamont en vedette et l’on insiste pour que je retourne sur Terre aussitôt mon article écrit.
— Pour que tu retournes sur Terre ?
— Oui. Paraît que je fais figure de héros là-bas.
— Ça n’est que juste.
— Une totale réhabilitation, fit Denison d’un ton pensif, voilà ce qu’ils m’offrent. Et ils m’offriront également, sans aucun doute, un poste intéressant dans une grande université ou dans une de leurs administrations gouvernementales.
— N’est-ce pas ce que tu désirais ?
— C’est, à mon avis, ce que Lamont désire, et qu’il obtiendra, mais moi je n’en veux pas.
— Mais alors, que veux-tu ?
— Rester sur la Lune.
— Pour quelle raison ?
— Parce que vous êtes, en ce moment, à l’avant-garde de l’humanité, et que je désire faire partie de cette avant-garde. Je veux travailler à l’installation des pompes-cosmeg, que l’on ne peut construire que sur la Lune. Je veux travailler à la para-théorie au moyen des instruments que tu concevras et manieras, Sélénè… Et puis surtout, Sélénè, je veux rester avec toi ! Mais toi, resteras-tu avec moi ?
— Je m’intéresse tout comme toi à la para-théorie.
— Mais Neville ne va-t-il pas te retirer le poste que tu occupes auprès de moi ?
— Barron ? Me priver de mon poste ? fit Sélénè, indignée. Tu me fais injure, Ben !
— Ce n’était pas mon intention.
— T’aurais-je mal compris ? Veux-tu insinuer que si je travaille avec toi c’est parce que Barron m’en a donné l’ordre ?
— N’est-ce pas le cas ?
— Si. Mais ce n’est pas la raison de ma présence ici. J’ai choisi d’être auprès de toi. Il s’imagine peut-être qu’il peut disposer de moi, mais je ne m’y prête que lorsque mes désirs correspondent aux siens, ce qui était le cas en ce qui te concerne. Je lui en veux de croire qu’il peut disposer de moi à sa guise et je t’en veux de l’avoir pensé toi aussi.
— Vous êtes cependant amants.
— Nous l’avons été, mais je ne vois pas le rapport. Si tu prends cela pour argument, j’ai autant barre sur lui que lui sur moi.
— Tu veux donc continuer de collaborer avec moi, Sélénè ?
— Si le cœur m’en dit, oui, fit-elle froidement.
— Et le cœur t’en dit ?
— Pour le moment, oui.
— L’idée que peut-être tu ne le désirais pas, ou que tu ne serais pas en mesure de le faire, est, je crois bien, ce qui m’a tourmenté au cours de cette dernière semaine, fit Denison en souriant. Je craignais que l’aboutissement n’entraîne la fin de nos rapports. Je ne voudrais pas t’importuner, Sélénè, en te parlant des tendres sentiments que tu as inspirés à un vieux Terrien comme moi…
— Au point de vue intelligence, tu n’as rien d’un vieux Terrien, Ben. Et puis il existe d’autres rapports que physiques. Je me sens bien avec toi, Ben.
Un silence régna, puis Denison, se forçant à sourire, dit :
— Merci de cet hommage à mon intelligence. – Détournant le regard et secouant la tête tandis que Sélénè l’observait avec anxiété, il reprit : Sélénè, il y a plus que de l’énergie dans l’épanchement inter-Univers. Je te soupçonne de l’avoir compris tout comme moi.
Cette fois le silence se prolongea, plus pesant encore, et Sélénè le rompit enfin en disant :
— Oh ! ça…
Pendant un moment ils se regardèrent dans les yeux, Denison d’un air gêné, et Sélénè, presque furtivement.
— Je n’ai pas encore retrouvé ma démarche lunaire, déclara Gottstein, mais ce n’est rien comparé à ce que j’ai enduré en marchant sur Terre. Ne rêvez pas d’y retourner, Denison. Vous auriez trop de peine à vous y faire.
— Je n’ai nullement l’intention d’y retourner, Commissaire.
— En un sens, c’est dommage. Vous y seriez acclamé comme un roi. Pour ce qui est d’Hallam…
— J’aurais donné cher pour voir la tête qu’il faisait, fit Denison d’un air gourmand, mais c’est là un sentiment un peu mesquin.
— Lamont, bien entendu, reçoit la part du lion. Il est au pinacle.
— Je n’en prends nullement ombrage. Il le mérite largement… Vous pensez vraiment que Neville acceptera de travailler avec nous ?
— Pour moi la question ne se pose même pas. Il va d’ailleurs arriver d’un instant à l’autre… – Puis baissant la voix il prit un air de conspirateur pour ajouter : Dites-moi, avant qu’il s’amène, que penseriez-vous d’une plaque de chocolat ?
— Quoi ?
— D’une plaque de chocolat. Aux amandes. Je dis bien une, car j’en ai apporté fort peu.
Le visage de Denison, d’abord troublé, s’illumina et il demanda :
— Du vrai chocolat !
— Oui.
— Avec plai… – puis, l’expression subitement durcie : Non, Commissaire.
— Non ?
— Non ! Si je mords dans du véritable chocolat, pendant les quelques minutes que je le garderai dans ma bouche, je regretterai amèrement la Terre et tout ce qu’elle représente pour moi. Je ne peux pas me le permettre. Et je ne le désire pas. Ne me le montrez même pas. Rien que la vue ou l’odeur…
— Vous avez raison, fit le Commissaire, l’air déconfit. – Et changeant volontairement de sujet : Il règne sur Terre un enthousiasme indescriptible. Bien entendu, nous avons fait le nécessaire pour qu’Hallam puisse sauver la face. Il continuera d’occuper un poste de quelque importance, mais il n’aura plus voix au chapitre.
— On lui prodigue plus de ménagements qu’il n’en a accordés aux autres, fit Denison, résigné.
— Ce n’est pas par égard pour lui que nous agissons ainsi, mais pour ne pas détruire l’image que les gens s’étaient faite de lui. Cela pourrait nuire à la science elle-même, qui passe pour nous bien avant Hallam.
— En principe, je suis contre une telle attitude, fit Denison avec emportement. La science doit savoir encaisser les coups qu’elle mérite.
— Il y a un temps et un lieu pour cela… Tiens, voici le docteur Neville.
Gottstein prit un air grave et Denison déplaça son siège pour faire face à la porte.
Barron Neville fit une entrée solennelle. Il semblait moins souple et moins gracieux qu’à l’habitude. Il salua brièvement les deux hommes, s’assit, croisa les jambes et attendit visiblement que Gottstein ouvre le feu :
— Je suis heureux de vous voir, docteur Neville, déclara le commissaire. Le docteur Denison m’informe que vous refusez de voir figurer votre nom au bas de l’article qui, j’en suis persuadé, deviendra un classique de l’historique de la cosmeg-pompe.
— Je n’en vois pas la nécessité, fit Neville. Ce qui se passe sur la Terre ne m’intéresse pas.
— Vous êtes au courant, je pense, des expériences effectuées grâce à la cosmeg-pompe, ainsi que de tout ce qui en découle ?
— Oui, je suis parfaitement au courant et je connais la situation aussi bien que vous deux.
— Dans ce cas, je vais entrer immédiatement dans le vif du sujet. Je rentre d’un séjour sur Terre, docteur Neville, et le plan des travaux à effectuer a été très exactement établi. D’importantes stations de cosmeg-pompes seront édifiées en trois points différents de la surface lunaire, de manière que l’une d’entre elles soit toujours du côté plongé dans l’ombre. Et la plupart du temps, il y en aura même deux. Celles qui se trouveront dans le noir de la nuit émettront de façon constante de l’énergie qui, pour la plus grande partie, se perdra dans l’espace. Le but que nous poursuivons n’est pas tant d’user de cette énergie à des fins pratiques que de contrebalancer les altérations des champs d’intensité produites par la Pompe à Électrons.
— Pendant quelques années, fit Denison intervenant, nous devrons contrebalancer l’action de la Pompe à Électrons afin que notre section de l’Univers se retrouve au point où elle était avant que cette pompe se mette à fonctionner.
— Notre cité, demanda Neville en hochant la tête, pourra-t-elle disposer d’une partie de cette énergie ?
— Si nécessaire, oui. Nous estimons que les batteries solaires devraient suffire à vos besoins, mais nous ne voyons pas d’objection à vous en fournir un supplément.
— Vous êtes trop bon ! fit Neville ne cherchant pas à dissimuler son ironie. Et qui construira et exploitera ces stations de cosmeg-pompes ?
— Des Lunarites, nous l’espérons du moins, fit Gottstein.
— Vous ne l’espérez pas, vous en êtes sûr, fit Neville. Les Terriens sont bien trop maladroits sur la Lune pour y travailler de façon efficace.
— Nous n’en disconvenons pas, reconnut Gottstein, mais nous espérons pouvoir compter sur la collaboration des Lunarites.
— Et qui fixera la quantité d’énergie à produire ? Celle qui sera attribuée à des besoins locaux ? Celle enfin qui se perdra dans l’espace ? Qui décidera de tout cela ?
— Le gouvernement, bien entendu. C’est une décision à prendre sur le plan planétaire.
— Si je comprends bien, fit Neville, ce seront les Lunarites qui feront le travail, et les Terrestres qui mèneront la danse.
— Absolument pas, fit Gottstein avec le plus grand calme. Ce seront les meilleurs d’entre nous tous qui effectueront ces travaux, et les plus capables de le faire qui les dirigeront.
— Paroles que tout cela, fit Neville. Il n’en est pas moins vrai que c’est nous qui travaillerons et vous qui déciderez de tout. Pas question, Commissaire ! Ma réponse est non !
— Dois-je comprendre que vous vous refuserez à construire des stations de cosmeg-pompes ?
— Nous les construirons, Commissaire, mais elles nous appartiendront. C’est nous qui déciderons de la quantité d’énergie à fournir et de l’emploi qui en sera fait.
— Je vois mal comment cela pourrait fonctionner. Vous auriez constamment à traiter avec le gouvernement terrestre, étant donné que l’énergie de la cosmeg-pompe a pour but d’équilibrer celle de la Pompe à Électrons.
— Ce sera en effet plus ou moins le cas, mais nous avons d’autres choses en vue et autant vous en informer dès maintenant. L’énergie n’est pas l’unique force que l’on puisse conserver en quantité illimitée lorsque des Univers sont reliés les uns aux autres.
— Il existe en effet, fit Denison intervenant, nombre de lois conservatoires. Nous en sommes parfaitement conscients.
— Je suis heureux de vous l’entendre dire, fit Neville en lui lançant un regard hostile. Ces lois comprennent entre autres celles des moments linéaires et celles des moments angulaires. Aussi longtemps qu’un corps obéit au champ de gravitation dans lequel il est placé, et à celui-là uniquement, il est en chute libre et retient sa masse. Pour se mouvoir autrement qu’en chute libre, il doit s’accélérer hors du champ de gravitation, et pour que la chose se réalise il est nécessaire qu’une partie de lui-même subisse une influence contraire.
— Comme dans un avion-fusée qui doit éjecter une masse dans une direction donnée afin de subir l’accélération dans la direction opposée, fit Denison.
— Vous savez évidemment tout cela, docteur Denison, dit Neville, mais c’est au bénéfice du commissaire que je donne ces quelques éclaircissements. La perte de masse diminue lorsque la vitesse s’accroît de façon considérable, étant donné que le moment est égal à la masse multipliée par la vitesse. Néanmoins, si grande soit la vitesse, une partie de la masse doit être éjectée. Si la masse qui subit l’accélération est considérable, la masse sacrifiée est tout aussi considérable. Si la Lune, par exemple…
— La Lune ! s’exclama Gottstein.
— Oui, la Lune, répéta Neville avec calme. Si la Lune était rejetée hors de son orbite, et de ce fait hors du système solaire, la conservation du moment représenterait une entreprise colossale et probablement impraticable. Si en revanche le moment pouvait être transféré au cosmeg d’un autre Univers, la Lune accélérerait sa course à un taux acceptable sans aucune perte de masse. Ce serait un peu comme de remonter le courant d’une rivière à l’aide d’une gaffe, ainsi que je l’ai lu dans un de vos livres terrestres.
— Mais pourquoi ? Je veux dire, pour quelle raison voudriez-vous déplacer l’orbite et le cours de la Lune ?
— Je pensais que cela allait de soi. Pourquoi diable devrions-nous supporter l’étouffante présence de la Terre ? Nous disposons de l’énergie nécessaire, nous vivons sur un monde confortable susceptible d’expansion, vu la place dont nous disposons, pendant plusieurs siècles au moins. Alors pourquoi ne pas nous libérer de vous ? C’est d’ailleurs ce que nous sommes bien décidés à faire. Je suis venu vous prévenir que vous ne pourrez pas nous en empêcher, et vous presser de ne rien tenter pour intervenir. Nous transférerons le moment et nous nous lancerons sur une voie nouvelle. Nous autres de la Lune savons où et comment édifier des stations de cosmeg-pompes. Nous nous réserverons l’énergie dont nous avons besoin, et emploierons l’excédent à neutraliser les altérations qui résultent du fonctionnement de vos propres stations d’énergie.
— À vous entendre on pourrait croire que vous faites preuve de générosité à notre égard en produisant cet excédent, mais ce serait bien entendu à votre bénéfice, fit Denison d’un ton sarcastique. Si notre Pompe à Électrons fait exploser le Soleil, la chose se produira bien avant que vous ne parveniez à vous échapper du système solaire intérieur, et où que vous soyez, vous partirez en fumée.
— C’est possible, fit Neville, mais de toute façon nous produirons un excédent d’énergie afin que la chose ne se produise pas.
— Mais vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! s’écria Gottstein qui commençait à s’exciter. Vous ne pouvez pas sortir de votre orbite ! Si vous vous en éloignez trop, la cosmeg-pompe ne pourra plus neutraliser les effets de la Pompe à Électrons, n’est-il pas vrai, Denison ?
— Lorsqu’ils arriveront à peu près à la hauteur de Saturne, fit Denison en haussant les épaules, ils auront des ennuis, si je peux me fier au calcul de tête que je viens juste de faire. Il s’écoulera cependant bien des années avant qu’ils ne franchissent une telle distance. Entre-temps nous aurons certainement construit des stations spatiales dans ce qui aura été autrefois l’orbite de la Lune, et placé sur ces stations des cosmeg-pompes. Donc, en fin de compte, nous n’avons pas besoin de la Lune. Pour ce qui est de nous, elle peut s’en aller… seulement voilà, elle ne le pourra pas.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que nous ne le pourrons pas ? fit Neville avec un mince sourire. Rien ne pourra nous en empêcher. Les Terrestres ne disposent d’aucun moyen de nous imposer leur volonté.
— Vous ne partirez pas parce que cela n’a aucun sens. Pourquoi entraîner la Lune hors de son orbite ? En ce qui concerne la masse Lune, il vous faudra des années pour obtenir une accélération suffisante. Vous ferez du sur-place. Pourquoi ne pas construire plutôt des vaisseaux stellaires ? Des vaisseaux de plusieurs milles de long, actionnés par l’énergie cosmeg, et jouissant de leur propre écologie. Ainsi propulsés grâce au cosmeg, vous pourrez réaliser des merveilles. S’il faut une vingtaine d’années pour construire ces vaisseaux, il n’en atteindront pas moins une accélération qui leur permettra en un an de prendre la place de la Lune, même si celle-ci entreprend dès aujourd’hui son accélération. Ces vaisseaux seront capables de changer de cours dans une infime fraction du temps qu’il faudrait à la Lune pour effectuer la même opération.
— Et ces cosmeg-pompes déséquilibrées ? Quel sera leur effet sur l’Univers ?
— L’énergie requise par un vaisseau, ou même par un certain nombre de vaisseaux, sera bien inférieure à celle qu’exige une planète, et se répartira dans de larges sections de l’Univers. Il se passera des millions d’années avant que s’effectue un changement notable, et il sera largement compensé par la mobilité que vous y gagnerez. La Lune se déplacera si lentement qu’on pourra aussi bien l’abandonner dans l’espace.
— Nous n’avons nulle hâte, dit Neville d’un ton dédaigneux, d’atteindre un point précis. Nous ne demandons qu’une chose, nous éloigner de la Terre.
— Avoir la planète Terre pour voisine présente pourtant certains avantages, fit observer Denison, ne serait-ce que l’afflux des Immigrants, les échanges culturels. De plus, vous pouvez voir à l’horizon un monde planétaire de deux milliards d’habitants. Et vous renonceriez à tout cela ?
— Avec joie.
— En est-il de même pour les Lunarites dans leur ensemble, ou parlez-vous en votre nom personnel ? Vous êtes un être complexé, Neville. Au contraire de nombre de Lunarites, vous répugnez à monter en surface. Je ne dis pas qu’ils y prennent un plaisir spécial, mais ils le font. Ils n’assimilent pas, comme vous le faites, les entrailles de la Lune au giron maternel. Ils n’en sont pas prisonniers comme vous l’êtes. Il y a en vous une tendance à la névrose que je ne retrouve pas chez les autres Lunarites, ou du moins très atténuée. Éloigner la Lune de la Terre, c’est en faire une véritable prison pour tous. Vous en ferez un monde concentrationnaire d’où personne – et pas seulement vous – ne pourra s’évader, ne serait-ce que pour distinguer dans le ciel d’autres mondes habités. Mais peut-être est-ce cela que vous désirez ?
— Ce que je veux c’est l’indépendance, un monde libre ; un monde à l’abri de toute influence de l’extérieur.
— Rien ne vous empêche de construire des vaisseaux spatiaux, en grand nombre, même. Vous pourrez vous éloigner dans l’espace sans difficulté à une vitesse proche de celle de la lumière dès que vous aurez transféré le moment au cosmeg. Vous pourrez ainsi, au cours d’une vie, explorer l’Univers tout entier. N’aimeriez-vous pas monter à bord d’un tel vaisseau ?
— Non, fit Neville d’un ton sans réplique.
— Serait-ce que vous ne le voulez pas, ou que vous ne le pouvez pas ? Serait-ce qu’où que ce soit que vous alliez vous n’envisagez pas d’abandonner la Lune ? Pourquoi les autres Lunarites seraient-ils obligés de s’incliner devant vos désirs ?
— Parce qu’il en sera ainsi et pas autrement, fit Neville qui s’entêtait.
Denison dont le visage s’était empourpré dit cependant d’une voix égale :
— Qui vous a donné le droit de parler ainsi ? Il existe dans la cité lunaire nombre de citoyens qui ne pensent peut-être pas comme vous.
— Ça, ça ne vous regarde pas.
— C’est bien ce qui vous trompe. Cela me regarde au contraire directement, car je suis un de ces Immigrants qui bientôt deviendront des citoyens de la Lune. Et je m’oppose absolument à ce que quelqu’un qui se refuse à monter en surface et qui veut faire de la Lune une prison pour tous prenne des décisions. J’ai quitté la Terre sans esprit de retour, mais uniquement pour venir sur la Lune, à quelque quatre cent mille kilomètres de ma planète natale. Je ne me suis nullement engagé à me laisser emmener à jamais à une distance illimitée.
— Dans ce cas, retournez donc sur Terre, fit Neville d’un ton suprêmement indifférent. Il en est encore temps.
— Et qu’en sera-t-il des autres citoyens de la Lune ? Des autres Immigrants ?
— La décision est prise.
— Non, elle ne l’est pas… Ah ! te voilà, Sélénè !
Sélénè entra, le visage grave, une lueur de défi dans les yeux. Neville décroisa les jambes, planta fermement ses pieds sur le sol, puis demanda :
— Depuis combien de temps attends-tu dans la pièce à côté, Sélénè ?
— Je m’y trouvais avant que tu n’arrives, Barron.
Le regard de Neville alla de Sélénè à Denison, revint à Sélénè, puis il dit, les désignant du doigt :
— Vous deux…
— J’ignore ce que tu entends par « vous deux », dit Sélénè, mais sache que Ben a découvert tout ce qui touche au « moment » depuis un certain temps déjà.
— Sélénè n’y est pour rien, déclara Denison. Le commissaire a aperçu une traînée lumineuse, alors que nous ignorions qu’il nous observait. J’ai eu l’impression que Sélénè s’était livrée à une expérience que je n’avais pas prévue et qu’il s’agissait peut-être d’un transfert de « moment ». Après cela…
— Donc, vous saviez, fit Neville. Cela n’a d’ailleurs aucune importance.
— C’est bien ce qui te trompe, Barron, fit Sélénè. J’en ai parlé avec Ben et je me suis aperçue que je ne devrais pas prendre pour argent comptant tout ce que tu me dis. Il est possible en effet que je ne puisse jamais me rendre sur la planète Terre. Il est possible également que je n’en éprouve pas le désir. Mais j’ai découvert que j’aime à la voir se profiler dans le ciel quand l’envie m’en prend. L’idée d’un ciel vide m’effraie. Je me suis alors entretenue avec les autres membres du Groupe. Ils n’aspirent pas tous, et de loin, à abandonner la Lune. Bien au contraire, la plupart d’entre eux préféreraient de beaucoup construire des vaisseaux spatiaux, laisser partir ceux qui le désirent et autoriser ceux qui le souhaitent à rester sur la Lune.
La respiration de Neville se fit haletante, et ce fut d’une voix rauque qu’il lança :
— Tu leur en as parlé ! Qui t’a donné le droit de ?…
— Je l’ai pris, Barron. Et d’ailleurs, peu importe maintenant. Tu es battu d’avance.
— À cause de ce… fit Neville d’un ton menaçant en faisant un pas dans la direction de Denison.
— Du calme, docteur Neville, fit le commissaire. Vous avez beau être un citoyen de la Lune, n’imaginez pas que vous puissiez disposer de nous deux.
— De nous trois, fit Sélénè. Je suis moi aussi une citoyenne de la Lune. Barron, c’est moi qui ai procédé à l’expérience, et non eux.
— Écoutez, Neville, fit Denison. Pour ce qui est de la Terre, la Lune peut partir où elle veut. La Terre construira des stations spatiales. Mais ceux qui se sentent concernés, ce sont les habitants de la ville de Luna. Sélénè aussi se sent concernée, et moi-même, et tous les autres. Rien ne vous empêche de choisir l’espace, la fuite, la liberté. Dans une vingtaine d’années au plus tous ceux qui voudront partir le pourront, y compris vous, si vous parvenez à prendre sur vous de vous arracher au giron maternel, c’est-à-dire aux entrailles de la Lune. Quant à ceux qui préféreront rester, ils resteront.
Lentement Neville se laissa retomber sur son siège. Il avait le visage défait d’un vaincu.
Dans l’appartement de Sélénè toutes les fenêtres donnaient maintenant sur la Terre.
— Le vote lui a été défavorable, Ben, et lourdement.
— Il ne renoncera pas pour autant. S’il y a heurts avec la Terre au cours de la construction des stations spatiales, il peut y avoir, sur la Lune, revirement d’opinion.
— Il n’y a pas besoin de heurts pour cela.
— Non, en effet. Quoi qu’il en soit, il n’y a jamais, en histoire, de fin heureuse, mais seulement des crises qui se dénouent. Nous avons surmonté celle-ci, je crois, et nous nous préoccuperons des suivantes quand nous les verrons poindre à l’horizon. Une fois les vaisseaux spatiaux construits, la tension diminuera considérablement.
— Nous serons encore en vie pour le voir, j’en suis sûre.
— Toi, tout au moins, Sélénè.
— Toi aussi, Ben. Pourquoi te vieillir à plaisir ? Après tout, tu n’as que quarante-huit ans.
— T’embarquerais-tu à bord d’un de ces vaisseaux spatiaux, Sélénè ?
— Non. À ce moment-là je serai trop âgée, et je suis sûre que je tiendrai toujours à voir la Terre briller dans le ciel. Mon fils partira peut-être… Ben ?
— Oui, Sélénè ?
— J’ai demandé l’autorisation de mettre au monde un second fils. Cette autorisation m’a été accordée. Serais-tu disposé à contribuer à cette naissance ?
Denison leva les yeux et plongea son regard dans ceux de Sélénè qui ne les détourna pas.
— Insémination artificielle ? demanda-t-il.
— Évidemment… La combinaison de nos gènes pourrait donner quelque chose d’intéressant.
— Je me considérerai comme très flatté, Sélénè, fit Denison en baissant les yeux.
— C’est une simple question de bon sens, Ben, fit Sélénè sur la défensive. Il est très important de réaliser une bonne combinaison de gènes. Je ne vois pas ce que tu trouves à reprocher à l’application de la génétique naturelle.
— Je ne lui reproche absolument rien.
— Ne crois pas que j’obéisse uniquement à cette raison-là, Ben… Je t’aime bien, tu sais. – Et comme Denison hochait la tête sans mot dire, Sélénè reprit d’un ton irrité : L’amour, c’est beaucoup plus que de simples rapports sexuels.
— Je suis pleinement d’accord avec toi, fit Denison. Et je t’aime sans même t’avoir jamais possédée.
— Et je t’en prie, reprit Sélénè, ne ramène pas l’amour physique à de simples acrobaties.
— Là encore je suis pleinement d’accord avec toi.
— Et puis… tu pourrais peut-être essayer d’apprendre, dit Sélénè.
— Avec toi pour professeur, avec joie, dit Denison avec tendresse.
Il fit gauchement un pas vers elle. Elle ne recula pas.
Il s’arrêta, hésitant.